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University of Toronto
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DICTIONNAIRE
DE
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
TOME DIXIÈME
PREMIÈRE PARTIE
MARONITE — MESSE
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DICTIONNAIRE
DE
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
CONTENANT
L'EXPOSÉ DES DOCTRINES DE LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE
LEURS PREUVES ET LEUR HISTOIRE
COMMENCÉ SOUS LA DIRECTION DE
A. VACANT E. MANGENOT
PROFESSEUR AU GRAND SÉMINAIRE DE NANCY PROFESSEUR A L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
CONTINUÉ SOU9 CELLE DE
É. AMANN
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THJÎOLOGIE CiTHOLIQUE DE L'UNIVERSITÉ DE STRASBOURG.
AVEC LE CONCOURS D'UN GRAND NOMBRE DE COLLABORATEURS
TOME DIXIÈME
PREMIÈRE PARTIE
MARONITE - MESSE
PARIS-VI
LIBRAIRIE LETOUZEY ET ANÉ
87, Boulevard Raspail, 8 \f*TH#«X
1928 w (<Ç>
TOUS DROITS RÉSERVÉS I liJLll
bssd
u Ottawa
Su Ottawa
Imprimatur :
Argentorati, die 26a martii 1928.
f Carolus Josephus Eugenius
Ep. Argentinen.
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1^1
.
DICTIONNAIRE
DE
THÉOLOGIE CATHOLIQUE
M
(Suite)
MARONITE (ÉGLISE), branche catholique du
patriarcat d'Antioche. — Il y aura lieu d'étudier :
I. Ses origines. II. Son histoire (col. 32). III. Sa cons-
titution et son état actuel (col. 120).
I. ORIGINES DE L'ÉGLISE MARONITE. — Pour
comprendre les origines et la situation spéciale de
cette Église, il convient d'étudier : I. Le personnage
de saint Maron, qui a donné son nom au groupement.
II. Le monastère de Saint-Maron, qui en a été le pre-
mier centre (col. 2). III. Les maronites dans leurs
rapports avec les monophysites (col. 5). IV. Les
maronites et leur attitude par rapport au monothé-
lisme (col. 8). V. Enfin, la formation du patriarcat
maronite (col. 27).
I. Le personnage de saint Maron. — Un saint
anachorète nommé Maron (Maroun) vivait du ive
au vc siècle sur une montagne située, selon toutes
les apparences, dans la région d'Apamée de la Syrie
seconde.
Il menait, en plein air, près d'un temple païen
qu'il avait converti err église, une vie de pénitence et de
prière. A peine se réfugiait-il quelquefois sous une
tente de peaux, afin d'éviter les trop grandes intem-
péries du climat. Théodoret, Religiosa hisloria, xvi et
xxi, P. G., t. lxxxii, col. 1418 et 1431.
Maron, continue Théodoret, fut bientôt connu dans
toute la contrée. L'austérité de sa vie et le don des
miracles dont il avait été favorisé firent de lui l'une des
plus grandes célébrités de cette époque. Les foules
envahirent le lieu de sa solitude. Hommes et femmes
allaient solliciter sa prière ou partager sa discipline.
Op. cil., xvi, ibid., col. 1418. Théodoret qui avait
connu bon nombre de ses disciples décrit la vie de
quelques-uns d'entre eux, tels saint Jacques le soli-
taire, saint Limné, sainte Domnina. Op. cit., xxi, xxn,
xxx, ibid., col. 1431-1455 et 1491-1494. Il nous
apprend que la plupart des solitaires de la région de
Cyr s'étaient formés à l'école de notre anachorète,
xvi, col. 1418-1419. Il ressort du récit de Théodoret
que saint Maron était prêtre; en effet, il consacra un
temple au culte de Dieu; il bénissait les malades :
expressions qui, dans le langage ecclésiastique, s'ap-
pliquent d'ordinaire aux personnes revêtues du carac-
tère sacerdotal. D'ailleurs, une lettre adressée, en
405, par saint Jean Chrysostome, de son exil de
DICT. DE THÉOL. CATH.
Cucuse en Arménie, à « Maron, prêtre et solitaire »,
Mâpwvt Trpea6uTÉpcp xcà fjiovâÇovTt,, Epist., xxxvi,
P. G., t. lu, col. 630, confirme la conclusion tirée
de ce passage de Théodoret. On ne voit pas, en effet,
à quel autre anachorète du nom de Maron Jean Chry-
sostome aurait pu écrire pour demander de ses nou-
velles et se recommander à ses prières. Saint Maron
était doué d'une science peu ordinaire, qui fit de lui
un grand directeur d'âmes. Théodoret, ibid., col.
1418. Lorsque Maron rendit sa belle âme à Dieu, l'on
transporta sa dépouille sacrée à l'une des localités
voisines où un temple fut élevé et dédié à sa mémoire.
Théodoret, ibid., col. 1419.
-Théodoret, l'unique biographe de notre solitaire,
ne nous dit rien de la date de sa mort. Il convient de
la placer vers 410. En effet, Théodoret, qui fut élevé
au siège de Cyr en 423, était déjà évêque de cette
ville lorsqu'il retraça la biographie de Maron. D'autre
part, Chrysostome écrivait à ce dernier en 405. Or, si
l'on a bâti, comme nous l'apprend l'évêque de Cyr,
une grande église sous le vocable de saint Maron,
il faut supposer un intervalle de quelques années
entre sa mort et la construction de cette église; et
on ne se trompera pas beaucoup en plaçant sa mort
à la date que nous avons indiquée.
IL Le monastère de Saint-Maron. — Les dis-
ciples réunis autour de Maron formèrent le premier
noyau de l'Église maronite. Ils établirent le centre
de leur vie au monastère dédie à la mémoire de leur
maître, à savoir au monastère de Saint-Maron, situé
aux environs d'Apamée (Aphamiah, l'actuelle Qal'at-
al-Modiq, chef-lieu de la Syrie seconde, dans la
vallée de l'Oronte). Voir un document syriaque traduit
et publié par F. Nau, Opuscules maronites, II, p. 20-25;
H. Lammens, S. J., Le Liban, 1. 1, p. 118 et t. h, p. 84.
L'emplacement de ce monastère devait être près de
l'église élevée en l'honneur du saint. Autrement, en
effet, on ne pourrait guère s'expliquer le silence qui
enveloppa bientôt ce sanctuaire, devenu pourtant,
comme le dit Théodoret, lieu de pèlerinage. Si, au
contraire, on admet son annexion au monastère, les
documents, parlant de ce dernier, n'avaient plus
besoin d'ajouter une mention spéciale de l'église.
Au rapport d'un historien arabe du x« siècle,
Mas'oudi. le monastère de Saint-Maron était cons-
X. — 1
MARONITE (ÉGLISE), PREMIÈRES ORIGIM->
titué par un vaste édifice, entouré de plus de trois
cents cellules et possédait en objets d'or, d'argent et
en pierreries des richesses condisérables. Livre de
l'avertissement, et de la révision (Kitâb al-Tanbîh Wal-
Jschrdf), édit. de M. J. De Gœje, Leyde, 1894, p. 153,
dans Bibliotheca Geographorum arabicorum, vm. C'est
de là que les moines maronites rayonnaient dans
toutes les directions. Les documents historiques nous
apprennent que ce couvent était déjà en pleine acti-
vité dans les premières années du vi° siècle. Un mé-
moire adressé, en 517, au pape Hormisdas par les
moines de la Syrie seconde porte en tête la signature
d'Alexandre, archimandrite de Saint-Maron. Mansi,
Concil., t. vm, col. 425-429. Ce mémoire nous montre
la violence de la persécution déchaînée contre eux
par les monophysites et l'importance de leur organi-
sation, puisque trois cent cinquante moines furent
massacrés et divers couvents brûlés. D'autre part, la
place où figure la signature d'Alexandre indique bien
la prééminence de son monastère sur les autres.
Le pape répondit à cette adresse le 10 février 518. Ibid.,
col. 429 et surtout col. 1023-1030. Les mêmes moines
firent également aux évêques de la Syrie seconde le
récit de cette sanglante persécution subie pour la
cause de la foi. Ici encore, Alexandre, archimandrite
de Saint-Maron, signe le premier parmi les archiman-
drites des autres monastères de la région d'Apa-
mée. Ibid., col. 1130-1138.
Au concile de Constantinople tenu en 536 sous le
patriarche Menas, le monastère de Saint-Maron était
représenté par le moine et apocrisiaire Paul. Celui-ci
signe avant les autres moines de la Syrie seconde,
Mansi, ibid., col. 911; et, dans le procès-verbal des
sessions, son nom précède constamment celui de ces
derniers. Cf. col. 881, 929, 940, 953. De plus, à cer-
tains endroits, sa signature nous informe expressé-
ment du rang qu'occupait alors son monastère :
IlaijXoç... à7toxpi.aiàpiDÇ |i.ovyj; toù (xaxapiou Màpuvoç
tt)ç è^ap^oua^ç tôv èv ffl Seuxépa Zupîa eùaywv
p.ovaar/)picov Col. 995, 1022. Le monastère de
Saint-Maron était donc à la tête des couvents de la
province, 1' « exarque » des monastères de la Syrie
seconde, tout comme l'était celui de Saint-Dalmate par
rapport aux couvents de Constantinople. Or, le terme
« exarque » veut dire chef de fédération monastique.
Voir Pargoire au mot Archimandrite dans le Diction-
naire d'archéologie chrétienne, t. i, col. 2741 et 2746;
H. Lammens, op. cit., t. n, p. 91. Aussi, dans les con-
troverses doctrinales, les représentants du couvent de
Saint-Maron parlaient-ils au nom du parti orthodoxe
de leur région. Voir deux lettres écrites vers la fin du
vie siècle, l'une par les maronites aux jacobites, l'autre
par ces derniers aux premiers, conservées au British
Muséum de Londres, Add. 12 155, fol. 103, traduites
en français par F. Nau dans le Bulletin de l'Associa-
tion de Saint-Louis des maronites, Paris, 1903,
p. 313 sq. et 367 sq. Cf. aussi le compte rendu d'une
conférence contradictoire entre les moines maronites
et le patriarche et un évêque jacobites, tenue à Damas,
en 659, devant Moawiah, dans le ms. syriaque de
Londres, Add. 17 216, fol. 12. Le texte syriaque en a
été publié avec une traduction française par F. Nau,
Opuscules maronites, Ir« part., p. 36; IIe part., p. 6,
Paris, 1899-1900. Cf. plus loin, col. 7.
Les moines des couvents de la Syrie seconde, for-!
mes en corps monastique sous la direction du grand
monastère maronite, pouvaient donc être appelés, à
juste titre, disciples de Saint-Maron. C'est pourquoi,
l'Église maronite vénère le 31 juillet, comme ses
enfants, les 350 moines massacrés par les monophy-
sites et dont on a parlé ci-dessus. Cette tradition de
l'Église maronite ne saurait être infirmée par les mots
grecs qui figurent dans les signatures des moines,
apposées sur les lettres citées plus haut, le grec ayant
été, à cette époque, la langue officielle des moines maro-
nites. S. Vailhé, L'Église maronite, du y» au /.ve siècle,
dans les Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 261. Du reste,
les représentants du monastère de Saint-Maron
eux-mêmes portent des titres grecs.
Grâce à ces documents, nous pouvons établir
l'époque de la fondation de notre monastère. Il
convient de la placer au v« siècle, quelques années
après la construction de l'église dédiée au patron des
maronites. En effet, le prestige de ses moines et le
rang qu'il tenait parmi les couvents de la région ne
peuvent être attribués à un monastère de date récente.
D'ailleurs, un historien arabe, Abou'1-Fida (t 1331),
raconte que l'empereur Marcien fit agrandir ce mo-
nastère la deuxième année de son règne, c'est-à-dire,
en 452. Cité parle P. Lammens, op. cit., t. n, p. 90;
et un historien byzantin, Procope de Césarée, nous
informe que Justinien le Grand en fit restaurer les
murailles, renversées, sans doute, par les monophj--
sites. De sedific, 1. V, c. ix.
Le monastère de Saint-Maron faisait l'édification
de toute la contrée, comme en témoigne une anec-
dote que l'on trouvera dans Nau, Opuscules mar.,
IIe part., p. 20-25. Sa renommée donnait un prestige
considérable à ses moines; et ceux-ci, hautement
recommandables par leur science et par leurs vertus,
attiraient les fidèles; de tous côtés, ils accouraient
vers eux. Cette popularité déplaisait non seulement
aux ennemis de l'orthodoxie, mais encore à ceux de
la foi chrétienne. Aussi, tôt ou tard, ce foyer de vertu
et de discipline devait-il tomber sous leurs coups.
A quelle époque remonte sa destruction? Nous
n'avons pas de documents nous permettant de le pré-
ciser. Sa ruine, cependant, ne dut pas avoir lieu avant
la fin du ixe siècle. D'après une note ajoutée au
fol. 126b d'un ms. syriaque du British Muséum,
exécuté l'an 892 des Grecs (= 581 de J.-C), le monas-
tère de Saint-Maron existait encore au milieu du
vin8 siècle. Cette note nous apprend, en effet, que ce
manuscrit « entra dans la bibliothèque de Saint-
Maron l'an 1056 » (= 715 de J.-C). Cf. W. Wright,
Catalogue of syriac Mss. in the British Muséum,
p. 450-454. Bien plus, notre monastère se trouvait
en pleine activité vers la fin de ce même siècle, ainsi
qu'il ressort d'une lettre écrite à ses moines, en 791,
par le patriarche nestorien Timothée Ier: cette lettre
(43), conservée au couvent chaldéen de Saint-Hor-
misdas près d'Alqosch (diocèse de Mossoul) et dont
une copie se trouve à la Vaticane, est citée par Clé-
ment J. David, Recueil, p. 200 et 205. Il était encore
florissant au temps de Tell-Mahré, patriarche jaco-
bite d'Antioche (| 845), puisque, à cette époque, on
continuait de prendre les évêques maronites parmi
ses moines. « Ils (les maronites) ordonnent un patriar-
che et des évêques de leur couvent ». Dans Michel le
Syrien, t. n, p. 511. Par contre, il était déjà détruit
avant le milieu du xe siècle. L'historien arabe, Ma'soudi
(f 956), nous dit qu'il « fut dévasté, ainsi que les cel-
lules qui l'environnaient, par suite des incursions réi-
térées des Arabes et de la violence du Sultan ». Op.
cit., p. 153-154. Quel était ce sultan? Certainement,
un contemporain de Mas'oudi et que tout le monde
connaissait. Mas'oudi, en effet, l'ayant désigné par
l'article déterminatif, ne sentait plus le besoin de le
nommer. Du reste, il paraît avoir connu lui-même ce
monastère : cela ressort de la description vivante
qu'il lui consacre. En outre, nous pouvons citer à
l'appui de cette thèse deux autres documents. Le
premier est une note écrite sur le ms.. syriaque de
Londres, cité plus haut. Cette note a été exécutée, dit
Wright, op. cit., p. 454, par une main du ixe-xe siècle.
Elle nous informe que ce ms. qui avait appartenu au
MVRONITE (ÉGLISE), LK> MARONITES ET LE MONOP H YSIS.M E (J
monastère de Saint-Maron, fut donné à l'église de
la Mère de Dieu des Syriens, dans le désert de Scété,
par deux frères, Matthieu et Abraham, moines de
Tagrit. Il est donc à supposer qu'il n'arriva à ce
monastère monopliysite. fondé en Egypte par les
marchands de Tagrit, qu'après la ruine du couvent de
Saint-Maron. L'autre document nous est fourni par
le patriarche Douaïhi. Le savant annaliste, s'appuyant
sur des mss. syriaques anciens, dit que le patriarcat
maronite fut transféré au Liban l'an 327 de l'hégire
(= 939 de J.-C), sans doute à la suite de la destruc-
tion de notre monastère, qui était le siège du pa-
triarche. Annales, Vat. Syr. 215, fol. 14. D'ailleurs,
les auteurs postérieurs à .Mas'oudi, qui ont parlé
des monastères de la Syrie, ne font plus aucune
mention de celui de Saint-Maron.
Toutes ces indications nous permettent donc de
placer dans la première moitié du x° siècle la
destruction du célèbre monastère, berceau de l'Église
maronite. C'est ce monastère de Saint-Maron qui a
donné son nom au peuple maronite. L'appellation de
maronites, en effet, a été appliquée non seulement aux
moines, mais aux fidèles qui venaient se mettre sous
leur conduite. Dans les documents syriaques anciens,
on rencontre les locutions : ceux du monastère de Ma-
ron : ceux de Mar Maron ; ceux de Beth Maron ; ceux
de Beth Mar Maron, ou encore Chalcédoniens de Beth
Maron. Ces différentes locutions syriaques désignent
tantôt les moines, tantôt les partisans du monastère,
moines et fidèles, tout comme, dans la version syriaque
des Évangiles, l'expression : ceux de Beth Hérode
désigne les Hérodiens. Matth., xxn, 16; Marc, m, 6;
xn, 13. A pareilles locutions on substitua, dans la
suite, le terme maronite, tout court.
III. Les maronites et le monophysisme. — Les
moines du monastère de Saint-Maron, nous venons de
le voir, jouissaient d'un prestige et d'une autorité
morale considérable. Ils prenaient une part effective
dans les discussions doctrinales de l'époque et don-
naient le ton à une notable partie de l'opinion. La lutte
acharnée qu'ils avaient menée contre les monophysites
leur valut de pouvoir inscrire dans les annales de leur
monastère, nous l'avons vu plus haut, nombre de
martyrs massacrés par ces derniers. Mais la violence de
la persécution ne fit pas fléchir la vaillante troupe
de l'orthodoxie. Un document syriaque de la fin du
\t siècle, contenu dans un manuscrit du British
Muséum, Add., 12 155, ms. exécuté au vin8 siècle,
nous montre les moines de Saint-Maron à la tête du
parti orthodoxe et, dans une conférence tenue à
Antioche, peu après l'an 591, aux prises avec les sec-
tateurs de Pierre de Callinice, patriarche jacobite
(t591). A la suite de cette conférence, des lettres furent
échangées entre moines maronites et jacobites, ces
derniers traitant les premiers de rejetons de la vigne
de Léon et de plant de la vigne chalcedonienne. F. Nau,
qui a publié une traduction française de ces lettres
dans le Bulletin de l'Association de Saint-Louis des
maronites (Paris, 1903, p. 348-350 et 367-381) écrit,
à cette occasion, ce qui suit : « Nous avons transcrit à
Londres, dans un manuscrit du vm° siècle, conservé
au British Muséum (Add. 12 155, fol. 163), un texte
syriaque inédit, comprenant une lettre des moines
de Beth Maron aux jacobites avec la réponse de ceux
ci, qui met en relief, une fois de plus, l'orthodoxie des
moines de Saint-Maron, du vie au vn« siècle, leurs
luttes avec les jacobites et la prééminence dont leur
monastère jouissait alors sur les monastères de la
Syrie seconde. D'après cet écrit, les moines de Saint-
Maron, qui représentent le parti des orthodoxes, des
partisans du concile de Chalcédoine et du pape saint
Léon, avaient eu une conférence à Antioche avec les
sectateurs de Pierre de Callinice, patriarche jacobite
de 578 à 591. Ceux-ci n'avaient pu leur répondre,
pas môme durant un délai supplémentaire de cinq
jours, qu'on leur avait concédé. Ils n'avaient pas
répondu davantage à une lettre que les moines de
Saint-Maron leur avaient fait tenir par un certain
Mar Constantin. Les maronites Philippe et Thomas
rédigèrent alors la lettre dont nous allons donner la
traduction et chargèrent Isaac et Simon de la porter
aux jacobites et de sommer leurs moines, leurs avo-
cats et leurs évèques d'y faire réponse ou de renier
leurs erreurs. Le rôle des maronites clans cette atïaire
et leur ton envers les jacobites montrent bien qu'ils
étaient les primats du parti orthodoxe comme ils
avaient déjà été reconnus les primats des moines de la
Syrie seconde au concile de Constantinople en 536.
Théodore, du monastère de Beth Mar Abaz, leur fit une
longue réponse ; il les traite de « rejetons de la vigne
de Léon » et de « plant de la vigne chalcedonienne »,
et les accuse d'user du bâton envers les jacobites.
Toutes ces injures tournent maintenant à la gloire
des maronites, car il est remarquable que cet ennemi
acharné ne les accuse d'aucune erreur dogmatique
si ce n'est de ne pas professer les siennes ». lbid.,
p. 343-344.
Deux passages de la réponse des jacobites nous
montrent, en outre, l'attachement des moines maro-
nites au Ve concile œcuménique, tenu en 553 :
« L'empereur Justinien a encore confirmé cela,
disaient les jacobites aux maronites, dans son édit
reçu au concile que vous appelez le cinquième.,.
Interrogez, comme nous l'avons dit plus haut, le
V° concile et l'empereur Justinien, et dites-nous ce
qu'il vous répondra. » lbid.', p. 377. Sur l'attachement
des maronites au Ve concile, voir aussi les Dix cha-
pitres de Thomas de Kaphartab (xi° siècle), fol. 87 v°,
96 v' ,98 r°, 99 v°, 113 v°. Il est donc évident que,
jusqu'à la fin du vi0 siècle, l'orthodoxie des maronites
« a été perpétuelle et ininterrompue ». S. Vailhé,
L'Église maronite du v° au IX" siècle dans les Échos
d'Orient, 1906, t. ix, p. 260.
Au vne siècle, les maronites continuent de défendre
avec la même ardeur la cause de l'orthodoxie. « Lors-
que Chosroès, roi de Perse, dit Barhebrams, eut été
tué par son fils, Héraclius (empereur de Constanti-
nople) reconquit la Syrie et vint à Édesse. Le peuple,
les prêtres et les moines allèrent à sa rencontre. Ayant
admiré et louange la grande multitude des moines, il
dit à ses confidents : « Il ne faut pas nous aliéner un
peuple si digne d'éloges ». Un jour de fête étant arrivé,
il descendit à notre église et fit de grandes largesses
à tout le peuple : Peut-être l'amènerait-il ainsi à
adhérer au concile de Chalcédoine. Mais lorsque, à la
fin du divin sacrifice, l'empereur s'avança pour com-
munier aux saints mystères selon l'usage des rois
chrétiens, Isaïe, métropolite d'Édesse, dans l'ardeur
de son zèle, lui refusa la communion, en disant : « Si
tu n'anathématises pas par écrit le concile de Chalcé-
doine, je ne te laisserai point toucher aux mystères. »
Irrité, Héraclius chassa l'évêque Isaïe de la grande
église et donna celle-ci aux chalcédoniens... L'empe-
reur s'étant rendu à Mabboug (Hiérapolis), le patriar-
che Mar Athanasius alla le trouver avec douze évè-
ques. Il demanda le libelle de leur profession de foi,
et ils le lui donnèrent. Après l'avoir lu, il leur adressa
des éloges. Mais il les pressai! sans cesse d'accepter le
concile de Chalcédoine. Et comme ils n'y consentaient
pas, Héraclius s'irrita et envoya dans tout son empire
ce décret : « Quiconque n'adhérera pas (au concile),
aura le nez et les oreilles coupés cl sa maison sera
pillée. » Alors beaucoup se convertirent. Les moines
de Beth Maron (maronites), de Mabboug et d'ÉmèsÊ
montrèrent leur méchanceté cl pillèrent nombre
d'églises et de monastères. Les noires s'en plaignirent
NEF
7 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MUi> ^THELISME 8
à Iléraclius qui ne leur repondit pas. C'est pourquoi,
le Dieu des vengeances nous délivra par les Ismaélites
(les Arabes) des mains des Romains. Nos églises, il
est vrai, ne nous furent point rendues, les Arabes
conquérants ayant laissé à chaque confession ce qu'ils
avaient trouvé en sa possession. Mais ce ne fut pas
un léger avantage pour nous que d'être affranchis de
la méchanceté des Romains et de leur haine cruelle
envers nous. » Chronicon ecclesiasticum, t. i, col. 269-
274.
Le récit de Barhebrœus est emprunté aux Annales
de Denys de Tell-Mahré, patriarche jacobite d'An-
tioche (818-845), Annales aujourd'hui perdues, mais
conservées en grande partie, dans la chronique de son
successeur, Michel le Syrien ou le Grand (1166-1199),
t ad. Chabot, Paris, 1899-1910. t. n, p. 357-529 et t. m,
p. 1-111.
Les jacobites accueillirent avec sympathie les
Arabes qui firent la conquête de la Syrie de 634 à
636. Ils les regardaient comme les libérateurs de leur
Église. De fait, voyant dans les monophysites les
ennemis de la cour byzantine, les nouveaux maîtres
les comblèrent de prévenances. Les maronites conti-
nuèrent cependant de combattre le monophysisme
et de représenter, sans défaillance, le parti orthodoxe.
Une chronique maronite de la fin du vu6 siècle nous
retrace, en effet, un de ces combats, qui eut lieu l'an
659. 11 s'agit d'une conférence contradictoire, tenue
en présence du calife Moawiah, en 658-659, entre les
évêques jacobites Théodore (c'est le patriarche d'An-
tioche 649-667) et Sabocht (évêque de Kennesrin)
d'une part et les maronites de l'autre. F. Nau, Opus-
cules maronites, Ire part., p. 36 du texte syriaque, et
IIe part., p. 6 de la traduction. Voir aussi Th. Nôldeke
Bruchstiicke einer syrischen Chronik Liber die Zcit des
Mo'âwia, dans Zeitsch. der deutsch. morgenl. Gesell.,
1875, t. xxix, p. 82-98 (Étude avec le texte syriaque
et une traduction allemande). Voir encore Rrooks et
Chabot (texte et traduction latine), Chronica minora,
II" part., dans le Corpus scriplorum christianorum
orientalium, scriplores syri, séries tertia, t. iv, Paris,
1903, p. 35-57 (traduction) et p. 43-74 (texte syriaque).
Sûr l'auteur de cette chronique, voir dans Al-Machriq
(revue arabe publiée à Deyrouth), 1899, t. n, le
P. Lammens, p. 265-268; Bechara Chémaly (actuelle-
ment archevêque maronite de Damas), p. 356-358;
le P. S. Ronzevalle, p. 451-460.
Ainsi les maronites ne cessèrent point d'être et de
se montrer en toute occasion, après comme avant la
domination arabe, les ennemis irréductibles de la
doctrine monophysite. Et les jacobites les tenaient
toujours pour adversaires implacables de leur Église.
A l'appui de cette affirmation, nous nous contente-
rons de citer deux écrivains jacobites : Habib Abou-
Raïta, métropolite de Tagrit (ixe siècle) et le célèbre
Barhebrœus. Le métropolite de Tagrit fait une dis
tinction nette entre maronites et monophysites; il
appelle les premiers chalcédoniens, attachés à l'im-
piété du concile de Chalcédoine. (Voir ses opuscules
théologiques, parmi les mss. arabes de la Bibliothèque
nationale de Paris, ms. 169, fol. 86 v-87 r°.) Quant à
Barhebrseus (t 1286), il démontre que la différence
de confession entre maronites et jacobites existait
encore de son temps. A propos de Théophile d'Édesse
(t 785), il écrit : « En ce temps (sous le calife abbaside
Al-Mohdi, 775-785), s'illustra Théophile, fils de Tho-
mas d'Édesse. C'était un astronome consommé; mais
il partagea l'hérésie des maronites. Il écrivit en syriaque
une remarquable chronique, bien qu'il y calomnie et
invective les orthodoxes (monophysites). » Chronicon
syriacum, p. 126-127. Voir aussi son Histoire des
Dynasties, édit. Salhani, Beyrouth, 1890, p. 220. Le
langage de Barhebrœus montre bien que, pas plus
au xjii» qu'au vme ou ix" siècles, les maronites n'étaient
partisans de la doctrine monophysite de son Église.
A ses yeux, ils étaient des hétérodoxes, autrement
dit, des dyophysites ou chalcédoniens.
Il y aurait donc grave injustice à vouloir accuser
les maronites de monophysisme ou à prétendre que,
devant les terribles menaces d'Héraclius, ils n'ont
accepté qu'apparemment le concile de Chalcédoine
(Cl. J. David, op. cit., p. 94 sq. ; J. B. Chabot, Chroni-
que de Michel Syrien, t. n, Paris 1901, p. 493, n. 2).
Les arguments apportés à l'appui d'un monophysisme
maronite sont si opposés aux données certaines de
l'histoire que le patriarche syrien d'Antioche, Ignace
Éphrem II Rahmani, et le P. S. Vailhé n'en tiennent
aucun compte. Or, ces deux savants ne sauraient être
suspectés de complaisance pour la cause de la perpé-
tuelle orthodoxie des maronites. « Les Syro-maronites.
dit Mgr Rahmani, forment une branche de l'Église
syrienne d'Antioche. Ils s'illustrèrent par leur atta-
chement au concile œcuménique de Chalcédoine et à
la lettre du pape saint Léon, qui renferme la doctrine
orthodoxe concernant les deux natures de Notre -
Seigneur dans l'unité d'une seule personne et qui est
connue sous le nom de Tomus. » Les liturgies orien-
tales et occidentales (en arabe), Charfet (Liban), 1924,
p. 407. — « Jamais on n'a accusé, dit le P Vailhé, ou
du moins on n'aurait dû accuser les moines du couvent
de Saint-Maron d'avoir attaqué directement la doc-
trine définie par le concile de Chalcédoine. Je souligne
le mot directement, car il est indéniable que, indirec-
tement, le monothélisme sape bien la doctrine des
deux natures. Et jamais, non plus, on n'a pu les
accuser d'être monothélites au vi° siècle, alors que les
premiers germes de cette hérésie — en tant qu'elle se
distingue du monophysisme — sont saisis pour la pre-
mière fois vers l'année 616... Si les maronites accep-
taient la doctrine de Chalcédoine et étaient d'accord
avec le pouvoir impérial de Constantinople, vers la
fin du vie siècle, il en était de même encore trente
ou quarante années plus tard, de 629 à 634, pendant
lé long séjour que fit Héraclius en Syrie. » Loc. cit.,
p. 260.
De tout ce qui précède on peut conclure que le
monophysisme des maronites est une pure légende;
et que la continuité de leur orthodoxie jusqu au début
du vne siècle est reconnue par tous les historiens de
notre époque. Mais l'accord de ces derniers cesse avec
l'affaire monothélite.
IV. Les maronites et le monothélisme. — ■ Un
certain nombre d'écrivains ont attribué au mono-
thélisme l'érection d'une Église maronite, en face des
deux autres Églises de la Syrie, l'Église officielle et
l'Église jacobite.
Cette question a soulevé, notamment depuis le
xvne siècle, de fréquentes et âpres polémiques.
La plupart des historiens, partisans ou adversaires
de la perpétuelle orthodoxie des maronites, se sont
simplement appliqués à réunir des textes anciens ou
modernes, à en établir la portée ou à l'infirmer, sans
toujours bien faire entre eux le triage qui s'imposait.
Ils ont ainsi utilisé des documents faux ou interpolés
et en ont écarté d'autres dont l'authenticité est incon-
testable.
Une autre méthode a consisté à tenter une concilia-
tion entre les textes, et à sauvegarder la thèse de l'or-
thodoxie des maronites en donnant au monothé-
lisme qu'on leur attribue un sens moral, différent de
celui qu'a condamné l'Église. Le premier qui, à notre
connaissance, ait proposé cette explication est un
savant maronite du xvne siècle, Faustus Naironus,
Dissertatio de origine, nomine, ac religione maronita-
rum, Rome, 1679, p. 95-96. Le patriarche Douaïhi
(t 1704) a adopté cette explication pou nterpréter
9 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 10
certains textes anciens. Dé/ense de la nation maronite,
ms. Val. syr. 396, fol. 25-27. Récemment, un arche-
vêque maronite, Mgr Joseph Darian (t 1920), a repris
l'idée du monothélisme moral des maronites et lui a
consacré un travail, écrit en arabe, sous ce titre : La
substance des preuves évidentes concernant la situation
du peuple maronite, du commencement du V jusqu'au
début du xiii' siècle [Le Caire, 1912).
La théorie énoncée par N'aironus et Douaïhi, déve-
loppée ensuite par Mgr Darian, ne manque pas de
fondement. Mais pour bien l'exposer, il faut tenir
compte de tous les aspects du problème. Il est néces-
saire, notamment, de mettre en relief les circons-
tnaces de temps et de lieu, au milieu desquelles
l'Église maronite s'est formée, a pris conscience
d'elle-même et a conduit sa destinée. En négligeant
ces circonstances, en effet, ou en les sous-estimant, on
s'expose à ne rien comprendre à l'histoire des maro-
nites, et surtout à connaître bien mal leur pensée
religieuse. Nous allons tâcher de préciser ici les points
essentiels de cette question si débattue, en évitant
de nous laisser entraîner aux détails inutiles.
Tout d'abord, on pourrait dire que la discussion
concernant l'existence de deux volontés dans le
Christ n'arriva pas en Syrie avant l'an 727, plus
d'un siècle, par conséquent, après l'apparition du
monothélisme en pays byzantin, puisque les pre-
miers germes de cette doctrine se manifestent dès
616, lors des négociations de Sergius, patriarche de
Constantinople, avec Théodore, évêque de Pharan.
S. Maximi conf essor is disputât io cum Pyrrho, P. G.,
t. xci, col. 289, 332; cf. S. Vailhé, Sophrone le
sophiste et Sophrone le patriarche, dans la Revue de
l'Orient chrétien, 1903, t. vm, p. 37 sq.
Et voici les raisons sur lesquelles nous nous fon-»
dons. — 1. — On n'ignore pas la situation de la
Syrie dans les premières années du vn° siècle. Elle
était devenue un théâtre de guerres et de troubles
de toutes sortes. Au dehors, les attaques des Perses;
au dedans, les rapines et les tueries. Le patriarche
lui-même, Anastase II, ne fut point épargné, et sa
mort laissa le siège officiel d'Orient inoccupé. Cf. Du-
chesne, L'Église au vi" siècle, Paris, 1925, p. 370-
373. Il ne restait plus qu'un seul patriarche d'An-
tioche, celui des jacobites. C'était alors Athanase
le Chamelier. Les Perses le couvraient d'une cer-
taine protection, les jacobites n'ayant pas cause
commune avec Constantinople. Les campagnes de
622-628, couronnées par la victoire d'Héraclius sur
Chrosroès, changèrent la situation : l'autorité byzan-
tine fut rétablie. Barhebrœus nous raconte comment,
à la suite de cette victoire décisive, Héraclius, sans
parler le moins du monde d'une ou de deux volontés
dans le Christ, essaya à Édesse et à Mabboug de faire
accepter par les monophysites le concile de Chalcé-
doine. Voir ci-dessus, col. 6. Le récit de Barhe-
brœus est relaté, avec quelques divergences, il est
vrai, dans la Chronique de Michel le Syrien. Cepen-
dant, les deux chroniqueurs ont la même source
d'information, les annales du patriarche Denys de
Tell-Mahré. Voici le récit tel qu'il est rapporté par
Michel : « L'empereur (Héraclius) s'en étant allé à
Mabboug (Hiérapolis), le patriarche Mar Athanasius
alla le trouver avec douze évêques... ils restèrent près
de lui à discuter pendant douze jours. Il leur demanda
un libellé de leur croyance et ils lui donnèrent celui
qui est écrit plus haut. Après l'avoir lu, il loua leur
croyance et leur demanda de lui donner la communion
et d'accepter l'écrit qu'il avait fait et qui confessait deux
natures unies dans le Christ, une volonté et une opération
selon Cyrille. (Il s'agit de YEcthèse). Quand ils virent
qu'il était d'accord avec Nestorius et Léon, ils ne
l'acceptèrent pas, et Héraclius s'irrita. Il écrivit par
tout son empire qu'on devait couper le nez et les
oreilles et piller la maison de quiconque n'adhérait
pas au concile de Chalcédoine. Cette persécution dura
longtemps, et beaucoup de moines adhérèrent au
synode. Les moines de Beth Maron (maronites), de
Mabboug, d'Émôsc et des pays du sud laissèrent
paraître leur malice : un grand nombre d'entre eux
acceptèrent le synode et s'emparèrent de la plupart des
églises et des monastères. Héraclius ne permettait
pas aux orthodoxes (les jacobites) de se présenter
devant lui et n'accueillait pas leurs plaintes au
sujet du vol de leurs églises... » Chronique, édit.
Chabot, texte, t. iv, p. 403-410; traduct., t. n,
p. 412.
Le P. Vailhé tire de ce passage, entre autres, la
conclusion suivante : « Nous voyons poindre dans les
propositions faites par Héraclius au patriarche
jacobite, Athanase, les idées fondamentales du mono-
thélisme. Et ces idées, nous savons aujourd'hui que,
d'accord avec Sergius, patriarche de Constantinople,
Héraclius travailla à les répandre parmi ses sujets à
partir de l'année 616, afin de gagner à lui les Églises
séparées des arméniens, des jacobites et des coptes,
bref toutes les fractions du parti monophysite. Dès
lors, quiconque était pour les idées religieuses de
l'empereur Héraclius embrassait par le fait même
l'hérésie monothélite, tout en maintenant la doctrine
de Chalcédoine. Et comme les moines du monastère
Saint-Maron sont désignés nommément parmi les
adhérents du souverain byzantin, ils sont aussi, par
le fait même, comptés au nombre des monothélites »
L'Église maronite, du v» au IXe siècle, dans les
Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 261.
Le passage sur lequel s'appuie le P. Vailhé condui-
rait bien à une telle conclusion. Mais le même récit
tel qu'il est donné par Barhebrœus ne l'autorise pas.
Voir plus haut, col. 6, le texte de Barhebrœus. Or,
nous croyons la leçon de ce dernier plus exacte que
celle de Michel le Syrien.
En effet, a) le texte de Michel le Syrien renferme
des inexactitudes en opposition évidente avec les
données historiques certaines que nous possédons
sur YEcthèse et les moines de Beth-Maron. L'entrevue
de l'empereur et du patriarche Athanase (t 631)
eut lieu, entre 629 et 631, bien avant la publication
de YEcthèse. Composée en 636, celle-ci ne fut pro-
mulguée qu'en 638. Cf. Mansi, Concil., t. xr, col. 9.
Sur la date de la mort du patriarche Athanase, voir
Barhebrœus, Chronicon ecclesiasticum, t. i, col. 275-
276; Chronique de Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 414;
traduction, t. u, p. 419. Quant aux moines de
Beth-Maron, ils avaient toujours défendu la doctrine
chalcédonienne. Ce ne fut donc pas à la suite de
l'entrevue de Mabboug, comme le ferait croire le
texte de Michel le Syrien, qu'ils acceptèrent le concile
de 451. Ce texte est si peu conforme à la vérité que le
P. Vailhé lui-même ajoute à cet endroit une remarque
fort juste « Ceci ne doit pas s'entendre, dit-il, des
moines maronites, qui recevaient le concile de Chal-
cédoine, ainsi que nous l'avons vu, mais de quelques
couvents jacobites. » L'Église maronite, du v au
IXe siècle, loc. cit., p. 261, n. 1.
b) Le même texte — ■ d'accord sur ce point avec le
récit de Barhebrœus — fait décréter par Héraclius
« qu'on devait couper le nez et les oreilles et piller
la maison de quiconque n'adhérait pas au concile de
Chalcédoine ». Pourquoi, dans ce décret adressé à tous
ses sujets, l'empereur n'a-t-il plus imposé, comme il
venait d'enjoindre au patriarche Athanase et à ses
évêques de l'accepter, la formule d'une volonté et
d'une énergie dans le Christ?
c) Tell-Mahré, nous le verrons plus loin, affirme
que la question monothélite arriva en Syrie l'an 727,
11 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTETÉLISME 12
et cette indication figure dans sa chronique, reproduite
par Michel le Syrien lui-même.
Toutes ces raisons démontrent que le texte de Tell-
Mahré, conservé dans la chronique de Michel le Syrien,
a subi, à cet endroit, des retouches et des interpola-
tions. Par conséquent, suivant le récit de Barhebrœus,
il reste acquis qu'à la conférence de Mabboug il ne
fut point question de monothéiisme.
Il est vrai, Théophane et quelques autres chrono-
graphes après lui, comme Georges Hamartolos et
Cédrénus, P. G., t. ex, col. 836 et t. cxxi, col. 805,
donnent de ces négociations de Mabboug (Hiérapolis)
un récit tout différent; mais ils contiennent trop
d'inexactitudes et d'anachronisines pour qu'on puisse
y ajouter foi. Cf. Hefele-Leclercq, Histoire des conciles,
t. m, p. 337-338 ;Duchesne, loc. cit., p. 397, n. 2.
Les textes de Théophane et des autres chrono i
graphes seraient-ils de moins mauvaise apparence, il
n'en resterait pas moins que le témoignage d'un
patriarche, tel qu'est Denys de Tell-Mahré, concernant
un fait relatif a son Église, serait d'un tout autre
poids que celui d'un simple chroniqueur, et, à plus
forte raison, d'un chroniqueur étranger.
2. — A la conférence contradictoire tenue, en 659,
devant le calife Moawiah, à Damas (voir ci-dessus,
col. 7), il ne fut point question des énergies et des
volontés du Christ. Or, si les maronites avaient tant
soit peu admis ou professé le monothéiisme, il eût
été facile aux jacobites de prendre l'avantage sur
eux, l'unité physique des volontés conduisant, par une
conséquence logique, à l'unité des natures. Aussi les
adversaires des maronites ne manqueront-ils pas de
faire valoir cette conclusion, lorsque, plus tard, la
discussion monothélite sera soulevée en Syrie. Voir
Tell-Mahré, dans Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 459-
460; trad., t. n, p. 494; cf. aussi Germain de Cons-
tantinople (715-730), De heeresibus et synodis dans
P. G., t. xcvm, col. 81.
3. — Un interrogatoire subi, au VIe concile œcu-
ménique, par un certain Constantin, prêtre d'Apamée
de la Syrie seconde, renforce encore nos conclusions.
Texte dans Mansi, op. cit., t. xi, col. 618-619. —
Il appert de ce long interrogatoire que le prêtre
d'Apamée, tout en parlant en son propre nom,
cherchait à trouver un terrain de conciliation pour
réunir les divers groupes qui divisaient l'Église. Il
admettait volontiers qu'avant sa mort le Christ avait
bien possédé deux volontés, mais qu'il perdit sur la
croix, avec sa chair et son sang, la volonté humaine.
Ce dernier point, le prêtre Constantin dut l'apprendre
de Macaire, patriarche d'Antioche, qui en résidence
dans quelque monastère de Constantinople, ne mit
jamais les pieds en Syrie. Quoi qu'il en soit, un fait
doit être retenu, c'est que le prêtre Constantin ne se
réclame pas, pour son monothéiisme, des chefs reli-
gieux de la région d'Apamée, centre de l'activité
des moines maronites, mais de l'autorité de Macaire.
Au demeurant, si les Pères du concile avaient eu
vent d'une prédication monothélite en Syrie, ils
n'auraient point négligé de lui demander quelques
explications à ce sujet. Pareil silence sur une ques-
tion qui agitait l'Église et l'empire est hautement
significatif.
4. — Les conciles assemblés au cours du vu» siècle
pour la question monothélite ne font aucune allusion
à l'existence d'une telle doctrine en Syrie. Comment
expliquer l'attitude des Pères, si, vraiment, il se trou
vait dans cette région quelques partisans de la nouvelle
doctrine? Cette attitude serait d'autant moins com-
préhensible que l'épiscopat n'entendait faire grâce à
aucun fauteur de schisme ou d'hérésie, témoin l'inci-
dent provoqué, à la xvie session du VIe concile, par
Georges, patriarche de Constantinople. Ce dernier,
ayant demandé à l'assemblée de passer sous silence,
dans les anathèmes, les noms de ses prédécesseurs,
Sergius, Pyrrhus, Paul et Pierre, fut mis en minorité
et le concile les condamna nominativement.
5. — Enfin, nous avons, dans les Annales de Denys
de Tell-Mahré, un passage qui, précisément, nous dit
comment et à quelle époque la question monothélite
pénétra en Syrie : « Quoique nous ayons déjà parlé,
dit-il, de l'hérésie de Maximus (Maxime le Confesseur)
et de la manière dont Constantinus (Constantin Pogo-
nat) l'introduisit dans les Églises des Romains, après
qu'elle avait été écartée par son père Constant, nous
devons maintenant faire connaître le schisme qui
survint parmi eux (les chalcédoniens) en cette année
1038 (= 727 de J.-C), à propos de cette hérésie et de
l'expression qui as été crucifié. Dans les pays des
Romains, cette opinion régnait depuis le temps de
Constant[inus], mais dans les régions de Syrie, elle
n'était pas admise. Elle y fut semée maintenant par les
prisonniers et les captifs que les troupes de Taiyayé
(Arabes) amenaient et faisaient habiter en Syrie. Sans
doute à cause de l'estime de l'empire des Romains,
ceux qui se laissèrent pervertir par cette opinion
(le dyothélisme) et l'acceptèrent furent surtout les
citadins et leurs évêques, et les chefs. L'un de ceux-ci
était Sergius, fils de Mançour, qui opprimait beaucoup
les fidèles qui étaient à Damas et à Émèse, et non
seulement leur fit effacer du Trisagion l'expression
ô a~oi.upo)Qzlç, (qui as été crucifié), mais entraîna aussi
plusieurs des nôtres à son hérésie. Cette hérésie
pervertit aussi les sièges de Jérusalem, d'Antioche,
d'Édesse et d'autres villes, que les chalcédoniens
occupaient depuis l'époque de l'empereur Héraclius. »
Dans la Chronique de Michel le Syrien, texte, t. iv,
p. 457-458; trad., t. n, p. 492-493.
L'importance de ce témoignage n'échappe à per-
sonne, l'auteur de ces annales ayant été mêlé de très
près aux affaires religieuses de la Syrie, à une époque
assez rapprochée des événements. En effet, Denys,
né dans la seconde moitié du vin8 siècle à Tell-Mahré,
village situé sur le Balikh (un affluent de I'Euphrate),
non loin de Callinice, fit ses études au couvent de
Kennesré, qui était un centre de culture intellectuelle,
à quelques kilomètres d'Alep. Puis, élevé en 818 à la
dignité patriarcale, il gouverna l'Église jacobite
jusqu'à sa mort, survenue le 22 août 845. Cf. J.-B. Cha-
bot, Chronique de Denys de Tell-Mahré, Paris, 1895,
p. ix-xxvm; Rubens Duval, La littérature syriaque,
Paris, 1907, p. 388-389. On ne peut donc mettre en
doute son autorité pour des choses qu'il n'avait pas
d'intérêt à exagérer ou à atténuer.
L'ensemble de ces documents nous mène à cette
conclusion : au vu6 siècle, la question monothélite
n'était pas encore soulevée en Syrie. Submergée de
tous côtés par les invasions arabes, coupée de commu-
nications avec le reste de la chrétienté, cette région
demeurait étrangère aux discussions christologiques de
Byzance. On y était resté tel qu'avant l'invasion
arabe : chalcédonien ou jacobite, sans s'occuper le
moins du monde du monothéiisme ou du dyothélisme.
C'est en 727 que la controverse dyothélite y fut portée
par les prisonniers des Arabes. Cf. Darian, op. cit.,
p. 133-143.
Voilà les faits. Il reste à voir comment cette dis-
cussion fut comprise et accueillie par les maronites.
C'est encore le patriarche Denys de Tell-Mahré qui
va nous renseigner. Au passage que nous venons de
citer il ajoute : « Les moines de Beth Maron (maronites)
et l'évêque de ce couvent, et quelques autres n'accep-
tèrent point, cette opinion (les deux volontés), mais
la plupart des citadins et leurs évêques l'acceptèrent.
Combien d'anathèmes (furent portés), combien de
rixes eurent lieu jusqu'à présent, on ne peut l'énu-
î:
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
14
mérer ni le supputer. Dans la discussion, les chalcé-
doniens du parti de Beth-Maron invectivaient les
maximites (partisans de la doctrine de Maxime le
Confesseur) : Vous êtes, des nestoriens, les compa-
gnons des païens et des juifs. Vous ne dites pas que le
Christ est Dieu, qu'il est né de la Vierge, qu'il a souffert.
et a été crucifié dans la chair, mais qu'il est un homme
ordinaire, une personne particulière, abandonnée
au loin par Dieu, qui craignait et redoutait la mort
et criait pour cela : « Mon l'ère I s'il est possible,
que ce calice passe loin de moi, toutefois que ta
volonté soit faite et non la mienne », comme si autre
et autre étaient les volontés du Père et du Fils; c'est-
à-dire qu' il y aurait dans le Christ deux volontés séparées
et opposées, ou même ennemies, et en lutte l'une contre
l'autre. Texte, t. iv, p. 458-459; trad., t. n, p. 493-494.
Pour bien juger de la situation des maronites à cette
époque, il faut se reporter quelques siècles en arrière
et se mettre dans leur état d'esprit. En cette période,
les luttes religieuses avaient marqué le point culminant
d'une irréductible hostilité entre les diverses confes-
sions chrétiennes du patriarcat d'Antioche. Chalcé-
doniens, nestoriens et jacobites formaient trois
Églises rivales; ils s'étaient bien organisés pour la
défense de leurs idées respectives. Il ne fallait pas
toucher à leurs sentiments religieux, toujours à fleur
d'épiderme. Les partisans des deux natures dans le
Christ, tenant le milieu entre les deux autres groupes,
pouvaient toujours craindre de dépasser la mesure,
ne fût-ce que par gaucherie ou excès de langage.
Aussi, un certain nombre d'entre eux abhorraient
toute nouveauté doctrinale, même de pure forme ou
de simple expression. Le VIe concile n'ayant pu être
promulgué en Syrie, ils vivaient uniquement sur les
définitions des cinq premiers: ils se cramponnaient à
la doctrine de Chalcédoine et ne voulaient rien savoir
au delà. Or, sur ces entrefaites, des prisonniers,
qui n'étaient investis d'aucune autorité hiérarchique,
arrivaient en Syrie et se mettaient à parler d'un
dogme des deux volontés. Il n'en fallait pas plus pour
mettre le feu aux poudres. Les maronites, peu habi-
tués à un tel langage, n'y virent qu'une sorte de
dualisme dans le Christ. Pour eux, c'était le nesto-
rianisme. • Vous êtes des nestoriens », disaient-ils
aux maximites. Et alors, les chalcédoniens se divi-
sèrent en deux fractions, argumentant les uns contre
les autres, sans pouvoir se comprendre. Ils étaient,
pourtant, d'accord sur le fond; car, ce que les maro-
nites contestaient, ce n'était pas le dyothélisme
physique dans le Christ; ils refusaient seulement
d'admettre la coexistence de deux volontés ennemies,
c'est-à-dire : l'antithèse de la volonté divine et de la
volonté humaine. Mais, dans réchauffement de la
polémique et de la passion religieuse, au lieu de cher-
cher la solution de la difficulté, on n'avait rien tant à
cœur que de faire mieux valoir ses idées pour désarmer
et acculer à l'absurde la partie adverse. De fait, tout
en ignorant le VI0 concile, les maronites avaient la
pensée conforme à sa doctrine.
Tel fut et tel a toujours été le fond de la pensée
maronite. Les quelques documents que nous possé-
dons permettent bien d'en vérifier la continuité au
cours des siècles. - - Le premier de ces documents
est un missel dont se servaient au xie siècle les
maronites et qui était, sinon comme ms., au moins
comme composition, antérieur à cette époque. Le
patriarche Douaïhi (f 1704) a eu ce missel entre les
mains et nous en a conservé un passage tiré d'une
hymne de la messe des catéchumènes. Nous en donne-
rons une traduction littérale pour conserver au texte
syriaque toute sa saveur originale :
Le Miséricordieux, qui en Marie a habité pauvrement
Et, comme homme, est sorti de son sein humblement,
Est venu au monde par miracle et merveilleusement
Dans l'union des deux natures véritablement,
[blement
Ayant une seule personne, une seule volonté il a eu dou-
Avec les propriétés des deux natures indivisiblement.
Les natures demeurent en une seule hypostase divinement,
Reconnues sans désunion ni confusion.
Par la nature divine, il a fait des prodiges divinement,
Par la nature humaine, il a enduré des souffrances humai-
[nement.
Paul a dit : il s'est fait semblable à nous entièrement,
I Iormis le péché, l'iniquité et L'impiété, véritablement.
Ms. 396, fol. 24.
L'auteur de cette hymne, il est facile de le voir,
a pour préoccupation constante de proclamer la doc-
trine des deux natures, dans l'unité d'une seule
personne, mais agissant chacune pour son compte.
L'on sent bien qu'il se trouve en face de nestoriens
et de monophysites. C'est pourquoi, tout en affir-
mant le dogme des deux natures complètes, entiè-
rement distinctes l'une de l'autre, il insiste sur
l'idée d'une parfaite harmonie entre elles. Le Christ
est à la fois Dieu et homme; il possède une volonté
double, mais cette volonté est une dans ce sens que
la faculté humaine est irrévocablement soumise à la
divinité. Aussi, dans la pensée maronite, l'unité de
volonté ne peut-elle être entendue qu'au sens mo-
ral, car l'auteur ne met pas en doute l'existence de
la volonté humaine en tant que puissance physique.
Autrement, comment expliquer le contexte : une
seule volonté il a eu doublement, avec les propriétés
des deux natures sans division, sans confusion, il s'est
fait semblable à nous en toutes choses, hormis le
péché?
Un deuxième texte est emprunté à l'ancienne
collection canonique des maronites, traduite du
syriaque en arabe vers 1058 de J.-C. et connue
sous- les noms de Livre de la direction, Livre de la loi ou
Livre de la perfection. Cette collection est encore
inédite. Il en existe plusieurs exemplaires. Nous cite-
rons celui de la Vaticane (Vat. sur. 133), exécuté en
1402. Voici la traduction du texte qui concerne notre
sujet :
Il faut parler de l'incarnation du Christ... Nous croyons
qu'il est l'une des trois personnes glorieuses, le Fils, le
Logos né du Père... Il descendit du ciel... Il s'incarna, par
(l'opération) du Saint-Esprit, de la Vierge pure Marie,
fille de Joachim; il prit d'elle un corps... Ce corps est animé
d'une âme raisonnable, intelligente et douée de science.
II nous ressemble en toutes choses, hors le péché... Il a une
seule personne et deux natures intelligentes; il est Dieu et
homme... Nous ne croyons cependant pas qu'il est deux,
deux Christs, deux personnes, deux volontés et deux éner-
gies. Loin de là! C'est un seul Jésus-Christ, le Fils de Dieu,
le Logos qui s'incarna pour nous; une seule personne éter-
nelle, sans commencement; un homme d'Adam, ayant un
corps animé, sensible. Il est Dieu parfait... et homme par-
fait... Les melkites et les maronites se divisèrent sur la
question d'une ou de deux volontés (dans le Christ). Les
melkites confessèrent deux volontés..., les maronites une
seule...; et chacune des deux parties alléguait des arguments
à l'appui de sa thèse... Les maronites disaient (aux mel-
kites) : Ces deux volontés que vous confessez dans le
Christ doivent être ou conformes, ou opposées l'une a
l'autre. Si de tout point elles se trouvent conformes l'une
à l'autre, on aboutit à une seule volonté; mais sj elles sont
opposées l'une à l'autre, il s'ensuit que la nature divine
veut ce que ne veut pas la nature humaine et que la nature
humaine veut ce que De veut pas la nature divine. S'il
en était ainsi, il y aurait division H opposition, partant
deux (personnes dans le Christ); et alors, l'union (hypos-
tatique) n'existerait plus, la Trinité deviendrait i qua-
ternité » et l'on se trouverait réduit au poinl de vue de
Nestôrius et a ses opinions sur le Christ. Les maronites
citaient à l'appui quelques paroles du Christ, contenues
dans le saint Evangile : Sa parole au lépreux : Je le veux,
lorsque celui-ci vint à lui en disant : Si tu veux, tu peux me
guérir (Mat t h., vnr, 2-3). Sa parole (à l'ouvrier) : Prends
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
15
le salaire qui te revient, et va-t-cn en paix. Je veux donner
à ton compagnon autant qu'à toi (Mattli., xx, 14). - - Cette
autre parole : Personne ne connaît le Père, si ce n'est le
Fils et celui à qui le Fils a voulu le révéler (Matth., xi,
27)... Ces paroles montrent bien qu'il n'y a qu'une seule
volonté par rapport aux choses indiquées (fol. 21 v°-31).
Il est évident que l'auteur de cette profession de
foi n'avait pas connaissance de la doctrine du VI" con-
cile. Pour lui, le Christ est un homme parfait comme
Dieu est parfait; les deux natures divine et humaine
sont trop étroitement unies en lui pour qu'on puisse
.s'imaginer le moindre désaccord entre elles. Aussi la
base de l'argumentation est-elle toujours l'impossibi-
lité absolue d'une opposition entre les deux volontés,
sans envisager particulièrement la question d'une
puissance volitive humaine dans le Christ. Le dogme
des deux volontés physiques du Sauveur se trouve
à l'état implicite, comme il avait été chez d'autres
chalcédoniens avant les querelles monothélites. On
n'entend pas nier l'existence de la faculté de vou-
loir humaine, puisque le Christ possède toute notre
nature, hors le péché. Ce que l'on nie, c'est la pos-
sibilité d'un conflit qui opposerait en Jésus-Christ
une volonté humaine à une volonté divine, car si
les deux volontés « se trouvent conformes l'une à
l'autre, on aboutit à une seule volonté '»; en d'autres
termes, les deux volontés sont tellement unies qu'on
ne saurait relever entre elles aucune distinction
extérieure. Les quelques exemples tirés de l'Évangile
(pour étranges que paraissent quelques-uns) font
encore ressortir la pensée des maronites. Le Christ
agit en Dieu comme il agit en homme. Il exprime
sa volonté lorsqu'il accomplit une action divine; il
l'exprime également quand il fait une action hu-
maine. Ainsi, la guérison du lépreux provient, de
la volonté divine tandis que l'octroi du salaire est
l'œuvre de la volonté humaine. Mais celle-ci se trouve
en parfaite harmonie avec la volonté divine au point
que le Christ ne possède qu'une volonté dans le sens
de la chose voulue. Somme toute, ce passage du Livre
de la direction nous rappelle le récit de Tell-Mahré :
maronites et melkites avaient été unis dans la même
confession religieuse ; ils se divisèrent sur la question
des deux volontés, les maronites l'ayant comprise
dans le sens de deux volontés adverses.
Un troisième texte est emprunté à l'ouvrage connu
sous le nom de Dix chapitres, composé au xi» siècle
par un évêque maronite, Thomas de Kaphartab.
C'est un ouvrage inédit, écrit en arabe. Nous citerons
l'exemplaire conservé, sous le n. 203, au fonds syriaque
de la Bibliothèque nationale de Paris, exécuté en
1781 (= 1470 de J.-C). Généralement, on invoque
cet ouvrage à l'appui de l'opinion qui croit au mono-
thélisme de l'Église maronite. Il est certain que la
lecture de quelques passages conduirait à pareille
conclusion les esprits peu avertis de la question. Il
faut le lire tout entier pour pouvoir se faire là-dessus
un jugement exact.
Les Dix chapitres furent adressés en 1089 à Jean IV,
patriarche melkite d'Antioche. En voici le thème
général : Jésus-Christ est Dieu parfait, homme par-
fait. Il nous est semblable en toutes choses, hors le
péché. Il a une seule volonté, parce qu'il ne peut y
avoir en lui deux volontés opposées l'une à l'autre,
en d'autres termes, deux volontés dont l'une divine —
celle du Père — et l'autre humaine en contradiction
avec elle. C'est qu'en effet le Sauveur n'a pas la
volonté d'une nature souillée par le péché comme
celle d'Adam déchu. La nature humaine du Christ
est pure de toute souillure originelle.
Enfin, il nous suffirait, pour montrer encore la
continuité de la même pensée, de renvoyer à la recom-
mandation adressée par l'évêque au nouveau prêtre,
1G
telle qu'elle figurait dans les anciens rituels d'ordi-
nation. Voir, par exemple, un pontifical écrit en 1507
et conservé parmi les mss. de la Vaticane, Vat. syr.,
48, fol. 63.
Voilà la doctrine de l'Église maronite. On n'a
jamais nié la volonté physique de la nature humaine
du Christ. C'est l'idée d'une antithèse entre les deux
volontés de l'Homme-Dieu qu'on ne veut pas admet-
tre. L'expression de cette idée est confuse, plus ou
moins mal venue, il est vrai; mais il faut en chercher
la cause dans l'ignorance des définitions conciliaires
de 680-681. Même au xi" siècle, les maronites igno-
raient tout du VIe concile. C'est encore Thomas de
Kaphartab qui nous l'apprend : « Jamais, dit-il,
les conciles n'ont parlé de deux volontés. » Op. cit.,
fol. 88 v°; cf. aussi fol. 96 v°, 97 r°. Les maronites
en étaient tellement convaincus qu'ils se regardaient
comme unis par la foi aux « Francs », c'est-à-dire aux
Latins et se trouvant ainsi en parfait accord avec
l'orthodoxie. Voir le même Thomas de Kaphartab,
op. cit., fol. 86 v°, 100 r°. C'est bien pourquoi, ils
accueillirent à bras ouverts les premiers croisés qui
arrivèrent au Liban en 1099, et leur rendirent de
précieux services. Guillaume de Tyr, Hisloria, 1. XXII,
c. vin, P. L., t. cci, col. 855-856; Lammens, La Syrie,
t. i, p. 212. Puis, ayant appris d'eux la doctrine du
VIe concile, ils s'empressèrent de confesser explicite-
ment le dogme des deux volontés. Tel qu'il était
expliqué par les Pères, ce dogme s'accordait fort
bien avec l'idée que les maronites s'étaient faite de
l'Incarnation. Voilà ce qu'on appelle la conversion
des maronites, racontée par le célèbre historien des
Croisades, Guillaume de Tyr!
Mais comment interpréter, diront les tenants de
la thèse contraire, les documents qui témoignent tout
court du monothélisme maronite?
Pour répondre à cette objection, il faut classer les
textes en deux catégories : les textes de provenance
maronite et les ouvrages des différents auteurs qui ont
parlé des maronites.
Pris séparément, nous le reconnaissons volontiers,
certains textes maronites, liturgiques ou autres, pour-
raient être cités en faveur du monothélisme. Mais la
critique n'admet pas la citation de textes isolés:
elle en exige l'étude comparée avant de tirer les conclu-
sions finales. Or, si on envisageait, dans leur ensemble,
les textes proprement maronites, les éclairant les
uns par les autres, si même on les rapprochait d'autres
documents et qu'on les replaçât dans leur cadre
historique, on aboutirait à cette conclusion : le mono-
thélisme condamné par le VI» concile n'était pas celui
des maronites, ces derniers ayant voulu proclamer
seulement l'union morale des deux volontés dans le
Christ. Les expressions peu calculées et inexactes ne
sauraient être comprises autrement par quiconque
aura bien examiné et confronté les divers documents
relatifs à cette question. D'ailleurs, une expression
mal venue, ou même une erreur positive dans un ms.
ne suffirait point, à elle seule, pour taxer d'hérésie
une communauté ou une Église qui en ferait usage.
La faute devrait être rejetée sur le copiste, attribuée
à une négligence de sa part, à son ignorance, ou im-
putée au modèle dont il aura fait une reproduction
servile. En Occident, comme en Orient, les mss.
étaient exécutés sans le contrôle de l'autorité et l'écri-
vain seul y engageait sa responsabilité. L'erreur
pouvait s'y glisser d'autant plus facilement que les
scribes cherchaient parfois à utiliser ou à accom-
moder à l'usage de leurs Églises respectives les
livres ecclésiastiques d'autres communautés. Voir,
par exemple, trois copies manuscrites du Nomocanon
d'Ibn-Al-'Assal, copte monophysite, adaptées aux
besoins de l'Église maronite et dont l'une exécutée
i;
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
18
probablement au xm0 siècle (ms. Barberini il de la
Vaticane), l'antre en 1475 (ms. syr. 225 de la Biblio-
thèque nationale de Paris) et la troisième en 1550
(bibliothèque du couvent de Koraîm au Liban, citée
par Darian, op. cit., p. 224-229). Voir aussi, à la
Vaticane. le ms. rat. arab. 623. C'est un ouvrage
d'un célèbre écrivain copte du xme-xive siècle,
Abou'l-Barakat, qui rapporte, à la page 236, que les
jacobites avaient remanié et adapté à leur Églis _e
Commentaire des Évangiles, écrit par un prêtre nesto-
rien, Abou'l-Farag Ibn-El-Tayyeb.
Si de plus on tenait compte de la situation des
maronites, petit peuple entouré d'hérétiques et
d'infidèles, bouleversé par des siècles d'oppression et
de terreur, on ne serait plus étonné de rencontrer
chez eux quelques tâtonnements, certaines surprises
OU erreurs matérielles imputables à l'ignorance. Il
De faut jamais oublier ces circonstances de temps et
de lieu quand il s'agit de porter un jugement sur la
question maronite. On n'avait point d'écoles de théo-
logie, ni d'autres centres de culture intellectuelle.
Les menaces et les épreuves de toute sorte absor-
baient l'attention. Cependant, malgré le souci cons-
tant d'être prêt à se défendre contre les nombreux
ennemis religieux et politiques, on ne perdait pas de
vue le devoir de fidélité à l'Église de Rome. Et c'est
ce qui explique pourquoi, au cours des âges, le clergé
et le peuple maronites accueillaient toujours avec
déférence les ordres et les directives du Saint-Siège.
Bref, un passage que l'on rencontre dans un livre
même ecclésiastique, ne traduit pas nécessairement
la croyance de l'Église à laquelle appartient l'auteur
ou le copiste; cela est vrai tout aussi bien pour les
catholiques que pour les communautés non catho-
liques.
Quant aux auteurs anciens et modernes qui ont
soutenu la thèse du monothélisme maronite, ils se
sont fondés ou bien sur les apparences, ou bien sur
certains textes pris séparément. Ils n'ont pas envi-
sagé l'ensemble des faits et des circonstances histo-
riques, ni mis en valeur l'étude comparative des
documents. La plupart d'entre eux se sont copiés les
uns les autres et beaucoup ont eu pour source directe
la chronologie d'Eutychès d'Alexandrie (Sa'îd Ibn
Batriq). qui n'est rien moins que sûre, notamment
pour les événements dont l'auteur n'a pas été témoin.
De plus, certains textes ont été interpolés, mal inter-
prétés ou faussement attribués à des écrivains anciens.
Il serait trop long de passer en revue tous les au-
teurs et tous les textes. Il nous suffira d'en citer, à
titre d'exemples, quelques-uns parmi les plus repré-
sentatifs.
a) Timothée, prêtre de Constantinople (f 518) a
composé une dissertation intitulée : De iis qui acce-
dunt ad sanclam Ecclesiam (tczçt. twv Trpoaep/ofxcvcov
xfj :j.yia. èxxXrata). On y trouve parmi les hérétiques :
Maronita>, qui quartam et quintam, ac sextam synodum
rejiciunt, adduntque liymno Tersanctus crucifixionem, ac
unam voluntaleni unamque operation°m in Christo docent.
Dans ]-". Combefis, Hixloria hœresis monothelitarum, Paris,
1648, col. 459.
Or, Timothée était encore prêtre lorsqu'il écrivit
cette dissertation; il monta sur le siège de Constan-
tinople en 511. Par conséquent, ce texte, se rappor-
tant à des événements bien postérieurs, ne peut être
de lui. Aussi bien, il manque dans un grand nombre de
manuscrits. Voir Combefis, toc. cit., col. 464; Assémani,
Bibl. orient., t. i, p. 509; P. G., t. Lxxxvia, col. 65,
n. 53; S. Vailhé. Origines religieuses des maronites,
dans les Échos d'Orient, 1901, t. iv, p. 159. Toutefois,
Mgr David le cite contre la thèse de la perpétuelle
orthodoxie des maronites sans vouloir s'occuper de la
question de son authenticité. Pour lui, le fait de le
rencontrer dans un livre officiel à l'usage de Constan-
tinople représente l'opinion de l'Église grecque sur les
sentiments religieux du peuple maronite. Op. rit.,
p. 316. Mais l'inexactitude de ce texte ne peut échap-
per à personne. L'auteur affirme des choses qui se
trouvent contredites par les données positives de
l'histoire. Nous avons démontré, en effet, l'attache-
ment des maronites aux IVe et V° conciles; nous
avons prouvé leur ignorance du VIe.
Voilà un document sur lequel on se fondait à Con-
stantinople pour taxer d'hérésie l'Église maronite.
b) Saint Germain, patriarche de Constantinople
(715-730), nous a laissé un traité : De hœresibus et
synodis, P. G., t. xcvm, col. 39-88. On y lit :
Et quas quidem hactenus commemoravi, ea* sunt capi-
tales hsereses, et qua? inter caeteras eminent ex ipsis instar
propaginum derivatas. Jam quidam ex his haereticis, sexta
rejecta synodo, quintam quoque subvertunt; alii, hls
duabus rejectis, quartam recipiunt, hique cum Jacobitis
bellum gerunt; qui hos vicissim insanos judicant, quia
quartam recipientes, reliquas duas récusant admitterc;
quod ii faciunt qui Maronitae appellantur. Horum exstat
monasterium in Syrise montibus aedificatum, quorum
plerique omnino sextam imo et quintam quartamque
synodum respuunt. Quippe qui quartam admiserit, sextam
quoque amplectatur necesse est, si certe ratiocinio ac mente
non careat; etenim sextae synodi radix, ut ita dicam, fun-
damentum, ac firma basis, ipsa quarta est. Loc. cit., col. 82.
Ce passage témoigne d'un manque d'ordre dans les
idées et d'unité dans la composition. Après avoir
rangé les maronites parmi les partisans du IVe concile,
l'auteur se rétracte, pour ainsi dire, et fait passer le
plus grand nombre d'entre eux au camp ennemi.
Puis, pour les convaincre d'illogisme à propos du
VIe concile, il s'appuie Sur leur attachement à celui
de Chalcédoine. Tout cela est de nature à jeter un
doute sérieux sur l'authenticité de ce texte qui serait
retouché par une main postérieure, ou même inter-
polé dans l'œuvre de saint Germain. Cette hypothèse
est d'autant plus vraisemblable que le patriarche de
Constantinople ne pouvait guère ignorer les polémiques
doctrinales qui mettaient aux prises maronites et
monophysites et la fidélité des premiers à la cause
chalcédonienne. En outre, même l'authenticité de ce
passage supposée, cela ne changerait rien à nos conclu-
sions. En effet, le texte dont il s'agit, qu'il appar-
tienne réellement à Germain ou à un autre écrivain,
est en contradiction manifeste avec les faits avérés
de l'histoire du monophysisme en Syrie. D'autre
part, le patriarche de Constantinople a composé son
traité, à la demande du diacre Anthime, peu après
avoir démissionné, vers le milieu de janvier 729.
C'était donc à l'époque où la question monothélite
venait de diviser le parti chalcédonien de Syrie.
Nous avons vu comment la discussion fut portée à la
connaissance des maronites et dans quel sens elle fut
comprise par eux. Si Germain qui se trouvait à
Constantinople avait pu apprendre le fait de cette
discussion, il ne lui était guère loisible d'en saisir
les nuances. Il eût fondé son jugement sur de simples
bruits, colportés de loin par des personnes de la partie
adverse ou des gens peu ou mal renseignés sur la
nature du conflit. D'ailleurs, nous avons démontré
qu'à cette époque les maronites n'avaient pas encore
connaissance du VIe concile.
c) Dans les ouvrages de saint Jean Damascène, il
est question des maronites une première fois dans le
Libellusde recta sentenlia; puis dans la lettre à l'archi-
mandrite Jordanès De hymno trisagio. Aux deux
ouvrages, ils sont mentionnés d'un mot. Le Libellai
de recta sententia est une profession de loi. rédigée
vers 726 pour être adressée, au nom d'Élie, évêque de
Iabroud, à Pierre, métropolite de Damas. Quant à la
lettre à Jordanès. elle fut composée aprè la mort de
19
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
20
Jean de Jérusalem, survenue en 734-735. Cf. ci-dessus,
art. Jean Damascène, t. yra, col. 6<)8 et 705.
Voici le texte des deux passages relatifs aux
maronites :
El juio per sanctam, consubstantialemque et adoran-
dani Trtnitatem, absqtie muni dolo et fraude, me ita sentire,
nec aliud quidpiam prêter illa admittere, nec me commu-
nicalurum cum altero, qui (idem hanc non conflteatur,
ac prsesertim cum maronitis. Libellus de reela sententia,
P. G., t. xciv, col. 1431, n. 8.
Cnaphei (Pierre le Foulon) hoc deliramentum est qui,
ingenti tumens arrogantia, aperto, ut dicitur, capite (quod
quidem impudicarum mulicrum impudentiam exprimit)
ac si ipsismet Seraphlm sapientior foret, ac mysteriorum
intelligentior, Trisagium hymnum tanquam inelegantem
pannum quemdam, fullonum more, expurgare veritus
non est. Êtenim si te» sanetum hymnum de Filio solo
dicamus, omnis prorsus sublata est ambiguitas, atque cum
maronitis (Mapcovi'c70fj.ev) Trisagio crucifixionem adjicimus.
Verum al>sit, ut vel labiis'hoc usurpemus : propitius nobis
sit Deus ; optanda potius mors est. Aufer a me mortem
hanc; mors enim in hac olla est. Epistola ad Jordanem
archimandrilum de hymno trisagio, ibid., t. xcv, col. 34.
De ces deux textes on conclut à l'hérésie, notam-
ment au monothélisme des maronites. D'une part,
dit-on, saint Jean Damascène se trouverait d'accord
sur ce point avec nombre d'écrivains ;. de l'autre,
l'insistance avec laquelle il expose la doctrine dyo-
thélite reflète bien le reproche adressé par lui aux
maronites, ennemis du dogme des deux volontés dans
le Christ. A cette conclusion nous répondons : tout
d'abord, les deux passages invoqués contre l'ortho-
doxie maronite sont d'une authenticité fort douteuse.
Il est vraiment étrange que le Damascène parle
ainsi, sans la faire connaître au préalable, d'une popu-
lation déclarée si impie et si dangereuse pour l'ordre
social chrétien. L'hypothèse d'une interpolation est
d'autant plus probable que, pour le texte de l'épîtrc
à Jordanès, le mot MapcovEac p.ev fait absolument dé-
faut dans certains manuscrits. On y lit, à sa place,
riapoivr]CTO(i£v, c'est-à-dire « nous délirerons comme
gens ivres ». Cf. P. G., t. xcv, col. 34, n. 4; J.-S. Assé-
mani, Biblioth. juris, 1. V, p. 506-507. Le mot Ttapoivif)-
aojjiEv, ne serait-il pas plus conforme à l'idée de l'au-
teur : Cnaphœi hoc deliramentum (ky]pri[ia) est... ?. —
Assémani ajoute :
Quicumque disertis etiam verbis illius adjectionis
(Trisagio) auctor ab eodem Damasceno Petrus Cnapheus
dicatur, liquet ab ejusdem Sancti Doctoris mente et calamo
lndubitanter abfuisse To |japiovr|(TO(j.£V : eo quod nulla
maronitarum farta ab ipso legitur inter hsereticos mentio;
et, si quidem voluisset Damascenus ad eos alludere, qui
Appendicem illam excogitarunt, aut eadem abutebantur,
oportuisset eum dicere K\0«pf)O0\i.ev, aut 'IaxioSïjaOpev, de
quibus ssepe meminerat, de Cnapheo scilicet, et jacobiti»,
quorum sectarii crucifixionem Trisagio adjiciebant. Verum
quum in mss. codicibus, neque a Cnapheo, neque a Jacobo,
aut Severo formatum reperiatur portentosum verbum,
Ivvaçtsopiflei, 'Iay.woi'ojxat. £suEpi£o[/.ai, non video cur a
Maronc, quem nusquam nominavit, aut inter hœreticos
rec* nsuit, formari dcbeat.quo nullus hactenus usus legitur.
Ibid., p. 507.
Quant à la mention des maronites dans la profes-
sion de foi, rédigée au nom de l'évêque Élie, sufîra-
gant de la métropole de Damas, elle paraît également
étrangère au contexte, comme l'a si bien démontré
le même Assémani. Ibid., p. 502-505. En effet, après
avoir suivi l'énumération des six premiers conciles
œcuméniques, après avoir lu les noms de divers per-
sonnages condamnés, notamment Sergius, Cyrus,
Paul, Pierre et Pyrrhus, Macaire d'Antioche et son
disciple Etienne, on se frotte les yeux en rencontrant
les mots prsesertim cum maronitis, le Damascène
n'ayant même pas fait d'allusion aux maronites ni
avant, ni après. Ce silence devient encore plus signifi-
catif quand on constate leur absence dans les autres
ouvrages du Damascène, surtout dans ceux où il
combat sans miséricorde les divers systèmes héré-
tiques et les groupements qui s'y rattachent. Le con-
texte eût plutôt exigé cum manichœis; car, à la suite de
ce passage, Damascène ajoute :
Praeterea me subditum fore sanctse catholica: et aposto-
licaî Ecclesiae metropolis dilectissima: Christo Damasci,
atque in omnibus obsecuturum obediturumque tuœ sancti-
tati, et illis qui post eam sanctissima; ejusdem Ecclesiae
praesules erunt, neque recepturum, citra sanctitatis tuae
sententiam et jussionem, aliquem e manichœis quos tua
sanctitas proscripserit.
C'est que, à cette époque, le manichéisme était
ressuscité en Syrie sous le nom de paulicianisme. Au
rapport de Théophane (ad an. 6234), le métropolite
Pierre, ami du Damascène, qui avait reçu la profes-
sion de foi d'Élie, eut la langue coupée et fut exilé
dans l'Arabie Heureuse par ordre du calife YValîd II,
et cela pour avoir stigmatisé l'impiété des Arabes et
des manichéens. P. G., t. cvni, col. 840; cf. aussi In
dialogum contra Manichœos admonitio, ibid., t. xciv,
col. 1505 sq.; art. Jean Damascène, col. 700. Si donc
on se rappelait l'influence particulièrement néfaste
exercée par le manichéisme en Orient et le zèle déployé
par les théologiens byzantins et les empereurs eux-
mêmes à la destruction de cette redoutable hérésie, on
comprendrait mieux la parole du Damascène appli-
quée aux manichéens. Quocirca, dit Assémani, corrup-
tus a sciolis Grœculis utrobique Sancti Joannis Damas-
ceni locus, ita restituendus est : nimirum, pro Mapœ-
vr)ao[i.ev reponendum uapoiv7jo-o|i.ev, et pro 'EEa'.ps-wç
toïç Mapcovtxoaç legendum, 'EEaipÉTtoç toïç Mavi-
yaioiç. Loc. cit., 1. V, p. 510.
Au demeurant, ce n'était pas chose étrangère aux
mœurs des copistes que d'opérer dans les manuscrits
des corrections ou des additions de leur cru.
Quoiqu'il en soit de cette question d'authenticité, le
reproche que le Damascène aurait fait aux maronites
se trouve précisé dans la lettre à Jordanès : ils ajoutent
au Trisagion la formule : qui as été crucifié pour nous.
Mais il n'est pas dit qu'ils l'entendaient au sens
condamné par l'Église. Nous savons par ailleurs qu'ils
l'adressaient au Verbe incarné. C'est que les maronites
étaient des chalcédoniens et suivaient les usages de
l'Église officielle d'Antioche. Or, Éphrem d'Amid,
patriarche d'Antioche (529-545), témoigne de l'usage
du Trisagion dans son partriarcat, et son témoignage
nous a été conservé par Photius :
Libros vero varios composuit (Ephrsem), quorum in
manus meas très inciderunt. Omnia pêne opéra ejus quae
vidimus pro ecclesiasticis dogmatibus pugnant, defen-
duntque sanetum chalcedonense concilium extra oninem
esse harreticorum reprehensionem. Libro quidem primo
initio est epistola ad Zenobium quemdam scholasticum
Emisenum, Acephalorum labe infectum, missa. Propugnat
vero irrisum de infeslis atque acerbis verbis, quœ in epistola
I.eonis Romani Pontificis continentur. Praemittit vero
horum verborum disputationi usum quemdam sacri
Trisagii hymni. Etenim Zenobius, a communi segregatus
Ecclesia, colorem hune qua-sivit, quod recens divisa esset
ter sancti hymni sententia. Asserit contra Ephraemius,
eumdem hymnum Orientales Christo Jesu attribuere, et
propterea nihil peccare tametsi adjiciant : Crucifixus pro
nobis; Constantinopolitanos vero atque Occidentales, in
supremum sacratissimumque bonorum omnium fontem,
consubstantialem Trinitatem, sententiam referre ; idçirco
non sustinere illud addi : Cruxifixiis pro nobis, ne qua
passio Trinitati attribuatur. In multis enim Europaî
ditionibus pro illo : Crucifixus pro nobis, hoc reponunt :
Sancta Trinitas miserere nobis. Dibliollwca, cod. 228, P. G.,
t. cm, col. 95S.
Les maronites étaient parmi les sujets d'Éphrem,
partant, au nombre des Orientaux qui adressaient
au Christ la formule : Cruxifixus pro nobis. Ils ne
cessèrent de l'employer de cette manière, même après
21
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
22
leur séparation du patriarcat officiel d'Antioche.
L'ancien usage reste encore en vigueur; il a été
maintenu dans les livres liturgiques des maronites,
imprimés à Home avec l'autorisation du Saint-Siège.
d) Les Annales d'Eutychès (Sa'îd Ibn Batrîq),
patriarche d'Alexandrie (933-940), contiennent un
passage relatif aux origines des maronites. En voici
la traduction :
Au temps de Maurice, empereur des Romains (582-002),
il y avait un moine nomme Maron, qui affirmait en Notre-
Seigneur le Christ deux natures, une seule volonté, une seule
(ipération et une personne et corrompait la toi des hommes.
La plupart de ceux qui partagèrent sa doctrine et s'avouè-
rent ses disciples étaient de la ville de Hamah (Ematli),
de Qennesriu et d'Al-'Awàsim... On appela ses adeptes
et les partisans de sa doctrine maronites, du nom de Maron.
A la mort de Maron, les habitants de Hamah construisirent
un monastère à Hamah, l'appelèrent Daïr Maroun (cou-
vent de Maron) et professèrent la croyance de Maron.
Édit. Cheikho, i, Beyrouth, 190.">, p. 210, dans Corp. script,
chris. orient.
(le passage d'Eutychè , dit le P. Vailhé, renferme
de nombreuses inexactitudes. En effet, l'auteur semble
confondre le moine Maron avec saint Maron le contem-
porain de saint Jean Chrysostome; il fait ensuite
bâtir au vu* siècle le couvent Saint-Maron de l'Oronte,
qui existait déjà au ve; enfin, il attribue au règne de
Maurice l'éclosion du monothélisme, hérésie qui vit
le jour quelques années plus tard, en 616, sous le
règne d'Héraclius, et qui ne tomba vraiment dans le
domaine public qu'en 633 et 634. Toutes ces erreurs
sont cause qu'on ne peut s'appuyer sur un pareil
témoignage. » Op. cit., dans Échos d'Orient, 1906,
t. ix, p. 266. Du reste, les Annales d'Eutychès sont
trop mêlées d'inexactitudes et de lourdes méprises,
pour qu'on puisse leur accorder une valeur réelle.
Par conséquent, on ne saurait accepter le récit des
événements dont il n'a pas été le témoin ». Cf.
Karalevskij, dans le Dictionn. d'hist. et de géog.,
au mot Anlioche, col. 595. Par malheur, Eutychès
a servi de source d'information à bon nombre d'écri-
vains postérieurs tels que Mas'oudi, op. cit., p. 154,
Guillaume de Tyr (voir plus bas) et d'autres qui l'ont
copié sans aucune précaution.
e) Un récit de Guillaume de Tyr continue de frapper
les esprits en Orient comme en Occident :
Interea, dit-il, dura regnum pace, ut prsediximus, gau-
deret temporali (il s'agit de la trêve signée en 1180 par
Saladin), natio quaedam Syrorum in Phœnice provincia
circa juga Libani juxta urbem Biblensium habitans, plu-
rimam circa sui statum passa est mutationem. Nam cum
per annos pœne cruingentos cujusdam Maronis haeresiarehae
errorem fuissent secuti, ita ut ab eo dicerentur Maronitas,
et ab Ecclesia fidelium sequestrati, seorsum sacramenta
conficerent sua, divina inspiralione ad cor redeuntes,
languore deposito, ad patriarcham antiochenum Aimeri-
cum, qui tertius Latinorum nunc eidem praeest Ecclesiae,
accesserunt; et, abjurato errorc, quo diu periculose nimis
detenti fuerant, ad unitatem Ecclesise catholicce reversi
Mint, fidem orthodoxam suscipientes, parati Romanaa
Ecclesiae traditiones cum omni veneratione amplecti et
observare. Erat autem hujus populi turba non modica, sed
quasi quadraginta millium dicebatur excedere quantitatem,
qui per Bybliensem, Botriensem et Tripolitanum episcopa-
tus juga Libani et montis devexa, ut pra>diximus, inhabi-
tabant, erantque viri fortes, et in armis strenui, nostris, in
majoribus negotiis, quae cum hostibus habebant frequen-
tissime, valde utiles. L'nde et de eorum conversione ad fidei
sinceritatem, maxima nostris accessit Iaetitia. Maronis
autem error et sequacium ejus est et fuit, sicut et sexta
synodo legitur, qua; contra eos collecta esse dignoscitur,
et in qua damnationis sententiam pertulcrunt, quod in
Domino nostro .Jcsu Christo una tantum sit, et fuerit ab
initie, et \ ohm tas etoperatio. Cuiarticulo ab orthodoxorum
Ecclesia reprobato multa alia perniciosa nimis, postquam
a cœtu fidelium segregati sunt, adjecerunt; super quibus
omnibus ducti pœoitudine, ad Ecclesiam, ut pra-diximus.
redierunt catholicani una cum patriarcha suo et episcopis
nonnullis, qui eos sicut prius in impielate proscesserant,
ita ad vcrilatcin redeuntibus, pium ducatum praestiterunt.
Historia, 1. XXII, c. vm, P. L., t. cci, col. 855-856.
Les historiens qui, dans la suite, ont soutenu la
thèse du monothélisme maronite, se sont tous appuyés
sur le récit de l'archevêque de Tyr. Du vivant de
Guillaume, un contemporain, disent-ils, les maronites
ont abandonné l'hérésie pour faire retour à l'Église
catholique; c'est là un fait dont personne ne pourra
nier ou contester l'authenticité.
Le témoignage de Guillaume de Tyr mérite donc
d'être étudié de près. Mais, tout d'abord, qu'il nous
soit permis d'appliquer à ce texte la réponse générale
aux objections tirées des auteurs anciens. L'arche-
vêque de Tyr n'eut pas l'idée d'examiner ies docu-
ments syriaques et arabes pour trouver le sens donné
par les maronites à l'unité de volonté dans le Christ.
Il dit lui-même dans sa préface :
In hac (Historia) vero, nullam aut Gra>cam, aut Arabl-
cam habentes pra?ducem scripturam, .solis traditionibus
instructi, exceptis paucis quae ipsi oculata iide conspeximus,
narrationis seriem ordinavimus, exordium sumentes ab
exitu virorum fortium et Deo amabilium principum, qui a
regnis occidentalibus, vocanle Domino, egressi, terram
promissionis, et pêne universam Syriam in manu forti
sibi vindicaverunt. Ibid., col. 212.
Le grand historien des croisades avoue lui-même,
en propres termes, où il a puisé ses informations : il
les a prises d'Eutychès d'Alexandrie : Secuti virum
venerabilem Seith, filium Patricii, Alexandrihum
patriarcham (Eutychès d'Alexandrie, connu sous le
nom de Sa'îd Ibn Batrîq). Ibid., col. 212. S'il ne le
disait pas, du reste, il serait facile de reconnaître,
sous sa plume, les expressions mêmes que le patriarche
d'Alexandrie consacre aux origines des maronites. Le
témoignage de Guillaume de Tyr ne peut donc mériter
plus de confiance que celui d'Eutychès.
De plus, dans les cas où l'archevêque de Tyr n'au-
rait pas dû dépendre d'Eutychès, son information
n'est pas meilleure. Ainsi, il allègue le VIe concile. Or
ce concile ne dit pas mot de Maron ou des maronites.
Mais alors comment expliquer le fait de cette con-
version relatée par Guillaume comme étant survenue
de son temps? Tout d'abord, l'archevêque de Tyr ne
dit pas qu'il en a été le témoin oculaire. N'ayant pas
assisté à tous les événements qu'il raconte, il s'en
rapporte très souvent à d'autres sources d'information.
Ibid., col. 639.
La part des choses qu'il vit de ses propres yeux se
réduit à peu : Solis traditionibus instructi, exceptis
paucis quse ipsi oculata fuie conspeximus, narrationis
seriem ordinavimus. Ibid.. col. 212.
A elles seules, ces indications doivent déjà restrein-
dre la portée et la valeur probante de ce témoignage.
Mais, en passant le texte au crible d'une critique plus
serrée, l'invraisemblance du récit apparaîtra d'une
manière frappante. L'histoire a-t-elle jamais enregistré
le fait d'une conversion de tout un peuple, fort atta-
ché à ses traditions séculaires, sous la seule poussée
d'une inspiration divine, sans le concours de causes
secondaires? Pourquoi celte conversion soudaine après
plus de quatre-vingts ans d'étroites relations avec les
Croisés? Pourquoi cette conversion en pleine période
de décadence pour le royaume latin? Les Francs, dès
leur arrivée, en 1099, au pays des maronites, entrèrent
en contact avec ces derniers et trouvèrent en eux des
conseillers sûrs et des guides avertis. C'esl Guillaume
lui-même qui nous fournit ce renseignement, 1. VII,
c. XXI, col. 398-399. Les fidèles syriens du Monl-Libaii
dont Guillaume vante les qualités au 1. Vil, c. xxi,
étaient les maronites; il les signale dans les mêmes
termes, 1. XXII, c. vm. Aussi, « de tous les indigènes
23
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME
24
écrit E. Rey, ce sont ceux dont le législateur latin
s'occupe le plus; ils sont toujours présents à sa pensée,
et ils en obtiennent une situation plus favorisée que
toutes les autres populations indigènes. » Les colonies
franques de Syrie, p. 76. Les maronites qui se flat-
taient, on l'a vu plus haut, d'avoir la même foi que
les Francs se trouvaient tout désignés pour offrir leurs
services aux Croisés et obtenir cette situation privi
légiée. D'autre part, les localités indiquées par Guil-
laume étaient habitées par eux. Voir Lammens, Le
Liban, t. i, p. 83, 121, 123; t. n, p. 53-55. Aussi les
écrivains les plus avertis de l'histoire du Liban et des
maronites n'hésitent-ils pas à reconnaître en ces
derniers les fidèles Syriens du c. vu de Guillaume.
Cf. Lammens, La Syrie, t. i, p. 212; R. Ristelhueber,
Les traditions françaises au Liban, Paris, 1925, p. 49-
C'est donc un fait avéré que les maronites se trouvè-
rent ôtre en rapport avec les Francs dès 1099. Les
circonstances renforcèrent ensuite ces relations, la
grande majorité des croisés s'étant établis sur le
comté de Tripoli, dont faisait partie le territoire
maronite. E. Rey, op. cit., p. 33, n. 3, et p. 356 sq.;
R. Ristelhueber, op. cit., p. 53; G. Dodu, Histoire des
institutions monarchiques dans le royaume latin de
Jérusalem (1099-1291), Paris, 1894, p. 211.
Dès lors, peut-on concevoir que le peuple maronite
ait attendu jusqu'en 1180-1181, époque où les Francs
se trouvaient être divisés et leur royaume sur le
point de s'effondrer, pour se laisser toucher par le
souffle de l'inspiration divine et embrasser la religion
d'un maître qui avait perdu l'auréole de son prestige?
Sans parler des scandales, de la dissolution des mœurs,
qui avait même gagné le haut clergé de l'Église
franque. A parler net, il faut être dépourvu de tout
sens psychologique pour accepter le récit de pareille
conversion. Ce récit est d'autant plus invraisemblable
qu'à la veille des croisades les maronites se pro-
clamaient en parfaite communion de foi avec les
« Francs ». Voir les » Dix chapitres » adressés en 1089
par l'évêque maronite de Kaphartab au patriarche
melkite d'Antioche, fol. 85 v, que nous avons cités
plus haut.
Mais alors, comment Guillaume de Tyr a-t-il pu
nous laisser le récit d'une conversion? 11 est difficile
de rien avancer de certain. Mais puisque nous en
sommes réduits à des hypothèses, la plus vraisem-
bable nous paraît celle-ci : Le schisme qui avait
surgi à la mort d'Adrien IV (1er septembre 1159)
par l'élection de deux papes, Alexandre III et Vic-
tor IV, et qui prit fin en 1180, avait eu sa répercussion
en Syrie : les uns étaient pour le pape légitime, les
autres pour l'antipape. Guillaume de Tyr, 1. XVIII,
c. xxix, col. 741-742. Au jour de la soi-disant conver-
sion des maronites, il n'y eut vraisemblablement
qu'un acte de reconnaissance du pape légitime comme
cela avait déjà eu lieu en 1131, à la suite de la
double élection d'Innocent II et d'Anaclet II, en
présence du cardinal Guillaume, légat du Saint-Siège
en Syrie. Voir une lettre écrite en 1494 au patriarche
Simon de Hadath par le savant maronite Gabriel
Ibn Al-Qela'î (Qlaï, Bar Qlaï, Benclaius), dont un
extrait est traduit par le P. Lammens dans la Revue
de l'Orient chrétien, 1899, t. iv, p. 99-100. Dans cette
lettre, Ibn Al-Qlea'î se réfère à des pièces authen-
tiques, conservées non seulement aux archives du
patriarcat maronite, mais à Rome : 8» siège (sic),
archives ou bibliothèque de Saint-Pierre. (Douaïhi,
ms. 396, fol. 98 v°, 92 v-93 r°). Quand la nouvelle
de cet acte de soumission parvint à l'archevêque de
Tyr, celui-ci, sous l'empire de l'impression produite
par la lecture d'Eutychès d'Alexandrie, étendit la
portée de l'événement et en fit une conversion du
peuple maronite. Cette interprétation est confirmée
par l'imprécision de son récit. II consigne cet événe-
ment, comme en courant, dans un chapitre qui devait
être entièrement consacré à toute autre chose : témoin
le titre Noardini filius morilur. domino Mussulœ con-
sanguineo suo hœredilale relicto. A notre avis, une
autre explication de ce récit de Guillaume de Tyr
concorderait mal avec l'ensemble des documents et
des faits connus. Cf. Darian, op. cit., p. 309 sq.
Ce qui confirme encore notre manière de voir, c'est
une note écrite de la main d'un contemporain, le
patriarche maronite Jérémie, sur un évangéliaire
manuscrit, conservé à la Laurentienne de Florence.
Dans cette note, Jérémie raconte qu'il fut sacré métro-
polite en 1179 par la patriarche Pierre, au monastère
de Notre-Dame de Maïfouq; que, quatre ans plus tard,
mandé par le seigneur de Biblos (Biblos faisait partie
du comté de Tripoli), avec les évêques, les chorévê-
ques et les prêtres, il fut élu patriarche, puis envoyé
par eux à Rome ; que l'évêque Théodore fut chargé par
lui de gouverner le patriarcat pendant son absence
(Cod. syr. 1, fol. 6 v. Cette note a été publiée par
Étienne-Évode Assémani, Biblioth. Med. Calai.,
p. xxvni, texte syriaque, et p. 17, traduction latine).
Pas un mot de l'événement relaté par l'archevêque de
Tyr. Pourtant, un fait aussi grave que celui de la
conversion d'un peuple, aurait mérité d'avoir sa place
dans une note de ce genre. Le silence de Jérémie prend
encore une plus grande portée, si l'on considère que le
patriarche se donne la peine de signaler dans cette
note certains détails sans importance, comme le
nombre des moines de Maïfouq et les noms de quel-
ques-uns d'entre eux, et encore d'enregistrer ailleurs
d'autres faits de ce genre, tel le décès d'une religieuse.
(Voir un second évangéliaire de la Laurentienne de
Florence, cod. syr. 2, fol. 1, dans Ét.-Év. Assémani,
ibid., p. xxxm, texte syriaque, et p. 26, traduction
latine.)
En résumé, Guillaume de Tyr ne connaissait la
foi des maronites que par Eutychès. Telle qu'il la
rapporte, une conversion des maronites est invrai-
semblable, étant donné les circonstances. Son récit
s'explique par une conversion entendue au sens d'une
reconnaissance du pape légitime, et cela d'autant plus
que l'historien des croisades place cet événement
précisément à l'époque où se termina le schisme qui
avait surgi à la mort d'Adrien IV. — C'e?t Guillaume
de Tyr qui a inspiré les auteurs postérieurs, notam-
ment en Occident. Ainsi, Jacques de Vitry (f 1240)
reproduit son récit touchant les maronites, Historia
Hierosolim., c. lxxviï, dans Bongars, Gesta Dei per
Francos. Orientalis historiée, t. i, Hanovre, 1611,
p. 1093-1094. Évêque d'Acre, puis cardinal-évêque
de Tusculum, Jacques de Vitry a exercé sur les écri-
vains de son époque comme sur ceux des temps
postérieurs une grande influence. A son tour, il est
devenu une source d'information sur les origines reli-
gieuses des maronites. Cf. Marin Sanudo ou Sanuti,
dit Torsello (f après 1334), Liber secretorum fidelium
crucis super Terrœ Sanctœ recuperatione et conserva-
tione, 1. III, part. VIII, c. n, dans Bongars, op. cit.,
t. n, p. 183. Sanudo, parlant, à cet endroit, des maro-
nites, reproduit presque mot à mot Jacques de Vitry.
Cf. aussi Nie. Glassberger, annaliste franciscain du
xve siècle, qui s'approprie lui aussi les expressions de
l'évêque de Tusculum, dans Analecta Franciscana,
t. ii, Quaracchi, 1887, p. 453; Fr. Francesco Suriano
(qui visita les maronites en 1515), Il trattato di Terra
Santa et dell' Oriente, p. 68-69, notamment p. 68, n. 3.
De la sorte, la conviction se créait en Occident,
particulièrement à Borne, que l'Église marpnite était
née de l'hérésie monothélite. Et l'on voit la généalogie
de cette légende : par Guillaume de Tyr elle remonte à
Eutychàs d'Alexandrie.
■>."
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLI3ME
26
/) Enfin, un texte d'Innocent III a été souvent
exploité pour accuser d'hérésie le peuple maronite.
11 s'agit de la bulle Quia divinee sapientiœ, adressée,
en 1215, au patriarche, à l'épiscopat, au clergé et au
peuple maronites.
Divina providentia illos quos diu passa est justo judicio'
sod occulto sub quodam obscuritatis nubilo ambulare,
tandem per miserieordiam suani magnam cœlestis gratis;
rore porfusos ambulare facit per illustratam seinitam veri-
tatis : quod de Gnecorum Ecclesia, et de vobis nuper
factum novimus, et gaudemus. Nani, cura olim essetis
quasi oves errantes, non recte intelligentes unam existere
Christi sponsam atquc columbam, sanctam scilicet Eccle-
siam catholicam, unum et esse veruni pastorem, Christum
scilicet, et post Ipsum ac per Ipsum apostolum ac vicarium
ejus Petrum,... dudum transmisso a nobis ad partes vestras
bo. me. Petro, Sancti Marcelli presbytero cardinale, tune
Apostolica? Sedis legato, conversi luistis ad Pastorem
vestrum, et Episcopum animarum vestrarum. Domino
inspirante, nos universalis Ecclesiae summum Pontilicem,
ac Jesu Christi Vicarium, et matrem vestram Sanctam Ro-
manam Ecclesiam agnoscentes... Siquidem.dum esses olim
apud Tripolim coram cardinale prrcdicto, tu, Frater Pa-
triarcha, cum quibusdam tuis suffraganeis, scilicet Josepho
archiepiscopo Hassasa, et Theodoro episcopo Capharphio,
et aliis quam plurimis presbyteris, et laicis tibi subditis
constitutis, tu et ipsi pro se ac aliis prœsentibus quibusdam
episcopis, viris religiosis, ac clero, et populo tripolitano,
juxta formam solitam, qua Métropolitain obedientiam
Sedi Apostolicae repromittunt, voluntate spontanea jura-
vistis [vos] Ecclesiac Romanœ, ac nobis et successoribus
nostris, obedientiam, et reverentiam debitam, et devotam
deinceps humiliter prsestituros. Quia vero die tus cardinalis
in quibusdam intellexit vos pati defectum, illum in vobis
apostolicae auctoritatis plenitudine supplere curavit,
injungens ut amodo secundum quod Romana tenet Ecclesia
sine dubitatione credatis, quod Spiritus Sanctus procedit
a Filio, sicut procedit a Pâtre, cum sit Spiritus utriusque,
quemadmodum et sacris auctoritatibus, et certis ratio-
nibus comprobatur; et ut hanc formam baptizando ser-
vetis, quod in trina immersione unica tantum fiât invocatio
Trinitatis; ut etiam confirmationis utamini sacramento a
solis episcopis conferendo; et ne in confectione chrismatis
aliquam speciem, nisi balsamum, et oleum apponatis; et
ut quilibet vestrum saltem semel in anno sua confiteatur
peccata proprio sacerdoti, et ter ad minus in anno dévote
suscipiatis Eucharistise sacramentum; et ut duas in Christo
confiteamint voluntates, divinam scilicet et humanam;
et in altaris sacrificio non vitreis, ligneis, aut aereis, sed
stanneis, argenteis, vel aureis vasis utamini; habentes
campanas ad distinguendas horas, et populum ad Eccle-
siam convocandum. Anaïssi, Bull., Rome, 1911, p. 2-3.
Un tel document, donné par la plus haute autorité
ecclésiastique, disent les adversaires de la thèse
maronite, ne laisse plus aucun doute sur l'hétérodoxie
originelle de cette nation. Mais alors, la conversion
des maronites serait placée sous Innocent III (1198-
1216), ce qui rendrait caduc le témoignage de Guil-
laume de Tyr, selon lequel elle aurait eu lieu en 1180-
1181 sous le pontificat d'Aimeri (Amaury de Limo-
ges), patriarche latin d'Antioche. Dudum transmisso
a nobis ad partes vestras, dit Innocent III, bo. me.
Petro, Sancti Marcelli presbytero cardinale, lune Apos-
t'Ucœ Sedis legato, conversi fuislis ad Pastorem ves-
trum... Cette conversion, on le voit, aurait été accom-
plie en présence du cardinal Pierre d'Amalfi, légat
d'Innocent III. On se trouve donc fort.loin de la date
fixée par l'archevêque de Tyr. A quoi les partisans de
la conversion répondent : l'union conclue en 1180-
1181, n'a pas duré; elle a été rompue par le mauvais
vouloir du patriarche Luc, mort en 1209; le succes-
seur de ce dernier, Jérémie, s'est hâté de réparer le
mal; il s'est rendu au IVe concile du Latran et en est
reparti avec un légat pontifical, chargé de réconcilier
à nouveau l'Église maronite avec le Saint-Siège. Cf.
S.Vailhé, Origines religieuses des maronites, dans Échos
d'Orient, 1901, t. iv, p. 161.
La vérité est qu'à crtte époque, il n'y eut pas de
patriarche maronite nommé Luc. Jérémie monta sur
le siège patriarcal en 1183; c'est lui-même qui nous
l'apprend par la note écrite de sa propre main et que
nous avons citée plus haut; il était encore patriarche
en 1215, puisque la lettre à lui adressée par le pape
est de cette année; il mourut en 1230. Douaïhi, Annules,
an. 1230, fol. 39 r°; ms. 395, fol. 97 r°-101 r°.
L'histoire de cette rupture avec Rome et de la
réparation du mal par Jérémie est donc inexacte,
conjecturée pour les besoin de la cause. A lire de près
la bulle d'Innocent III, on voit que le pape n'envisage
pas dans la démarche des maronites une rétractation
d'erreurs dogmatiques ou de fausses doctrines. Il n'a
en vue que le serment de fidélité, prêté par les maro-
nites, juxta formam solitam, qua metripolitani obedien-
tiam Sedi Apostolica; repromittunt. Le chef de l'Église
maronite ne fit que jurer fidélité au Saint-Siège
comme l'avaient fait avant lui ses prédécesseurs en
1131 et 1180-1181. Point n'est question d'une profes-
sion de foi contenant la formule d'abjuration, que
l'Église impose pour la réconciliation des hérétiques.
Il y a, cependant, dans la lettre d'Innocent III,
quelques expressions qui dénoteraient un véritable
retour à l'Église catholique. Mais ces expressions
s'adressent-elles aux maronites ou bien aux grecs ?
Le pape s'occupe, dans cette lettre, et des maronites
et des grecs : Quod de Grœcorum Ecclesia et vobis
nuper factum novimus. Le thème qui fixe la pensée
pontificale le montre encore davantage. Parlant de
brebis égarées, oves errantes, le souverain pontife
comprend, sous cette appellation, les chrétiens qui ne
reconnaissent pas l'Église catholique, ni l'autorité de
Pierre et de ses successeurs. Or personne n'a jamais
reproché aux maronites un manque de soumission au
pape. Bien au contraire, la fidélité au vicaire du Christ
donne à cette nation qui vivait au milieu de peuples
non catholiques sa marque, son unité et son existence.
On a vu plus haut l'attitude qu'elle a prise et main-
tenue en face des monophysites: on a vu aussi qu'à
la veille des croisades elle proclamait encore son union
avec Rome. Mais ce qui est encore plus démonstratif,
c'est l'insistance avec laquelle le pape parle de la
procession du Saint-Esprit. Or, sous ce rapport, nul
n'a jamais élevé l'ombre d'un doute sur l'orthodoxie
de la foi maronite. Il était inévitable que la lettre
d'Innocent III, visant deux confessions entièrement
distinctes, prêtât à quelque méprise et laissât la
porte ouverte à la discussion sur la véritable pensée du
Pontife. Il faut donc faire la part de la confusion
résultant nécessairement d un tel mélange.
Le pape parle, il est vrai, des deux volontés dans
le Christ Mais il ne fait que toucher cette question
sans y insister autrement; il la place même à la suite
de certains articles de pure discipline. Ce qui prouve-
rait plutôt qu'il connaît le fond de la doctrine maronite
à ce sujet.
En outre, il reconnaît dans la même lettre la légiti-
mité du pouvoir patriarcal exercé par les prédéces-
seurs de Jérémie : Usum quoque pallii.., solitis tibi
consueludinibus approbaiis, quas tu etiam et prœdeces-
sores lui hactenus in Antiochena Ecclesia dignoscimini
habuisse, tibi, tuisque succesoribus aucloritate apostolica
indulgemus. Innocent III aurait-il tenu semblable
langage, si, vraiment, il avait vu dans les devan-
ciers de Jérémie une lignée de chefs hérétiques?
Aurait-il laissé intactes, s'il n'en avait pas admis le
fondement juridique, les prérogatives du patriarche
maronite, parallèlement à celles du siège latin d'An-
tioche, alors qu'on était si attaché au principe de
l'unité de juridiction? Or, il reconnaît à Jérémie
toute l'autorité patriarcale; il n'apporte aucune res-
triction aux prérogatives de son siège.
Mais allons plus loin : même en supposant vraie,
27
MARONITE (EGLISE), FORMATION DU PATRIARCAT
28
dans la pensée du pape, la conversion des maronites, •
celle-ci, eu égard a tous les documents, ne pourrait
être entendue que selon l'explication que nous avons
donnée ci-dessus. Le légat pontifical aurait jugé la
question suivant les apparences, sans se soucier le
moins du monde d'examiner et de comparer les divers
textes qui s'y rapportent; il aurait fondé son rap-
port sur pareille insuffisance d'information, et ainsi
l'erreur était commise.
Malheureusement, sans tenir compte des circons-
tances que nous venons de relever, on a cité la lettre
d'Innocent III en faveur de l'hétérodoxie maronite.
Bien plus, cette même lettre a été utilisée pour la
rédac ion d'autres bulles pontificales. Cf. Anaïssi,
Bull., p. 9-12; Dandini, Miss, apost., p. 98-99.
En résumé, l'accusation de monothélisme, portée'
contre les maronites, provient d'un malentendu sou-
levé, au vme siècle, entre ces derniers et les maximites,
c'est-à-dire les partisans de la doctrine dyothélite,
prêchée par Maxime le Confesseur. Cette accusation
fut ensuite répandue en Orient comme en Occident,
surtout par Eutychès d'Alexandrie, Guillaume de Tyr
et Jacques de Vitry, le premier ayant servi de source
au deuxième et celui-ci au troisième. La lettre Quia
diuinœ sapientiae d'Innocent III, mal comprise, consa-
cra, aux yeux de nombreux écrivains, l'hétérodoxie
originelle de ce peuple. Et voilà comment naquit, se
développa et s'incorpora à l'histoire la légende du
monothélisme maronite.
.. V. Formation du patriarcat maronite. — ■ Lors
de l'invasion de la Syrie par les Arabes, l'Église
officielle d'Antioche était sans patriarche, depuis la
mort d'Anastase II (septembre 609) et le nouvel
état politique ne lui permettait plus de se donner un
chef. A Constantinople, on s'inquiéta sérieusement
de cette grave question ; on alla même jusqu'à nommer
des titulaires à la métropole d'Orient. Néanmoins,
ces derniers ayant établi leur résidence dans la capitale
de l'empire, le siège d'Antioche restait, de fait, inoc-
cupé.
Cette situation se prolongea jusqu'en 702. A cette
date, il cessa d'y avoir même un patriarche nominal,
et cette vacance totale ne prit fin qu'en 742, par
l'élection d'Etienne III auquel le calife Hicham
permit de prendre possession de son siège. Voir
Duchesne, op. cit., p. 372-373; Karalevskij, dans
Diction, d'hist. et de géogr. ecclés., au mot Antioche,
col. 589-597; S. Vailhé, L'Église maronite du v» au
IX" siècle, dans Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 263-265.
Or, c'est à cette époque troublée, pendant laquelle
l'Eglise d'Antioche se débattait comme dans une sorte
d'anarchie, que les maronites prirent le parti de se
donner un chef, d'élire un patriarche. Notre source
d'information est encore Denys de Tell-Mahré. Après
avoir fait le récit d'un incident qui se produisit, vers
746, au couvent de Saint-Maron, il ajoute : « Les
maronites restèrent comme ils sont encore aujourd'hui.
Us ordonnent un patriarche et des évêques de leur
couvent. » Dans Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 467;
trad., t. ii, p. 511. A l'occasion de cet incident, le
patriarcat maronite apparaît pour la première fois
dans l'histoire. Ce passage de Tell-Mahré est le plus
ancien document certain que nous possédions sur
cette institution. Mais son origine remonte à une date
plus éloignée, à cette période, où le siège d'Antioche
était inoccupé. En effet, le mot restèrent (phach en
syriaque) fait entendre que les maronites étaient
déjà, en 746 « comme ils sont encore aujourd'hui »,
gouvernés par un patriarche et des évêques. Le fait,
grâce à ce document, est incontestable. Bien que
les origines du patriarcat maronite demeurent enve-
loppées de ténèbres, le texte de Tell-Mahré fournit
néanmoins un sérieux appui à la tradition suivant
laquelle l'établissement du patriarcat remonterait
aux dernières années du vne siècle. C'est encore le
savant patriarche Etienne Douaïhi qui nous a con-
servé cette tradition. Il a, en effet, dressé la série des
patriarches maronites depuis saint Jean Maron, le
premier de la lignée (qu'il ne faut pas confondre avec
saint Maron, fondateur de l'Église) jusqu'à lui-même
(1670-1704). Il a puisé ses renseignements, dit-il,
dans les documents suivants : Une feuille datée de
1621 des Grecs (= 1313 de J.-C), qui ;:e trouvait
parmi les papiers de son prédécesseur, Georges de
Beseb'el (t 1670); une lettre écrite en 1495 par
Gabriel Ibn-Al-Qela'î; des listes à lui communiquées
par l'évêque de 'Aqoûra, Georges Habqoûq; un
diaconicon très ancien, dans la proclamation que fait
le diacre des noms de tous les patriarches figurant aux
diptyques. Cette liste des patriarches maronites de
Douaïhi a été publiée par Rachîd Chartoûnî sous
le titre : Chronologie des patriarches maronites, Bey--
routh, 1902; elle avait été utilisée antérieurement
par Le Quien dans son Oriens Christianus, t. m, d'après
la traduction latine faite, en 1733, par Joseph Ascari,
prêtre maronite d'Alep. Cf. P. Chebli, Biographie de
Douaïhi, p. 210. La liste de Douaïhi diffère quelque
peu de celle d'Assémani, écrite en arabe, publiée et
traduite en latin par le P. Jean Notain Darauni
sous le titre : Séries chronologica Patriarcharum
Antiochise, Rome, 1881.
Les circonstances qui présidèrent à la naissance
du patriarcat rendirent cette création incontesta-
blement légitime. L'Église d'Antioche n'avait plus
de chef; les moines maronites, maîtres de la situation,
pouvaient s'en donner un; ils le firent, et l'on ne
saurait alléguer contre leur acte aucun règlement
canonique. Du reste, s'il y avait eu le moindre doute
sur la légitimité de cette institution, le Saint-Siège
n'aurait pas manqué de la condamner comme le pape
saint Martin, en 649, condamna la nomination de
Macédonius par Constantinople : Hune (Macedonium)
enim episcopum catholica Ecclesia nullo modo novit,
dit-il, non solum quod is preeter canones, in externa
regione, sine consensu et absque ullo decreto, hanc sibi
appellationem usurpavit, sed et quod consentiat hsere-
ticis... Lettre à Jean de Philadelphie dans Mansi,
Concil., t. x, col. 811. — Quapropter, dit encore le
pape, hortamur dileclionem vestram, ut ita nobiscum
semper credatis ac leneatis, devitantes omnem hœresim...
insanosque hœresum auctores... Macedonium hsere-
ticum, quem contra canones sibi finxerunt falsum
Antiochiœ episcopum prœdicti hœretici. Lettre aux
Églises de Jérusalem et d'Antioche, ibid., t. x, col. 830.
Les documents parvenus à notre connaissance nous
autorisent à croire que les patriarches maronites ont
de tout temps porté le titre d'Antioche. Voir, par
exemple, deux documents dont l'un de 1141, dans
J.-S. Assémani, Bibl.or., t. n, p. 307, et l'autre dell54,
dans Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18.
Loin de méconnaître ce droit des patriarches maro-
nites, Rome en a positivement reconnu la légiti-
mité. La bulle d'Innocent III Quia divinœ saptentiee
de 1215 nous fournit à ce sujet le plus ancien témoi-
gnage connu : Usum quoque pallii, écrivait-il au
patriarche Jérémie,... solitis tibi consueludinibus
approbatis, quas tu ctiam et prœdecessores tui haclenus
in antiochena Ecclesia dignoscimini habuisse, tibi,
tuisque successoribus auctoritale aposlolica indulgemus.
T. Anaïssi, Bull., p. 4.
La juridiction patriarcale reconnue par Innocent III
avait donc été exercée par les titulaires maronites du
siège d'Antioche avant Jérémie, qui en prit possession
en 1183.— Au témoignage deBenoîtXIV, Alexandre IV
consacre à son tour ce droit du patriarche maronite
au titre d'Antioche. Allocution au consistoire du
29
MARONITE (ÉGLISE), FORMATION DU PATRIARCAT
30
13 juillet 1744, dans Anaïssi, toc. cit., p. 294. D'ail-
leurs, eu 12,n>, le même Alexandre IV adresse de nou-
veau aux maronites la bulle Quia divinse sapientix
d'Innocent III. Anaïssi, p. 9-13. — En 1469, Paul II
témoigne de la légitimité de ces mêmes droits. Lettre
Virlutum Deus, ibid., p. 24. Puis, dans la suite, d'autres
souverains pontifes n'ont pas manqué de les proclamer
à leur tour. P. Chebli, Le patriarcat maronite d'An-
tioche, dans Reinie de l'Orient chrétien, 1903, t. vin,
p. 13S-139. — Au surplus, il fut un temps où le patriar-
cat maronite se trouvait être le seul patriarcat catho-
lique représentant la tradition liturgique et disci-
plinaire d'Antioche. Ce titre, à lui seul, n'aurait-il
pu suffire pour permettre de considérer le chef de
l'Église maronite comme héritier légitime du siège
de la vieille métropole de l'Orient?
Dès lors, comment se fait-il que le titre d'Antioche
n'ait pas été donné aux patriarches maronites par
tous les papes? P. Chebli a déjà répondu à cette diffi-
culté dans son article : Le patriarcat maronite d'An-
tioche, que nous venons de citer. Nous nous conten-
terons de reproduire sa réponse : « Je réponds, dit-il,
avec tout le respect dû aux saints pontifes de Rome,
que les difficultés des communications et l'éloignement
des lieux les empêchaient de connaître eux-mêmes cer-
taines parties de leur troupeau le plus fidèle et le plus
soumis. Ainsi, en 1513, le patriarche maronite, Siméon
de Hadeth, envoie un prêtre nommé Pierre auprès
du supérieur des franciscains de Beyrouth, afin que
celui-ci écrive au pape Léon X et lui demande la con-
firmation du patriarche et le pallium. (Cette démar-
che était motivée par l'ignorance de la langue latine.)
Arrivé à Beyrouth, Pierre voit un vaisseau prêt
à mettre à la voile pour l'Italie : il s'embarque pour
gagner du temps et profiter de l'occasion, emportant
avec lui une lettre du P. Marc de Florence, pleine
d'éloges pour les maronites et leur constance dans la
foi catholique. Mais à Rome, toutes les autorités le
regardent d'un air très étonné, ne comprennent rien
à sa demande et le renvoient en Orient pour se munir
de documents aptes à prouver la raison et la légiti-
mité de sa mission. Et le pape Léon X... écrit dans
sa bulle de 1515 au patriarche maronite : Sane cum
superiori anno Petrus maronita... ad nos venisset, et...
desiderium tuum super electione de persona tua ad
Ecclesiam maronitarum facta et a nobis confirmanda
plene inlellexissemus, per alias nostras litteras in forma
brevis tibi significavimus negotium ipsum in consistorio
nostro secrelo cum venerabilibus pairibus nostris S. R. E.
cardinalibus diligenter fuisse examinalum; sed quia
nemo, nec etiam idem Petrus, de aliqua electione vel
confïrmatione anteriori patriarchatus Maronitarum
fidem faciebat. Nos... de eorumdem fratrum consilio
nuntium ipsum ad te remillendum duximus; ut, habitis
poslea tam luis, quam apostolicis litteris alias per
Romanos Ponlifices prsedecessores noslros super hujus-
modi confïrmatione confectis, si quse apud te starent,
supplicalionibus tuis, piisque hujusmodi votis juxta
prœfatee apostolicse Sedis institutionem et consuetu-
dinem maturius et decentius satisfacere possemus.
Nuper autem idem nuntius tuus ad nos rediens, litteras
tuas arabico vulgari sermone scriplas, ac originales
litteras fel. record. Innocenta III et Alexandri IV...
nec non Eugenii IV, Nicolai V, Calisti III, ac Pauli II
romanorum Pontificum et prœdccessorum, noslorum...
Helisez, je vous prie, ajoute P. Chebli, ces paroles
étranges : Negotium ipsum..., etc., et : sed quia nemo...,
etc. ! A Rome, au xvi6 siècle, on s'intéressait si peu
à l'Orient, qu'il ne s'est trouvé personne qui parût
soupçonner, pour ainsi parler, l'existence même des
maronites ! Et l'on s'étonne, après cela, que les pauvres
maronites n'aient pas toujours, en ces siècles-là,
rempli toutes les formalités officielles vis-à-vis du
Saint-Siège! Quand on songe aux dures conditions
dans lesquelles ils se débattaient, on ne comprend
pas humainement comment ils ont survécu aux cruelles
et longues persécutions, en conservant intacte la
foi chrétienne. » Ibid., p, 140-142. Voir une autre
lettre de Léon X du 27 mai 1514, dans Anaïssi,
Bull., p. 29-30.
L'introduction des usages byzantins dans l'Église
d'Antioche élargit le fossé qui séparait en deux camps
les défenseurs du IVe concile. Connus d'abord sous
le nom de chalcédoniens, ils furent ensuite gratifiés
par leurs adversaires du sobriquet de Melkites (impé-
rialistes), à cause des liens qui les rattachaient à
Constantinople. Toutefois, ce nom de Melkite (Baa.-
Xixoç), donné déjà à Timothée Salofaciol, évêque
d'Alexandrie, mort en 482, ne fut employé en Syrie,
croyons-nous, qu'après l'arrivée des Arabes. On
le rencontre, pour la première fois, dans les lettres
du patriarche nestorien, Timothée I" (f 823). (Cité
par Cl. J. David, loc. cit., p. 378). On l'appliquait
à tous les chalcédoniens. Un écrivain du ix» siècle,
Habib Abou-Raïta, métropolite jacobite de Tagrit,
nous apprend, en effet, qu'on distinguait alors les
melkites chalcédoniens maximites et les melkites
chalcédoniens maronites. Cf. ses opuscules théologi-
ques, loc. cit., ms. 169, fol. 86 v-87 r°. Mais les premiers
se rapprochaient de plus en plus de Constantinople :
ils abandonnaient le rit et les usages d'Antioche pour
adopter ceux de Byzance. Aussi, dans la suite, l'appel-
lation melkite leur fut-elle exclusivement réservée.
Les maronites, ayant désormais leur patriarche, firent
de leur fidélité au rit et à la discipline de la métropole
de l'Orient la tessère de leur séparation d'avec les
melkites byzantinisés.
L'institution du patriarcat maronite ne fut pas
suivie tout de suite d'une organisation ecclésiastique
complète. Le patriarche était et demeura longtemps
le seul chef de tout son peuple. Sans doute, à la
tête de certaines villes, de certains bourgs, même
de monastères, on trouvait des évêques; mais ils
n'étaient, à strictement parler, que les représentants
du patriarche. Douaïhi, Chronologie, p. 23; Et.-Év.
Assémanj, op. cit., p. 18; P. Chebli, Biographie de
Douaïhi, p. 40. Telle était encore la situation à la
veille de la tenue du synode du Mont Liban (30 sep-
tembre, 1 et 2 octobre 1736). La division du patriarcal
en éparchies ou diocèses, ordonnée en 1625 et 1635
par deux décrets de la Propagande (cités par le
P. Rodota dans Cod: val. lat. 7401, fol. 217 v°), ne fut
accomplie qu'à la suite de cette assemblée conciliaire
de 1736.
L'idée religieuse ayant présidé à la constitution
du peuple maronite, il était naturel que le patriarcat
devînt son centre de ralliement, un centre à la fois
politique et ecclésiastique. Cette situation du patriar-
che fut encore renforcée par les droits temporels
que les Arabes reconnurent aux chefs spirituels des
communautés chrétiennes, et que maintinrent les
Croisés, les Mamelouks et les Turcs ottomans. Mawardi
(ou Maverdi, juriste musulman f 1058), Constitutiones
politicœ, édit. Max. Enger, Bonn, 1853, p. 252;
Recueil des hist. des croisades. Lois, t. i, Paris, 1841,
introd., p. 17, et texte, p. 26, 577; t. n, Paris, 1843,
introd.. p. 10-11, 24; Karalevskij, loc. cit., col. 594,
612, 615, 636.
Les attributions temporelles dont les chefs religieux
se trouvaient investis ont donné lieu au développement
d'un genre de littérarure juridique propre à l'Orient,
celui des Nomocanons : ouvrages mixtes où se mélan-
gent les sources du droit canonique (/.•xv6veç) et celles
du droit séculier (v6[£Ol). Les nomocanons ont précisé la
compétence des chefs religieux et donné aux patriar-
cats un tel prestige que la question confessionnelle el
31
MARONITE (HISTOIRE DE L'ÉGLISE)
32
la question nationale, dans ces pays, s'identifiaient.
La situation géographique des maronites, les luttes
religieuses et politiques qu'ils avaient eu à soutenir
ont particulièrement renforcé, chez eux, l'esprit
de nationalité; elles ont fait de la fidélité au patriar-
che la plus pure expression du sentiment patriotique.
Retranchés dans les escarpements de ses montagnes
du Liban, ce peuple a pu se créer une vie propre et
jouir, sous la haute direction de ses chefs spirituels,
d'une certaine autonomie. « Fortement groupés
autour de leur clergé et de leur patriarche, les maro-
nites constituent donc un petit peuple d'une essence
très particulière. La vallée sacrée de la Kadischa,
creusée de cellules d'ermites, les cèdres des hauts
sommets, symboles de leur vitalité et de leur indé-
pendance, et le. monastère patriarcal de Cannobin,
perché comme un nid d'aigle, résument toute leur
histoire. » R. Ristelhueber, op. cit., p. 39-40. Cette
situation particulière' des maronites donnait à leur
patriarche et à leurs évêques une indépendance et
une liberté d'action que n'avaient point les chefs
des autres communautés chrétiennes de l'Orient.
A la différence de ces derniers, les prélats maronites
ont pu se soustraire à l'obligation du firman ou
diplôme de reconnaissance officielle et d'investiture.
Il a fallu attendre la grande guerre (1914-1918)
pour les voir accepter, sous le coup de la contrainte,
l'accomplissemet de cette démarche auprès des pou-
voirs séculiers. Voir Mgr Abdalla Khoury, arche-
vêque d'Arka, Le patriarche maronite et Djemal pacha
pendant la guerre, dans la revue arabe Al-Machriq,
1921, t. xxii, p. 162-164.
Dans ces conditions, le Nomocanon maronite avait
nécessairement une grande portée. Clercs et fidèles
allaient à leurs chefs religieux pour toutes les questions
ecclésiastiques et civiles. Ils ne voulaient reconnaître
aucune autre autorité pour le règlement de leurs
affaires. On trouve encore au Liban quantité d'actes
et de sentences qui témoignent de cette pratique.
Le patriarche Paul Mas'ad (1854-1890) en a réuni
un grand nombre aux archives du patriarcat maro-
nite. Cet usage n'a commencé à disparaître qu'au
cours du xixe siècle. Voir Debs, Histoire de la Syrie,
t. vin, p. 748, 759; Darian, Les maronites au Liban,
p. 254-268. Dans la pratique, il en reste, même aujour-
d'hui, de nombreuses manifestations : on aime recou-
rir à l'arbitrage du patriarche ou d'un évêque pour
régler une affaire ou vider une querelle. Sans parler des
questions relatives au « statut personnel », qui, dans
plusieurs pays orientaux, ressortissent encore aux juri-
dictions religieuses. '
Ainsi, la vie religieuse du peuple maronite se trouve
intimement liée à sa vie civile et nationale. Elle
se confond pour ainsi dire avec elle. Il n'est presque
pas d'événement de quelque importance où l'on ne
voie paraître le patriarche. L'histoire des pontifes qui
se sont succédés sur le siège maronite d'Antioche
offre donc un intérêt particulier. Malheureusement,
de ceux des premiers siècles, on ne connaît que
les noms. Peut-être même ignore-t-on l'existence de
l'un ou de l'autre. Cela n'étonnera pas, si l'on songe
aux troubles, aux persécutions et aux guerres qu'ont
traversés les maronites de cette époque. Absorbés
par leurs épreuves, ils n'avaient guère le loisir d'enre-
gistrer les fastes de leur Eglise. Les quelques docu-
ments qu'ils rédigèrent ne furent d'ailleurs pas épar-
gnés par les tourmentes. C'est ainsi que disparurent
les œuvres des deux maronites, Théophile d'Édesse
(t 785) et Qaïs (ix-xe siècle), mentionnées, pour le
premier, par Barhebrœus, Chronicon syriacum, p. 126-
127; Histoire des Dynasties, p. 220 et, pour le second,
par Mas'oudi, op. cit., p. 154. Quant aux écrits des
siècles postérieurs, ils furent perdus en partie, pour
les mêmes raisons, et aussi à cause du peu de diligence
qu'on avait à conserver les monuments du passé.
Toutefois, les renseignements qui nous sont parvenus
permettent encore de suivre l'évolution du patriarcat
maronite dans ses grandes lignes.
II. HISTOIRE DE L'ÉGLISE MARONITE. —
Cette histoire étant mal connue et n'étant pas encore
exposée d'une manière suivie, nous croyons rendre
service en en retraçant les grands traits sous les rubri-
ques suivantes : I. Expansion des maronites du v«
au xie siècle. IL L'époque des croisades (col. 34).
III. La domination des Mamloûks (col. 40) IV. La
période ottomane (col. 50).
I. Expansion des maronites du ve au xie siècle.
— ■ Groupés, à l'origine, aux environs d'Apamée de
la Syrie seconde, les maronites se répandirent ensuite
dans la vallée de l'Oronte, notamment à Ma'arrat-
an-No'màn, à Chaïzar, à Hamah (Émath ou Epipha-
nie) et à Homs (Émèse). Maso'udi, Livre de l'aver-
tissement et de la révision, p, 153; cf. Lammens, Le
Liban, t. n, p. 50. Au témoignage de Tell-Mahré,
Annales, loc. cit., p. 492-496, et 511, d'Eutychès
d'Alexandrie, ibid., p. 210, et de Barhebrseus, Chro-
nicon ecclesiasticum, p. 269-274, Histoire des Dynas-
ties, p. 219-220, ils gagnèrent encore d'autres régions :
Mabboug (Hiérapolis), chef-lieu de la Syrie troisième
ou Euphratésienne, Qennesrîn, Alep, Al-'Awâsim
(ligne de forteresses allant d'Antioche à Mabboug,
élevées sous les 'Abbasides contre les Byzantins). Le
P. Lammens ajoute qu'il devait y en avoir un certain
nombre à Antioche et aux alentours de cette ville.
Antioche était, en effet, le chef-lieu de la Syrie pre-
mière dont faisaient partie la contrée d'Al-'Awâsim et
Cyr que Théodoret mentionne plus d'une fois quand
il parle de saint Maron. Lammens, p. 50. C'est, d'ail-
leurs, conforme à la tradition maronite.
L'arrivée des Arabes changea notablement la
situation des maronites. Ces derniers avaient à subir
désormais, avec le sort réservé aux chrétiens, les
violences redoublées de leurs ennemis religieux. Aux
premiers temps, les maximites et les jacobites jouis-
saient d'une certaine influence auprès du nouveau
maître, les uns à cause de leurs connaissances techni-
ques, les autres à cause de leur importance numérique et,
surtout, de la haine dont ils poursuivaient les Byzan-
tins. Chronique de Michel le Syrien, t. il, p. 431-432,
477, 480-483, 489, 490-491, 511: Barhebrœus, Chron.
eccles., t. i, p. 298, 367-370; J.-B. Chabot, La légende
de Mar Bassus, p. v-vn, 61; Lammens, op. cit., p. 51-
52; Le chantre des Omiades, dans le Journal asiatique,
1894 (n), p. 220-241 ; Un poète royal à la cour des Omia-
des de Damas, dans la Iïev. de l'Or, chrétien, 1903,
t. vin, p. 326; La Syrie, t. i, p. 69-71, 110, 114, 115,
117, 121, 131, 151. Ils ne manquaient pas d'employer
cette influence contre les maronites. Cf. Tell-Mahré
dans Michel le Syrien, t. n, p. 511, 492-496; Lammens,
Le Liban, t. n, p. 51, 53. Les attaques et les rigueurs
furent telles que les moines de Saint-Maron durent
demander l'appui des patriarches nestoriens, bien
vus à la cours de Bagdad; cela semble ressortir de la
réponse que leur adressa, en 791, Timothée Ier (f820),
citée par David, op. cit., p. 200-206; cf. Darian, qui
consacre un chapitre à cette réponse, La substance
des preuves p. 166-178; J. Labourt, Le patriarche
Timothée et les nestoriens sous tes Abbasides, dans la
Revue d'histoire et de littérature religieuse, 1905, t. x,
p. 390-391. Le fait d'avoir eu recours aux chefs d'une
confession hétérodoxe n'implique pas, pour les
maronites, comme quelques-uns ont voulu le dire,
une communion de foi avec les nestoriens. Les moines
persécutés, ne se trouvant pas en contact immédiat
avec les chrétiens de Perse, n'avaient pas de conflit
avec eux, partant, ils pouvaient, sans inconvénient.
33
MARONITE (ÉGLISE), ÉPOQUE DES CROISADES
solliciter l'intervention de leur patriarche auprès des
autorités civiles.
Toutefois, ce ne pouvait être qu'un palliatif. Il
i allait trouver d'autres garanties pour la sauvegarde
de la foi. Et alors, les maronites prirent le parti d'aban-
donner les riches plaines de la Syrie pour se réfugier
au Liban, de quitter les rives de l'Oronte, où pouvaient
•-épanouir les cultures les plus variées, pour des arides
montagnes aux terres informes et sauvages. H. Lam-
inens. Le Liban, t. 11, p. 29, 51-52.
L'émigration maronite ne se fit pas tout d'un coup.
Commencée dès la fin du vne siècle, elle continua
progressivement. Les maronites s'établirent d'abord
dans la région du Nord, notamment au pied du
massif montagneux des Cèdres; plus tard, ils pous-
sèrent vers le centre et le sud; et ainsi, peu à peu, le
Liban se couvrait de cette population active et labo-
rieuse. Cependant, la partie septentrionale demeura
comme le centre de leur groupement. Lammens, ibid,
p. 51-53.
Le peuple maronite avait désormais sa patrie défi-
nitive. C'est à la faveur de ces montagnes qu'il vécut
et qu'il vit toujours de cette vie simple, austère et
laborieuse. Cf. Ristelhueber, op. cit., p. 15, 38-39.
Arrivés au Liban, les maronites eurent pour pre-
mier souci d'organiser le culte. Au milieu du vme
siècle, on trouve déjà des églises maronites, telle,
par exemple, celle de Mar-Mâmâ (saint Mammas) à
Ebden, bâtie en 749. Douaïhi, Manârat El-aqdâs
^lampe du sanctuaire), t. i, Beyrouth, 1895, édit.
Chartoùnî, p. 103. Les nouveaux venus se trouvèrent
en contact avec les populations indigènes aussi bien
qu'avec certains éléments étrangers comme les
Djarâdjima; ils les- absorbèrent pour ne plus faire
qu'une seule nation. Lammens, Le Liban, t. n ,
p. 53-54; La Syrie, t. i, p. 81-82.
La destruction du monastère de Saint-Maron et
le transfert de la résidence patriarcale au Liban acti-
vèrent encore davantage le mouvement d'immigra-
tion. Les maronites, se répandant dans le pays des
cèdres, y plantèrent la croix et firent de ce massif un
autel chrétien.
Néanmoins, une partie d'entre eux s'établit ailleurs.
En effet, les documents de la première moitié du
xne siècle nous révèlent l'existence de monastères
maronites dans l'île de Chypre. Voir dans J.-S. Assc-
mani, Bibl. orient., t. i, p. 307, et dans Ét.-Év.
Assémani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18, la reproduction
de notes écrites, en 1121,1141 et 1154, sur des mss.
conservés à la Vaticane et à la Laurentienne de Flo-
rence; cf. aussi Chebli, Biographie de Douai hi, p. 37.
A quelle époque remonte la fondation de ces monas-
tères? Probablement au ixe siècle, à la suite de la per-
sécution générale qui eut lieu, sous Al-Mamoun (813-
B33), en Syrie et en Palestine. Bon nombre de chrétiens
et d'ecclésiastiques se réfugièrent alors à Chypre,
située à quelque cent kilomètres de la côte libanaise.
Karalevskij, loc. cit., col. 599.
Au xic siècle, on trouve une communauté maronite
établie dans la région d'Alep et gouvernée par un
évèque, Thomas de Kaphartab (voir ci-dessus,
col. 15), et nous savons qu'en 1140 un chef maronite,
Simon, prit Aïntâb qui se trouve au Nord d'Alep.
Rôhricht, Geschchite des Kônigreichs Jérusalem (1100-
1201), Inspruck, 1898, p. 220, n. 6; voir aussi
Lammens, Le Liban, t. u, p. 55.
Ces indications suffisent à montrer l'expansion des
maronites en Syrie et ailleurs. Toutefois, ce fut au
Liban que la grande majorité se fixa; c'est là que
s'établit le centre de la vie nationale et ecclésiastique.
Les maronites avaient espéré pouvoir trouver à la
faveur de la montagne une paix religieuse complète.
Mais cette paix ne fut qu'intermittente et relative.
DICT. DE THÉOL. CATHOL,
« Arrivés dans le Liban septentrional, peu avant les
Mardaïtes, au vnr siècle, ils y avaient mené une
existence précaire, persécutés, décimés par les 'Abba-
sides (750-1098), jusqu'à l'arrivée des Croisés, cepen-
dant que leurs communautés, demeurées dans les
plaines et les cités riveraines de l'Oronte, achèvent
lentement de se dissoudre » Lammens, La Syrie, t. n.
p. 1G.
IL L'époque des croisades. — « La Syrie, dit
.M. Ristelhueber, fut pendant plusieurs siècles trans-
formée en un vaste champ clos. Centre de l'empire
arabe et du monde musulman sous les Oméyades, elle
ne fut plus, sous les Abbassides, par suite du transfert
de leur capitale de Damas à Bagdad, qu'une simple
province livrée par son éloignement à toutes les intri-
gues et à toutes les agitations. Elle devint une proie
que, dans une mêlée terrible et extraordinairement
confuse, les Bédouins, les empereurs byzantins
reprenant l'offensive, les Turcs Seldjoucides et les
Croisés disputèrent tour à tour aux Khalifes Fatimites
du Caire. Sans cesse prise et reprise, la Syrie fut, pen-
dant trois longs siècles, mise à feu et à sang. A travers
des vicissitudes dont l'histoire offre peu d'exemples,
et qu'elle devait à sa situation de « carrefour des
nations », tantôt morcelée, tantôt unie, elle changea
plusieurs fois de maîtres, mais toujours ses conqué-
rants éphémères s'y installaient en guerriers et non
en colons. En présence de ces luttes continuelles, les
maronites renforcèrent leur organisation militaire
afin de maintenir leur autonomie relative. Et c'est
ainsi que les grands propriétaires du Liban furent
amenés à prendre de plus en plus le caractère de chefs
qui combattaient à la tête de leurs paysans, devenus
leurs soldats : l'aristocratie terrienne se transforma
en l'aristocratie militaire des Émirs et des Cheiks.
Cette évolution ne fut, en définitive, qu'une adapta-
tion des mœurs féodales et patriarcales aux impérieu-
ses exigences de ces temps singulièrement troublés.
Obligés de lutter pour sauvegarder ce qui leur restait
d'indépendance, les chrétiens du Liban sentirent la
nécessité d'unir plus intimement leurs efforts en se
groupant davantage et de se choisir parfois un chef
unique afin de mieux coordonner leur défense. Tandis
que la Syrie retentissait du fracas des armes, la plu-
part des événements qui se déroulaient autour d'eux
ne parvinrent guère à modifier sensiblement la situa-
tion des montagnards maronites. L'un cependant
produisit parmi eux une répercussion considérable :
ce fut l'arrivée des Croisés. » Op. cit., p. 19-20.
Les maronites, nous l'avons démontré, allèrent
dès la première heure au devant des Croisés. On devine
l'immense joie qui les saisit à la vue de leurs frères
d'Occident, vers lesquels ils avaient toujours tourné
leurs regards et leurs pensées. Guides dévoués, coura-
geux et expérimentés, archers habiles, ils furent pour
les Croisés des auxiliaires particulièrement utiles.
« Entre maronites et Francs, dit le P. Lammens, régna
toujours la plus grande cordialité. » La Syrie, t. î,
p. 248. Cette cordialité s'explique aisément quand on
pense que les maronites se considéraient comme en
parfaite communion de foi avec l'Église latine : Tho-
mas de Kaphartab l'affirmait à la veille des Croisades
(voir plus haut, col. 16). On trouve encore une nou-
velle preuve de cette conviction des maronites dans
la facilité avec laquelle ils se prêtaient à l'adoption
de certains usages latins comme le port de l'anneau,
de la mitre et de la crosse par les prélats, alors que les
autres chrétiens d'Orient n'en voulaient rien enten-
dre. Jacques de Vitry, c. lxxvii, dans Bongars, t. i,
p. 1094.
Cette identité de loi amena de, bonne heure les
maronites à fréquenter les églises latines et a y célé-
brer sur les autels et avec les ornements du clergé
N. — 2
35
MARONITE (ÉGLISE), ÉPOQUE DES CROISADES
36
d'Occident. Voir la lettre de Fr. Gryphon, écrite de
Rome aux maronites en 1469, citée par H. Lammehs,
Frère Gryphon, dans ia Revue de l'Orient chrétien,
1899, t. iv, p. 94-95. C'est, sans doute, à cause de cette
communion de foi qu'une place privilégiée leur était
réservée dans l'organisation des États latins. « Venant
de suite après les Francs, ils se trouvaient placés avant
les jacobites et les arméniens, qui eux-mêmes précé-
daient les grecs, les nestoriens et les abyssins. Ils
étaient admis dans la bourgeoisie, faveur les autori-
sant à posséder des terres et même à jouir de certains
privilèges dont bénéficiaient les bourgeois francs. »
R. Ristelhueber, op. cit., p. 58. Au rapport de Guil-
laume de Tyr, 1. XXII, c. vin, l'Église maronite
comptait à cette époque près de 40 000 fidèles. Dans
ce chiffre, faut-il compter les femmes? Il nous semble
que non. En effet, la coutume était alors, en Syrie,
comme elle est resté ensuite durant de longs siècles,
de ne pas comprendre l'élément féminin dans le
recensement de la population.
Un des résultats des croisades fut d'ouvrir aux ma-
ronites le chemin de Rome. Leur patriarcat ayant été
formé pendant que toute communication avec l'Occi-
dent leur était coupée, ils n'avaient guère pu jusque-là
entretenir de relations avec le Saint-Siège. Le prin-
cipal document qui nous indique les premiers rapports
établis, grâce aux croisades, entre Rome et l'Église
maronite, est une lettre de Gabriel Ibn-Al-Qe!a'î
au patriarche Simon de Hadath. Gabriel écrivit à ce
dernier, en 1494, pour le presser de demander, au
plus tôt, la confirmation pontificale de son élection,
faisant valoir à ce sujet la tradition maronite. « On
ne peut m'objecter, dit-il, que cette coutume est une
innovation, inventée par moi. Plus de quinze lettres
de papes, munies de leurs sceaux, me rendent témoi-
gnage et sont encore conservées aux archives de votre
couvent. On y lit des professions de foi, vieilles de
282 ans et plus. Votre propre profession de foi se
trouve à Rome où elle fut apportée par Gryphon et les
FF. Alexandre et Simon. Le Fr. Jean, supérieur de
Reyrouth, délégué de votre patriarche Jean Al-gàgî,
avait fait de même au concile de Florence, et avant lui
Aiméric des frères prêcheurs et le cardinal Guillaume,
légat du pape auprès de votre peuple. Les principaux
du clergé et de la nation, le patriarche, pour lors Gré-
goire de Hâlât (de la premièe moitié du xiie siècle), se
réunirent en sa présence : tous attestèrent par écrit
et jurèrent de demeurer invariablement attachés au
siège de Rome. Lorsque le roi Godefroy, après la prise
de Jérusalem, envoya porter cette nouvelle à Rome,
à ses ambassadeurs s'étaient joints des envoyés du
patriarche Joseph Al-gargasî, et ils lui rapportèrent
une crosse et une mitre. Du temps de la reine Cons-
tance (femme de Robert, roi de Sicile), on commença
au Liban à sonner les cloches, selon l'usage de l'église
occidentale : jusque-là on n'avait employé pour appeler
aux offices que des morceaux de bois comme les Grecs.
Quand cette princesse acheta pour 80.000 dinars à
Jérusalem l'église de la Résurrection, le tombeau de
Marie, le mont des Oliviers et le sanctuaire de Beth-
léem, elle donna aux maronites la grotte de la Croix
et plusieurs autels dans les autres églises de la Ville
sainte, leur permettant de célébrer sur les autels des
Francs et avec leurs ornements, ajoutant en outre
une confirmation pontificale de tous ces privilèges.
Et dans une réunion de maronites, tenue à Jérusalem,
tous s'engagèrent solennellement à rester fermement
unis à la communion romaine... » Traduction du
P. Lammens, Frère Gryphon, ibid., p. 99-100. Les
renseignements contenus dans cette lettre sont trop
précis pour être controuvés. D'ailleurs, Ibn-Al-Qela'î
indique ses sources d'information : les archives du
patriarcat maronite et celles de Saint-Pierre de Rome.
Voir plus haut, col. 23. En outre, la vivacité de sa
narration suppose que les faits relatés par lui sont
assez connus pour que personne ne songe à les nier
ou même à les contester. S'il en était autrement, il
n'aurait pas choisi une telle base pour son argumen-
tation. Au demeurant, quelques-uns de ces faits,
attestés d'ailleurs par Jacques de Vitry, ont été illus-
trés par certaines peintures qui ornaient les absides
des deux églises maronites de Ma'âd et de Bhadidat.
Ces peintures, antérieures au patriarche Jérémie (élu
en 1183), représentaient saint Alaron et saint Cyprien
revêtus du pallium et portant chacun une mitre. Elles
existaient encore au temps de Douaïhi (f 1704); il
nous le dit lui-même, Défense de la nation maronite,
dans Chartoûnî, Histoire de la nation maronite, Rey-
routh, 1890, p. 368 n. Les anciens du village de Ma' ad
affirmaient, il y a quelques années, au P. Lammens
que, si l'on ôtait les décombres de leur église, on
retrouverait, entre autres peintures, le portrait de
saint Jean Maron. Le Liban, t. i, p. 87.
Une histoire de l'Église maronite à cette époque
serait trop incomplète si elle n'indiquait pas la liste
des patriarches. Nous avons au xne siècle Joseph Al-
gargasî, Pierre, Grégoire de Hàlât, Jacob de Râmât,
Pierre, Jean de Lehphed, Pierre, Jérémie Al-'Am-
chitî. Pour aucun, sauf pour Jérémie, nous ne con-
naissons la date exacte de l'élection et du décès. —
Le premier est mentionné dans la lettre d'Ibn-Al-
Qela'î, citée plus haut. Il reçut d'Urbain II une lettre
qui se trouvait encore, sous le pontificat de Douaïhi
(t 1704), aux archives de la résidence patriarcale de
Qannoûbîn. Douaïhi, cité par Chartoûnî dans la
Chronologie des patriarches maronites, Beyrouth, 1902,
p. 21, n. 2. — Le nom de son successeur est consigné
dans une note écrite en 1432 de l'ère des Grecs (= 1121
de J.-C.) au fol. 262 d'un ms. syriaque qui, au temps de
Douaïhi, était conservé à Qannoûbîn, mais qui,
depuis, fut transporté par Assémani à la Bibliothèque
vaticane. Bibl. orient., t. r, p. 307 et 611-612; Douaïhi,
Chronologie, p. 21-22. Il figure aussi dans une inscrip-
tion syriaque faite au-dessus d'une fenêtre de l'ancien
couvent de Meïphouq ou Maïfouq. Voir P. Chebli,
dans la Revue biblique, 1901, t. x, p. 588-589. — Le
souvenir de Grégoire de Hàlât se perpétue grâce à la
lettre d'Ibn-Al-Qela'i, que nous venons de citer, et à
une inscription syriaque de l'église de Râmât, repro-
duite par Renan, Mission de Phénicie, 1864, p. 249.
— ■ Le pontificat de Jacob de Râmât est attesté dans
une note écrite de sa main, en 1452 (= 1141), sur le
ms. syriaque cité ci-dessus. Assémani, Bibl. orient.,
t. i, p. 307; Douaïhi, Chronologie, p. 22-23. — Jacob
eut pour successeur Pierre. Voir une note écrite en
arabe en 1465 des Grecs (= 1154 de J.-C.) sur l'évan-
géliaire syriaque n. 1, conservé à la Laurentienne de
Florence, fol. 7. Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. xxvm-
xxix et 18; cf. Darian, La substance des preuves,
p. 302-303. — - Pierre fut remplacé par Jean de Leh-
phed, auteur d'une anaphore syriaque, connue sous
son nom. Assémani, Bibl. or., t. i, p. 522; Douaïhi,
Chronologie, p. 23-24. — • Après Jean de Lehphed
vient un autre Pierre, qui, en 1490 ( = 1179), conféra
l'épiscopat à son futur successeur, Jérémie Al-'Am-
chitî, élu, en 1183, au siège d'Antioche. Voir ci-dessus,
col. 24, la note écrite par Jérémie lui-même. C'est
le premier patriarche qui fit en personne la visite
ad limina, en 1213. Il assista au IVe concile du Latran.
Le souvenir de sa présence dans la ville éternelle a
été perpétué à Saint-Pierre du Vatican par une pein-
ture le représentant comme ayant opéré un miracle.
Cette peinture, restaurée en 1655 par ordre d'Inno-
cent X, se trouvait encore à Saint-Pierre lorsque
Douaïhi était à Rome. Douaïhi, ms. 395, fol. 98 r°
et v°, et 99 r°. Cf. Mansi, Concil., t. xxn, col. 1071.
;;,
MARONITE (ÉGLISE . ÉPOQUE DES CROISADES
38
C'est sous son pontificat qu'Innocent III adressa à
l'Église maronite la bulle Quia divins sapientiœ.
De retour au Liban, il s'employa à une œuvre de
réforme liturgique, notamment à la réforme du Pon-
tifical des ordinations. Voir la lettre d'Ibn-Al-Qela'l
dans Doualhi, ms. 395, fol. 98 r° ; la bulle d'Inno-
cent III Quia divinse sapienlix; la même bulle envoyée
aux Maronites, par Alexandre IV, dans T. Anaïssi.
Bullar., p. 2-13; P. Dib, Étude sur lu liturgie maronite,
Paris (1919) p. 171. Il mourut en 1230. Douaïhi, Chro-
nologie, p. 24.
Au xiir siècle, nous trouvons, après Jérémie.
Daniel de Schâmàt, Jean, Simon, Jacob, Daniel de
Hadschit. Luc. — Daniel de Schâmàt fut élu en 1541
(= 1230); il vivait encore en 1236. Douaïhi, Chro-
nologie, p. 25. — Nous n'avons aucune date du pon-
tificat de Jean. Douaïhi atteste son existence en se
fondant sur les archives patriarcales. Annales, fol. 39;
Chronologie, p. 20, 24, 25. — Quant à Simon, il était
patriarche en 155(3 (= 1245) et vivait encore en 1277
comme il appert de deux notes citées par Douaïhi,
Chronologie, p. 25. Il reçut plusieurs lettres pontifi-
cales dont la première De supremis cœlorum (9 août
1246), à l'occasion d'une mission apostolique en Orient,
confiée à Fr. Lorenzo da Orte. Voir plus loin, col. 38.
Puis, en 1256 Alexandre IV lui adressa de nouveau, à
lui. à l'épiscopat, au clergé et au peuple maronites, la
bulle Quia divinse sapientiœ qu'Innocent III leur avait
déjà envoyée. Anaïssi, Bull., p. 9-13. ■ — Le nom de
Jacob, successeur de Simon, nous est donné par une
inscription syriaque gravée, en 1746, au-dessus d'une
fenêtre de l'ancien couvent de Meïphouq. Cf. Chebli,
dans Revue biblique, 1901, p. 209; Ghabriel, Histoire
t. ii, 1" part. p. 209. — Daniel de Hadschit lui succéda
et, au rapport de Douaïhi, il reçut, en 1280, la bulle de
confirmation, reproduction de celle d'Innocent III
Quia divinse sapientiœ. Au reste, son portrait, placé
dans l'église de son village de Hadschit, le représen-
tait à genoux, revêtu des ornements sacrés et du pal-
lium pontifical, la mitre sur la tête et l'anneau à la
main, et recevant de l'apôtre Pierre le bâton pastoral.
Douaïhi, Chronologie, p. 26; Défense, dans Chartoûnî,
op. cit.. p. 374, n. 1. — Enfin, Luc aurait succédé à
Daniel en 1283. On ne connaît pas d'une manière
certaine le nom de son successeur. Douaïhi, Chrono-
logie, p 17-18; Ghabriel, loc. cit., p. 210-212.
Il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici une erreur
commise dans la lecture d'une inscription syriaque de
1277, se trouvant dans le mur de l'église du couvent
de Meïphouq. Douaïhi la cite — ■ il n'a pas dû la voir
lui-même — ■ pour donner le nom du patriarche qui
succéda à Simon. Chronologie, p. 25-26. Renan, qui
n'est pas allé à Meïphouq, avait eu entre les mains
deux copies de cette inscription. Mais celle qu'il repro-
duit dans sa Mission de Phénicie, p. 253-254, est
semblable au texte de Douaïhi. Voici la traduction
qu'il en donne : « Au nom de Dieu, vivant éternelle-
ment, en l'année 1588 de l'ère des Grecs, a été ter-
miné ce temple jacobite de la mère de Dieu; qu'elle
prie pour nous... » p. 254-255. Douaïhi a lu dans le
mot jacobite le nom du patriarche Jacob qui succède
à Simon. Mais d'autres en ont conclu que le couvent
de Meïphouq aurait été un centre monophysite.
I.ainmens, Fr. Gryphon, ibid., p. 87. Or, l'inscription
porte, on peut encore le constater aisément, 'Mourio
(construction) et non pas ya'qouboïo (jacobite). Il
faut donc traduire : « Au nom de Dieu... a été termi-
née cette construction du couvent de la mère de Dieu... »
Chebli, dans la Revue biblique, 1901, p. 588. Le copiste,
ayant remplacé le mot couvent par celui de temple,
a supprimé le dûlath, signe du génitif, qui doit subor-
donner couvent à construction. Malgré cela, tel qu'il
est reproduit par Douaïhi et par Renan, le texte n'est
pas conforme aux règles de la grammaire syriaque.
Les croisades donnèrent lieu, entre Rome et la
Syrie, à de fréquentes allées et venues. Nous avons
cité certaines lettres pontificales adressées, durant
celte période, aux maronites. Il y en eut certaine-
ment d'autres que nous ignorons encore. En effet, au
rapport d'Ibn-Al-Qela'i, les archives patriarcales
contenaient, en 1494, plus de quinze lettres envoyées
par le Saint-Siège. Ci-dessus, col. 35. Nous n'en con-
naissons que huit ou neuf. Les relations des papes avec
les maronites ne se limitèrent pas à l'échange des
.ettres. Il y eut aussi, de part et d'autre, un échange
de missions. Ainsi, les catholiques du Liban reçurent
plus d'une fois la visite de légats pontificaux. Ce fut
d'abord le légat d'Innocent II, puis celui d'Inno-
cent III. Cf. plus haut, col. 23,25. En 1246, à la suite
du Ier concile de Lyon, Innocent IV chargea un frère
mineur, Lorenzo da Orte, de visiter en son nom diverses
Églises orientales et de régler certaines questions.
Le pape annonça cette légation par la lettre De supre-
mis cœlorum du 9 (et non pas du 6 )août 1246, adressée
aux chefs respectifs de ces Églises. Voir cette lettre
et d'autres documents pontificaux concernant cette
mission dans Sbaralea, Bullar. francise, t. i, p. 421-
422, 460-461, 475. Cf. Potthast, Regesta pontif. rcman.,
t. ii, n. 12546, 12630, 12636, 12637; Golubovich,
Biblioteca, t. i, p. 215-216; t. n, p. 349-350. Les
maronites étaient compris dans cette mission; à
cette fin, le pape envoya un exemplaire de sa lettre
à leur patriarche. Sbaralea, p. 422 C'est de cette
mission que datent les premières relations de l'Église
maronite avec l'Ordre de Saint-François. Golubovich,
Biblioteca, t. ir, p. 349-350.
L'action du cardinal Pierre d'Amalfi, légat d'Inno-
cent III, marque le début d'une latinisation officielle
de la discipline maronite. Innocent III écrivait en
effet : '
Quia vero dictus cardinalis, in quibusdam intellexit vos
pati defectum, illum in vobis apostolica; auctoritatis ple-
nitudine supplere curavit, injungens... ut hanc formam
baptizando servetis, quod in trina inimersione unica tantum
fiât invocatio Trinitatis; ut etiam corifirniationis utamini
sacramento a solis episcopis conferendo; et ne in confec-
tione chrismatis aliquam speciem, nisi balsamum et oleum
apponatis... Quse omnia vos, tanquam obedientise filii,
dévote ac humiliter recepistis. Nos autem approbantes
praescripta, et inviolabiliter observari mandantes, vos
Fratres et Filios, quos débita charitate in Domino amplexa-
mur, cum Ecclesiis in vestris provinciis constitutis, sub
Beati Pétri et nostra protectione suscipimus, et prœsentis
scripti privilegio communimus, statuentes, ut pontifices
in Maronitarum terminis constituti vestibus et insigniis
pontificalibus sibi congruentibus juxta morem Latinorum
utantur, Ecclesia? Romanse consuetudinibus se in omnibus
studiosius conformantes. Anaïssi, Bullar., p. 3-4.
Alexandre IV et Nicolas III, nous venons de le
voir, adressèrent de nouveau la même lettre aux
maronites. Devant ces instances pontificales, les
patriarches, comme Jérémie, Daniel de Hadschit,
eussent voulu appliquer les instructions venues de
Rome; ils tentèrent de les mettre en pratique. Douaïhi,
ms. 395, fol. 98 ; Chronologie, p. 26. Mais, en fait,
la réalisation de cette réforme conçue dans un esprit
de latinisation, préparée par l'action des Croisés, se
réduisit surtout à quelques détails extérieurs et
d'importance secondaire, nous le verrons plus loin.
L'époque des croisades produisit une véritable
renaissance dans l'Église maronite. Les monuments
de l'art religieux nous en fournissent la preuve. « Si
l'on excepte la période romaine, à aucune autre,
l'art de la construction n'a déployé autant d'activité
en Syrie. Dans les ports, chaque colonie marchande
voulait posséder au moins, une église, ses caravansé-
rails, ses bains. De cette époque datent lis nombreuses
39
MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS
40
églises souvent monumentales, ensuite les forteresses
qui couvrent le pays. » H. Lammens, La Syrie, t. I,
p. 2.Ï1-2G2. Les maronites ne restèrent pas étrangers
à cette activité artistique. « j.es églises de Ilattoun,
Meïphouq, Ilelta, Scheptïn, Toula, Bliadidat, Ma' ad,
Khoura, Semar-Jebaïl appartiennent à un art syrien,
issu du byzantin, et elles offriront un curieux sujet
de recherches à celui qui entreprendra l'étude de l'ar-
chéologie syrienne médiévale du Liban. Hattoun et
Meïphouq possèdent, en outre, des inscriptions syria-
ques dont une nous donne la date de la construction de
Notre-Dame de Meïphouq, où elle se trouve, et qui fut
terminée en 1276. L'église de Ma'ad, ainsi que celles
île Bliadidat, de Kafar Schleiman et de Naous renfer-
ment des peintures syriennes bien conservées, et d'un
grand intérêt, car, de leur étude résultera, dit M. R'enan,
un complément important à l'histoire de l'art byzan-
tin. » Rey, Les colonies jranqu.es de Sijrie, p. 79; cf.
Renan, op. cit., p. 240, 252-253; H. Lammens, Le
Liban, t. i, p. 81-99. L'église de Bliadidat, dit Renan,
« est digne d'attention. Elle est ancienne, et les pein-
tures dont elle est ornée à l'intérieur peuvent passer
pour un des spécimens les plus précieux de l'art syrien.
On y distingue surtout des chérubins portant le tris-
agion en beau caractère estranghélo. » Op. cit., p. 236.
— ■ Ajoutons encore à ces églises celles de Reschkida,
de'Abdelleh, de Schàmàt, d'Eddé et de Saint-Georges
d'Ehden. Lammens, Le Liban, t. i, p. 84, 85, 87, 89,
90, 91; Renan, p. 227, 229, 234.
Ces indications suffisent pour montrer l'importance
de l'évolution à laquelle donna lieu le contact des
Croisés.
La chute de Jérusalem (1244) détermina l'entrée
en scène de saint Louis, roi de France. La figure de
Louis IX reste très populaire parmi les maronites,
et le souvenir de son passage en Syrie est entouré,
maintenant encore, de touchantes et prestigieuses
légendes. Ristelhueber, op. cit., p. 73-76. En 1254,
saint Louis se décida à rentrer en France. Les prin-
cipautés chrétiennes se trouvaient alors dans un état
fort précaire : son départ marqua le début de leur
rapide disparition. Les Francs formaient déjà au
Liban u.i groupe très nombreux; leurs compatriotes
que refoulait l'invasion ennemie vinrent les y rejoindre.
Ils accouraient vers les montagnes, persuadés qu'ils
trouveraient un cordial accueil auprès des maronites.
De fait, ceux-ci ne manquèrent pas de répondre à leur
confiance; ils leur offrirent la plus large hospitalité.
Alexandre IV rend témoignage au dévouement des
maronites en cette occasion. (Cité par Benoît XIV
dans l'allocution conslstoriale du 13 juillet 1744.)
Les Francs, ayant organisé au Liban un centre de
défense, essayèrent d'y tenir. Mais leur résistance ne
put se prolonger longtemps. La colère du sultan
d'Egypte, Baïbars, sévit contre les montagnards.
En 1267, le Haut-Liban fut désolé par les incursions de
ses troupes. « Les troupes, raconte Makrizi (historien
arabe, 1364-1442), forcèrent plusieurs cavernes et
vinrent présenter au sultan les prisonniers et le butin.
Ce prince commanda de décapiter les captifs, de
couper les arbres, de démolir les églises. » Cité par le
P. Goudard, La sainte Vierge au Liban, p. 302.
Devant la poussée sarrasine, les Francs furent obligés
d'abandonner peu à peu les derniers vestiges de leur
domination. Les châteaux tombèrent les uns après
les autres. En 1277, « seules les places de Margat,
Tripoli, Sagette et Acre résistaient encore. Ce ne
devait plus être pour bien longtemps. A partir de
1288, chaque année marqua la chute d'une nouvelle
ville. Dernier rempart de la conquête latine, Saint-
.lean-d'Acre succomba peu après Baruth (1291). »
Ristelhueber, op. cit., p. 78. Les maronites groupés
autour de leur patriarche, établirent à Hadelh (Liban
nord) le centre de leur résistance. Mais le patriarche
lui-même fut bientôt capturé et l'envahisseur considéra
cette prise comme « une conquête plus importante que
celle d'une forteresse considérable. ■ Ms arabe de
Paris 1704, fin du xine siècle, fol. 94 r°-95 r°.
La perte des seigneuries latines lit tourner les regards
des vaincus vers l'île de Chypre, acquise aux environs
de 1192 par Guy de Lusignan. Ce dernier ouvrit les
portes de l'île non seulement aux Francs chassés de
leurs domaines, mais aux chrétiens de Syrie, qui,
molestés par le vainqueur, cherchaient ailleurs un
refuge. Beaucoup de maronites suivirent le mouvement
d'émigration vers Chypre. Ces derniers « ne se mêlèrent
pas aux habitants de l'île. Le séjour des villes, dont
ils n'avaient pas l'habitude, les effrayait. Ils préfé-
rèrent se rendre sur les hauteurs au nord de Nicosie,
et là, dans un cadre qui leur rappelait leurs montagnes
du Liban, ils vécurent entre eux, se livrant à la culture
et gardant leurs mœurs simples et familiales. Encou-
ragée par les rois de Chypre, leur colonie ne tarda pas
à devenir prospère et relativement nombreuse : elle
aurait compté jusqu'à soixante-douze villages. »
Ristelhueber, op. cit., p. 72-73; voir encore, p. 309.
Cf. aussi Assémani, Bibl. or., t. iv, p. 433; Le Quien,
Oriens christianus, t. ni, col. 83-84; Rôhricht-Meisner,
Deutsche Pilgerreisen nach den Heiligen Lande,
Berlin, 1880, p. 52; Lammens, Le Liban, i. n,
p. 56; La Syrie, t. n, p. 1 ; De Mas-Latrie, Histoire de
l'île de Chypre sous le règne des princes de la maison de
Lusignan, t. i, Paris, 1861, p. 109-110. Au rapport
d'Etienne de Lusignan, ils formaient dans l'île, après
les grecs, la communauté la plus nombreuse. C.horo-
grafia e brève historia universale dell'isola de Cipro,
Bologne, 1573, p. 34, cité par A. Palmieri dans l'art.
Chypre {Église de), t. u, col. 2462. Aussi fut-il néces-
saire de leur donner un évêque de leur rit. En eiïet,
nous savons qu'en 1340 il existait en Chypre un
évêque maronite. Le Quien, loc. cit., col. 1208. L'émi-
gration de ce peuple vers Chypre ne s'arrêta pas avec
la perte de l'île par les Lusignan. Sous les Vénitiens,
ils y allaient encore de toutes les parties du Liban,
Douaïhi, Annales, fol. 74 v°-75 r°, Chebli, Biographie de
Douai hi, p. 38-39, jusqu'à l'invasion des Turcs
(1507-1571), qui réduisit considérablement leur colo-
nie, comme nous le verrons plus loin.
L'émigration maronite se porta aussi vers l'île de
Rhodes. Ce fut probablement lorsque, après les croi-
sades, les Hospitaliers allèrent y établir leur centre
d'action. Lammens, Le Liban, t. ir, p. 56: J. Delaville
Le Roulx, Les Hospitaliers en Terre sainte et à
Chypre, Paris, 1904, p. 272-284.
III. La domination des Mamlouks. — L'année
1291 marqua la perte définitive des derniers débris
du royaume latin. Désormais, la Syrie sera sous la
domination des Mamlouks jusqu'à la conquête otto-
mane (1516).
Une fois de plus, le pays des maronites se trouve sé-
paré de l'Occident. Les nouveaux maîtres, obsédés par
la silhouette des navires francs, qui ne cessaient de
croiser en vue des côtes, et redoutant continuellement
quelque nouvelle descente des Latins, surveillaient
d'un œil jaloux les relations de leurs sujets chrétiens
avec les pays étrangers. Toute tentative de rapproche-
ment avec les anciens seigneurs de la Syrie eût été
considérée par un maître ombrageux comme une
trahison impardonnable, un complot contre la sûreté
de l'État. Quiconque eût éveillé un tel soupçon pouvait
craindre d'attirer sur lui un redoublement de rigueur
et d'en payer cher les conséquence. Voir Histoire des
sultans mamlouks de l'Egypte, écrite en arabe par Taki-
Eddin-Ahmed-Makrizi (1364-1142), traduite en fran-
çais par M. Quatremère, t. n, Paris, 1845, p. 63-64;
Chebli, Le patriarcat maronite d'Antioche, loc. cit.,
4J
MARONITE (EGLISE), DOMINATION DES M AMI, OU KS
42
p. l ai: Laminons. La Syrie, t. u,p. 1 sq.; Gaudefroy-
Demombynes, La Syrie ù l'époque des Mamelouks,
1>. cv-exi. D'ailleurs, l'intransigeance des sultans
tnamloûks à eet égard est bien marquée dans les docu-
ments officiels. Ainsi, le diplôme d'investiture qu'ils
accordaient au patriarche melkite défendait rigoureu-
sement à celui-ci d'avoir des rapports avec l'étranger.
« Qu'il se garde soigneusement, y lisons-nous, de tenir
cachée une lettre à lui adressée par un monarque étran-
ger ou de lui écrire ou de commettre rien de pareil!
Qu'il évite la mer et ne s'y expose pas...! » Traduct.
Lammens, dans la Revue de l'Orient chrétien, 1903,
t. vin, p. 104. Si à ces difficultés on ajoute les obstacles
géographiques, les révolutions successives, les inva-
sions mongoles, on comprendra aisément pourquoi,
dans la période qui va d'Urbain IV à Eugène IV,
nous n'avons pas de lettres échangées entre Rome et
le patriarche maronite. Il fallut attendre la cessation
du péril franc et la venue de missionnaires au Liban
pour assister à une reprise de relations si longtemps
interrompues.
Les Mamloùks divisèrent le pays en six gouver-
nements appelés chacun mamlakat (royaume) ou
nidbat (lieutenance) : Damas, Alep, Hamàh, Tripoli,
Safad, Karak (Transjordanie). Le titulaire de chaque
mamlakat ou nidbat portait le nom de nâïb (vice-roi,
lieutenant). Les maronites, groupés dans le Liban
septentrional, s'organisèrent, une fois de plus, sous
la conduite de leur patriarche et de leur clergé. Ils se
divisèrent en plusieurs districts ayant à leur tête des
chefs pris au sein de la nation, nommés mouqaddamin
(préposés). Cette organisation, sans les mettre à l'abri
des exactions, ni des persécutions, leur donnait une
certaine autonomie. Les mouqaddamin tout en relevant
de la nidbat de Tripoli, administraient, à leur manière,
les affaires temporelles de la communauté; leur charge
devint même héréditaire. Ils étaient généralement
revêtus du sous-diaconat (ordre mineur chez les maro-
nites; pour avoir, à l'église, droit de préséance sur les
laïcs. Douaïhi, Annales, an. 1442, 1470, 1472, fol. 68 v»
et 70 v°; Debs, op. cit., t. vi, p. 459-461; Darian Les
maronites au Liban, p. 78-91 et 227; Lammens, La
Si/rie, t. il, p. 4,38, 69.
Au xive siècle, le nombre des maronites devait
être assez important. En effet, à cette époque,
Ludolphe de Suchem décrivait le Liban comme
« couvert d'un nombre considérable de bourgs et
de villages, tous habités par une immense multi-
tude de chrétiens ». Cité par Lammens, Frère Gry-
phon, loc. cit., p. 83. Les patriarches de cette période
furent Simon, Jean, Gabriel de Hajjoula, mort pour
la foi en 1367, et David qui prit le nom de Jean.
Douaïhi, Chronologie, p. 28-29; Ghabriel, loc. cit.,
p. 265-270.
Au xv siècle, la question d'Orient reprit une place
de choix dans les préoccupations romaines. Eugène IV
et Calliste III, notamment y prêtèrent une attention
particulière. Un jour ayant remarqué sur sa table
une salière d'or, le vieux pontife castillan s'écria :
« Qu'on l'enlève pour l'Orient! De la faïence fera tout
aussi bien ». Cité par Lammens, Fr. Gnjphon, ibid.,
p. 92. Les papes organisèrent un plan de conquête
apostolique, dans lequel les missions devaient jouer
le rôle principal. Il était réservé aux franciscains
d'exercer en Syrie une action particulièrement impor-
tante.
Les maronites ne furent pas oubliés. Catholiques,
oui, mais entourés, de toutes parts, d'infidèles et
d'hérétiques, ils avaient besoin de l'aide missionnaire
pour soutenir leur foi et leur courage. Les religieux de
l'ordre séraphique se montrèrent à la hauteur de cette
tâche. Ils les visitèrent, les assistèrent dans leurs luttes
pour la religion et servirent d'intermédiaires entre eux
et le chef de l'Église. « A celte époque, on ne- parlait,
on ne traitait dans toute l'Italie que de la réunion des
dissidents orientaux à l'Église romaine. Le 22 novem-
bre 1139, Eugène IV eut la joie de recevoir le serment
de fidélité des envoyés arméniens. Leur réunion avait
suivi de près celle des Grecs au concile de Florence.
Vers ce même temps arrivait au concile Frère Jean.
supérieur des franciscains de Beyrouth. Il venait au
nom de Jean Al-gâgî, patriarche du Mont-Liban, faire
hommage au vicaire de Jésus-Christ, l'assurer que le
chef de la nation maronite acceptait d'avance toutes
les décisions de l'assemblée, réclamer le privilège du
pallium et la confirmation de son élection au siège
d'Antioche. De leur côté, les maronites de Jérusalem
avaient envoyé à Florence le franciscain Fr. Albert...
Dans la première moitié du xv siècle, le célèbre fran-
ciscain Antoine de Troïa avait, à plusieurs reprises,
parcouru l'Orient, chargé par les souverains pontifes
d'importantes missions auprès des chrétiens orientaux,
spécialement auprès des populations du Mont-Liban.
En 1444, il revenait à Rome accompagné de députés
des Maronites et des Druses. » Lammens, Fr. Gryphon,
p. 72 et 77. Cf. Douaïhi, Annales, an. 1438, loi. 67 v°-
68 v°; Marcellin de Civezza, histoire universelle des
missions franciscaines, t. m a, Paris, 1898, p. 209.
Afin de fortifier son autorité en Syrie, le Saint-
Siège voulut y établir un représentant à titre perma-
nent. Il créa en 1444 un commissariat apostolique
auprès des maronites, des druses et des syriers
(melkites). Fr. Pierre de Ferrare, du couvent de Saint -
Sauveur de Beyrouth, en fut le premier titulaire.
Lammens, ibid., p. 78. Fuis Nicolas V investit de
cette charge auprès des maronites André, archevêque
de Nicosie. Lettre Placuit o'mnipotenti Deo, 19 août
1447, dans Anaïssi, Bull., p. 17-18; Ccd. Vat. arab.
640, fol. 31. Les fonctions de commissaire apostolique
furent ensuite confiées à Fr. Gar.dolphe de Sicile,
gardien du Mont-Sion. En se rendant auprès des maro-
nites, le nouveau délégué pontifical prit avec lui,
entre autres compagnons, Frère Gryphon. Marcellin
de Civezza, loc. cit., p. 209. Ce dernier, attaché défi-
nitivement à la mission du Mont-Liban, eut pour
collaborateur Fr. François de Barcelone et représenta à
son tour le Saint-Siège auprès des maronites (voir plus
loin, col. 44). En 1475, il demanda et obtint la pei-
mission de se rendre en Perse pour y achever le reste
de sa vie missionnaire. Mais à peine était-il arrivé
en Chypre qu'il tombait gravement malade, et, le
17 juillet 1475, rendait le dernier soupir. Fr. François
de Barcelone alla à Rome pour exposer au pape les
résultats des travaux accomplis au Liban et le prier
de députer un autre missionnaire à la place de Gryphon.
Le choix de Sixte IV se porta sur Fr. Louis de Ripario.
Il lui donna les instructions d'usage et le chargea'de
quantité de présents pour le patriarche : croix de
procession, mitre brodée, crosse pastorale etc.. A
Venise, Louis de Ripario fut atteint d'une maladie
qui l'empêcha de poursuivre son voyage. Sixte IV
écrivit alors, le 5 octobre 1475, à Fr. François Noni
de Besce, vicaire général des observants cismontains,
et lui demanda de choisir un religieux de ses sujets :ï
la place de Fr. Louis. Le vicaire général désigna à cette
charge Fr. Alexandre d'Arioste de la province obser-
vante de Bologne. Le pape, vu l'importance de pareille
mission, alla plus loin. Le 12 février de l'année de
l'incarnation 1475, il donna au même vicaire général,
alors Fr. Pierre de Naples, la faculté perpétuelle de
rommer désormais lui-même, paimi les religieux de
l'ordre, . les nonces ou commissaires apostoliques
auprès des maronites. Lettres de Sixte IV : Missuri
unum, 5 oct. 1475, et Suscepti cura, 12 février 117"),
dans Anaïssi, Bull., p. 19-22: Fr. Frarcesco Suri an o,
Tratlalo di Terra Santa, p. 70, n. 1 et p. 71 ; Marcellin
43
MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS
44
de Civezza, loc. cit., p. 209-217; Quaresimus, Historien,
theologica et moralis Terrœ Sanctœ elucidatio, t. i,
Venise, 1880, p. 71 et 326-328; Wadding, Annales
minorum, an. 1475, n. 18-24, t. xiv, 1735, p. 128-
132.
La mission dont le souvenir fut le plus profondément
gravé dans la mémoire des maronites est celle de
Fr. Gryphon. Flamand de haute intelligence, d'un
çsprit large et mesuré, d'une culture raffinée et d'une
activité dévorante, Gryphon se sentait attiré par les
missions de Terre sainte. Vers la fin de 1442, il fut
envoyé en Palestine. Après avoir visité les sanctuaires
de cette région, il se fixa à Jérusalem, au couvent du
Mont-Sion. Il se mit à étudier l'arabe, devenu l'idiome
du pays, et le syriaque, langue liturgique de plusieurs
Églises. En' 1450, ayant été attaché à la mission du
Mont-Liban, il quitta Jérusalem pour Beyrouth,
accompagné de Fr. François de Barcelone. Avec
celui-ci le missionnaire flamand poursuivit ensuite sa
route vers la Montagne et s'établit au milieu des maro-
nites. Il fit bâtir de nouvelles églises et adopter diver-
ses réformes disciplinaires. Les auteurs disent :
errores ablegavit, ce qui a poussé quelques-uns à crier
immédiatement à l'hérésie. Le P. Lammens a raison
de traduire errores par abus. « Il ne peut évidemment
pas, dit-il, être question d'erreurs doctrinales. Les
adversaires les plus décidés de la perpétuelle ortho-
doxie des maronites doivent convenir que, depuis le
concile de Florence, leurs croyances ont été absolu-
ment irréprochables. Il s'agit donc sans doute de points
de discipline, n'intéressant en rien la foi, d'abus qui
peuvent se glisser, hélas! dans les milieux les plus
fortement imbus de principes catholiques. Il y avait,
en outre, au Liban, plusieurs localités habitées par
des jacobites... Peut-être Gryphon eut-il à sévir contre
des livres et des opinions que les voisins jacobites
s'efforçaient de répandre au milieu de ce peuple fidèle!
A la faveur d'une langue et d'une liturgie communes,
les points de contact n'étaient que trop nombreux
et, de l'aveu des écrivains maronites, elles furent en
plus d'une occurence nuisibles à la pureté de la foi.
Quoi qu'il en soit, abus disciplinaires ou erreurs jaco-
bites, les efforts de Gryphon pour les extirper furent
couronnés de succès. Il fut aisé de rendre son premier
éclat à la religion chez un peuple ayant toujours joint
un grand fond de piété à un sincère attachement à la
foi catholique. » Frère Gryphon, p. 87-88. Cf. aussi
Marcellin de Civezza, op. cit., t. m a, p. 208. Du reste,
cette interprétation du P. Lammens se trouve pleine-
ment justifiée par une lettre de Gryphon lui même
aux maronites. Voir ci-dessous. Toutefois, malgré sa
vaste érudition, Gryphon qualifia d'abus certains
usages disciplinaires qui ne pouvaient avoir rien de
repréhensible sinon leur différence des pratiques
occidentales. Aussi l'élaboration d'une réforme de ces
« désordres » rencontra-t-elle une vive résistance de
la part du clergé et des fidèles, fort attachés à leurs
traditions ecclésiastiques. Mais, s'il faut en croire les
chroniqueurs franciscains, Gryphon, à la suite d'un
événement survenu le jour de l'Assomption, aurait
fini par avoir raison de cette résistance. Marcellin de
Civezza, loc. cit., p. 210-211; Lammens, ibid.,p. 88-89.
Du Liban, Frère Gryphon se rendit deux fois à
Rome pour affaires relatives aux maronites. Son pre-
mier voyage s'effectua sous Calliste III, par consé-
quent, entre 1455 et 1458. Le second, dont le but était
de demander la confirmation du nouveau patriarche
Ibn-Hassân, eut lieu en 1469. Les questions qu'il avait
à traiter lui offrirent une belle occasion de porter
témoignage en faveur des maronites.
Frères bien aimés!..., écrivait-il de Rome à ces derniers,
Notre-Seigneur Paul (II), pape de Rome, Vicaire du Messie
et successeur de saint Pierre, me renvoie vers vous pour
vous attester la croyance de Pierre, comme je suis venu
témoigner ici que la vôtre était conforme à la sienne, que
vous étiez d'accord avec lui, soumis à son siège. De cela
j'ai pu fournir plusieurs preuves : 1° Que votre patriarche,
vos évoques, vos prêtres séculiers et réguliers, ainsi que les
laïques interrogés par moi à ce sujet m'ont donné la réponse
précédente. J'en suis sur, ils n'ont en aucune manière usé
de réticence et je ne serai pas accusé de mensonge près du
pape de Rome. 2" Il y a de par le monde plusieurs sectes
chrétiennes ou infidèles. Les Maronites, nous le savons, ne
sont d'accord ni avec les infidèles, ni avec les Nestoriens,
ni avec les Jacobites, ni avec les Grecs; mais ils considèrent
toutes ces sectes comme hétérodoxes. S'ils agissaient de
même à l'égard de la croyance des Francs, il s'ensuivrait
qu'il ne se trouve des savants, des saints, des livres et des
témoignages irrécusables que chez les seuls Maronites;
conclusion évidemment inadmissible, vu le petit nombre de
ces derniers. Mais par le fait de leur communion avec les
Francs, ils le sont également avec une grande société ayant
toujours produit des saints, des savants, des rois, etc. 3° De
temps immémorial tous les Maronites font solennellement
mention du pontife romain; ce qu'ils ne font pour aucun
autre personnage des autres confessions. Vos ancêtres
n'ont établi cette coutume que parce qu'ils étaient d'accord
avec le pape de Rome, unis dans la même croyance. 4° Dans
les pays des Francs, à Rhodes, à Chypre, à Tripoli, à Rey-
routh, à Jérusalem, les Maronites de toute antiquité fré-
quentent les églises des Francs et célèbrent sur leurs autels
avec les mêmes ornements; ils consacrent et font comme
eux le signe de la croix; ils se confessent et communient
chez eux et reçoivent en présents des mitres, etc.. En suite
de cela, le patriarche Jérémie, ses prêtres et son peuple,
il y a plus de deux cent cinquante ans, se sont unis de
croyance avec les Francs; en quoi ils ont été imités par
plusieurs patriarches, et, à notre époque, par Jean Al-gâgî
et, après lui, par le titulaire actuel, Pierre, demeurant
au couvent de Qanoûbîn. Dieu veuille vous garder dans
cette union et vérifier ainsi ce que j'ai attesté à notre
saint Père le Pontife de Rome ! Traduction Lammens,
ibid., p. 94-95. Le texte arabe de cette lettre se trouve
dans Douaïhi, ms. 395, fol. 117 v°-118v°. Cf. la bulle
Cimclarum orbis Ecclcsiarum de Léon X, 23 juillet 1515,
dans Anaïssi, Bull., p. 46.
Gryphon retourna au Liban revêtu des fonctions de
représentant du Saint-Siège auprès des maronites et
portant au patriarche le bref de confirmation. Voir
la lettre Virtutum Deus de Paul II, 5 août 1469, dans
Anàïssi, Bull., p. 22-25.
Le dernier patriarche du xiv° siècle, David qui prit
le nom de Jean, dut mourir vers 1404. Douaïhi, Chro-
nologie, p. 29; Ghabriel, loc. cit., p. 269-270. Il fut
remplacé, on ne sait en quelle année, par Jean Al-jàjî ou
Al-gâgî. En tout cas, celui-ci était patriarche lorsque
Eugène IV lança les lettres de convocation pour le
concile de l'Union. Douaïhi, Annales, an. 1438, fol. 67vn-
68. Il y envoya, nous l'avons vu, Fr. Jean, supé-
rieur des franciscains de Beyrouth, et le chargea de
demander la confirmation pontificale pour son élection
au siège d'Antioche. Eugène IV remit au mandataire
patriarcal, avec la lettre de confirmation, le pallium,
et quelques ornements d'église. Nous avons trouvé une
traduction arabe de cette lettre qui est de 1439, parmi
les mss. de la Vaticane, Vat. arab. 640, fol. 32-33. Frère
Jean ne tarda pas à regagner la Syrie : au mois d'octo-
bre 1439, il débarquait à Tripoli. La nouvelle de son
arrivée se répandit aussitôt dans le pays, si bien qu'un
grand nombre de maronites se portèrent à sa rencon-
tre. Cette manifestation inspira quelques soupçons
au nâïb. Il crut, en effet, que l'assemblée de Florence
avait pour but de reconquérir la Terre sainte. Il fit
arrêter Frère Jean et ses compagnons. Informé de cette
aventure, le patriarche, qui résidait à Meïphouq,
dépêcha à Tripoli quelques notables de la nation.
Ces derniers, munis d'argent, purent convaincre le
nâïb que les missionnaires ne nourrissaient aucune
arrière-pensée politique. Il les mit en liberté, à charge,
pour eux, de se présenter à toute réquisition: mais il
subordonna cette liberté à un cautionnement. Frère
!•>
MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS
46
Jean et ses confrères se rendirent incontinent chez le
patriarche, et, de la, après la cérémonie de la remise
du pallium. à Beyrouth. Plus tard, ayant inutilement
décerné contre t ux un mandat de comparution, le
ndib s'irrita et convertit son ordre en mandat d'ame-
ner contre ceux qui s'étaient portés garants de leur
conduite et contre le patriarche lui-même. La solda-
tesque entra alors en action, incendiant et pillant
tout sur son passage. Mais c'est surtout sur le couvent
de Meïphouq qu'elle exerça sa rage. Douaïhi, ms. 395,
to. 105v°-106r°; Annales, an. 1-139, fol. 68 r°. A la suite
de ces douloureux événemens, Jean Al-jàjî transféra,
en 1440, la résidence patriarcale au monastère de
Qannoùbîn, situé dans la vallée profonde dite Wadi
Qadîcha (Vallée sainte), au pied du massif montagneux
des cèdres. Douaïhi, Annales, an. 1440, fol. 68r°et v°;
Chronologie, p. 30. A Qannoùbîn, le patriarche pou-
vait être protégé par les précipices de la vallée.
L'n voyageur de 1589, le seigneur de Villamont,
a laissé une description pittoresque de ce vieux monas-
tère, devenu le centre de la vie maronite. Les voyages
du Seigneur de Villamont, Lyon, 1609, p. 359. Un siècle
plus tard, en 1689, un autre voyageur, M. de la Roque,
complète cette description de Qannoùbîn. C'est, dit-il
« un assés grand bâtiment, mais fort irrégulier, qui se
trouve quasi tout construit dans le rocher : l'église
dédiée à la Vierge... en est toute prise.. Le reste du
bâtiment consiste en l'appartement du patriarche, qui
n'a rien de fort distingué, en plusieurs chambres de
religieux... le tout assés pauvre... Ses dehors ne laissent
pas d'être fort unis et ses environs fort rians. » Voyage
de Syrie et du Mont-Liban, 1. 1, Paris, 1722, p. 50-52.
Le monastère de Qannoùbîn existe encore; il est
gardé comme une relique par tous les patriarches.
C'est là que les chefs de l'Église maronite vécurent
pendant plus de deux siècles, continuant d'entretenir,
à l'ombre de leur cloître, la flamme de la foi et le sou-
venir des Francs, leur frères d'Occident. De Qannoù-
bîn, Jean Al-jàjî écrivit au pape pour renouveler son
adhésion a x définitions conciliaires de Florence, le
remercier de ses libéralités et lui faire part des
malheurs qui venaient de s'abattre sur son peuple.
La lettre patriarcale fut portée à Rome par Frère
Pierre de Ferrare. Eugène IV y répondit le 16 décem-
bre 1441, rendant hommage à la foi et à la vertu du
patriarche, Le Bullarium maronilarum d'Anaïssi ne
donne que la fin de la lettre pontificale, p. 13. Nous
en avons rencontré le texte entier traduit en arabe
par Ibn-Al-Qela'î dans le ms. Vat. arab. 640. On le
trouve aussi en arabe dans Douaïhi, ms. 395,
fol. 106v°-107.
Al-jâjî mourut à Qannoùbîn, en 1445. Il eut pour
successeur Jacob de Hadeth ou Hadath qui sortait
de l'ermitage de Saint-Serge. Le nouvel élu reçut
d'Eugène IV, avec le pallium, la confirmation de son
élection. Douaïhi, Annales, an. 1445, fol. 69 r°; ms. 395,
fol. 114v°. Une lettre de Calliste III, 14 juin 1455,
loue sa foi et son dévouement aux intérêts de l'Église.
Anaïssi, Bull., p. 18, Cf. Douaïhi, ms. 395, fol. 121v°.
Les Annales de Douaïhi, fol. 69v°, ainsi que sa
Chronologie, p. 32, placent en 1458 la mort de Jacob de
Hadeth. Mais Le Quien qui a pourtant emprunté ce
renseignement à la Chronologie de Douaïhi, traduite
en latin par un prêtre maronite, Joseph Ascari,
donne la date de 1468. Oriens ehristianus, t. m, col. 64.
La leçon de la traduction est plus exacte; car Jacob
vivait encore en 1462, comme il appert de deux notes
écrites sur un évangéliaire conservé à la Laurentienne
de Florence. Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. 19 et 20.
Neuf jours après la mort de Jacob (8 février 1468),
on élut à sa place Pierre, surnommé Ibn-Hassân.
Douaïhi, Annales, an. 1458, fol. 69 v°; ms. -19 5, fol. 117;
Chronologie, p. 32. D'une piété profonde et d'une inté-
grité remarquable, le nouveau chef des .maronites,
suivant l'exemple de ses devanciers, mit en tête de
son programme la fidélité au Siège de Rome. Voir
la relation envoyée au pape, en 1475, par son commis-
saire auprès des maronites, Fr. Alexandre d'Arioste,
dans Marcellin de Civezza, loc. cit., p. 215. Aussitôt
installé, il songea à demander la confirmation pontifi-
cale. A cet effet, il réunit les principaux du clergé et
de la nation, écrivit avec eux les lettres d'obédience,
et Frère Gryphon, accompagné de deux autres fran-
ciscains, les porta à Rome. Voir plus haut, col. 43, la
suite de cette mission; Douaïhi, ms. 395, fol. 121v°-
122.
A Pierre, décédé en 1492, succéda son neveu Simon
ou Siméon Ibn-Hassân de Hadeth. Mais il se passa plu-
sieurs années avant qu'il pût être confirmé. Au début,
il y eut certainement négligence de sa part à notifier
au pape son élection. Nous le savons par les deux
lettres que lui adressèrent en 1494 Ibn-Al-Qela'î et
Fr. Francesco Suriano, supérieur des franciscains
de Terre sainte et vicaire apostolique pour l'Orient.
Douaïhi, ms. 395, fol. 92 r" etv°; 127r°-128r°. Mais il
écrivit ensuite coup sur coup, et la réponse n'arrivait
pas. Douaïhi, ibid., fol. 132 r°. En effet, les troubles
politiques qui désolaient à cette époque l'Italie et
la Syrie rendaient singulièrement malaisées les com-
munications. D'autre part, les difficultés au milieu
desquelles se débattait la papauté absorbaient trop
le Saint-Siège pour qu'il prêtât l'oreille aux affaires
d'Orient. C'était le pontificat d'Alexandre VI avec
tout son cortège de désordres; et la lourde succession
que ce pape laissa à Pie III et Jules II ne leur per-
mit guère de songer à un patriarche d'un pays si
lointain. Il fallut attendre l'avènement de Léon X
pour avoir la bulle de confirmation. Lettre Cunctarum
orbis, 23 juillet (et non pas août) 1515. Nous avons
vu plus haut, col. 29, dans quelles circonstances cette
confirmation fut accordée.
Douaïhi représente le pays des maronites comme
jouissant d'une certaine tranquillité durant la seconde
moitié du xve siècle, et cela grâce à l'activité et à
l'intelligence des mouqaddamin. Aussi bien, les chré-
tiens s'y réfugiaient en grand nombre. Au .seul village
deHadschit,il y avait vingt prêtres. Dans les églises de
Bécharrî, la ville des cèdres, on comptait autant d'au-
tels que de jours dans l'année. La paix, quoique rela-
tive, attira la prospérité. Celle-ci eut pour conséquence
un développement de forces intellectuelles et morales.
On multiplia les écoles; on augmenta le nombre des
églises. Douaïhi, examinant les manuscrits, trouva
qu'il y avait, à cette époque, plus de cent dix copistes
parmi ses compatriotes. Le catholicisme lui-même
s'étendit et les conversions se multiplièrent sous le
patriarcat de Pierre Ibn-Hassân. Relation de Fr.
Alexandre d'Arioste, écrite à Qannoùbîn en 1475,
dans Marcellin de Civezza, loc. cit., p. 215-216;
Douaïhi, Annales, an. 1470, fol. 70 v».
Il est vrai, un mouqaddam de Bécharrî, 'Abd-Al-
Mon'em Ayoub II, apporta, pendant quelque temps,
des éléments de trouble dans le' sein même de l'Église
maronite. Imbu, dès son jeune âge, de principes
monophysites, il se déclara pour les jacobites et leur
fit construire une église près de sa maison. Ceux-ci
ne manquèrent pas d'exploiter en faveur de leur secte
la bienveillance du mouqaddam. Ayant recruté des
adeptes parmi les maronites, ils voulurent étendre leur
sphère d'influence. Le patriarche Pierre Ibn-Hassân
s'alarma et prit des mesures pour enrayer le danger et
ramener les égarés. Mais son action rencontra des
obstacles dressés par 'Abd-Al-Mon'em. A bout de
patience, les habitants d'Fhden, réputés pour leur
bravoure, recoururent à la force : à la suite d'un
combat provoqué par 'Abd-Al-Mon'em lui-même, ils
47
MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS
48
mirent ses protégés en déroute et nettoyèrent la région
de ces perturbateurs. C'était en 1188. Sept ans après
(l 195), 'Abd-Al-Mon'em mourut et le pays retrouva
l'équilibre sous la conduite de son fils, resté fidèle à
la foi de ses ancêtres. Douaïhi, nis. 393 fol. 123r°-
125 r»; Annales, an. 1488, fol. 71v°-72r° et V.
Toutefois, on le comprend, la paix dont les maro-
nites jouissaient durant celte période ne pouvait être
que relative, et intermittente. Les autorités mamloùks
restaient là et les mouquddamin n'arrivaient pas
toujours à mettre leurs compatriotes à l'abri des
mesures tyranniques qu'elles édictaient. Le rapport
envoyé de Qannoûbin au pape en 1475 par le légat,
Fr. Alexandre d'Arioste, nous peint bien l'état pré-
caire dans lequel ils se trouvaient. « Dans toutes les
parties du Liban, écrivait-il, ce n'est que désolation,
pleurs, épouvante. Sous prétexte de lever un certain
tribut qu'ils appellent Gélia, ils (les agents de l'au-
torité) dépouillent ces pauvres montagnards de tout
leur avoir; ensuite, ils les frappent de verges, leur
infligent toute sorte de tourments pour leur extorquer
ce qu'ils n'ont pas. Contre ces vexations, il n'y a
qu'un recours possible : l'apostasie. Plusieurs s'y
seraient laissés induire, si la charité de leur pieux pa-
triarche (Pierre Ibn-Hassân) n'était venue à leur
aide. Atterré du péril que couraient les âmes de ses
ouailles, il a livré tous les revenus de ses églises pour
satisfaire l'avidité des tyrans; aussi est-il sans ressour-
ce. La porte du monastère est murée; parfois il est
obligé de se cacher, comme les pontifes Urbain et
Sylvestre, dans des cavernes creusées dans le sein
de la terre. » Dans Marcellin de Civezza, loc. cit.,
p. 214-215.
La figure qui domine l'histoire maronite au xve
siècle est celle de Gabriel Ibn-Al-Qela'î (ou Barcleius,
Benclaius, Bar Qlaï, Qlaï). II vit le jour vers 1450,
au village de Lehphed de la province de Gébaïl
(Byblos). Lors de sa mission au Liban, Frère Gryphon
le choisit avec deux autres maronites pour les faire
entrer dans l'ordre de saint François. Après avoir
émis la profession religieuse, tous trois furent dirigés
vers Venise et Borne pour compléter leurs études.
Voir Fr. Francesco Suriano qui les a connus, op. cil.,
p. 70-71 ; Douaïhi, Annales, an. 1471, fol. 70v°;ms. 30 J,
fol. 121. C'étaient les premiers maronites envoyés
en Occident pour raison d'études. Bevenu au Liban
en 1493, Frère Gabriel se mit au service de ses compa-
triotes pour les instruire et éclairer leur foi. Il eut
surtout à lutter contre les jacobitès, et ne craignit
même pas d'aller trouver 'Abd-AI-Mon'em et de le
blâmer en face pour avoir trahi la religion de ses pères.
Douaïhi, ms. 395, fol. 130 r° et v°. En l'espace de trois
ans, il écrivit jusqu'à 456 lettres pour démasquer les
erreurs monophysites, ainsi qu'il le dit lui-même.
Voir une lettre de lui, 5 août 1495, dans Douaïhi,
ibid., fol. 128v°-130r°. Il excella dans la composition
des Zajaliât (sorte de poèmes populaires). Nous en
connaissons quelques spécimens. Voir Douaïhi, ibid.,
fol. 125 v°-127 r°; Georges Manache, chorévêque maro-
nite d'Alep, dans la revue Al-Machriq, 1920, p. 252-
256, etc. Il composa encore et traduisit en arabe plu-
sieurs ouvrages de théologie, d'histoire, de droit cano-
nique, etc. Voir J.-S. Assémani, Bibl. or., t. i, p. 577;
Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. 386-387; Douaïhi, ibid.,
fol. 125r°-127r°; Annales, an. 1494, 1516, fol. 72v°
et78v°; Le Quien, t. m, col. 86. En outre, nous
avons de lui une version arabe de huit lettres ponti-
ficales adressées aux maronites. La version de ces
lettres se trouve à la Vaticane dans le Cod. Vat. arab.
640, fol. 26-37. En 1507, il fut sacré évêque de Nicosie
pour les maronites de Chypre et resta sur ce siège
jusqu'à sa mort, en 1516. Ibn-Al-Qelà'î fut le premier
maronite qui lut les ouvrages latins concernant
les origines religieuses de sa nation. II en défendit
avec vigueur la perpétuelle orthodoxie et son exemple
fut suivi par les écrivains postérieurs. Il exerça une
action profonde sur la vie de l'Église maronite. On le
compte, à juste titre, parmi les principaux précur-
seurs de la latinisation effective de la liturgie et de la
discipline.
Il nous reste à dire un mot d'un événement impor-
tant du xve siècle : la soi-disant conversion des maro-
nites de Chypre, sous Eugène IV, à l'occasion du
concile de l'Union.
Le concile était déjà transféré de Florence au
Latran, lorsque le pape confia à André de Colosses la
mission d'annoncer en Orient l'union conclue et d'en
expliquer la teneur aux populations chrétiennes de
ces contrées. Le pape s'exprime ainsi :
Post celebratam in œcumenico concilio Florentino,
orientalis Ecclesia' cum oceidentali unionem, post Arme-
norum, Jacobitarumque, et Mesopotamiae populorum
reductionem, venerabilem fratrem nostrum Andraam,
archiepiscopum Colossensem, ad partes Orientis et Cypri
insulam destinavimus, ut et Graecos, et Armenos, et Jaco-
bilas ibidem degentes praedicationibus suis, et decretorum
pro eorum unione et reductione editornm expositionibus
et declarationibus, in suscepta fide confirmaret, et quos
ex aliis sectis a vera doctrina alienos tam Nestorii, quani
Macarii sectatores inveniret, monitionibus et exhortatio-
nibus ad fidei veritatem reducere conaretur. Constit.
Benedictus sii Deus, 7 août 1445, dans I.abbe, Concil.,
t. xjii, col. 1225-122S; cf. aussi Mansi, Concil., t. xxxi b,
col. 1755-1757.
Le premier devoir du Jégat apostolique était donc
de reconnaître les différentes sectes en question. Il
dut lire les auteurs latins, tels que Guillaume de Tyr,
Jacques de Vitry, pour éclairer sa religion; il vit
dans les maronites des sectateurs de Macaire. Or,
l'évêque maronite Élie ayant accepté comme le métro-
polite nestorien, Timothée de Tarse, la profession de
foi catholique, présentée par le légat, ce dernier ne
manqua pas d'interpréter cette adhésion comme
une conversion de l'hérésie et de s'en attribuer le
mérite. Aussi le pape ajoute-t-il :
Quod pro sua sapientia, aliisque virtutibus, quibus
eum largitor gratiarum dominus insignivit, diligentissime
prosecùtus, post diversas multiplicesque disputationes,
post varios tractatus, eliminata tandem ex eorum cordibus
prinium omni Nestorii impietate...; deinde Macarii Antio-
cheni impilssimi, qui quamquam Christum verum Deum
et hominem esse profitebatur, divinam tamen solum in
eo voluntatem et operationem, humanitati ejus parum
tribuens, esse asserebat : venerabiles fratres nostros
Timotheum metropolitam Chaldaeorum, quos ad haec
usque tempora Nestorianos, eo quod Nestorium seque-
bantur, in Cypro vocaverunt, et Eliam episcopum Maroni-
tarum, qui cum sua natione Macarii dogmatibus in eodem
regno infectus tenebatur, cum omni multitudine populorum
et clericorum in insula Cypri ei subjecta, ad veritatem fidei
orthodoxse, divino sibi assistente numine, convertit,
fidemque et doctrinam, quam semper sacrosancta coluit et
observavit Ecclesia, eisdem praesulibus et omnibus ibidem
eis subjectis tradidit, quamque praefati praesules in publica
et magna congregatione diversarum nationum in eodem
regno existentium in metropolitana ecclesia Sanctse
Sophiae habita, summa cum veneratione susceperunt. Quo
facto, Chaldai quidem prselatum Timotheum suum metro-
politam, Elias vero Maronitarum episcopus nuncium, de
fide Romanae Ecclesia;... solemnem professionem emis-
suros ad nos usque miserunt, et coram nobis in hac sacra
cecumenici Latc-ranensis concilii generali congregatione
fidem ipsam atque doctrinam Timotheus ipse mctropolita...
reverenter et dévote, ut sequitur, professus est... Deinde
similem per oninia professionem dilectus in Christo filius
Isaac, nuncius venerabilis fratris nostri Elise, episcopi
Maronitarum, ipsius vice et nomine, reprobando Macarii
de unica volùntate in Christo haeresim, multa cum venera-
tione emisit. (Ibid.)
Le récit de cette prétendue conversion des maronites
de Chypre ne nous semble pas conforme à la réalité.
59
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE: HISTOIRE CIVILE
50
Tout d'abord, il s'accorde mal avec deux inscriptions,
dont l'une est contemporaine d'Eugène IV et l'autre
est l'épitaphe même de son tombeau. Ces deux inscrip-
tions tournèrent, en effet, sans la moindre allusion
aux maronites, les communautés chrétiennes qui
rentrèrent, sous son pontificat, dans l'Église catho-
lique. On en trouvera le texte dans Mansi, ConciL,
t. xxxi b, col. 1450 et col. 1750.
D'autre part, l'histoire des maronites de Chypre
exclut la vraisemblance même d'une telle conversion.
En effet, ils avaient toujours été en parfaite commu
nion de foi avec leurs frères du Liban : il n'y avait, poin-
tons, qu'un même patriarche. Le peu de documents
que nous possédons le montre suffisamment.
a) Au xiif siècle, le patriarche nommait les supérieurs
des moines maronites de Chypre. Voir dans J.-S.
Assémani, Bibl. or., t.i. p. 307, et dans Ét.-Év. Assé-
mani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18, la reproduction de
quelques notes écrites en 1121, 1141 et 1154. - —
In Les scribes qui copiaient à Chypre les livres d'église
y écrivaient avec le nom de l'évèque de l'île celui du
patriarche sous le pontificat duquel ils exécutaient la
copie. Nous en avons un exemple dans un ms. de
1357. On y lit à la fin la note suivante : « Il (ce livre)
a été terminé l'an 1357 de Notre-Seigneur, sous Jean,
patriarche d'Antioche, du Mont-Liban et des bords
maritimes, et sous Jean, évèque de Chypre. » Dans
Douaïhi, Chronologie, p. 28; cf. Le Quien, t. ni, col. 83.
— c) Au témoignage de Douaïhi, le patriarche sacrait
l'évèque de Chypre; il lui envoyait le saint-chrême;
il députait tous les ans un délégué pour faire la visite
de l'île et y recueillir des dîmes. Ms. 395, fol. 110.
Tout cela indique assez que les maronites de Chypre
relevaient du patriarche du Liban. Or, on ne conteste
pas l'orthodoxie de ce dernier à cette époque comme
le montre la lettre d'Eugène IV, du 16 décembre 1441,
citée plus haut, col. 45; et Léon X, en 1515, écrivant
au mouqaddam Élie, rendait le même témoignage.
Auaïssi, Bul., p. 36. Ce témoignage est d'autant
plus précieux pour les maronites que le pape ne l'a
écrit qu'après avoir pris sur eux de très amples infor-
mations. Voir plus haut, col. 29. De plus, un concile
provincial tenu à Chypre en 1340 réunit les évêques
latins et les évêques orientaux catholiques et non
catholiques. Parmi les évêques d'Orient, figurait celui
des maronites, Georges. Une formule de profession de
foi fut rédigée et solennellement récitée par les prélats.
Les hérésies propres à l'Orient s'y trouvaient condam-
nées. Or, pas un mot n'y est dit du monothélisme.
Pourtant, si la foi des maronites chypriotes se fût
trouvée tant soit peu suspecte, les Pères du concile
n'auraient point manqué d'ajouter à cette formule
la doctrine des deux volontés comme ils y procla-
mèrent le dogme des deux natures et de l'unité de
personne dans le Christ. Voir les actes de ce concile
et la formule de la profession de foi dans Labbe
ConciL, t. xi b, col. 2432-2439. Dès lors, comment
admettre qu'un siècle plus tard les maronites de
Chypre fussent devenus monothélites? On ne pourrait
citer, avant le concile de Florence, aucun document
a l'appui de cette assertion.
Enfin on lit dans la même constitution Benedictus
sit Deus d'Eugène IV : Item quod prœjati prsesules
(le métropolite nestorien et l'évèque maronite;, et
sacerdoles et clerici eorum libère possint in ecclesiis
catholicorum divina celebrare et catholici in ecclesiis
eorumdem. Il paraîtrait en résulter qu'avant cette
époque les deux clergés maronite et nestorien n'étaient
pas admis à célébrer les saints mystères dans les
églises catholiques. Or, nous savons par la lettre de
Fr. Gryphon, écrite en 1469, que « dans les pays des
Francs, à Hhodes, à (Chypre... les maronites, de toute
antiquité, fréquentent les églises des Francs et célèbrent
sur leurs autels avec les mêmes ornements. ■ Ci-dessus
col. 44. Les Francs n'auraient certainement pas
permis aux maronites, si ceux-ci se trouvaient au
nombre des hérétiques, d'officier dans leurs églises.
Il n'est pas besoin d'ajouter autre chose pour enle
ver tout crédit aux informations données sur les maro-
nites par le légat André de Colosses.
IV. La période ottomane (1516-1918). — Pour
aider à bien comprendre la suite des événements, il
nous paraît nécessaire de rappeler brièvement la
situation politique de la Syrie durant cette période,
après quoi seulement nous reprendrons l'histoire reli-
gieuse sous ses divers aspects : les patriarches; les
persécutions; la renaissance intellectuelle; l'union des
Églises.
1° Histoire civile. — ■ En 1516, les Ottomans, sous
la conduite de Sélim Ier, firent la conquête de la Syrie.
Le nouveau maître conserva d'abord les anciens
cadres administratifs, les niâbdt des Mamloûks. Mais,
dans la suite, il les modifia. En effet, il divisa le pays
en trois pachaliks : Damas, Alep, Tripoli, gouvernés
par des beylerbeys et comprenant, chacun, un certain
nombre de sandjaqs ou préfectures. Les relations
consulaires de la fin du xvi8 siècle révèlent l'existence
de ces trois grandes circonscriptions. Le pachalik de
Tripoli était, au point de vue stratégique, particu-
lièrement important. Le pacha ou beylerbey de cette
circonscription avait à surveiller la mer, la région des
Nosaïris (Alaouites), le Liban et la grande route côtière
menant à l'intérieur. En 1660, un nouveau pachalik
fut créé, celui de Saïda (Sidon), pour surveiller le sud
de la montagne libanaise. Dès lors, la surveillance du
Liban se trouvait partagée entre les pachas de Tripoli
et de Saïda. Ces divisions- territoriales furent main-
tenues jusqu'à l'organisation de la Syrie en vilayets
(gouvernements généraux), moutasarrijats (préfectures)
et qâïmaqdmals (sous-préfectures), dans la seconde
moitié du xixe siècle.
L'histoire de la Syrie durant cette période pourrait
se résumer ainsi : une anarchie administrative au delà
de toute vraisemblance, une série d'intrigues et de
querelles entre pachas, dynastes indigènes, milice des
janissaires, une suite d'exactions, de vexations et de
tueries. Cf. le P. Lammens, La Syrie, t. n, p. 43 sq.
et 61 sq.
A l'arrivée de Sélim Ier, la Syrie offrait le spectacle
d'un curieux mélange de races et de religions. « Par-
tout les petites dynasties locales, les émirats parti-
culiers avaient pu se maintenir : Banoû Harfoùcli
dans la Bqâ', B. Saifâ dans la région de Tripoli, cheikhs
bédouins en Palestine, émirs kurdes, turcomans,
arabes dans les replis du Liban. Les Ottomans ne
prirent pas la peine, ils. ne se sentirent pas la force de
réduire ces semi-autonomies. A l'imitation des Sel-
djoûcides et des Mamloûks, ils comptèrent se les
rattacher par une sorte de vassalité et par un lien
fiscal : l'engagement de payer les redevances du
mîrt, de fournir un contingent militaire, de ne pas
empiéter sur les territoires directement exploités
par les agents de la Porte. A ces conditions, le Divan
leur permit de rançonner leurs propres sujets, de sr
battre entre eux, de perpétuer un état d'anarchie,
qui devait faciliter la sujétion du pays. » H. Lammens,
La Syrie, t. iï, p. 65-66.
A cette époque, les maronites, massés dans la partie
septentrionale du Liban, relevaient politiquement
du cercle de Tripoli. Mais, aussi bien après la conquête
de la Syrie par les Turcs Osmanlis qu'auparavant,
sous les Mamloûks d'Egypte, ils continuèrent d'être
gouvernés directement par leurs mouqaddamin, dont
celui de Bécharrî exerçait une sorte de prépondérance.
Le rôle des mouqaddamin consistait principalement ;'i
lever l'impôt. Sous ce rapport, ils étaient sous-fer-
51
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE
52
miers et devaient en répondre devant Je fermier
musulman, nommé par la Porte. Cette combinaison
offrait certains avantages, notamment celui d'éviter
les heurts, les froissements d'amour propre; mais elle
ne pouvait guère éloigner les exactions. Le pire
fut que cette organisation maronite subit bientôt une
forte crise. Il s'ensuivit que la charge de mouqaddam
cessa d'être héréditaire. Kl alors, on vit surgir une
troupe de compétiteurs se disputant auprès des Turcs
les fonctions de cet emploi, attribuées au plus offrant.
On en vint à confier, vers 1655, le gouvernement du
principal district maronite, celui de Bécharrî, à la
famille métoualie ou chiite des Hamâda, qui avait
envahi à la tête de ses coreligionnaires le Liban
septentrional, et contraint nombre de maronites à fuir
au sud de Nahr Ibrahim, l'antique fleuve Adonis, et
vers les villes de la côte. Les premiers gouverneurs
Hamâda se montrèrent justes et bons administrateurs,
mais leurs successeurs adoptèrent une conduite entiè-
rement opposée, et, par leurs multiples oppressions,
obligèrent les maronites à reprendre l'émigration;
la plupart se réfugièrent dans le district du Kas-
rawân. Douaïhi, Annales, an. 1675, fol. 116 r°; Chebli,
Biographie de Douaïhi, p. 99-104; Lammens, loc. cit.,
p. 67-69.
La suite de ces événements et les conditions faites
par les Turcs aux émirats particuliers permirent à
une famille libanaise, celle des Ma'n, d'agrandir le
cercle de sa puissance. « D'où venait cette famille
libanaise? Etait-elle d'origine arabe ou kurde? Quand,
au xvii" siècle, le biographe Mohibbî recueillit les
souvenirs des Ma'nides, il les trouva en désaccord sur
la généalogie de leurs ancêtres... Il est certain qu'ils
n'étaient ni des Tanoûkhites, ni des nouveaux-venus
dans le Choûf (Liban sud), domaine de leur famille...
Us semblent avoir de bonne heure adhéré aux doctrines
druses. Cette démarche leur assurera les sympathies
des Druses du Liban et du Wâdittaim. Dans ce der-
nier district, ils concluront une alliance avec les
émirs Chihâb, ceux-ci musulmans et d'origine arabe. »
Lammens, loc. cit., p. 66-67.
A l'époque de la conquête ottomane, les Ma'nides
étaient les premiers des émirs libanais. « Le rôle des
maronites, malheureusement assez désunis à cette
époque, fut, par la suite, ...fortement éclipsé par l'as-
cendant grandissant des chefs de la famille Ma'n qui
allaient accaparer tout le Liban à leur profit. Ce résul-
tat fut le fait de la valeur — on peut même dire du
génie — d'un des leurs, Fakhr-ed-din II (1598-1635),
le grand Émir de la Montagne, dont le règne marque
l'apogée de la puissance libanaise. Échappé par
miracle à la vengeance des troupes ottomanes et
caché par sa mère dans le district chrétien du Kes-
rouan (Kasrawân), en plein cœur du Liban, il fut
élevé par les soins de la famille maronite des Khazen...
Sous son règne, le Liban trouva une prospérité
et une tranquillité jusqu'alors inconnues, qui per-
mirent aux lettres et aux arts d'y briller d'un certain
éclat. Mais grisé par ses succès, Fakhr-ed-din aspira
à l'indépendance. Attaqué de toutes parts, abandonné
par ses alliés, traqué dans la haute montagne, il se
livra à ses vainqueurs : ceux-ci le firent décapiter à
Constantinople. Sa puissance s'effondra, mais il avait
créé l'unité politique du Liban et scellé l'union des
Maronites et des Druses. » Ristelhueber, op. cit., p. 25-
26. Sur Fakhraddîn II, voir Lammens, loc. cit.,
p. 71-90; F. Wustenfeld, Fachr-ed-dîn derDrusenfùrst
und seine Zeitgenossen, dans Abhandlungen der k. Ges.
der Wiss. zu Gôttingen, t. xxxm, 1886.
Sous Fakhraddin II, les chrétiens bénéficièrent
d'une large protection. Son principal conseiller, on
peut même dire son premier ministre, fut un maronite,
Abou-Nader El-Khazen. Durant son exil en Italie
(1613-1618), il entra en relations avec les savants
maronites qui y résidaient; et, plus tard, l'un d'eux,
Abraham Echellensis, lui servit d'intermédiaire
auprès de la cour des Médicis. Wustenfeld, op. cit.,
p. 139, en note; Lammens, loc. cit., p. 81, 85-86 qui
donne diverses preuves de la tolérance religieuse du
« prince des Sidoniens », comme on appelait l'émir.
Cette tolérance et cette paix n'existaient pourtant,
nous le verrons plus loin, que dans les régions où
l'autorité de l'émir pouvait être pleinement exercée.
Et lorsque sa puissance se fut effondrée, les représailles
de ses ennemis et les détestables rivalités des partis
détruisirent son œuvre et déchaînèrent au Liban de
nouvelles luttes sanglantes. Voir Douaïhi, Annales,
ann. 1633, sq., fol. 104 sq. ; Jouplain, La question du
Liban, Paris, 1908, p. 121. Les métoualis, notamment,
soutenus par les pachas de Tripoli, reprirent leurs
attaques contre les cantons chrétiens du Haut-Liban
septentrional. Cette situation activa encore l'exode
des maronites vers le sud; beaucoup d'entre eux s'éta-
blirent au milieu des druses et même des métoualis
dont les cheikhs étaient mieux inspirés que leurs core-
ligionnaires du Liban nord. Lammens, p. 93; Jouplain,
ibid., p. 121.
Cependant, le règne de Fakhraddîn ne fut pas sans
tares, dont il faut rendre responsable le milieu dans
lequel il vivait. Lammens, loc. cit., p. 86.
La succession du grand Émir de la Montagne fut
officiellement confiée aux 'Alamaddîn. Mais ces der-
niers se rendirent tellement impopulaires qu'il fallut
les expulser et rétablir les Ma'nides. L'émir Molham,
(1635-1657), puis son fils Ahmad (t 1697) gouvernèrent
le Liban, mais avec une autorité précaire, sous la
surveillance étroite de la Porte. Aussi, malgré leur
désir de reprendre les traditions libérales de l'illustre
ancêtre, étaient-ils souvent contraints de suivre
les mœurs des pachas voisins. « Dès l'année précé-
dente (1658), dit l'auteur de la vie de saint Vincent,
un père capucin était venu du Mont- Liban à Paris pour
chercher quelque remède aux vexations que souf-
fraient, de la part des Turcs, les chrétiens maronites.
Comme il connaissait le terrain mieux que personne,
il jugea que, pour arrêter la persécution, il fallait et
faire déposer le gouverneur du Liban, homme égale-
ment avare et brutal, et procurer sa place à un homme
considéré dans le pays, et qui favorisait la religion
chrétienne. Le projet paraissait assez beau; mais il
avait ses inconvénients, et d'ailleurs, pour l'exécuter,
il fallait douze mille écus, somme énorme dans un
temps où les meilleures familles étaient épuisées. »
H. Guys, Beyrouth et le Liban. Relation d'un séjour
de plusieurs années dans ce pays, t. il, Paris, 1850,
p. 45 ; Lammens, loc. cit., p. 89, 93.
L'émir Ahmad, petit-neveu de Fakhraddin, mourut
le 15 septembre 1697. Avec lui s'éteignit la famille
ma'nide. La Turquie traversait alors une crise poli-
tique ardue. Occupée à défendre ses possessions en
Europe, la Porte n'était pas en état d'intervenir au
Liban pour briser entièrement l'autonomie que les
Ma'nides y avaient laissée et, à cet effet, imposer un
émir de son choix. Au contraire, dans ses embarras
multiples, elle avait tout intérêt à ménager les Liba-
nais et à gagner leur sympathie afin d'éviter les risques
d'une expédition militaire en Syrie. Elle dut donc se
contenter de la promesse d'un tribut annuel, et auto-
riser, en échange, les notables de la Montagne à se
choisir un gouverneur. La levée des impôts était pour
elle d'une importance d'autant plus grande qu'elle
jugeait son prestige assuré par le seul fait de la rentrée
des contributions. Les seigneurs du Liban- se réunirent
à Somqânyya (entre Deir-el-Qamar et Mokhtàra)
pour désigner le successeur des Ma'n. Le choix se
porta naturellement sur les émirs Chihâb, amis et
53
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE
54
alliés de la famille ma'nide. DouaShi, Annales, an. 1697
fol. 120 r°; Lammens, p. t»2-i>4. Ayant été investis delà
succession des Ma'n, lesChihâb apportèrent à la gestion
des affaires du pays la compétence d'administrateurs
et de diplomates éclairés. Us cherchèrent à nouer de
bonnes relations avec les pachas de Tripoli et de
Salda, chargés par Stamboul de la surveillance du
Liban. Et, pour se rendre populaires dans leurs fiefs,
ils augmentèrent le nombre des émirs et des cheikhs,
ceux-ci ayant succédé avec les notables aux mou-
qaddamtn.
En 1711, le nouveau gouverneur Haïdar Chihàb
procéda à un remaniement féodal dans la Montagne.
La noblesse maronite eut sa part dans le partage des
fiefs. De cette noblesse qui participa à la direction du
pays, on peut nommer, outre les Khazen, les Hobaïch
les Dahdah, les Khoury, les Bitar, etc. Le nouvel état
de choses ne pouvait qu'appuyer la confiance des diri-
geants maronites et activer leur appétit d'action. Le
gouvernement du Liban nord se trouvait encore entre
les mains des métoualis. Il fallait écarter des districts
maronites cet élément étranger et charger la noblesse
nationale d'assurer l'ordre et l'administration de la
justice. En 1777, l'entreprise était déjà terminée et
la gestion des affaires confiée aux cheikhs de la région,
tels les Karam, les 'Aouad, les Daher, etc. Au sommet
de cette hiérarchie féodale, les Chihàb détenaient
les droits de suzeraineté.
L'événement le plus remarquable de cette époque
fut qu'une partie des Chihàb reçut le baptême et
s'incorpora à l'Église maronite. D'autres émirs sui-
virent cet exemple, les Bellama', placés à la tête de la
région du Matn. Le premier prince chrétien qui
présida aux destinées du Liban est Yoûsof, fils de
Molham, proclamé émir de toute la Montagne dans
l'assemblée nationale du Bâroûk (1770). Néanmoins,
officiellement, aux yeux des druses, il passait encore
pour un druse, et aux yeux des musulmans, pour un
disciple du Prophète. Il fallut attendre l'avènement
de l'émir Béchir II (1788-1840) pour voir le prince
du Liban afficher publiquement sa foi chrétienne.
Encorenele fit-il que pendant l'occupation égyptienne.
(1831-1840). Debs, op. cit., t. vu, p. 221-224; t. vm,
p. 488-509; Lammens, p. 92-102; le patriarche Mas' ad,
Addor-oid-Manzoûm (les perles disposées en série),
1863, p. 73. Sur Béchir II, voir aussi une étude d'Eu-
gène Bore dans la Revue de l'Orient, reproduite en
partie par H. Guys, op. cit., t. ii, p. 289-323. L'adhésion
des émirs à la religion chrétienne et l'entrée de la
noblesse locale dans le gouvernement du pays contri-
buèrent notablement à la prospérité de l'Eglise maro-
nite : celle-ci est redevable aux chefs temporels de son
peuple d'un grand nombre de donations et de pieuses
fondations. Toutefois, ces libéralités n'allaient pas
sans contre-parties : le pouvoir séculier ne s'arrêtait
pas toujours aux limites de sa compétence. Ainsi,
l'on vit l'émir Yoûsof interdire à un patriarche l'exer-
cice de sa juridiction pastorale. P. 'Abboud, Biogra-
phie de Hendiyé, p. 203-204; 217-218; Jouplain, op.
cit., p. 165.
Grâce à leur politique intelligente, les Chihàb
acquirent une sérieuse influence auprès des autorités
turques voisines. Ils employèrent leur prestige au
service du Liban auquel ils rêvaient de maintenir
le privilège de terre d'asile. Voir C.-F. Volney,
Voyage en Egypte et en Syrie pendant tes années
1783, 1784 et 1785, t. i, Paris, 1822, ]). 396 et 399;
Pococke qui était au Liban en 1745, cité par George
Young, Corps de droit ottoman, t. i, Oxford, 1905,
p. 136. A cette époque, le Mont-Liban, comparé aux
autres provinces de la Syrie, pouvait, en effet, être
considéré comme i ne terre de refuge. Mais, en réalité,
la paix dont il jouissait était intermittente, précaire,
à la merci des pachas voisins. Ces derniers guettaient
toujours l'occassion de pouvoir s'immiscer dans les
affaires de la Montagne; et leur ingérence y jetait
le trouble et le désordre. D'autre part, la politique,
les factions rivales, les divisions entre émirs, tenaient
en éveil un certain esprit d'anarchie. D'où, exactions,
avanies, tracasseries de toute sorte, luttes de partis.
Lammens, p. 97 sq., 112 sq. ; Jouplain, op. cit., p. 131-
132; P. 'Abboud, op. cit., p. 215-219. Les maronites
n'étaient guère épargnés; ils étaient parfois laissés
à la merci de leurs ennemis. Toutefois, il y avait
certaines régions, telle la province du Kasrawân,
dévolue aux Khazen, où l'action ennemie ne pouvait
atteindre facilement. C'est là qu'aux mauvais jours
les chrétiens allaient se réfugier, nous le verrons plus
loin.
Malgré les mœurs, parfois barbares, de certains
émirs, les Chihàb ont bien mérité de leur pays. Ils tra-
vaillèrent sans cesse à son indépendance et à sa sécu-
rité. Leur situation politique dura jusqu'à la chute de
Bachîr II (1840). Son successeur Bachîr III, il est vrai,
était encore un Chihàb. Mais la teneur du firman
d'investiture, 3 septembre 1840, montre bien que,
dans la pensée du sultan, cette nomination n'était
qu'une mesure de transition. Bachîr III n'était plus,
comme ses devanciers, le maître du Liban. Voir le
texte de ce firman dans Jouplain, op. cit., p. 254-256. La
Porte visait à l'anéantissement de l'autonomie libanaise
qui avait toujours été pour elle une gène et un danger.
Elle ne pouvait y arriver par la force brutale; il lui
fallait procéder par étapes. Elle exploita habilement
la maladresse de Bàchir III, les troubles et les tra-
giques événements qui marquèrent son gouvernement.
Voir le détail dans Lammens, La Syrie, t. n,
p., 171-173.
Destitué par l'envoyé de Stamboul, Moustapha
Pacha, ministre de la guerre, il devait être le dernier
Chihàb ayant gouverné toute la Montagne. On nomma
à sa place un renégat hongrois, 'Omar Pacha (janvier
1842). La tyrannie et la brutalité de celui-ci, la gra-
vité de ses torts et de ses maladresses obligèrent
Stamboul, sur les représentations des puissances, à le
rappeler. Mais, entre .temps, la Porte avait semé parmi
les populations libanaises de puissants ferments de
discorde et creusé un fossé profond entre chrétiens et
druses. De la sorte, elle pouvait se fonder sur un
prétexte apparemment sérieux pour s'opposer au
rétablissement' de l'émirat du Liban. « Ces tentatives
auraient pu être écartées par une entente entre les
grandes puissances. Malheureusement, leur manque
d'union, et surtout la rivalité de la France et de
l'Angleterre, devaient, au contraire, faciliter le jeu de
la Porte. Fidèle à ses traditions, le gouvernement
français ne cessa d'appuyer les revendications des
maronites en vue du maintien du Liban autonome et
indivis sous l'administration des Chéhab. Devant
l'opposition de l'Angleterre, la Montagne fut cependant
partagée en deux gouvernements, l'un maronite au
nord, l'autre druse au sud. » Ristelhueber, op. cit.,
p. 31-32. Les circonstances conduisirent donc au déplo-
rable système d'un double qdïmaqâmat ou gouverne-
ment, celui des chrétiens, au nord de la route de
Beyrouth-Damas, et celui des druses, au sud. Les
chrétiens formaient la majorité dans le Liban nord:
mais si les druses étaient les plus nombreux dans
le Liban sud, la population chrétienne, elle aussi,
y était considérable; on y trouvait beaucoup de
villages mixtes. Les deux qdlmaqâms furent nom-
més et installés le 1" janvier 18 13. Purement arti-
ficielle, cette délimitation, loin de mettre fin aux
vexations et à l'anarchie, les accrut plutôt. Le patriar-
che et 336 chefs maronites confièrent au 1'. Azar,
vicaire général de l'archevêchée de Sidon (situé dans
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE
50
le qâïmaqâmat druse), la mission d'aller parler de,
leurs malheurs aux chrétiens d'Europe et de plaider
leur cause devant les gouvernements. Le P. Azar
quitta Beyrouth à la fin de mars 1814, Il alla tout
d'abord à Rome, puis à Naples. En 1846, il étail en
France. Ayant échoué, pour des raisons d'ordre
politique, dans sa mission à Paris, il s'adressa à la
charité française pour adoucir le sort de ses infor-
tunés compatriotes. A cet effet, on fonda la Société
de secours en faveur des chrétiens du Liban. Mais la
révolution de 1848 éloigna de Paris et dispersa les
dames qui composaient cette société. Cependant,
celle-ci, propagée déjà en province, prit, dès 1851, sous
le nom d'Œuvre de Notre-Dame de Nazareth, un nouvel
essor à Laval, à Angers, à Caen et dans plusieurs autres
villes de Normandie. A un moment donné, l'œuvre
cessa d'exister pour être reconstituée plus tard, en
1870, sous un autre titre : Association de Saint-Louis.
La nouvelle association, bénie, par le pape le 16 mai
1877, se développa et rendit d'immenses services au
peuple maronite. Les maronites, d'après le ms. arabe
du R. P. Azar, vicaire général de Saïda (Terre-Sainte),
délégué du patriarche d' Antioche et de la nation maro-
nite, Cambrai, 1852, p. 130-132; voir aussi, p. 159-161 ;
178-185, 189; Louis de Baudicour, La France au
Liban, Paris, 1879, p. 48-96; 339-343. '
Si l'action du P. Azar pouvait alléger un peu les
souffrances des maronites, elle n'en supprimait point
la cause. Aussi bien, entre temps, on avait songé à
l'institution, dans les villages mixtes, d'un wakil
(procureur) pour les chrétiens et d'un wakil pour les
druses. Ce n'était qu'un palliatif : une seconde guerre
civile éclata en 1845. La Porte envoya à Beyrouth
Chakîb effendi, ministre des Affaires étrangères de
Turquie, et le chargea de rétablir l'ordre. La grande
innovation qui résulta de cette mission fut la création
d'un madjlis ou Conseil mixte auprès de chaque
qàïmaqdm. Les instructions de Chakib (fin octore 1845)
déterminent la composition de ce Conseil de la manière
suivante : « Un substitut de Kaïmacam (qâïmaqàm),
un juge et un conseiller musulmans, un juge et un
conseiller druses, un juge et un conseiller maronites,
un juge et un conseiller grecs, un juge et i n con-
seiller grecs-catholiques, et enfin, pour les Mutualis
(Métoualis), un seul conseiller, vu que le juge des
musulmans leur est commun. » Testa, Recueil des
traités de la Porte ottomane avec les Puissances étran-
gères, t. ni, Paris, 1866, p. 200-202.
Lesattributions du madjlis n'étaient pas limitées aux
seules affaires judiciaires; elles s'étendaient aux affaires
financières et administratives. Cette organisation pou-
vait paraître une mesure libérale, accordant au Liban
le bienfait d'un régime représentatif. En réalité, on
voulait donner le change. Le madjlis ne représentait
qu'une sorte de rouage administratif, entièrement
placé sous la coupe des autorités turques. Dès lors, il
n'était pas étonnant que cette combinaison fût féconde
en difficultés et fomentât de nouveaux troubles.
Dans sa lettre du 17 octobre 1846 au P. Azar,
Mgr Abdallad Boustani, archevêque de Tyr et de
Sidon, a laissé un tableau émouvant de l'étal lamen-
table dans lequel se trouvaient encore les maronites
des régions mixtes après, la nouvelle combinaison.
Voir la traduction de cette lettre dans H. Guys, op. cit.,
t. n, p. 324-336; voir aussi un appel adressé aux chré-
tiens d'Europe par un comité français de Beyrouth,
ibid., p. 337-343, et deux autres appels envoyés aux
femmes de France, le premier par Mgr Boustani lui-
même, en date du 20 décembre 1846, l'autre par les
maronites des districts mixtes, 15 mai 1847, dans l'ou-
vrage déjà cité : Les maronites d'après le manuscrit
arabe du R. P. Azar...
Le plan des autorités turques se réalisait donc
sans trop d'obstacles. L'œuvre des Ma'n et des Chihâb
ayant été détruite, la Montagne n'avait plus d'unité
politique et son organisation féodale se trouvait forte-
ment ébranlée. Désormais, le Liban, à l'entière dis-
crétion des pachas ottomans, n'est plus qu'un théâtre
d'intrigues, de révoltes et de luttes. Voir un excellent
tableau de la situation tracé par P. de La Gorce, His-
toire du second Empire, t. ni, Paris, 1890, p. 301-304.
Les tristes événements de 1860 sont trop connus pour
qu'il soit besoin d'en faire ici l'histoire. Toutefois, pour
en rappeler les horreurs, nous citerons les paroles d'un
témoin oculaire : « Nous ne voulons pas terminer la
portion de notre récit qui se rapporte aux événements
dont le Liban a été le théâtre, sans faire une sorte de
récapitulation du nombre des victimes et des désastres
matériels. Nous l'avons déjà dit dans notre préface, ce
n'est pas du roman que nous faisons, c'est de l'his-
toire. Mais cette histoire est tellement invraisemblable
à force d'être odieuse, qu'il est nécessaire de placer
des chiffres sous les yeux du lecteur pour lui prouver
que nous n'avons rien exagéré... En tout, 7771 per-
sonnes de tout âge et de tout sexe, égorgées dans l'es-
pace de 22 jours! Quant aux dévastations, en voici le
relevé : 360 villages détruits; 560 églises renversées;
42 couvents brûlés; 28 écoles détruites, lesquelles
comptaient 1830 élèves... Ces chiffres ont une telle
éloquence que l'on ne saurait rien y ajouter. » F. Lenor-
mant, Histoire des massacres de Syrie en 1860, Paris,
1891, p. 88-90. Voir aussi P. de la Gorce, loc. cit.,
p. 302 sq.: un mémoire du patriarche et des évêques
maronites à Khourchid Pacha, 10 juin 1860, dans
Testa, op. cit., t. vi, Paris, 1884, p. 72-74; le P. C. de
P.ochemonteix, Le Liban et l'expédition française en
Syrie (1860-1861), Paris, 1921, p. 91 sq.
Consterné devant pareille situation, le P. Jean
Hadj, membre maronite du madjlis, depuis patriarche,
rédigea un rapport contenant le récit détaillé des maux
qui fondaient sur son malheureux pays, et le fit
répandre en Europe, notamment en France. Nous en
avons rencontré une copie manuscrite, revue et corri-
gée par l'auteur lui-même. Cf. le P. M. El-Hattoùny,
Précis historique de la province du Kasrawân (en arabe)
1884, p. 357. L'éloquent appel d'un personnage aussi
bien placé que le P. Hadj pour voir et suivre les évé-
nements, joint à d'autres informations de source
autorisée, souleva d'indignation l'Europe chrétienne.
« Une conférence se réunit à Paris et décida une inter-
vention pour secourir les victimes et punir les assassins.
La France eut l'insigne honneur de voir ses soldats
choisis par l'Europe pour l'accomplissement de cette
noble mission. » F. Lenormant, op. cit., p. 127-128.
Dans l'intervalle, on imagina à Beyrouth un simulacre
de traité de paix entre druses et maronites dans
l'intention de procurer l'oubli de ce qui s'était passé, de
rendre l'autorité turque maîtresse de la justice en
Syrie et d'exclure toute intervention étrangère. Ce
traité est du 6 juillet 1860; il est signé par les deux
qàïmaqàms chrétien et druse, les mokatadjis, les
membres du divan, les ouakils (wakils) et les notables.
Voir ce traité dans Testa, op. cit., t. vi, Paris* 1884,
p. 84-86. Les malheureuses victimes de ce pacte durent
le ratifier sous l'empire de la contrainte. Cependant,
le P. Hadj, malgré une violente pression exercée sur
lui, refusa d'y apposer son cachet. Aussi bien, lorsque
ce traité fut présenté à la commission internationale,
celle-ci, à défaut de la ratification du juge maronite,
le considéra comme non-avenu. Il nous est fort agréa-
ble d'enregistrer ce fait si peu connu, tout à l'honneur
du clergé maronite. Nous le tenons de la bouche de
Jean Hadj lui-même, qui le rappelait volontiers au
cours de ses conversations sur les événements de 1860.
Cf. le P. M. EI-Hattoùny, op. cit., p. 357-359; J. Debs,
op. cit., t. vin, p. 759.
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : PATRIARCHES 58
L'intervention de l'Europe et l'expédition fran-
çaise valurent à la Montagne un nouveau statut.
En elïet, la commission établie par les puissances
élabora le ■ Règlement organique » de 1861. Ce « Règle-
ment « fut revu et jalousement amendé par la Turquie
et l'Angleterre. Cette révision déforma complètement
le projet élaboré par la France, lequel prévoyait en
somme le rétablissement de l'ancienne organisation
libanaise, sous une autorité indigène. Confirmé à
plusieurs reprises par des accords internationaux, ce
« Règlement » constitua la charte de l'autonomie liba-
naise, telle qu'elle a fonctionné jusqu'à la guerre de
1914. La Montagne fut constituée en moutasarrifat
autonome, relevant directement de la Porte, sans
passer par l'intermédiaire des pachas de Syrie... Son
ancienne extension territoriale avait été réduite de
plus de la moitié... Dans ces limites étriquées... la
nouvelle circonscription ne comprenait plus même
le Liban géographique... A sa tête se trouve placé un
gouverneur chrétien, n'appartenant à aucune des
nationalités libanaises. Proposé par la Porte, le choix
doit être approuvé par les grandes puissances... II
réunit en sa personne toutes les attributions de l'exé-
cutif: il perçoit les impôts, approuve les sentences
des tribunaux, rendues par des magistrats indigènes.
Il est assisté par un conseil administratif, élu parles
habitants et représentant les diverses communautés
libanaises. Le maintien de l'ordre public est confié à
une troupe ou corps de gendarmerie indigène, dont
des instructeurs français assureront l'organisation. »
Lammens, loc. cit., p. 187-189.
Sur les instances de M. Béclard qui représentait la
France à la Commission européenne, Fouad Pacha,
Haut Commissaire de Turquie, avait confié le qâïma-
qâmat chrétien à un chef maronite, Joseph Karam.
Celui-ci, en grand renom de courage et de vertu, jouis-
sait d'un prestige considérable dans le pays. Mais cette
désignation ne plut pas au général de Beaufort
d'Hautpoul, commandant en chef de l'expédition.
Voir des documents fort curieux dans C. de Roche-
monteix, Le Liban et l'expédition française en Syrie
(1860-1861), Paris, 1921.
De Beaufort avait un candidat, l'émir Madjid, petit
fils du grand Bachîr, qui vivait en Egypte depuis de
longues années; il voulait même le faire agréer, à la
suite de l'organisation future du Liban, comme gou-
verneur suprême de la Montagne. Or, la personnalité
de Joseph Karam contrariait visiblement la marche de
cette combinaison. Le général mit tout en œuvre pour
écarter ce dernier, lequel, de guerre lasse, demanda à
Fouad pacha d'accepter sa démission, et se retira à
Ehden, son pays natal. C. de Rochernonteix, op. cit.,
p. 168-172, 179-180. 290-291.
Pourtant, ce ne fut pas au candidat du général de
Beaufort qu'échut le nouveau poste de gouverneur
du Liban. Le choix se porta sur un étranger, Daoud
pacha (10 juin 1861). « Chrétien de nom, ambitieux,
sans scrupule, sans attache dans le Liban, auquel
il était étranger, dévoué uniquement à sa propre for-
tune, il avait tout intérêt à servir les passions de la
Porte et à suivre ses directions, devant tout attendre
de ce gouvernement. • Ibid., p. 220. II était chargé de
promulguer la Constitution et de la mettre en pratique,
à titre d'essai, pendant trois ans. II avait besoin d'un
appui et il ne pouvait guère le trouver sans Joseph
Karam. Celui-ci, voyant que les intérêts de son pays
étaient sacrifiés, déclina les oflres du nouveau gou-
verneur. Cette attitude patriotique lui valut la prison
et l'exil. Ibid., p. 242, 213, 216-252, 262-265. Daoud,
était nommé pour une période de trois ans. On espérait
qu'à la fin de son mandat, il serait remplacé par un
maronite. Aussi bien, lorsque, en 1864, on lui renou-
vela les pouvoirs de gouverneur du Liban, Karam,
qui avait été éloigné de la Syrie, nous venons de le
voir, se hâta de regagner son pays; il se mit à la tète
de l'opposition, s'arma et aborda la lutte avec un
courage et un patriotisme qui l'imposèrent au respect
de l'ennemi lui-même. Mais, à la fin, devant des fortes
numériquement supérieures, il dut se retirer et quitter
le Liban, sous la protection de la France; ce qui eut lieu
en 1867. Le nom de Karam demeura et demeure encore
populaire parmi ses compatriotes; et nous avons pu
voir son corps exposé à Ehden, son pays natal. Cf. I )ebs,
op. cit., t. vin, p. 728-733; Jouplain, op. cit., p. 167 169.
Désormais, Daoud Pacha ne rencontrait plus de
résistance ouverte dans la Montagne. Toutefois, son
prestige ayant sombré, il sentit qu'il ne pouvait plus
tenir son poste. En 1868, il retourna à Constantinople
et le Liban ne le revit plus. C. de Rochernonteix,
op. cit., p. 265-269.
Si le nouveau statut du Liban, même après avoir
été modifié en 1864, n'est pas à l'abri de toute critique,
il procura, cependant, un régime de concorde sociale
entre les divers éléments de la population. D'ores
et déjà, chrétiens, musulmans, druscs et métoualis
vivent côte à côte sans défiance, sans heurt. « Le
meilleur éloge de cette combinaison, c'est d'avoir
prouvé que le Liban était éminemment gouvernable-,
que ses populations... ne pouvaient vivre et prospérer
qu'en dehors du régime turc; c'est de constater qu'elle
leur a valu une période de recueillement, de prépa-
ration à des destinées plus glorieuses... Cette résurrec-
tion... fut avant tout l'œuvre de l'énergie, de l'initiative
des Libanais. Ils surent profiter de l'appui, de la pro-
tection que la Puissance libératrice de 1860 ne leur
marchanda jamais. » Lammens, loc. cit., p. 189-190.
Le nouveau régime dura jusqu'à la grande guerre.
Le 29 octobre 1914, la Turquie se rangea au côté de
l'Allemagne et, d'un trait de plume, elle abolit la
charte du Liban. La victoire a ramené la France sur la
terre de Syrie, et, le 1er septembre 1920, le Grand
Liban a été officiellement reconstitué, puis, au mois de
mai 1926, organisé par elle en République, avec un
président, un sénat, et une chambre des députés.
Désormais, sous les auspices de la Puissance manda-
taire, les Libanais, unis dans un mutuel sentiment de
concorde nationale,' sans distinction de- race ou de
religion, pourront travailler librement à la pros-
périté de leur pays.
2° Histoire religieuse. — 1. Les patriarches. Le
dernier patriarche dont nous ayons parlé plus haut est
Simon ou Siméon Ibn Hassan de Hadeth. Dans sa
lettre à Léon X, 8 mars 1514, il écrit sa profession de
foi catholique; il explique le vieux rit de la confection
du saint-chrême, la manière de choisir et d'introniser
le nouveau patriarche; il demande, entre autres
choses, confirmation de son élection, etc.. Le souverain
pontife répondit à ses désirs et lui envoya la même
année un visiteur apostolique, car Siméon avait dit au
pape que, depuis longtemps, le Liban n'avait pas vu
de représentant du Saint-Siège. Ce visiteur Fr. Giàn-
Francesco da Potenza, était accompagné de Fr. Fran-
cesco da Rieti. De retour à Rome, les deux franciscains
se. présentèrent avec trois députés maronites au V'
concile du Latran. Voir les lettres du patriarche dans
Hardouin, Acta ConciL, t. ix. col. 1857-1867; les
lettres Nuncins finis, 20 août 1515 et Cunctarum
orbis Ecclesiarum, 23 juillet 1515, dans Anaïssi,
Bull., p. 32-35, 14-51 ; Golubovich, 7/ traltato di Terni
Santa e dell'oriente di Fr. Francesco Suriano, p. lix.
-Le même pape envoya ensuite, au Liban, en 1515,
à deux reprises différentes, un autre visiteur, Fr.
Francesco Suriano, accompagné de Fr. Gian-Fran-
cesco da Potenza. Golubovich, op. cit., ibid. et p. 71.
Le but de ces différentes missions était d'éclairer les
maronites sur certaines questions théologiques, disci-
59
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVI* SIÈCLE
GO
plinaires et liturgiques. Bien entendu, les instructions
des délégués tendaient à la latinisation. Léon X
insistait particulièrement sur la nécessité de se confor-
mer, dans la préparation du saint-chrême, à l'usage
romain. Voiries lettres pontificales dans Anaïssi, Bull.,
p. 25 sq.; les lettres du patriarche, 14 février 1515, dans
Mansi, Concil.,t. xxxn, col. 042-943.
A la suite des informations envoyées par Fr. Suriano,
le pape écrivait à Siméon, le 23 juillet 1515, pour le
féliciter de la persévérance des maronites dans la foi
orthodoxe. Anaïssi, Bull., p. 46-47. Léon X appelle
ces derniers : rosas inler médias spinas.
Le patriarche Siméon mourut le 27 novembre 1524,
âgé de plus de 120 ans. Douaïhi, Annales, an. 1524,
fol. 80 v°. Le 9 décembre suivant, Moïse Sa'àdah Al-
'Akkâri ou Ackari lui succédait sur le siège patriarcal.
Originaire de Barda, dans l'Akkar (d'où son surnom:
Al-'Akkârî), le nouvel élu dépêcha à Rome Antoine,
archevêque de Damas, muni des lettres d'usage :
lettres du patriarche, des évêques, des principaux du
clergé et de la nation, pour solliciter le pallium et la
confirmation pontificale. Les corsaires assaillirent
l'envoyé de Moïse et le dépouillèrent de tout, même
des lettres qu'il portait. Après avoir subi de dures
vexations, Antoine put enfin se rédimer et poursuivre
son voyage. Douaïhi, Annales, an. 1524, fol. 80 v°; ms.
395, fol. 137 v°-138 r°; Chronologie, p. 34. Mais, n'ayant
plus les lettres électorales, il partit de Rome sans
pallium ni bulle de confirmation, et il fallut attendre
plusieurs années pour les obtenir. Entre temps, le
pape et le patriarche échangèrent quelques lettres.
Voir Anaïssi, Bull., p. 53-68; Colleclio, p. 44-47. Clé-
ment VII témoigna une particulière bienveillance aux
maronites en leur désignant comme cardinal pro-
tecteur l'austère et vertueux Marcel Cervini, plus
tard pape sous le nom de Marcel IL Lettre Superiori
anno, 25 janvier 1532 dans Anaïssi, Bull., p. 55-56.
Paul III ne montra pas moins d'intérêt à leur endroit.
Sur la demande de Mo':'se, il investit de la charge de
commissaire apostolique auprès d'eux Fr. Dionisio,
gardien du couvent du Mont-Sion, et enjoignit au
ministre général de l'ordre séraphique de leur envoyer
quelques frères capables d'enseigner le latin. Le
patriarche demandait ces frères dans l'intention de
fonder un séminaire, mais, on ne sait pourquoi, ce
projet n'eut pas de suite. Lettre Maxima nos du 21 no-
vembre 1542 au patriarche; lettre Atlulit ad nos,
même date, au mouqaddam Jean 'Abd-Al-Mon'em,
dans Anaïssi, Bull., p. 57-61. Dans les fonctions de
commissaire apostolique, le nouveau gardien du Mont-
Sion, Fr. Giorgio, succéda, en 1544, à Fr. Dionisio.
Lettre Suis nobis litteris, 18 sept. 1544, ibid., p. 62-63.
Le cardinal Marcel Cervini, élu pape, le 11 avril 1555,
sous le nom de Marcel II, mourut après 21 jours de
pontificat. Le patriarche dépêcha un messager spécial
au nouveau pape, Paul IV, pour lui offrir l'hommage
de ses félicitations. Il le chargea aussi de solliciter la
nomination d'un cardinal protecteur. Au lieu d'un,
Paul IV en désigna deux, le cardinal di Carpi et le
cardinal Bernardin. Lettre Ex litteris quas dilectus.
12 nov. 1556, Anaïssi, p. 64-65 ; Douaïhi, ms 395,
fol. 139 r°.
Le jeudi saint de 1557, Moïse réunit un synode et
consacra le saint chrême en présence de huit arche-
vêques, d'environ quatre cents prêtres, de Rizqallah,
mouqaddam. de Bécharrî, et d'un grand concours de
peuple. Douaïhi, Annales, an. 1557, fol. 85v°. Des
actes de ce synode on ne possède aucun texte. C'est
le premier concile connu de l'Église maronite.
En 1561, Moïse n'avait encore ni pallium ni confir-
mation. Douaïhi attribue ce retard à la tragique aven-
ture de Mgr Antoine : On n'osait plus faire le voyage
de Rome. Ms. 395, fol. 137 v°-138r°; Annales, an. 1561,
fol. 86 v.Quoi qu'il en soit, le patriarche manda auprès
de lui un prêtre de Chypre, nommé Georges, qui
savait un peu l'italien, et le députa à Rome pour solli-
citer de nouveau les faveurs désirées. Georges abusa
de la confiance de son mandant : il fabriqua une lettre
au nom de ce dernier et se fit sacrer évêque; de plus,
ayant reçu le pallium et divers ornements d'église poul-
ie patriarche, il se dirigea vers ( hypre et s'appropria
le tout. Indigné, Moïse s'en plaignit au pape par une
lettre écrite de Jérusalem en 1564. Douaïhi, Annales,
an. 1561 , fol. 86 v°-87 r°. C'est bien de ce Georges qu'il
est question dans la lettre : Venerabilem jratrem nos-
trum Georgium, adressée par Pie IV au patriarche,
le 1er septembre 1562. Anaïssi, p. 66. A Rome, on
n'était pas encore au courant de sa manœuvre frau-
duleuse.
Jusqu'à cette époque, les nouveaux patriarches
envoyaient seulement au pape leurs lettres d'obé-
dience. Pie IV leur demande, dans la même lettre, d'y
joindre désormais la profession de foi. Une dernière
lettre de Pie IV à Moïse fut écrite le 23 février 1565, à
l'occasion d'une mission pontificale en Orient. Le
légat, Jean-Baptiste, évêque des Abyssins établis
en Chypre, était chargé de visiter, entre autres popu-
lations, les maronites. Nous avons publié cette lettre
dans notre étude : Une mission en Orient sous le ponti-
ficat de Pie IV, p. 19-20. Dans ces lettres pontificales,
on constate, une fois de plus, la particu'ière importance
que les papes attachent à l'adoption de certains rites
et usages de l'Église latine, notamment dans l'admi-
nistration des sacrements. Ainsi, les voies se préparent
à cette latinisation systématique que l'on verra s'ac-
complir aux siècles suivants. Moïse mourut au mois
de mars 1567.
Michel Risi ou El-Ruzzi vivait dans la solitude de
l'ermitage, lorsque, au mois de mars 1567, les vœux de
la nation le portèrent sur le siège d'Antioche. Voir
une note écrite sur la première page du ms. syriaque
203 de la Bibliothèque nationale de Paris; Douaïhi.
ms. 395, fol. 140 r»; Annales, an. 1567, fol. 87 v»-88r°,
Le Saint-Siège ne ratifia son élection qu'en 1579.
Lettres de Grégoire XIII, Cum postquam, 1er août 1579,
et Romani Pontificis, 18 septembre 1579, dans
Anaïssi, p. 75-78. Ce retard, dû tout d'abord à des
circonstances entièrement étrangères à l'aptitude
canonique, fut ensuite prolongé à cause de nouvelles
difficultés touchant l'orthodoxie. De mauvaises lan-
gues, en effet, avaient accusé le patriarche de tendances
monophysites. Les conclusions de l'enquête prescrite
à ce sujet par le Saint-Siège, toutes à l'avantage de
Michel Bisi, ne purent être portées à Rome avant 1577.
Mais le pape retarda encore l'envoi du pallium jus-
qu'au retour à la Ville éternelle, en 1579, de la mission
Eliano-Baggio dont il sera question plus loin. Le
patriarche le reçut en 1580. Douaïhi, ms. 295, fol.l40r°-
144 v°; Annales, an. 1580. fol. 91 r°; P. Dib.Les conciles
de l'Église maronite (de 1557 à 1644), dans la Revue
des sciences religieuses, 1924, t. iv, p. 216-218; Anaïssi,
Bull., p. 75-78 et 89-91.
Sous Michel Bisi, eurent lieu les deux légations
pontificales d'Eliano et de Baggio (1578-1579),
et d'Eliano et de Gian-Battista Bruno (1580-1582),
tous jésuites. Les Pères de la compagnie prenaient,
pour la première fois, contact avec les maronites.
Jusque-là, les agents du Saint-Siège avaient été les
seuls franciscains. La première légation était une
réponse à la mission patriarcale envoyée à Borne en
1577. Elle avait pour but de visiter les maronites et,
du même coup, d'attirer vers l'union les chrétientés
séparées. Les envoyés pontificaux quittèrent Borne,
avec les mandataires de Michel Risi, dans le courant
de mars 1578; autour delà mi-juin, ils étaient à Tripoli.
Dans la lettre écrite par le pape à cette occasion,
Cl
MARONITE [ÉGLISE), PATRIARCHES, X\ l« SIÈCLE
G2
celui-ci demande au patriarche de conformer les
usages de son Église à ceux de l'Église romaine, notam-
ment pour l'emploi du Trisagion, la confection du
saint chrême, l'administration de la confirmation par
l'évêque, la prohibition de la communion des enfants
avant l'âge de raison, le calcul des degrés de la consan-
guinité et de l'affinité. La deuxième légation était une
continuation de la première. Elle donna lieu à la tenue
d'un synode, en 1580, au monastère de Qannoùbîn,
en présence des PP. Eliano et Bruno. Sur ces deux
missions, voir P. Dit)., art. cité, p. 199-220; L. Pastor,
Geschichte der Pàpste, t. ix, 1923, p. 741-743. A la suite
de la célébration du concile, Eliano parcourut le pays
des maronites pour faire connaître partout les déci-
sions synodales. A peine avait-il achevé sa tournée que
le patriarche tomba gravement malade. Le légat fut
mandé auprès de lui: en présence des évêques, des
prêtres et des notables, il lui administra l'extrême-
onction. Le 21 septembre 1581, l'auguste malade
rendait le dernier soupir.
Le collège électoral, convoqué pour désigner un
successeur au patriarche défunt, se réunit le 28 septem-
bre. On choisit son frère, l'archevêque Serge Risi. Il
fut intronisé séance tenante et reçut la révérence
d'usage. Le lendemain, le nouvel élu célébra en grande
pompe la liturgie pontificale; et, avant la communion,
à genoux devant l'autel, il lut à haute voix la profes-
sion de foi catholique. L'on pria les légats de faire part
de cette élection au souverain pontife et de lui en
demander la confirmation. Le P. Bruno fut chargé de
remplir cette mission. Il quitta la Syrie le 7 juin 1582
et arriva à Rome dans le courant de septembre. Le
dernier jour de mars 1583, Grégoire XIII accordait le
pallium au nouveau chef de l'Église maronite.
P. Dib., loc. cit., p. 219-220.
L'un des résultats des légations d'Eliano fut d'abord
la fondation d'un hospice maronite à Rome (voir
les documents pontificaux dans Anaïssi, Bull.,
p. 81-89), converti ensuite en collège par la constitution
Humana sic ferunt, 27 juin 1584, de Grégoire XIII.
Voir Filippo Bonanni, S. J., Catalogo degli ordini
religiosi délia Chiesa militante, Rome, 1714, p. 43;
on y trouve, avec le portrait d'un élève, la description
du costume de ce dernier. C'était le deuxième collège
oriental établi dans cette ville, le même pontife ayant
déjà fondé, en 1577, le collège grec. La fondation du
collège maronite répondait au vœu de la nation,
exprimé par Michel Risi dans ses lettres à Pie V.
Douaïhi, ms. 395, fol. 140 r° et v°. Mais, au lieu de
l'établir à Rome, le saint pape en avait décrété l'érec-
tion à Chypre sous la surveillance de l'archevêque latin
du royaume. Tout était prêt pour la réalisation du
projet pontifical, lorsque l'île fut envahie par les Turcs
(1570-1571). Cf. le mémoire présenté à Grégoire XIII,
qui expose les motifs de la mission confiée aux PP.
Eliano et Raggio auprès des maronites, aux Arch.
Vaticanes, AA, arm. i-xvm, 1755. Il appartenait
à Grégoire XIII de reprendre l'idée et d'en effectuer
l'exécution au centre même de la catholicité. Cf. le
bref Romani Pontificis, 12 juillet 1584, dans Anaïssi,
p. 98-100. La justice et la gratitude nous obligent à
évoquer ici, après Grégoire XIII, les noms de Sixte V
et du cardinal Antoine Carafîa. Le successeur, de Gré-
goire XIII continua pour le collège les libéralités de
ce dernier; il lui alloua de nouveaux revenus. Bref
Inter caetera, 2 août 1585, Anaïssi Bull., p. 100-103,
et aussi, Cotleclio, p. 91. Quant à Caraffa, il contribua
grandement à son organisation et lui légua sa fortune.
Douaïhi, ms. 395, fol. 146 r°. Sur les origines de ce
collège, voir L. Cheiklo, S. A., La nation maronite et
la Compagnie de Jésus aux XVIe et XVIIe siècles,
Beyrouth, 1923, p. 69 sq. La direction du collège
fut confiée à la Compagnie de Jésus. Mais lorsque
celle-ci fut supprimée en 1773, on chargea de cette
direction des prêtres séculiers. Au lendemain de l'in-
vasion de Rome par le général Miollis (2 lévrier 1808),
le collège fut confisqué et vendu. Post ditionem ponti-
l'uiam a Gallis occupatam die 2 februarii, anno Domini
1808, dit le cardinal A. .Mai, prsedictum rollegium
(Maronitarum) dissolution fuit; sedesque divenditse;
hic autem codex (Veteris Testamenti) una cum rcliquis
in bibliotheca dicti collegii exislentibus, in Valicanam
Bibliothecam translatus fuit. Script, vet. nova collectio,
t. iv, Rome, 1831, p. 524. Ce n'est donc pas vers la
fin du xvme siècle, comme l'ont affirmé certains histo-
riens, qu'il faut placer cet événement. Les biens qui
subsistèrent de ce collège furent affectés à l'entretien
de jeunes maronites au collège de la Propagande à
Rome. Voir les bref Magno semper de Pie VIII,
11 janvier 1830 et Etsi dubium de Grégoire XVI,
14 juillet 1832, dans R. De Martinis, Jus ponlificium
de Prop. Fide, t. iv, p. 723 et t. v, p. 47-48; et surtout
le bref Sapienter olim de Léon XIII, 30 novembre 1891,
dans Anaïssi, Bull., p. 537-540. Les choses en restèrent
là jusqu'à la restauration du collège maronite sous
Léon XIII.
Le P. Eliano avait fait accroire à Rome qu'il rame-
nait les maronites à l'union. Il avait ainsi donné corps
aux soupçons qui pouvaient peser sur leurs vérita-
bles sentiments religieux. Aussi la question de leur
orthodoxie défraya-t-elle les conversations dans cer-
tains milieux romains. D'aucuns les traitaient nette-
ment d'hérétiques. Les maronites qui se trouvaient
à Rome ne manquèrent pas de plaider la cause de leur
Église. Mais les bruits colportés et les doutes répandus
n'en continuèrent pas moins à inquiéter la curie. Le
pape résolut d'envoyer au Liban une nouvelle mission
pontificale pour l'éclairer sur tous ces points, Il
choisit le P. Girolamo Dandini, S. J., qu'il chargea
d'étudier sur place la religion et les mœurs des maro-
nites, de déterminer les conditions pour l'envoi des
nouveaux élèves à Rome et l'attribution aux anciens
d'emplois proportionnés à leur capacité. Clément VIII
s'inquiétait d'autant plus que le collège maronite de
Rome lui coûtait fort cher; il ne voulait pas dépenser
en pure perte les deniers du Saint-Siège. Au surplus,
la question d'orthodoxie mise à part, il importait de
bien choisir les nouveaux élèves et d'occuper utile-
ment les anciens. Le 14 juillet 1596, Dandini s'em-
barqua pour la Syrie; il arriva à Tripoli vers la fin
d'août; et le 1er septembre, il était déjà à Qannoùbîn.
L'âge et la maladie clouaient sur son lit, depuis un
an déjà, le patriarche Serge Risi. Mais ni les années,
ni les infirmités n'avaient affaibli sa pensée et l'ar-
deur de son dévouement pour la cause de son Église.
En l'entendant prononcer sa véhémente protestation
contre les accusations qui faisaient passer les maroni-
tes pour hérétiques aux yeux du pape et du Sacré-
Collège, le légat fut frappé de la vigueur de son esprit.
Droit et conciliant, d'une activité discrète et d'un tact
parfait, Dandini remplit de son mieux sa mission, et
tout à l'honneur des maronites. Il fit réunir un concile
auquel furent convoqués, avec les évêques, un certain
nombre de prêtres et les mouqaddamin. Les sessions
synodales s'ouvrirent le 18 septembre (vieux style)
1596 et se clôturèrent le 20 du même mois. A peine le
concile était-il achevé que l'état de santé du patriarche
empira. Le 25 septembre (vieux style), le vénéré ma-
lade rendit son âme à Dieu. Dandini craignit que
le neveu du prélat défunt ne fût désigné pour prendre
sa place et que la dignité patriarcale ne demeurât
dans la même famille. On venait de voir deux frères,
on avait vu au siècle précédent un oncle et son neveu
se succéder à Qannoùbîn. Les membres de la famille
d'un patriarche contractaient avec les notables de
la nation des liens d'amitié ou de parenté; et les nota-
03
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVI« SIÈCLE
blés, on le sait, exerçaient sur le collège électoral
une influence considérable. Aussi Dandini attirait-il
sur ce point l'attention du mou.qa.ddam Khater.
Dandini, op. cit., p. 114. Cependant, ce fut bien l'ar-
chevêque Joseph Risi, neveu du patriarche Serge, qui
fut élu. On ne pouvait reprocher au nouveau patriar-
che qu'un manque d'expérience administrative.
Dandini, ibid. D'ailleurs, dans le bref de confirma-
tion, donné le 17 juin 1599, le pape reconnaît ses
qualités. Lettre Benedicimus Deum cœli, Anaïssi
Bull., p. 108-109.
Le légat pontifical demanda, entre autres choses,
au nouvel élu, de confirmer les décisions conciliaires
de la dernière assemblée à laquelle il avait lui-même
participé, et de réunir un nouveau synode pour com-
pléter l'œuvre du précédent. Joseph Risi acquiesça
volontiers au désir du légat; il convoqua la nouvelle
assemblée le 3/13 novembre 1596; et le 21 du même
mois, la mission de Dandini se trouvait terminée.
Sur cette mission, voir P. Dib, art. cité, p. 421-429.
Incontestablement, les légations d'Eliano et de
Dandini marquèrent le début d'une ère nouvelle
pour l'Église maronite. Elles ouvrirent, notamment,
le chemin de Rome à cette pléiade de jeunes gens qui
devaient aller y puiser, avec une piété solide, la science
sacrée et répandre ensuite non seulement sur l'Orient,
mais sur l'Occident, les fruits d'une riche érudition.
Bref Sapienter olim de Léon XIII, 30 nov. 1891, dans
Leonis XIII Pont. Max. ada, t. xi, p. 376. Toutefois,
la réforme élaborée par les légats jeta les bases d'une
latinisation profonde et systématique de l'Église
maronite. Ainsi, l'adoption d'un missel romanisé,
édité à Rome en 1592, entre les deux missions d'Eliano
et de Dandini, date de 1596. Dandini en avait appor-
té à Qannoûbîn 200 exemplaires. Can. 8 du premier
synode de 1596; Dandini, op. cit., p. 125 et 102.
D'ailleurs, les actes des synodes réunis en présence
d'Eliano et de Dandini, préparés d'avance par ces
derniers, sont conçus dans un esprit de latinisation
incontestable. Voir le texte de ces synodes dans Ant.
Rabbath, S. J., Documents inédits, t. i, p. 152-169 et
dans Dandini, op. cit., p. 121-128. L'influence latine
avait déjà commencé, il est vrai, sous les croisés; Rome
l'avait ensuite favorisée, sanctionnée, élargie. Mais,
jusqu'à la fin du xvie siècle, ses effets se réduisaient
presque uniquement à quelques détails extérieurs et
d'importance secondaire, tels que le port de l'anneau,
de la mitre et de la crosse pour les prélats; la manière
de faire le signe de la croix, l'usage des cloches, du
pain azyme et des ornements sacrés. P. Dib., art.
cité, p. 434-436. On avait rarement touché à la disci-
pline elle-même. A notre connaissance, les seules
modifications importantes, introduites avant le
xvie siècle, concernent le rituel baptismal et l'épiclèse :
on commença à corriger celle-ci et à substituer à la
forme traditionnelle du baptême la forme latine.
Voir la lettre de Fr. Gryphon, écrite de Rome aux
maronites, en 1469, dans Douaïhi, ms. 395, fol. 117 v°-
118v°; le ms. syr. 71 de la Bibl. nation, de Paris,
exécuté en 1454. Encore ces diverses modifications
n'étaient-elles pas généralisées dans la pratique ;
elles étaient plutôt d'une application fort restreinte.
P. Dib, toc. cit., p. 434-436; Liturgie maronite, p. 35-
36. Cf. un missel ms. de 1536, qui se trouve à la Vati-
cane, Vat. syr. 29, et quatre rituels de baptême du
xvie siècle conservés parmi les mss. syriaques de la
Bibliothèque nationale de Paris sous les n°s 116-119;
le synode du Liban, part. II, c. n, n. 2. Cette latini-
sation extérieure pouvait être appliquée avec plus de
facilité à Qannoûbîn, et cela s'explique par les envois
d'objets que les souverains pontifes faisaient aux
patriarches. Les relations de voyage nous attestent
leur efficacité. Voici, par exemple, le témoignage d'un
DOble pèlerin qui visita le patriarche en 1583 : Antc
méridien substitimus in Ehda (Ehden) deinde, militari
pedibus confeclo, i>enimus ad monaslerium B. Mariic
de Canobim in Monte Libano j>ositum; ubi patriarcha
Ecclesiœ Uoiniiuc obeclientiam agnoscil : con/erebat
tum ordines injra missarum solemnia (erat autem (lies
dominicus) cuidam religioso. Habitus patriarchœ, quo
ad allure utebalur, nihil dijfcrebat ab eo, quo nostralcs
Archiepiscopi uti consueuerunt. Habebat j.allium, infu-
lam, casulam, lunicellas, et sandalia. Ilostiœ eadem
forma, gute apud catholicos... Patriarcha sacris vestibus
exulus, solitum habitum nigrum, cum violaceo capitis
integumento accepit... Jerosolymitana peregrinatio Ht.
princ. N. C. Radzivili, ducis Olicee... primum a Thonvi
Trelero, Custode Varmiensi ex polonico sermone in
lalinum translata, Anvers, 1614, p. 26.
Mais l'œuvre d'Eliano et de Dandini a marqué le
point de départ d'une latinisation systématique, tou-
chant la substance même des actes cultuels. Et ce
qu'ils avaient entrepris, on l'a poursuivi sous l'inces-
sante action de divers facteurs, jusqu'à lui donner une
assiette solide et définitive. P. Dib., /oc. cit., p. 436-
437.
Le patriarche Joseph Risi, homme audacieux et
entreprenant, était personnellement un latinisateur
inconsidéré; il sacrifia de vénérables pratiques, et en
grand nombre, pour mieux copier les usages de Rome.
Il brava, pour décréter certaines modifications, l'oppo-
sition d'une forte partie de ses sujets; Paul V l'affirme
dans une lettre du 10 mars 1610 au patriarche Jean
Makhlouf, où il l'invite, pour la pacification des esprits,
à rétablir les anciens usages. Anaïssi, Bull., p. 119-121.
L'on peut deviner les tendances du concile réuni
par Joseph Risi en 1598, au village dit de Moïse (Dai'at
Moussa). Il marqua un pas de plus dans la voie de la
latinisation. En 1599, Clément VIII lui écrivit au
sujet de certains empêchements de mariage : consan-
guinité, affinité, parenté spirituelle, honnêteté publi-
que. Le pape entendait les promulguer dans l'Église
maronite suivant la discipline latine. Il accordait
en même temps au patriarche le pouvoir de dispenser
de quelques-uns d'entre eux. Bref Christi fidelium,
17 août 1599. Sans doute, par erreur de typographie,
l'exposé de la parenté spirituelle y est incomplet. En
voir le texte dans Anaïssi, p. 112-113. Mais le bref de
Clément VIII ne put entrer immédiatement en
vigueur. Il resta, en partie, lettre morte, jusqu'à la
seconde moitié du xixe siècle. P. Dib, Le pouvoir
de dispenser de la consanguinité et de l'affinité au
j deuxième degré chez les Maronites, 1915, p. 1-7.
En 1606, sans tenir compte des obstacles auxquels
il pouvait se heurter, Joseph Risi promulgua dans
son patriarcat le calendrier grégorien. Mais on ne put
l'appliquer qu'en Syrie. A Chypre et ailleurs, les
difficultés pour s'y adapter furent telles que l'on dut
continuer à suivre le calendrier julien. P. Dib, Les
conciles de l'Église maronite, ibid., p. 430-431. Les ma-
ronites furent donc les premiers, en Orient, à adopter
la réforme de Grégoire XIII. Les syriens et les chal-
déens ne les imitèrent qu'en 1836, et les grecs-melkites
catholiques, en 1857; les arméniens catholiques le
firent définitivement en 1911, au concile tenu à
Rome. D'autres Églises orientales n'ont même adopté
le calendrier grégorien qu'à une date encore plus
récente. C'est également vers le début du xvne siècle
que les maronites abandonnèrent la computation des
années d'après l'ère d'Alexandre pour suivie celle
de l'ère chrétienne. J. Debs, op. cit., t. vu, p. 133.
Joseph Risi mourut au mois de mars 1608. Les
vexations dont les maronites étaient l'objet ne per-
mirent d'élire son successeur, Jean Makhlouf, que le
16 octobre. Peu instruit, mais homme de bien et de
sens rassis, d'un caractère à la fois doux et ferme, d'une
65
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIIe SIÈCLE
60
piété profonde et agissante, le nouveau patriarche prit
possession de sa charge, décidé à faire face à toutes les
difficultés, ce dont te félicite Grégoire XV. Lettre
quant bonum, 1" juillet 1622, Anaïssi, p. 129-131.
Voir une relation écrite d'Alep. en 1635, par le P. Mani-
glier, S. .1., dans A. Rabbath, op. cit., t. n, 3e fasci-
cule. Beyrouth, 1921, p. 507; une note écrite par un
autre contemporain, l'archevêque Georges Habqoùq
AJ-Bech'elânî, sur un exemplaire des Annales de
Douaïhi, et publiée par le P. Harfouche dans la revue
Al-Machriq, 1902, t. v, p. 689. Dès son élection, Jean
Makhlouf envoya à Rome deux prêtres : Georges ibn
Maroun et Gaspar le chypriote, l'un des premiers
élèves du collège maronite, pour demander, en son
nom, le pallium et la confirmation pontificale.
Anaïssi, Collectio, p. 195-190: Douaïhi, ms. 395,
fol. 150 v°-151 r°. Paul V agréa la demande du patriar-
che et confia à Gaspar la mission de lui imposer le
pallium et de recevoir son serment de fidélité. Voir les
actes du consistoire où Makhlouf fut préconisé, dans
le codex Vat. lat. 7258, fol. 153-168; Douaïhi, ms. 395,
fol. 150 v°-151 r». Il profita de cette occasion pour blâ-
mer quelques modifications disciplinaires de Joseph
Hisi et exprimer le désir de voir rétablir les anciens
usages. Lettre Fraternitatisluœ litteras, 10 mars 1610,
que nous venons de citer. Mais, la remarque est de
Douaïhi, Annales, an. 1608, fol. 95 v°, une pratique
favorable à la liberté finit toujours par prévaloir sur
l'observance d'une loi rigoureuse : les dérogations
introduites par Risi et qui répugnaient tout d'abord
s'étaient déjà acclimatées dans la discipline.
A l'avènement de Grégoire XV, Jean Makhlouf
députa à Rome le P. Léonard, franciscain, pour offrir
au nouveau pape les félicitations du peuple maronite
et lui demander, entre autres choses, une édition de
livres liturgiques. Dès son arrivée, le P. Léonard alla
trouver l'archevêque Serge Risi, procureur du patriar-
che auprès du Saint-Siège, qui fit part de ces désirs au
souverain pontife. Celui-ci renouvela incontinent les
instructions de Paul V concernant l'impression de
l'office férial, et nomma une commission pour l'exa-
men du texte. Il mourut avant d'avoir vu l'achève-
ment de ces travaux; et l'édition sortit des presses,
en 1624, sous ce titre : Officium simplex septem dierum
hebdomadse, ad usum Ecclesiœ maronitarum, impressum
auctorilale, et impensis D. Pauli V...,deinde S. D. Gre-
yoriXV; tandem abundantia clemenliœ Urbani VIII.
Voir les lettres Ecce quam bonum, 1er juillet 1622 et
Sacrosanctum aposlolatus, 5 avril 1624, dans Anaïssi,
p. 129-132. Urbain VIII se montra à l'égard des
maronites d'une extrême bienveillance. Lorsque, en
1624, le couvent de Notre-Dame de Haouqa, installé
dans une grotte du redoutable rempart de Wadi-
Qadîscha (vallée sainte), fut converti en séminaire
par le patriarche Makhlouf, le pape ne se contenta
pas de bénir et d'approuver la nouvelle œuvre;
il lui assigna des fonds et lui donna des constitutions.
N'ojr les brefs In supereminenti , 21 juillet 1625;
Cran nos super, 30 juillet 1625; Xon exaruit, 30 août
1625, et Quamvis mare, 25 novembre 1628, dans
Anaïssi, p. 132-140; Douaïhi, Annales, an. 1624,
fol. 102 r»; ms. ^95, fol. 151 v°-152r°. La direction de ce
sémiraire dut ttre confiée aux récollets, qui, à cette
époque, se trouvaient à Notre-Dame de Haouqa.
Voir Fr. Eugène Roger, récollet, La Terre sainte, Paris,
1664, p. 434 et 485. Malheureusement, cette institu-
tion ne dura pas plus de neuf ans. Le patriarche
1'. Mas' ad, op. cit., p. 159-160.
Douaïhi et, à sa suite, les historiens maronites,
placent la mort de Jean Makhlouf au 15 décembre 1633
>■< l'élection de son successeur au 27 du même mois.
Annales, an. 1633, fol. 105 r°. Mais, dans une lettre
écrite le 14 février 1635, le P. Maniglier, qui résidait
DFCT. DE THÉOL. CATHOL.
alors à Alep, date la mort de Makhlouf du 16. décem-
bre 1634 et l'élection de son successeur du 26. De
plus, le 20 janvier 1635, on ne savait encore rien de
cette élection à Alep, ce qui serait inadmissible si elle
avait eu lieu en 1633. Voir A. Rabbath, op. cit., t. u,
p. 507. — Ce successeur était Georges'Amira, arche-
vêque d'Ehden. Urbain VIII dont il avait été le con-
disciple à Rome l'appelait lumière de l'Église orientale.
Lettre Quamvis mare, 25 novembre 1628, dans Anaïssi,
Bull., p. 140; Douaïhi, ms. 395, fol. 153 V. 'Amira
était si dévoué à la cause catholique que nos frères
des Églises séparées l'appelaient évêque romain.
Voir sa lettre à Clément VIII, dans Anaïssi, Colject.,
p. 92-93. La grammaire écrite par lui : (irammalica
syriaca, sive chaldaica, Georgii Michaetis Amirœ
Edeniensis e Libano, philosophi, ac theologi, Collegii
Maronitarum alumni, in septem libros divisa, Rome,
1596 (480 p. in-8°, sans compter la préface et les
préliminaires qui ne sont pas paginés), est la première
que l'on ait imprimée en latin de toute l'Europe.
L'auteur ne se cantonnait pas dans l'exposé des règles
grammaticales. Les préliminaires : De linguœ chal-
daicee, seu syriacœ nominibus, ac discrimine; de
linguœ chaldaicœ, sive syriaca3 anliquilate; de linguœ
chaldaicœ, sive syriacœ dignilate, ac prœstantia,
de chaldaicœ linguœ utilitale, attestent la curiosité
de son esprit. « J'ay conversé plus d'un an au Mont
Liban, dit Fr. Eugène Roger... avec l'Illustre Seigneur
Georges Emire ('Amira)...; il reçeut de Sa Sainteté,
par un privilège spécial (à cause de sa piété et
doctrine), permission de célébrer la sainte Messe en
langue et cérémonies latines, et en Syriaque et céré-
monies des Maronites : De sorte que selon le temps et
sa dévotion il celebroit en l'une ou en l'autre langue.
Ce que les Souverains Pontifes ont rarement concédé
à d'autres. J'ay mis cy-devant son portraict, comme
il estoit lorsqu'il fut élu patriarche; qui fut l'an 1635. »
Op. cit., p. 494. Ses rares mérites lui valurent une
autre faveur personnelle : Rome lui assigna, pour
toute sa vie, une pension annuelle. Cf. sa lettre à
Clément VIII, dans Anaïssi, Collectio., p. 92-93;
P. Chebli, Biographie de Douaïhi, p. 10-11.
Le Saint-Siège ne pouvait qu'applaudir au choix
d'un homme si qualifié par l'ampleur de ses connais-
sances et l'ardeur de sa piété. Urbain VIII ratifia
l'élection par sa lettre Romani Pontificis du 3 mars
1635. Anaïssi, Bull., p. 143-145. 'Amira est le premier
patriarche sorti du collège maronite de Rome. Sa
principale préoccupation' devait être de réaliser les
espérances que le Saint-Siège fondait sur lui. II ne
limita pas son activité aux affaires maronites et
travailla au développement des missions catholiques
en Orient. Il offrit aux carmes, dans la région des
cèdres, le monastère de Saint-Elisée, où ils s'établirent
en 1643. Voir deux lettres adressées par le P. Amieu
au général des jésuites, 1 avril et 12 août 1643, dans
Rabbath, op. cit., 1. 1, p. 433, n. 1. — Sous son ponti-
ficat, un collège maronite se fonda à Ravenne, sous
le vocable de saint Éphrem, grâce aux libéralités
d'un prêtre maronite Narsallah Chalaq (Victorius
Scialac), mort en 1635. Le Saint-Siège lui afiecta
d'autres ressources et l'érigea en collège pontifical
ayant le privilège de conférer les grades canoniques.
Bref Quoniam divinœ bonitati, 6 juillet 1648, dans
Anaïssi, p. 145-151; Douaïhi, Annales, an. 1635,
fol. 106 r°. Alexandre VII, cependant, crut plus utile de
le supprimer et d'affecter ses biens à la formation de
jeunes maronites au collège de la Propagande ou ail-
leurs. Bref Romanus Pond/ex, 22 oct. 1665, dans De
Martinis, Jus pontificium, t. i, p. 360. En réalité, les
biens du collège maronite de Ravenne allèrent en
partie à celui de Rome, pour l'éducation de deux
élèves, en partie aux moines maronites de Saint-Pierre
X — S
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIF SIÈCLE
G8
et Saint-Marcellin. Voir une lettre du patriarche Jac-
ques 'Aouad de 1726 au pape, dans Anaïssi, Collectio,
p. 142-143. Plus tard, à l'occasion du synode du
Liban, en 1730, on décida d'employer ce qui restait
des ressources à la fondation de cinq écoles : à
Damas, à Sidon, à Beyrouth, à Chypre, au couvent
de Beq'ata (dans le Kasrawân). Voir Relazione dell'
ablcguzione uposiolica alla nazione de' Maroniti nella
Siria, c Monte Libano (en 1736) di Monsignor Giu-
seppe Simonio Assemani alla S. Congr. de Propaganda
Fide, Home, 1711, p. 3 et 13.
'Amira avait des tendances qui le poussaient quel-
quefois à faire bon marché de vénérables coutumes.
L'archevêque Georges Habqoùq Al-Bech'elanî, son
contemporain, nous apprend qu'une fois élu au siège
patriarcal, il négligea' de demander à ses électeurs
les lettres 'd'usage avant d'envoyer à Borne le prêtre
Michel Sa'adah Al-Hasroûnî pour solliciter, en son
nom, le pallium'et la confirmation apostolique. Sans
doute, en droit strict, le Saint-Siège peut nommer
lui-même les patriarches, les choisir librement ou
confirmer leur élection sans tenir compte d'aucune
autre formalité. Mais, généralement, il n'use pas de ses
prérogatives en passant outre aux traditions légitimes.
Le mandataire patriarcal dut donc retourner au Liban
les mains vides, et 'Amira fut obligé, de se plier aux for-
malités d'usage. Voir la note écrite par Al-Bech'elânî,
que nous avons citée plus haut, dans la revue Al-Ma-
chriq,11902, t. v, p. 689-690. — Al-Bech'elânî lui repro-
che encore d'avoir géré les deniers de l'Église avec peu
de sollicitude, d'avoir parfois manqué d'adresse dans
ses rapports avec les autorités civiles, de s'être aliéné
presque tout son entourage : évêques, moines, ser-
viteurs. Ibid. p. 690. Tout cela revient à dire que
'Amira manquait de l'expérience d'un administra-
teur, du tact et de la souplesse d'un diplomate. Ses
tendances latinisantes excitaient-elles le mécontente-
ment des vieux conservateurs? La conscience de sa
supériorité intellectuelle lui donnait-elle un ton
cassant, qui froissait ses suiïragants et ses subor-
donnés? Les documents permettent de le croire. Quoi
qu'il en soit.il est incontestable que 'Amira connut
parfaitement les nécessités du ministère pastoral, et
personne ne peut lui reprocher de ne s'y être pas consa-
cré tout entier. Voir une lettre de Paul V dans Anaïssi,
Bull., p. 122; une relation du P. Maniglier, dans
Babbath, op. cit., t. n. p. 507. Dans les Annales de
l'Église maronite, 'Amira est en grand renom, et sa
mémoire reste vénérée. Douaïhi, Annales, an. 1644,
fol. 109 v°-110 r». Il mourut le 29 juillet 1644. Au rap-
port de Douaïhi, son corps était encore intact
en 1656. Cité par P. Chebli, Biographie de Douaïhi,
p. 11. Sur 'Amira, cf. aussi Assemani, Bibl. or., t. i.,
p. 552.
Le 15 août 1644, l'archevêque de Sidon, Joseph
Halib Al-'Aqoûrî (Joseph Bar Halib Acurensis)
fut promu au siège patriarcal, et, le 10 septembre 1646,
son élection confirmée par Innocent X. Voir la lettre
d'Innocent X dans le Cod. Vat. lat. 7258, fol. 102.
C'était un homme de jugement et d'initiative, dévoué,
réalisateur. Au surplus, d'une piété qui l'imposait
à l'estime des Turcs eux-mêmes. Voir une lettre de
quatre archevêques dans Anaïssi, Collectio, p. 113.
Esprit cultivé, il a laissé, entre autres ouvrages, une
grammaire syriaque, imprimée à Borne en 1645. Il
avait à cœur son rôle de défenseur-né des prérogatives
de son siège et des traditions de son Église. L'abandon
des anciennes coutumes, aggravé par un empiéte-
ment sur son autorité, détermina de sa part un sur-
saut de réaction. Le souci des droits de son siège le
poussa même un peu loin, et le Saint-Siège dut inter-
venir pour corriger l'excès de certaines mesures.
On peut prévoir, d'après ces indications, quel fut le
caractère du synode réuni par lui, le 5 décembre 1644,
au monastère de Saint-Jean-Baptiste de Harache
(Kasrawân). La volonté de sauvegarder l'autorité
patriarcale n'excluait pas chez lui, cependant,
le souci de l'orthodoxie. Voir P. Dib, Les conciles...,
p. 432-434; la note d'Al-Bcch'elânî, citée plus haut,
dans Al-Machriq, 1902, t. v, p. 690-691; Assemani,
Bibl. or., t. i, p. 553-554.
A Joseph Al-'Aqoûrî succédèrent, au xvir siècle,
Jean Safrâouî (164-8-1656), Georges de Beseb'el
(1657-1670) et Etienne Douaïhi (1670-1701).
Jean Safrâouî, élu vers la fin de 1648, fut préconisé
au consistoire du 13 septembre 1649. Anaïssi, Collectio,
p. 116-117. Sa caractéristique est l'abnégation, la
pénitence : ascète impitoyable à son corps, il atteignit
par la pratique de la prière et de l'austérité une répu-
tation peu ordinaire. Ses privations, toutefois, n'é-
branlèrent pas sa robuste et harmonieuse constitution ;
il conserva jusqu'au bout toute l'énergie de son carac-
tère, toute la vigueur de son intelligence et se distin-
gua « par sa capacité dans les sciences divines et
morales. » De la Boque, op. cit., t. ii, Paris, 1722,
p. 131. Au surplus, une rare délicatesse de sentiments,
une bonté instinctive et une humeur constamment
affable lui assurèrent l'affection de son peuple et la
confiance de son clergé. Bien ne lui échappait dans
l'administration de son Église; il savait tout prévoir,
tout diriger, au temporel comme au spirituel. Al-
Bech'élânî, loc. cit.; Douaïhi, Annales, an. 1656,
fol. 112 v°. Ami des réformes, il entreprit, avec le con-
cours de deux archevêques, Isaac Chédrâouî et
Joseph Karmseddânî, l'étude de l'Office. Il prépara
l'édition du Phenqith (IltvaÇ) ou Propre des fêtes fixes,
et, en 1650, il chargea Fauste Nairon de le présenter
à Borne en deux volumes, l'un pour la partie d'hiver
et l'autre pour la partie estivale. Les deux volumes
sortirent des presses de la Propagande, le premier,
en 1656, sous le titre : Officia Sanctorum juxlu rilum
Ecclesiœ Maronitarum. Pars hiemalis édita auctoritate
Sanclissimi Patris nostri D. Innocenta X et abundan-
tia clementiœ Sanctissimi Patris nostri Alexandri VII;
le second, en 1666, sous le titre : Officia Sanclorum
juxta rilum Ecclesiœ Maronitarum. Pars œstiua édita
auctoritate Sanclissimi Patris nostri D. Alexandri
Papse Vil. Cf. P. Dib, Liturgie maronite, p. 148-150
Assemani, Bibl. juris. 1. V, p. xv-xvi.
Sous le pontificat de Safrâouî, Isaac Chédrâouî,
archevêque de Tripoli, accomplit en France une mission
dont le résultat fut de faire attribuer aux maronites
une « protection et sauvegarde spéciale » qui les
plaçaient au premier rang des chrétiens du Levant.
Voir les lettres royales délivrées le 28 avril 1649, dans
Bistelhueber, op. cit., p. 130-131. Sur Chédrâouî,
voir Assemani, Bibl. or., t. i, p. 552-553; la revue
arabe Al-Machriq, 1899, t. n, p. 939; Bistelhueber,
op. cit., p. 126 et 153-155. Mais Jean Safrâouî obtint
davantage encore pour le plus grand bien de son
Église et du catholicisme en Orient : Il fut un des
artisans de la nomination au vice-consulat de France
à Beyrouth d'un illustre maronite, Abou-Naufel-El-
Khâzen, qui se distinguait par son dévouement à la
cause catholique. Nous possédons encore la supplique
qu'il adressa, en 1656, à Alexandre VII, le priant
d'intervenir auprès du Boi très chrétien en faveur de
ce candidat. Anaïssi, Collectio, p. 119; cf. Bis-
telhueber, op. cit., p. 148-149.
A la mort de Safrâouî, survenue à Qannoùbîn,
le 23 décembre 1656, les vœux de la nation se portèrent
sur Georges Habqoùq Al-Bech'élànî, prélat très estimé
pour son jugement droit et son inépuisable dévoue-
ment. Mais sa profonde humilité se dressa contre les
instances de l'assemblée électorale. La charge patriar-
cale lui paraissait trop lourde pour ses épaules. On eut
69
MARONITE ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIie SIÈCLE
ro
beau insister pour lui arracher us mot, un geste d'ac-
ceptation; ce fut peine perdue. Pour se dérober aux sol-
licitations, il alla se cacher dans la cellule d'un moine.
Le peuple se mit à sa recherche le retrouva et le ramena
à l'église afin de procéder à son intronisation. L'élu
feignit de se laisser faire et demanda quelques instants
pour se reposer un peu. Alors trompant la surveillance
des électeurs rassurés, il s'enfuit de nouveau et se
retira dans une grotte de la vallée de Qannoùbîn.
Il fallut bien procéder à une nouvelle élection, d'où
sortit, cette fois, l'archevêque Georges, originaire du
village de Beseb'el, non loin de Tripoli. Douaïhi,
Annales, an. 1G57, fol. 112 v-113 r»; P. Chebli, Biogra-
phie de Douai lu, p. 30-31. Le chevalier d'Arvieux, qui
visita Qannoùbîn en 1660, nous trace, dans ses mé-
moires, un portait de ce prélat. J.-B. Labat, O. P., Mé-
moires du chevalier d'Arvieux, envoyé extraordinaire
duroyà la Porte, etc., t. n, Paris, 1735, p. 422-423.
Le nouvel élu écrivit, le 17 décembre 1657, ses lettres
d'obédience et les fit porter à Rome par un certain
père Jean, carme déchaussé du couvent de Saint-
Élisée, dans la région des cèdres, qui mourut avant
d'avoir accompli sa mission. Le patriarche chargea
alors le procureur général de l'ordre des carmes de
remplir lui-même ce mandat et d'obtenir du Saint-
Siège, suivant l'usage, pallium et confirmation. On
ne sait trop pourquoi, le Saint-Siège ne se hâta
guère. Voir les documents dans Anaïssi, Collectio,
p. 120-121, 124-126. Georges de Beseb'el expédia donc
un nouveau messager, Jean Hesronita, archiprêtre de
l'Église patriarcale. A Rome, un troisième carme prit
l'affaire en main; ii rédigea un rapport dans lequel il
faisait ressortir les mérites de l'élu et montrait pour
quelle raison il importait de se presser : les maronites
étaient livrés en pâture à la malignité des voisins.
Anaïssi, Collectio, p. 125-127. A la suite de ce rapport,
écrit en 1659, Alexandre VII confirma enfin l'élection
du patriarche, au consistoire tenu au Quirinal, le 26 mai
de la même année. Anaïssi, Collectio, p. 127-128;
Bull., p. 153-156. Mais le pallium ne fut envoyé que
le 30 août 1660. Anaïssi, Collectio, p. 128; voir aussi
ibid., p. 126-127, une lettre du patriarche à Abraham
Ecchellensis, 15 mars 1660; Assémani, Bibl. juris,
t. v, p. xvi-xvin. — Georges de Beseb'el ne se préoc-
cupa point seulement du gouvernement spirituel de
ses sujets. A l'exemple de ses prédécesseurs, il ne négli-
gea rien pour- adoucir leur sort et améliorer leur situa-
tion matérielle, et, à cette fin, il recourut au roi de
France. R. Ristelhueber, op. cit., p. 136-138. A cette
époque, en effet, les maronites vivaient au milieu d'in-
cessantes épreuves. Pour se dérober aux ennemis de la
religion, le patriarche lui-même en était souvent réduit
à se cacher dans les grottes. Mémoire du chevalier d'Ar-
vieux, t. ii, p. 419. On y trouvera une pittoresque des-
cription de la vie et des usages maronites à cette date.
Voir aussi le témoignage contemporain du P. Besson,
La Syrie sainte, Paris, 1660, Ire part., p. 91. Sous lepon
tificat de Georges de Beseb'el, Abou-Naufel El-Khazen
fut nommé, par lettres patentes du 1er janvier 1662,
consul de France à Beyrouth. Cette nomination eut
lieu à la suite d'une mission accomplie en France, sur
l'ordre du patriarche, par .Mgr Isaac Chédrâouî.
Xul doute que d'autres influences aussi, notamment
celle du Saint-Siège, n'aient pesé dans la décision de
Louis XIV. Abou-Xaufel était le premier titulaire du
consulat de Beyrouth, séparé par le roi de celui de
Sidon et d'Alep, et érigé en un poste indépendant
confié à un ■ consul particulier». Les fonctions de
consul de France à Beyrouth furent exercées pendant
près d'un siècle par Abou-Xaufel et sa descendance
l'vistelhueber, op. cit., p. 153-201 ; De la Roque, op. cit ,
t. ii, p. 286-289. Ce n'était pas un léger avantage pour
le patriarcat maronite, qu'un de ses sujets portât le
titre de consul de France avec tous les droits et les
honneurs dont jouissaient les autres agents du Levant.
Georges mourut au couvent de Mar-Challita (dans le
Kasrawàn), le 12 avril 1670, victime d'une épidémie,
probablement de la peste répandue alors dans le
pays. Douaïhi, Annales, an. 1G70, fol. 115 r»; P. Chebli,
Biographie de Douaïhi, p. 47-18; la note d'Al-Bech'
élànî, dans Al-Machriq, 1902, t. v, p. 691.
L'épidémie qui ravageait le Liban et avait gagné
Qannoùbîn ne permit pas au collège électoral de se
réunir, suivant l'usage, le neuvième jour après la mort
du patriarche. La vacance du siège suscita les intri-
gues, même au sein de l'épicopat, et certains gouver-
neurs civils crurent nécessaire d'intervenir pour hâter
l'élection patriarcale. Le 20 mai 1670, Etienne Douaïhi
(Douwaïhi, Ed-Douaïhi, Aldoensis, ou Ehdenensis
= d'Edhen, lieu de sa naissance) fut porté au gou-
vernement de l'Église maronite. — Cette figure atta-
chante est l'une de celles qui dominent l'histoire des
maronites. Xé à Ehden (nord du Liban), le 2 août 1630,
Douaïhi fut envoyé, en 1641, par le patriarche 'Amira
au collège de Rome. Quand il eut achevé le cours de
philosophie, il présenta, sous les auspices du cardinal
Capponio, une thèse dont la brillante soutenance lui
mérita l'éloge de toute l'assistance et, de la part du
cardinal, l'ordre de la faire imprimer. Elle fut, en
effet, éditée sous ce titre : Conclusiones philosophicse
EE. Principi Aloysio S. B. E. card. Capponio a Ste-
phano Edenensi... dicatse, Rome, 1650. Le jeune
Etienne acheva d'une façon aussi brillante ses études
théologiques; il dédia sa thèse au patriarche maronite,
Jean Safràouî. Il possédait à merveille l'art de l'ar-
gumentation, fort cultivé aux universités romaines.
Durant son long séjour à Rome, Douaïhi se mit à la
recherche de tous les documents relatifs à l'histoire
de sa nation. Il en découvrit un assez grand nombre,
surtout' à la bibliothèque du collège, alors riche en
manuscrits. En 1655, il quitta la Ville éternelle et
revint au Liban; le 25 mars de l'année suivante, il
reçut la prêtrise de la main du patriarche lui-même.
Aussitôt ordonné, il s'employa à l'instruction des
enfants, à la prédication, mais sans jamais abandonner
l'étude et les recherches historiques. A Alep, où il
passa plus d'une année, s'ouvrit à son activité sacer-
dotale un vaste champ d'apostolat, et il eut la joie
de ramener à l'union un groupe important de nos frères
des Églises séparées. Sa parole, remportait toujours
un succès de bon aloi : on l'appelait le second Chry-
sostome.
Après avoir donné ainsi la mesure de son talent,
de son tact, de son zèle, il fut désigné au choix du
patriarche pour l'évêché de Xicosie (Chypre), et
sacré le 8 juillet 1668. Il entreprit aussitôt, au nom
du patriarche, la visite pastorale du Liban nord et de
la région de 'Akkàr. Puis, il s'embarqua pour Chypre.
Quelques notes, écrites sur des livres d'église, nous
conservent encore la trace de son passage dans cette
île. L'une d'elles le qualifie de splendore délia nazione
maronila. Durant ses tournées pastorales, au Liban
et en Chypre, toujours en quête de nouveaux docu-
ments, l'évêque de Xicosie eut la bonne fortune de
rencontrer de nombreux mss. qui devaient lui servir
dans ses travaux historiques. A son retour de Chypre,
il ne retrouva plus le patriarche, qui venait de mourir.
Le 20 mai 1670, il recueillait lui-même sa succession.
Les difficultés qui surgirent à cette occasion l'empê-
chèrent d'envoyer à Rome, dès son élection, les lettres
accoutumées. Il ne put écrire que le 21 août 1671.
Il confia ses lettres avec le dossier électoral au prêtre
Joseph Simon de Hasroun (Hesronita), qui s'embar-
qua vers la fin de l'été, et arriva à Rome le 10 octobre.
Mais les intrigues autour de l'élection n'avaient pas
encore pris lin. Des prélats et des notables écrivirent
a
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIie SIÈCLE
72
au Saint-Siège contre le nouveau patriarche. Si leurs
iellrcs ne produisirent pas les efïets qu'ils attendaient,
elles retardèrent, cependant, jusqu'à l'année suivante
la confirmation pontificale. Le 8 août 1672, Clément X
accorda le bref de confirmation et, le 12 décembre,
le pallium. Lettres Divina disponente elementia,
8 août 1672, et Cum nos super, 12 décembre de la
même année, Anaïssi, Bull., p. 170-179; lettre de
.Douaïhi au général de la Compagnie de Jésus,
'28 août 1G71, dans Rabbath, op. cit., t. i, p. 180-181.
Le mandataire patriarcal attendit le printemps pour
rentrer au Liban. Lors de son départ de Rome, le
pape lui remit une autre lettre, fort affectueuse pour
le patriarche. Anaïssi, p. 179-180. Joseph Simon
arriva au Liban le 6 octobre 1073, et Douaïhi fut solen-
nellement investi du pallium selon le pontifical maro-
nite. Quelques mois après, en juillet 1074, un événe-
ment important -se produisit à Qannoùbîn : l'am-
bassadeur du roi de France, le marquis de Nointel, y
vint en visite. Voir A. Vandal, L'odyssée d'un ambas-
sadeur. Les voyages du marquis de Nointel (1670-
1680), Paris, 1900, p. 153 sq.
Le 22 juillet 1676, Clément X mourait et le 21 sep-
tembre suivant Innocent XI lui succédait sur le trône
pontifical. Douaïhi voulut prendre part à la joie de
l'univers catholique par l'envoi d'une mission à
Rome. Dans la lettre qu'il écrivit au nouveau pape, il
joignait à ses félicitations un exposé des épreuves qui
pesaient sur le chef de l'Église maronite. Mais le man-
dataire patriarcal, Pierre Doumeth Makhlouf, arche-
vêque de Nicosie, ne put partir pour Rome qu'en 1680.
Trois nouveaux élèves envoyés au collège maronite
l'accompagnaient. Le voyage ne fut pas sans encombre.
Makhlouf et ses compagnons tombèrent entre les mains
des corsaires, qui les conduisirent comme captifs à
Tripoli de Barbarie et les traitèrent en esclaves. Un
Italien de Messine les racheta et les fit parvenir en
Italie. Encore l'un des trois jeunes gens ne fut-il
relâché que plus tard. Cette aventure rappelle celle du
mandataire patriarcal qui allait solliciter le pallium
au nom de Moïse AI-'Akkârî. Ne mettent-elles pas en
lumière le mérite de ces catholiques d'Orient, qui ne
craignaient pas de traverser les mers, au risque de
leur vie, pour porter au vicaire du Christ l'hommage
de leur fidélité? Innocent XI reçut avec joie la mission
maronite et remit à Makhlouf avec la lettre Ingenlis
argumentum lœtitiœ, 23 nov. 1680, dans Anaïssi, Bull.,
p. 183-184, une somme d'argent pour le patriarche.
Le pontificat de Douaïhi fut une suite ininterrom-
pue de souffrances et d'épreuves. Plus d'une fois, il dut
s'enfuir pour éviter les outrages. Les fonctionnaires
turcs n'étaient pas les seuls ennemis du patriarcat.
Les métoualis qui avaient entre les mains une partie
du Liban septentrional molestaient sans cesse les
maronites et ne respectaient même pas la personne
du patriarche. René Ristelhueber, op. cit., p. 222-223.
Les vexations étaient parfois provoquées par la
haine d'autres confessions chrétiennes. « Nous sommes
haïs encore davantage à cause de vous, » écrivait
Douaïhi à Innocent XL Chebli, Biographie de Douaïhi,
p. 108. Voir Ristelhueber, op. cit., p. 221 sq.
Dans ses moments d'infortune, Douaïhi se tournait
vers la France, et son attente n'était pas déçue.
Louis XIV renouvela « ses ordres à son ambassadeur à
Constantinople, le marquis de Ferriol, pour que celui-
ci s'employât à obtenir de la Porte ce qui pourrait être
de plus avantageux au bien de la religion dans les pays
des maronites, et à faire éprouver à ses habitants les
effets de sa protection. » Ristelhueber, op. cit., p. 207.
Voir une lettre de Louis XIV au patriarche, 10 août
1701, dans De la Roque, op. cit., t. n, p. 315-317.
Les graves soucis dont Douaïhi se trouvait accablé ne
portaient pas d'atte:nte à l'activité de son esprit. Vrai-
ment, l'on s'émerveille à la vue de son <ruvre scienti-
fique et littéraire. En examinant ses nombreux ou-
vrages, on se demande comment il put surmonter tous
ces obstacles pour laisser à la postérité de telles
richesses intellectuelles. C'est à lui que l'Église maro-
nite doit la reconstitution de son histoire, l'explication
de sa liturgie. C'est de lui que la Syrie recueillit quan-
tité de renseignements sur les événements passés.
Pour accomplir cette tâche, il dut entreprendre des
recherches infinies et compulser d'innombrables docu-
ments. Son érudition est tellement sûre, sa critique s:
sévère que tous les orientalistes s'inclinent devant son
autorité. « Notre conviction est, dit le P. A. Rabbath,
que les écrits du savant annaliste des Maronites
(Douaïhi) mériteraient d'être connus en Europe. Il est
le premier historien de la nation, et la mine où tous
— • sans excepter Assémani — ont largement puisé. Les
lecteurs ne partageront peut-être pas toutes ses idées,
mais ils ne lui refuseront pas les qualités de l'historien
vraiment sérieux qui regarde la difficulté en face et
appuie ses dires par des arguments. » Op. cit., t i,
p. 630. Sur l'œuvre scientique de Douaïhi, voir
Chebli, Biographie du patriarche Douaïhi, p. 153 et
199-214; sur sa réforme du rituel et du pontifical maro-
nites, P. Dib, Liturgie maronite, p. 90-94, 170-173.
Les travaux historiques et liturgiques de Douaïhi
n'absorbaient pas toute son activité. Il administra
avec un soin jaloux et intelligent les biens de son
patriarcat; il ne négligea rien dans l'accomplissement
de ses fonctions pastorales. En toute occasion, il se
montrait le défenseur averti et décidé des prérogatives
et des traditions de son Église. On le vit plus d'une
fois, par exemple, aux prises avec des missionnaires
de Terre-Sainte, qui entreprenaient sur le domaine
maronite, et c'est à lui que Rome donna raison.
Chebli, op. cit., p. 136-142. Voir aussi un décret de la
S. C. de la Propagande dans le Cod. Vat. lai. 7262, fol.
6 v°-7, reproduit par P. Dib, Les conciles de l'Église
maronite, loc. cit., p. 194. De plus, durant son ponti-
ficat, il se dépensa sans compter, nous le verrons plus
loin, pour la cause de l'union. Deux choses lui tenaient
à cœur par-dessus tout : la formation du clergé et la
réforme de la vie monastique. Le collège de Rome avait
une place de choix dans ses préoccupations, et un sémi-
naire fut établi par ses soins à Qannoùbîn même.
Il ne se contenta pas de multiplier les centres de la vie
religieuse. Jusque-là, les monastères avaient vécu sous
le régime exclusivement autonome. Il voulut intro-
duire l'économie des ordres modernes d'Occident avec
autorité centralisée, et il eut la joie d'approuver le
18 juin 1700, les premières constitutions des commu-
nautés réformées. Sur Douaïhi, voir sa biographie
écrite par Chebli et que nous avons souvent citée. La
grande satisfaction des dernières années de sa vie
fut procurée au patriarche par la visite d'un représen-
tant du Roi très chrétien, Jean-Baptiste Estelle, qui
venait d'être nommé, le 5 novembre 1701, consul de
France à Seïd (Sidon). Cf. Ristelhueber, qui nous
retrace les détails de cette visite, op. cit., p. 218 sq.
Le 3 mai 1704, Douaïhi mourut au monastère de
Qannoùbîn, à l'âge de soixante-quatorze ans. A
l'Église maronite et à ses chefs, ce grand patriarche
laissait la leçon de 34 années de pontificat, remplies
par une activité aussi intense que féconde.
Le successeur de Douaïhi fut Gabriel, originaire de
Blauza. M. Ristelhueber, se fondant sur des docu-
ments conservés aux Archives nationales et aux
Archives du ministère des affaires étrangères de Paris
a fort bien retracé les événements qui précédèrent,
accompagnèrent et suivirent l'élection de Gabriel.
Op. cit., p. 225-232. D'après la coutume, il fallait sou-
mettre le dossier électoral à l'approbation du Saint-
Siège. Le P. Élie Hyacinthe de Sainte-Marie, vicaire
'3
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIIie SIÈCLE
74
dos carmes déchaussés de Tripoli de Syrie et du Mont-
Liban, fut chargé de cette mission. .Muni des lettres
habituelles, il partit aussitôt. Il arriva à Rome le
13 février 1705, et, le 22, il rut son audience. Après
avoir présenté au pape l'hommage filial des maronites.
il lui exposa le but de sa mission et les désirs du
patriarche. Clément XI ne se contenta pas d'accorder
ce qu'on' demandait. Il voulut marquer par un acte
solennel sa bienveillance à l'endroit des maronites :
le lendemain (23 février), en présence des cardinaux.
des évêques et de la noblesse romaine, il célébra une
grand'messe pour le patriarche et son peuple. Puis,
au consistoire du 27 avril, il confirma le nouvel élu et
lui conféra le pallium. Le destinataire eut tout juste
la joie d'en prendre connaissance et d'être revêtu du
pallium: le P. Élie rentrait de Rome le 10 octobre 1705;
la veille de la Toussaint, le patriarche mourait subi-
tement. Voiries documents dans le Cod. Vai. lat. 7262,
fol. 139, 144-149, et dans Anaïssi, Collect., p. 133-
137. Nous ne connaissons du bref de confirmation
qu'une traduction arabe: elle se trouve dans le Cod.
Vat. lut. 725S, fol. 118. Le bref est du 10 juin 1705.
Cf. aussi Ristelhueber, p. 233-236.
Ce fut Jacques 'Aouad qui succéda le 6 novembre à
Gabriel de Blauza. Il dépêcha à Rome le P. Ferdi-
nando di S. Liduvina, vicaire des carmes en Syrie, et
fut confirmé sur le siège d'Antioche par la lettre
Romani Pontificis du 21 février 1706; le pallium lui fut
accordé, à la postulation de Camille Spreti, avocat
consistorial, le 21 mars suivant. Lettre Cum nos nuper,
21 mars 1706. Anaïssi, Bull., p. 186-197. Le pape
reproduit dans la lettre de confirmation la formule
de profession de foi, prescrite aux Orientaux par
Urbain VIII, formule plus complète que celle de
Grégoire XIII pro Grœcis, et à laquelle le Saint-Office
donna, en 1665, la préférence. (Voir la constit. Allatœ
sunl de Benoît XIV, 26 juillet 1755, § 17; une lettre
du cardinal Borgia, préfet de la Propagande aux
patriarches et évêques orientaux, 6 juillet 1803, dans
Anaïssi, Bull., p. 451-454.) La formule du serment de
fidélité, que le patriarche doit prêter, suit la profession
de foi.
D'un esprit bien nourri, d'une éloquence alerte
et saisissante, doué, au surplus, de manières distin-
guées et d'une politesse exquise, Jacques 'Aouad
n'avait cependant pas rallié tous les suffrages de
l'assemblée électorale. Le fait accompli, consacré par
la plus haute autorité de l'Église, ne désarma pas la
colère de ses ennemis. Bien qu'elle fût vieille de près
de quatre ans, l'élection d''Aouad était encore, en
1709, regrettée par eux. Voir une relation de Mgr 'Ab-
dallah Qaraali, élevé à l'épiscopat par le patriarche
'Aouad en 1716, dans Chartoûnî, Chronologie des
patriarches maronites, p. 182. Au rapport de Germanos
Farhàt, sacré évêque également par le patriarche
'Aouad, ce dernier ne savait pas gagner la sympathie
de son clergé et de son peuple. Ibid., p. 45. Estelle,
consul de France à Sidon, le jugeait comme un homme
de science, mais peu fait pour gouverner; il lui repro-
chait, d'être « hautain, remuant, avaricieux ». Ris-
telhueber, op. cit., p. 238. Le parti de l'opposition ne
manqua pas d'exploiter ces griefs pour capter la con-
fiance du public et faire éclater un scandale retentis-
sant, de nature à l'acculer à l'extrême. Les mission-
naires, eux-mêmes, oublieux de leur vocation paci-
fique, ne furent pas étrangers aux machinations
ourdies contre le patriarche. Voir R. Ristelhueber qui,
à l'aide de documents et de rapports officiels contem-
porains, conservés aux Archives nationales et au
ministère des affaires étrangères de Paris, trace un
tableau saisissant des événements de cette période,
op. cit., p 210-271. Des rumeurs malveillantes com-
mencèrent à circuler: elles pénétraient dans le clergé,
dans le peuple, dans toutes les classes de la société :
on accusait Mgr 'Aouad de crimes qui soulevaient l'in-
dignation des honnêtes gens. En 1709, le scandale se
trouvait tellement grossi que les évêques crurent le
moment venu de faire un procès canonique et de pro-
noncer la déposition du patriarche. A cet effet, ils se
réunirent, en 1710, au couvent de Mar Sarkis et
Bakhos (saints Serge et Bacchus), à Raïfoun dans le
Kasrawàn. L'affaire ne traîna pas. On fil un simulacre
de tribunal; on instruisit sommairement la cause cl
la sentence fut celle que le public pouvait attendre.
En revanche, l'exécution de la sentence revêtit la
forme solennelle d'une dégradation réelle : le pa-
triarche, amené devant l'assemblée épiscopale, fut
soumis au dépouillement matériel de tous les insignes
pontificaux. Debs, op. cit., t. vin, p. 511; M. Ghabricl,
op. cit., t. ii, p. 551 . Privé de tout pouvoir d'ordre et de
juridiction, Jacques 'Aouad fut interné, sous bonne
garde, au monastère de Loaïsah (Kasrawàn). Il s'agis-
sait maintenant de lui donner un successeur. Tout
d'abord, on nomma un administrateur patriarcal.
Puis on se réunit pour l'élection, et, d'accord, on
désigna Mgr Joseph Mobarak, originaire de Raïfoun.
Relations de Qaraali et de Farhàt, dans Chartoûnî,
op. cit., p. 45-46, 182-183. Le scandale était à son
comble; il faisait la désolation des gens de bien et
« causait naturellement aux maronites, dit M. Ris-
telhueber, un énorme préjudice. Les grecs schisma-
tiques étaient charmés de leur reprocher les crimes
de leur patriarche. Les musulmans eux-mêmes en
avaient fait des couplets que leurs enfants se don-
naient le malin plaisir de chanter quand ils rencon-
traient des chrétiens. Quant à Estelle (consul de France
à Sidon), il en avait « le cœur percé ». Il regrettait
d'autant plus cette lamentable affaire qu'il était per-
suadé avoir pu l'éviter, s'il en avait été prévenu à
temps par son collègue de Tripoli. » Op. cit., p. 243.
Que Jacques 'Aouad ait donné prise à la critique:
qu'il se soit montré trop fier, trop satisfait de sa per-
sonne, c'est possible; mais qu'il ait commis les crimes
abominables dont on l'accusait, on ne peut l'admettre.
« Les accusations formulées contre le patriarche étaient
! si graves qu'elles lui (à Naufel El-Khazen, consul de
France à Beyrouth) semblaient peu croyables. Il
redoutait que les évêques n'eussent mis une certaine
passion à charger leur supérieur. » Ristelhueber, op.
cit., p. 241-242. Poullard, ancien vice-consul de France
à Tripoli de Syrie, qui, après avoir quitté cette ville
pour occuper, de 1708 à 1711, le consulat de Tripoli
de Barbarie, retournait en Syrie comme successeur
d'Estelle à Seïde, se trouva péniblement surpris de la
triste situation faite au patriarche. Il connaissait bien
Jacques 'Aouad; il avait toujours apprécié ses
mérites. Il prit donc sa défense et le protégea jusqu'au
bout. Cela montre que les délits reprochés à Jacques
n'étaient pas aussi manifestes ni aussi certains qu'on
voulait bien le prétendre. D'ailleurs, la relation d'une
visite faite, en 1721, au patriarche à Qannoûbîn par
un jésuite, nous confirme dans notre conviction :
« Le patriarche avec les religieux et quelques évêques
maronites qui sont auprès de lui, écrivait le P. Petit-
queux au P. Fleuriau, vivent tous dans une union
parfaite et dans une simplicité et une pureté de mœurs
très exemplaire; les fautes les plus légères y sont sévè-
rement punies. Le couvent, tout pauvre qu'il est,
reçoit charitablement les étrangers par esprit d'hos-
pitalité. » Lettres édifiantes et curieuses. Mémoires du
Levant, t i, Lyon, 1819, p. 180-181.
Quoi qu'il en soit, on ne peut contester les torts du
clergé et notamment de l'épiscopat : En saisissant de
la question l'opinion publique, ils jetèrent de l'huile
sur le feu et les imaginations s'échauffèrent a l'extrême.
Les évêques avaienl mis trop de hâte a casser leur chèi
75
MARONITE ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIIJe SIÈCLE
76
et à lui donner un successeur. Ils l'avaient fait sans
compter avec l'intervention du pape. Pourtant, ils
savaient que la ratification de la nouvelle élection par
Rome était nécessaire. Ils avaient cru, peut-être,
mieux réussir en mettant le Saint-Siège devant un fait
accompli. Mais les événements montrèrent, dans la
suite, l'erreur de leur calcul. Ils confièrent à leur doyen,
Georges Benjamin, archevêque d'Ehden, et l'un des
principaux adversaires du patriarche déposé, la mis-
sion de porter toute l'affaire à Rome. Benjamin
s'embarqua vers la fin de 1710, accompagné d'un
moine de l'ordre de Saint-Antoine. Le Saint-Siège,
péniblement surpris de la déposition infligée, sans ses
ordres, à un patriarche, de la gravité des accusations
dirigées contre ce dernier et de la procédure employée
au mépris des règles canoniques, manda au custode
du Saint-S'épulcre, Fr. Laurent de Saint-Laurent,
d'aller faire une enquête sur place. Voir la lettre que
Clément XI écrivit le 31 janvier 1711 à l'épiscopat,
au clergé et aux notables de la nation maronite, dans
Anaïssi, Bull., p. 197-198.
.Muni du mandat pontifical et des instructions de la
Propagande, le P. Laurent, après s'être concerté avec
le consul de France, Estelle, se rendit au couvent des
franciscains, situé à Harisa, dans le Kasrawân. Sur
ces entrefaites, une lettre arrivait- de l'archevêque
d'Ehden, qui, de Rome, exhortait les évêques à bien
recevoir l'envoyé du Saint-Siège. Cette lettre ne fut pas
inutile. Le P. Laurent put aisément poursuivre son
voyage jusqu'à Raïfoun, résidence del'anti-patriarche.
Il montra à celui-ci les instructions de Rome. Les
évêques, voyant que l'ordre du pape était, en vertu
du principe : spoliatus ante omnia restituendus est,
de rétablir Jacques sur le siège patriarcal, ne pou-
vaient guère échapper à l'application de cette mesure.
Ils imaginèrent pourtant un moyen de mettre d'accord
leur amour-propre et le devoir de l'obéissance : obliger
Mgr Jacques à donner sa démission. On le tira donc
de sa prison, et, le 13 août 1711, il était réintégré dans
la possession de sa dignité. Mais, séance tenante, il
offrit sa démission. Le lendemain, à Harisa, il renou-
vela cet acte devant le délégué pontifical qui le sanc-
tionna de son acceptation. De cette manière, la perte
de l'office ne paraissait plus être la suite d'une dépo-
sition irrégulière, mais bien plutôt d'une démission
acceptée par un représentant du pape. Les droits du
Saint-Siège se trouvaient donc sauvegardés. Aussi la
démission fut-elle suivie d'une nouvelle élection de
Joseph Mobarak. Une telle solution ne semblait pas
opposée aux instructions de la Propagande, et c'est
ce qui nous explique la conduite du P. Laurent.
Cependant, contre cette démission forcée, Jacques
'Aouad introduisit un recours en cour de Rome.
Décret de la Propagande du 8 mai 1713, dans Anaïssi,
Collectio, p. 138-139; relation de Qaraali, ibid.,
p. 185; J. Debs, op. cit., t. vin, p. 512-513; Ristelhue-
ber, op. cit., p. 250-251.
Ayant terminé son enquête, le P. Laurent rédigea
un rapport et l'envoya à Rome avec le dossier. En
attendant la décision du Saint-Siège, il fit un voyage à
Alep, puis en Egypte. Au mois de février 1712, il
débarquait de nouveau à Seïde (Sidon). Dans l'inter-
valle, Poullard était arrivé, en novembre 1711, à cette
dernière ville pour succéder à Estelle. Or, Poullard,
l'ancien vice-consul de Tripoli, estimait particulière-
ment Jacques 'Aouad. L'affaire allait changer de face,
et cela d'autant plus que l'antipatriarche s'était
aliéné les sympathies de certains évêques. Le prélat
déposé fut donc conduit à Seïde et placé au couvent
des franciscains, sous la protection du consul de
France. Ristelhueber, p. 252-253.
A Rome, Jacques 'Aouad avait en l'archevêque
d'Ehden un adversaire habile et redoutable. Mais ce
dernier avait compté sans l'intervention d'un jeune
parent du patriarche, J.-S. Assémani dont le prestige
commençait déjà à se faire sentir dans les milieux
romains. L'affaire suivait son cours à la Congrégation
de la Propagande : on interrogeait les témoins venus
à Rome; on examinait les documents; on étudiait le
rapport du délégué pontifical. Celui-ci reçut, à titre
privé, quelques nouvelles de bon augure pour Jacques
'Aouad. Mais ces nouvelles ne tardèrent pas à s'ébrui-
ter. Et alors, l'antipatriarche et ses partisans redou-
blèrent d'activité et envoyèrent lettre sur lettre à
Rome comme à Versailles. Ristelhueber, op. cit.,
p. 251 sq.; Anaïssi, Collectio, p. 139-140; De Martinis,
Jus ponlificium, t. vu, p. 95. Le règlement de l'affaire
se trouvait entre les mains des cardinaux de la Pro-
pagande. Après avoir tenu plusieurs séances, ces der-
niers se réunirent le 20 mars 1713 pour prononcer le
jugement définitif. Ils déclarèrent injuste et illégale la
sentence rendue contre le patriarche Jacques.
La Congrégation renvoya à plus tard l'examen d'une
autre question, celle de la démission du patriarche.
Elle la trancha le 8 mai de la même année, en déclarant
la démission de Mgr Jacques nulle et de nul effet, et en
rétablissant celui-ci dans la possession de son siège
patriarcal. Voir le texte de ces deux décisions dans
Anaïssi. Collectio, p. 137-139.
A peine les décisions de la Propagande étaient-elles
promulguées qu'un mandataire de l'antipatriarche
arrivait à Rome. De nouveaux écrits versés au dossier
furent examinés par la Congrégation à la séance du
19 juin 1713. Us ne produisirent aucun effet, si ce n'est
de faire confirmer par bref apostolique les décisions
précédentes. Anaïssi, ibid., p. 139-140; De Martinis,
op. cit., t. vu, p. 95.
Le document pontifical établit le droit sur cette ques-
tion pour l'Église maronite : les électeurs du patriarche
ne peuvent pas défaire ce qu'ils ont une fois fait.
A la suite de son échec, l'archevêque d'Ehden se
tourna vers la vie religieuse. Il se fit jésuite, et, comme
tel, rendit à sa nation d'appréciables services. C'est
le témoignage que lui rendent les Pères du concile du
Liban, tenu en 1736. Part. IV, c. vi, n. 6, ix. Le per-
sonnage qui assistait à ce concile en qualité d'ablégat
apostolique était Assémani lui-même, qui avait plaidé
contre Georges Benjamin la cause du patriarche'Aouad.
Les documents pontificaux, promulgués à Rome,
n'arrivèrent au Liban qu'après un assez long délai.
Poullard les reçut, en effet, au mois d'août 1713; il se
mit aussitôt à la besogne. Il conféra à ce sujet avec le
custode; et, le 25 du même mois, il écrivit aux cheikhs
de 'Ajaltoun et de Ghosta, dans le Kasrawân, une
lettre pressante et pleine d'onction; puis, il adressa à
ses collègues d'Alep et de Tripoli un résumé des ins-
tructions qu'il venait de recevoir. En même temps, il
réussissait à aplanir les difficultés qui pouvaient être
soulevées par certains missionnaires. « Jugeant le
terrain suffisamment préparé, il se décida à frapper un
grand coup pour couronner son œuvre. Pendant près
de deux ans, Mgr Jacques était resté à Seïde sous sa
sauvegarde : il était temps qu'il se rendît à.Cannobin
reprendre possession du siège patriarcal. » Ristelhue-
ber, op. cit., p. 257-258. Poullard le fit conduire à
Qannoûbîn; puis, accompagné d'une suite imposante,
il entreprit un voyage dans la montagne pour régler
définitivement toutes les questions relatives à cette
affaire. Ibid., p. 258-259. «Les décrets du Saint-Siège
furent publiés; les évêques et les cheikhs signèrent
une lettre d'obéissance au pape ; ils burent à sa
santé et à celle du patriarche; les Français de la
suite du consul chantèrent eux-mêmes l'Exaudial dans
les églises libanaises et tout le monde cria : « Vive
le Sultan de France !> Ristelhueber, p. 259.
C'est dans les premiers jours de janvier 1714 que
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIII* SIÈCLE
;s
Mgr'Aouad était rentre à Qannoûbîn; il y avait été
accompagné par plusieurs évèques, le cheikh Naufel
El-Khazen et une escorte de métoualis. Entre temps.
l'antipatriarche mourait à Raifoun, le 8 septembre
1713. Cet événement ne pouvait que faciliter encore le
dénouement de la nie. Toutefois, Vodium plebis ne
désarma pas d'emblée, notamment dans la région
de Tripoli. Quelques fauteurs de désordres, exploitant
toutes les circonstances, continuaient de critiquer le
patriarche pour entretenir la discorde et pêcher en eau
trouble. Ristelhueber, op. cit., p. 2C1-263. De plus, au
dire de .Jean- Jacques de Monhenault, vice-consul de
France à Tripoli (1714-1725), et de deux évèques ma-
ronites contemporains, Farhàt et Qarrali, le manque
de souplesse et de franchise, de la part du patriarche,
contribua à prolonger dans quelques endroits le
malaise populaire. Relation de Farhàt et de Qaraali
dans la Chronologie des patriarches maronites, édit.
Chartoûnî, p. 46, en note, et p. 187 sq.; cf. Ristelhue-
ber. op. cit., p. 207. « La plupart des maronites de la
contrée de Tripoli restaient en somme plus ou moins
ouvertement hostiles à .Mgr Jacques. En le reconnais-
sant, beaucoup d'entre eux n'avaient agi que par
crainte du Saint-Siège. Et parmi ceux qui continuaient
a le combattre, quelques-uns, dans leur aveuglement,
ne reculaient pas devant les moyens les plus dange-
reux pour leur nation. C'est ainsi qu'un maronite
d'Alep s'était adressé au pacha en lui demandant de
se saisir du patriarche pour en établir un autre à sa
place. D'autres même n'hésitaient pas à rejeter la
responsabilité de tout ce trouble sur les Français et les
missionnaires. Tels certains chrétiens du Kesrouan
qui, malgré leur apparente soumission, semblaient à
.Monhenault les vrais chefs de l'opposition. Ils lui
adressèrent une lettre fort impertinente. Très irrités
de l'intervention du vice-consulat de France, ils
prièrent Monhenault de cesser de se mêler d'une affaire
qui ne le regardait pas. L'autorité des Turcs, disaient-
ils, était la seule qu'ils reconnussent : ils se refusaient à
admettre celle des « Francs » et allaient jusqu'à
menacer le vice-consul de la justice ottomane. On peut
juger à quel point la passion avait égaré quelques
maronites pour avoir amené ces énergumènes à renier
ainsi tout Je passé de leur nation. L'ambassadeur lui-
même s'était ému de ces excès. Il avait remontré aux
notables de Tripoli combien ils jouaient un jeu plein
de périls. Il était vraiment criminel de leur part de
risquer faire intervenir la Porte dans leurs affaires,
alors que la communauté maronite était la seule dont
le patriarche pût être nommé en \oute liberté, sans
obligation de solliciter un firman. Ces prévisions fail-
lirent se réaliser. Le pacha de Tripoli chargea le
cheikh gouverneur du pays d'Akkar (situé au nord
de Tripoli), ennemi juré des métualis, de s'emparer de
Mgr Jacques. Par bonheur, les neiges obligèrent sa
petite troupe à rebrousser chemin : elle dut revenir sans
avoir fait autre chose que de découvrir les desseins du
pacha. Le prélat eut ainsi le temps de se réfugier dans
les cavernes de la haute montagne et, pour l'en déloger,
il eût fallu entreprendre une guerre en règle contre les
métualis. Ce fut la dernière alerte. A partir de ce
moment... les esprits se calmèrent, Torbey et les mis-
sionnaires aidant. Ceux-ci remirent enfin au prélat
les objets du culte appartenant au patriarcat. La paix
se rétablissait peu à peu. Bientôt Poullard, qui n'avait
cessé de suivre avec passion le succès d'une cause
devenue sienne, pouvait écrire (le 1er mai 1714) au
comte de Pontchartrain : « Le feu qu'on avait allumé à
Tripoli contre le patriarche s'est tout à coup amorti
par la protection du Roi. • Malgré sa soudaineté, le
calme était, cette fois, durable. Le consul de Seule
continuait à surveiller les événements et à en rendre
fidèlement compte. Il n'entendait plus parler des agi-
I talions de Tripoli: tout y était donc tranquille. Les
machinations contre le patriarche avaient complète-
ment échoué. Monhenault et quelques Français
étaient allés rendre visite au prélat; ils en étaient
revenus charmés des bonnes manières et de la poli-
tesse de Mgr Jacques. Toute cette grave affaire était
donc heureusement terminée. » Ristelhueber, op. cit.,
p. 2 .'-2 >?.
Dès lors, le patriarche put entreprendre aisément la
v isite pastorale. Il allait d'une localité à l'autre, et
recevait partout les plus grandes marques d'honneur
et de soumission. Toutefois, « il hésitait encore à se
rendre au Kesrouan, dont les cheikhs avaient été ses
plus cruels ennemis. Mais Poullard envoya auprès
d'eux son drogman Ibrahim, et les cheikhs donnèrent
leur parole de bien recevoir Mgr Jacques, car ils étaient
soumis au pape comme au « Sultan de France », leur
maître. Ils tinrent leur promesse, implorant leur par-
don les larmes aux yeux. Le patriarche ne manqua pas,
dans de longues lettres en italien, de tenir Poullard au
courant de tous les détails de ce voyage triomphal. Il
finit par se rendre à Deir-El-Kamar. Il y fut fort bien
accueilli par l'émir des druses devant lequel il put se
présenter entouré de son clergé et des principaux
notables de sa nation, désormais parfaitement unie. »
Ristelhueber, p. 269-270.
Il est certain que, dans l'affaire du patriarche
'Aouad, Poullard fit preuve de beaucoup de tact,
d'énergie et de dévouement. Mais il exagère un peu
son rôle quand il déclare avoir empêché une révolte ou
écarté un schisme avec Rome. Il le disait pour se faire
valoir et obtenir une récompense de ses services,
notamment un poste plus important que celui de
Seïde. Ristelhueber, op. cit., p. 257, 260, 268-270. En
réalité, ni missionnaires, ni maronites n'avaient songé
à se séparer du Saint-Siège. Un peuple d'une longue
tradition catholique ne renie pas en un jour tout son
passé. Toujours attachés à l'Église, les maronites ne
contestèrent pas l'autorité romaine, et ce fut juste-
ment leur souci d'obéir au pape qui amena la fin de la
crise. Un contemporain, l'archevêque Farhàt, sacré
par le patriarche Jacques lui-même, nous l'indique
bien. (Cité par Chartoûnî, Chronologie des patriarches
maronites, p. 46 en note.) Clément XI nous en fournit
la confirmation dans un bref adressé aux maronites,
le 18 août 1714. (Bref Magno cum animi, dans De
Martinis, Jus pontifie, t. n, p. 302). Quocirca, disait
Benoît XIV à propos de ces événements, Maronitse
hoc novum suie erga Romanam Sedem obedientise dede-
runt argumenlum. Allocution consistoriale, 13 juil-
let 1744, ibid., t. m, p. 152.
Les événements venaient de reprendre leur cours
normal lorsque un nouveau scandale éclata : de graves
dissensions entre deux membres les plus en vue de
l'épiscopat, le neveu du patriarche, Simon 'Aouad,
archevêque de Damas, et 'Abdallah Qaraali, arche-
vêque de Beyrouth, qui nécessitèrent l'intervention du
Saint-Siège. Le pape députa, en effet, un ablégat, le
P. Gabriel Hawa (Eva), moine maronite de l'ordre de
Saint-Antoine, pour le règlement de cette affaire.
Voir les lettres Etsi quotquot, 29 janvier 1721; Quod
pastoralis officii, même date: Ex Romani Pontificis,
1« février 1721; Cum sicut accepimus, 12 mars 1721,
dans Anaïssi, Bull., p. 208-214; De Martinis, op. cit.,
t. ii, p. 342-341, t. vu, p. 97-98. Heureusement, la
mission du P. Hawa rétablit la paix dans l'Église
maronite. Voir la lettre Exultavimus corarn Domino
d'Innocent XIII. 12 lévrier 1723, dans Vnaïssi, Bull.,
p. 214-216.
Sous le pontificat de Jacques 'Aouad, Clément XI
fonda à Rome, en 1707, le monastère des Saints
l'icrre-el -Marcellin, qui devait servir à la fois de mai-
son d'étude pour les moines de l'ordre de Saint-
79
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, \YIIIe SIKCLE
«0
Antoine de la congrégation dite du Mont-Liban et
d'hospice pour les pèlerins maronites. Le 18 mars 1711,
cet établissement fut rattaché par la Propagande à
l'ordre en question. Voir la lettre du cardinal Sacri-
pantc, préfet de la Congrégation de la Propagande,
dans Anaïssi, Colleclio, p. 141-142. Sous l'inspiration
du cardinal Nicolas Spinola, l'institution fut dotée
d'une règle spéciale que confirma Clément XII, lettre
In supremo militantis Ecclesiœ, 14 juillet 1732, dans
Anaïssi, Bull., p. 227-231, et que modifia, à deu\ re-
prises, Benoît XIV. Lettres lnjunrlum nobis, 7 oc-
tobre 1744, et Apostolatus officium, 8 nov. 1745, dans
Anaïssi, Bull., p. 318-328. En 1753, la maison fut
transférée près de Saint-Pierre-ès-liens, où elle se
trouve encore, et placé sous le vocable de Saint-
Antoine le Grand. Lettre Alias porrectus nobis de
Benoît XIV, 18 décembre 1753, dans Anaïssi, Bull.,
p. 347-348. Cf. le patriarche Mas'ad, op. cil., p. 161-
162. Enfin, nous -ne saurions passer sous silence les
services rendus indirectement à la science par Jacques
'Aouad. Il prêta, en effet, un concours efficace — les
orientalistes doivent lui en savoir gré — à J.-S. Assé-
mani qui, sur l'ordre du pape, était allé en Orient
pour l'acquisition de manuscrits grecs, syriaques et
arabes. Tous ces manuscrits sont actuellement à la
Mibiiothèque vaticane. Cf. Bibl. or.,. t. i, prœf., p. xi.
Après un long pontificat, Jacques 'Aouad rendit le
dernier soupir au couvent de Mar-Challita, dans le
Kasrawân, le 12 (et non pas le 9) février 1733. Voir
les lettres de son successeur et du collège électoral au
pape et à la Congrégation de la Propagande, dans le
Cod. Val. lai. 7258, fol. 208-209 et 212-213.
L'élection du nouveau patriarche n'alla pas sans
difficulté. Les évêques étaient divisés. Deux candidats
obtinrent chacun six voix, un troisième, deux et un
quatrième, une. A un certain moment, une manœuvre
simoniaque s'esquissa. Pour y parer, l'on cessa les
scrutins, et l'on élut par acclamation Joseph Dergham
El-Khazen, évèque de Ghosta. Voir la lettre adressée
à la Propagande par l'un des électeurs, 'Abdallah Qa-
raali, archevêque de Beyrouth, 28 février 1733, dans
Anaïssi, Collect., p. 143-144; Le Quien, Oriens chris-
tianus, t. m, col. 76. Ce fut le 25 (et non pas le 24)
février 1733, au couvent de Raïfoun, dans le Kas-
rawân. Immédiatement, le patriarche désigna le
P. 'Abdallah Serour (Serur), pour porter à Rome les
lettres électorales. Clément XII confirma Joseph El-
Khazen sur le siège patriarcal et, à la postulation de
Joseph Ascevolini, avocat consistorial, lui accorda le
pallium. Lettre Cum nos a vinculo, 18 décembre 1733,
dans Anaïssi, Bull., p. 232-234; voir aussi p. 235-237.
L'événement principal du pontificat de Joseph
El-Khazen fut la tenue, en 1736, du synode du Mont
Liban. (C'est, sans doute, par distraction que M. S. Des-
landes le désigne sous le nom de concile de 'Aïn-
Traz, dans les Échos d'Orient, 1922, t. xxv, p. 321.)
Cette assemblée marque une date importante dans
l'histoire de l'Église maronite, puisqu'elle donna à
celle-ci sa charte constitutionnelle. — Au lendemain
de l'élection de Joseph El-Khazen, la question d'une
réforme fut sérieusement agitée. La recherche d'une
latinisation inconsidérée, mal comprise, le manque
d'une organisation ecclésiastique définie, la suite des
douloureux événements racontés plus haut, avaient
jeté le trouble dans les esprits et le bouleversement
dans la discipline. Le besoin de remédier aux abus se
faisait grandement sentir. Dijesa del sinodo libanese
celcbrato d'ordine délia Santa Sede nel Monte Libano
l'anno 1736, Rome, 1741, p. 55. A la nécessité de
réformer les institutions se joignait le souci d'éviter
les remèdes sans effets. Aussi jugea-t-on nécessaire de
s'assurer le concours de l'autorité pontificale. Cf. deux
lettres adressées par trois archevêques maronites, le
28 février 1733, à la Propagande, dont l'une se trouve
dans le Cod. Vat. lut., 7262, fol. 178 et l'autre dans la
Dijesa del sinodo libanese, citée plus haut, p. 55-50.
Le patriarche, les évêques et les principaux du clergé
séculier et régulier écrivirent au pape, à la Propagande
et à divers cardinaux de la Curie, demandant l'envoi
de J.-S. Assémani en qualité de légat pontifical. Lettre
du 28 juillet 1734, dans Sijnodus provincialis a Remo
D. Patriarcha Anliochenu, Archiepiscopis et episcopis,
nec non clero seculari et regulari nationis Sijrorum
Maronitarum una cum Remo D. Josepho Simonio
Assemano, Sedis Apostolicœ Ablegalo, in Monte Libano
celebrata annol 736, diebus 30 septembres, prima et
secundo octobris. Clémente XII Pont. Max., Ruine.
1820, p. il. Voir ibid., p. m, les autres lettres du 27 et
31 juillet et du 8 août de la même année. Rome exauça
le vœu des maronites et Assémani fut envoyé avec
faculté de réunir, au besoin, un concile. Voir les
diverses pièces ibid., p. m-xiv et Anaïssi, Collectio,
p. 146-147. La Congrégation de la Propagande lui
donna des instructions particulières touchant la
réforme de plusieurs questions disciplinaires, notam-
ment la séparation des monastères de moines et de
moniales, l'érection canonique des éparchies, les droits
qu'on exigeait à l'occasion de la distribution des
saintes huiles et de la collation des ordres. Muni de
tous ces documents, Assémani quitta Rome le
17 décembre 1735; mais, à cause de la mauvaise saison.
il ne put arriver à Beyrouth que le 17 juin de l'annee
suivante. De là, il se rendit à Qannoûbîn, auprès du
patriarche. Le 1er juillet, celui-ci fit lire à l'église, en
présence de l'épiscopat, du clergé, des notables et
d'un grand nombre de fidèles, les brefs apostoliques et
les lettres de la Propagande. Voir le rapport écrit par
Assémani sous le titre : Relazione dcU'ablegazionc
apostolica alla nazione de' Maroniti nella Siria, e
Monte Libano di Monsignor Giuseppe Simonio Assé-
mani alla S. Congregazione de Propaganda Fide,
Rome, 1741, p. 2-4; J.-S. Assémani, Bibl. iuris, t. i,
p. vi-vm. Le jour suivant (2 juillet), patriarche et
évêques écrivirent à Rome pour témoigner de leur
gratitude et de leur parfaite soumission aux ordres
du souverain pontife. Ces lettres se trouvent dans
l'append. du synode du Liban, p. 445-449.
Avant de quitter la ville éternelle, Assémani avait
élaboré un vaste programme de réforme; il avai'
même rédigé en latin, sans doute pour le soumettre à la
Propagande, le schéma du concile qu'il se proposait
de réunir. Un maronite, André Scandar, professeur à
la Sapience et interprète de langues orientales près la
S. C. de la Propagande, en fit une traduction arabe,
terminée le 15 novembre 1735. (Cette traduction est
conservée parmi les mss. de la Vaticane : cod. Vat;
syr. 399.) Ce n'est pas le texte qui fut plus tard adopté.
Dans l'intervalle, Assémani dut le modifier; car, lors
de son arrivée chez le patriarche.il fut obligé de
traduire en arabe le texte latin qu'il avait préparé.
Relazione, p. 5-7. Le programme de réforme, dressé
par Assémani, rencontra dans l'entourage même du
patriarche, une sourde opposition. Le véritable insti-
gateur en était Élie Mohasseb, évêque d'Arka et
vicaire patriarcal. Par des manières habiles, mais peu
franches, il arriva à gagner le patriarche et ceux dont
la réforme menaçait les intérêts ou les commodités.
Aussi les discussions préalables furent-elles longues et
laborieuses. Nous ne pouvons entrer dans le détail
de leur histoire; c'est un autre travail qu'il faudrait
pour les retracer. Relazione, p. 7-10.
Les débats portèrent principalement sur les points
suivants : monastères mixtes ou doubles, division de<
éparchies, formation du clergé, discipline des sacre-
ments, droits exigés à l'occasion de la collation des
ordres, de la distribution des saintes huiles, des dis-
81
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIIIe SIÈCLE
go
penses matrimoniales et de la levée des peines ecclé-
siastiques. Voir Relcaione, p. 1-1 sq.; le P. Fromage,
Lettres édifiantes, lue. cit., p. 409, -111: un rapport
conservé aux archives de l'hospice maronite de Home,
publié par Anaïssi, Colleetio, p. 1-18. La patience intel-
ligente de l'ablégat apostolique, le bon sens du pa-
triarche et de l'épiscopat, l'intervention prudente de
deux consuls de France, M. Martin et le cheikh Naufel
El-Khazen, neveu du patriarche, l'activité discrète
des jésuites et des missionnaires de Terre-Sainte
finirent par avoir raison de toutes les intrigues. L'ac-
cord s'étant fait dans les commissions préparatoires
sur le texte à proposer aux délibérations des Pères,
Joseph El-Khazen et l'ablégat convoquèrent officiel-
lement le synode pour le 30 septembre 1736, au monas-
tère de Loaîsah, dans le Kasrawàn. Synode du Liban,
p. xv-xvi : Relcaione, p. 9-10.
Les sessions commencèrent à la date fixée pour
l'ouverture du concile et durèrent trois jours consécu-
tifs, à raison de deux par jour. Elles s'entourèrent
d'une solennité toute particulière, et jamais l'Église
maronite n'avait connu pareille assemblée. A côté
des évêques et des dignitaires des deux clergés séculier
et régulier, siégeaient des prélats d'autres Églises
orientales, des représentants des missions latines éta-
blies en Syrie et un grand nombre de chefs et d»
notables de la nation. Tous apposèrent leurs signa-
tures au texte du synode. Le patriarche, les évêques,
les moines, les prélats étrangers et les religieux latins
écrivirent à Rome pour annoncer au Saint-Siège la
tenue et la clôture régulières du synode, en demander
la confirmation et prier d'en imprimer le texte à la
typographie de la Propagande. Dans les autres lettres
adressées au pape et à la Propagande, le patriarche
exalta le mérite d'Assémani. Le patriarche et l'ablé-
gat firent copier en plusieurs exemplaires, dûment
authentiqués à l'intention des évêques, le texte conci-
liaire dont l'original arabe allait être porté à Rome.
Puis, d'un commun accord, ils décidèrent d'appliquer
immédiatement les mesures les plus urgentes, et
notamment de supprimer ces monastères mixtes où
moines et moniales vivaient côte à côte, séparés les
uns des autres par une simple clôture, mais dépendant
de la même autorité et possédant les mêmes biens.
Cette pratique était assez répandue en Orient, et
remontait à une époque très reculée. Nous en voyons
déjà la condamnation dans la Novelle cxxm, 36, de
Justinien et au VIIe concile œcuménique, tenu à
N'icée, en 787. Mansi, Concil., t. xm, col. 437; Théod.
Ralsamon, Canones Sanclie et universalis Vil synodi,
P. G., t. cxxxvn, col. 990-994; et voir E. Marin, Les
moines de Constantinople, Paris, 1897, p. 41-42. Le
patriarche et l'ablégat convinrent d'affecter certains
monastères exclusivement aux femmes et d'autres
aux hommes. Assémani se mit à la besogne. Le pa-
triarche l'appuyait en tout. Son action ne rencontra
d'abord pas de résistance; mais lorsqu'il arriva aux
trois monastères de 'Aïn-Warqa, de Mar-Challita
(saint Artémius) et de Raïfoun, situés dans le Kas-
rawàn, il se heurta à une opposition systématique,
irréductible, menée, pour 'Aïn-Warqa, par Jean
Estéphan, évêque de Laodicée, et, pour Mar-Challita,
par Elie Mohâsseb, évêque d'Arka. A Raïfoun, sur
l'instigation d'Élie Mohâsseb, le patriarche lui-même
qui avait établi sa résidence dans ce monastère, chan-
gea d'attitude et voulut maintenir le statu quo.
L'évêque d'Arka, d'intelligence avec son collègue de
Batroun (Botrysj, Etienne Douaïhi (Aldoense), porta
même Joseph El-Khazen à prescrire aux moines et aux
moniales qui avaient accepté la réforme, de rétablir
les monastères mixtes. C'était déjà une tactique assez
hardie. Mais il y a plus grave, et, cette fois, le P. Élie
Pelice (Elias Sa'd), secrétaire du patriarche, quelques
membres de la famille El-Khazen, un missionnaire
latin et un ancien élève du collège de Rome appor-
tèrent leur concours aux mécontents. Pour rendre (ont
accord impossible entre l'ablégat et le patriarche.
Mohâsseb, Douaïhi et Sa'd représentèrent à' celui-ci
la réforme des monastères comme une tache a l'hon-
neur des religieux et de la nation tout entière, et le
poussèrent à faire distribuer une véhémente protesta
tion, à plus de 100 exemplaires, aux évêques, aux
moines, aux moniales, aux chefs et principaux du
peuple maronite, aux consuls de France, aux mission-
naires latins, aux anciens élèves de Rome, à Assémani
lui-même. Inspiré et poussé par de tels conseillers, le
patriarche alla jusqu'à déclarer qu'il ne reconnaissait
plus l'ablégat, qu'il lui enlevait toute juridiction sur
les maronites et qu'il portait l'affaire devant le Saint-
Siège. Une pareille volte-face déconcerte. Peu expé-
rimenté dans la science du droit, impressionné par
l'argumentation de ses hommes de confiance, Joseph
El-Khazen se laissa circonvenir et commit, de bonne
foi sans doute, un grave excès de pouvoir. Relazione,
p. 19 et 24. En revanche, le plus grand nombre des
évêques, la grande majorité des Khazen, les Hobaïch
de Ghazir, les anciens élèves de Rome, les moines de
l'ordre de Saint-Antoine de la Congrégation du Mont-
Liban, les Pères de Terre-Sainte, les jésuites, les capu-
cins et les carmes déploraient ces tristes incidents; ils
désapprouvaient les remuants conseillers du patriarche
et tenaient pour la séparation bien nette entre monas-
tères d'hommes et monastères de femmes.
Devant une telle opposition, les conseillers du
patriarche, pour donner à leurs prétentions une teinte
juridique, déplacèrent la controverse en soulevant
deux autres questions : celle de l'institution canonique
des éparchies avec les pouvoirs et les obligations qui en
résultent, et celle des taxes relatives à la collation
des ordres et à la distribution des saintes huiles.
L'application de la réforme sur ces points, disaient-ils,
lésera les droits du patriarche; celui-ci, à l'exclusion
des évêques, a seul juridiction pleine et entière; il est
le chef immédiat de tous les maronites, les autres pré-
lats ne sont que ses vicaires. Ainsi, d'un conflit d'inté-
rêt, ils voulaient faire un conflit de doctrine. Mais si
leur théorie pouvait être acceptable avant" le synode
du Mont-Liban, elle ne l'était plus après. En tout cas,
elle fut sérieusement combattue par l'ablégat aussi
bien que par les autres évêques. Sur ces entrefaites,
de nouvelles instructions arrivèrent de -Rome; le
Saint-Siège insistait sur la mise en pratique de la
réforme et son application aux articles controversés.
Assémani quitta la Syrie en 1738 sans avoir pu
mettre à exécution les ordres du pape; il alla visiter les
maronites de Chypre où il assembla, le 7 mars de la
même année, un synode diocésain dont les actes furent
envoyés au patriarche, aux évêques et à la Congréga-
tion de la Propagande. De Chypre, l'ablégat se rendit
en Egypte pour visiter les diverses communautés
chrétiennes catholiques et non catholiques. De là,
il retourna à Rome. Dès son arrivée, il présenta à
Clément XII et à la Propagande le texte du synode du
Mont-Liban. Le pape chargea une commission de
cardinaux de l'étudier. Décret de la Propagande,
27 août 1741, p. 473 du Synode du Liban. Le parti
de l'opposition fit entendre ses plaintes violentes jus
qu'au milieu de la curie. Il était représenté à Rome,
par un prêtre, Élie Felice (Elias Sa'd), qui avait pour-
tant rempli au synode les fonctions de secrétaire. La
discussion n'était plus limitée aux articles d'abord
litigieux. On attaquait toute l'œuvre conciliaire, char-
geant de calomnies la personne de l'ablégat. Élie
Felice avait dû abuser du mandat à lui donne par le
patriarche. Celui-ci n'eût certainement pas approuvé,
en celte occurrence, l'attitude peu digne d'un manda-
83
MARONITE (ÉGLISE^, PATRIARCHES, XYIIJe SIÈCLE
84
taire patriarcal. Quoi qu'il en soit, l'affaire traînait
en longueur, et la querelle s'envenimait de plus' en
plus. On discutait encoie avec ardeur la légitimité du
synode lorsque Clément XII mourut, le 6 février 17 10.
La longue vacance du siège apostolique (elle dura plus
de six mois), n'était pas de nature à apaiser les esprits.
Il était réservé à Benoît XIV de faire justice de toutes
ces intrigues. I.e nouveau pape confirma la commission
établie par Clément XII et dont le ponent était le car-
dinal Rezzonico (le futur Clément XIII). Après avoir
examiné les articles discutés, pesé les prétentions
des parties adverses et considéré les raisons invoquées
pour et contre la demande d'une approbation ponti-
ficale du synode, la Commission répondit : Dilata, et
eliganlur revisores totius synodi, ut référant, an sil
locus dicta' approbation/, Del quomodo. Conformément
à cette décision, le pape désigna trois réviseurs : un
italo-grec, le P. Rodota, écrivain à la Vaticane, et
deux maronites, Gabriel Hawa (Eva), aichevêque de
Chypre, qui résidait à Rome, et le P. Thomas Budi,
abbé général de l'ordre de Saint-Antoine de la congré-
gation du Mont-Liban, l'un des Pères du synode, qui
s'était rendu à la ville étemelle en 1740. (Nous avons
lu le votum du P. Rodota dans le Cod.. Vat. lat. 7401,
fol. 320 sq.; il porte la date du 10 juillet 1741.) La
révision une fois terminée, on en .communiqua le
résultat au pape et aux cardinaux de la Commission.
Benoît XIV ordonna que celle-ci tînt séance en sa
présence, ce qui fut fait au Quirinal, le 7 août 1741 :
Proposita fuerunt in congregatione huiusmodi dubia,
qua' sequuntur : 1. An constat de legitimitate dicta- synodi?
2. An canon quoad cohabitationem prohibitam monialium
seu mulierum cum monachis sustineatur; vel quomodo
moderandus? 3. An canon prohibens patriarcha: quam-
cunique exactionem in distributione olei sancti parochis
sustineatur et mereatur confirmationem? 4. An canon
quoad residentiam episcoporum maronitarum in propriis
titulis ecclesiarum episcopalium, sit approbandus, et quid
quoad appendicem synodi cap. 41, in quo adest divisio
sedium episcopalium, cum limitibus diœcesum maroni-
tarum, pro distributione diœcesum in tôt episcopis, ita ut
non possint amoveri a patriarcha? 5. An sit consulendum
SS"»1 pro approbatione dicta* synodi etiam per brève
Aposlolicum? — Ad quai sane dubia, omnibus sedulo
expensis, per eosdem cardinales responsum fuit : Ad 1 .
Constare de legitimitate Synodi, omnibus suffragantibus.
Ad 2. Pro approbatione canonis, citra tamen approbatio-
nem monasteriorum. Ad 3. Approbandum, et ad SSum.
qui dignetur alio modo providere D. Patriarchae. Ad 4.
Pro approbatione canonis demandantis residentiam epis-
coporum, et ad SSum quoad contenta in appendice cap. 41
in quo proponuntur metropolitanorum et episcoporum
maronitarum sedes et limites. Ad 5. Ad SSum, qui
dignetur approbare Synodum cum brevi Apostolico.
Par la constitution Singularis Romanorum du
1er septembre 1741, Benoît XIV approuva in forma
specifica le synode du Mont-Liban. Il écrivit encore
d'autres brefs concernant les querelles soulevées à
cette époque, tel le bref Apostoliea prœdeeessorum du
14 février 1742, pour le règlement des taxes et l'érec-
tion des diocèses en conformité de la réponse aux 3e et
4e doutes.
Verum inter alia dubia, quae proposita et examinata
fuerunt in particulari congregatione aliquot venn. fratrum
nostrorum S. R. E. cardinalium negotiis Propagandae
Fidei prsepositorum pro approbatione dictse synodi a
nobis deputata et coram nobis habita, etiam haec duo fuere
discussa, nempe primum : An canon prohibens Patriarcha;
quameumque exactionem in distributione olei sancti
parochis sustineatur et mereatur confirmationem?... Nos
igitur, qui nihil optamus impensius, quant ut ccclesiastica
disciplina per universum catholicum orbem ubi quidem
intégra viget magis magisqiie eonfirmetur, ubi vero collapsa
est opportune instauretur; ut in rébus tanti momenti
ea, qua opus est, consilii, maturitatis et examinis ratione
procederemus, venn. fratri nostro Vincentio S. R. E. prae-
fata? cardinali Petra nuncupato ejusdem congregationis
Propagandae Fidei pra:fecto commisimus, ut, postquam
cum dicta; synodi revisoribus aliiscfue rertmi Maronitaiuru
perdis super prsemloslr accuratissime egisset, ad nos
referret. Quoniam autem ipse ven. frater Vincentius
cardinalis, auditis revisoribus aliisque, ut praemittitur,
rerum Maronitarum peritia instruclis, erutisque ex Archivio
dicta; congregationis Propagandae Fidei documentis, iisque
invicem expensis, ad nos retulit, oblationes pecuniarias
vel alterius rei pra*stationes fieri quidem tempore et occa-
sione distributionis sacrorum oleorum, rêvera esse, ut ab
initio coeptum luit, pecuniarias oblationes vel alterius rei
pra'Stationes, Patriarchis pro tempore existentibus ali-
mentorum et dignitatis tuendae munerisqtie patriarchalis
commodum obeundi causa débitas atque praescriptas...
Modernum Patriarcham ejusqne praedecessores, nec non
tam eos qui dédissent, quam qui accepissent dictas obla-
tiones pecuniarias vel alterius rei prsestationes, easque sive
datas vel dandas, sive acceptas vel accipiendas pro sacro-
rum oleorum distributione esse existimassent, ab oinni
simoniacae labis pravitate et turpi avaritiae quaestu immunes
fuisse et esse, neque in posterum a quoquam, ausu temera-
rio, veluti simoniacos et avaros insimulari posse et debere
declaramus. Piaeterea ne moderno et pro tempore exis-
tenti Patriarchae, ut pra?mittitur, desint alimenta et subsi-
dia, statuimus et, quatenus opus sit, praecipimus et man-
damus omnibus et singulis ecclesiarum, monasteriorumque
parochis et superioribus nationis Maronitarum, ut singuli
parochi et superiores hujusmodi, juxta designationem
instructionemque ab ipsa congregatione Propagandae
Fidei confectam, atque una iisdem nostris literis adjun-
gendam, et in virtute sanctae obedientise et sub pœnis
ad Apostolicae Sedis et pro tempore existentis Patriarchae
arbitrium imponendis omnino servandam, singulis annis
die dominica infra octavam solemnitatis B. Virginis Mariae
Immaculatse in ccelum Assumptas a currenti anno 1742,
incipientes in perpetuum Patriarchae pro tempore existenti
antedictas pecuniarias oblationes sub nomine caritativi
subsidii contribuant et solvant...; ipse vero pro tempore
existens Patriarcha alio opportuno tempore sacra olea
gratis omnino transmittat sive distribuât et nihil penitus
vel pecuniae vel alterius cujuscumque rei etiam a sponte
dantibus recipiat aut exigat. De Martinis, Jus pontifie,
t. m, p. 48-52; voir ibidem, p. 47-48, en note, le bref Literie
fralernitalis lues, 19 lévrier 1742, adressé au patriarche.
Nous verrons plus loin les mesures édictées par le
pape touchant les diocèses. Le porteur des instruc-
tions pontificales fut le P. Élie Felice lui-même, auquel
la Propagande confia aussi, pour le remettre au pa-
.triarche, l'original arabe du synode. Mais le P. Felice
était encore en route, lorsque, le 13 mai 1742, Joseph
El-Khazen passa à meilleure vie. Dès son arrivée au
Liban, Felice informa le Préfet de la Propagande de
la situation créée par la mort du patriarche et de son
intention de conserver par devers lui, jusqu'à nouvel
avis, les choses dont il était chargé. Rome lui enjoignit
de bien les garder afin de les transmettre plus tard au
successeur légitime de Joseph El-Khazen.
Sur toutes ces questions, voir J.-S. Assémani, Bibl.
juris, t. i, p. v-vm; Kalendaria Ecclesiœ universœ, Rome,
1755, t. v (préface); Relazione, p. 12 sq.; une lettre d'Assé-
mani à Clément XII, 17 janvier 1737, dans l'append. du
Synode du Liban, p. 460-465; un rapport anonyme écrit
par un contemporain qui avait pris part au règlement de
ces affaires, sous le titre : Relazione di alcuni aceidenli
occorsi nella Siria presso la nazione maronita, e provvedimenli
sopra di essi presi dalla Santa Sede apostoliea (Rome, 1744);
deux fascicules imprimés de la plaidoierie présentée cum
summario à la Propagande în difesa del sinodo libanese,
Rome, 1741; la Risposta alla difesa di Monsignor /M1"0
e Remo Giuseppe Simonio Assémani, umiliata alla S. C.
de Prop. Fide dal saeerd. Elia Felice, imnato del Patriarca
de'Maroniti, aux archives de Saint- Pierre-ès-liens à Rome
(cod. AF XI. 101); cette Risposta est citée par Hugo
Laemmer, Zur Kirchengeschichie dis sechszehnten uni
siebenzelmten Jahrhundcrts, Fribourg-en-B., 1863, p. 60.
Voir aussi un rapport conservé aux archives de l'hospice
maronite de Rome et publié par Anaïssi, Collcct., p. 14S-
149; Étienne-Évode Assémani, Bibl. medic. laurent. et palat.
cod. mss. orient, ealalogus, p. 118-120; le décret de la Propa-
gande du 27 août 1741, p. 472-474 du Synole du Liban;
les brefs de Benoît XIV, Singularis Romanorum Ponti-
3J
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X\l!Ie SIÈCLE
86
ficum, 1" septembre 1741 (confirmation du synode);
Quam de pnvclura. Il septembre 1741 (à Assémani). dans
ÉU-Év. Asscinani, loc. cit., p. 120-122; Apostolicse seroitutis
omis, 16 février 1712, dans R. De Martinls, Benedicti XIV
acta sive nondum sive sparsim édita nunc primum collecta,
t. i, Naples, 1894, p. 103-105; Super ad sedandas, 16 mars
1743, dans R. De Martinis, Jus pontifie., t. ni, p. 104-105.
Les synodes antérieurs à celui du Mont-Liban se
caractérisaient d'une façon générale par un achemi-
nement vers l'adoption des usages et des lois de l'Église
romaine. Le synode du Mont-Liban consacre la plu-
part des résultats acquis, rétablit cependant sur divers
articles la discipline ancienne, reproduit différentes
dispositions du concile de Trente et donne à l'Église
maronite un statut complet et définitif. Le rédacteur
de ce texte synodal ne se contenta pas de libeller les
lois; il voulut faire de son travail un chef-d'œuvre de
science et d'érudition, à tel point que plusieurs conciles
modernes de l'Orient catholique y ont puisé largement.
On peut dire qu'en élaborant cette vaste législation,
Assémani a bien mérité de son Église et de son pays.
Au point de vue strictement juridique, seule la
traduction latine du synode, ayant été confirmée in
forma specifica, a force de loi pontificale. C'est pour-
tant le texte arabe qui a réglé la pratique de l'Église
maronite jusque vers la lin du xixe siècle. En effet,
de la traduction latine il n'existait qu'un exemplaire
manuscrit, celui des archives de la Propagande. La
première édition imprimée en fut donnée à Rome en
1820. Décret de la S. C. de la Propagande, 8 sep-
tembre 1820, en tête de cette édition. Mais le texte
arabe ava.t été publié en 1788, à l'imprimerie du cou-
vent de Saint-Jean-Baptiste de Choua'r (Liban), aux
frais de l'illustre maronite, le cheikh Ghandour Saïd
Kl-Khouiï, consul de France à Beyrouth. L'envoi au
patriarche et aux évêques de vingt exemplaires de
l'édition romaine ne changea rien à la situation; car
les prélats maronites de cette époque, sauf deux,
n'avaient aucune connaissance de la langue latine. Au
reste, il ne venait à l'idée de personne que le texte
approuvé à Rome fût différent de l'arabe signé par
les Pères du concile. Voir un mémoire concernant le
texte arabe, par le patriarche Mas'ad (1854-1890),
dans P. 'Abboud, Biographie du patriarche Joseph
Estéphan (en arabe), Beyrouth, 1911, append., p. 134-
145. Aussi, dans la pratique, on n'eut entre les mains
qu'un texte conforme à l'original arabe jusqu'au jour
où Mgr Joseph Xajm, archevêque maronite, fit paraî-
tre, en 1900, une traduction de l'édition romaine.
Cette remarque ne sera pas sans intérêt pour celui
qui voudrait comprendre certaines controverses juri-
diques soulevées au cours du xvm° et du xixe siècle.
Dans la discussion, les patriarches maronites se fon-
daient sur le texte arabe, qui dilîère parfois notable-
ment du texte latin, seul reconnu à Rome.
L'élection du successeur de Joseph Dergham El-
Khazen donna lieu à des luttes qui désolèrent le
clergé aussi bien que le peuple. On élut, en effet, deux
patriarches, soutenus chacun par des partisans irré-
ductibles : événement sans exemple dans les annales
maronites. Les électeurs présents aux funérailles du
défunt patriarche élurent, à la majorité, dès le lende-
main de l'inhumation de ce dernier, sans attendre,
ni même prévenir les absents, l'archevêque de Damas,
Simon 'Aouad. Mais celui-ci n'ayant point accepté, ils
portèrent leur choix sur Elias Mohasseb, archevêque
d'Arka. Cette seconde élection s'accomplit le surlen-
demain (15 mai) de la mort de Joseph El-Khazen.
Voir une note écrite par le nouvel élu, Elias Mohasseb,
sur un rituel d'ordinations, et citée par P. Chebli dans
la revue Al-Machriq, 1899, t. n, p. 642. L'archevêque
de Chypre et celui de Tyr étaient absents: ils sacrèrent,
avec l'assistance d'un prélat de rit syrien, deux nou-
I veaux eveques afin de pouvoir procéder à l'élection
d'un autre patriarche. Les voix se portèrent sur
> l'archevêque de Chypre, Tobie El-Khazen. Les élec-
teurs de Mohasseb se prévalaient de leur nombre. Les
autres, se fondant sur la nullité d'une élection faite
au mépris de la loi, prétendaient que le droit d'élire
leur était dévolu. On raisonnait mal de part et d'autre.
En tout cas, les deux compétiteurs se mirent aussitôt.
au grand scandale du public, à exercer la juridiction
patriarcale. Puis, d'accord avec leurs électeurs respec-
tifs, ils envoyèrent en cour de Rome des procureurs
dûment accrédités, porteurs des lettres synodales
habituelles. Le Saint-Siège se trouvait donc saisi de
deux élections contestées. Des trois mesures suggérées
au souverain pontife, l'annulation par voie adminis-
trative des actes des deux assemblées avec ordre de
procéder à. une nouvelle élection, la convocation des
deux élus à Rome et l'obligation pour celui dont
l'élection n'aurait pas été jugée légitime de s'y fixer,
enfin la solution de l'affaire judiciario ordine, c'est à
la dernière que Benoît XIV donna la préférence. A
cet effet, il confia à une congrégation spéciale de car-
dinaux le mandat d'examiner les procès-verbaux des
deux élections, d'entendre les représentants des
parties en cause et d'étudier les documents qu'ils
fourniraient. Les dubia s'établirent sous cette forme :
/. An ulla electio sustineatur? Et quatenus neutra;
II. An sit danda sanalio, et cui? Et quatenus non sit
danda; III. Quomodo providendum? La réponse devait
i être prononcée en présence du souverain pontife lui-
même. L'instruction de l'affaire une fois terminée, la
congrégation tint séance devant le pape, le 15 fé-
vrier 1743; elle proposa, à l'unanimité des voix, la
solution suivante :
Plene auditis viris missis a pra;fatis electis, et defenso-
ribus, ac recognitis omnibus scripturis, pro utraque parte
productis, communi voto censuit, attentis peculiaribus, ac
gravibus nullitatibus, in dictis electionibus repertis, neu-
tram electionem, seu postulationem sustineri, nec esse
locum sanationi alicujus, nec non, cassata utraque electione,
j seu postulatione, per Sanctissimum Dominum Nostrum
esse, juxta sacros canones, et stylum inconcussum Sedis
Apostolicse in sirmlibus casibus, providendam ex integro pra>
fatam Ecclesiam patriarchalem de persona sibi bene visa,
et quatenus eam providerit in aliquem episcopùm, provi-
sionem fieri, prœcedente solutione vinculi cum ejus Ecclesia,
eaque omnia Congregatio submisit judicio Sanctitatis
Suae.
Le pape approuva cette résolution dont l'intérêt,
pour nous, réside surtout dans les motifs juridiques
qui l'ont inspirée. Le cas était sans précédent dans
l'histoire maronite et aucun texte législatif ne pré-
voyait cette éventualité. En outre, l'assemblée tenue,
le 4 juillet 1631, chez le cardinal Pamphili (le futur
Innocent X) et dont Benoît XIV lui-même nous rap-
porte les conclusions, avait déclaré que les lois géné-
rales de l'Église n'atteignaient pas les Orientaux nisi
in tribus casibus : primo, in materia dogmatum fldei;
secundo, si Papa explicite in suis constitutionibus jaciat
mentionem et disponat de prœdictis; tertio, si implicite
in iisdem constitutionibus de eis disponat, ut in casibus
(ippcllationum ail fulurum concilium. Constit. Allatœ
sunt, 26 juillet 1755, § 44.
Or, au fait, c'est le droit des Décrétâtes qu'on
appliqua à l'élection de l'archevêque d'Arka : Quoa
si eos (il s'agit des électeurs) vocatos non fuisse consti-
terit, sed contemplos, infirmunda erit penilus electio
taliter celebrata, nisi poslea propter bonum pacis cura-
verint consentire. C. 28, A', De electione et electi potestate,
I, vi ; cf. aussi ibid.,C. .'i6 et 55. On fit valoir ensuite,
entre autres circonstances aggravantes, la prise de
possession de l'office patriarcal avant la vérification
par le Saint-Siège des opérations électorales et la
confirmation de l'élu. Plus graves encore étaient les
87
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X V IlJe SIÈCLE
88
causes qui viciaient l'autre élection. D'abord, on ne
pouvait se prévaloir d'un droit de dévolution, puis-
qu'on n'avait pas obtenu, au préalable, une sentence
du supérieur, cassant l'élection ou la déclarant non
avenue. En second lieu, l'ordination des deux évêques
était illégale, et, partant, la formation d'un nouveau
collège électoral contraire aux canons. Enfin, Mgr de
Chypre avait été élu au milieu du tumulte populaire
et avec l'ingérence du pouvoir séculier. Voir Rela-
zione di alcuni accidenti, p. 16-19; l'allocution de
Benoît XIV au consistoire du 13 juillet 1744, dans
De Martinis, Jus pontif., t. m, p. 152. Les deux élec-
tions furent donc déclarées nulles et les droits des
électeurs dévolus au souverain pontife. La législation
de l'Église maronite n'ayant rien indiqué touchant
cette question, l'assemblée cardinalice ne voyait pas
comment s'en tirer autrement. On se réclamait, sans
doute, du c. 23, X, De electione et electi potestate, I, vi,
et de sa Glose ou du c. 18, De electione et eiecti potestate,
I, vi, in VI0. Mais dans le cas présent, l'adaptation en
était, peut-être, un peu forcée. Quoi qu'il en soit, la
résolution, homologuée par le pouvoir suprême, avait
force légale; elle créait un précédent juridique. En
effet, le pape, déclarant se réserver, pour cette fois,
la provision du siège patriarcal, rendait toute objec-
tion inutile. Voir les brefs Quod non luimana, 13 mars
1743, et Magna non minus, 14 mars de la même année,
dans De Martinis, Jus pontifie., t. ni, p. 96-98.
Mais le lendemain, Benoît XIV se hâta de rassurer
l'épiscopat maronite au sujet de ses droits électifs,
ibid., p. 96-97. C'est donc le pape qui, se substituant
aux électeurs, allait pourvoir ex integro à la collation
de la dignité patriarcale. Son choix se porta sur le
doyen de l'épiscopat, Simon 'Aouad, archevêque de
Damas. Est ille inter episcopos maronitas decanus;
aberat longe a turbarum prœsentium tumultu, quibus
se minime miscueral; seseque ab omni ambitu alienum
stenderat, cum omnem operam posuisset, ne patriarcha
eligeretur. Allocution consistoriale du 13 juillet 1744,
dans De Martinis, Jus pontif., t. m, p. 153. Voir aussi
le bref Nuper ad nos, 16 mars 1743, ibid., p. 99-103.
Au surplus, 'Aouad était un prélat instruit et d'une
doctrine sûre.
Mais comment procéder à l'exécution de la sentence
pontificale? Dans certains milieux de la curie, on se
montrait inquiet : imposer d'office un patriarche qui
n'a pas été élu, ne serait-ce pas pour les maronites
une cause de schisme? On fit part de cette crainte au
souverain pontife. Mais on raisonnait sans tenir
compte du long passé d'un peuple. Les maronites,
fort jaloux de leurs traditions catholiques, ne pou-
vaient guère songer à une révolte contre un ordre
venu de Rome. Néanmoins, le pape crut plus sage
d'employer quelques précautions. Il nomma un ancien
custode de Terre-Sainte, le P. Giacomo di Lucca,
ablégat et commissaire apostolique aux fins de signi-
fier aux maronites les décisions du Saint-Siège. Mais
le P. Giacomo n'était pas à Rome; la Propagande
l'avait chargé d'une mission en Palestine. D'autre
part, on ne voulait pas notifier aux agents des deux
patriarches les mesures pontificales. On envoya à
l'ablégat les brefs et les instructions nécessaires par un
homme de confiance, le P. Luigi di Casai Maggiore,
également mineur obsérvantin. Bref Nuper ad sedan-
das, 16 mars 1743, dans Jus pontifie., ibid., p. 104.
Le pape le chargeait aus:;i par le même bref de mettre
la main à l'exécution des ordres confiés au P. Felice.
A ces documents, le cardinal Petra, préfet de la Pro-
pagande, joignit deux lettres au consul de France à
Sidon et au grand émir du Liban, les priant de prêter
leur concours à l'envoyé pontifical.
Ayant reçu les instructions de Rome, le P. Giacomo
se rendit au pays des maronites, et il s'acquitta de son
mandai à la satisfaction générale. Idem reverenctissi-
mus ablegatus vesler, écrivaient les évêques maronites
au pape, munere suo apud nos prudenter, sapienter.
ai: studiosissime defunclus est. Jus pontifie., p. 155.
Les pourparlers ne traînèrent pas en longueur. Les
lettres pontificales étaient parties de Rome au mois
de mars 1743; et le 7 octobre suivant, l'épiscopat maro-
nite se trouvait déjà réuni au couvent de Harisa pour
témoigner publiquement de son obédience au nouveau
patriarche et procéder à son intronisation rituelle, qui
s'accomplit le 11 du même mois. Après quoi, plusieurs
documents furent rédigés, qui attestaient la pleine
soumission des maronites aux ordres du Saint-Siège :
procès-verbal des actes de l'assemblée de Harisa,
lettres adressées au pape par le patriarche, les évêques
et la famille El-Khazen, procuration chargeant Assé-
mani de solliciter le pallium. Le tout fut porté à Rome
par le P. Desiderio da Casabasciana, secrétaire de
l'ablégat.
Au consistoire du 13 juillet 1744, Benoît XIV fit
l'éloge des maronites et accorda le pallium à Simon
'Aouad. Voir les Actes de ce consistoire dans Jus
pontifie, t. m, p. 151-156, et dans Anaïssi, Bull.,
p. 292-308. Voir aussi la Relazione di alcuni accidenti.
p. 19-30; diverses lettres pontificales du 11 août 1744
et du 20 juillet 1746, dans Jus pontifie, t. m, p. 157-
159, 289-294, et dans Anaïssi, Bull, p. 308-316.
La paix, ainsi rétablie dans l'Église maronite, fut
de courte durée. Une querelle surgit bientôt entre le
patriarche et cinq évêques. Ceux-ci poussèrent l'au-
dace jusqu'à contester la juridiction de leur chef, à
défendre au clergé et aux fidèles de leurs diocèses de le
reconnaître, et à nommer provisoirement un vicaire
ou administrateur patriarcal. Patriarche et dissidents
portèrent leurs plaintes, en 1745, devant la cour
romaine. La majorité numérique, qui soutenait le
patriarche, était aussi la pars sanior du clergé et de la
nation. Le pape députa au Liban un homme bien qua-
lifié pour rétablir la concorde, Fr. Desiderio da Casa-
basciana, custode de Terre-Sainte. Il le chargea aussi
de promouvoir l'observation du synode libanais et des
différentes ordonnances pontificales, rendues à cette
occasion. Voir les brefs A dilecto filio au patriarche,
10 juillet 1746; Nemini sane au P. Desiderio, 22 juil-
let 1746; Non possumus aux cinq évêques en question,
et Prseclara de constanti au clergé et aux fidèles de
leurs diocèses, même date, dans Jus pontifie., t. m.
p. 289-294.
Les 28-30 novembre 1755, Simon 'Aouad réunit,
obéissant à une lettre de Benoît XIV (6 mars 1754),
une assemblée synodale pour assurer la mise en pra-
tique du concile du Liban. Les actes de cette assem-
blée sont dans Chartoûnî, Les synodes maronites,
Beyrouth, 1904, p. 9-14; cf. la lettre de Benoît XIV,
Quoniam, dans Jus pontifie, t. m, p 560-561. Au rap-
port du patriarche Mas'ad (cité par le P. Harfouche
dans Al-Macliriq. t. vi, p. 890), le même prélat aurait
tenu un premier synode, le 12 septembre 1744. Malgré
nos recherches au Liban et ailleurs, nous n'en avons
pu trouver le texte nulle part.
C'est sous le pontificat de Simon 'Aouad que se
produisirent les premières agitations causées par la
célèbre visionnaire Hendiyé ou Hendiyah. De son
vrai nom Anne, surnommée ensuite Hendiyé, elle
naquit de la famille 'Ajeymi, à Alep, le 6 août 1720.
Élevée pieusement par sa mère, elle se livra, dès
l'enfance, à l'enthousiasme d'une mystique exagérée.
A l'âge de douze ans, elle fut admise dans la confrérie
du Sacré-Cœur, fondée à Alep par les jésuites, puis
dirigée par les lazaristes. A dix-huit ans, elle se mit
sous la conduite du P. Antoine Venturi, S. J. Celui-ci
eut le tort de ne pas régler son mysticisme, et de laisser
son esprit trop imaginatif s'enivrer d'illusions roma-
39
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES. XYIIie SIÈCLE
90
ncsques. Malgré tout, sa dirigée acquit de bonne heure
une grande réputation de sainteté. Dès lors, on com-
prend l'influence considérable qu'elle put exercer dans
un pays profondément religieux, facilement enclin au
mysticisme, au milieu d'un peuple à la foi vive et à la
piété simple. Les jésuites commencèrent par la pa-
tronner. Après l'avoir agrégée spirituellement à la
Compagnie, ils voulaient la faire entrer au couvent
de la Visitation, établi, sous leur direction, à '.Antoura,
dans le Kasrawân. .Malgré un séjour de près de huit
mois chez les visitandines, elle refusa obstinément d'y
prendre le voile, persuadée d'avoir à remplir une mis-
sion spéciale. Notre-Seigneur lui était apparu à plu-
sieurs reprises, disait-elle, et lui avait intimé l'ordre
de jeter les bases d'une nouvelle congrégation sous le
vocable du Sacré-Cœur. Ce devait être proprement le
but de son action ; et nous la verrons le poursuivre avec
opiniâtreté. De 'Antoura, on la transféra au couvent
maronite de Saint- Jean-Baptiste de Harache, situé
dans la même région. Elle y passa près de deux ans,
toujours inflexible dans son idée. Enfin, la congréga-
tion projetée fut fondée à Békorki (localité voisine de
Harache et de 'Antoura) et sa règle approuvée par le
patriarche Simon 'Aouad et certains évêques maro-
nites. C'était en 1750.
Entre temps, les jésuites s'étaient déclarés contre
Hendiyé et avaient fait rappeler en Europe son direc-
teur, le P. Venturi. Naturellement, le patriarche se
trouvait être le premier de ses défenseurs. Certains
personnages appartenant à d'autres communautés
chrétiennes de la Syrie, l'émir de la Montagne lui-
même, Molham Chihàb (1732-1754), la' soutenaient.
Toutefois, un peu inquiet, Simon 'Aouad chargea un
prêtre fort instruit, Michel Fadel, de faire une enquête
sérieuse sur Hendiyé et sa congrégation. Fadel, à la
suite de son enquête, rédigea un rapport élogieux. Le
patriarche le publia; et dès lors, le conflit s'envenima
entre lui et les jésuites. Ces derniers, portèrent la
question à Rome, et ne manquèrent pas de desservir
le patriarche et les évêques auprès du Saint-Siège.
Les choses en vinrent au point que 'Aouad se crut
obligé d'interdire aux maronites, sous peine d'excom-
munication, tout rapport avec les Pères de la Compa-
gnie. Voir P. 'Abboud, Biographie de Hendiyé (en
arabe), Beyrouth, 1910, p. 1-50; deux rapports de
Fr. Desiderio da Casabasciana, ablégat apostolique,
dans P. 'Abboud, Relazioni délia nazione maronila
colla Santa Sede nel secolo XVIII, t. i, Beyrouth, 1909,
p. 78 sq., 100 sq. Ce n'est donc pas, comme on
l'a prétendu, parce que les jésuites s'étaient déclarés
contre la superstition de recueillir et de distribuer en
reliques le sang de Hendiyé, que le patriarche porta
cette mesure.
Par le bref Ad supremam du 4 janvier 1752, le pape
blâma Simon 'Aouad de s'être prononcé dans une
affaire de telle importance sans avoir, au préalable,
consulté le Saint-Siège; il supprima en même temps la
congrégation du Sacré-Cœur et ordonna le transfert
de Hendiyé dans un autre monastère. Voir le bref dans
Jus. pontifie, t. m, p. 482-483. Voir aussi un autre
bref Alias nostras, 15 janvier 1753, dans R. De Marti-
nis, Benedicti XIV acta, t. ir, p. 122-124; une lettre de
J. S. Assémani à l'archevêque d'Alep, dans 'Abboud,
Relazioni, t. i, p. 37-39 de la partie arabe. Puis, le
9 décembre suivant, il envoya auprès des maronites
un ablégat apostolique, Fr. Desiderio da Casabasciana,
qui avait passé plusieurs années (1743-1750) au milieu
d'eux, et le chargea de mener une enquête approfondie
sur l'affaire de Hendiyé. Voir les brefs Hasce nostras,
9 décembre 1752; Immcnsa pastorum et Ex ipsis
aliorum, même date, dans R. De Martinis, Benedicti
XIV acta. t. h, p. 118-120.
L'envoyé pontifical arriva à Sidon vers la fin
d'avril 1753; de là il se rendit auprès du patriarche,
au couvent de Machmouchet (Liban sud), où les cir-
constances avaient obligé Simon 'Aouad à fixer sa
résidence. Le premier désir de l'ablégat était de récon-
cilier 'Aouad et les jésuites. Les pourparlers dans ce
sens furent laborieux; mais on a tort d'attribuer les
difficultés au patriarche. Sur ce point le long rapport
de l'ablégat donne toutes les précisions désirables.
Texte dans P. 'Abboud, Relazioni, t. i, p. 100-118. On
peut y voir aussi comment le patriarche justifie sa
conduite dans toute cette affaire.
La visite apostolique commença le 18 mai 1753,
pour être terminée le 17 juillet suivant. L'ablégat
visita le couvent de Békorki aussi bien que les deux
monastères de 'Antoura et de Harache, où Hendiyé
avait séjourné avant la fondation de sa congrégation
du Sacré-Cœur. Le résultat de l'enquête fut très
favorable à la visionnaire. Voir une déclaration de
l'ablégat, ibid.. t. n, p. 531, et son rapport, 1. 1, p. 134-
190 de la partie italienne. Dans ces conditions, on ne
jugea pas à propos d'appliquer à l'endroit de Hendiyé
et de son œuvre les ordres du Saint-Siège. Cette con-
duite était d'autant plus justifiée que les circonstances
n'auraient guère permis d'agir autrement. Ibid., t. i,
p. 129-131. Cependant, l'agitation ne touchait pas à
sa fin; elle devait donner lieu, entre Rome et le Liban,
à d'autres allées et venues.
De retour à Rome, Fr. Desiderio fit part de ses
impressions au souverain pontife. Benoît XIV adressa
alors au patriarche la lettre Benedictus Dei.s du
12 mars 1754. Voici le passage qui concerne Hendiyé ;
Denique quoad dilectam in Christo filiam Annam A gémi
(Hendiyé 'Ajeymi) puellam Aleppinam muneris tui
parles esse ducimus, ut ipsa a piis prudenti busqué ani-
marum directoribus instrualur atque adsistalur, ut
procul absit a publica hominum frequenlia, plausu, et
acclamatione, ne uel levis umbra vanitalis virtutem
ipsius ofjendat ac periculis exponat, neque novis dissi-
diis, dissensionibus et offensionibus detur occasio. Cete-
rum si quidquam amplius hac in re opus juerit, non
omiltemus fralernitati tuse significare. Jus pontifie.,
t. m, p. 350, n. 1. Mais le pape qui avait en pareilles
matières une compétence particulière voulut savoir
le fin mot de cette affaire. Il demanda à Fr. "Desiderio
d'écrire un rapport circonstancié sur les vertus de
Hendiyé et les grâces dont elle prétendait être favo
risée. Dans ce travail, il devait faire état uniquement
des faits et des informations enregistrés par lui-même.
En outre, le pape confia à d'autres, notamment au
P. Isidore Mancini, des minimes, le soin d'examiner
les écrits relatifs à Hendiyé et à sa congrégation.
P. 'Abboud, Biographie, p. 126, 129, 134-146. L'ablégat
formula ses conclusions dans le sens d'une action sur
naturelle. Voir P. 'Abboud, Relazioni, t. i, p. 134-
190. Les autres consulteurs furent d'un avis contraire.
Rapport du P. Mancini dans 'Abboud, ibid., p. 195-
211. Voir aussi le résumé d'un autre rapport dans la
Biographie de Hendiyé, p. 143-146. Ce que voyant, le
pape réunit, au mois de janvier 1755, une assemblée
de cardinaux pour trancher la question, et le 25 du
même mois, la Propagande écrivait au patriarche en
traitant « d'illusions manifestes » les extases, visions
et révélations de la voyante et de « crédulité • la con-
duite de ses directeurs. 'Abboud, Relazioni, t. i,
p. 213; voir aussi ibid., p. 289, le rapport du cardinal
Boschi de 1779. En conséquence, Benoît XIV imposai;
à la voyante égarée un nouveau directeur spirituel,
Fr. Carlo Innocenzo di Cuneo, franciscain de l'obser-
vance. Ibid., p. 215. Celui-ci se présenta au patriarche
qui donna des ordres conformes à la décision pontifi-
cale. Cette histoire ne finit pas pour autant. Hendiyé
ne trouva pas la décision de son goût. Elle accepta
le nouveau directeur, mais en apparence seulement,
91
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII* SIÈCLE
92
car elle n'en continua pas moins ses relations avec
l'ancien. Aussi le P. di Cuneo ne tarda-t-il pas à quitter
le couvent de Békorki. P. 'Abboud, Biographie
de Bendivé, p. 148-151.
Sur ces entrefaites, le patriarche Simon 'Aouad
mourut à Machmouchet, le 12 février 1750; le 28,
l'archevêque de Chypre, Tobie El-Khazen, était élu à
sa place selon les dispositions du synode du Liban,
et préconisé au consistoire du 27 mars 1757. Les actes
de ce consistoire et les documents relatifs à l'élection
de Tobie EI-Khazen, dans Jus pontifie. , t. m, p. 681-
686, t. vn, p. 184-186; Anaïssi, Bull., p. 354-374.
Le nouveau patriarche établit sa résidence dans le
Kasrawân, surtout au couvent de Mar-Rouhana. Au
début de son pontificat, il se montra très soucieux de
la mise en pratique du synode libanais. A cette. fin,
il réunit l'année même de son élection, le 25 août, un
concile au monastère de Saint-Antoine de Beq'ata
(Kasrawân). Texte" de ce concile dans Chartoùnî, op.
cit., p. 14-17. Mais bientôt, il chercha, sans pourtant y
réussir, à porter atteinte à la division canonique des
éparchies, établie dans l'assemblée de 1736. P. 'Abboud
Biographie du patriarche Joseph Estéphan, p. 8-10.
Tobie El-Khazen n'était ni adversaire, ni chaud par-
tisan de Hendiyé, dont la réputation allait croissant et
dont l'œuvre se consolidait. La lettre de la Propagande
avait déclaré fausses, il est vrai, les apparitions, les
extases et les révélations, racontées par elle, mais sans
rien dire de sa conduite morale, ni de sa congrégation.
Rome oubliait, semblait-il, la condamnation portée
quelques années auparavant. Du reste, vu les diffi-
cultés de communications, les décisions pontificales ne
pouvaient atteindre facilement le public. D'autre part,
les doctrines théologiques et spirituelles que la
voyante se mit à dicter faisaient monter sa personne
dans l'estime populaire. Comment pouvait-on croire à
une science purement humaine alors que Hendiyé
savait à peine lire l'arabe? Les vérités qu'elle énon-
çait passaient, aux yeux du public, pour le reflet
des connaissances divines. Cette conviction gagnait
d'autant plus les âmes simples et pieuses que la supé-
rieure de Békorki affirmait être unie au Christ d'une
union réelle, hypostatique (!). P. 'Abboud, Biographie
de Hendiyé, append., p. 38-40. En réalité, les doctrines
qu'elle propageait n'avaient rien d'original; c'était
tout simplement un amalgame d'idées extraites de
divers ouvrages de théologie dogmatique ou morale,
exprimées en arabe par quelques élèves de Rome.
Rapport du cardinal Boschi, 25 juin 1779, dans
P. 'Abboud. Relazioni, t. i, p. 287-288. Mais, installée
à Békorki, dans un site enchanteur, tout baigné de
l'azur du ciel et de la mer, Hendiyé se laissait aller à
un enthousiasme mystique que la prudence d'aucun
directeur expérimenté ne canalisait. Son couvent deve-
nait un but de pèlerinage. La fièvre ne connut plus de
bornes lorsqu'en 1759 et en 1768, Clément XIII
accorda des indulgences à la fondatrice, aux religieuses
à la confrérie et aux visiteurs de Békorki. 'Abboud,
Biographie de Hendiyé, p. 155-156 et append., p. 35-37.
Le successeur de Tobie El-Khazen allait donner à
l'œuvre de Hendiyé une- impulsion plus forte encore.
Tobie mourut le 29 mai 1766. Le neuvième jour qui
suivit le décès, le collège électoral s'assembla au cou-
vent de Mar-Challita et, le 9 juin, lui donna comme
successeur, à l'unanimité des voix, Joseph Estéphan,
que sa vertu, sa science et son profond attachement au
Saint-Siège imposaient à l'estime de tous. Voir la
lettre synodale des évèques, 10 juin 1766, dans
'Abboud, Biographie du patriarche Joseph Estéphan,
append., p. 53-54 et l'allocution consistoriale du
6 avril 1767, dans De Martinis, Jus pontifie, t. iv,
p. 148. On a prétendu qu'il fallait attribuer l'élection
de Joseph Estéphan à des manœuvre i frauduleuses de
Hendiyé; cette assertion ne repose sur aucun fonde
ment sérieux. Le nouveau patriarche fixa sa résidence
a Ghosta (Kasrawân), au couvent de Saint-Joseph
Al-Hosn, qu'il venait de fonder. Ardent promoteur
de la discipline ecclésiastique, il avait à cœur d'appli-
quer la réforme du synode libanais. Pour aplanir plus
sûrement les obtacles, il jugea nécessaire de faire
intervenir dans ce but l'autorité romaine. Il écrivit
donc à la Propagande, et Clément XIII lui répondit,
le 2 août 1767, pour approuver ses projets. Jus
pontifie, t. iv, p. 149-150. Fort de ce document, il
prépara le synode de Ghosta dont les séances furent
tenues du 16 au 21 septembre 1768, en présence d'un
délégué apostolique, l-'r. Luigi da Bastia, custode de
Terre-Sainte, et de quelques missionnaires franciscains
et capucins. Cependant, les actes ne portent que les
signatures du patriarche et des évoques. La Pro-
pagande en approuva le texte, mais avec certaines
restrictions, le 4 septembre 1769. Voir la lettre du
cardinal Caslelli, préfet de la Propagande, du 11
décembre 1769 et les instructions jointes à cette lettre,
dans P. 'Abboud, Relazioni, 1. 1, p. 226-234 de la partie
arabe; le texte de ce svnode dans Chartoùnî, op. cit.,
p. 18-38.
Pour assurer la stabilité d'une réforme, il importe
surtout de former un clergé à la fois pieux et instruit.
Joseph Estéphan le comprit et résolut de fonder au
Liban, malgré les difficultés, un nouveau séminaire.
Le 14 janvier 1789, il convertit en maison nationale
d'éducation pour les clercs, le couvent de 'Aïn-Warqa,
sur lequel sa famille exerçait et exerce encore un droit
de patronage. Le nouveau séminaire devait recevoir,
à titre gratuit, seize élèves, à raison de deux par
éparchie, plus deux de la famille Estéphan. Cette
institution dont le besoin se faisait grandement sentir,
a rendu, parla suite, les plus grands services. Toute
une phalange de patriarches, d'évêques et de prêtres
qui honorent l'Église maronite, sont sortis de 'Aïn-
Warqa. — Joseph Estéphan ne se préoccupait pas seu-
lement de la réforme ecclésiastique. Les prérogatives
de son siège et les intérêts spirituels et temporels de
son peuple, lui tenaient à cœur. Pour les mieux dé-
fendre, il nomma, le 4 janvier 1771, le caré de Notre-
Dame de Versailles, l'abbé Allard, son représentant
près du Roi très chrétien, « afin qu'il exécute nos
commissions et celles de notre siège patriarcal d'An-
tioche, lequel est placé sous la protection de notre
grand Roi, le Roi très chrétien de France et de
Navarre. » Traduction française publiée dans Ris-
telhueber, op. cit., p. 280-281; original arabe dans
'Abboud, Biographie du patriarche, append., p. 66-67.
En outre, il sollicita de Louis XVI, en faveur d'un
illustre maronite, le cheikh Ghandour Sa'd El-Khoury,
le rétablissement du consulat de France à Beyrouth.
Ghandour était secrétaire de l'émir de la Montagne,
Joseph (Yousof) Chihàb, et son père avait joué auprès
de lui le rôle de premier ministre. L'émir qui entrete-
nait avec Louis XVI des relations particulièrement
cordiales et appréciait fort les mérites de son secré-
taire, appuya la candidature. Ristelhueber, op. cit.,
p. 284-285 et 330; 'Abboud, Biographie du patriarche,
p. 211-212. Par lettres patentes du 4 août 1787.
Louis XVI nomma le cheikh Ghandour au consulat
de Beyrouth, resté vacant depuis la mort de Naufel
El-Khazen (1752). Voir une traduction arabe de ces
lettres dans la Chronologie des patriarches maronites.
édit. Chartoùnî, p. 58-59.
Les initiatives de Mgr Estéphan, hardies et peut
être quelquefois un peu -prématurées, soulevèrent
contre lui une forte opposition, notamment dans l'épis
copat et les monastères. Une campagne fut menée
contre lui, furibonde et à grand fracas. Déjà en 1769,
quelques évêques avaient tenu un conciliabule d'op-
93
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII* SIÈCLE
M
position et exhalé leur rancoeur dans une lettre col-
lective adressée au peuple. 'Abboud, ibid., p. 17-18.
Or le synode du Liban avait prévu ces actes d'insu-
bordination : Eeundem quoque exconvnuiiicalionis sen-
tentiam Sancta Synodus pronuntiat in episcopos et
métropolitaines, qui... conciliabulum advenus eum
(patriarcham) congregare, vel ipsum quoquomodo inho-
norare seu scriptis vel dictis, injurias quasdam contra
eum promulgare, sub occasione quasi difjamatorum
quorumdam rriminum... prœsnmpserint. Sedes enim
palriarchalis a nemine, pnvterquam a Romano Ponti-
fier, judicari potest. Part. III, c. vi, n. 10. Le patriarche
ne manqua pas de rappeler aux récalcitrants la menace
synodale; l'avertissement parut suffire pour les faire
rentrer dans l'ordre. .Mais, le 29 novembre de la même
année, ils portèrent leur plainte devant la Propagande.
Le cardinal Castelli, préfet de cette congrégation, leur
répondit par un blâme. P. 'Abboud, Biographie du
patriarche, append., p. 67-70; cf. p. 18-20. Ils écrivirent
de nouveau, mais cette fois directement au pape, le
25 septembre 1771. Quelques membres de la famille
El-Khazen joignirent une lettre à la leur pour appuyer
leurs doléances. Clément XIV répondit aux uns et aux
autres en leur prodiguant de sages conseils et confia
l'examen de l'affaire à la Propagande. Lettres Acce-
pimus, 23 mai 1772, et Acceptis, même date, dans
Jus pontifie, t. vu, p. 206-208. Loin d'adoucir les
esprits, la réponse de Rome les aigrit plutôt. L'oppo-
sition s'avisa de mettre à profit l'irritante question
de Hendiyé.
La congrégation du Sacré-Cœur venait de prendre,
sous les auspices du patriarche, un nouvel essor.
Estéphan était un ardent apôtre de la dévotion au
Cœur de Jésus. Il avait déclaré fête de précepte, dans
son patriarcat, le premier vendredi après l'octave de
la Fête-Dieu, et exigé qu'il fût célébré avec autant de
solennité que Pâques et l'Ascension. P. 'Abboud,
Relazioni, t. i, p. 199-205 de la partie arabe, et t. n,
p. 235-261. II estimait une gloire pour l'Église maro-
nite, à l'exemple de Simon 'Aouad, d'avoir une insti-
tution sous le vocable du Sacré-Cœur. Aussi fut-il
heureux d'approuver, à son tour, la congrégation de
Békorki, à laquelle il agrégea'même trois autres com-
munautés de religieuses. P. 'Abboud, Biographie de
Hendiyé, p. 156-158; cf. p. 11-13. La protection
déclarée de Jos. Estéphan exalta encore le prestige
de la visionnaire, dont l'enthousiasme dévoyé ne con-
nut désormais plus de limites. De graves rumeurs
commençaient à circuler sur la personne de Hendiyé
et sur sa communauté; elles couraient la Montagne.
Bientôt, aux réalités s'ajoutèrent les légendes, forgées
par des esprits mécontents ou aigris. Parmi ceux qui
menaient la cabale se trouvait le propre frère de
Hendiyé, Nicolas 'Ajeymi, jésuite, naguère père spi-
rituel et économe du couvent de Békorki. D'abord,
défenseur décidé de sa sœur, il fit volte-face quand on
le congédia du monastère, et se montra d'une violence
extrême. Dans la suite, il est vrai, on le vit se rétracter
et reprendre son rôle d'apologiste. Il en fut de même
du P. Arsène Diab, qui changea trois fois d'attitude,
mais dont les propos corrosifs contribuèrent puissam-
ment à la destruction de l'œuvre de Békorki. 'Abboud,
Biographie de Hendiyé, p. 159-174, 178-187, 193, 299-
.313. 315-317, et append. p. 47-49; Relazioni, t. i,
p. 303-306; t. n, p. 406 sq. et 450-451. Hendiyé était
devenue, pour ses détracteurs, la synthèse de toutes les
hypocrisies, l'objet de toutes les malédictions, le sym-
bole de l'orgueil, une flamme allumée dans l'enfer.
Les extravagances de cette pauvre fille, les étranges
pratiques de son couvent servaient d'armes contre .
Joseph Estéphan. On le rendit responsable des méfaits
de Békorki; on le vilipenda, on en lit un complice
d'actes criminels. On voulait arriver à lui ôter toul
crédit et à le pousser à l'écart . pantelant et déshonoré.
Voir sa lettre au préiel de la Propagande, dans P. ' \l>
boud, Relazioni, t. Il, p. 482-41)1. Devant l'énormité
des calomnies, le peuple maronite restait consterné.
Les dénonciations pleuvaient à la curie romaine. Il
fallut bien que le Saint-Siège intervînt de nouveau.
Deux missions pontificales furent députées en Syrie
coup sur coup. Vint d'abord le P. Valeriano di Pralo,
custode de Terre-Sainte. Arrivé à Harisa le 20 juillet
1773, il avait déjà terminé son enquête le 10 septembre,
Relation dans 'Abboud, op. cit., t. i, p. 217-232.
N'ayant pu se faire lui-même une idée juste de la
situation, il épousa l'opinion des opposants, mais
quitta le Liban sans avoir rien réglé. Voir les plaintes
formulées par le patriarche, dans 'Abboud, Biographie
du patriarche, append., p. 73-76; et comparer la rela-
tion du P.. Valeriano avec une lettre adressée à la
Propagande, le 10 septembre 1773, par neuf évêques et
une déclaration signée par eux, dans 'Abboud, Rela-
zioni, t. i, p. 217-232; t. n, p. 351-355; Biographie du
patriarche, p. 35-37.
D'accord avec une partie des évêques et la plupart
des notables, Estéphan dépêcha à Rome, au mois
d'août 1774, muni des documents nécessaires, l'arche-
vêque de Damas, Arsène 'Abd'oul-Ahad (Dominique).
P. 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 382-383; Biographie du
patriarche, p. 41; append. p. 75. Malheureusement, les
cardinaux de la Propagande avaient déjà statué sur la
question lorsque le messager patriarcal arriva à Rome.
Il n'y arriva, en effet, que vers la fin de l'année 1774,
et la décision était rendue depuis le 8 juillet. La
S. Congrégation, il est vrai, révisa l'affaire plus tard,
le 22 mars 1777, mais sans apporter à ses solutions de
bien substantielles retouches. C'est que les ennemis du
patriarche avaient acquis, dans les milieux de la curie,
une telle influence qu'en 1777 Mgr Arsène qui était
à Rome depuis trois ans n'avait pas encore pu obtenir
une audience du pape et exposer lui-même le but de sa
mission. Lettre de Jos. Estéphan à Pie VI, 29 juin 1777,
dans P. 'Abboud, Biographie du patriarche, p. 61-63;
cf. p. 58; Relazioni, 1. 1, p. 217 sq. et 277 sq.
La Propagande confia l'exécution des décrets du
8 juillet 1774 à un autre franciscain, Fr. Pietro Craveri
da Moretta. Celui-ci arriva au Kasrawân vers la fin
de janvier 1775; il fixa sa résidence au couvent de
Harisa. Il serait trop long d'exposer en détail la
manière dont il s'acquitta de sa mission. Il nous suffira
de dire que, s'étant trouvé en face d'un patriarche
profondément versé dans la connaissance du droit
canonique et d'une remarquable ténacité pour la
défense de ses prérogatives, il se mit à la tête de l'oppo-
sition. Il prit une attitude si violente que les ennemis
d'Estéphan se croyaient toul permis. Par exemple,
fort de l'appui du délégué, un évêque alla jusqu'à
insulter publiquement le patriarche, le traitant de
païen, de publicain, dans une lettre pastorale qu'il fit
lire le jour de Pâques 1775, à la cathédrale de Bey-
routh. P. 'Abboud, Biographie du patriarche, p. 54.
La conduite de Fr. P. da Moretta indigna le supérieur
du couvent franciscain de Harisa, où le délègue
séjournait; il la qualifie en termes durs dans un rap-
port qu'il rédigea en 1779 et que l'on conserve aux
archives du couvent. Cité par 'Abboud, Biographie du
patriarche, p. 53-54. Le supérieur de Harisa parlait
avec d'autant plus d'autorité qu'il voyait de ses yeux
la plupart des faits qu'il relate. Harisa, en elle!, se
trouve à proximité de Békorki et de Ghosta. Voir une
relation et diverses lettres du patriarche Estéphan à
Louis XVI, au cardinal de Bernis, au préfet de la
Propagande; une lettre du patriarche melkite catho-
lique a la Propagande, 20 juillet 1782; une lettre des
Khazen au roi de fiance, dans I'. 'Abboud, Relazioni,
t. n, p. 344-394, 196 199, et, dans la partie arabe,
95
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, \YIIIe SIÈCLE
96
p. 390-395 ; Biographie du patriarche, p. 69-72, 128-134.
Joseph Estéphan lui-môme nous met au courant- de
la méthode d'information du délégué apostolique :
Celui-ci, dit-il, qualifie de voix publique celle de
deux ou trois évêques et de quelques religieux et
appelle vérité le produit de leur imagination. Lettre
au préfet de la Propagande, 10 nov. 1780, dans
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 389.
Les rapports de Pietro da Moretta transmettaient
à Home l'écho fidèle de toutes les accusations col-
portées contre Estéphan. Il suffit de les lire pour sentir
que leur auteur accueillait sans critique les histoires
les plus étranges. On racontait, par exemple, que le
patriarche se prosternait devant Hendiyé pour
demander sa bénédiction et se faire réciter des prières
sur la tête. Et le délégué enregistre la chose comme
authentique; sans remarquer combien elle cadrait
mal avec le tempérament du personnage incriminé.
Estéphan ne manqua pas, d'ailleurs, de protester
contre de telles absurdités. Lettre à la Propagande,
dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 514 sq. Veut-on
mieux? Voici un fait attesté par un témoin oculaire et
non suspect, le P. Tian (plus tard patriarche), qui,
ayant terminé ses études à Rome, fut désigné pour
accompagner Craveri dans une seconde mission dont
nous parlerons plus loin. Un jour, lorsque Joseph
Estéphan était privé de l'exercice de ses fonctions,
Tian se trouvait à Békorki, chez le vicaire patriarcal.
Celui-ci lui dit que le portrait de Hendiyé était exposé
près du maître-autel, à l'église de Saint-Joseph de
Ghosta. C'est l'église du couvent où Estéphan avait
fixé sa résidence. Tian s'y rendit aussitôt pour vérifier
lui-même l'étrange affirmation qu'il venait d'entendre.
11 ne trouva à l'église aucune image qui pût offrir la
moindre ressemblance avec la visionnaire. Voir la
relation du cardinal Antonelli dans 'Abboud, Rela-
zioni, t. n, p. 592-593. Le fait serait à peine croyable,
s'il n'était raconté par un personnage tel que Tian.
Or le vicaire patriarcal était l'homme de confiance
du délégué apostolique et sa principale source d'infor-
mation. Voir le rapport du supérieur du couvent
franciscain de Harisa dans 'Abboud, Biographie du
patriarche, p. 53. Un tel détail peut édifier sur la faci-
lité avec laquelle on chargeait le patriarche.
Quoi qu'il en soit, les rapports du délégué produi-
sirent les plus fâcheuses conséquences. Le 25 juin 1779
la congrégation particulière chargée par le pape d'exa-
miner et de juger cette question, faisant état des ren-
seignements fournis par l'ablégat, suspendit le pa-
triarche de tout pouvoir d'ordre et de juridiction, sauf
celui de la prêtrise, et lui enjoignit de venir à Rome
pour y rendre raison de ses actes. Un vicaire patriarcal
était nommé, qui gérerait les affaires à la réserve des
élections et des consécrations épiscopales. Ce décret fut
confirmé par lettres apostoliques du 17 juillet 1779.
Texte dans Jus pontificium, t. iv, p. 244. De toute
évidence, la responsabilité de cette décision pèse
lourdement sur le P. Valeriano di PratoetleP. Pietro
Craveri da Moretta, qui fournirent aux juges des
informations erronnées.
Que le patriarche Estéphan ait été trompé dans
l'affaire de Hendiyé, ce n'est pas douteux. Mais de là
à le rendre responsable des singulières extravagances
de la visionnaire et surtout à faire de lui le complice
des scandales commis au couvent de Békorki, il y a
loin. En tout cas, Estéphan ne se départit jamais de la
soumission qu'il devait au chef de l'Église. Pietro da
Moretta lui-même dut l'avouer dans sa lettre au secré-
taire de la Propagande du 10 janvier 1779. Dans
'Abboud, Biographie de Hendiyé, p. 264-265. Cf. aussi
diverses lettres d'Estéphan dans 'Abboud, Biographie
du patriarche, p. 148-152; cf. aussi ibid., p. 60, 61, 73 et
78-80; Relazioni, t. n, p. 482-491, 503-539; cf. ibid..
la relation du cardinal Antonelli, 18 sept. 1781, t n,
p. 401-402.
Pour mieux comprendre la situation, il faut se
rappeler que Rome se fondait, dans la question de
droit, sur le texte latin du synode du Liban, tandis
que le patriarche n'en possédait que l'original arabe.
Or, les deux textes, nous l'avons déjà dit, présentent
de notables variantes. D'où divergence de vue dans
l'appréciation juridique des faits. Mais il n'empêche,
qu'en tout le patriarche ne cessait de déclarer qu'il
soumettait son jugement à celui de Rome. La meilleure
preuve, c'est qu'il n'hésita pas, dès qu'il reçut la sen-
tence portée contre lui, à se conformer à l'ordre pon-
tifical. Relation du cardinal Antonelli, 18 sept. 1781,
dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 398 et 401, 402; Lettre
d'Estéphan au préfet de la Propagande, 11 juin 1780,
ibid., p. 425-426, partie arabe, p. 386-389.
Quant à Hendiyé, elle reçut la récompense que méri-
taient les trouvailles de son imagination. Rome la
déclara victime d'illusions, la condamna à rétracter
ses prétendues révélations et à désavouer ses doc-
trines, qualifiées de fausses, téméraires et sentant
l'hérésie. Puis on la relégua dans un monastère de
tout repos. Quant à la congrégation et à la confrérie
du Sacré-Cœur, elles furent définitivement supprimées.
Décrets de la Propagande, 25 juin 1779, confirmés par
Pie VI, dans Jus pontifie, t. iv, p. 243-244. Les maro-
nites obéirent aux ordres de Rome. Mais la conduite
du P. da Moretta et du vicaire patriarcal, à cette
occasion, fut d'une injustice tellement criante que le
Saint-Siège dut la blâmer. Lettre du cardinal Antonelli
au vicaire patriarcal et relation du même, dans
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 408-416, 450-452, 477,
540-546; Biographie de Hendiyé, p. 299-313. Hendiyé,
transférée au couvent de Saïdat-El-Haqlah (N.-D. du
Champ), y termina ses jours dans des sentiments meil-
leurs et passa de vie à trépas le 13 février 1798.
P. 'Abboud, Biographie de Hendiyé, p. 313-320;
Biographie du patriarche, p. 141-142.
L'Église maronite avait courbé le front sous le coup
qui frappait son chef. Ce dernier, malgré les pénibles
infirmités qui l'accablaient, se mit en route pour
Rome. A bout de forces-, quand il arriva à Beyrouth,
il s'y-alita pendant 45 jours, sans pourtant renoncer à
son voyage. Relation du cardinal Antonelli, dans
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 416; lettres du patriarche
à la Propagande, ibid., p. 386-389 de la partie arabe;
Biographie du patriarche, p. 128-134. Avant de
reprendre sa route pour se rendre à Sidon, il se fit
délivrer par le pacha de cette ville un laissez-passer.
A propos de ce permis, délivré uniquement pour
donner à sa personne toute facilité de passage, le
P. Pietro da Moretta et l'archevêque Michel El-Kha-
zen, vicaire patriarcal, trouvèrent moyen d'attribuer
au patriarche des intentions perverses. Mais le cardinal
Antonelli fit justice de leurs calomnies. Cf. P. 'Abboud,
Relazioni, t. il, p. 417. L'infortuné patriarche pour-
suivit donc sa route jusqu'à Sidon; à, il s'embarqua
avec quatre prêtres qu'il avait choisis pour compa-
gnons. Avec sa santé délabrée depuis longtemps, par-
ticulièrement ravagée par les derniers événements,
il ne put résister à la fatigue du voyage : demi-mort
lorsque le navire s'amarra dans le port de Caïffa, le
8 juin 1780, il lui fut impossible d'aller plus loin. II
descendit à l'hospice des carmes qui témoignèrent à
son endroit de beaucoup d'égards. Mais ils n'étaient
pas organisés pour recevoir de tels malades. Le len-
demain, soutenu par quatre hommes, Estéphan fut
conduit à cheval au monastère du Mont-Carmel.
Les certificats donnés par trois médecins français,
par le vicaire du Mont-Carmel et deux de'ses religieux
mirent le Saint-Siège au courant de l'état lamentable
de sa santé. Au mépris de l'évidence, le vicaire pa-
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES XVIIie SIÈCLE
!IS
friarcal et Pietro da Moretta ne voulurent voir qu'une
teinte dans le triste état du malheureux et ils ne se
génèrent pas pour proclamer leur opinion. Relation
du oardinal Antonelli, ibid., t. ri, p. 419-423. .Mgr Esté-
plian envoya à Home, pour le représenter et défendre
vi cause, les quatre piètres qui raccompagnaient. Il
leur remit, avec les documents nécessaires à sa réha-
bilitation, des lettres pour le pape, le cardinal Castelli,
les cardinaux de la Propagande: il écrivit aussi à
Louis XVI et à son ambassadeur à Rome, le cardinal
de Bernis. Quant à lui, il résolut d'attendre au Carmel
la décision pontificale, mais toujours avec l'intention
de reprendre son voyage si, dans la suite, son état de
santé le lui permettait. Relation du cardinal Antonelli
ibid., p. 424-427; cf. aussi p. 386-395 de la partie
arabe ; Biographie du patriarche, p. 76-79.
Sur ces entrefaites, le vicaire patriarcal, Michel
El-Khazen, suivant le conseil de l'ablégat, Pietro da
Moretta, convoqua, pour le 21 juillet 1780, un synode
au couvent de Maïphouq. On tint, sous la présidence de
l'ablégat, cinq sessions. Tous les décrets, rendus par
Rome durant le patriarcat de Joseph Estéphan, y
furent solennellement promulgués. Chose inutile, à la
vérité, puisque ces décrets étaient déjà publiés et
appliqués. Pour faire œuvre nouvelle, on y ajouta,
sous l'inspiration du délégué pontifical, quelques
canons relatifs à la discipline du clergé et des fidèles.
Le but de cette réunion synodale, déclaraient les
Pères, était de mettre en pratique les décrets donnés
ou envoyés au P. da Moretta, d'appliquer le synode du
Liban et de rétablir la paix dans l'Église maronite.
Au fond, ce n'était que pour assener le coup de grâce
au pontificat de Joseph Estéphan, réduire ses fidèles
partisans et donner une occasion de chanter les
louanges de l'ablégat et du vicaire patriarcal. Texte
du synode dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 397 sq.
de la partie arabe; relation du cardinal Antonelli,
ibid., p. 430-431. Dans sa lettre du 28 juillet 1780 au
secrétaire de la Propagande, Pietro da Moretta se
glorifie d'avoir bien accompli sa mission et de l'avoir
couronnée par la tenue d'un pareil synode. Dans
'Abboud, ibid., t. m, p. 432-433. En faisant son propre
éloge, le délégué glorifiait du même coup le vicaire
patriarcal, autour duquel les esprits, à son dire,
s'unissaient. En d'autres termes, Estéphan troublait
la paix; Michel El-Khazen était parvenu, sous les
auspices du délégué apostolique, à rétablir l'ordre et
la concorde. Mais Pietro da Moretta se gardait bien
d'avouer, dans sa lettre, qu'il avait dû recourir au bras
séculier pour forcer les évèques à venir au synode.
Voir la lettre de menace, écrite aux évèques, sur la
demande de Pietro da Moretta, par le gouverneur de la
Montagne, dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 396 de la
partie arabe. Telle était la belle concorde, vantée par
le délégué! mais des lettres de protestation contre
l'assemblée de Maïphouq ne devaient pas tarder à par-
venir à Rome. Voir la relation du cardinal Antonelli,
dans P. 'Abboud, Relazioni, t. u, p. 435-437; voir aussi
h>c. cit., p. 344-386, 434-435. l'n peu plus loin, la même
relation du cardinal Antonelli montre que la concorde
dont le P. Pietro da Moretta se glorifiait d'être le
principal artisan n'était qu'une invention, p. 462 sq.
Une fois le synode terminé, Pietro da Moretta reprit
le chemin de Rome. De Chypre et d'Alexandrie, il
adressa au patriarche, le 29 août et le 6 octobre 1780,
deux lettres peu courtoises, pour ne pas dire insolentes.
'Abboud, ibid., t. il, p. 143-444 delà partie arabe; Bio-
graphie du patriarche, p. 125-127. Le prélat exilé lui
répondit, le 1" novembre 17X0, en quelques mots secs.
Mais, aussitôt après, le 9 et le 10 du même mois, il
adressa à la Propagande deux longues lettres qui
réduisent à néant les accusations de l'ablégat ponti-
fical. Texte dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 387-391;
DICT. DE TIIÉOL. CATH.
Biographie du patriarche,' p. 127-134. A Home, la
vérité commençait à se faire jour peu à peu, sur les
injustices commises contre Estéphan. Antonelli, ibid.,
t. n, p. 464 sq.
L'n détail dut contribuer à ouvrir les yeux du Saint-
Siège sur les agissements de l'opposition soutenue par
l'ablégat : le traitement infligé au patriarche, réduit
par elle à l'indigence. Voir ses lettres à la Propagande
et au cheikh Sa'd El-Khoury dans 'Abboud, op. cit.,
t. n, p. 509-510 et, partie arabe, p. 450-456; la lettre
du patriarche melkite, Théodose VI Dahàn, à la Pro-
pagande, 30 juillet 1782, ibid., p. 465-469. Sir l'ordre
du souverain pontife, le cardinal Antonelli, préfet de
la Propagande, adressa, le 24 sept. 1783, à Michel El-
Khazen, vicaire patriarcal, un blâme énergique. Ibid..
p. 540-546
Pourtant, le Saint-Siège ne jugeait pas encore à
propos de rétablir Estéphan dans la possession du
siège patriarcal. De retour à Rome, en effet, Pietro
da Moretta répandait, sous forme de petits écrits
pathétiques, la substance des rapports envoyés par
lui du Liban, et y déversait à pleines mains la défiance
sur la personne du patriarche. On peut en juger par
les quelques citations faites dans le rapport du car-
dinal Antonelli. Ibid., p. 464-466. Aussi, à la réunion
du 18 sept. 1781, la congrégation particulière chargée
par le pape de traiter les affaires maronites ajourna-t-
elle la réintégration du patriarche pour lui faire signer,
au préalable, une formule de rétractation. Cette for-
mule, jointe à une lettre explicative, lui fut envoyée le
29 septembre. 'Abboud, Biographie du patriarche,
p. 153. Le décret d'ajournement du 18 septembre 1781
donna lieu, au Liban, à force commentaires. Les enne-
mis du prélat exilé voulaient assurer sa déchéance
définitive. Ils estimèrent nécessaire de le discréditer
encore davantage; et ils ne manquèrent pas de mettre
en jeu tout ce qui pouvait exciter contre lui l'horreur
de l'opinion. Le vicaire patriarcal et ses partisans
soumirent Hendiyé à un nouvel interrogatoire et lui
extorquèrent contre Estéphan une déposition dictée
par eux. Ils surent si bien intimider la pauvre fille
qu'elle répéta, devant le jury, les horreurs qu'on lui
avait inculquées. Lettre d'Ëstéphan à la Propagande,
2 avril 1782, dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 482-491.
Les détracteurs avaient beau jeu, et Estéphan sem-
blait au plus bas. Dans sa résidence forcée du Carmel,
le malheureux prélat suivait tout le mouvement.
Quand la nouvelle de l'interrogatoire forcé parvint
à ses oreilles, blessé dans sa dignité, outré d'être sans
cesse en butte aux pires calomnies, ulcéré de se voir
acculé à la misère, il écrivit, le 2 avril 1782, une lettre
véhémente au Préfet de la Propagande. Texte dans
'Abboud, op. cit., t. n, p. 482-491. A Rome, on en
trouva le ton déplacé. Mais voici plus grave. La for-
mule de rétractation fut remise au patriarche, le
24 juin 1782, par le P. Hilaire de Rennes, supérieur
des capucins de Sidon. Estéphan s'avise, sans arrière-
pensée, d'en modifier le texte. Voir une lettre du
patriarche melkite. Théodose VI Dahân, au préfet de
la Propagande, 20 juillet 1782, et une autre d'Ësté-
phan, également au préfet de la Propagande, 29 mars
1784, dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 465-469 et 473-
474; Biographie du patriarche, p. 153-156. En outre,
on l'accusa d'avoir, malgré la suspense dont il était
frappé, accordé des dispenses matrimoniales et levé
des censures. Enfin on prélendit qu'il avait eu recours.
pour être soutenu dans ses revendications, au pacha
de Sidon. Aussi, à la congrégation tenue le 15 sep-
tembre 1783, sa réhabilitation lut-elle encore une fois
ajournée. Relation du cardinal Antonelli, 21 sept. 1784,
dans le P. 'Abboud, toc. cit., p. 567 sq. Ces incidents
amenèrent la Propagande à faire procéder sur place à
une nouvelle enquête. Elle désigna au choix du SOU-
X. — 4
9!»
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIIIe SIÈCLE
100
verain pontife le môme Pietro Craveri da Moretta
dont nous savons l'attitude, et, pour lui donner plus
d'autorité, le lit sacrer évoque titulaire d'Énos. Rela-
tion du cardinal Antonelli, 21 sept. 1784, ibid., p. 567-
568.
Dans l'intervalle, le patriarche avait quitté le
Carme!, vers le milieu de juin 1782, pour se rendre au
Liban. Il voulait se défendre contre les attaques
répétées de ses ennemis et régler, une fois pour toutes,
la question de son entretien. 'Abboud, Relazioni, t. ir,
p. 453-456 de la partie arabe; Biographie du patriarche,
p. 152-153. Il alla trouver l'Émir de la Montagne,
Joseph Cliihàb, et lui exposa le but de son voyage,
le priant de faire nommer comme arbitres les deux
patriarches catholiques, melkite et arménien, person-
nages intègres et au-dessus de tout soupçon. L'émir
Joseph approuva l'idée. Cependant, malgré ses ins-
tances et celles de. son ministre, l'illustre cheikh maro-
nite Sa'd El-Khouri, le vicaire patriarcal et ses par-
tisans n'acceptèrent pas de paraître en face de leur
victime. Lettres de Sa'd El-Khoury et du patriarche
melkite dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 457 sq. ;
Biographie du patriarche, p. 156 sq.
Mgr Craveri repartit pour le Liban. Parmi les docu-
ments dont il était porteur, figuraient deux brefs, l'un
pour l'émir Joseph Chihâb et l'autre pour l'épiscopat,
le clergé et le peuple maronites. Il choisit pour secré-
taire un jeune prêtre, Joseph Tian (plus tard pa-
triarche), qui venait de terminer ses études à Rome,
un soggetto di molta probità e capacità. Relat. d'An-
tonelli, op. cit., t. n, p. 568. Le visiteur apostolique et
Joseph Tian s'embarquèrent à Livourne dans les der-
niers jours de novembre 1783 et arrivèrent à Alexan-
drie le 12 janvier. L'évêque d'Énos jugea plus opor-
tun de se faire précéder au Liban, pour préparer les
voies, par son secrétaire. Il remit donc à ce dernier les
lettres de Rome et d'autres qu'il écrivit lui-même.
Tian arriva à Beyrouth le 6 mars 1784 et exécuta sans
tarder les ordres de son maître. Ce fut une déception
générale lorsqu'on apprit que le patriarche n'était pas
réintégré dans ses fonctions, et que le pape reprochait
aux maronites d'avoir désobéi à ses ordres. La décep-
tion s'accrut encore lorsqu'on apprit l'identité du
nouveau délégué. On se rappelait trop ses anciens pro-
cédés. Aussi pria-t-on Tian de retourner à Rome en
qualité de délégué national, chargé de défendre la
cause de son Église auprès du Saint-Siège et de deman-
der la réintégration du patriarche. Le jeune prêtre
maronite resta quelque temps perplexe. Mais, ayant
étudié de près les faits et constaté l'injustice des accu-
sations lancées contre Joseph Estéphan, il répondit
à l'appel de ses compatriotes. Il lui avait fallu peu de
temps, du reste, pour voir clair dans la situation.
Homme du pays, il en connaissait les usages; il pou-
vait se mêler au peuple et l'amener à lui parler avec
confiance.
Épiscopat, clergé, notables remirent les lettres à
Tian. Le patriarche écrivit, de son côté, pour expliquer
les actes dont on dénaturait l'intention et se soumettre
au jugement du Saint-Siège. Il copia de sa main la
formule de rétractation telle qu'elle avait été rédigée
à Rome et la signa. Porteur de tous ces documents,
Tian quitta le Liban et se dirigea vers Chypre pour y
rencontrer Craveri. Il tenait à lui exposer d'abord la
situation telle qu'il la jugeait. La démarche était plus
que correcte; l'évêque d'Énos ne l'apprécia point. En
acceptant de défendre la cause de son patriarche, Tian
perdait, aux yeux du délégué, les qualités de probité
et d'impartialité qu'il s'était plu, d'abord, à recon-
naître en lui. Aussi l'accueil fut-il glacial. Sans se
laisser décourager, Tian poursuivit son voyage. Le
7 juillet 1784, il était à Livourne et> quelque temps
après, à Rome. Il s'y trouvait en pays de connaissance,
et se mit à l'œuvre aussitôt. Ses conversations, ses
rapports clairs et bien documentés projetèrent la
lumière sur les accusations portées contre Estéphan:
les mobiles de l'opposition apparurent sous leur vrai
jour. Le résultat de ce travail fut celui que Tian espé-
rait. Le 21 septembre 1784, la congrégation particu-
lière pour les maronites, enfin tirée de son incertitude,
prononça, en faveur du patriarche, le verdict définitif,
homologué ensuite par lettres apostoliques du 28 du
même mois. Voir les documents dans 'Abboud,
op. cit., t. h, p. 473-474 de la partie arabe, 567-604
et 607-614 de la partie italienne; Biographie du
patriarche, p. 181-188.
Joseph Tian porta au Liban les précieux documents
qui témoignaient de sa victoire et de la sollicitude
pontificale envers sa nation. Il fut réservé à l'évêque
d'Énos d'aller lui-même au Kasrawân pour y pro-
mulguer solennellement les ordres du Saint-Siège.
Ce fut le 11 février 1785. 'Abboud, Biographie du
patriarche, p. 178 sq. Le bref apostolique Maximum
nobis du 28 sept. 1784 fait état, il est vrai, d'un retour
du patriarche à des sentiments meilleurs. A notre avis,
il s'agit plutôt là d'une clause de style. Les chefs
d'accusation étaient, en effet, si graves que jamais le
Saint-Siège n'aurait rétabli Estéphan dans ses fonc-
tions patriarcales, s'il n'avait constaté l'innocence de
l'inculpé.
Sur l'ordre du Saint-Siège, Estéphan réunit un
synode à 'Aïn-Chaqiq, du 6 au 11 septembre 1786.
Texte dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 493-524. .Mais
Pie VI cassa les actes de cette assemblée lamquam
memoralo Libanensi concilio contraria perniciosaque
recto animarum regimini, ac liberlatis juriumque epis-
copalium Isesiva. Bref Cumnon sine, 15 décembre 1787,
dans Jus pontifie, t. iv, p. 327-328. Le ton de la lettre
pontificale reflète, sans doute, une survivance, dans
les milieux de la curie, des intrigues de naguère.
Une lettre de Michel El-Khazen du 15 mars 1789 au
préfet de la Propagande porte bien à le croire. L'ancien
vieaire patriarcal se plaignait de mesures qu'il avait
pourtant admises lui-même à l'assemblée de 'Aïn-
Chaqiq et qu'il devait encore admettre, plus tard, au
synode de 1790. Voir sa lettre dans Anaïssi, Collectio,
p. 154-156. Quoi qu'il en soit, l'attitude du patriarche,
au synode de 'Aïn-Chaqiq, reste, au point de vue juri-
dique, à l'abri de tout reproche : il ne signa les actes
qu'avec la réserve formelle de l'approbation de Rome:
on ne peut donc dire qu'il ait contrevenu à aucune loi.
Cf. le synode dans 'Abboud, ibid., p. 523.
Pie VI ordonna la tenue d'un nouveau synode,
sous la présidence de Germanos Adam, métropolite
melkite d'Alep, désigné comme délégué apostolique.
Le synode fut assemblé, du 3 au 18 décembre 1790,
au couvent de Békorki ; il avait pour principal but de
pourvoir à l'application du synode du Mont-Liban et
des instructions pontificales. A la ix" session, les Pères
décrétèrent le transfert du siège patriarcal au couvent
de Békorki. Texte synodal dans 'Abboud, op. cit., t. n,
p. 537-603. Les actes de cette assemblée furent confir-
més en partie par le Saint-Siège. Lettre de la Propa-
gande, 9 juillet 1796, dans Anaïssi, Collectio, p. 160-
166. Le patriarche Joseph Estéphan mourut le
22 avril 1793. Prélat de haute culture, écrivain facile,
profondément versé dans les sciences ecclésiastiques,
il a laissé de nombreux écrits. On a de lui, entre autres,
plusieurs offices de saints, dignes d'une place de choix-
dans la littérature syriaque.
Le successeur d'Estéphan ne fut élu que le 10 sep-
tembre 1793, les évêques n'ayant pu se réunir avant
cette date, à cause d'une épidémie de. peste qui rava-
geait le pays. L'assemblée électorale porta son choix-
sur Michel Fadel, archevêque de Beyrouth, qui dépê-
cha à Rome, pour solliciter le pallium et la confirma-
f.
bibl:
101
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X I \«' SIÈCLE
102
lion pontificale, l'archiprètre Georges Giiànem. Mais
la dernière heure du patriarche avait déjà sonné, le
17 niai 1795, lorsque son messager parvint à la Ville
éternelle.
Le 11 juin 1705, l'archevêque de Chypre, Philippe
Gémaïel, était proclamé patriarche. 11 s'empressa,
aussitôt élu, d'envoyer à Rome le 1'. Arsène Qardàhî.
Voir les lettres synodales dans Anaïssi, Bull., p. 431-
136. Au consistoire du 27 juin 1796, Pie VI le confirma
et lui accorda le pallium. Ibid., p. -131-413, et Collectio,
p, 158-159. (lémaïel ne gouverna l'Église maronite que
quelques mois. Il n'eut même pas le temps de recevoir
le pallium et le bref de confirmation, conservés au
couvent de N.-D. de Chouaïa (Liban). Le 28 avril 1796,
fut élu, à sa place, l'archevêque Joseph Tian (ou
Thian). Le 24 juillet 1797, le pape ratifia le choix de
l'épiscopat et accorda le pallium au nouveau pa-
triarche. Anaïssi, Bull., p. 443-451; Ghabriel, op. cit.,
t. u a, p. 670.
Joseph Tian dont la science théologique s'accompa-
gnait d'une vaste érudition eut à défendre la primauté
romaine contre les attaques de Germanos Adam,
métropolite melkite d'Alep, celui-là même que le
.Saint-Siège avait naguère envoyé comme délégué
apostolique auprès des maronites. Voir la correspon-
dance échangée entre les deux prélats dans Ghabriel,
op. cit., t. u a, p. 701-710.
La discussion, si âpre fût-elle, ne déconcertait pas le
théologien exercé et le polémiste infatigable qu'était
Joseph Tian. Mais il eut à se résigner devant les diffi-
cultés d'un ordre tout différent, qui paralysèrent son
action, fl s'agissait de liquider tout un long passé de
troubles et de scandales. Sans doute, Fadel et Gémaïel
avaient exposé la situation au Saint-Siège. Mais la
mort les emporta avant que le Saint-Siège eût donné
ses directives. Joseph Tian s'employa de toutes ses
forces à rétablir l'ordre et la paix. Voyant qu'il ne
pouvait en venir à bout, il préféra se retirer et achever
ses jours, à l'ombre d'un cloître. En 1809, il se démit
donc de ses fonctions patriarcales. Allocution consis-
toriale du 19 décembre 1814, dans Jus pontifie, t. iv,
p. 517.
Au patriarche démissionnaire succéda, le 8 juin 1809,
Jean El-Hélou, évêque de Saint- Jean-d'Acre. (Dans
les documents, le mot arabe El-Hélou est traduit en
doke.) L'élection fut accomplie, suivant les prescrip-
tions du synode du Liban, à la suite d'un ordre ponti-
fical en date du 19 novembre 1808, déclarant la
vacance du siège. Pie VII était déjà à Savone lorsque
le dossier électoral arriva à Rome. La Propagande en
prit aussitôt connaissance; et, ayant reconnu la légi-
timité des opérations, elle en informa le pape. Par
lettre du 25 janvier 1810, celui-ci confirma le choix des
évoques, laissant à plus tard les solennités accoutu-
mées. De retour à Rome, Pie VII, au consistoire du
19 décembre 1814, préconisa le nouveau patriarche et
remit le pallium à son procureur, le P. Arsène Qardàhî
(Cardachi). Les pièces relatives à cette affaire dans
Jus pontifie, t. iv, p. 516-520; Anaïssi, Bull., p. 455-
470.
Jean El-Hélou s'installa au vieux monastère de
Qannoûbîn, bien délabré à la suite de longues années
d'abandon. Il s'efforça d'en relever les ruines et de
remettre en état ses propriétés. Les travaux de restau-
ration permirent de retrouver, au milieu des ruines, le
registre des meubles et immeubles du monastère pa-
triarcal, établi par le patriarche Douaïhi. Grâce aux
indications précises de ce document, Jean El-Hélou
K rendit compte des nombreux empiétements dont le
domaine avait été l'objet, et il entreprit de faire resti-
tuer à Qannoûbîn les biens dont le privait une injuste
spoliation. Ghabriel, ibid., p. 729-730; Dcbs, op. cit.,
t. vin, p. 747 et 769. Les préoccupations matérielles,
avec leur cortège fastidieux de longues négociations,
ne l'empêchèrent pas de songer à une restauration
dans l'ordre spirituel. Il convertit notamment en
séminaire le couvent de Saint-Jean-Maron de Kafarhaï
(éparchie de Gébaïl et Batroun). Debs, ibid., p. 747
et 794. Le plus grand événement du pontificat de
Jean El-Hélou est la tenue du synode de Loaïsah.
Le retour de Pie VII à Rome avait offert aux maro-
nites une occasion de témoigner de la constance de
leur fidélité au Vicaire du Christ; et, à cet etfet, ils
avaient envoyé à Rome le P. Joseph Assémani pou r
offrir au pape l'hommage de leurs félicitations. Cette
démarche leur valut, avec les éloges du pape, le rappel
de la réforme concernant la résidence des évêques et
les monastères mixtes et l'ordre de tenir un synode
pour le règlement de cette affaire. Bref In commuai du
1er nov. 1816 et deux décrets de la Propagande, joints
à ce bref, dans Anaïssi, Bull., p. 470-474. Le porteur
des documents pontificaux fut l'envoyé maronite lui-
même. Celui-ci dut arriver au Liban vers le milieu de
1817; le 15 février, en effet, il était encore à Rome.
Voir deux lettres de Pie VII en date du 15 février 1817,
dans Anaïssi, Bull., p. 475-476. Après les discussions
préparatoires assez longues et laborieuses, portant
notamment sur les droits de patronat dont plusieurs
couvents faisaient l'objet, les sessions commencèrent
à N.-D. de Loaïsah, en présence d'Aï. Gandolfi, délé-
gué apostolique. La première, du 13 avril 1818, fut
consacrée à la question des monastères. On les répartit
en quatre catégories : séminaires, couvents de moines,
couvents de moniales et asceteria pour les femmes
menant la vie commune ■•ans prononcer de vœux. Une
commission spéciale fut désignée pour trancher les
litiges que les droits de patronage pourraient surciter.
A la deuxième session, 14 avril, on indiqua quels cou-
vents serviraient de résidence au patriarche et aux
évêques, et l'on prit une excellente décision concernant
les séminaires : le couvent de Roumiyah (Rumje) ser-
virait de petit séminaire national et 'Ain Warqa serait
réservé exclusivement aux études de rhétorique, de
philosophie et de théologie. Par malheur, cette déci-
sion si favorable à la bonne formation du clergé resta
lettre morte. Roumiyah dévint un séminaire patriarcal
tout comme 'Aïn-Warqa où l'on entrait enfant pour
sortir prêtre. (On trouve les pièces relatives au synode
de Loaïsah dans les archives de la Propagande, Atli
de 1818.)
Les actes du synode, signés par le délégué aposto-
lique, le patriarche et les évêques, furent soumis,
suivant les instructions du Saint-Siège, à l'approbation
pontificale. La Propagande y apporta quelques correc-
tions, et quelques additions, que l'on peut remarquer
dans le décret du 15 mars 1819. Pie VII, de vive voix
d'abord, à l'audience du 4 avril, puis par lettres apos-
toliques du 25 mai, accorda l'approbation. Collectio
laceasis, t. n, col. 575-580.
On pourrait s'étonner que les réformes du concile du
Liban, en 1736, plus d'une fois sanctionnées par Rome,
n'aient été complètement réalisées qu'à la suite du
synode de 1818. Le Liban ne voyait pas les choses
avec les mêmes yeux que la curie. Les monastères
mixtes ne choquaient pas le populaire, pas plus que la
cohabitation, dans un séminaire, des élèves et des
religieuses de service n'étonne actuellement les occi-
dentaux. Guère plus que dans les séminaires modernes
on n'entendait parler de scandales, et on ne voyait
rien qui blessât la morale ou choquât le sens chrétien.
En Orient, le souci de la bonne tenue chez la femme et
la condition sociale qui lui est imposée écartent les
dangers d'abus même parmi les gens du monde : à plus
forte raison dans les monastères où fleurit la mortifi-
cation corporelle. Cf. Dandini, op. cit., p. 67-68, 75-76.
De loin en loin, sans doute, quelques fâcheux incidents
103
MARONITE (EGLISE), PATRIARCHES XIX« SIÈCLE
J<>4
se produisirent, et c'est ce qui motiva la réforme de
1736. Voir une lettre de trois évêques maronites,
adressée à Rome le 28 février 1733, dans le cod. vat.
lat. 7262, fol. 178 r° et V. Mais c'étaient des cas isolés
dont, parfois, on exagéra la portée. On pourrait citer
ici quelques témoignages intéressants; contentons-
nous de renvoyer aux textes suivants : une lettre du
P. Fromage, S. J., dans les Lettres édifiantes, Levant,
t. i, Lyon, 1819, p. 406 sq. ; le comte Volney, Voyage
en Egypte et en Syrie pendant les années 1 783, 1 784 et
1785, t. il, 1792, p. 18; H. Guys, Beyrouth et le Liban,
Relation d'un séjour de plusieurs années dans ce pays,
t. ii, Paris, 1850, p. 185-187. Ces témoignages sont
d'autant plus probants que leurs auteurs, témoins
oculaires et, d'un esprit observateur, ne manquent pas
de relever les abus quand ils en rencontrent.
Somme toute, le régime des monastères mixtes
n'impliquait pas grand danger pour la vertu, pas plus
que la présence de sœurs dans les évêchés et les sémi-
naires d'Occident n'entrave l'observation des vœux
religieux et des obligations de l'état clérical. Dans ces
conditions, les autorités locales responsables ne sai-
sissaient pas trop l'urgence de la réforme. Ils la pres-
saient d'autant moins que beaucoup d'obstacles, même
d'ordre matériel, s'opposaient à sa réalisation. Voir le
synode de Békorki, tenu en 1790, sess. vu, dans
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 577-580. Au surplus, à
l'imitation du deuxième concile de Nicée, le synode du
.Mont-Liban tolère les monastères déjà existants, mais
à la condition que les moines et les nonnes habitent
deux corps de bâtiments, entièrement séparés.
Part. IV, c. ii, n. 16.
Quoi qu'il en soit, il fallut attendre l'avènement du
patriarche Hobaïch pour assister à la disparition com-
plète des monastères mixtes. Sa lettre du 26 sep-
tembre 1826, adressée aux communautés de moniales
et de femmes dévotes vivant à la manière des religieuses,
donna au régime le coup de grâce.
D'autres obstacles, d'ordre économique ou même
politique, entravèrent l'application de la réforme rela-
tive à la résidence des évêques. On ne crée pas des
évêchés du jour au lendemain, surtout quand les cir-
constances ne s'y prêtent pas. Nous avons dit qu'avant
le synode du Mont-Liban, les évêques, considérés
comme vicaires du patriarche, demeuraient générale-
ment près de celui-ci ou habitaient un monastère ou
un ermitage. Ayant divisé le patriarcat en éparchies,
l'assemblée de 1736 leur imposa l'obligation de la rési-
dence. A défaut de maisons épiscopales, les titulaires
des nouveaux diocèses se fixèrent où ils purent, de pré-
férence dans des couvents placés sous le patronage de
leurs parents ou d'une famille qu'ils connaissaient,
même en dehors de leur territoire. Cette situation ne
tarda pas à engendrer des inconvénients graves, si
bien que le synode de 'Aïn-Chaqiq, en 1786, à la
demande des notables de la nation, jugea nécessaire
de rétablir la résidence des évêques auprès du pa-
triarche. Texte dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 493 sq.
Les actes de cette assemblée, on l'a dit, furent annulés
par Pie VI et les évêques continuèrent d'agir comme
par le passé jusqu'en 1818. Le synode de Loaïsah fixa
le couvent où chacun d'eux vivrait, mais il fallut
attendre le patriarcat de Joseph Hobaïch (1823-1845)
pour voir l'application définitive des décrets concer-
nant la résidence. A partir de 1835, les prélats maro-
nites commencèrent à doter de demeures épiscopales
leurs éparchies respectives. Actuellement, la résidence
est strictement observée et chaque diocèse possède son
évêché. Debs, Histoire de la Syrie, t. vin, p. 769-770;
P. Chebli, Biographie du patriarche Douai hi, p. 40-41.
Jean El-Hélou mourut le 12 mai 1823. Son succes-
seur, Joseph Hobaïch (Habaisci), fut élu le 25, intro-
nisé le 29, et le P. Basile Dursun, du couvent arménien
de Koraïm, partit pour Home afin d'accomplir les
démarches d'usage. Hobaïch n'avait ni l'âge cano-
nique (40 ans) ni la majorité des deux tiers, requise
pour l'élection patriarcale. La Propagande, en exami-
nant le dossier électoral, constata ces défauts, suffi-
sants pour entacher de nullité l'acte du 25 mai 1823.
Mais le pape valida et confirma l'élection au consis-
toire du 3 mai 1824. Les pièces relatives à cette ques-
tion sont dans le Bullarium pontificium S. Congregat.
de prop. fide, t. v, p. 1-11; Anaïssi, Bull., p. 487-501.
Énergique, tenace, d'une piété exemplaire et d'une
pureté de vie et de doctrine irréprochables, Hobaïch
dirigea toutes ses pensées vers l'observation des
canons réformateurs du Mont-Liban, l'éducation du
jeune clergé et la protection de la foi catholique dans
les âmes populaires. Un danger nouveau menaçait
celle-ci : des protestants venaient d'arriver à Bey-
routh et commençaient leur propagande. Hobaïch
édicta des mesures rigoureuses et brandit la menace
des peines ecclésiastiques pour arrêter l'action des
nouveaux venus.
Le coiiège de Rome n'existait plus depuis 1808 Le
patriarche eût voulu le ressusciter; mais les circons-
tances firent échouer ses démarches. Voir les deux
brefs Magno semper, 11 janvier 1830, et Etsi dubium,
14 juillet 1832, dans Jus pontifie, t. iv, p. 723; t. v.
p. 47-48. Il dut donc pourvoir à la formation cléricale
avec les moyens dont il disposait sur place. Il le fit
en réorganisant le séminaire de 'Aïn-Warqa et en éri-
geant deux nouveaux, celui de Mar-'Abda Harharaïa,
en 1830, et celui de Mar-Sarkis et Bakhos (saints Serge
et Bacchus), en 1832. Comme 'Aïn-Warqa et Roumi-
miyah, les deux nouveaux séminaires ont rendu à
l'Église maronite de très grands services. De plus, en
1840, Hobaïch fonda et dota la société dite des mis-
sionnaires évangéliques, laquelle, toutefois, ne lui sur-
vécut pas longtemps.
Sans se lasser, il rappelait prêtres et moines à l'ob-
servation des articles conciliaires, et, sous son ponti-
ficat, l'organisation paroissiale, notamment, fit un
sérieux progrès.
Malheureusement, Hobaïch ne déployait pas le
même zèle pour le maintien des traditions liturgiques,
même de celles qu'avait sanctionnées l'assemblée de
1736. Sur ses instances, le Saint-Siège approuva
l'édition d'un nouveau rituel, préparé sous le précédent
patriarcat, mais que le secrétaire de la Propagande,
Angelo Mai, plus tard cardinal, avait sévèrement cen-
suré. Ce rituel, il faut bien le dire, n'est pas celui de
l'Église maronite. P. Dib, La liturgie maronite, p. 89-
104. Aux yeux des liturgistes au moins, cette malen-
contreuse réforme du rit traditionnel projette une
ombre sur ce pontificat, par ailleurs si bienfaisant.
Sa droiture, sa fermeté, sa sincérité valurent à
Hobaïch non seulement la vénération de son clergé
et de sa nation, mais l'estime des autorités ottomanes
elles-mêmes. La Porte lui accorda la faveur d'avoir
un chargé d'affaires à Constantinople, et lui envoya le
medjidié de lre classe, distinction rare à cette époque.
Les soucis de l'administration spirituelle n'empê-
chèrent pas Hobaïch de veiller aux intérêts temporels
de son peuple. Afin de les mieux connaître et de les
gérer plus efficacement, il établit le système de deux
résidences : l'une, pour l'hiver, à Békorki, et l'autre,
pour l'été, dans la région des cèdres. Mais, au lieu de
laisser cette dernière dans la vallée de Qannoùbîn,
difficilement accessible, il la transféra à Dîmàn, loca-
lité voisine, dominant la vallée. Il y bâtit une église et
à côté d'elle, un cloître.
Les événements tragiques de 1841 remplirent les
dernières années du pontificat de Hobaïch de tristesse
et d'amertume. Us fournirent aussi au patriarche,
auquel ils imposèrent de lourds sacrifices et de cruelles
! 1 15
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XIX* SIÈCLE
103
préoccupations, l'occasion do donner la nu-sure de son
intelligence, de son activité, de son énergie et de sa
charité. Les chrétiens fuyaient devant les flammes, les
massacres et toutes les horreurs de la guerre civile.
Il fallait les recueillir, les proléger, les faire vivre.
Hobaïch se dépensa sans compter, et mérita, de ce
chef, de spéciales félicitations du pape Grégoire XVI.
Bref Quum dilectus du 16 février 1841, dans Jus pon-
tifie, t. v, p. 263.
Au milieu de si cruelles épreuves, une tentative
s'offrit a Hobaïch. L'agent diplomatique d'une puis-
sance qui voulait enlever à la France sa traditionnelle
influence au Liban, essaya auprès de lui des marchan-
dages fructueux. Peine perdue. Après de longs et
inutiles essais, l'agent menaça le patriarche et les
maronites des pires catastrophes. A quoi Hobaïch se
contenta de répondre : « Les maronites ont la France
dans le sang. Supposez que vous arriviez à nie con-
\aincre, mon peuple me lapiderait. » Ces détails sont
relatés par un contemporain, le patriarche Jean Hadj;
voir Darian, Les maronites au Liban, p. 296-298.
La déplorable transaction du double qâïniaqàmat
prétendait introduire la paix au Liban. En réalité, elle
prépara, comme on l'a dit ci-dessus, les troubles de
1845. Cette fois, le patriarche n'eut plus la force de
supporter le choc. Frappé de paralysie, il tomba sur
la brèche, comme un soldat, le 23 mai 1845. Sur le
patriarche Hobaïch, voir Debs, Histoire de la Syrie,
t. vin, p. 7-19, 769; Ghabriel, op. cit., p. 757-767; le
P. Mansoûr El-Hattoùnî, op. cit., p. 253 sq., 309-312.
Nous avons aussi utilisé une biographie inédite du
patriarche Hobaïch, écrite par un prêtre de ses con-
temporains.
La tempête épouvantable que traversait alors le
Liban empêcha le collège électoral de se réunir, suivant
l'usage, le neuvième jour après la mort du patriarche.
Ce fut seulement le 16 août 1845 que les évêques
luirent s'assembler à Dîmân pour élire, le 18, l'évêque
de Damas, Joseph El-Khazen. Les lettres synodales
portent la date du 18 et du 24; elles partirent pour
Rome comme de coutume. Au consistoire du 19 jan-
vier 1846, sur la demande de Nicolas Murad, arche-
vêque maronite de Laodicée, le pape confirma le nou-
veau patriarche et lui accorda le pallium. L'élection
de Joseph El-Khazen donna lieu, il est vrai, à quelques
manifestations hostiles auxquelles fait allusion l'allo-
cution consistoriale du 19 janvier 1846. Mais, grâce à
sa charité exquise, à ses manières à la fois graves et
aimables, que l'éclat d'une noble origine faisait par-
ticulièrement apprécier, le nouveau patriarche se
concilia bientôt la sympathie de tous. Debs, op. cit.,
t. vm, p. 751-752; Ghabriel, op. cit., p. 768-787; Man-
soûr El-Hattoùnî, op. cit., p. 312-314 et 323; Mislin,
Die Heiligen Orte,t. i, Vienne, 1860, p. 380. Le ponti-
ficat de Joseph El-Khazen marqua un retour à la dis-
cipline dans l'administration de la pénitence. Aux
termes du concile du Mont-Liban : Sacerdos in ecclesia,
non autem in priuatis aedibus confessiones audial, nisi
msu ralionabili,quœ quum inciderit, studeal tamen
idtlccenti, ac patenti loco prwslare. Extra ecclesiam sine
necessitate, qui pœnilentiœ sacramentum administra-
oerit.sive sœcularis sit, sii>e regularis, et etiam parochus,
urbitrio Ordinarii puniatur. Exceplis sacerdotibus, qui
commode in ecclesia confileri non possunt. Part. I,
C. iv, n. 10. L'oubli de cette loi et l'abus de la con-
fession hors des églises provoquèrent un décret de la
Propagande, du 18 février 1851, renforçant la pres-
cription conciliaire et interdisant à tout prêtre, sous
peine d'encourir la suspense ipso facto, d'entendre,
hors le cas de maladie ou d'une cause grave reconnue
par l'Ordinaire du lieu, la confession des fidèles dans
leurs maisons. Le synode du Liban ajoutait au même
endroit : Curent ordinarii, ut confessarius habeat in
ecclesia sedem confessionalem, in qua sacras confes
siones excipiat, quœ sedes patenti, conspicuo, et apto
ecclesia loco posita, craie etiam per/onda, inlcr pseni-
tentem, cl sacerdotem omnino sit instrucla. Le même
décret de la Propagande renouvela cette prescription
par rapport à la confession des femmes cl porta
contre les contrevenants la suspense ipso facto. Ces
mesures ne furent pas sans effet. Ghabriel, loc.
cit., p. 786-787.
Le patriarche El-Khazen mourut le 3 novem-
bre 1854. L'état politique du Liban exigeait que son
successeur fût capable, à la fois, de parler ferme aux
persécuteurs et de prodiguer aux victimes le réconfort
et les motifs d'espérer. Un prélat maronite possédait
ces qualités : Paul Mas'ad, archevêque de Tarse,
homme au visage volontaire et dont le regard aigu
fouillait les consciences. Le 12 novembre 1854, l'épis-
copat le désigna par acclamation, et, au consistoire du
23 mars 1855, Pie IX le préconisa. Le patriarche
Mas'ad, op. cit., p. 189, n. 1 ; une lettre du même pa-
triarche dans Anaïssi, Colleclio, p. 181; J. Debs, op.
cit., t. vm, p. 754. Le nouveau patriarche inaugura
son pontificat par la préparation d'un concile national,
qu'il tint à Békorki, au mois d'avril 1 856. sous la
présidence du délégué apostolique, Mgr Brunoni. Il
en rédigea lui-même le texte; et, pour donner plus de
solennité à cette assemblée, il y convoqua non seule-
ment les évêques, mais les supérieurs généraux et les
assistants des trois ordres maronites, les recteurs des
missions latines et quelques notables de la nation.
J. Debs, op. cit., t. vm, p. 767-768; El-Hattoûnî,
op. cit., p. 324-325.
Le texte de ce concile, réuni dans l'intention non
seulement d'assurer l'application du synode du Liban,
mais d'introduire dans ses décrets les modifications
qu'exigeaient les circonstances, est par lui-même
plein d'intérêt. En pratique, cependant, sa portée
fut insignifiante. Le Saint-Siège, en effet, bien que le
pape eût écrit au patriarche pour le louer de l'œuvre
accomplie, ne confirma jamais, du moins officielle-
ment, les actes de l'assemblée, lesquels restèrent, par
suite, lettre morte. Cf. le bref (iralx nobis, 2 juin 1856,
dans Jus pontifie, t. vi a, p. 256, et voir ibid., n. 1
qui renvoie à la page 232 du même volume, n. 1 ;
Debs, op. cit., t. vm, p. 767-768.
C'est, peut-être, en 1860 que la situation de l'Église
maronite fut la plus douloureuse. Au milieu de la
tourmente, Mas'ad se montra constamment à la
hauteur de sa tâche, se -prodiguant pour adoucir les
misères et usant de ses hautes qualités d'énergie et
de tact pour préparer les voies à la justice et à la
paix. Lorsque cessèrent les massacres, des difficultés
d'un autre ordre, diplomatique celui-là, s'offrirent
à lui. Sur ces difficultés, on trouvera d'intéressants
détails dans C. de Rochemonteix, op. cit., p. 174-
175; Debs, loc. cit., t. vm, p. 727,732, 754; El-Hat-
toùnî, ibid., p. 365-379.
En 1867, Mas'ad se rendit à Rome pour assister
aux fêtes centenaires des saints apôtres Pierre et
Paul. Depuis Jérémie Al-'Amchîtî (i 1230), c'était,
peut-être, le premier patriarche maronite qui lit
par lui-même la visite ad limina. Par contre, il ne
viendra pas au concile du Vatican, où il se fit repré-
senter par une mission que présidait Pierre Bostàni,
archevêque de Tyr et Sidon. De Rome, le patriarche
se rendit à Paris où Napoléon III l'accueillit avec-
tous les honneurs dus à son rang. Il poursuivit ensuite
son voyage jusqu'à Constantinople. Le sultan 'Abd-
oul-'Aziz lui offrit l'hospitalité dans un palais parti-
culier où il avait eu le soin de faire pourvoir à tout,
même à l'installation d'une chapelle. Le patriarche eut
l'occasion de connaître à Constantinople et d'apprécier
Franco pacha, un Alépin de rit latin. Il exprima.
107
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XIX* SIÈCLE
108
dans les sphères officielles, le désir de le voir à la tête
du moutasarrijat du Liban. Le 23 septembre 18(57, il
s'embarqua pour la Syrie; et le 1er octobre, il était à
Tripoli. Debs, op. cit., t. vin, p. 754-750 ; Ghabricl,
loc. cit., p. 788-798; Al-Mas'oudi (= Paul Mas'ad),
La Puissance ottomane au Liban et en Syrie, en arabe,
(Le Caire), 1917, p. 76, n. 1.
Le 14 juin 1868, Franco pacha fut nommé gouver-
neur du Liban. Il n'oublia pas les démarches faites
en sa faveur à Constantinople. Durant l'exercice de
ses hautes fonctions, il entretint avec les autorités
religieuses les meilleures relations. Son successeur,
Ruslem pacha (1872-1882), administrateur remar-
quable, mais caractère de despote, ne conserva pas
cette politique de bons rapports avec la hiérarchie
ecclésiastique. Il afficha même des tendances anticlé-
ricales et lit exiler par la Porte, en 1878, un prélat
maronite des plus vénérables, Pierre Bostànî, sous, le
prétexte mensonger que la présence de l'archevêque
pouvait déchaîner des conflits sanglants entre druses
et maronites. Cf. Louis de Baudicour, La France au
Liban, Paris, 1879, p. 296-297. On devine les soucis
du patriarche et l'activité qu'il déploya pour donner à
cette affaire une solution honorable. Au Liban, il avait
trouvé, dans cette question comme dans tant d'au-
tres, un conseiller sage et expérimenté en la personne
de Jean Hadj, archevêque de Ba'albek. En France, le
cardinal Guibert et Mgr Dupanloup négocièrent auprès
du gouvernement pour faire réparer l'outrage infligé
à l'Église maronite. Baudicour, loc. cit., p. 295-296. Le
résultat fut le retour du vénérable exilé dans des condi-
tions dignes de sa personne. Les anciens du Liban
évoquent encore avec fierté les cérémonies de ce
retour, réglées par le patriarche lui-même. L'exil
n'avait pas duré longtemps : Bostànî se trouvait déjà
auprès du patriarche le 9 novembre 1878.
Mas'ad mourut le 18 avril 1890, âgé de 85 ans.
L'histoire des Églises orientales le range parmi les
grands patriarches. D'une culture intellectuelle remar-
quable, il a laissé plusieurs ouvrages : a) Addor-oul-
manzoûm (les perles disposées en série) ou réfutation
des questions et réponses signées par Mgr le patriarche
Maxime Mazloûm, imprimerie du monastère de
Tamich (Liban), 1863. C'est un livre où l'on trouve
sur les Églises d'Orient beaucoup plus de renseigne-
ments que le titre n'en promet, b) Un ouvrage sur la
procession du Saint-Esprit, réponse à Fathallah Mar-
râch. L'argumentation était si bien menée que Mar-
râch entra dans l'Église catholique, c) Un traité sur
la perpétuelle virginité de la Mère de Dieu, d) Plu-
sieurs dissertations relatives aux maronites, e) Un
précis historique de la famille El-Khazen. /) Un recueil
de documents. Cf. Debs, op. cit., t. vm, p. 756-757.
Le 28 avril 1890, à l'unanimité, l'épiscopat maro-
nite proclama patriarche l'archevêque de Ba'albek,
Jean Hadj. Le 4 mai suivant, eut lieu la cérémonie de
l'intronisation et Mgr Élie Hoyek, archevêque d'Arka,
aujourd'hui (1927) patriarche, partit pour Rome
avec le dossier traditionnel. Léon XIII accorda
pallium et confirmation au consistoire du 23 juin 1890.
Leonis XIII pontifteis maximi acta, t. x, Rome, 1891,
p. 166-169; Anaïssi, Bull., p. 532-537. Des relations
d'étroite amitié unissaient Mgr Hadj au patriarche
défunt. Mas'ad avait fait de lui son confident et son
conseiller, et il ne pouvait mieux placer sa confiance.
Au moral comme au physique, Jean Hadj était d'une
incomparable distinction. Haute stature, taille mince
et élancée, une tête d'une remarquable finesse, un
large front derrière lequel on devinait une pensée tou-
jours en éveil, le regard clair, profond, pénétrant. A
une expérience consommée des hommes et des
affaires, il alliait le sentiment aigu de son rôle et de
sa dignité, un zèle dévorant, un mépris complet des
difficultés, la passion de créer. Par-dessus tout,
l'amour de Dieu, de l'Église catholique et du peuple
maronite. Au cours de sa carrière, Jean Hadj avait
eu mainte occasion de mettre en évidence les qualités
de son caractère : prudence, fermeté, persévérance, et
cette parfaite maîtrise de soi que ses contemporains
ne se lassaient pas d'admirer. On lui confie les fonc-
tions délicates de juge civil, au moment où la révolu-
tion bouleversait le Liban. Sans crainte, avec calme,
il prend en main l'intérêt de ses administrés, défend
leurs droits sans autre préoccupation que celle de la
justice, et force l'estime de tous. On le nomme à la
tête d'une éparchie dont l'évêque n'avait même pas
où reposer sa tête : point de résidence, nulle ressource.
Il quitte le diocèse de Ba'albek après en avoir fait un
des évêchés les plus enviés de la Syrie. Tel est le per-
sonnage qui présida aux destinées de l'Eglise maro-
nite de 1890 à 1898. Sous son pontificat, la dignité
patriarcale s'entoure d'un éclat qu'elle n'avait jamais
connu. Il transforme les résidences, donne du pres-
tige à la fonction. Jusque-là, le chef de l'Église maro-
nite habitait à Békorki « un monastère aux hautes
murailles, percées de loin en loin par d'étroites fenê-
tres, et ressemblant plutôt à une forteresse qu'à un
patriarcat. Autour d'une cour intérieure, régnait un
cloître blanchi à la chaux et dallé de pierres sous
lequel donnait la porte du divan ou salle de réception. »
ytesse d'Aviau de Piolant (qui visita Békorki en
1880), Au pays des Maronites, Paris, 1882, p. 18.
Mgr Hadj estime cette demeure trop modeste pour le
chef d'un peuple. A peine avait-il pris possession de
son office qu'il commença la construction d'un vrai
palais, sur les voûtes de l'antique couvent. La nou-
velle résidence, dotée d'une église, d'une bibliothèque,
de salons spacieux et clairs, d'une suite de chambres
desservies par de larges corridors, est conçue dans un
style sobre, mais élégant, d'une saisissante beauté.
Même transformation à Dîmàn, où Hadj faisait bâtir
sa nouvelle maison d'été, plus modeste cependant
que Békorki, à quelques mètres de celle qu'avait élevée
Hobaïch. Et dans ces demeures, sous le pontificat de
Jean Hadj, défilent les autorités religieuses et civiles
de l'Orient asiatique : prélats de tous les rites, consuls,
pachas, gouverneurs, émirs, cheikhs, notables de
toutes les races et de toutes les nationalités. Le
patriarche n'a rien à craindre de ces regards; il fait
grande figure dans tous les milieux. Du reste, l'émi-
nence de ses vertus, la rareté de ses talents, le succès
de ses entreprises lui assurent le respect et la considé-
ration. Le président de la République Française lui
décerne la cravate de commandeur de la Légion
d'honneur, le sultan de Turquie, le Medjidié de pre-
mière classe et — ce qu'aucun patriarche n'avait en-
core obtenu — le grand cordon Osmanié.
On se tromperait étrangement, toutefois, en se figu-
rant Mgr Hadj comme un grand seigneur oriental
dont les soucis se bornent à la représentation. Le
côté extérieur de sa charge n'avait pour lui qu'une
importance secondaire; le but principal que poursui-
vait son autorité était d'un ordre plus élevé, de l'ordre
spirituel. Il s'attache à promouvoir le progrès du
peuple maronite dans toutes les sphères religieuse,
sociale, intellectuelle. Il donne une vigoureuse impul-
sion aux établissements scolaires, à la discipline du
clergé, aux œuvres diverses susceptibles d'élever le
niveau des fidèles. Ses lettres pastorales témoignent
de cette sollicitude. En toutes circonstances, il se
montre l'ami dévoué, le défenseur averti des fonda-
tions latines ou maronites, destinées à l'instruction
de la jeunesse, au soulagement des pauvres, au déve-
loppement intelligent de la vie chrétienne. On se
rappelle encore, au Liban, le beau geste qu'il accom-
plit au lendemain de la promulgation de la lettre
109
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XX* SIÈCLE
J10
Orienlalium dignitas Ecclesiarum du 30 novem-
bre 1894, par laquelle Léon XIII prenait d'énergiques
mesures pour sauvegarder, devant l'envahissement du
latinisme, les vieux rites orientaux. Avant de pro-
mulguer cette constitution. Léon XIII avait convoqué
à Home les patriarches d'Orient pour y prendre part
aux conférences tenues au Vatican en 1894. Hadj
n'avait pu y assister. Mais afin de témoigner de son
estime et de sa reconnaissance à l'égard des mission-
naires latins, il écrivit au pape pour louer leur dévoue-
ment. Et joignant les actes aux paroles.il leur confia
l'éducation complète des jeunes maronites. « Dans
l'Église, répétait-il, il n'y a ni grecs, ni latins, ni armé-
niens, ni maronites, mais des chrétiens soumis au
vicaire du Christ. » Le pape et la Propagande tinrent à
lui écrire pour le féliciter de cette attitude. Voir sa
lettre pastorale du 15 mai 1895, dans laquelle il publie
la traduction arabe de la constitution Orientalium,
et de deux lettres à lui adressées par Léon XIII et la
Propagande, dans Ghabriel, op. cit., p. 808-828.
La formation du clergé occupait une place de choix
dans la sollicitude de -Mgr Hadj. Quatre séminaires
nationaux existaient au Liban, mais soumis à des
droits de patronage qui pourraient entraver l'action
du patriarche dans l'organisation des études, de la
discipline et du temporel. Hadj voulut un séminaire
ne relevant que de l'autorité patriarcale. A cet effet,
il constitua un patrimoine en biens-fonds, dont les
revenus suffiraient à en assurer l'entretien. Mais pour
créer l'élite ecclésiastique dont rêvait Jean Hadj, il
importait d'établir, hors du Liban, des centres maro-
nites qui permissent à des étudiants de choix de se
former aux grandes écoles. Le patriarche en voulut à
Rome et à Paris. Pour réaliser son rêve, il lui fallait
un négociateur dans lequel s'associaient l'intelligence,
l'habileté, la finesse et la ténacité. Il le trouva en la
personne de son vicaire, le futur patriarche Élie
Hoyek. Celui-ci, muni des pouvoirs et des instructions
nécessaires, se mit aussitôt à l'œuvre. En 1891, le
collège maronite de Rome était officiellement rétabli.
Rref Sapienter olim, 30 novembre 1891, dans Lconis
XIII acta, t. xi, p. 377-378. Le nouveau collège cano-
niquement érigé, il fallait lui procurer des ressources.
Mgr Hoyek fit appel notamment à la charité française;
il n'hésita pas à frapper à la porte du sultan de Cons-
tantinople, et obtint de lui 500 livres turques or. De
la capitale ottomane, il rentra au Liban pour exposer
au patriarche les résultats de sa mission. En 1893, il
se rendit à Jérusalem, accompagné d'autres prélats,
pour représenter l'Église maronite au congrès eucha-
ristique. De là, il poursuivit son voyage avec eux jus-
qu'à Rome afin de prendre part au jubilé épiscopal
de Léon XIII et d'achever l'œuvre du collège. Aux
fonds réunis par ses soins, aux offrandes faites par les
maronites.il ajouta un don de 150 000 francs que lui
remit le pape. Il put alors acheter un vaste immeuble,
Via di Porta Pinciana, et installer dans une partie
le collège maronite. Plus tard, on édifia de nouvelles
constructions, et le collège y fut transféré et défini-
tivement établi. Cf. Debs, op. cit., t. vin, p. 759-762.
En même temps qu'il recueillait des fonds pour le
collège de Rome, Mgr Hoyek traitait auprès du gou-
vernement français en vue de la concession d'une
église et de l'établissement d'une procure à Paris. Il
sollicita aussi l'attribution de bourses permettant à
quelques jeunes clercs de sa nation d'étudier en France,
foutes ces négociations lui réussirent à souhait. Le
gouvernement de la République ouvrit aux maronites
la chapelle de .Marie de Médicis, au Petit Luxem-
bourg; le patriarche put nommer un procureur; huit
bourses furent accordées à des étudiants. — Jean
Hadj voulut aussi un centre maronite en Palestine.
Mgr Hoyek fut chargé de réaliser le désir du patriarche;
et, en 1895, une procure était créée à Jérusalem.
Désormais, les maronites avaient dans la Ville sainte
une église et une maison. CI. Debs, ibitl.
La complexité des affaires pour lesquelles Mgr Hadj
travaillait à obtenir des solutions rapides ne détourna
point son attention de la défense des droits du siège
patriarcal. Il savait faire entendre sa voix dans tous
les milieux. A Rome, notamment, on faisait le plus
grand cas de ses suggestions.
On comprend quel coup la disparition d'un
tel prélat porta à la nation maronite. Après huit ans
d'une activité non moins féconde qu'intense, Hadj
mourait, le 24 décembre 1898, à l'âge de quatre-vingt-
deux ans. Les manifestations provoquées par sa der-
nière maladie, puis par sa mort, les regrets unanimes
de toutes les classes de la société, les hommages rendus
à sa mémoire par les autorités religieuses et civiles de
la Syrie, attestent suffisamment quelle place il occu-
pait. Il s'inscrit parmi les pontifes dont le souvenir
reste immortel et constamment béni.
Le 6 janvier 1899, Mgr Élie Hoyek, archevêque
d'Arka, fut proclamé patriarche d'Antioche. Au
consistoire du 19 juin de la même année,
Léon XIII ratifia le choix des évêques et accorda le
pallium à l'élu, représenté par Mgr Paul Basbous.
Leonis XIII acta, t. xix, p. 88-90; Anaïssi, Bull.,
p. 540-548.
Né à Helta (Liban), le 4 décembre 1843, le jeune
Élie entra, en 1859, au séminaire oriental de Ghazir,
fondé par les jésuites; puis, en 1860, il alla au collège
de la Propagande, à Rome.'où ses études furent cou-
ronnées par le doctorat en théologie. En 1870, il
reçut la prêtrise et retourna au Liban. Grâce à sa vertu
et à sa science, et par ses allures graves et austères, sa
renommée ne tarda pas à se répandre en Orient.
D'abord professeur de théologie, il fut ensuite,
pendant 17 ans, secrétaire du chef de l'Église maronite,
et, pendant 9 ans, archevêque et vicaire patriarcal.
Dans l'exercice de ces fondions, il donna toujours les
preuves d'un esprit vigoureux, avisé et pénétré de
toute la grandeur de sa tâche et de sa responsabilité,
d'un solide bon sens, d'une sagesse éclairée, d'un
caractère résolu et loyal, d'un cœur soucieux d'union,
et, par-dessus tout, d'u'ne piété sincère et confiante.
Aussi son élection au siège d'Antioche fut-elle accueil-
lie par des témoignages de satisfaction générale.
Entretenir la piété, accroître l'instruction, sauve-
garder la foi, veiller au maintien des traditions
maronil es, fortifier le prestige delà dignité patriarcale,
tel était le programme de gouvernement de Mgr Hoyek :
il voulait continuer et développer l'œuvre de ses
prédécesseurs, comme il le dit lui-même dans sa
première lettre pastorale de 1899.
L'un de ses premiers actes fut d'élever à Dîmân,
pour l'été, comme l'avait fait Hadj à Békorki, pour
l'hiver, un imposant palais. Il choisit pour cette
construction une colline d'où l'œil embrasse toute
la vallée de la Qadtcha, refuge d'une longue suite
de patriarches en temps de persécution. La première
pierre fut posée le 29 septembre 1899, et, en sou-
venir du passé, l'endroit reçut le nom de Neo
Qannoûbtn. C'est là que la cour patriarcale se trans-
porte chaque année, pour y passer la saison chaude.
La grandeur de cette construction n'étonne pas ceux
qui connaissent les mœurs du pays. La résidence
patriarcale est la maison maronite par excellence.
Le patriarche y accorde aux étrangers, comme
à ses enfants, la plus large hospitalité. Les per-
sonnes qu'il accueille à sa table se comptent, à
certains jours, par centaines. Aussi la gestion du
domaine temporel a-t-elle toujours sa part dans les
préoccupations du chef de l'Église maronite. 11 lui
faut, du reste, prélever sur ses revenus les sommes
111
MARONITE (ÉGLISE), LES PERSÉCUTIONS
112
qu'il destine aux œuvres, aux aumônes, à l'entretien
des paroisses pauvres. Mgr Hoyek, fidèle à la ligne
de conduite de ses devanciers, surveille avec soin le
dépôt confié à sa garde et sait le faire fructifier.
Il ne se préoccupe pas moins du prestige de son
siège. Les nombreuses manifestations populaires orga-
nisées en son honneur, l'hommage rendu à sa personne
par le monde civil et religieux, les marques d'estime
dont il fut l'objet, en 1905 et en 1919, à Rome et à
Paris, les distinctions les plus flatteuses, telles qu'au-
cun patriarche n'en avait obtenues jusque-là, comme
le grand cordon de la Légion d'honneur, témoignent
de l'éclat qu'il a su donner à la dignité patriarcale.
.Même dans cette partie de son programme de gou-
vernement, Mgr Hoyek s'inspire toujours d'une idée
de piété : il considère les biens d'église comme les choses
de Dieu, le prestige du patriarcat comme l'expression
de la gloire du Christ. Cette idée dirige d'ailleurs tous
ses actes vers l'oeuvre capitale, le maintien de son
peuple dans la foi et sa défense contre les dangers de
la vie moderne. Mgr Hoyek a souvent exposé ses prin-
cipes de direction pastorale, surtout dans ses mande-
ments. Non content de donner la pure doctrine évan-
gélique, il y descend aux conseils pratiques) insistant
sur les moyens les plus efficaces pour vivre conformé-
ment à l'enseignement divin; il y insiste sur la dévo-
tion au Sacré-Cœur et à la Mère de Dieu. Son zèle
pour l'expansion du culte de Marie trouve son sym-
bole dans l'institution d'un nouveau centre de pèle-
rinage à Harisa, en souvenir du cinquantenaire de la
définition du dogme de l'Immaculée-Conception. Il
en sera de même pour le culte du Sacré-Cœur. Après
avoir solennellement consacré le peuple maronite au
Cœur de Jésus, le 29 mai 1921, Mgr Hoyek a recueilli
les fonds nécessaires pour lui élever un monument
national sur une des cimes du Liban.
Un des moyens les plus propres à développer la
vie chrétienne dans un peuple, c'est d'infuser dans les
âmes des mères de famille une foi sincère et éclairée.
Mgr Hoyek ne visait pas à autre chose quand il
fondait, en 1895, la première congrégation féminine
enseignante de rit oriental en Syrie : la congrégation
maronite de la Sainte-Famille. A elle seule, cette fon-
dation suffirait à illustrer son pontificat. Elle est ap-
pelée à rendre au pays les plus grands services. Nous
verrons plus loin l'extension remarquable déjà' prise
par cette congrégation nouvelle. Le même souci du
maintien de la foi pousse encore le patriarche à adapter
l'éducation des clercs aux nécessités de l'heure pré-
sente, à favoriser les missions, l'instruction de la
jeunesse et l'ouverture de nouveaux établissements
scolaires. Nous avons dit, col. 109, comment il a tra-
vaillé pour la restauration du collège maronite de
Rome. Le développement de ce collège n'a cessé,
depuis, de tenir une grande place dans ses préoccu-
pations. On devine sa joie lorsque Léon XIII en a
augmenté les revenus au point de permettre de
doubler le nombre des élèves. Bref Quam alte,
19 août 1900, dans Leonis XIII acta, t. xx, p. 244,
245. Pour mettre les fidèles en contact plus étroit
avec leur pasteur, Mgr Hoyek a créé, en 1904, le
vicariat patriarcal d'Egypte avec un évèque pour
titulaire, et a obtenu du Saint-Siège la division de
l'éparchie de Tyr et de Sidon. Bref Supremi, du
26 janvier 1906, dans PU X acta, t. m, p. 15-17.
Mgr Hoyek ne se contente pas d'enseigner; il prêche
d'exemple. L'auréole de sa sainteté frappe les incré-
dules eux-mêmes. Et que dire de sa charité? Elle a
trouvé des occasions de s'affirmer, notamment aux
heures douloureuses qu'a vécues le Liban pendant
la guerre de 1914-1918. Ceux qui se trouvaient alors
dans ce pays se rappellent les libéralités qu'elle
répandit, les détresses qu'elle soulagea, les plaies
qu'elle adoucit, les larmes qu'elle essuya. Nombreuses
sont les familles qui lui doivent de survivre à cette
épouvantable tempête.
De tels actes ont encore rehaussé le prestige du
patriarche maronite. Après la tourmente, les popu-
lations du Liban, chrétiennes ou non, se tournèrent
vers lui pour la défense de leur cause. Il n'hésita pas à
répondre à leur appel; et, malgré ses soixante-seize
ans, il s'imposa, en 1919, les fatigues d'un long
voyage à Paris, pour demander à la Conférence de la
paix, avec le mandat de la France, la reconnaissance
de l'autonomie et des frontières géographiques du
grand Liban. Voir le mémoire présenté par lui à la
Conférence de la paix sous le titre : Les revendications
du Liban, Paris, 1919.
Mgr Hoyek continue de présider aux destinées de
l'Église maronite, entouré du respect et de la vénéra-
tion non seulement de ses fidèles, mais de tous ses
compatriotes.
2. Les persécutions. — La période ottomane vit
s'accomplir, sous forme pacifique, la reprise de l'œuvre
des croisés; elle vit se rétablir le patronage tradi-
tionnel de la France sur les catholiques d'Orient.
« La première (capitulation), signée par François Ier en
1536, avait jeté les bases du protectorat économique,
politique, religieux de la France, tel qu'il se dévelop-
pera, à la suite de laborieuses négociations diploma-
tiques, au cours des trois siècles suivants. » Lammens,
La Syrie, t. ri, p. 83. C'est aux missionnaires et aux
négociants que revient l'honneur d'avoir préparé le
nouvel état de choses. « Au commencement du
xvii» siècle, l'influence française s'établit donc soli-
dement au Liban sur une double base, religieuse et
commerciale. D'une part, la protection du culte catho-
lique et les secours accordés à ce titre aux popula-
tions maronites molestées par les Turcs, de l'autre, le
développement de nos relations commerciales avec le
Levant, le trafic des soies du Liban en particulier,
furent l'origine de nos fréquents rapports avec cette
région, puis la cause de la rapide expansion de notre
influence. Aux consuls et aux missionnaires incombait
la tâche de collaborer à l'œuvre que Louis XIV s'était
fixée comme but de sa politique orientale : développer
le commerce français et protéger la religion catholique.
Animés d'un profond esprit patriotique, ils concer-
tèrent leurs efforts pour la remplir. Nulle part peut-
être mieux qu'au Liban, il n'est possible de suivre
cette double action menée parallèlement. Rapports
des consuls, relations des missionnaires, récits des
commerçants et des voyageurs, travaux des savants,
contribuèrent à faire connaître en France les maro-
nites. On s'y intéressa à ce petit peuple qui, dans son
infortune, plaçait tout son espoir en nous. Tant de
malheur et de confiance touchèrent le cœur des
Français. La cour s'émut de la détresse des Libanais
en même temps qu'elle se montra sensible à leurs
témoignages d'attachement. S'efforcer d'améliorer le
sort des catholiques d'Orient en intervenant en leur
faveur fut toujours une tradition de nos rois. A vrai
dire, rien dans les Capitulations ne leur conférait un
tel droit. Elles se bornaient à accorder à la France la
protection des Lieux saints et des religieux étrangers.
Mais, depuis longtemps, par une extension du droit
de protectorat, celui-ci s'était également exercé au
bénéfice des catholiques indigènes eux-mêmes. Sans
jamais le reconnaître formellement, la Porte l'avait
admis en fait. C'était pour nos représentants dans le
Levant une question de tact, de mesure et de circons-
tance. A condition de ne pas être invoqué abusive-
ment, le patronage de la France sur les catholiques
orientaux était peu à peu passé dans les usages... Les
maronites avaient tout particulièrement besoin
de cette assistance à laquelle ils firent main-
113
MARONITE (EGLISE), LES PERSECUTIONS
11'.
tes fois appel. » Ristelhueber, op. rit., p. L28-130.
Toutefois, si, dans certaines circonstances, la pro-
tection de la France améliorait leur sort, elle ne pou-
vait les mettre à l'abri de toute persécution religieuse.
Nous parlerons d'abord des maronites de Chypre.
L'invasion de l'île par les Turcs (1570-1571) ruina
leur colonie. Un certain nombre d'entre eux furent
massacrés; d'autres retournèrent au Liban; un groupe
accompagna les Vénitiens à Malte. Les quelques
l'amilles qui restèrent à Chypre eurent à subir, outre
le joug du conquérant, celui, non moins vexatoire, du
Grec. Ristelhueber, op. cit., p. 309. Vers la lin du
xvi" siècle, les maronites étaient déjà réduits à près
de 1 500 âmes, et dispersés dans 19 villages, nous le
savons par les PP. Eliano et Dandini qui les visi-
tèrent, le premier, en 1580 et le second en 1596. Voir
Cheikho, La nation maronite et la Compagnie de Jésus
aux Ai/'- et xvil' siècles. Beyrouth, 1923, p. 37;
Dandini, op. cit., p. 23. En 1686, ils n'étaient plus
qu'environ 150, éparpillés dans huit bourgades. Voir
un mémoire adressé par eux, le 1er juillet 1686, à l'am-
bassadeur de France à Constant inople, dans A. Rab-
bath, op. cil., t. ii, p. 101. La France dut intervenir plus
d'une fois pour adoucir leurs souffrances et permettre
à leurs chefs religieux de s'acquitter de leurs fonctions
pastorales. Bulletin du Comité de l'Asie Française, jan-
vier 1920. dans Ristelhueber, op. cit., p. 310-318;
Rabbath, ibid., p. 98 sq. Actuellement, ils sont au
nombre d'environ 3 000, distribués en cinq paroisses.
Si leurs frères du Liban se trouvaient, grâce à leurs
montagnes et à leur organisation particulière, mieux
favorisés, ils n'étaient pourtant pas soustraits aux
atteintes de leurs ennemis religieux; ils eurent même
leurs martyrs. A la veille de la conquête ottomane, en
1515, le patriarche écrivait à Léon X : Sumus enim
in in/idelium. et hareiicorum medio constitua, a quibus
perseculionem patimur, bonis noslris expoliamur, ac
ssepe numéro flagellis cwdimur. Labié, Concilia,
t. xiv, col. 355. Cf. col. 352-353, une autre lettre du
même patriarche au même pape, 8 mars 151-1. Ces
plaintes furent souvent répétées par les patriarches
des temps postérieurs. Il serait trop long de' décrire
ici les persécutions subies par les maronites durant
cette période. Nous nous contenterons d'ajouter aux
documents cités au cours de cette étude quelques
témoignages contemporains. Lue note arabe écrite
sur un ms. syriaque, conservé à la Bibliothèque natio-
nale de Paris sous le n° 270, nous apprend qu'en
1897 des Grecs (= 1586 de J.-C.) une persécution
sévissait au nord du Liban, particulièrement à
Ehden. L'auteur de cette note lui-même fut obligé
«te s'enfuir à Damas (fol. 154 v°). - Même témoi-
gnage dans une lettre écrite le 25 décembre 1596 à
Clément VIII par le futur patriarche 'Amira, Anaïssi,
Collect., p. 92, et dans une lettre de 1603 du patriarche
P.isi au cardinal Aldobrandini. ibid., p. 103. En 1609,
une supplique présentée à Paul V pour demander
la confirmation du patriarche Jean Makhlouf, attribue
le retard de l'élection aux difficultés suscitées par les
Turcs, Ibid., p. 105. — Un mineur observantin, le
P. Boucher, qui visita Qannoùbîn en 1612, raconte
ce qui suit : « Les Grecs les (les maronites) molestent
s toute heure. Le RR. Patriarche me disl à Canubi
(Qannoùbîn) lorsque j'y estois, que depuis trois ans
les Grecs par leurs impostures luy avoient fait couster
plus de 2 000 sekins, qu'il avoit esté condamné de
payer au grand Turc pour satisfaction de déseobeys-
sances, dont il avoit esté faussement accusé par ces
sehismatiques imposteur.,. Et puis quand le:, Crées
les ont escorchez, les Turcs qui demeurent à Tripoli
les vont manger et ronger jusques aux os, de sorte
(pie les pauvres gens sont tousiours travaillez, ou
par les faux amis, ou par les vrays ennemys. Le
bouquet sacre, Paris. 1620, p. 597-598. Le
1" juin 1655, le patriarche Jean Safràouî écrivait à
Alexandre VII que les maronites, en proie à des tra-
casseries de toute sorte, étaient sacchegiati dalli nemici
délia jede. Anaïssi, Colleclio, p. 117. En 1659, la
main de l'ennemi avait tellement pesé sur eux qu'ils
ne trouvaient plus de refuge que dans la fuite. Us
avaient été, en effet, dépouillés de leurs biens, et l'on
commençait à leur arracher leurs enfants pour les
vendre comme esclaves. Le patriarche, qui se privait
de tout pour les racheter, n'était guère épargne; il
se vit obligé de s'enfuir [jour échapper au poignard
des assassins. Anaïssi, Ibid., p. 126. - Kn 1696, le
cardinal secrétaire d'État demandait au nonce de
Paris de faire intervenir le roi en faveur des maro-
nites qui gémissaient sous le poids de la tyrannie pour
la cause de la foi. Ibid., p. 132-133. — Un exemple des
dernières années du xvn° siècle illustre d'une manière
tragique la barbarie de certains pachas de Tripoli. Il
s'agit des tortures infligées au cheikh Vounès, chef de
la famille maronite Rezq. Véritable martyr, dans
toute la force du terme, il fut empalé pour la cause de
la religion. Voir le récit de son supplice dans de la
Roque, op. cit., t. n, Paris, 1722, p. 275-276, 279-280.
« Ce n'était malheureusement pas un fait isolé. Le
Liban tout entier gémissait sous les exactions des
Turcs. Leurs violences ne connaissaient plus de bornes.
Ils avaient ruiné des villages, dispersé au loin les habi-
tants exilés, jeté des pères de famille en prison, pendu
des femmes aux arbres par les seins. Sans respect pour
la dignité sacerdotale, n'avaient -ils pas également
outragé le patriarche et les évêques! Afin d'échapper
à de nouveaux affronts, ceux-ci « travestis en sécu-
liers », avaient dû fuir dans les rochers abandonnés
de la haute montagne. » Ristelhueber, qui se réfère à
une lettre du patriarche au roi, 20 mars 1700, conser-
vée aux Archives nationales de Paris, op. cit., p. 205.
Cf. aussi Douaïhi, Annales, an. 1634, 1640, fol. 105 v°-
100 r° et 108 v°; Fr. E. Roger, La Terre sainte, Paris,
1664, p. 495-497; une relation des missions de la Com-
pagnie de Jésus en Syrie, en 1Ç54 et 1655, dans
A. Rabbath, op. cit., t. n, p. 245,246; une relation
écrite, en 1654, par le P. Poirresson, supérieur des
jésuites de Perse et c\e Syrie, parmi les mss. de la
Bibliothèque nationale de Paris, coll. Moreau, n. 842;
une lettre du patriarche Douaïhi au pape, 11 sep-
tembre 1685, dans Anaïssi, Collect., p. 130,131; diverses
lettres écrites, en 1697 et 1701, par Louis XIV, le
marquis de Torcy et Pontchartrain, dans de la Roque,
op. cit., t. u, p. 290 sq.
En considération de toutes ces soulfrances endurées
pour la cause de la foi, Alexandre VII disait des maro-
nites : Veluti rosas esse inter orientolium infidelium.
hœrelicorum et schismaticorum spinas, gratia JJei //o-
rentes. Cité par Assémani, Bibl. juris, 1. 1, p. xvu-xvm.
Le xviiie et le xix° siècles réservaient encore aux
maronites de cruelles persécutions de la part de
leurs ennemis traditionnels. Le 1er août 1704, leurs
évêques et notables se plaignent amèrement à Clé-
ment XL Anaïssi, Colleclio, p. 134. — A l'issue du
synode libanais de 1736, l'ablégat pontifical, J.-S. As-
sémani écrivait, le 15 octobre de la même année, en
îles termes plus pathétiques encore, au cardinal
Fleury. Texte dans A. Rabbath, op. cit., t. i, p. 182;
cf. lielazione, p. 15.
Celte énumération de témoignages, d'ailleurs bien
incomplète, suffit à montrer quelle lut la triste situa-
tion des maronites durant de longs siècles. On peut
dire qu'ils vécurent dans un état presque toujours
pre; ;ure i n butte i la perse, utian religieuse, jusque
la seconde moitié du xi.v siècle, trois victimes des
massacres de 1860 viennent d'être béatifiées, le
10 octobre 1926. Pie XI fil joindre leur cause a celle
11!
MARONITE (ÉGLISE), LA RENAISSANCE [NTELECTUELLE
L16
de liuit franciscains qui cueillirent avec elles, au cou-
vent de Damas, la palme du martyre. Il s'agit' de
trois frères, François, 'Abdoul-Mo'tî et iïaphaël Mas-
sabki, qui le 10 juillet 1H(>0 se précipitèrent au secours
des religieux et partagèrenl leur sort. Lettre apost.
Coniingit, dans Acta apostat. Sedis, 1926, t. xvni,
p. 412-413.
.'{. La renaissance intellectuelle. - - Malgré 1er, dures
conditions dans lesquelles elle se débattait, l'Église
maronite fit preuve d'une remarquable vitalité. Le
collège de Rome lui donna une pléiade de patriarches,
d'évêques et d'écrivains auxquels revient le mérite
d'avoir été, dans leur pays, les premiers et les princi-
paux instigateurs de la rénovation intellectuelle du
Liban. Grâce à eux, le mouvement vers les études
gagna les régions les plus reculées, et l'on peut dire
que la Syrie' moderne tout entière doit son progrès,
pour une large part, à l'impulsion donnée par cette
élite d'infatigables ouvriers, sortis du collège maronite
de Rome. C'est à eux, aussi, que revient l'honneur
d'avoir répandu en Occident la connaissance de
l'Orient. Au xvne siècle, on les rencontre en Orient
comme en Occident, se consacrant aux travaux scien-
tifiques ou littéraires. Citons seulement quelques
noms parmi les plus connus. — Gabriel Sionite ou
Sionita, après avoir professé au collège de la Sapience à
Rome, fut appelé à Paris, en 1614, par Louis XIII. Il
fit fonder au Collège royal (Collège de France) les
chaires d'arabe et de syriaque et en devint le premier
titulaire. Aux fonctions de professeur de langues
orientales il joignit celles de drogman du roi. Il publia
des ouvrages remarqués et collabora à la Polyglotte
de Le Jay. Prœclaram... utilissimamque operam, disait
de lui l'auteur de l'introduction à la Polyglotte de
Londres, virum magnum navasse omnibus tam lin-
guarum quam Scripturœ studiosis, malevolus et maxime
ingratus esset, qui non agnosceret, imo immortales ipsi
gratins ab omnibus deberi concedimus. B. Wallon, In
Biblia polyglotta prolegomena, Leipzig, 1777, p. 609.
II avait pour principal auxiliaire un autre élève du
collège de Rome, Jean Hesronite. Le successeur de
Sionite au Collège de France fut un autre maronite,
Abraham d'Ekel ou Ecchellensis ou Al-Haqelânî.
Avant de venir à Paris, il avait été professeur d'arabe
et de syriaque à l'Université de Pise, à la Sapience et
au collège de la Propagande à Rome. En outre de ces
nombreux ouvrages personnels (voir ci-dessus, t. i,
col. 116-118, et Diclionn. d'hist. et de géogr. ecclcs., 1. 1,
col. 169-171), Ecchellensis collabora, à son tour, à la
Bible de Le Jay et à d'autres publications, notamment
à la Biblia sacra arabica, imprimée par la Propagande
en 1671. Dans la relation de son voyage en Syrie au
xvne siècle, De la Roque consacre plus de deux pages
à Ecchellensis « dont la haute réputation et les ou-
vrages sont assez connus des sçavants, qui n'ignorent
pas aussi l'estime et la bienveillance dont les prélats
les plus distingués, et les hommes de Lettres les plus
illustres de l'Europe l'ont honoré ». Op. cit., t. n,
p. 125. De la Roque nous a conservé les noms d'autres
savants maronites de cette époque, notamment celui
de Fauste Nairon (Morhedj ibn Namroùn) qui « était
originaire de Ban, gros bourg du îMont-Liban, situé
vis-à-vis de Canubin, dont les habitants encore aujour-
d'huy parlent la langue syriaque. Abraham Ecchel-
lensis, son oncle maternel, le fit venir à Rome, où il se
distingua parmy ses compatriotes, surtout par sa
grande capacité dans les langues orientales. Dans la
suite, il fut successeur d'Ecchellensis dans sa chaire
de Professeur au Collège de la Sapience, et Interprète
de la Propagande... J'ai reçu, comme je l'ai dit
ailleurs, quelques Lettres Latines de ce sçavant maro-
nite... » Ibid., p. 127-129. Voir aussi p. 119-127.
Ecchellensis et Nairon firent le premier catalogue des
mss. orientaux de la Yaticane : Calalogus codicum mss-
linguarum orienlalium Vaticame bibliothecœ, nempi
linguie arabica, et'-., inceplus ab Abrahamo Ecchel-
lensi, et absoliitus a Jo. Maithseo Kairono Banesio,
maronitis, in eadem bibliothe'M scriptoribus an. 1686,
Ang. Mai', Script, vel. nova collectio, t. iv, Rome. 1831,
p. VIII.
Au xvme siècle, l'Église maronite fut encore
illustrée par des hommes dont l'activité dépassa
le cercle d'une Église nationale. Nous nous conten-
terons de citer la lignée des Assémani, gloire immor-
telle du Liban et de la Syrie.
C'est un Assémani (Élie) qui dirigea vers l'Europe
l'un des premiers exodes de mss. orientaux. Il se trou-
vait à Rome lorsque Clément XI, avisé de l'existence
d'inestimables richesses littéraires en Orient, l'envoya
aux bibliothèques monastiques de Nitrie. Il revint
avec quarante livres. Il était réservé à son neveu.
Joseph-Simon Assémani (f 1768), de recueillir une
moisson plus abondante de mss. grecs, syriaques et
arabes. La nouvelle mission à lui confiée par le même
pontife eut pour résultat de former une précieuse
collection d'ouvrages qui augmentèrent considéra-
blement le fonds de la Vaticane. Cette collection
demeure encore l'une des principales sources de l'his-
toire ecclésiastique de l'Orient. Si l'on y ajoute les
Codices acquis par Ecchellensis, Fauste Nairon, André
Scandar et Gabriel Heva (Hawa), on jugera de ce
que doit la bibliothèque vaticane aux maronites.
Jos.-Sim. Assémani, et Ét.-Év. Asstmani, Bibl. apost.
vat. cod. mss. cat., t. n, p. xxn, xxxn ; Ét.-Év. Assé-
mani, Acta sanctorum martyrum orientalium et occi-
dentalium, t. i, Rome, 1748, Prœjatio generalis:
A. Mai, op. cit., t. iv, p. vm-ix. — Jos.-Sim. Assémani
ne se contenta pas de doter la bibliothèque du Vatican
de nombreux et importants manuscrits; il les mit à
profit et en révéla l'intérêt dans ses propres publica-
tions. D'une remarquable activité d'esprit, il ne se
confina pas dans la littérature syriaque, et ses tra-
vaux étonnaient tout aussi bien par la profondeur
de sa pensée que par la variété de son érudition.
Malheureusement, un incendie en détruisit la plus
grande part, en 1768. La liste nous en a été conservée
par le cardinal Mai'; nous la donnons ici à titre docu-
mentaire; elle servira de complément à l'article
Assémani (Joseph-Simon), 1. 1, col. 2120-2122.
Opéra omnia J. S. Assemanii, quœ mss. exlabant unie
incendium fortuilum ejas et Stephani Evodii archiepiscopi
Apamas supellectilis et bibliolhecarum, quod incendium in
cubiculis vuticumv bibliothecœ adnexis die trigesima augusti
1768 conligii. Opéra omnia incepla vel absoluia :
1° Bibliotheca orienialis (dont les quatre premiers volumes
édités, Rome, 1719-1728) : t. v. De syriacis et arabicis sacra-
rum scripiwarwn versionibas; t. vi. De libris eeclesiaslicis
Syrorum; t. vu. De conciliorum collectionibus syriacis;
t. vm. De collectionibus arabicis; t. IX. De scriptoribus gratis
in syriacum et arabicum conversis; t. x. De scriptoribus ara-
bicis ebristianis; t. xi et xn. De scriptoribus arabicis maho-
metanis.
2° Kalendaria Ecclesiiv universœ (dont les 6 premiers
volumes publiés, Rome, 1755) : t. vn. Kalendaria vetusta
Grœcorum; t. vm. Eadem Syrorum MaroniUwum, Jacu-
bitarum et Nestorianorum; t. ix. Eadem Armcnorum;
t. x. Eadem JEgyptiorum et .Etbiopum; t. xi et xn. Eadem
Latinorum.
3° Italicœ historia' scriptores (dont les quatre premiers
volumes édités, Rome, 1751-1753) : t. v et vi. De antiquia
rerum neapolilanarum et sicularum scriptoribus; t. vu et
vm. Anccdota rerum ncapolitanarum et sicularum monu-
menta. Subjiciuntur alia luijusmodi ad res italicas spectantia,
nimirum ad regnum tongobardicum, Ducatus romanum,
spoletinum, foroiidiensem, Tuscise, etc.
4° De sacris imaginibus et reliquiis : t. i. De sacris ima-
ginibus musivis, pietis, et (uiaglypiis, quœ in vetusiis
orientis et occidentis ccclesiis servantur; t. n. De sacris ima-
ginibus, quœ in antiquis mss. codicibus latinis, gra-cis, <t
117
MARONITE (ÉGLISE), L'UNION DES ÉGLISES
IIS
■orienialilms adservantw, t. m. De sacris imaginibus l>. X.
Jcsu Christi; t. i\. De sacris deiparœ Virginia imaginibus
in oriente et accidenté eultis; t. v. De sacris Palsestina lacis
et venerandis reliquiis, quas ml Christian dominum et ad
Virgtnem deiparam referuntur. Excerpta ex hujus o/>eris
I. /• imlgavil. I. Boltarius in disseriatione de lateranensibus
pariclinis Nicolai Alemanni rerusa Romœ anno MDCCLV1 :
haud exigua pars ex ineendio erepta,
Synodus antiochena Maronitarum a Josepho l'etro Gazeno
palriarcha, eiusque archiepiscopis episcopisque celebrala in
Munie Libano anno 1736, prœside Josepho Simonio Asse-
manio démentis XII. ablegalo apostolico, qui eamdem
sgnodum arabice composait, et lutine reddidit. Lalinum
exemplar u Benedicto XIV. approbatum et confirmation extat
in archiv. S. Congrcgationis de propagundu fuie; arabicum
rem ad archetgpum Collatum, quoeum concordare testanlur
ejusdem sgnodi paires, quorum subscriptiones et sigilla in
calce occurruni, servatum est ex ineendio.
5° Euchologia Ecclesim orientalis compleclenlia ritus et
ordines divines lilurgiee, officiorum, saeramenlorum, conse-
crationum et benediclionum, addilis doctorum utriusque Eccle-
siœ opuseulis nondam editis, in septem libros distributa : 1. I.
Euchologiam Ecclesiœ syriaca' Maronitarum; 1. II. Ecclesiie
syriacœ Jaeobitarum; 1. III. Ecclesiœ syriaca- Xestoria-
norum; 1. IV. Ecclesiœ grœcœ Melchitarum; I. V. Ecclesiœ
Armenorum; 1. VI. Ecclesiœ uyyptiacœ Coplorum; 1. VII.
Ecclesiœ œtbiopicœ Abyssinorum.
6° Concilia Ecclesiie orientalis sex in tomos digesta, quorum
plurima vel intégra, vel magna ex parle in luccm exeunl ex
mss. codicibus orienlalibus : t i. Concilia Ecclesiœ syriacœ
Maronitarum; t. h. Clialda'orum seu Neslorianorum;
t. m. Syrorum Jaeobitarum; t. IV. Coplorum; t. v. Arme-
norum; t. VI. Grœcorum, Albanorum, Ruthenorum.
7° Syria velus et nova. Libri IX : t. i. Summaria lotius
Syriœ descriptio; t. n. De Palœstina; t. m. De Phcenice;
t. iv. De Syria cœle et euphratesia; t. v. De Meso/wtamia;
t. vi. De Assyria; t. vn. De Cilicia; t. vra. De Arabia;
t. IX. De /Egypto; liber I et IX cum variis fragmentis eete-
rorum librorum ex ineendio erepti fuere.
S0 Hisloria orientalis. Libri IX : t. I. De Syris Maro-
nitis; t. n. De Grœcis Melcbitis; t. m. De Drusis et Naza-
rœis; t. iv. De Mahometanis; t. v. De Coptis; t. vi. De
Syris Jacobitis; t. vn. De <Elhiopibus sive Abyssinis;
t. vin. De Syris Xestorianis; t. ix. De Armenis,
9° Dissertalio theologica de validitate ordinis ab episcopis
œgyptiis collati; nec non dissertationes aliœ, relationes et
vota in variis causis et dubiis Christianorum, prœsertim
orientalium, Josepho Simonio Assemanio a SS. Congrega-
tionibus de propaganda fide et s. inquisitionis commendari
solitis : quœ scripta exlant in archiis earumdem congregatio-
num. Ea uulem omnia in ununi congesla, ccnlum magna
volumina minimum conficiunl.
10° Grammalica syriaca absolutissima arabice exposila,
nolis et vocalibus animala, ex ineendio erepla. — A. Maï,
Script, vel. nova collectio, t. ma, p. 166-168.
Ajouter la Bibliotheca iuris orientalis canonici et civilis,
ô in-4°, Rome, 1762-1766.
Rien d'étonnant que J.-S. Assémani ait été entouré
à Rome de respect et d'estime. Il était préfet de la
bibliothèque vaticane, chanoine de la basilique de
Saint-Pierre, prélat référendaire des deux Signatures,
consulteur du Saint-Offlcev sigillalor de la Péniten-
cerie apostolique, etc.
L'exemple de J.-S. Assémani fut suivi par ses
neveux, Étienne-Évode (Stephanus Evodius) et
.Joseph-Aloys et par son petit-neveu Simon. Etienne
Evode Assémani, archevêque d'Apamée, préfet de la
bibliothèque vaticane (t 1782), après avoir étudié les
mss. orientaux de la Laurentienne de Florence dans
Bibliotheae medicea' Laurenliunœ et Palatw.se codicum
mss. orientalium calalogus, in-fol., Florence, 1752, et
édité les Acta sanctorum marlyrum orientalium, 2 in-
fol., Rome, 1748, travailla avec son oncle à la publi-
cation du Bibliothecœ aposlolicœ vaticanœ codicum
mss. calalogus, 3 in-fol., Rome, 1756-1759, et dressa
le caialogo délia bibliolecu Chigiana, in-fol., Rome,
1764. On lui doit également le catalogue des mss.
persans et turcs et, en grande partie, celui des mss.
arabes de la Vaticane, édités par A. Mal. Cf. Script,
vet. nova collect., t. iv, p. vi-vm et xvi.
Joseph Aloys Assémani ( t 1783;, membre .le l'aca-
démie pontificale, est surtout connu comme auteur du
Codex liturgicus Eclesise universœ, 13 in-4°, Rome,
1749-1766. A son neveu, Simon Assémani (t 1821),
de l'académie des sciences, lettres cl arts «le Padoue,
professeur de langues orientales à l'université de cette
ville, nous devons le Caialogo de'codici manoscritii
orientali délia biblioleca naniana, 2 in-4°, Padcue,
1787-1792.
L'activité des écrivains maronites du xvnc et du
xviii' siècles faisait dire au célèbre orientaliste fran-
çais, Rubens Uuval : « Si l'on excepte Renaudot qui,
dans sa collection des liturgies orientales, traduisit les
liturgies syriaques, il faut reconnaître que c'est aux
maronites et notamment à la famille des Assémani que
revient l'honneur d'avoir initié les savants de l'Eu-
rope aux richesses littéraires renfermées dans les
manuscrits syriaques. Ces manuscrits n'étaient pas
encore très nombreux dans nos bibliothèques. J.-S.
Assémani avait doté la bibliothèque du Vatican d'une
belle collection, qu'il tira en partie du couvent de
Notre-Dame des Syriens, situé dans le désert de Nitrie
(ou Scété) en Egypte: c'est dans cette collection qu'il
prit les matériaux de sa Bibliotheca orientalis. Le
catalogue des mss. orientaux du Vatican, qu'il rédigea
avec l'aide d'Étienne-Évode Assémani, permet-
tait à d'autres orientalistes de continuer et d'amé-
liorer son œuvre, mais la Bibliothèque vaticane était
alors peu accessible aux étrangers. Les autres biblio-
thèques de l'Europe, moins riches, n'avaient pas
encore publié leurs catalogues, à l'exception de la
Laurentienne de Florence, dont (Etienne) Évode
Assémani avait décrit les mss. orientaux, parmi les-
quels figurent quelques mss. syriaques. » La littéra-
ture syriaque, Paris, 1907, p. xi-x. Cf. A. Baumstark,
Geschichte der syrischen Literatur, Bonn, 1922, p. 6.
Loin de s'arrêter à la fin du xvnie siècle, cette renais-
sance intellectuelle n'a fait que s'épanouir davantage
au cours du xixe. Les séminaires et collèges nationaux
se sont multipliés. Des congrégations religieuses
latines ont ouvert au Liban et en Syrie d'autres éta-
blissements, au premier rang desquels il faut citer
l'Université de Saint-Joseph, fondée par les pères de
la Compagnie de Jésus. Ajoutons que le clergé doit la
formation d'une partie de son élite aux séminaires di
Saint-Sulpice de France, au séminaire oriental de*
jésuites à Beyrouth, au collège de la Propagande et
au nouveau collège maronite de Rome.
4. L'union des Églises. - - Nous serions incomplet si
nous passions sous silence la part qui revient aux
maronites dans la poursuite de l'union des Églises.
Aux xvie et xviie siècles, se dessina, en Orient, un
mouvement de retour vers le centre de la catholicité.
Le clergé maronite y joua un rôle de première impor-
tance. Lorsque le patriarche chaldéen, Élie VI (1591-
1617), envoya un délégué auprès de Paul V pour rece-
voir la doctrine de l'Église de Rome, le pape écrivit
au patriarche maronite et à l'archevêque d'Ehden,
Georges 'Amira (plus tard patriarche), pour lus remer-
cier des services qu'en toute cette affaire lui avaient
rendus deux élèves du collège maronite de Rome.
Lettre Reuert'tur, 25 mars 1614, dans Samuel Giamil,
Genuinœ relationes inler Salem uposlolic.am et Assyrio-
rum orientalium seu Chaldseorum Ecclesiam, Rome,
1902, p. 132-133; cf. lettre Comilantur, 25 mars 161 I
ibid., p. 137-138, et voir (,. E. Khavyath, Syri orien-
tales, seu Chaldœi, Nestoriani et Romanorum Ponti-
ficum primatus, Rome, 1870, p. 105-106.
Les maronites prirent une part active a la forma
tion de L'Église syrienne catholique. André Akidjan.
qui devint le premier patriarche de cette nouvelle
communauté, leur doit son éducation. Né ;i Mardin de
parents jacobites, il fut confié au patriarche maronite
119
MARONITE (ÉGLISE), HIÉRARCHIE
120
Joseph Halib AJ-'Aqoûrl (1644-1648), qui l'admit
d'abord parmi ses moines, et l'envoya ensuite au col-
lège de Home. Le successeur d'AI-'Aqoûrl lui conféra
la prêtrise et, le 29 juin 1656, le sacra évêque d'Alep.
.Mais, dès l'année suivante, le nouvel évêque syrien,
aux prises avec de graves difficultés, dut abandonner
Alep et se réfugier à Qannoùbîn. Douaïbi, le futur
patriarche maronite, venait d'être ordonné prêtre, le
25 mars 1656. Il encouragea Akidjan et finit par le
décider à rentrer dans sa ville épiscopale. Bien plus, il
l'accompagna à Alep et s'employa, plusieurs mois
durant, à le soutenir, à l'aider, à raffermir dans leur
foi les jacobites unis. Voir la lettre écrite par Douaïhi
lui-même au P. Pierre Mobarak (Benedictus) le
\" mai 1701, dans Debs, op. cit., t. vu, p. 308-310;
Cbebli, Biographie du patriarche Douaïhi, p. 24-28;
D. Naqqachah, archevêque syrien d'Alep, La conver-
sion des Syriens (en arabe), Beyrouth, 1910, p. 36-41;
A. Rabbath, op. cit., t. i, p. 94 sq.; 453-455; t. u,
p. 78-79, 297-299.
Certains auteurs, se fondant sur une relation écrite
à Alep, en 1662, par les supérieurs des missions des
jésuites, des capucins et des carmes, affirment qu'à
Rome Akidjan était au collège de la Propagande. Voir
cette relation dans Rabbath, op. cit., t. I, p. 450 sq.
Mais, en l'espèce, Douaïhi, qui se trouvait à la Ville
éternelle en même temps que le futur patriarche des
syriens, est une plus sûre autorité que les mission-
naires. Or, nous savons par lui qu'Akidjan était au
collège maronite. Annales, an. 1656, fol. 112 v°.
Le dévouement des maronites à leurs frères des
Églises voisines ne se ralentit pas au cours du
xviii1 siècle.
A la mort d'Athanase IV Dabbàs, patriarche
melkite, survenue en 1724, la lutte entre Cyrille VI
Tànâs et Sylvestre de Chypre, pour la possession du
siège patriarcal d'Antioche, déchaîna, surtout à Alep
et cela à l'instigation du Phanar — une terrible,
persécution contre les melkites unis. C. Karalevskij
art. Alep, dans le Diction, d'hist. et de géogr. eccle's.
Bon nombre de ces derniers se réfugièrent au Liban,
auprès du patriarche maronite, alors Jacques 'Aouad.
Celui-ci les accueillit et leur donna l'hospitalité au
monastère de Qoshaïya, situé au fond d'une vallée,
a près de deux lieues de Qannoùbîn. Les melkites
orthodoxes de Koura (Liban nord) l'apprirent et,
d'accord avec ceux de Tripoli, dénoncèrent le patriar-
che et ses hôtes au pacha de cette ville, comme traîtres
à l'empire. Jacques 'Aouad dut se réfugier, lui aussi,
a Qoshaïya. Mais, grâce à l'influence des Khazen, il
parvint à calmer la colère du pacha et dirigea ses
protégés vers le Kasrawàn afin de les mettre à l'abri
de toute perquisition. Peu de temps après, ce fut
Cyrille VI Tânâs lui-même qui s'enfuit au Liban.
L'épiscopat maronite le reçut avec un empressement
fraternel. Puis, patriarche et évêques écrivirent en
sa laveur à l'ambassadeur de France à Constanti-
nople. Par malheur, la lettre tomba entre les mains
de Sylvestre, son rival. Sylvestre, porté sur le siège
d'Antioche par le Saint Synode de Constantinople et
pourvu du firman de reconnaissance civile, accusa de
t rahison Jacques 'Aouad et ses évêques pour avoir pris
la défense. des melkites catholiques, soi-disant enne-
mis de la Porte. Le pacha de Tripoli envoya ses
troupes au monastère de Qannoùbîn. Elles le pillèrent,
se saisirent des moines et du frère du patriarche et
les conduisirent à la prison de Tripoli. Détenus comme
criminels, ils ne furent libérés qu'à prix d'or. Quant
à Jacques 'Aouad et à ses évêques, ils se cachèrent
jusqu'au rétablissement de l'ordre par les soins des
Khazen. Le récit de ces événements se trouve consi-
gné dans les registres du monastère de Qoshaïya,
cité par .1. Darian, Les maronites au Liban, p. 164-
171. Cf. le patriarche Mas'ad, op. cit., p. 82-83.
Avec le même dévouement le successeur de 'Aouad
mit au service de l'union le prestige de son auto-
rité. Elias Neslorianorum per universum orientent
degentium patrlarcha, dit J.-S. Assémani, qui Sedem
in Mossulana urbe, seu nova Xinive ad Tigrim habet,
audiia ('démentis (XII) in omite christianorum orien-
taiium genus benignitalis fuma, literis insuper loin
a Josepho Antiocheno maronitarum palriarcha, et a
Stephano Evodio meo ex sorore nepote, archiepiscopo
Apamete, anno 1735, quam a me anno sequenli ud
ipsum pencriptis excitatus, Humante Ecclesia' doclri-
nam, deteslatis erroribus, se profiteri, missis ad eumdent
l'onlificem et ad Sacram congregationem de Propaganda
Fide epistolis, signi/icavit. Bibl. juris, t. ni, p. xxx-
XXXI.
Le même dévouement fut manifesté à l'égard des
arméniens auxquels « les maronites ouvrent leurs
bras ». Goudard, op. cit., p. 180.
C'est encore pour la même cause qu'on vit en
Egypte et ailleurs Joseph-Simon Assémani et son
neveu Étienne-Évode. Le succès de leur mission nous
est raconté par Assémani lui-même. Lettre au car-
dinal Fleury, dans Rabbath, op. cit., t. i, p. 182:
et Relazione, p. 25-29.
Ces quelques indications suffisent à montrer l'acti-
vité des maronites à promouvoir l'union. Une assem-
blée tenue à Alep (Syrie) au xvm« siècle et qui réunit
les chefs des différentes confessions chrétiennes de
cette ville : maronites, melkites, syriens, arméniens
et les supérieurs des communautés religieuses latines,
disaient de l'Église maronite qu'elle était Je rifugio di
lutte le nazioni orientait cattoliche. On aurait pu ajou-
ter : et l'ouvrière du rapprochement avec les non-
catholiques. Voir le compte rendu de cette assem-
blée à la Bibliothèque vaticane, mss. Jat. 7259, 7263,
7264, cité par Mgr Xehmatalla Auad, Per la verilù.
Rome, 1909, p. 16. Cf. aussi Faustus Naironus, Disser-
tatio de origine, no mi ne ac religione maronitarum,
Rome, 1679, p. 48, 49; extraits du diaire des mission-
naires carmes d'Alep, ad an. 1692, dans Rabbath, op.
cit., t. n, p. 12, 49, 50, 58; le patriarche Mas'ad, op. cit.,
p. 81, 106; J. Debs, op. cit., t. vin, p. 471, 598, 599,
718, 719; Chebli, Biographie du patriarche Douaïhi,
p. 142-144; L. Cheikho, dans Al-Machriq, 1900, t. m,
p. 915.
Le P. Dandini voyait donc juste quand, à la suite
de son voyage au Liban en 1596, il recommandait à
Clément VIII le peuple maronite comme une avant-
garde des missions catholiques en Orient, op. cit.,
]). 233-234.
III. CONSTITUTION ET SITUATION
ACTUELLE DE L'ÉGLISE MARONITE. — Nous
étudierons succesiveinevnt : I. La hiérarchie ecclé-
siastique. II. La liturgie (col. 128). III. La vie
religieuse (col. 132). Nous terminerons par quelques
données statistiques (col. 139).
I. Hiérarchie ecclésiastique. — ■ La hiérarchie
maronite se compose, comme celle de toutes les
Églises, d'ordres et de dignités. Le synode du Mont-
Liban, s'exprime ainsi : « Les ordres mineurs sont ceux
de chantre, de lecteur, de sous-diacre; les majeurs,
ceux de diacre, de prêtre, d'évêque. Les dignités sont
celles d'archidiacre, de périodeute, d'archiprêtre, de
chorévèque et de patriarche. » II.xiv, 48.
1° Les ordres mineurs : ceux de chantre ou psalmiste,
de lecteur, de sous-diacre.
1. L'ordre de chantre. — La liturgie maronite n'a pas
de cérémonie spéciale pour la tonsure; celle-ci est
incluse dans l'ordination du chantre ou psalmiste :
« L'ordination de chantre contient chez nous ia ton-
sure cléricale; l'évèque la conservera avec exactitude,
car, en certains manuscrits qui proviennent des jaco-
121
MARONITE (ÉGLISE), 111 K RAUC II I K
122
biles et que des ignorants prennent pour de chez nous,
la tonsure est omise. Synode du Liban, III, u, l. -
La fonction du psalmiste consiste dans le chant des
psaumes et des hymnes et la lecture des livres de
l'Ancien Testament, à l'exception des prophéties.
Ibid., II, xiv, 49; III. n, 1, 2, G. Il reçoit aussi le
pouvoir d'exorciser, a D'après notre rit, l'exorcistai est
contenu dans le dernier ordre, celui de chantre. Quand
on ordonne celui-ci, on lui donne pouvoir d'imposer
les mains aux énergumènes et de chasser les démons...
Mais que nul n'exerce cette fonction, sans une per-
mission spéciale de l'évèque, qui ne sera d'ailleurs
accordée qu'aux prêtres ou, en cas de nécessité, aux
diacres. ■ II, xiv, 49; III, II, 6.
2. Le lectorat. - Le lecteur est chargé de lire les
leçons prophétiques. « Chez nous, les leçons scrip-
luraires sont divisées en cinq catégories et attribuées à
autant d'ordres. La 1" comprend l'Ancien Testament,
excepté les Prophètes; la 2\ les Prophètes; la 3e, les
Épîtres catholiques et les Actes des Apôtres; la 4e, les
Épîtres de Paul: la 5°, les Évangiles. Les chantres
lisent la lrc, les lecteurs, la 2e; les sous-diacres, la
3»; les diacres, la 1e; les archidiacres, la 5e. Quand,
dans une église, il n'y a que des lecteurs, ils lisent
toutes les leçons, et le prêtre, l'évangile. Quand il y a
un prêtre et un diacre, le prêtre lit l'évangile, le diacre,
l'épître. Quand un diacre et un sous-diacre assistent
le prêtre, le sous-diacre chante l'épître, et le diacre,
l'évangile; car l'archidiacre est supérieur au diacre
par la juridiction, non par l'ordre. » III, ri, 2.
3. Le sous-diaconat. — Le sous-diacre cumule les
fonctions du portier, de l'acolyte et du sous-diacre de
l'Église latine, i L'office du sous-diacre est de servir
le diacre, de garder les portes de l'église, de
sonner clochettes et cloches, de porter le chandelier,
d'allumer les lampes de l'église, de préparer l'eau et
le vin pour le service de l'autel, de prendre l'aiguière
et de présenter au célébrant l'eau pour se laver les
mains et le manuterge pour les essuyer, de laver les
pales et les corporaux, de donner au diacre le calice et
la patène durant le sacrifice, enfin de lire à l'église les
leçons tirées des Épîtres catholiques et des Actes des
apôtres. Ainsi, le sous-diaconat contient trois ordres
qui, dans l'Église romaine, sont conférés séparé-
ment : l'ostiariat, l'acolvtat, et le sous-diaconat. »
III, u, 3.
Cette énumération des fonctions du sous-diacre est
suivie de la remarque qu'on va lire et qui fixe pour
l'Église maronite les règles du célibat ecclésiastique :
Puisque, chez nous, le sous-diaconat est encore
compté parmi les ordres mineurs, le sous-diacre n'est
tenu ni aux heures canoniques ni à la garde de la
chasteté, comme y sont tenus le diacre et le prêtre.
Il lui est donc loisible, même après l'ordination, de
prendre femme; si cette femme est vierge et si lui-
même ne se marie qu'une fois, il pourra être promu
aux degrés plus élevés du sacerdoce. .Mais si, après
son ordination, il épouse une seconde femme, ou bien
une veuve ou une femme déflorée, son mariage sera
valide; mais tout accès au diaconat ou à la prêtrise lui
sera interdit, et il ne pourra plus continuer à remplir
dans l'église les fonctions de son ordre. Cela vaut aussi
pour le chantre et le lecteur bigames. » III, n, 3. Autre-
fois, comme du reste dans les autres Églises orien-
tales, les membres du clergé séculier étaient générale-
ment tous mariés. C'est pourquoi, on choisissait
parmi les moines les candidats à l'épiscopat. Mais
après la fondation du collège de Rome, le célibat des
clercs, sans être imposé par une loi, a commencé à
s'introduire dans la pratique; l'établissement des
séminaires a soutenu et favorisé ce mouvement spon-
tané vers la continence absolue. Actuellement, les
clercs séculiers sont en grande majorité célibataires.
On n'a pas jugé à propos d'abolir la discipline primi-
tive qui autorise l'évèque à conférer les ordres sacrés
aux personnes mariées sans leur interdire l'usage de
leurs droits conjugaux.
2° Les ordres majeurs : diaconat, prêtrise, épiscopat.
1 . Le diaconat. - - C'est le premier des ordres majeurs
dans l'Église maronite; il impose au clerc l'obligation
du bréviaire et le rend inhabile à contracter ma-
riage. « L'office du diacre est d'assister le prêtre à
l'autel, d'encenser l'église et le peuple, de lire publique-
ment l'épître et l'évangile, d'apporter à l'autel le
pain et le vin au célébrant, d'agiter le flabellum pour
écarter de l'autel les insectes, et aussi pour faire
honneur au célébrant et aux mystères, de distribuer
l'eucharistie aux diacres, aux clercs inférieurs et au
peuple, de baptiser solennellement en l'absence de
l'évèque et du prêtre, de prêcher avec leur permis-
sion, d'être préposé par l'évèque à l'administration
de la caisse de l'église. Mais, pour que les diacres n'ex-
cèdent pas leurs pouvoirs, les Pères ordonnent : 1. que
jamais le diacre ne s'assoie devant un prêtre sans son
ordre; 2. Que jamais il n'ait la présomption d'adminis-
trer la sainte communion aux prêtres... » III, n, 4.
2. La prêtrise. — Nous n'avons rien de particulier
à dire sur l'ordre sacerdotal. Mais il nous faut toucher
d'un mot l'organisation paroissiale. L'on sait qu'avant
le concile de Trente on pouvait fréquemment rencon-
trer plusieurs curés sur un même territoire. A raison
des inconvénients qui en résultaient, les Pères du
concile exigèrent que chaque circonscription parois-
siale possédât un unique pasteur (sess. xxiv, c. 13,
De réf.). Le synode du Liban adopta cette réforme :
Ha distinguante ab episcopo Hcclesiœ parochiales, ut
unaqiiœque habeat proprium parochum, III, m, 2.
Toutefois, pas plus en Occident que dans le patriarcat
maronite d'Antioche, la règle de l'unique curé ne fut,
dans- la pratique, rigoureusement observée. Joan.
Chelodi, Jus de personis, Trente, 1922, n. 223, p. 345:
J.-B. Ferrères, S. J., Institutiones canonicœ, i, Barce-
lone, 1920, n. 733, p. 312; A. Vermeersch-J. Creusen,
Epitome juris canonici, Malines-Rome, 1921, t. i,
n. 404, p. 174, et ici l'art. Curés, t. m, col. 2436.
Il fallut attendre la promulgation du Code pour
assister à la disparition complète et définitive, dans
l'Église latine, de ce système. //) eadem parœcia anus
tantum débet esse parochus qui actualem animarum
curam gerat, reprobata contraria consuetudine et revo-
calo quolibet contrario privilégia. Can. 4G0, § 2. Voir
aussi une réponse de la Commission pontificale pour
l'interprétation du Code dans les Acta apost. Sed., IWA2.
t. xiv, p. 526. En Orient, chez les maronites et ailleurs,
on continue de voir plusieurs prêtres simultanément
et également chargés de prêcher la doctrine chrétienne
et d'administrer les sacrements à un même peuple,
sans que l'un d'eux ait l'autorité sur les autres comme
un curé sur ses vicaires.
3. L'épiscopat. - a) Evêqucs résidentiels. Jus-
qu'au synode du Mont-Liban, les éparchies (ÈTrap/Ja,
en arabe abrachiyat) n'étaient pas délimitées, ni même
connues. Les évoques étaient considérés comme auxi-
liaires du patriarche. Aussi avaient-ils pris l'habitude
de porter indifféremment les titres d'évêque, d'arche-
vêque ou de métropolite. Par deux décrets de 162.") et
1635, la S. C. de la Propagande avait ordonné; il est
vrai, la division canonique du patriarcat maronite
en éparchies ou diocèses. Ces deux décrets sont cités
par le P. Rodota dans son rapport concernant le
synode du Mont-Liban, conservé à la Vaticane. Cod.
rat. lai. 7101, fol. 217 v". Mais celte prescription resta
lettre morte jusqu'à l'assemblée de 1736. Le synode
du Mont-Liban divisa le patriarcat en huit éparchies ;
Alep, Beyrouth, Byblos et Botrys (Gébaïl et Batroun),
Chypre. Damas, Héliopolis (Ba'albckl, Tripoli de
123
MARONITE ÉGLISE), HIÉRARCHIE
124
Syrie, Tyr et Sidon. Voir le document officiel de celte
division dans Vappend. du synode, n. 11. p. 428-429.
En même temps qu'ils en tracèrent les limites, les
Pères du synode désignèrent les monastères qui
devaient servir de résidence à certains évêques. Mais
ces couvents ne se trouvaient pas tous sur le territoire
des éparchies respectives. Cette anomalie canonique,
due à l'état politique du pays et à la situation maté-
rielle des évêques, ne disparut qu'au xixe siècle, ainsi
que nous avons eu déjà l'occasion de le voir.
L'institution des diocèses fut contestée, dans la
suite, comme nous l'avons vu plus haut (cf. col. 82).
Benoît XIV dut intervenir pour régler définitivement
cette question. Le bref Apostolica pnedecessorum,
du 14 février 1742, ramenait à sept les sièges épis-
copaux en dehors du siège patriarcal, fixait les circons-
criptions des ressorts, déclarait inamovibles les titu-
laires de chacun de ces sièges, donnait au patriarche
le droit de nommer Ces titulaires suivant la coutume.
Le patriarche devrait visiter les diocèses tous les
trois ans et y percevoir les dîmes et les redevances
accoutumées; il garderait le droit de consacrer les
saintes huiles et de les distribuer aux sept diocèses.
Par mesure transitoire, les évêques actuellement
vivants demeureraient comme des vicaires du patriar-
che, tant que leur nombre ne serait pas- ramené à sept
(ils étaient onze à ce moment). Une fois ce nombre
atteint par les décès successifs, le patriarche attri-
buerait à chacun d'eux le ressort diocésain qu'il
jugerait lui convenir le mieux. De Martinis, Jus ponti-
fie, t. m, p. 51-52. En 1906, l'éparchie de Tyr et
Sidon fut divisée en deux. Cf. ci-dessus, col. 111.
Les maronites ont donc actuellement neuf diocèses.
Pour la provision canonique des diocèses, le patriar-
che procède ainsi : A la vacance d'un siège, il nomme
d'abord un administrateur auquel il confie le gouver-
nement de l'éparchie, et dont il détermine exactement
les pouvoirs. Il s'occupe ensuite de la désignation
du titulaire. Mais il n'est pas entièrement libre dans
le choix du candidat : il lui faut l'assentiment des
évêques, donné à la majorité des voix. En outre, la
loi exige la consultation de l'éparchie vacante. Tou-
tefois, le clergé et les fidèles n'expriment que des
vœux; la décision reste au patriarche et aux évêques.
Synode du Liban, III, iv, 15.
b) Évêques titulaires. — La nomination des évêques
titulaires se fait de la même manière, sauf, évidem-
ment, l'intervention du clergé et du peuple. Le synode
du Liban ne détermine pas le nombre des prélats de
cette catégorie. Il porte à leur sujet les dispositions
suivantes : L'épiscopat peut être conféré, honoris
causa, à divers personnages, surtout parmi les chefs
des monastères ; mais pour réprimer toute ambition
qui porterait les évêques titulaires à réclamer un res-
sort à gouverner, au détriment de l'unité des diocèses,
il est décidé que dorénavant nul diocèse ne sera
divisé et que les évêques titulaires promettront par
écrit de ne point demander au patriarche de ressort
juridictionnel, sauf en cas de vacance d'un diocèse.
Les contrevenants seront suspens ipso facto, et ne
pourront être relevés de cette peine que de l'assenti-
ment du Synode et de l'évêque du diocèse où ils
auraient réclamé une juridiction. III, iv, 20.
Au patriarche seul revient le droit de délivrer au
nouvel évêque le diplôme du sacre, ou, quand il s'agit
de prélats résidentiels, les lettres synodales dites de
juridiction, sans lesquelles ces derniers ne pourront
prendre possession de leur siège. Ibid., part. III, c. iv,
n. 18.
Rome, on a pu le remarquer, n'intervient pas dans
le choix des évêques. Récemment, toutefois, le sou-
verain pontife a publié en consistoire le nom de deux
nouveaux prélats sous cette forme : Ratas se habere
dixit promotiones et electiones canonice /actas in Synodo-
Episcoporum maronilurum. Actu apost. Sed., 1926,
t. xvin, p. 253. La première publication de ce genre
date, sauf erreur de notre part, du 21 juin 1926. Acta
apost. Sed., ibid., p. 249 et 253.
3° Les dignités. — 1. L'archidiaconat. — L'archi-
diacre occupe le premier rang dans l'ordre diaconal.
Des prérogatives dont il a pu jouir autrefois il ne lui
reste plus que le droit de préséance sur les diacres et
les clercs inférieurs, et le pouvoir de lire l'évangile.
En pratique, il n'est même plus question de préséance,
car la dignité d'archidiacre est généralement accordée,
aujourd'hui, suivant un rit particulier, à tous les
diacres. On la leur confère aussitôt après le diaconat;
quelquefois, cependant, le jour de l'ordination sacer-
dotale. Sans doute, la collation de cette dignité n'est
pas obligatoire, mais si on l'omet, le diacre obtient
par ailleurs, à l'égard de la lecture de l'évangile, des
pouvoirs équivalents. En effet, si l'évêque n'entend
pas conférer l'archidiaconat au nouveau diacre, il doit
lui remettre, au moment de l'ordination, avec les
Épîtres, le livre des Évangiles. In ordinatione diaconir
quando prœ\ler] mitlenda essel archidiaconatus bene-
dictio, epistolse Pauli una cum sacro evangeliorum
codice sunt tradendœ, ut disertius exprimalur potestas
legendi lum epislolas, tumevangelium. Synode, III, n, 4.
2. Les dignités de l'ordre presbytéral : celles de pério-
deute, d'archi prêtre, de chorévêque. — La date exacte
de l'institution du chorépiscopat n'est pas connue.
En Orient, elle n'apparaît pas dans les textes anté-
rieurs à la paix de l'Église. Mais, d'après les indica-
tions que les documents les plus anciens nous four-
nissent, « les chorévêques doivent leur raison d'être
à la nécessité d'aider le chef du diocèse dans l'admi-
nistration et la surveillance des églises secondaires
fondées au milieu de groupes de population plus ou
moins distincts de la cité épiscopale, à mesure que le
christianisme eut la liberté de se propager hors des
\ illes ». J. Parisot, Les chorévêques, dans la Revue de
l'Orient chrétien, 1901, t. vi, p. 158. Aussi portaient-ils
e titre d's7na>tcTcot ttjç x^PaÇ ou XwPe7T'-a>c&Tr01--
C'étaient les évêques de la campagne, des commu-
nautés.rurales, subordonnés, pourtant, aux évêques
des villes.
L'importance que prit le chorépiscopat suscita des
abus; les chorévêques passaient outre aux prescrip-
tions conciliaires qui réglementaient leur situation.
On édicta alors les mesures qui s'imposaient, suivant
les régions. Dans certaines Églises, on supprima ces
dignitaires pour leur substituer de simples visiteurs
ou périodeutes. Dans d'autres, sans aller jusqu'à cette
mesure radicale, on se contenta, comme dans les
Églises de Syrie, de réduire leur nombre et de limiter
leurs prérogatives ou seulement de restreindre celles-ci.
Cependant, les périodeutes ne tardèrent pas à figurer
dans la hiérarchie des Églises où le chorépiscopat
s'était maintenu. Ainsi, dans la nomenclature des
divers degrés hiérarchiques, on trouve le périodeute
à côté du chorévêque. Voir H. Bergère, Étude histo-
rique sur les chorévêques, Paris, 1905; J. Parisot, art.
cité, p. 157-171, 419-443; H. Leclercq, art. Chorévêque,
dans le Diction, d'archéologie chrétienne; J.-S. Assé-
mani, Bibl. or., t. m b, p. 826-838.
Les maronites adoptèrent dès l'origine les choré-
vêques et les périodeutes et introduisirent après coup
dans leur hiérarchie particulière les archiprêtres. Dans
leur Église, l'archipresbytérat n'est que le dédou-
blement du chorépiscopat. En effet, à côté du choré-
vêque préposé aux communautés rurales, l'archi-
prêtre a la surveillance de la ville chef-lieu- de l'épar-
chie. Maronitœ quidem, dit Assémani, non modo pério-
deutes a chorepiscopis distinguunt; sed bina etiam
chorepiscoporum gênera agnoscunt quorum unumeorum
12,"-
MARONITE i EGLISE), HIÉRARCHIE
L26
est qui in civitatibus inslituuniur; allerum corum, qu
in oppidis et ma ; or i bus vicis. l'rimi dicuntur absolute...
Churaie, et cum addito... Churai-Episcupe, hoc est
chorepiscopi, respondentque Latinorum archipres-
byteris et Grsecorum proiopapïs seu prolopresbyteris...
Alteri sunt absolute chorepiscopi, hoc est vicorum seu
pagorum, sive oppidulorum episcopi... Utrorumque
natio exstat in Rituali Maronilarum. Bibl. or.,
t. m b, p. 831. L'ordinal désigne ces deux dignitaires
sous le même nom de chorévêque. Mais la décomposi-
tion que les copistes ont l'ait subir au mot syriaque
Kourai-Episcupe (chorévêque) donna lieu, dans le
langage courant, à la dénomination inexacte du
chorévêque urbain par le terme Khouri, dénomination
appliquée actuellement, sauf dans l'éparchie d'Alep,
a tous les prêtres séculiers. Aucun document ne four-
nit, à notre connaissance, la date de ce dédoublement.
Il nous semble qu'il fut définitivement établi vers la
lin du pontificat de Douaïhi (t 1704). En effet, celui-
ci eut d'abord sur cette question une doctrine assez
Ilot tante. Tantôt, il parle de l'archiprêtre, tantôt il le
passe sous silence. Puis il finit par fixer la discipline
a cet égard en assignant dans le pontifical un rit spé-
cial pour la collation de l'archipresbytérat. Voir les
divers pontificaux manuscrits de Douaïhi à la Vati-
eane, Vat. sur. 311, au patriarcat maronite, à l'ar-
chevêché de Chypre; le commentaire de Douaïhi,
cité par Joseph-Aloys Assémani, Codex liturgicus,
t. x, p. xxvi-xxvii. Dans le t. n b de sa Bibl. or.,
imprimé à Rome en 1728, J.-S. Assémani, nous venons
de le citer, parle de l'archipresbytérat comme d'une
institution déjà bien assise; et le synode du Mont-
Liban, tenu en 1736, met le sceau à l'œuvre de Douaïhi
en imposant son pontifical à la pratique et en résumant
les divers rites suivant lesquels doit s'accomplir la
consécration du chorévêque, de l'archiprêtre et du
périodeute.
Ces trois consécrations comportent l'imposition des
mains. Cependant, la collation du chorépiscopat dont
le rit a été emprunté en abrégé au sacre des évêques,
revêt une forme plus solennelle. Voir le pontifical des
ordinations dans J.-Al. Assémani, Codex liturgicus,
t. ix; J.-S. Assémani, Bibl. or., t. m, p. 831-832. A cet
endroit, J.-S. Assémani relève les différences essen-
tielles entre le rit de l'ordination épiscopale et celui
de la consécration du chorévêque ; puis il indique les
parties communes aux deux rites, par exemple, la
tradition des insignes de la dignité : mitre et crosse, etc.
L'origine de ces degrés hiérarchiques nous explique
pourquoi le chorévêque, l'archiprêtre et le périodeute
partagent certaines fonctions strictement épiscopales,
et pourquoi les deux premiers jouissent de plus amples
prérogatives que le périodeute. Les trois dignités sont
parfois accordées à titre purement honorifique, avec
tous les droits et privilèges qui leur sont propres.
3. Les métropolites et les archevêques. — Le synode
du .Mont-Liban, en érigeant les éparchies, n'a pas
rétabli les divisions provinciales; il soumet les évêques
directement au patriarche. Synode, III, iv, 14. Dès
lors, la dignité d'archevêque se ramène, chez les maro-
nites, à un titre purement honorifique, et tous les
évêques en sont investis.
4. Le patriarche. — Le patriarche est le chef suprême
de l'Eglise maronite. Il n'a de supérieur que le pape.
Il porte le titre de patriarche d'Antioche et de tout
l'Orient. Le synode du Mont-Liban détermine les
limites de sa juridiction en ces termes : « Nos anciens
patriarches, dit-il, du jour où la nation maronite s'est
séparée des autres peuples de l'Orient, ont non seule-
ment porté le titre et le nom de patriarche d'Antioche,
niais aussi exercé une pleine juridiction patriarcale
sur les métropolites, les évêques, les prêtres, les clercs
et les laïques de la nation maronite, tant dans le dis-
trict du patriarcat d'Antioche que dans les autres
régions de l'Orient. Aujourd'hui encore, ils jouissent
de ce titre et de cette juridiction patriarcale. Ceci ne
leur a jamais été contesté par les souverains pontifes;
bien au contraire, des diplômes leur confèrent expres-
sément ce titre de patriarche d'Antioche et la pleine
et absolue juridiction sur toute la nation des maro-
nites en tous les pays d'Orient (in totam nationem
maronilarum in partibus orientalibus ubique locorum
existentium). Nous ordonnons donc à tous et à chacun
des maronites de Syrie, de Phénicie, du Liban, de
Palestine, de Chypre, d'Egypte et de toutes autres
provinces et localités d'Orient, d'une manière très
stricte et au nom de la sainte obéissance, de recon-
naître pour leur légitime supérieur et prélat le Révé-
rendissime Patriarche, d'obéir, au spirituel, à ses
ordres et à ses mandements, d'observer exactement
les lois portées par lui, les rites accoutumés de l'Église
patriarcale pour les divins offices, les fêtes, les jeûnes.
Laïques ou ecclésiastiques devront lui payer la dîme,
honorer et vénérer les prêtres (sacerdoles) constitués
par lui et recevoir d'eux les sacrements. » III, vi, 4.
Le choix du patriarche se fait, comme dans les
autres Églises orientales, par élection. Mais, à défaut
d'une loi précise, les formes électorales varièrent au
cours des siècles. Nous indiquerons rapidement celles
dont nous avons pu rencontrer les éléments dans les
documents historiques. Le premier témoignage d'une
élection patriarcale se trouve dans une note syriaque
écrite de la main du patriarche Jérémie, qui nous
apprend qu'en 1183 il fut élevé à cette dignité par les
évêques, les chorévêques et les prêtres. Voir cette
note sur l'évangéliaire conservé à la Laurentienne de
Florence, cod. syr. 1, fol. 6 y3; elle est reproduite par
Etienne Évode Assémani dans Bibl. med. Laurent, mss.
catalogus, p. xxvm. — Dans une lettre adressée à
Léon X(8 mars 1514), le patriarche Simon Ibn-Hassàn
(1492-1524) nous explique le mécanisme des opéra-
tions électorales de son temps : A la vacance du siège
patriarcal, douze prêtres, réunis au monastère de
Qannoùbîn, et enfermés dans des cellules séparées,
devaient écrire chaque jour sur une feuille de papier le
nom de celui auquel ils donnaient leur vote. L'élection
était acquise à l'unanimité absolue. Une" fois le
patriarche désigné, prélats, prêtres, diacres, sous-
diacres, et fidèles s'assemblaient pour le proclamer
et l'introniser. Labbe, Concil., t. xiv, col. 350-351.
Lorsque les électeurs ne pouvaient arriver à l'accord
absolu, ils confiaient à trois d'entre eux, désignés au
sort, le mandat de choisir, à la pluralité des voix, le
nouveau titulaire du siège patriarcal. R[ichard]
S[imon], Voyage du Mont-Liban, traduit de l'Italien, du
R. P. Jérôme Dandini (Remarques), Paris, 1675,
p. 401-402.
D'autres fois, l'élection s'est faite, à la majorité des
voix, par l'assemblée de l'épiscopat, du clergé et du
peuple. Voir l'acte d'élection de Serge Risi en 1581,
dans L. Cheikho, La nation maronite et la Compagnie
de Jésus aux XVI' et XTII* siècles, Beyrouth, 1923,
p. 56-58; Dandini, op. cit., (élection de Joseph Risi en
1596), p. 113-115; une lettre adressée en 1604 au pape
par l'épiscopat, le clergé et le peuple maronites dans
cod. vat. M. 7258, fol. 215-219; l'acte d'élection de
Joseph Al-'Aqoûrî, dans Anaïssi, Collectio,p. 113-114;
Douaïhi, Annales, an. 1670, fol. 115 v° et passim.
Une quatrième procédure prépara la voie à la légis-
lation du synode du Mont-Liban : les évêques seuls
désignaient le candidat, le clergé donnait son adhé-
sion et le peuple son acceptation. Ainsi furent élus
Gabriel de Plauza en 1701 et Joseph Dergham El-
Khazen en 1733. Voir les lettres électorales dans les
cod. rai. lui. 7262, loi. 1 1 1-1 l!<; et 72.r,8, fol. 208-209 et
212, 213.
127
MARONITE ÉGLISE), LITURGIE
128
Enfin le synode du Mont-Liban fixa définitivement
les modalités de l'élection. Seuls les métropolites et les
évèques forment le collège électoral. L'élection peut se
faire par scrutin; et alors, elle sera définitive si un
candidat réunit au moins les deux tiers des votants;
si non, il faudra recommencer les opérations jusqu'à ce
(pie le quantum soit obtenu : III, vi, 8, cf. 7, § 17. Le
synode admet aussi l'élection sans scrutin, par accla-
mation; mais, dans ce cas, le candklat n'est élu que
s'il réunit tous les suffrages. Ibid., 7, § 18. La période
électorale s'ouvre le neuvième jour après la mort
du patriarche. Les candidats doivent avoir quarante
ans révolus, être au moins prêtres et réunir les autres
qualités requises par les canons. Ibid., 7, § 5, 10.
Le synode du Liban a précisé minutieusement le
mécanisme des opérations. Ibid., 7 '.
Le nouveau patriarche une fois élu, on fixe le jour
de sa consécration. Celle-ci doit s'accomplir en pré-
sence du corps électoral, suivant un rit prévu par
le Pontifical. A la suite de cette cérémonie, élu et
électeurs doivent écrire au pape pour solliciter le
pallium et la confirmation du nouveau patriarche.
Celui-ci joint à sa lettre une profession de foi catho-
lique. Ibid. Tant qu'il n'a pas reçu le pallium et la
confirmation de son élection, il n'a pas la plénitude
de la juridiction patriarcale. Quibus rébus, id est,
diplomate pontiprio et pallio, a snmmo Pontifice de
more acceptie et a Remo D. Patriarcha solenni ritu
exceptis quemadmodum ad ealeem ordinationis Patriar-
chœ in ponlipcali prœscribilur, plena et absoluta in sno
Antiocheno patriarehatu super universam maroniticam
nationem iurisdictione jungilur. Ibid., n. 7, § 22.
Les droits et privilèges du patriarches sont définis
au ch. vi, n. 2, de la troisième partie du synode. En
voici l'énumération :
1. Droit de préséance sur tous les primats, les mé-
tropolitains et les évèques. 2. Faire porter devant lui
la croix en tout lieu sauf à Rome, ou en présence du
pape ou de son légat. 3. User des insignes patriarcaux,
notamment des vêtements de pourpre. 4. Écrire des
lettres synodiques aux autres patriarches. 5. Juger en
appel des controverses déjà dirimées dans les provinces
ou les diocèses. 6. Consacrer personnellement ou par
délégués les métropolitains et les primats de son
patriarcat et leur donner le pallium. 7. Au cas où la
nécessité ou l'utilité de l'Église le demande, il peut
transférer d'un siège à un autre les évèques et les
métropolites, leur donner des coadjuleurs : mais ceci ne
peut se faire qu'avec l'assentiment des évèques. 8. fl
peut accepter la démission d'un évèque et lui donner
la faculté d'entrer en religion; mais cela doit s'accom-
plir au synode des évèques. 9. Il peut connaître des
causes majeures et des affaires graves des évèques de
son patriarcat, à l'exception de celles qui sont réser-
vées au pape. 10. Il peut recevoir les recours des
évèques contre les métropolitains et ceux des clercs
et des laïques contre les évèques. 11. Il lui appartient
de veiller à la pureté de la foi et à l'exactitude de la
discipline et, pour cela, de visiter par lui-même ou par
un délégué les divers diocèses. 12. Il rassemble et
préside le synode des métropolitains et des évèques.
13. Il peut édicter des canons obligatoires pour les
métropolitains et les évèques. 14. Il peut frapper de
censures les évèques et les métropolitains délinquants;
mais le pouvoir de les déposer est désormais réservé
au pape. Le patriarche peut néanmoins, à la suite
d'une décision synodale, faire enfermer l'évêque cou-
pable dans un monastère en attendant la sentence
définitive du Saint-Siège. 15. Il veille à la discipline
monastique, approuve les instituts religieux et exerce
sa juridiction sur tous les moines de son ressort.
16. Il peut donner l'exemption aux églises et aux
monastères dans les éparchies de son patriarcat. 17. Son
nom doil être proclamé dans la liturgie après celui du
pape. 18. Il peut se réserver des cas que nul évèque
ou métropolitain ne peut absoudre, et, inversement,
absoudre de tous les cas réservés dans son patriarcat :
il peut réconcilier à l'Église les hérétiques et les schis-
matiques de n'importe quelle secte ou nation, dis-
penser des empêchements de mariage, soit dirimants
soit prohibants, absoudre ceux qui ont été excommu-
niés, suspendus ou interdits par les prélats de son
ressort, lever les irrégularités pour la réception ou
l'exercice des ordres. 19. Tous les sujets du patriarche
tant ecclésiastiques que séculiers lui doivent la dîme.
20. Seal il peut dans toute l'étendue du patriarcat,
même en présence de l'Ordinaire du lieu, bénir, pré-
sider, exercer les fonctions pontificales. 21. Seul il peut
instituer des fêtes de précepte pour tout le patriarcat,
imposer des jeûnes extraordinaires, dispenser, pour
motif d'ordre public, des jeûnes prescrits sans, d'ail-
leurs, pouvoir les abolir définitivement. 22. Seul il a
juridiction sur les rites ecclésiastiques du patriarcat,
avec pouvoir de réviser ou corriger rituel, pontifical,
missel et autres livres liturgiques, d'introduire de
nouveaux offices, d'en supprimer d'anciens; il peut
se réserver certaines fonctions, qui seront interdites
aux évèques et aux métropolitains, telle la consé-
cration du chrême; en confier d'autres même à de
simples prêtres, comme la dédicace des églises et des
autels, la confirmation, l'usage de la mitre et de la
crosse et la collation des ordres mineurs; augmenter
ou diminuer tel rit, à condition d'en garder la sub-
stance, et ce de l'avis des évèques et de personnes
compétentes. Il est bien entendu que tout ce qui a été
dit des pouvoirs patriarcaux doit se comprendre en ce
sens qu'il convient de ne rien faire d'important sans le
synode des évèques et des métropolitains, de même que
ces derniers ne doivent rien entreprendre, en dehors de
l'administration ordinaire, sans consulter le patriarche.
IL La liturgik. - Le rit maronite appartient au
groupe des liturgies syriennes du patriarcat d'An-
tioche. Il utilise la langue syriaque et, pour certaines
parties, l'arabe.
Les relations des maronites avec l'Occident ont
exercé une profonde influence sur la discipline de leur
Église. Mais ces effets n'ont commencé à se produire
d'une manière systématique, dans le domaine pro-
prement liturgique, que vers la fin du xvi8 siècle.
Cf. ci-dessus, col. 63. Le pouvoir pontifical, les mis-
sionnaires, la plupart des maronites élevés à Rome ont
été les artisans de la latinisation. Nous en étudierons
brièvement les résultats dans les principaux livres
liturgiques.
1. Le missel. — Dans le rit syrien, comme du reste
dans les autres rites, la liturgie eucharistique se com-
pose de la messe des catéchumènes et de l'anaphore.
• ('Avatpopdc) qui correspond au canon romain.
Mais à la différence de la liturgie latine, le rit syrien
possède un nombre considérable d'anaphores de
rechange composées sur le modèle de la liturgie de
saint Jacques. Les maronites ont, en outre, une ana-
phore particulière, celle qui commence par le mot
eharar, et qui a beaucoup de ressemblances avec la
liturgie des chrétiens de l'empire perse, connus sous
le nom de syriens orientaux. L'ensemble des anaphorcs
ne se trouve pas dans un missel unique. Les missels
offrent entre eux, de ce chef, une assez grande variété.
Pour ne parler que des maronites, nous citerons trois
recueils mss. qui étaient en usage chez eux et qui sont
conservés à la Vaticane sous les n. 29 et 31 du fonds
vat. syr. , et le n. 56 du fonds syr. Rorgia. Le 29, exé-
cuté en 1536, contient vingt-deux anaphores, le 'M,
écrit en 1564 et 1579, dix et le 56, copié sur un codex
de l'année 1527, n'en renferme que sept. Sur le rit
syrien, voir Mgr Rahmani, patriarche syrien d'An-
129
MARONITE (EGLISE). LITURGIE
130
Hoche, Les liturgies orientales et occidentales, Charfet
(Liban), 1924, p. 151 sq.
Jusqu'à la fin du xvi« siècle, le missel était encore
manuscrit et, partant, les modifications qu'on cher-
cha à y introduire n'eurent d abord qu'une diffusion
restreinte. L'imprimerie aida à les généraliser. La
première édition du missel fut faite à Home en 1592,
sous le titre de Missale chaldaicum juxta ritum Eccle-
sûr nationis Maronitarum. Elle entra officiellement en
\ igueur en 1596, au synode tenu en présence du P. Dan-
dini qui en avait apporté au Liban 200 exemplaires.
Dandini, op. cit., p. 102 et 125: Douaïhi, Mandrat El-
<i(jdds (lampe du sanctuaire), t. n, Beyrouth, 1896,
p. 326. Elle contient 14 anaphores. Les retouches
importantes que le texte liturgique y a subies concer-
nent les paroles de l'institution et l'épiclèse. Le récit
de la cène était raconté en d'autres termes que dans
la messe latine. Ces termes variaient, du reste, avec les
anaphores. .Maintenant, les paroles de l'institution
sont une simple traduction du missel romain. Quant à
l'épiclèse, elle est mutilée : le célébrant ne demande
plus que le Saint-Esprit soit envoyé sur le pain et le
vin pour les transformer au corps et au sang du Christ,
mais pour appliquer aux fidèles les effets du sacre-
ment eucharistique. Toutefois, on rencontre encore
dans trois anaphores les traces de l'épiclèse primitive.
Dans la première édition faite à Rome, en 1596, le
diaconicon n'a pas été corrigé à cet endroit. Le diacre
continue d'inviter les fidèles à se recueillir devant le
Saint-Esprit qui descend sur l'oblation pour la sancti-
fier. Mais, dans les éditions suivantes, il dira que le
Saint-Esprit descend sur l'autel pour nous sanctifier.
La deuxième édition du missel, faite également à
Home en 1716, ne rétablit ni les formules tradition-
nelles du récit de la cène, ni l'épiclèse. Elle supprime
certaines anaphores de l'édition précédente et les
remplace par d'autres; notamment, elle ajoute l'ana-
phore dite de l'Église romaine, qui contient quel-
ques prières d'origine latine, et introduit dans la pra-
tique la liturgie des présanctifiés pour le vendredi
saint. La messe des présanctifiés célébrée jadis tous
les jours du carême, sauf le samedi et le dimanche,
était depuis longtemps tombée en désuétude, sans
laisser de traces dans les livres usuels. On voulut la
rétablir, suivant l'usage romain, pour le seul vendredi
saint; mais une autre anaphore qui n'a aucun rap-
port particulier avec l'ancienne liturgie, l'anaphore
charar, fut adaptée à cette cérémonie. Synode du
Liban, II, xm, 17. Cf. M. Andrieu, Immixtio et conse-
cratio, Paris, 1924, p. 225 sq. ; M. Hajji, Une anaphore
syriaque de Sévère pour la messe des présanctifiés, dans
la Revue de l'Orient chrétien, t. xxi, 1918-1919, p. 25-
39. Les anaphores de l'édition de 1716 restent au
nombre de quatorze.
Nous avons encore une troisième édition romaine
en 1762-1763. Elle réduit le nombre des anaphores à
neuf. Les éditions postérieures xécutées à Qozhaïya
et à Beyrouth (Liban), en 1816, 1838, 1855, 1872,
1888, 1908, ne dépassent plus ce chiffre. Elles ont
toutes le même texte pour les paroles de l'institution,
celui de la messe latine, et quelques-unes conservent
les vestiges de l'ancienne épiclèse. Les éditions du
Liban ajoutent des péricopes évangéliques pour tous
les jours non fériés, ainsi que pour les fêtes fixes et mo-
biles. Les maronites avaient un calendrier de saints peu
fourni, et les missels imprimés à Rome ne donnaient
de lectures évangéliques que pour certains jours de
l'année. L'élaboration d'un calendrier complet ne fut
pas immédiatement suivie de l'assignation à chaque
jour des péricopes scripturaires (épîtres et évangiles).
Il était réservé à Farhât, archevêque d'Alep (1725-
1732), d'accomplir ce travail. Debs, op. cit., t. vin,
p. 545-546. Les péricopes évangéliques furent impri-
D.CT. DE THÉOI.. CA.TH,
niées pour la première fois dans le missel de Qozhaïya.
Les épîtres forment un volume à part, qui a déjà plus
de huit éditions. Ajoutons que les maronites ont
adopté les ornements et les hosties de l'Église latine,
et nous aurons presque tous les éléments de prove-
nance occidentale.
2. Le rituel. — Le rituel lui aussi a été profondé-
ment latinisé. Mais les changements ne s'introdui-
sirent que lentement dans la pratique.
Le rituel, en effet, fut imprimé beaucoup plus tard
que le missel. On inséra d'abord des modifications
dans les nouvelles copies manuscrites; on chargea les
anciennes de ratures et d'additions. Un maronite,
Joseph El-Bàni,en témoigne dans une note écrite par
lui, en 1665, sur un codex conservé au fonds syr. du
Vatican, n° 48, fol. 1; et Assérnani l'atteste à son
tour, dans Bibl. Apost. Val. cod. mss., catalogus, t. n,
p. 307-308. De plus, quelques rituels conservés à la
Vaticane, Vat. syr. 300 et 313, et à la Bibliothèque
nationale de Paris, ms. syr. 117, en font également la
preuve. D'autres latinisateurs recoururent à un pro-
cédé plus radical. Ils traduisirent du latin une partie
du rituel et l'imposèrent à l'usage. Ainsi, nous avons
vu, notamment, les rituels du baptême et de l'ex-
trême-onction, imprimés à Rome avec l'office férial
abrégé, en 1647. On se trouvait donc, peut-on dire, en
présence d'une sorte d'anarchie qui envahissait la
discipline liturgique. Le patriarche Douaïhi voulut une
reforme; il se mit à étudier les vieux mss. afin de réta-
blir le rit de son patriarcat. Achevé en 1694, le rituel
réformé fut promulgué par une lettre patriarcale qui
lui servait de préface. Le Saint-Siège approuva
l'œuvre de Douaïhi, et la Propagande proposa de
l'éditer à ses frais. Malheureusement, le projet n'eut
pas de suite. Voir les documents parmi les mss. de la
Vaticane, Vat. syr. 310, 312, et Vat. lat., n. 9552, fol. 37
sq., et n. 7261, fol. 109-114. Les tendances latini-
santes ' reprirent bientôt leur cours, d'autant plus
fortement que le xvme siècle manifeste, en matière
d'innovations liturgiques, une particulière fécondité.
On ne se contentait plus de copier le rituel romain; on
allait puiser dans les ouvrages ascétiques d'Occident
de nouvelles pratiques, et on leur assignait une place
dans le domaine cultuel.
En 1752 paraissait à Rome un nouveau rituel inti-
tulé : Sacerdotale Ecclesise Antiochenie nationis Maro-
nitarum. Accentuant toujours davantage le mouve-
ment de latinisation, il reproduit entre autres cérémo-
nies et bénédictions empruntées au rituel romain, avec
le rit du baptême et de l'extrême-onction, celui de la
communion des malades et de l'administration du
sacrement de pénitence. Par réaction, le synode de
1755 permit l'emploi du Sacerdotale seulement pour
les funérailles et prescrivit au clergé de se conformer,
pour le reste, au rituel de Douaïhi. Can. 5. Mais le
décret synodal ne put arrêter le courant, déjà trop
fort. En effet, le Sacerdotale était presque entre toutes
les mains, et les prêtres en suivaient les prescriptions.
Le rituel s'encombra même de nouvelles dévotions cul-
tuelles dont plusieurs ont pour auteur le patriarche
Joseph Estéphan (f 1793). 'Abboud, Biographie du pa-
triarche, p. 239, 240; Debs, op. cit., t. vin, p. 536-537.
Une réforme s'imposait. Un autre Joseph Esté-
phan, archevêque de Cyr (1810-1823), se chargea d'en
élaborer le plan. Par malheur, au lieu de s'inspirer
de la méthode et de l'œuvre de Douaïhi, il enre-
gistra purement et simplement les résultats acquis
et soumit son travail au patriarche El-Hélou. Celui-ci
n'eut pas le temps de s'en occuper; il mourut en 1823.
Son successeur envoya le projet du rituel au Saint-
Siège, en 1825, pour qu'il l'approuvât et le fît impri-
mer à Rome. Angelo -Mai, l'ayant examiné et comparé
avec celui de Douaïhi, réd:gea un rapport défavo-
X. 5
131
MARONITE (ÉGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX
132
rable; il fit surtout remarquer que le nouveau rituel
n'était pas celui de l'Église maronite. La Propagande
le retourna alors au patriarche et y joignit les réserves
que les cardinaux avaient formulées à la congrégation
du 21 janvier 1833. Sur de, nouvelles instances du
patriarche et de l'épiscopat, le rituel d'Kstéphan fut
enfin imprimé à la typographie de la Propagande en
1839-1810, divisé en deux volumes dont l'un a pour titre,
Rituale alimque pire preeation.es ad usum Ecclesiœ Maro-
nitiav et l'autre, Ritus administrandi nonnulla sacra-
menta ad usum Ecclesiie Antiochenx Maronitarum.
Voir les documents parmi les mss de la Vaticane, Vat.
M. 9552, fol. 39, 46, 175-177, 252-253, 259, 204, 266,
268. C'est le rituel qui est actuellement en usage. Le
premier volume a été réédité en 1909 et le second
en 1897.
3. Le pontifical. — Ce livre était compris dans la
réforme de Douaïhi. A son tour, il fut ensuite retouché
et modifié, mais sans trop subir l'influence latine.
Dans l'ensemble, il reste conforme au cadre tradi-
tionnel des usages du patriarcat d'Antioche. Il existe
pourtant un rit d'importation romaine, qui figure
parmi les fonctions épiscopales, celui de la confir-
mation. A la suite des ordres réitérés de Rome, l'ad-
ministration de ce sacrement a été réservée à l'évêque.
Elle avait jadis fait partie, comme c'est encore la
règle dans les autres églises orientales, de l'initiation
chrétienne : le prêtre confirmait lui-même le nouveau
baptisé. L'attribution exclusive de ce pouvoir à
l'évêque a été effectivement établie au cours du
xvm6 siècle, notamment après le synode du Liban,
tenu en 1736. Voir une lettre d'Abraham Ecchellensis
de 1654, dans Antiquitates Ecclesiœ orientalis, Londres,
1682, p. 468; J.-A. Assémani, Codex liturg., t. il,
p. 350, n. 2 et t. m, p. 187-188. Ce changement de
discipline exigeait qu'un rit spécial fût assigné à la
confirmation et rattaché au pontifical. On adopta
celui de l'Église latine; mais il figure tantôt seul, tantôt
encadré de prières et d'hymnes plus ou moins longues.
Anciennement, le saint chrême (miïroun = u,ûpov)
était, suivant la discipline de l'Orient, composé
d'huile et de baume mélangés avec d'autres parfums.
Voir l'énumération de ces substances dans une lettre
du patriarche à Léon X, Labbe, Conc.il., t. xiv,
col. 348, 349. Pour se conformer aux ordres du Saint-
Siège, les maronites étendirent encore à cette matière
la pratique romaine : le chrême n'est plus qu'un
mélange d'huile et de baume. Ils avaient déjà, depuis
plusieurs années, adopté cet usage lorsque le synode
du Liban fut réuni en 1736. Synode, II, m, 3.
4. L'office divin. — La récitation privée de l'office
n'est pas de règle traditionnelle dans la discipline de
l'Orient; le principe est que l'office doit être célébré
au chœur. Cependant, l'obligation du bréviaire au
sens occidental s'est peu à peu introduite dans les
églises catholiques.
Son application chez les maronites doit dater de
loin, car, dans les vieux pontificaux, l'exhortation
de l'évêque rappelle au nouveau diacre le devoir
d'être assidu à l'office le matin, le soir et à minuit, et
de réciter en son particulier les autres prières. C'est
qu'en effet, jadis, clercs et fidèles allaient chanter à
l'église l'office de l'aurore, des vêpres et de la nuit.
Synode du Liban, II, xiv, 34. Au rapport de Dandini
qui était au Liban en 1596, les maronites avaient, à
cette époque, l'habitude de chanter également les
autres parties de l'office. L'accomplissement de ce
devoir s'était tellement ancré dansleurs mœurs, qu'ils
s'étonnaient grandement de ne pas voir le délégué
apostolique les suivre à l'église à toutes les heures de
la prière. Dandini, op. cit., p. 82-83. C'était encore la
règle générale lorsque Richard Simon publiait, en
1675, la traduction française du Voyage du Mont-
Liban du P. Dandini. Voir ses Remarques, ibid.,p. 363.
Cependant, avant cette date, la récitation privée de
l'office avait commencé à entrer dans la pratique. Il
existait déjà en effet, une édition abrégée de l'office
férial, faite à Rome, le bréviaire, et, en 1633, le patriar-
che en demandait au pape 200 exemplaires. Anaïssi,
Colleclio, p. 111 ; cf. Dandini. ibid. Quoi qu'il en soit,
le synode du Liban, de l'année 1736, en imposant aux
clercs majeurs l'obligation du bréviaire, leur laisse la
liberté de choisir entre l'office choral et la récitation
privée. II, xiv, 34. Aujourd'hui, ils s'en acquittent
généralement, comme en Occident, chacun en son
particulier, mais ils peuvent toujours se servir du
bréviaire férial.
Les syriens réglementent l'office de deux manières.
Les syriens orientaux ont introduit une certaine
variété dans la disposition de ses parties; ils font
exécuter, outre les psaumes quotidiens, des psaumes
assignés à chaque jour. Les syriens occidentaux n'ont
que peu de psaumes; en revanche, ils multiplient les
homélies, les hymnes, les cantiques et les oraisons.
Le plus célèbre hymnographe de l'antiquité, dont les
écrits ont enrichi les offices, est saint Éphrem. Les
maronites suivent ce dernier système.
Les prières canoniales sont au nombre de sept : 1. la
prière du soir (vêpres); 2. l'apodypne (<xTi68snzv'sj
= complies); 3. l'office de la nuit; 4. l'office de l'au-
rore; 5. tierce; 6. sexte; 7. none. — ■ Lorsque l'office
est célébré à l'église, on le chante à deux chœurs et
on y ajoute la lecture du synaxaire et des leçons
scripturaires tirées de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment.
La latinisation, on a pu le remarquer, affecte parti-
culièrement le rituel. C'est incontestablement une
chose regrettable. Mais, pour en juger les auteurs,
il convient de tenir compte du milieu dans lequel
l'œuvre fut accomplie. Tous s'inspiraient d'une noble
préoccupation, que souvent les circonstances leur
imposaient : mettre hors de doute l'attachement des
maronites au Saint-Siège. D'autre part, la mentalité
qui dominait en Occident attribuait au rit latin une
prééminence spéciale sur le rit oriental. Voir la constit.
Etsi pastoralis de Renoît XIV, 26 mai 1752, §2, n. 13.
Une autre communauté catholique qui se fût trouvée
à la place des maronites n'eût pas échappé à l'in-
fluence occidentale. Au reste, malgré ces modifica-
tions, le rit maronite conserve encore dans son ensem-
ble le cadre et les caractères essentiels de la liturgie
d'Antioche.
III. La vie religieuse. — 1° Instituts d'hommes. -
1. Instituts à vœux solennels. ■ — ■ A la suite de la con-
quête de la Syrie par les Arabes, les moines maro-
nites, en butte aux vexations des envahisseurs et de
leurs ennemis religieux, affluèrent au Liban pour y
chercher refuge. Transplanté sur une terre particulière
ment favorable au recueillement et à la méditation, le
monachisme se mit à refleurir avec une vigueur nou-
velle. Il établit son centre au milieu des gorges aus-
tères de la Vallée-Sainte, la Qadîcha, qui s'ouvre au
pied des cèdres pour aller finir à Tripoli, dans la
Méditerranée. Rientôt, les couvents pullulèrent sur
les collines; les ermites peuplèrent les flancs des mon-
tagnes, perchés sur les rocs surplombants ou blottis
dans les cavernes. On ne visite pas, aujourd'hui, sans
une émotion profonde, ces grottes silencieuses où
s'abritèrent tant de moines, d'évêques et de patriar-
ches. Voir de la Roque, Voyage de Syrie et du Mont-
Liban, t. i, Paris, 1722, p. 57-59. La réputation de
ces moines dépassa les frontières de la Syrie et attira
auprès d'eux, même de la terre de France, des hommes
remarquables, tel ce gentilhomme de Provence, Fran-
çois de Chasteuil (t 1644), désireux de vivre de leur
régime et sous leur conduite. Vop- la vie de François
133
MARONITE (EGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX
134
de Chasteuil dans de la Roque, op. cit., t. n, p. 153-
262; Douaïhi, Annales, an. 1008, fol. 115 r°.
Les moines se divisèrent en deux catégories : les
solitaires et les cénobites. L'ascétisme était rude chez
tous mais particulièrement impitoyable chez les
ermites. Ils se provoquaient, avec une sorte de sainte
émulation, à qui materait le mieux son corps. <> Esquis-
sons une de ces existences (d'après Douaïhi, Annal.,
an. 15-12, 154-1, et des manuscrits de Qozhaïya). En
l'année 15-12, mourut saintement, muni de la bénédic-
tion du patriarche Moussa et de Koriakos, évèque
d'Ehden, le pieux ermite Younan-el-Matriti. Pen-
dant cinquante ans, il avait vécu dans l'ermitage de
Saint-Michel. D'une pureté de cœur parfaite, il célé-
brait la messe chaque matin; quatre ans avant sa
mort, il ne mangeait qu'une fois tous les deux jours,
et, pendant le carême, le samedi et le dimanche seu-
lement. Ses jeûnes se prolongeaient encore de la
Pentecôte à Noël, de l'Epiphanie à Pâques. Il ne
buvait que le samedi et faisait des prostrations jus-
qu'à se mettre tout en sueur; pendant la semaine
sainte, il en faisait 24 000, et n'était surpassé en cela
que par son disciple Hanna-el-Lahfedî qui, plus vi-
goureux, allait jusqu'à 26 000... ». J. Goudard, S. J.,
op. cit., p. 297.
Jusqu'au début du xvne siècle, le monachisme
garda la préférence à la région de la Vallée-Sainte.
A partir de cette époque, grâce au prestige de la
noblesse maronite, notamment de la famille El-
Khazen.il commença à élargir son territoire, surtout
du côté du district de Kasrawân, qui devenait de plus
en plus le centre chrétien de la Montagne. (Sous la
dénomination de Kasrawân, on comprenait alors un
espace plus étendu que celui d'aujourd'hui.) « Une
nuit, en 1654, trois jésuites, jetés à la côte par un
naufrage et pris pour des corsaires, sont menés au
célèbre Abou-Naufel (El-Khazen), qui aussitôt les
établit dans ses domaines d'Antoura (du Kasrawân.)
Les Pères sont ravis d'y trouver comme une oasis
du catholicisme : Dans cette région, écrit l'un d'eux
(le P. Besson, Syrie et Terre sainte, p. 101, etc.)... la
simplicité des premiers siècles y fleurit... Le naturel
des habitants est bon, d'humeur fort douce. Ils ne
rebutent personne, et, ne pouvant donner ce qu'on
désire, du moins ils donnent de bonnes paroles. Le
blasphème est un monstre rare; on n'y parle point de
vol; s'ils sont malades ou éprouvés, ils disent que cela
vient de Dieu. Ils sont forts en jeûnes et abstinences;
les femmes y sont bien retirées... Un sermon peut
durer dix heures, et plus l'entretien est long, plus
l'attention redouble. Les vieillards se font un bonheur
de réciter le catéchisme en public; ils se montrent
friands de chapelets, médailles ou images et sem-
blables petits présents. » Joseph Goudard, S. J., op.
cit., p. 174. Un autre témoin qualifie le Kasrawân de
terre d'asile pour les catholiques : « Aussi, dit-il, y
voit-on beaucoup de couvents de religieux et reli-
gieuses. » Granger (1735), Arch. du ministère des
A/Taires étrang., 322, n. 27, cité par le P. Goudard,
op. cit., p. 173; Debs, op. cit., t. vu, p. 350-354 et
t. vin, p. 591-599 et 780-787; Chebli, Biographie du
patriarche Douaïhi, p. 177-181.
Les monastères avaient formé chacun, jusqu'à
la fin du xvn« siècle, un tout complet et autonome.
Point de constitutions écrites, mais une discipline
fondée sur une sorte de droit coutumier. Les moines
ne prononçaient pas de vœux explicites, comme ils le
font actuellement; ils observaient la vieille règle de la
profession tacite qui consistait dans le port de l'habit,
ou l'entrée en religion selon un rit déterminé ou l'usage
en vigueur. Cf. Dandjni (qui visita les maronites au
nom du Saint-Siège, en 1590) op. cit., p. 75-76;
Relazione dell'ablegazione (en 1730) de ./.-.S. Assémani,
p. 29-30; une relation en arabe de l'archevêque
'Abdallah Qaraali, dans Chartoûnî, Chronologie des
patriarches maronites, p. 192-193; Hélyot, Diction-
naire des ordres religieux, t. u, dans l'Encyclopédie
théologique de Aligne, t. xxi, Paris, 1848, col. 894.
Le patriarche Douaïhi, on se le rappelle, avait à
cœur d'introduire da'ns les couvents le système des
ordres d'Occident. Il en avait vu les avantages quand
il était à Rome, et la puissance qui résultait de l'union
des monastères sous le gouvernement d'un chef
unique l'avait frappé. La Providence lui envoya, pour
réaliser son désir, trois maronites d'Alep : Gabriel
Hawa (plus tard archevêque de Chypre); 'Abdallah
Qaraali (depuis archevêque de Beyrouth); et Joseph
El-Batn. Ils entreprirent, sous son patronage, l'œuvre
de la réforme. Ils lui soumirent d'abord leur projet,
puis reçurent de ses mains l'habit monastique, le
10 novembre 1695, mais seulement ad experimentum,
sans se lier encore par les vœux de religion. Cepen-
dant, quelque temps après, ils émirent, la même
année, le vœu de pauvreté. Tout en élaborant les
constitutions, ils ne manquèrent pas d'en faire eux-
mêmes l'expérience immédiate. En 1698, quand ils
eurent achevé la rédaction des statuts, leur institu-
tion comptait déjà plusieurs recrues nouvelles. Ils
s'appelèrent d'abord moines alépins, du nom de la
ville des fondateurs, puis, en 1706, moines libanais de
Saint-Antoine, en souvenir du pays où l'ordre se
fonda. Avant d'être définitivement érigée, cette
famille monastique eut à subir l'épreuve d'une grave
dissension entre ses fondateurs eux-mêmes. Ga-
briel Hawa se sépara de ses frères pour établir une
autre communauté; il échoua dans sa tentative et
alla se fixer à Rome. Son départ rétablit la paix.
Qaraali élu au poste de supérieur général, se donna
la tâche de faire approuver les constitutions. Il les
soumit .au patriarche Douaïhi. Après un mûr examen,
celui-ci leur conféra la reconnaissance canonique, le
18 juin 1700. On peut voir l'original du document
d'approbation au couvent de N.-D. de Loaïsah. Alors
seulement les moines de la nouvelle réforme pronon-
cèrent simultanément les trois vœux de pauvreté,
de chasteté et d'obéissance. P. Chebli, Biographie du
patriarche Douaïhi, p. 176-194; Rachid Chartoûnî,
Histoire de la nation maronite, p. 266-268.
Plus tard, on ajouta aux constitutions trois nou-
veaux chapitres, et les moines s'astreignirent à un
quatrième vœu, celui d'humilité. Le patriarche Jac-
ques 'Aouad approuva de nouveau les statuts avec
ces additions, le 23 novembre 1725. Nous avons vu
l'original de son décret aux archives de l'hospice
maronite de Rome. Cf. Chartoûnî, op. cit., p. 208.
Entre temps, l'institut traversa de pénibles vicis-
situdes; ses ennemis le dénoncèrent même à Rome
comme illégal, et la Congrégation de la Propagande
le condamna. Voir la relation de Qaraali, lue. cil.,
p. 182-195. Aussi, pour lui donner plus de garantie, le
chapitre général crut-il nécessaire de le faire ériger
en institut de droit pontifical. Le constitutions, revues
et considérablement augmentées, furent donc sou-
mises au pape qui les approuva par le bref Aposto-
latus of/icium du 31 mars 1732. Texte du bref dans
Régula; et consliluliones monachorum syrorum maroni-
tarum ordinis S. Anlonii Abbatis congregationis Montis
Libani, Rome, 1735, p. xi, 137. Voir aussi Jus ponti-
ftcium, t. n, p. 428-431; les constitutions sont repro-
duites, ibid., t. v, p. 381-436. Le synode du Liban
imposa de nouveau aux communautés religieuses
l'observance de cette règle, IV, h, 21. lin 1737 et 1740,
l'abbé général et ses quatre assistants, réunis en
conseil, expliquèrent officiellement certains articles
des constitutions el soumirent leurs délibérations au
souverain pontife. Benoît XIV les ratifia par les
1 .(.-
MARONITE (ÉGLISE). INSTITUTS RELIGIEUX
136
lettres Semper probavimus du 5 octobre 1712. Jus
pontifie, t. vu, p. 153-157.
Sur le modèle de la congrégation du Mont-Liban,
l'archevêque Gabriel de Blauza (plus tard patriarche),
fonda une autre communauté, celle de Saint-Isaïe. Les
moines de ce nouvel Institut rivalisèrent de piété et
d'abnégation avec leurs frères aînés. Aussi virent-il,
leur règle approuvée, en 1703, par Douaïhi, puis
par ses successeurs Gabriel de Blauza, Jacques 'Aouad
et Joseph Dergham El-Khazen. Chebli, Biographie
du patriarche Douaïhi, p. 195-196; Debs, op. cit., t.vm,
p. 593-594. Le 17 janvier 1740, elle reçut la confir-
mation du Saint-Siège. Bref Misericordiarum, 17 jan-
vier 1740. Jus pontifie, t. n, p. 516, 517. Cependant,
celle règle ne diffère presque pas de celle de la congré-
gation du Mont-Liban.
Ainsi, à côté des monastères autonomes, l'Église
maronite comptait dès lors deux ordres à maisons mul-
tiples, unies sous la crosse de deux supérieurs géné-
raux. Cf. le bref Apostolatus officium du 31 mars 1732.
La Congrégation du Mont-Liban trouva dans sa
diffusion rapide et la prospérité trop hâtive de ses
couvents un principe de désagrégation. Devenus très
nombreux avant de posséder une tradition suffisam-
ment longue, les moines se partagèrent en deux
camps : d'un côté ceux d'Alep, de l'autre ceux du
Liban. Le conflit s'envenima tellement qu'une divi-
sion complète s'opéra entre Alépins et Montagnards
(Libanais), suivie de l'élection de nouveaux supé-
rieurs pour chacune des deux branches. Benoît XIV
d'abord, puis Clément XIII, réprouvèrent cette divi-
sion. Mais ni les instances pontificales, ni les efforts
du patriarche ne purent mettre un terme à ces agita
tions. Voir les lettres Suprcmum du 17 mai 1757;
Quanta quidem, même date; Quœcumque a te, 11 avril
1759; Laudamus, 15 novembre 1760, dans Jus ponti-
fie, t. m, p. 686-689; t. iv, p. 27-28; Anaïssi, Bull.,
p. 375-383. Les tristes événements qui troublaient
l'Église maronite à cette époque contribuèrent, sans
aucun doute, à l'entretien de cette animosité fami-
liale. Bref, le rétablissement de l'état primitif s'avé-
rait impossible; il fallut bien, pro bono pacis, que l'au-
torité sanctionnât le fait acquis. Le bref Ex injuncto
nobis du 19 juillet 1770 approuva la division faite
entre Alépins et Montagnards des biens et des monas-
tères de la congrégation. Jus pontifie., t. iv, p. 164-
167.
Désormais, ce n'était donc plus deux ordres reli-
gieux que les maronites possédaient, mais bien trois,
parfaitement distincts entre eux et légitimement
établis : l'ordre des moines Libanais ou Baladites
( = indigènes), l'ordre des Alépins et celui de Saint-
Isaïe, dit Antonin. Ces trois congrégations se répan-
dirent assez vite, soit par la fondation de nouvelles
maisons, soit en s'agrégeant des couvents de l'an-
cienne observance. Les monastères autonomes se
vidèrent peu à peu. Et, avec le temps, ils finirent par
s'éteindre. En tout, ils ne possèdent plus, aujourd'hui,
que deux ou trois moines,
A la différence du monachisme antique, les trois
ordres : Baladite, Alépin et Antonin forment chacun
une société hiérarchisée avec provinces et maisons
multiples, sous la direction d'un chef unique. Le cha-
pitre doit se réunir tous les trois ans pour l'élection
de l'abbé général et de ses quatre assistants. Puis, ces
derniers s'assemblent à leur tour, pour désigner les
supérieurs provinciaux et locaux. Le but de cette
nouvelle forme de monachisme est plutôt l'ascèse
personnelle, et les monastères sont organisés surtout
en vue de la contemplation. Cependant,- les constitu-
tions n'excluent pas absolument la vie active; elles
la prescrivent même dans certaines circonstances :
Curam animarum nemo ex noslris suscipiat, neque in
iis, quœ parochorum, aut episcoporum juris sunt, se
immisceat. Si quando autem ab episcopo, aut Iiemo
Domino Palriarca jussus juerit Abbas monasterii, ut
ipse, vel aliquis monachorum in monasterio, aut in
vicinis sive remotis locis populum doceat, vel confes-
siones audiat, aut alia quœcunque sacramenta adminis-
tret, ab eo jacullatem in scriplis habere curel. Part. II,
c. v, n. 3. De son côté, le Synode du Liban règle les
formes de la participation des moines aux fonctions
pastorales de la façon suivante : Nul monastère
n'aura charge d'âmes, mais l'évêque, en cas de besoin,
pourra confier, à défaut de prêtres séculiers, une
paroisse à un moine prêtre, soit temporairement soit
même à vie, utiliser les moines pour les missions
diocésaines, leur confier les écoles, dans les villages
de façon perpétuelle, dans les villes de façon tem-
poraire... Mais les moines continueront à tenir école
ouverte dans leurs couvents pour y instruire la jeu-
nesse. IV, n, 7 et vi, 5.
Conformément à ces prescriptions et à ces conseils,
les moines, sans perdre de vue la sanctification per-
sonnelle, qui demeure leur principale raison d'être,
prêtent leurs concours aux œuvres d'apostolat : ils
confessent, prêchent, à l'occasion dirigent une paroisse,
et s'adonnent à l'enseignement, tant primaire que
secondaire. Aussi, dans les monastères, cherche-t-on
de plus en plus à promouvoir, avec l'éducation reli-
gieuse, la culture intellectuelle.
Sans parler des novices, les moines se partagent
actuellement en trois catégories : les frères lais, les
prêtres et les solitaires. Ces derniers deviennent rares.
On en rencontre encore quelques-uns, qui continuent
les traditions érémitiques. D'après les constitutions, il
est permis aux profès, après cinq ans de profession et
avec la permission de l'abbé, de se retirer soit tempo-
rairement, soit perpétuellement dans une cellule
séparée de la communauté pour s'y livrer à la prière
et aux exercices spirituels. Cette cellule aura sa clô-
ture propre. Le solitaire, s'il est valide, doit aussi
cultiver le champ qui serait adjoint à l'ermitage ou
faire d'autres travaux manuels utiles. Conslitut.,
II, xiii, 1. Cf. le synode du Liban, IV, n, 21, § 20. On
trouvera dans le P. Goudard, op. cit., p. 263-264, la
description édifiante et très pittoresque de la vie de
deux ermites contemporains que nous avons visités
nous-même à Maïphouq (Meïfouk).
Le bien qui résulta de la réforme monastique chez
les maronites ne resta pas confiné dans leurs monas-
tères ni dans les éparchies du patriarcat. Il se répandit
dans d'autres églises de rit oriental. La congrégation
religieuse arménienne érigée à Koraïm (Liban) en
1718, adopta les constitutions des moines maronites,
deux de ses fondateurs ayant étudié et pratiqué sous
la conduite de ces derniers la vie religieuse. Cf. le
patriarche Mas'ad, op. cit., p. 189; Debs, op. cit.,
t. vin, p. 599; Ghabriel, ibid., t. n a, p. 713-714. Il en
est de même des basiliens melkites. Voir le P. Gabriel
Naba', La juridiction sur les congrégations basiliennes
melkites, dans la revue Stoudion, 1925, t. n, p. 16. A
leur tour, les moines chaldéens de Saint-Hormisdas
empruntèrent leur règle aux ordres maronites. Leur
fondateur, Gabriel Derhbou, vint au Liban, dans les
premières années du xixc siècle, s'initier à la vie mo-
nastique sous la direction des moines du pays. Voir
Clément Joseph David, archevêque Syrien de Damas,
op. cit., p. 330, n. 1; et, lorsque le Saint-Siège, en
1845, approuva l'ordre chaldéen, ce sont les consti-
tutions des maronites qu'il leur donna, en les adap-
tant à leurs besoins. Le bref Monachorum institula de
Grégoire XVI, 26 sept. 1845, et l'instruction de la
Propagande du 8 décembre de la même année, dans
Jus pontifie, t. v, p. 356, 357 et 381-383 en note.
2. Instituts à vœux simples. — Le patriarche Ho-
I
MARONITE ÉGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX
L38
balch, nous l'avons dit plus haut, avait fondé une
société de missionnaires. Elle ne vécut pas longtemps,
mais le souvenir en resta, et le sentiment de son
utilité.
En 1865, le P. Jean Habib (plus tard archevêque
de Nazareth) reprit l'œuvre de Hobaich et créa, au
coin eut de Koraïm, acheté aux arméniens, la Congré-
gation de la mission libanaise maronite. Les statuts
de cette congrégation, analogues, sur bien des points,
à ceux des pères rédemptoristes, furent continués par
te patriarche Mas'ad. La jeune mission progressa rapi-
dement; et lorsque son fondateur mourut, en 1894, elle
était déjà florissante. Elle a pour but principal la
prédication, notamment sous forme de retraites. Tou-
tefois, les Pères de Koraïm ne négligent pas les autres
aspects du ministère des âmes. A Djounieh, centre
important du Kasrawàn, leur résidence possède une
chapelle ouverte au public, et ils y exercent très uti-
lement les fonctions sacerdotales. A Beyrouth, ils
dirigent le grand établissement scolaire maronite, le
collège de la Sagesse. L'archevêque actuel de cette
ville, Mgr Mobarak, leur a confié, en outre, les sémi-
naristes du diocèse. A Buenos-Ayres (Argentine) où
se trouve une colonie maronite assez considérable,
ils s'occupent du ministère pastoral, tiennent un col-
lège, dirigent une imprimerie et publient un journal
en langue arabe, le Missionnaire. Partout, la confiante
estime de leurs compatriotes les entoure. La réputa-
tion de leurs oeuvres a suggéré à Mgr Germanos
Mo'aqqad, métropolite titulaire melkite de Laodicée,
l'idée de fonder, sur leur modèle, la Société des mis-
sionnaires de Saint-Paul. Avant de mettre son projet
à exécution, en 1903, il vint étudier de près l'orga-
nisation de Koraïm. Les deux Instituts rivalisent
d'ardeur pour le service de la cause catholique.
2° Instituts de femmes. — A l'imitation des moines,
les moniales avaient pratiqué à la fois les deux
régimes solitaire et cénobitique : c'est-à-dire, comme
l'explique Ét.-Év. Assémani, qu'après un certain
temps de vie religieuse, on donnait aux professes q :
le demandaient une cellule située près du monastère où
elles restaient recluses jusqu'à la mort. Ét.-Év. Assé-
mani, Bibl. medicese catal., p. 26. Et cet auteur ren-
voie à une note écrite par le patriarche Jérémie,
enregistrant la mort d'une moniale recluse, arrivée le
fi novembre 1511 des Grecs = 1199 de J.-C. (Cette
note est sur un évangéliaire conservé à la Laurentienne
de Florence; elle est reproduite par Ét.-Év. Assé-
mani, ibid., p. xxxiii, texte syriaque, et p. 26, trad.
lat.) Le P. Eugène Boger, récollet, qui visita le Liban
dans la première moitié du xviie siècle, rencontra,
auprès d'un vieux religieux, une moniale qui avait
mené auparavant la vie solitaire. Op. cit., édit. de 1646,
p. 429. Cf. aussi Hélyot, ibid., col. 893. On en trouvait
encore quelques-unes au début du xvme siècle. Hélyot,
loi: cit., col. 894. Mais bientôt, ce régime disparut; et
lorsque Ét.-Év. Assémani rédigeait le catalogue de la
Laurentienne, publié en 1742, les religieuses prati-
quant la vie solitaire n'existaient plus. Ibid., p. 26.
Actuellement, toutes les religieuses mènent l'exis-
tence de la vie de communauté. Elles se répartissent
en trois groupes :
1. Les moniales de l'ancienne observance. — Quelques-
unes se rattachent à un ordre de moines, les autres
dépendent uniquement de l'Ordinaire du lieu. Jadis
aucun couvent ne possédait de constitutions écrites;
les religieuses vivaient suivant un ensemble de tra-
ditions et de coutumes plusieurs fois séculaires. Quand
furent approuvées les constitutions pour les moines,
on les adapta à quelques monastères féminins. Synode
du Liban, IV, m, 3. Aux autres, J.-S. Assémani, à la
suite du synode du Mont-Liban, proposa d'imposer
la règle écrite par 'Abdallah Qaraali (f 1742; pour les
religieuses de Saint-Jean-Baptiste de Harache. Rela-
zione dell'ablegazione, p. 29. Le concile de Loaïsah,
en 1818, se rangea à cet avis et Borne approuva sa
décision : Servetur a monialibus régula iam iradita
ab episcopo Abdalla Caralli ('Abdallah Qaraali) Hirru-
politano. excepta obligalione surgendi média nocte ad
orandum, a qua moniales dispensantur. Décret de la
Propagande, 15 mars 1819, dans Jus pontifie, t. iv,
p. 579!
Les moniales de l'ancienne observance sont cloî-
trées; tous les jours elles chantent le grand office et
mènent une vie fort austère. Elles occupent douze
monastères, dont cinq affiliés à la congrégation des
moines baladites ou libanais et deux à la congréga-
tion de Saint- Isaïe; les autres dépendent de l'évêque
diocésain. Tous ces monastères demeurent cependant
autonomes, sans qu'aucun lien canonique les rattache
l'un à l'autre. D'après les constitutions des moines,
un ordre ne doit prendre la direction de moniales que
du consentement écrit du patriarche et de l'évêque
diocésain. Dès lors, la direction appartiendra à l'abbé
général qui en deviendra, après le patriarche et l'évê-
que, le visiteur ordinaire, le supérieur et le directeur.
Par conséquent, il lui appartiendra de pourvoir les
moniales de confesseurs tant ordinaires qu'extraor-
dinaires, et il pourra lui-même recevoir, s'il le veut,
les confessions, et, en cas d'empêchement, désigner,
parmi ses moines, un visiteur. Les divers couvents
de moniales seront autonomes, et nulle abbesse n'aura
prééminence sur les autres ; • chaque couvent sera
administré par son abbesse, et c'est l'abbé général qui
sera le chef de toutes les abbesses. II, xiv, 1-2.
2. Les visitandines maronites. — Il en existe deux
couvents au Liban. L'un d'eux fut fondé à 'Antoura
(Kasrawàn), en 1744-1746, sous l'inspiration et la
conduite des jésuites, et avec l'approbation du
patriarche Simon 'Aouad, par les principaux de la
famille El-Khazen. Edifiés par la piété de ces reli-
gieuses, d'autres membres de la même famille vou-
lurent constituer, à leur tour, un couvent analogue.
Ils l'installèrent dans leur maison de Zouq-Mikaïl, non
loin de 'Antoura, et le dotèrent de leurs biens. La
nouvelle communauté naquit en 1836, sous l'égide
des jésuites et la direction de deux moniales venues
de 'Antoura. Bien qu'elles suivent exactement la
règle de la Visitation, les religieuses de ces deux
couvents appartiennent à l'Église maronite et relèvent
de la juridiction de son patriarche.
La maison de 'Antoura a affecté une partie de ses
bâtiments à une institution de jeunes filles. Il en sera
bientôt de même pour celle de Zouq. Sur ces deux
monastères, voir une notice écrite par un lazariste,
dans Al-Machriq, 1901, t. iv, p. 704-710; J. Debs,
op. cit., t. vm, p. 596-597 et 786-787.
3. La congrégation maronite de la Sainte-Famille. —
C'est la première congrégation féminine, proprement
active, de rit oriental, en Syrie. L'honneur de cette
initiative revient à Mgr Élie Hoyek, patriarche d'An-
tioche et de tout l'Orient. « La fin de cette congré-
gation consiste : 1° à procurer à ses membres la
perfection personnelle; 2° à donner aux jeunes filles,
en particulier à celles de la classe pauvre, une édu-
cation conforme aux mœurs et aux principes de la
religion chrétienne. En conséquence, les sœurs ouvri-
ront, surtout dans les villages, des pensionnats
et des externats, où, avec l'éducation chrétienne,
elles donneront aux jeunes filles une instruction
en rapport avec leurs besoins et les exigences
de leur pays. Elles auront, en outre, à diriger
des ouvroirs, des asiles et des orphelinats. Elles
pourront ajouter, le dimanche, l'explication du caté-
chisme aux pauvres de la localité et des villages envi-
ronnants, la direction des congrégations de jeunes
139
MARONITE (ÉGLISE), STATISTIQUE
140
lillcs ou fie femmes sous la dépendance du Père Direc-
teur ou des curés de paroisses. Puis, pour répondre à
l'appel de la charité chrétienne, les sœurs de la Sainte-
Famille devront, quand les moyens le leur permettent,
diriger des hôpitaux et établir, dans les centres les
plus importants, des dispensaires, où les remèdes
seront distribués gratuitement aux pauvres sans dis-
tinction de rites ni de nationalités. » Constitutions et
règles de la congrégation maronite de la Sainte-Famille,
Beyrouth, 1924, p. 6-7.
Cette congrégation a donc pour objet principal de
donner à la jeune fille une formation religieuse, morale
et intellectuelle en rapport avec les mœurs de son
pays et le rang social de sa famille. Elle répondait à
un des besoins les plus urgents de l'heure présente.
Aussi s'accrut-elle rapidement et ne cesse-t-elle de
prospérer. Fondée, en 1895, à 'Ebrîn, près de Batroûn
(Liban), elle comptait, en 1904, une vingtaine de reli-
gieuses et dirigeait six écoles fréquentées par environ
400 élèves. Lettre du patriarche, Mgr Hoyek, au Bulle-
tin de l'œuvre des écoles d'Orient, 1903-1904, t. xxn,
p. 246-249. En 1924, elle possédait 70 sœurs professes,
9 novices et une postulante, et réunissait dans ses
15 écoles, et son orphelinat plus de 1 300 enfants.
Ses constitutions, dressées sur le modèle de celles des
instituts d'Occident, furent imprimées à Beyrouth,
d'abord en arabe en 1910, puis en français, avec quel-
ques modifications, en 1924. En vertu de l'approba-
tion patriarcale, en date du 18 mars 1924, cette der-
nière édition remplace la première et fait loi pour
toute la congrégation.
Les religieuses maronites de la Sainte-Famille s'ap-
pliquent, avec un dévouement admirable, à procurer
à leurs élèves une éducation solide et pratique, en
conformité avec les exigences des programmes officiels.
IV. Statistique. ■ — Il n'existe pas de statistique
officielle pour l'Église maronite. Les chiffres que nous
allons donner sont le résultat d'une enquête person-
nelle, faite sur place en 1924. Plusieurs n'ont, sans
doute, qu'une valeur approximative.
Le patriarcat maronite d'Antioche compte, à
l'heure actuelle, neuf éparchies : Gebaïl (Byblos) et
Batroûn (Botrys), Alep, Ba'albek (Héliopolis), Bey-
routh, Chypre, Damas, Sidon, Tripoli, Tyr. L'ensem-
ble de ces éparchies comprend 850 paroisses, 1 200 prê-
tres séculiers, en grande majorité célibataires, et le
nombre total des maronites est de 400 000.
Sept séminaires patriarcaux et diocésains fonc-
tionnent au Liban. Le collège de Borne reçoit des
jeunes gens de tous les diocèses du patriarcat. Le
séminaire oriental de l'Université Saint- Joseph de
Beyrouth a toujours des étudiants maronites. En
France, huit élèves boursiers sont répartis entre
Saint-Sulpice et les petits séminaires.
Les moines possèdent 70 monastères ou demeures
(demeure, en arabe vulgaire amtouch ou antouche,
déformation du mot grec (xstô/iov). Les trois ordres
réunis comptent 900 religieux, prêtres ou frères. A la
mission libanaise, composée de 40 membres, appar-
tiennent, outre le couvent de Koraïm, deux mai-
sons dont l'une à Djounieh (Liban) et la seconde à
Buenos-Ayres (Argentine).
Dans les douze monastères de femmes de l'an-
cienne observance, vivent 160 moniales. Les visi-
tandines sont une cinquantaine. Quant à la Congré-
gation de la Sainte-Famille, elle compte, nous venons
de le voir, 70 religieuses professes distribuées en
16 maisons (maison mère, plusieurs écoles et un orphe-
linat). — Cette statistique, nous le répétons, n'a rien
d'officiel; elle est approximative et remonte à 1924.
I. Manuscrits. — ■ 1° Bibliothèque Vaticane. — 1. Val.
syr. 215, 395, 396, 683. Les mss. 215 et 683 contiennent
les Annales du patriarche Etienne Douaïhi (t 1704). Ces
Annales ont deux rédactions différentes. L'une, plus géné-
rale, commence à l'hégire (622) et s'arrête à l'année 1703
de notre ère. L'autre, plus particulière, embrasse la période
qui va de 1095 à 1699. Les mss. 395 et 396 renferment
la Défense de la nation maronite également de Douaïhi.
Cet ouvrage est divisé en trois livres. Rachid Chartoûnl
en a publié les deux premiers avec de nombreux extraits
des Annales dans son Histoire de la nation maronite, Bey-
routh, 1890. Mais cette publication n'offre pas de garanties
scientifiques. Aussi avons-nous préféré nous servir des mss.
conservés à la Vaticane. Nous les avons cités de cette
manière : Annales= ms. 683; Défense de la nation maronite
= ms. 395 ou 396. — 2. Vat. syr. 29, 31, 48, 133, 300, 310,
312, 313, 399. — 3. Val. arab. 640. — 4. Fonds syr.
Borgia 56. — 5. Val. ta/., 7258, 7261, 7262, 7401, 9552.
2° Archives Vatieanes, AA. arm. i-xvm, 1755.
3° Bibliothèque nationale de Paris. — 1. Ms. syr., 71,
116, 117, 118, 119, 203. Le 203 contient les Dix chapitres
de l'évêque Thomas de Kaphartâb qui vivait au n« siècle.
Citation : Les dix chapitres. — 2. Ms. arabe 169 et 1704.
Le 169 renferme les opuscules théologiques de Habib
Abou-Raïla, métropolite de Tagrit, qui vivait au IXe siècle;
le 1704 (fin du xm« siècle), l'Histoire du sultan et du roi
Victorieux (Qalâoûn).
IL Imprimés. — 1. 'Abboud(Le P. Paul), Relazioni délia
nazione maronita colla Santa Sede nel secolo XVIII ossia
Document! inedili risguardanti la storia di Mons. Giuseppe
de Stefanis, patriarca antiocheno dei Maroniti..., 2 vol.,
Beyrouth, 1909, cité Relazioni; Biographie du patriarche
Joseph Estéphan (De Stefanis), Beyrouth, 1911, cité
Biographie du patriarche; Biographie de la célèbre religieuse
Hendiyé, Beyrouth, 1910, cité Biographie de Hendiyé.
Ces ouvrages sont en arabe, sauf, dans les Documenti
inediti, une partie en latin et en italien. — 2. Anaïssi (le
P. Abbé Tobie), Bullarium Maronitarum, Rome, 1911, cité
Bullarium; Collectio documentorum Maronitarum, Livourne,
1921, cité Collectio. — 3. Andrieu (M.), Immixtio et conse-
cralio, Paris, 1924. — 4. Annales de Denys de Tell-Mahré,
patriarche jacobite d'Antioche (818-845), conservées, en
grande partie, dans la Chronique de son successeur, Michel
le Syrien ou le Grand (1166-1199), traduite du syriaque en
français et éditée par J.-B. Chabot, Paris, 1899-1910.
Les t. i-in donnent la traduction, le t. iv, le texte original.
I "s Annales de Denys, t. n, p. 357-529, t. m, p. 1-111. —
l Assémani (Ét.-Év.), Bibliotheeœ mediceœ laurentianœ
et palatinœ codicum mss. orientalium calalogus, Florence,
1742, cité Bibl. med. calai. — 6. Assémani (J.-A.), Codex
liturgicus Ecelesiœ universœ, 13 vol., Rome, 1749-1766, cité
Coderc liturg. — 7. Assémani (J.-S.), Bibliotheca orientalis
Clementino-Vaticana, 4 vol., Rome, 1719-1728, cité Bibl.,
orienf.; Bibliotheca juris orienlalis canonici et civilis, 5 vol.
Rome, 1762-1766, cité Bibl. juris. — 8. Barhebrseus (Gré-
goire Abou'l-Faradj dit), Chronicon ecclesiasticum, t. i,
édit. Abbeloos-Lamy, Louvain, 1872; Chronicon syriacum,
édit. N (= Bedjan), Paris, 1890, texte syriaque sans
traduction; Histoire des Dynasties, édit. Salhani, Beyrouth,
1S90, en arabe. — 9. Bergère (H.), Étude historique sur
les chorêvéques, Paris, 1905. — 10. Boucher (Le P.), Le
bouquet sacré, Paris, 1620. — • 11. Brooks et Chabot, Chro-
nica minora, Pars II», dans Corpus scriptorum chrisliano-
rum orientalium, scriplores syri, sér. III, t. IV, Paris, 1903.
— 12. Combefis (F.), Hisloria heeresis monothelitarum,
Paris, 1648. — ■ 13. Chartoûnî (R.), Les synodes maronites,
Beyrouth, 1904, en arabe; Chronologie des patriarches
maronites de Douaïhi, 2e édition revue et considérablement
augmentée, Beyrouth, 1902, en arabe, cité Chronologie. —
14. Chebli (P.), archevêque maronite de Beyrouth, Bio-
graphie du patriarche Etienne Douaïhi, Beyrouth, 1913, en
arabe, cité Biographie de Douaïhi. — 15. Cheikho (Le P. L.),
La nation maronite et la Compagnie de Jésus aux XVI' et
XVII' siècles, Beyrouth, 1923, en arabe. — 16. Collectio
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P. G.), Missione apostolica al patriarca, e Maroniti del Monte
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P. DlB.
MAROUTA DE MAYPHERQAT (SAINT).
mort évêque de cette ville (appelée aussi Mayyafari-
quin ou Martyropolis) probablement entre 418 et 420.
I. Vie. II. Œuvres.
I. Vie. — ■ Les sources habituelles de l'histoire litté-
raire syriaque n'ont fourni jusqu'ici aucun renseigne-
ment sur la naissance et la jeunesse de Maroula; mais
un auteur musulman, le célèbre géographe Yâqout
(t 1229), dans son Kitâb mu'djam al-bouldân, édit.
Wustenfeld, Leipzig, 18G9, t. iv, p. 703-707, au mot
Mayyâfâriqîn, donne sur l'ensemble de sa vie des
informations qui méritent d'être résumées.
Le père de Marouta gouvernait la Sophène (le vilayet
du Diyâr Bekr, dit Yâqout) et s'appelait Liyoutà.
De ses trois fils, les deux aînés partirent au service de
l'empereur Théodose le grand (379-395), tandis que le
plus jeune, Marouta, demeurait au logis paternel et
s'appliquait avec le plus grand succès à l'étude des
sciences. Liyoutà étant mort, Marouta remplit sa
charge, d'abord sous le règne de Théodose, puis sous
son successeur Arcadius (Constantin, dans le récit de
Yâqout, qui se trompe pour avoir retenu que l'empire
après la mort de Théodose Ier fut fixé définitivement à
Constanlinople). Marouta, qui se faisait remarquer
par son zèle a construire églises et monastères, résidait
d'abord dans la ville d'Amid; mais ayant eu à souffrir
des déprédations commises par les Perses, il choisit à
une cinquantaine de kilomètres vers le nord, un empla-
cement peu accessible pour y mettre ses richesses à
l'abri. Sur les entrefaites, une fille du roi de Perse étant
tombée malade, un courtisan conseilla de" recourir à
l'habileté médicale de Marouta. Sapor le fait demander
à Constantin (Arcadius) : Marouta vient et guérit
la jeune fille. Sapor l'invite à fixer lui-même sa récom-
pense. Marouta répond : « la paix et la concorde ».
Et il rédige un traité d'amitié entre les.deux empereurs
leur vie durant. Puis, lorsque Marouta est sur le point
de partir, Sapor l'autorise à lui adresser une nouvelle
demande. Et Marouta de répondre : « Je désirerais que
tu me donnes tout ce que tu as dans ton pays des
ossements de ces moines et de ces chrétiens, que tes
soldats ont tués, o Ayant reçu satisfaction, Marouta
transporte ces reliques au lieu qu'il avait choisi pour y
établir sa fortune, c'est-à-dire à Maypherqat. Il va
rendre compte à l'empereur des promesses de paix
qu'il a obtenues, puis s'applique à la construction de
la nouvelle ville, avec l'aide de l'empereur qui lui
demande quelques années plus tard d'y édifier une
citadelle pour en faire un bastion de la défense de l'Em-
pire contre la Perse. — Nous avons rapporte le récit
de Yâqout, parce qu'il représente la tradition locale
de Maypherqat. Notre géographe a <lù visiter la ville,
il en décrit les monuments, les murs, les portes, il sait
que les Grecs l'ont appelée Madoursâlâ (Martyropolis),
qu'il explique exactement ■< ville des martyrs ». Il
existe encore, dit- il, un grand monastère construit par
Marouta sous le vocable des apôtres Pierre et Paul et
dans la synagogue voisine un vase de marbre noir à
l'intérieur duquel est un globe de verre contenant du
sang, que Marouta avait rapporté de Home. Ce sang.
113
MAROUTA DE MAYPHEROAT
144
que les Juifs ont dit à Yàqout être celui de Josué, fils
de Nun, guérit de la lèpre ceux qui en sont oints; on y
reconnaîtra sans doute une des précieuses reliques,
comme en contenait à Rome l'autel du Sancta Sancto-
rum : du sang de martyr renfermé dans une ampoule
de verre. Zakariyâ al Qazwînî (t 1283) a reproduit
dans la deuxième partie de sa cosmographie, Kitâb
âthâr al bouldân, éclit. Wiistenfeld, Gcettingue, 1848,
p. 379, quelque chose du récit de Yàqout. Oscar Braun,
De sancta Nicœna Synodo, syrische Texte des Maruta
von Maipherkat... ùbersetzt, dans les Kirchengeschi-
chtliche Studien de Knôpfler, Schrôrs et Sdralek,
.Munster, 1898, t. iv, fasc. 3, p. 5, qui cite le texte de
Qazwînî, n'en a pas découvert la source.
Yàqout ne dit rien de l'épiscopat de Marouta;
n'oublions pas qu'il est musulman et ne s'intéresse à
notre personnage que comme fondateur de Martyro-
polis, mais il a conservé les faits caractéristiques de sa
vie, sa mission en Perse, où il a fondé, pour un temps
au moins, des relations d'amitié entre Perses et Ro-
mains, et son culte particulier pour les martyrs per-
sans. Ce qu'on lui a rapporté sur l'origine et la famille
de Marouta n'est pas indifférent pour l'intelligence de
sa vie : on comprend que le fils d'un 'homme important,
ayant occupé lui-même une charge officielle, ayant en
outre deux frères au service de l'empereur et peut-être
à la cour, ait été chargé de missions à la fois diplo-
matiques et religieuses auprès des souverains sassa-
nides. Deux fois au moins Marouta se rendit à Ctési-
phon : Socrates l'affirme explicitement, //. E., vu, 8,
P. G., t. lxvii, col. 753 : « Marouta ayant alors quitté
la Perse revint à Constantinople; mais peu après il fut
de nouveau envoyé chez les Perses. » On ne comprend
pas comment M. Labourt a pu écrire : « Socrates
semble ne connaître qu'une mission de l'évêque de
Maipherqat. » Le christianisme dans l'Empire perse,
Paris, 1904, p. 88, n. 5. Mari et Amr, dont les témoi-
gnages nous ont été conservés dans le Livre de la Tour,
connaissent également, bien qu'avec une chronologie
différente, deux interventions de Marouta en Perse.
La première eut lieu au plus tard en 399. Le motif de
l'ambassade nous échappe; il y en avait souvent, dit
Socrates (depuis que Bahram IV avait inauguré avec
les Romains une politique de rapprochement). Nous
ne savons même pas si le Roi des rois, auquel Marouta
fut envoyé, était Bahram IV ou Yazdedjerd Ier, dont,
le règne commença le 14 août 399. Les historiens
orientaux pensent que Marouta avait été appelé à la
cour de Perse comme médecin, parce que, dit Amr,
tous les médecins chrétiens de ce pays avaient été
martyrisés ou avaient fui, Maris Amri et Slibœ de
patriarchis A'estorianorum commentaria, édit. H. Gis-
mondi, part. II, Rome, 1896, p. 23, trad., p. 13. Mais
il vaut mieux tenir avec Socrates que Marouta avait
réellement qualité d'ambassadeur; notre historien sait
d'ailleurs que l'évêque délivra Yazdedjerd d'une dou-
leur de tête opiniâtre et que cette guérison merveil-
leuse fut l'origine de son crédit, loc. cit.: cf. Mari, op.
cit., part. I, Rome, 1899, p. 29, trad. p. 25 sq. Devenu
le conseiller du nouveau Roi des rois, Marouta vint
au secours des chrétientés de l'empire sassanide, si
éprouvées sous Sapor II par une longue et violente
persécution (339-379) : il obtint pour elles un régime
de liberté et même, semble-t-il, de bienveillance.
Socrates, Mari, Amr, loc. cit.; Chronique de Se'ert,
Patr. Orient., t. v, p. 318 [206]. L'élection du catho-
licos Isaac eut lieu dès les premiers jours de la paix
religieuse et, comme la chronologie habituellement
reçue la place avant la fin de 399, Labourt, op. cit.,
p. 85, n. 4, on pensera que le départ de Marouta pour
l'Orient eut lieu avant l'avènement de Yazdedjerd.
Il est probable que Marouta demeura en Perse assez
longuement; Socrates et les historiens orientaux nous
le font voir portant ombrage aux conseillers ordinaires
du roi, échappant aux embûches des mages qui redou-
tent les effets de son influence sur le monarque. Pour-
tant au cours de 403 il avait regagné l'Empire romain :
il assiste aux conciliabules qui précèdent sur la rive
asiatique du Bosphore le fameux concile du Chêne.
C'est un accident fortuit qui nous y a révélé sa
présence : un jour il marcha si malencontreusement
sur le pied de l'évêque Cyrinus, que celui-ci mourut
de gangrène, après plusieurs interventions chirurgi-
cales. Socrates, //. E., vi, 15, 19, P. G., t. lxvii,
col. 709, 721 ; Sozomène, H. E., vm, 16, ibid., col. 1557.
Marouta aura prolongé son séjour dans la capitale
jusqu'à la fin de la tragédie dont Chrysostome fut
la victime. Vers la fin de 404, lorsque le patriarche
exilé était déjà arrivé à Cucuse, il écrivait à Olym-
pias : « N'abandonne pas l'évêque Marouta, dans la
mesure où tu le peux, prenant soin pour l'arracher à
l'abîme. Je tiens beaucoup à lui à cause des affaires
de Perse... » Epist., xiv, P. G., t. lu, col. 618. On
voit par ce texte que Marouta était resté parmi les
adversaires de Jean; mais il ne devait pas être des plus
acharnés, car Chrysostome avait eu l'espoir de le ren-
contrer et de son exil même lui envoyait deux lettres,
recommandées à la diligence d'Olympias. Tillemont a
cru, à cause d'une expression de ce texte, que Marouta
était allé en Perse après les événements de 403 et qu'il
en arrivait au moment où Chrysostome écrivait à
Constantinople; mais il suffit pour expliquer la curio-
sité de celui-ci qu'il lui ait été impossible d'avoir un
entretien avec Marouta à la fin de 403, ce qui est très
compréhensible lorsqu'on sait dans quel trouble Chry-
sostome passa les derniers mois de son séjour dans sa
ville épiscopale. Marouta avait-il eu précédemment
des relations personnelles avec Jean? Il est vraisem-
blable qu'avant d'aller en Perse il avait séjourné une
ou plusieurs fois dans la capitale. Mais nous n'avons
sur ce point aucun témoignage définitif. Mari parle
de la participation de Marouta à un concile qui aurait
réuni cent cinquante évêques à Constantinople, pla-
çant d'ailleurs ce concile après la première mission en
Orient, loc. cit., p. 31, trad., p. 27; Amr, p. 25, trad.,
p. 14 .sq. Mais le concile « des 150 évêques » est celui
de 381, et aucun des documents le concernant ne
mentionne Marouta.
Le seul témoignage relatif à une activité de Marouta
dans les atlaires ecclésiastiques de l'Empire romain,
en dehors de ce qui a déjà été rapporté, se trouve dans
une information de Photius sur un concile tenu à
Sidè en Bithynie contre les Messaliens, Biblioth.,
cod. 52, P. G., t. cm, col. 88. Photius appelle Marouta,
évêque des Sopharéniens, ou Sophéniens, Mapou6â
toû Souçap-^vcôv eôvouç, tandis que Socrates l'appelle
évêque de la Mésopotamie, ô Meao7roTauiaç èniaxonoc.
Ces appellations confirment d'une façon assez inat-
tendue le récit de Yàqout : c'est seulement après avoir
été envoyé en Perse que Marouta bâtit à Maypherqat
(MaÏTia pour les Grecs, Ptolémée, Géographie, 1. Y,
c. xii, édit. MùIIer, t. n, Paris, 1901, p. 948), un éta-
blissement stable, une ville capable de donner son
nom à un évêché. La date du concile de Sidè n'est pas
exactement connue; Hefele, qui en parle sous les
années 388-390 met en doute son existence. Hefele-
Leclercq, Histoire des Conciles, t. il a, p. 75.
Marouta retourna en Perse pour parfaire l'œuvre
commencée, après un court séjour en Occident, et
toujours avec la qualité d'ambassadeur, d'après
Socrates, loc. cit., P. G., t. lxvii, col. 753. Cette léga-
tion semble avoir eu un caractère permanent. Quoi
qu'il en soit, Marouta était à la cour de Perse en 410;
nous n'avons pas seulement pour l'affirmer le témoi-
gnage plus ou moins sujet à caution d'un chroniqueur,
mais les actes du concile national de l'Église perse
1 15
M A ROUTA DE MAYPHERQAT
146
tenu la onzième année du règne de Yazdedjerd, et dont
la première session eut lieu le 1" février 410. O. Braun,
Das Buch der Synhodos, Stuttgart et Vienne, 1900,
p. 5-35; Synodicon Orientale ou Recueil de synodes
nestoriens, édit. J. B. Chabot, dans Notices et extraits,
Paris, 1902. t. xxxvn, p. 17-36, trad., p. 253-275. Cette
date n'est pas attestée par Mari, qui place le synode
d'Isaac durant la première mission de Marouta, mais
elle est garantie par Amr et la Chronique de Séert,
onzième année de Yazdedjerd et parElia bar Sinaya,
i an 721 des grecs ». L. J. Delaporte, Chronographie de
Mar Elia bar Sinaya, dans Bibliothèque de l'École
des Hautes-Études, fasc. 181, Paris, 1910, p. 71;
Corp. script, or. christ.. Script. Syri, sér. III, t. vu,
p. 111, trad., p. 53. Marouta resta-t-il encore longtemps
en Perse? Il y était l'année qui suivit le synode : c'est
a lui que la clironiquc de Séert attribue la désignation
du catholicos Ahav, successeur d'Isaac, Pair. Orient.,
t. v, p. 324 [212].'
Bien plus, suivant Amr et Mari, et même suivant
Socrates en lisant <tjv 'ASXaàxcp avec J. Labourt, op.
cit., p. 90, n. 1, l'action de Marouta en Perse continua
jusque sous le pontificat de Yahballàhà (415-420).
Ces trois auteurs racontent, avec quelques diver-
gences sur les détails, une guérison opérée par le
catholicos en présence de l'évêque. L'événement peut
se placer, soit au début du pontificat de Yahballàhà,
soit après que ce dernier eut été envoyé à Constanti-
nople par le Roi des rois en 417-419. Les actes de
Pîrôz, dans Bedjan, Acta sanctorum et martyrum, t. iv,
p. 256, disent qu'à son retour le catholicos était accom-
pagné de Marouta; Amr dit d'autre part qu'Acace,
métropolite d'Amid, assistait aussi à ce miracle, or
la mission d'Acace en Perse dura jusqu'au synode de
420. Les actes de cette réunion, Synodicon orientale...,
p. 37-42, trad., p. 276-284, ne mentionnent pas Ma-
routa; on en conclut généralement qu'il avait cessé
de vivre. J. Labourt, op. cit., p. 89. Les sources histo-
riques utilisées ci-dessus ne contiennent aucune infor-
mation sur la mort de Marouta. Le synaxaire constan-
tinopolitain la place au 16 février, Acta SS., Propy-
Iseum ad acta novembris, col. 469 sq., et dit qu'elle
aurait eu lieu au jour anniversaire de la dédicace par
le saint évèque de l'église de Martyropolis. Le sy-
naxaire arabe-jacobite dépend étroitement de ce récit,
22 'amsir, Pair. Orientât, xi, p. 841 [807] sq., de même
que le synaxaire éthiopien, 22 yakatît. Restaurateur
de l'Église persane, l'évêque de Maypherqat est cité
au 4 décembre par le martyrologe romain; il a dû
être cité par la plupart des calendriers syriaques, nous
trouvons son nom, par exemple, au 3 octobre dans un
calendrier jacobite d'Alep, F. Xau, Martyrologes et
ménologes orientaux, Pair. Orient., t. x, p. 63, au
sixième vendredi de Moïse, avec d'autres évêques
d'Amid et Maypherqat dans un évangéliaire nestorien
du xme siècle. Ms. Sachau 304, dans Hss.-verzeichnisse
der kgl. Bibl. zu Berlin, t. xxm, p. 30. Mais on ne
signale aucune vie de Marouta en syriaque
Il y en a une cependant en arménien, qui semble
provenir d'une source syriaque, et qui manifeste une
certaine ressemblance avec la notice de Yâqout, dont
les éléments ont été, croyons-nous, recueillis à May-
pherqat. Cette vie, dont on a un texte passable, d'après
trois mss. au moins, dans les Vitœ et passioncs sancto-
rum Cen arménien), Venise, 1874, t. il, p. 17-32, avait
été publiée déjà par Aucher, Sanctorum acta pleniora
(en arménien), Venise, 1810, t. i, p. 585-609, annota-
tions, p. 609-618 (corriger Bibliotheca hagiographica
orientalis, n. 720) mais avec des retouches malheu-
reuses inspirées à l'éditeur par la Bibliotheca orien-
tons. Les ascendants d.e Marouta sont, dans ce récit,
l'un d'origine syrienne, Auda, probablement 'Abda
prononcé 'Awdà, prêtre des idoles et chef de la Sophène
(Dzoph), l'autre, Marie, tille d'un nakharar arménien
et chrétienne, mais ce sont les grands-parents de
l'évêque. Auda se fait baptiser et prend le nom de
Marouta, il a trois fils : l'aîné lui succède, les deux
autres partent au service du roi. Lorsqu'Auda-
Marouta est mort, sa femme va en pèlerinage à Jéru-
salem et Antioche; à son retour en Sophène, son fils
aine vient d'avoir un enfant, qu'on appelle Marouta
comme son grand-père. A l'âge de cinq ans, l'enfant
est confié pour son éducation au prêtre Marmara, à
restituer màr Mari. Marouta devient évêque de
Dzoph, il va en Perse pour guérir le fils de Yazdedjerd,
guérit le roi lui-même d'une violente douleur de tête
et devient son ami. Marouta se rend auprès de Théo-
dose II pour lui porter le message de paix du Roi des
rois; renvoyé en Perse, il commence en passant la
construction de Maypherqat, etc. Ce récit, dont la
rédaction paraît tardive, est prolixe, surchargé de
considérations édifiantes, moins vivant que la notice
de Yâqout. Du moins, il représente comme celle-ci
la tradition de l'Église mésopotamienne, dont aucun
témoignage syriaque ne nous est parvenu. Le sy-
naxaire arménien contient au 21 mareri (=28 mai),
édit. de Constantinople, 1706, p. 777 sq., un éloge qui
dépend de cette vie. Une vie grecque se trouve au
28 février dans un recueil de menées de la bibliothèque
synodale de Moscou, n. 376, fol. 132-135 v°, ms. du
xic siècle orné de riches miniatures. Voir Archim. Vla-
dimir, Description systématique de la Bibliothèque syno-
dale de Moscou (en russe), part. I, Moscou, 1894, p. 564,
déjà citée par Braun, loc. cit., p. 11.
Le corps de saint Marouta, d'abord enterré à May-
pherqat, avait été transféré en Egypte; J. S. Assémani
vit au monastère de Sainte-Marie-des-Syriens, dans le
désert de Scété, le lieu où il reposait. Bibl. orient.,
t. i, p. 179. On conservait aussi dans la bibliothèque
de ce monastère des actes de saint Marouta qu'Assé-
mani ne put acheter, ibid. ; ce ms. n'est arrivé ni au
Vatican, ni au Musée Britannique.
IL Œuvres. — Marouta apparaît avant tout devant
l'histoire comme le restaurateur de l'Église de Perse
sous Yazdedjerd Ier, mais il n'est pas douteux qu'il eut
aussi une certaine activité littéraire. 'Abdisô bar
Berikhô, à la fin du xmc siècle, écrit au c- lvii de son
catalogue des auteurs syriens : « Marouta, évêque de
Maypherqat et médecin expérimenté, composa un
livre de passions (des martyrs), des hymnes et des
chants en l'honneur des martyrs; il traduisit aussi les
canons des 318 Pères et composa une histoire de ce
saint concile (de Nicée). » Bibl. orient., t. m a, p. 73 sq.
Il est assez naturel qu'un évêque, ami des martyrs,
dans la situation de Marouta, ait recueilli avec un soin
égal les restes de leurs corps et les îécits de leurs sup-
plices: mais il est permis aussi de soupçonner des écri-
vains tardifs d'avoir étendu sans preuves certaines le
champ de son activité. Comment, en tout cas, distin-
guer parmi les passions en langue syriaque la collection
de l'évêque de Maypherqat? J.-S. Assémani, qui avait
rapporté du monastère de Sainte-Marie-des-Syriens,
au désert de Scété, deux très anciens mss. hagiogra-
phiques, a délibérément revendiqué pour Marouta
tous les actes postérieurs à Eusèbe de Césarée jusqu'au
récit du martyre de saint Jacques PIntercis inclusive-
ment (t 27 novembre 421). L'argumentation n'esl pas
concluante et il vaut mieux avouer que, dans l'étal
actuel de nos connaissances, on ne saurait affirmer
avec certitude ni dans un sens ni dans l'autre. Il fau-
drait d'abord, pour étudier l'authenticité des collec-
tions, distinguer entre les deux mss. du Vatican,
160 et 161. C'est ainsi, par exemple, que la passion de
saint Jacques PIntercis, postérieure à la date proposée
ci-dessus pour la mort de Marouta, ne figure pas dans
le Valic. syr. 160. < >r les fol. .S0-2I<» de ce ms., qui for
147
MAROUÏA DE MAYPHERQAT
148
nient la plus ancienne collection de passions connue,
ont été écrits dans la première moitié du v° siècle, car
leur caractère est très proche de celui des mss. de
l'Eusèbe syriaque, datés de 411 et 412; cf. Anal,
liollond., 1921, t. xxxix, p. 338. Bien que mutilé de
ses dernières pages, ce recueil nous prouve que, cer-
tainement dans la première moitié et probablement
dans le premier quart du v siècle, il y eut en Mésopo-
tamie une ample collection d'actes de martyrs, orien-
taux et occidentaux. Il est tentant d'attribuer la com-
position de cette collection à celui dont l'activité à la
recherche des corps saints fit donner à son siège le
nom de Martyr opolis ; l'ambassadeur d'Arcadius
n'ignorait évidemment pas le grec, il peut donc avoir
été à la fois le collecteur des passions persanes et le
traducteur des actes occidentaux.
D'autres que Marouta avaient aussi travaillé à
recueillir les récits des supplices endurés sous Sapor;
d'après la chronique de Séert, Pair. Orient., t. iv,
p. 289 [79] :« Marouta, évêque de Maypherqat, et le
patriarche Ahay écrivirent le martyrologe de ceux qui
souffrirent le martyre au temps de Sapor. » Amr et
Mari, loc. cit., ne mentionnent même à ce sujet que le
catholicos Ahay.
Il semble impossible également de déterminer quels
chants liturgiques ont été composés par Marouta :
A. Baumstark propose de lui attribuer certaines pièces
en l'honneur des martyrs, qui sont chantées par les
nestoriens et chaldéens catholiques aux vêpres et aux
matines des jours de semaine. Gesch. dersyr. Literatur,
Bonn, 1922, p. 53.
Célèbre pour son amour envers les martyrs, Marouta
ne le fut pas moins pour le zèle à faire appliquer en
Perse les décisions de Nicce. Il est certain par les actes
du concile de 410, Synodicon orientale, p. 20 sq., trad.,
p. 258-260, que les membres de ce synode prirent
connaissance d'une collection de canons « des 318
Pères » dont l'ambassadeur d'Arcadius leur apportait
le texte, et jurèrent de s'y conformer. La chronique de
Séert parle des canons « provenant de la copie de
Marouta, évêque de Maypherqat », Pair, orient., t. iv,
p. 280 [70]; 'Abdisô parle, comme il a été dit, d'une
traduction des canons et d'une histoire du concile.
J.-S. Assémani n'en avait rien retrouvé et se lamentait
de ce que ces précieux ouvrages devaient en quelque
point de l'Orient servir de pâture à la vermine, Bibl.
orient., 1. 1, p. 195; il semble bien cependant que nous
en ayons récupéré quelque chose. Parmi les mss. copiés
en Orient par les soins de Mgr Clément David, il en
est deux, Borgia syr. 81 et 82 (autrefois K. VI. 3 et 4)
qui contiennent une série de textes canoniques. Le
début du ras. 82 présente un aspect singulier : l'ori-
ginal sur lequel il fut copié, au monastère de Babban
Hormizd, près Mossoul, avait ses premiers feuillets
détériorés et déplacés; le copiste consciencieux, mais
timide, les a transcrits bout à bout, laissant en blanc
la place des mots illisibles ou détruits. Les 115 pre-
mières pages se rapportent au concile de Nicée, et
comme il s'y trouve une lettre de Marouta au catholi-
cos Isaac, on est fondé à y chercher le corpus rédigé par
Marouta en faveur des chrétientés persanes. M. Braun,
qui a publié une traduction de tout cet ensemble dans
l'ouvrage mentionné ci-dessus, De sancta Nicœna
synodo, énumère comme suit la série des morceaux
dont l'enchaînement est certain, p. 13 sq. : fragments
des canons 15-20 de Nicée, liste des évêques présents
au concile, lettre de l'empereur Constantin donnant
l'ordre de brûler les écrits d'Arius, lettre de Marouta
au catholicos Isaac, enfin 73 canons. Les pièces qui
font partie de la collection, mais dans un ordre indé-
terminé sont : le symbole de Nicée-Constantinople
avec commentaire, qui était probablement la dernière
pièce du recueil, l'explication de certains termes grecs
en usage dans l'Église, quelques développements his-
toriques sur le monachisme, un catalogue de treize
hérésies, enfin une histoire de Constantin, d'Hélène
et du concile. M. Braun pense que ces trois derniers
morceaux appartiennent à la lettre de Marouta. Mais
cette lettre est-elle bien authentique, dans toutes ses
parties au moins? Les difficultés ont été parfaitement
discernées par M. Braun : l'histoire de Constantin et
de sa mère, qui devient originaire des environs
d'Édesse, est trop loin de la vérité pour qu'on puisse
l'attribuer à un évêque à peine postérieur d'un demi-
siècle aux événements qu'il rapporte et qui avait fré-
quenté la cour de Constantinople. Il est probable
cependant qu'au fond du texte transmis par le ms.
Borgia syr. 82 il y a quelque chose de Marouta, mais
les additions nous empêchent de retrouver l'état pri-
mitif. Quant à l'explication du symbole, elle ne peut
remonter au début du v6 siècle, car il y est fait allusion
aux controverses entre monophysites et nestoriens.
Deux parties de la collection méritent une attention
particulière : les 73 canons et le catalogue des hérésies.
Si le contexte est seul dans le syriaque à établir une
relation entre Marouta et les 73 canons, il est dit
expressément dans le recueil canonique d'Abu'l-
faradj *Abd Allah ibn at-Tibb (t 1043), ms. Valic.
arab. 153, fol. 15, qu'ils furent « traduits par Marouta,
évêque de Mayyâfârîqîn, à la prière de mâr Isaac ».
Leur fortune a été grande, car si on ne les trouve avec
leur ordre primitif que dans les recueils nestoriens
d'Ibn at-libb et d'Elias Djauharî (f vers 900), ms.
Vatic. arab. 157, fol. 31-52 v», ils ont passé avec une
autre distribution dans la plupart des collections cano-
niques de Syrie et d'Egypte, melkites ou coptes-
jacobites, formant une partie de ce qu'on a coutume
d'appeler « canons arabes de Nicée ». Cf. Hefele-
Leclercq, Histoire des conciles, 1. 1 a, p. 158 sq. et n. 3.
Nous n'avons pas à nous étendre sur cette question;
plusieurs canons ne peuvent remonter à l'époque de
Marouta. M. Braun pense toutefois que, pour aider
Isaac dans la réorganisation de l'Église persane,
l'évêque de Maypherqat avait composé un recueil de
certains règlements en usage dans l'Église d'Anlioche,
et que ce recueil formerait le fond de la collection
actuelle. Cette thèse est à retenir.
Le catalogue des hérésies, qui intéresse particuliè-
rement les théologiens paraît indiscutablement au-
thentique : il ne contient aucune allusion aux contro-
verses christologiques du ve siècle, et les hérésies qu'on
y trouve sont bien'celles qui pouvaient être citées par
un évêque de Mésopotamie aux environs de l'an 400.
Ce catalogue avait été publié dans Mansi,
Concil., t. n (1759), col. 105C-1060, en une traduction
d'Abraham Ecchellensis. Mais on ne savait que penser
de ce passage d'une préface au concile de Nicée tirée
ex arabicis Orientalium codicibus, sans aucune indi-
cation d'auteur. La publication de Braun, en replaçant
ce texte dans son cadre historique, lui conféra une
nouvelle valeur; ce fut l'occasion pour A. von Har-
nack d'en réimprimer les éléments connus, traduction
du syriaque par Braun et de l'arabe, interpolé, par
Ecchellensis, avec un bref commentaire historique,
Der Ketzer-Katalog des Bischofs Maruta von Mai-
pherkat, dans Texte und Untersuch., N. F., t. iv,
fasc. 1 b, Leipzig, 1899. L'édition du texte syriaque
manquait toujours; Mgr Rahmânî l'a publiée d'après
le ms. Borgia et un autre non lacuneux d'Alqoch, avec
une traduction latine et d'intéressantes annotations
d'après les écrivains syriaques, Sludia Syriaca, fasc. 4,
Documenta de antiquis hseresibus, Charfé, 1909, p. 98-
103 de la pagination syriaque; introd.,p. 29-55, trad.,
p. 76-80. Il y aurait peu à gagner sans doute pour
l'établissement du texte dans l'examen des traductions
arabes; il est bon cependant de signaler que le cata-
1 i9
M BROUTA DE MAYIMIEROAT
MA HO TARD
150
logue existe sans interpolations dans le recueil
d'Elias Djauharî, Vatic. arab. 157, fol. 19 v°-21 v», et,
SOOS une forme moins pure, dans la Lampe des Té-
nèbres, c. i. § 18, Yalic. arab. 623, fol. 17 V>-20 v°;
cf. art. Kabab (Sains ar-Ri'dsah Abû'-l Barakât),
t. vin, col. 2293.
Les hérétiques mentionnés sont les judéo-chrétiens
désignés sous le nom de sabbatiens, les partisans de
Simon le magicien ou simoniens, les marcionites, les
disciples de Paul de Samosate, les manichéens, les
audiens (texte syriaque de Rahmânî, traductions
arabes d'Elias Djauharî et d'Ibn Kabar: photiniens
dans Ecchellensis, nom en blanc dans Braun-Har-
nack), les borboriens, les koukécns analogues aux
samaritains, les bardesanites, les ariens, eunoméens
et macédoniens, les montanistes, les timothéens, qui
ressemblent aux apostoliques ou apotactiques d'Épi-
phane, Heeres lxi (Harnack'K enfin les cathares ou
novatiens.
J.-S. Assémani a revendiqué aussi pour l'évêque de
Maypherqat, la composition d'une anaphore et d'un
commentaire sur les évangiles, Bibl. orient., t. i,
p. 179, mais ces écrits appartiennent à un autre
Marouta, mort évêque de Takrit en 649. Les deux
personnages ont été confondus et Takrit audacieuse-
ment identifiée à Maypherqat, ibid., p. 174. Cette
erreur a la vie dure, c'est ainsi qu'on la trouve dans
la notice du Dictionanj of Christian biography, 1882,
t. m, p. 859; Kirchenlexikon, 2° édit., 1893, t. vm,
col. 958-960, sous lasignature de Zingerle; The catholic
Encyclopwdia, 1910, t. ix, p. 748; Enciclopedia
universal ilustrada Europeo-Americana, Barcelone,
t. xxxiii, p. 606.
En plus des ouvrages mentionnés dans le cours de l'ar-
ticle, voir : W. Wright, A short hisiory of syriac lilieralure,
Londres, 1894, p. 44-46; Realenajïlopàdie fur protestan-
tische Théologie und Kirche, t. xn, Leipzig, 1903, p. 392 sq.,
art. de Nestlé; Rubens Duval, La littérature syriaque, 3' éd.,
Paris, 1907, p. 122 sq., 159 sq.; A. Baumstark, Geschichle
iler syrischen Lilcratur, Bonn, 1922, p. 53 sq. ; (). Bardenhe-
wer, Geschichte der alkirehlichen Lileratur, t. iv, Fribourg-
en-B., 1925, p. 3S0-3S5.
. E. TlSSERANT.
1.MARQUARD Léon d'Augsbourg, mort dans
sa patrie le 30 janvier 1633, avait été un des
religieux les plus éminents de la province observan-
tine de Strasbourg, dont il fut deux fois provincial.
Au chapitre général tenu à Rome le 9 juin 1612, le
P. Léon était élu définiteur général, juste hommage
rendu à sa science et à ses nombreux mérites. Non seu-
lement il enseigna ses confrères comme lecteur général,
mais il s'appliqua encore avec zèle à la conversion des
protestants et publia de nombreux ouvrages de con-
troverse, tant en latin qu'en langue vulgaire. On cite
de lui : Conclusiones theoloyicee de sacramenlis in
yenere, in-4°, Munich, 1597; Thèses de almo eucharisties
sacramenlo ; de anima in commuai et de vegetativœ, sen-
silivee ac ralionalis quidditatibus et passionibus, ibid.;
de ine/fabili et augustissimo Verbi incarnati mysterio,
ibid., 1599; de supersubstantiali, secrelissimaque divina
Dei essenlia, ibid., 1601; de substanlia, proprietatibus
et condilionibus spirituum angelicorum bonorum et
malorum, ibid., 1603; Axiomata theologica de una, vera
et sacrosancla Christi in terris Ecclesia militante, ibid.,
1605; Grùndliche Erôrhrung und christliche Widerle-
gung, dass Martin Luther in allen und jeden mil dem
Rômischen Papslthum slreitigen Puncten gelehrt und
geglaubt habe das jenige, was stracks nach der heiligen
A pastel Zeiten in den nachstjolgenden 600 Juhren
ojlenllich ist geglaubt und gelehrt worden : Von D. Georg
Midler, Wittenbergischen Pràdicanten, anno 1606.
amgangen, anjezo aber, nach seinem Ableben, Jacob
Ileylbrunners unkatholischem Papslthum, dem er sich,
neben andern Pràdicanten, unlerschrieben, enlgegen-
gesetzt, [ngolstadt, 1607: Enumeratio methodica et
compendiosa selectissimorum et omni excepiîone majo-
rum scriplorum totius occidenlis, meridiei et oricnti.t
Ecclesiarum, quibus evidenlissimum fit certoque probatur
non tanlitm europœam, sed et africanam, alexandrinam,
jerosolymitanam. antiochenam, conslantinopolitanam,
asiaticam et orientaient Ecclesias, ante mille annos
romanœ Ecclesiœ ut capiti suo perpetuo adhœsisse,
et vicissim Pétri successorem ut pastorem œcumenicum
eis invigilasse,... in-8°, ibid., 1609; Eoangelisches
Examen und rechlmàssige Behôrung der oermeinten
ehristlichen Prcdiyt. vom Beruf der Kirchendiener,
M. Melchior Volcii Pràdicanten bey St. Anna, in-4°,
ibid., 1609; Kalechismus wahrer Religion und Glau-
bens, darinn ailes, was ein jeder guterzigcr Christ bey
diesen Religions-Streit zu bedenken, als in einer Summa
begrifjen. Sampt anyehangten ehristlichen... Gebetlen,
in-8°, ibid., 1610; Qualiler cum heereticis disputandum
sit, et ubi vera Dei Ecclesia sit, in-4°, Bamberg, 1610;
Kalechismus oder wahrer chrisllich-und recht evange-
lischer Begrifj und Innhalt aller und jeder Puncten der
allein seligmachenden wahren Religion und Glaubens,
Dillingen, 1618; Augsbourg, 1629; Examen tractalus
Joannis Henrici Hiemers prœconis lutherani de fra-
ternitale B. Mariée Virginis in Reilh, Dillingen, 1619,
titre donné par Wadding d'un livre publié en alle-
mand; Demonstratio catholica et universalis sanctee
romanee Ecclesiee et ejusdem fidei perpétuée, in-fol.,
Lechhausen, 1622.
Wadding-Sbaraglia, Scriptores ord. minorum, Rome,
1906-1921; Veith, Bibliotheca Auguslana, Alphabetum X,
Augsbourg, 1793; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. m,
col. 744; Minges, Geschichte der Franziskaner in Bayera,
Munich, 1896.
P. Edouard d'Alençon.
2. MARQUARD Léon de Lindau en Bavière,
est un des meilleurs représentants de la mystique
franciscaine en Allemagne au xive siècle. — Il étudia
à l'Université de Paris. Le 26 octobre 1379, le pape
Clément VII ordonna à son légat en Rhénanie, Jean
de Bâle, O. S. A., de lui conférer le grade de maître en
théologie, ainsi qu'à Théobald d'Altkirch, O. P., quia
in pluribus et diversis studiis generalibus in theologia
longis temporibus studuerunt et legerunt.' K. Eubel,
Bullarium franciscanum, Rome, 1904, t. vu, p. 219.
Custode de Bodense, il fut élu en 1389, au chapitre de
Strasbourg, provincial de l'Allemagne supérieure.
K. Eubel, Geschichle der obcrdeulschen (Slrassburger)
Minoriten-Provinz, Wurzbourg, 1886, p. 164. En 1390,
il tint un chapitre à Nuremberg, en 1391, à Essling,
et le 24 juin 1392 à Bâle. Peu après, le 13 août, il
mourut à Constance.
Outre les Constitutions qu'il rédigea pour sa pro-
vince, Marquard de Lindau composa plusieurs opus-
cules mystiques en latin et en allemand. Glassberger,
Analecla franciscana, Quaracchi, 1887, t. n, p. 218, 219,
en énumère 29, tout en omettant ceux qu'il n'a pas
vu et qu'il assure nombreux encore. Plusieurs de ces
traités ont été conservés mss. : De arca Noe, Magde-
bourg, Bibl. d'État, cod. 12, fol. 157; Munich, lat.
18 729, fol. 184. — De perfeclione humanitatis Christi,
Berlin, Bibl! d'État, cod. theol. lat. 518, fol. 218,
Munich, lat. 8414, fol. 304, lat. 18 729, fol. 155, lat.
9022, fol. 83, Magdebourg, cod. 12. — De nobililate
creaturarum, Munich, lat. 15 175, fol. 153, lat. 18 729,
fol. 161, lat. 8987, fol. 300; Berlin, cod. theol. lat. 518,
fol. 255. — De trono Salomonis, Munich, lat. 8987,
fol. 188. — De horto spirituali, Munich, lat. 8434, fol.
292. — De horto paradisi, Munich, lat. 8987, fol. 290. —
De ftliorum Israël in Mgyptum descensione, Munich,
lat. 15 325, fol. 195, lat.' 9003, fol. 97. — De quinqiu
sensibus, Munich, lat. 18 729, fol. 331, tut. 8987,
fol. 360. De septem artibus, Munich, lat. 8987,
151
MARQUARD — MARSILE D'INGEN
152
fol. 296. — De decem prœceptis, Munich, lat. 0003,
fol. 149. - - De decem vitiis eorumque remediis, ibid.,
fol. 125, cl lat. 18 729, fol. 174; De instinctibus,
Munich, lat. 9003, fol. 205; De reparatione hominis,
Berlin, cod. theol. lat. 361, fol. 129; Saint-Gall, cod.
773 et 787; Engelberg, Bibl. des PP. bénédictins,
cod. 321, fol. 37 (écrit à Stams le 2 mai 1386). — De
partis damnatorum, Berlin, cod. theol. lut. 518, fol. 238;
Munich, lat. 8987, fol. 352, lat. 18 729, fol. 145. —
De remuneratione clericorum, Berlin, ibid., fol. 243. —
De quadruplici homine, Berlin, ibid.., fol. 259. — De
septem gradibus amoris, Berlin, ibid., fol. 267. — De
dignitate sacerdolis, ibid., fol. 230. — Interrogaliones
quas Deus loquitur in anima nostra, Munich, lat. 8987,
fol. 259.
Quant aux autres opuscules dont Glassberger repro-
duit le titre et l'incipit, les catalogues des bibliothèques
d'Allemagne ne donnent point de renseignements.
Outre ces traités, le 'cod. theol. lat. 518, fol. 251, 255,
274-314 de Berlin et le ms. lat. 8987, fol. 197, 253, 287,
de Munich, contiennent aussi plusieurs sermons de
Marquard, dont un sur l'immaculée conception.
Hasak, M. von Lindau. Ein Epheukranz oder Erklàrung
<l<r 10 Gtbcle nath der Originalausgabc, Augsbourg, 1889;
K. Eubcl, Gcsehichte, etc., p. 35, 164,228, 235,256, 341;
P. Mingf s, O. F. M., Geschichte der Franziskaner in Bayern,
Munich, 1896, p. 26.
E. LONGPRÉ.
1 . MARSILE D'INGEN, philosophe et théo-
logien du xive siècle (t 1396). ■ — Originaire du bourg
d'Ingen, dans la Gueldre (Pays-Bas), il vint à Paris à
une date que l'on ne saurait préciser; en 1362 il com-
mence à « régenter » à la Faculté des Arts, où il
acquerra bientôt une extrême considération. A deux
reprises, en 1367 et 1371, il est élu recteur de l'Univer-
sité ( à cette date la fonction était trimestrielle). De
son côté la « nation anglaise » à laquelle il appartenait
le choisit comme procureur en 1362, 1373, 1374, 1375.
Voir le Liber j rocuratorum nationis anglicœ, dans
Denifle, Auctari m chartularii Universit. Paris., t. i.
Cette même « nation » le députe en 1368 à la cour pon-
tificale (en Avignon) pour y porter le « rôle » de ses
membres. En 1376 encore Marsile est élu comme repré-
sentant de la nation en curie. Parti pour Avignon et
l'Italie (que Grégoire XIregagnait alors) en mai 1377, il
se trouve en curie au moment de l'élection d'Urbain VI
(avril 1378); en juillet 1378 il est à Tivoli, auprès du
nouveau pape, au moment où se produisent les réunions
qui' vont aboutir au Grand Schisme. La lettre qu'il écrit
àJ'Université de Paris, le 27 juillet, expose que jamais
les menaces de schisme n'ont été plus graves; elle ne
témoigne pas d'une bien grande chaleur pour la cause
d'Urbain VI. Texte dans Du Boulay, Hist. Universit.
Paris., t. iv, p. 466, et dans Denifle, Chartularium
Universit. Paris., t. m, n. 1608. On ignore ce que fit
Marsile dans les années qui suivirent immédiatement;
son nom ne se retrouve plus dans le Liber procura-
torum. Il est certainement revenu à Paris, mais d'après
Denifle, Auctarium, t. i, p. 659, n. 5, il avait quitté
avant 1382, sans doute à cause des dissensions qui
déchirèrent alors l'Université. En 1386 il est à Heidel-
berg où vraisemblablement il séjournait depuis quelque
temps. Le comte palatin venait de décider dans cette
ville, peut-être sur les suggestions de Marsile, la fonda-
tion d'une université à qui Urbain VI donna la bulle
d'érection le 23 octobre 1385. Marsile devint l'un des
membres les plus actifs de la nouvelle institution dont
il est à bon droit considéré comme l'organisateur. Il
l'établit sur le même plan que l'Université de Paris
dont il ne pouvait oublier les leçons, et, lui infusa en
même temps le « nominalisme » qui régnait alors en
maître sur les bords de la Seine. Professeur à la Faculté
des Arts, où il commença d'enseigner le 19 octo-
bre 1386, il fut élu recteur le 17 novembre de la même
année, et fut investi jusqu'à sept fois de cette charge.
D'après un texte que l'on va lire, il est clair qu'il a
finalement abandonné les Arts pour la Théologie.
Rome le revit en 1389 où il vint porter à Boniface IX
le rôle de l'université. La date de sa mort, sur laquelle
les critiques ont été en désaccord, est fixée par un
texte sans ambiguïté : Anno MCCCXCVI, die 20'
mensis augusli, obiit venerabilis Marsilius de Inghen.
canonicus Ecclesiœ Sancti Andrese Coloniensis et the-
saurarius, /undator hujus studii et initialor, in sacra
THEOLOGIA DOCTOR EGREGIUS HIC PRIMUS FOR.MATUS.
qui multa volumina in theologia et in artibus nostrœ
universitati legavit. Acta Univers. Heidelb., t. i, p. 61 .
cité par Wundt, Skizze einer Geschichte..., p. 309.310:
voir aussi G. Tœpke, Die Matrikel, t. i, p. 645. Cette
notice indique clairement que Marsile ne prit qu'à
Heidelberg le grade de docteur en théologie, n'ayant
fait partie, à Paris, que de la Faculté des Arts, comme
le marquent tous les textes qui parlent de son séjour
en cette ville. Voir G. Tœpke, loc. cit., 1. 1, p. 3, n. 6.
Les livres composés par Marsile avaient été légués,
comme le reste de sa bibliothèque, assez considérable
pour l'époque, à l'Université de Heidelberg. Trithème,
à cent ans de là, donne l'énumération des ouvrages
du docteur qui s'y conservaient : Quaestiones Senten-
tiarum libri quatuor; Dialectica notabilis liber unus;
Commentariorum in Aristotelem libri plures et quœdam
alia. Il est difficile de suivre le sort de ces mss. ; mais
plusieurs de ces traités ont été imprimés à la fin du
xv» et au début du x\ie siècle. — 1. Les Quœstiones
super 1 V libros Sententiarum, ont paru à Strasbourg
en 1501, 2 vol. petit in-fol. (un exemplaire complet se
trouve à la Bibliothèque nationale de Strasbourg, K,
2523; contrairement aux indications de Copinger,
Supplément lo Hain, n. 3885, il contient des questions
sur les 4 livres et non pas seulement sur les 2 premiers).
Hauréau dit avoir connu une édition de la Haye, 1497,
contenant les deux premiers livres. — 2. Les Quœstiones
exquisitœ in libros Aristolelis de gencralione et corrup-
tione ont paru aussi à Strasbourg, 1501 (même Biblio-
thèque, E,ll 680); Hain, n. 10 782, signale une édition
parue à Venise, 1500, avec des corrections de M" Nico-
let, docteur en médecine. — 3. Abbreviationes libri
Physicorum editœ a Marsilio Inguen doctore parisiensi,
signalées par Hain, n. 10 780, comme publiées s.l.n.d.;
on trouve une mention, que je n'ai pu vérifier, d'une
édition de 1482, et d'une édit. de Venise, 1521. —
4. Quœstiones subtilissimœ Johannis Marcilii Inguen
super VIII libros Physicorum secundum nominalium
viam, Lyon, 1518. Cet ouvrage, au témoignage de
P. Duhem, donne la même doctrine que le précédent :
mêmes conclusions, soutenues par les mêmes argu-
ments, presque dans les mêmes termes. Il est donc
très surprenant que, juste cent ans plus tard, le
P. François de Petigianis, O. M., l'ait publié sous le
nom de Duns Scot. J. Duns Scoti, docloris sublilis
in VIII lib. Physicorum Aristolelis quœstiones et
expositio, Venise, 1617; dès lors ces Quœstiones pas-
sèrent dans l'édition des Œuvres de Scot, édit. de
Lyon, 1639, t. n; toutefois Wadding, dans la préface,
fit remarquer la difficulté d'attribuer cet ouvrage au
Docteur subtil et indiqua Marsile comme l'un des
auteurs probables. Sbaraglia dans le Supplcmcntum
et castigalio ad Scriptores, Rome, 1806, p. 410-411,
confirma que le nom de Marsile se lisait sur d'anciens
mss. et sur des éditions imprimées. Voir sur cette
question, qui est définitivement réglée : P. Duhem,
Le mouvement absolu et le mouvement relatif, dans
Revue de Philosophie, 1908, t. xn, p. 608 sq:, reproduit
et tiré à part, Montligeon, 1909, p. 123; antérieure-
ment le P. Daniels, O. S. B., a établi que, dans le traité
en question, Thomas Bradwarden est cité : Die
153
MARS1LE D'INGEN
MARSILE DE l» A DOUE
15 {
l nechtheil der dem Scotus zugeschriebenen Schrifl
Expositio..., dans Quellenbeitràge und Unlersuch. zur
Geschichte der Gottesbeweise (fait partie de la collec-
tion : Beilrùge zur Gesch. der Phil. des M. A., t. vin,
fuse. 1-2, p. 162-164); cf. aussi E. Longpré, dans
Rioista di filosofia neo-scolastica, Milan, 1926, t. xvm,
p. 34-35. — 5. Oratio compleetens dictionis clausulas
et elegantias oratorias, Heidelberg, 1499; cf. Hain,
n. 10 781. — 6. Quant à la Dialectica notabilis dont
parle Trithème, et qui était une révision dans le sens
nominaliste du célèbre manuel de Pierre d'Espagne;
elle a été imprimée (mais avec de graves modifications)
par les soins de Conrad Pschlacher, Vienne, 1507,
1512, à la suite dudit traité de Pierre d'Espagne,
C.larissimi philosophi Marsilii de Inguen textus dia-
lecticus de suppositionibus, ampliationibus, appella-
tionibus, reslrictionibus, alienationibus et duobus conse-
quentiarum partibus. Des quœstiones sur les grands
traités de logique sont attribuées aussi à Marsile par
des traducteurs hébraïques. Le ms. 991 de la Bibl. nat.
de Paris contient ainsi une traduction en hébreu de
questions sur les Catégories et le Péri Herméneias ; cf.
Histoire littéraire de la France, 1893, t. xxxi, p. 728;
Ad. Jellineck a eu en main une traduction hébraïque
de Quœstiones sur l'Isagogéde Porphyre, les Catégories
et la Rhétorique d'Aristote.
* Les pièces relatives au professorat de Marsile se trouvent
pour la période parisienne dans Déni fie et Châtelain,
Chartularium Uniuersitatis Parisiensis, t. m, et dans l'Auc-
tarium, 1. 1; pour la période de Heidelberg, dans G. Tcepkc,
Die Matrikel der Universilàt Heidelberg, von 1386 bis 1662,
t. i, Heidelberg, 18S4.
Notices littéraires dans Trithème, De scriploribusecclesiast.,
■ lit. de Paris, 1512, fol. exun; J. Baie, Illuslrium Majoris
Britanniœ scriptorum summarium, VII Cent., c. v.fait de
Marsile un Anglais trompé par le fait qu'il appartenait à la
■ nation anglaise » de l'Université laquelle comprenait aussi
des Flamands et des Allemands; Bellarmin, De script.
tir!., édit., de Cologne, 1657, p. 230; Fabricius, Bibl. lat.
mcd. et inftm. œtatis, édit. de Hambourg, 1735, t. v, p. 101.
Le rôle de Ma sile à Heidelberg est bien décrit dans D. L.
Wundt, Skizze einer Geschichte der Hohenschule zu Hei-
delberg, parue dans le Magazin fur die Pfàlzisehe Geschichte,
1. 1, Heidelberg, 1793; le frère de ce dernier, Charles-Casimir
Wundt, a consacré à Marsile une Commeniatio historica.
Programme d'université, Heidelberg 1775. — Les histoires
générales consacrent quelques mots à Marsile : Brucker,
Historia critica philosophiw, t. in, Leipzig, 1743, p. 855 sq.;
rectifications au t. vi, 1767, p. 603-610; Hauréau, Histoire
de la philosophie scolasliquc, t. n, p. 433. — Les notices les
plus récentes, et bien imparfaites, sont celles de A. Budinsky,
Oie Universitàt Paris und die Fremden an derselben im
Mittelalter, Berlin, 1876, p. 174; I'éret, La Faculté de théolo-
gie de Paris, au Moyen Age, t. ni, Paris, 1896, p. 234-2^6;
la très courte brochure de Ad. Jellineck, Marsilius ab
lnqhen, Leipzig,1859, signalée par les bibliographies, con-
tient exactement 11 lignes sur Marsile, mais elle donne en
hébreu la préface d'un traducteur rabbinique des questions
de Marsile sur Vlsagogj de Porphyre, les Catégories et la
Rhétorique d'Aristote (12 p.), la préface est d'ailleurs sans
intérêt pour l'histoire même de Marsile.
É. Amann.
2. MARSILE DE PADOUE (fvers 1343),
défenseur du parti impérial dans le conflit survenu
entre Louis de Bavière et Jean XXII. — I. Vie. II.
Œuvres. III. Doctrines. IV. Condamnation par
l'Église. V. Influence.
I. Vie. — On est peu et mal renseigné sur les débuts
de sa carrière. Les sources sont réunies et discutées par
N. Valois, dans Histoire littéraire de la France, t. xxxm,
p. 528 sq.
1° Formation. — Marsile naquit certainement à
Padoue et, comme il était susceptible d'être élu recteur
de l'Université de Paris en 1312-1313, il semble que sa
naissance doive être reportée entre les années 1270
et 1280. Le nom de sa famille se présente sous deux
forme, différentes, entre lesquelles les biographes se
sont longtemps partagés. Son contemporain et ami,
Albertino Mussato, l'appelle Kaimondini. et la plu-
part des historiens anciens ont retenu ce témoignage
comme décisif. D'autre part, des mss. anciens de son
œuvre le dénomment Menardinus ou Mainardinus,
transformé parfois en Menandrinus, et cette version
est confirmée par les bulles de provision qu'il reçut
du pape Jean XXII (14 oct. 1316 et 5 avr. 1318),
où il est appelé de Mainardino. On connaît dès le
xii" siècle une famille padouane de ce nom; c'est à elle
que les auteurs récents rattachent de préférence notre
auteur. N. Valois, loc. cit., p. 561. Quoi qu'il en soit,
Marsile fit, à l'Université de sa ville natale, des études
qui durent être brillantes. Alb. Mussato l'appelle « la
lumière » de son pays, « le flambeau de la terre »,
Epist., xii, dans Grœvius et Burmann, Thésaurus antiq.
et hist. Italiœ, La Haye, 1722, t. vi b, Suppl., col. 48-50,
et loue ses prodigieux succès. A la fin de son stage
universitaire, il hésitait entre l'exercice de la médecine
et la profession d'avocat. Encore incertain de ses voies:
mais, au dire du même témoin, désireux d'argent et de
gloire, il erra quelque temps d'un endroit à l'autre.
Durant l'été de 1311, il prit un instant du service dans
les armées germaniques qui occupaient le nord de
l'Italie. C'est alors que son ami Mussato lui adressa
l'épître qui nous fournit ces renseignements pour le
ramener aux « saintes études ». Marsile se rendit à,
ces objurgations et se consacra désormais à la science,
médicale. Peut-être faut-il faire remonter à ce moment-
là son entrée dans la cléricàture. Souvent contesté,
le fait n'est plus contestable, puisque Marsile devait,
quelques années plus tard, être pourvu de bénéfices
ecclésiastiques par le pape Jean XXII.
2° Enseignement à Paris. — Un concours inconnu de
circonstances dirigea vers la France les pas du jeune
savant.
Aucune source ne garantit qu'il ait, comme on l'a
souvent prétendu, passé d'abord par Orléans pour y
étudier le droit. Il se rendit immédiatement à Paris,
attiré sans doute par le renom de cette université. Ses
talents durent s'y affirmer de bonne heure, puisqu'il
y exerçait les fonctions de recteur pendant le premier,
trimestre de l'an 1313. Denifle, Chartularium Univ.
Paris., t. n, p. 158. Marsile séjourna quelque temps en
cour d'Avignon. Ce qui lui permettait plus tard d'invo-
quer son témoignage personnel quand il critiquait les
abus de la curie. Defensor pacis, n, 21. En attendant,
il sollicita et obtint du pape un des canonicats de
l'Église de Padoue. Lettre de Jean XXII, en date du
14 octobre 1316, publiée d'abord par Ant. Thomas,
Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. n, p. 448; ana-
lysée dans Valikanische Akten zur deulschen Geschichte
in der Zeit K. Ludwigs des Bayern, Inspruck, 1891,
p. 5, et G. Mollat, Jean XXII : Lettres communes,
n. 1482, 1. 1, p. 142. Une nouvelle lettre du 5 avril 1318
lui accordait l'expectative du premier bénéfice à la
collation de l'évêque de Padoue qui viendrait à vaquer
dans cette Église. Vatikanische Akten, p. 66, et Mol-
lat, n. 6849, t. il, p. 123. Malgré les scrupules de
Denifle, Chartularium, t. n, p. 158, on admet commu-
nément et il faut tenir pour certain que le Marsile qui
fait l'objet de ces lettres est identique à notre person-
nage. « N'est-il pas piquant, observe N. Valois, loc. cit.,
p. 567, de voir Marsile de Padoue, comme d'ailleurs
son collaborateur et ami Jean de Jandun, commencer
par recevoir les faveurs du pontife qu'ils allaient bien-
tôt combattre avec tant d'animosité ? »
Rien ne permet de dire quand et comment ont
débuté les relations qui unissent dans l'histoire les
noms de ces deux maîtres. On a souvent présenté
Jean de Jandun comme l'élève de Marsile; mais à
tort, car Jean était déjà un philosophe célèbre quand
celui-ci arriva de Padoue. Voir Jean de Jandun,
155
MARSILE DE PAD01 I. ŒUVRES
156
t. vni, col. 764-765. Le seul amour des études les mit
peut-être en rapport. Marsile put, en tout cas, lui
procurer, à sa grande joie, la primeur du commentaire
des Problèmes d'Aristote que venait de publier, en
1310, le médecin et alchimiste padouan, Pierre
d'Abano. N. Valois, loc. cit., p. 554-555. Toujours
est-il qu'une collaboration- s'ensuivit, qui allait les
jeter l'un et l'autre dans les pires aventures de la
pensée et de l'action.
3° Participation au conflit politico-ecclésiastique. —
Depuis l'avènement de Jean XXII, un nouveau
et très grave conflit venait de mettre aux prises
l'Allemagne et le Saint-Siège.
Entre Frédéric d'Autriche et Louis de Bavière, qui
se disputaient le trône impérial, le pape avait pris
parti pour le premier. Le Bavarois maintint ses pré-
tentions et parvint à se débarrasser de son adversaire
par la victoire de Mûhldorf (28 septembre 1322). Il
était d'ailleurs encouragé à la résistance par un petit
groupe de franciscains rebelles qu'il avait recueillis à
sa cour. Après diverses sommations infructueuses,
Jean XXII finit par prononcer contre le prince la
peine d'excommunication (23 mars 1324), puis la
déchéance de l'Empire (11 juillet). Contre quoi celui-ci
riposta par l'appel de Sachsenhausen, où il accusait le
pape d'hérésie (22 mai de la même année).
On conçoit que de tels événements aient profondé-
ment agité l'opinion, surtout dans les milieux universi-
taires où, vingt ans plus tôt, le conflit de Boniface VIII
et de Philippe le Bel avait si vivement soulevé
le problème de l'Église et de l'État. Nos deux
maîtres voulurent trancher dans le vif de la question,
en vue, non seulement de résoudre la crise présente,
mais d'en éviter de semblables à l'avenir. A cette fin,
ils conçurent un exposé de principes, où ils dénonce-
raient les usurpations de la papauté pour la ramener à
son véritable rôle et proclameraient la souveraineté
de l'empereur dans l'Église.
De leurs méditations sortit le Dejensor pacis, qui
semble avoir été composé en juin 1324. Seul pourtant
Marsile mit son nom en tête de l'œuvre commune.
Antenorides ego quidam, écrit-il, i, 1 : ce qui était
l'équivalent d'une signature; car Padoue passait pour
avoir été fondée par Anténor. Cette circonstance et
l'incontestable unité du style inspirent encore à des
auteurs récents quelques doutes sur la collaboration
de Jean de Jandun. E. Emerton, The Dejensor pacis
of Marsilio of-Padua, Cambridge, 1920, p. 13-19.
Mais ces doutes ne sauraient tenir devant le témoi-
gnage des contemporains. Toujours est-il que Marsile
fut, sans conteste, « l'auteur principal ». G. Piovano,
// Dejensor pacis di Marsilio Patavino, dans La scuola
cattolica, 1922, t. xxn, p. 162. Le même historien
ramène toute la genèse de l'ouvrage, ibid., p. 164, à
des calculs d'intérêt. Explication trop facile pour
répondre adéquatement à la réalité des faits et qui
ne doit pas faire méconnaître la part de conviction
qui préside à l'œuvre des deux réformateurs.
Sans nul doute, le Dejensor pacis fut dès lors adressé
à Louis de Bavière, à qui il était pompeusement dédié
pour l'illustration de sa race, l'éclat de ses vertus et
son attachement à la foi catholique. Mais il resta
quelque temps encore inconnu à Paris, où, pendant
plus de deux ans, les deux auteurs continuèrent en
paix leurs fonctions professorales. C'est seulement au
cours de l'été 1326 qu'ils disparurent subitement pour
se réfugier auprès du Bavarois, tandis qu'éclatait dans
la capitale le scandale de leur publication. Ils allaient
mettre désormais une main active à l'application de
leurs théories. Au premier abord, Louis de Bavière
accueillit avec quelque défiance ces alliés qu'il estimait
sans doute compromettants et on parlait déjà, dans
son entourage, de les envoyer au bûcher. Voir la suite
de la chronique de Guillaume de Nangis, ad an. 1326,
dans Recueil des hist. de la France, t. xx, p. 642. Mais
ils ne tardèrent pas à obtenir ses bonnes grâces et
Marsile devint même son médecin. L'année suivante,
on le retrouve aux côtés du prince dans sa campagne
d'Italie : à Trente, où, de concert avec le parti gibelin,
fut décidée Ja marche sur Rome (janvier-mars 1327);
à Milan, où Louis de Bavière ceignit la couronne de
fer (31 mai), pendant que Marsile faisait distribuer
dans tout le pays des libelles diffamatoires contre le
pape.
C'est dans ces circonstances que son ami Mussato
lui adressait une nouvelle épître, Epist., xvi, dans
Grsevius et Burmann, op. cit., col. 51, pour célébrer sa
puissance et inviter les Padouans à se montrer fiers de
leur compatriote. Mais c'est aussi le moment où les
deux docteurs sont assez en évidence pour être remar-
qués et où commence contre eux cette série de condam-
nations pontificales qui sera détaillée plus bas. Pen-
dant ce temps, les événements suivaient leur cours.
Entré à Rome en janvier 1328, Louis de Bavière s'y
faisait décerner la dignité impériale, suivant la théorie
démocratique de Marsile, par une délégation populaire.
Toujours en vertu des principes du Dejensor, la dé-
chéance de Jean XXII était proclamée le 18 avril et
l'antipape Nicolas V élu à sa place le 12 mai. Marsile
de Padoue avait reçu le titre de vicaire impérial de la
ville, et il profitait de son autorité pour molester les
clercs romains qui restaient fidèles au pape déchu.
Bientôt il était lui-même promu par Nicolas V au
siège archiépiscopal de Milan. Mais les revers n'allaient
pas se faire attendre. Car l'empereur dut précipitam-
ment quitter Rome devant le soulèvement du peuple,
entraînant à sa suite toutes ses fragiles créatures.
Jean de Jandun mourut au cours de la retraite (10-
15 septembre 1328). Quant à Marsile, il n'eut sans
doute pas le loisir d'occuper son archevêché et dut
rentrer en Allemagne avec son protecteur déconfit.
4° Dernières années. — Après cet éclat momentané,
l'obscurité la plus complète retombe sur l'existence
de Marsile. Par erreur, certaines chroniques l'ont fait
mourir dès 1328. En réalité, il semble s'être retiré
auprès de Louis de Bavière et avoir pris à tâche de se
faire o'ublier. Il sortit une dernière fois de son silence
en 1342, pour soutenir la compétence de l'empereur
en matière matrimoniale. Un discours du pape Clé-
ment VI, en date du 10 avril 1343, fait allusion à sa
mort. Son décès doit donc remonter aux premiers
mois de cette année, ou, tout au plus, à la fin de 1342.
IL Œuvres. — - Toutes les œuvres de Marsile sont
relatives à ce conflit politico-ecclésiastique auquel il
fut si intimement mêlé.
1° Dejensor pacis., — En tête, pour l'importance aussi
bien que pour la date, se place le Dejensor pacis, dont
on a raconté plus haut l'origine. C'est un gros traité,
composé suivant toutes les règles de l'École, où sont
longuement exposés et justifiés les principes des nova-
teurs sur l'Église et l'État.
La date en est assez exactement déterminée par la
critique interne. « Dans la rédaction définitive, le
Dejensor pacis contient des allusions à plusieurs évé-
nements connus, à l'excommunication de Louis de
Bavière, n, 24, prononcée par bulle du 23 mars 1324,
et à la circulaire adressée par le pape aux électeurs le
26 mai suivant, n, 26. D'autre part, il prévoit et
annonce seulement comme possible, ibid., l'acte par
lequel Jean XXII déclara Louis de Bavière privé de
ses droits à l'Empire. » N. Valois, loc. cit., p. 569. Cet
auteur a pu aboutir à ces précisions importantes en
rectifiant sur les mss. le texte défectueux des éditions
imprimées. Ce dernier acte de Jean XXII étant daté
du 11 juillet, on a ainsi les deux points limites entre
lesquels se place la rédaction du Dejensor. < Dans ces
157
MARSILE DE PADOUE, ŒUVRES
138
conditions, continue le même historien, il est difficile
de récuser le témoignage de deux mss. du xiv« siècle,
qui assignent précisément à l'achèvement de ce traité
une date comprise entre ces deux termes extrêmes :
le livre fut achevé le 21 juin 1324, lit-on dans le
inv 4>>4 de la bibliothèque impériale de Vienne et
dans le ms. 141 de la bibliothèque du chapitre de
Tortose. Cette date nous paraît extrêmement vrai-
semblable. N. Valois, loc. cit., p. 570. — On a objecté
a cette conclusion que, dans le chapitre premier,
Louis de Bavière est déjà qualifié de Romanorum
Itnperalor : ce qui n'est vrai qu'à partir de 1328. Aussi
a-t-on parfois supposé que l'ouvrage primitif fut un
simple livret contenant tout juste les grandes lignes
du système. L'auteur l'aurait repris dans la suite, sous
la pression des événements, pour aboutir au traité
actuel, qui serait postérieur au couronnement impé-
rial. -M. Hitter, dans Theologisches Literaturblatt, 1871,
t. ix, col. 558-560; opinion défendue encore par
l'auteur dans Historische Zeitschrift, 1879, t. xi.n,
p. 302-303. Reprenant toute la question sur un exa-
men complet des manuscrits, J. Sullivan retient la
date de 1324, mais en émettant l'hypothèse très plau-
sible que le premier chapitre fut ajouté après le
17 janvier 1328 ou, tout au moins, que le terme
imperator y fut substitué au mot rex qu'on trouve par-
tout ailleurs. The english historical Review, 1905,
t. xx, p. 299-300. Il n'y a donc aucune raison pour sup-
poser l'existence de deux ouvrages successifs ou pour
déplacer le Defensor, qui mérite de garder son rang à
l'entrée de Marsile dans sa politique de sédition.
Conservé dans de nombreux mss., le Defensor pacis
fut imprimé pour la première fois à Bàle, en 1522, par
le protestant Valentin Curio, sous le pseudonyme de
Licentius Evangelus, dont le texte a fait loi dans la
suite. Il a trouvé place dans Goldast, Monarchia,
2' édit., Francfort, 1668, t. n, p. 154-3-12. Une édition
abrégée en vue des exercices académiques en a été
donnée par R. Scholz, Leipzig et Berlin, Teubner,
1911, dans la Quellensammlung zur deutschen Ge-
schichte dirigée par E. Brandenburg et G. Seeliger,
t. ix. La direction des Monumenta Germanise en
annonce une édition critique qui n'a pas encore paru.
Un très court chapitre final, négligé par les différents
•éditeurs, a été publié d'après les mss. par K. .Mùller,
■dans Gôtlingische gelehrte Anzeii/en, 1883, t. n, p. 923-
■925.
2° De translatione Imperii Romani. — Vers la fin
•du Defensor, n, 30, .Marsile a l'occasion de rencontrer
le thème, alors classique, de la translation de l'Empire.
Il y écarte en quelques mots l'idée que le pape et ses
•clercs l'auraient fait auctoritate propria. Puis il con-
tinue : Ilac enim translulione quantum de facto prœ-
■cesserit dicturi sumus in altero quodam ab hoc tractatu
seorsum. Goldast, p. 308.
Ce traité spécial fut rédigé par lui quelque temps
après. Il accompagne généralement le Defensor dans
les mss. et dans les éditions. On le trouve dans Goldast,
<pid., t. n, p. 147-153, mais avec la date visiblement
erronée de 1313. En réalité, cet opuscule fut écrit, non
pas avant, mais après le Defensor, qui s'y trouve rap-
pelé dès les premières lignes et plusieurs fois dans la
saite. On a conjecturé qu'il fut écrit en Allemagne,
à la demande spéciale de Louis de Bavière. S. Riezler,
Die literarischen Widersacher der Pàpste, Leipzig,
1874, p. 173, suivi par N. Valois, p. 604. Cette hypo-
thèse ne paraît guère fondée : puisqu'en écrivant son
Defensor l'auteur promet déjà ce supplément, il est
assez vraisemblable d'admettre qu'il l'ait donné sans
rKard.
L'ouvrage se compose de douze petits chapitres, qui
■exposent la manière dont l'Empire e-,t passé des
Romains aux Grecs, des Grecs aux Francs, puis des
Francs aux Germains. « C'est une imitation, a-t-on
avancé, N. Valois, p. 604, ou, pour mieux' dire, une
reproduction du traité composé sur le même sujet
vers le commencement du XIV* siècle par Landolfo
Colonna. » Voir ici t. vm, col. 2557-2558. Seulement
celui-ci présentait ces diverses translations comme
étant l'exercice des prérogatives souveraines du Saint-
Siège. -Marsile écrit justement pour le réfuter sur ce
point. Ejus scriplurœ in quibusdam noslra sententia
dissOnat, prœsertim in quibus jura lœsit imperii secun-
dum senlentiam propriam absque demonstratione su/fi-
cienti. Goldast, p. 148. Il emprunte donc à son prédé-
cesseur son dossier de faits ou de légendes, souvent
même son texte, mais en supprimant ou corrigeant ses
interprétations favorables à la papauté. Four lui, la
translation de l'Empire fut toujours le fait des cir-
constances, quand elle ne donne pas lieu d'affirmer,
au contraire, la subordination du pape à l'empereur.
« En somme, ouvrage de polémique, dont le mérite
n'est, certes, pas celui de l'originalité », N. Valois,
p. 605, mais qui reflète, en les appliquant à ce cas
particulier, toutes les idées générales de l'auteur.
3° Defensor minor. — ■ A ces deux ouvrages depuis
longtemps connus les recherches de l'érudition mo-
derne ont permis d'en ajouter un troisième non moins
important : savoir le Defensor minor, qui, non seule-
ment abrège le grand traité de même titre, mais le
complète sur bien des points.
Il est contenu dans le ms.- Canon. Mise. 188 de la
Bodléienne, fol. 70 v°-80 r°, où il a été découvert par
N. Valois, Comptes rendus de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres, 1903, p. 601, puis, indépen-
damment de l'érudit français, par J. Sullivan, The
english historical Review, 1905, p. 300 sq., qui n'en uti-
lise d'ailleurs que le dernier chapitre. Pour l'étude
intégrale et l'analyse de son contenu, voir N. Valois,
Hist. litt. de la France, t. xxxm, p. 606-616. Ce traité
est encore inédit. Aucun doute n'existe sur son authen-
ticité. Car, non seulement l'auteur renvoie de façon
continue au Defensor pacis, mais il précise en terminant
le rapport des deux œuvres : De quibus omnibus,
supposilis vel probatis, et commemorata et etiam expli-
cata sunt plura in hoc tractatu, ex majori Pacis defen-
sore pro necessitate tant séquentiel quant dedùcta. Prop-
ter quod Defensor minor deinceps vocabitur tracta tus
iste. ■ — « Il est évident qu'à un moment qu'il reste à pré-
ciser, Marsile de Padoue éprouva le besoin de com-
pléter son grand ouvrage par un certain nombre
d'éclaircissements sur plusieurs points particuliers.
Ces points sont les suivants : la juridiction ecclésias-
tique; la pénitence, les indulgences, les croisades et les
pèlerinages; les vœux; l'excommunication et l'inter-
dit; la primauté du pape; le pouvoir législateur su-
prême du peuple romain et de son prince; le concile
général; le mariage et le divorce. » N. Valois, loc. cit.,
p. 607. On voit par cet aperçu qu'après le domaine
de la politique les vues novatrices de Marsile ont gagné
de plus en plus celui de la théologie.
Le Defensor minor est reporté par J. Sullivan,
loc. cit., p. 305, à cause uniquement de son dernier cha-
pitre que nous allons retrouver, à l'année 1342. Avec
plus de raison, X. Valois, p. 615-616, fait observer
que tout le contenu du livre suppose la pleine puis-
sance intellectuelle et politique de son auteur. Il en
fixe, en conséquence, la composition en 1328.
4° De jurisdictione Imperatoris in causa matrimoniali
— ■ « A quelques années de là, continue le même his-
torien, Louis de Bavière, convoitant pour son fils
Louis, margrave de Brandebourg, l'héritage du Tyrol.
lui fit épouser la comtesse Marguerite à la Grande
Bouche, dont le mariage avec Jean, fils du roi de
Bohème, avait dû être préalablement annulé ou plutôi
considéré- comme nul (10 février 1342). Ce fut l'ocra-
150
MARSILE DE PADOUE. THEORIE DE L'ÉTAT
teo
sion de divers mémoires, dont l'un poile, notamment
dans le ms. /, 35, de Brème, antérieur à 1360, le nom de
Marsile de Padoue. C'est une sorte d'apologie mise dans
la bouche de l'empereur, établissant qu'à lui seul
il appartient de statuer sur les causes matrimoniales.
Elle est accompagnée de deux actes impériaux non
datés, l'un prononçant le divorce entre la comtesse
de Tyrol et Jean.,... l'autre accordant dispense de
consanguinité à Marguerite... et à Louis... L'opinion
là plus vraisemblable veut que ces actes soient de
simples projets composés par Marsile de Padoue anté-
rieurement au second mariage et présentés par lui,
en même temps que son mémoire, à Louis de Bavière. »
N. Valois, p. 617. Les pièces, éditées pour la première
fois par Freher en 1598, sont reproduites dans Go-
dast, Monarcfiia, t. n, p. 1286-1291.
Rien n'était plus conforme aux principes du vieux
réformateur que d'affirmer la souveraine autorité de
l'empereur en matière de mariage. Il avait déjà traité
cette question dans le dernier chapitre du Dejensor
minor : il lui suffit d'en reprendre les doctrines et sou-
vent même les termes pour justifier l'acte de Louis de
Bavière en faveur de son fils. Aucune raison décisive
n'existe pour retarder jusqu'à cette époque le Defensor
minor tout entier, que les données de la critique interne
situent en toute vraisemblance quinze ans plus tôt.
Mais on conçoit que rien n'ait été plus facile et plus
agréable à l'auteur que d'y chercher des matériaux en
vue des circonstances du moment.
5° En dehors de ces traités personnels, on a pu, non
sans raison, supposer la main de Marsile dans la rédac-
tion de certains actes émanés de la chancellerie impé-
riale à cette époque agitée. Ce serait le cas pour le
réquisitoire du 18 avril 1328 contre Jean XXII.
N. Valois, p. 596, après K. Muller, Der Kampf Ludwigs
des Baiern mit der rômischen Kurie, Tubingue, 1879-
1880, 1. 1, p. 369, et pour l'apologie impériale qui com-
mence par les mots Fidem catholicam, publiée par
Louis de Bavière le 6 août 1338. N. Valois, p. 618,
après .1. Sullivan, loc. cit., p. 306-307.
III. Doctrines. • — Engagé par toute sa vie et son
œuvre dans le conflit renaissant du Sacerdoce et de
l'Empire, Marsile de Padoue a naturellement con-
centré ses réflexions sur le problème de l'Église, de
l'État et de leurs mutuels rapports. Mais sur ce point
il a déployé une vigueur de critique et une hardiesse
de vues qui dépassent de beaucoup tout ce que le
Moyen Age avait produit dans ce genre de polémiques.
Sur tout ce qui touche à la politique au sens le plus
large, c'est-à-dire à la constitution interne de l'Église
et à ses relations avec le pouvoir civil, Marsile ne fut
pas seulement un novateur, mais un véritable révolu-
tionnaire. Le programme très réfléchi et relativement
méthodique de cette révolution est contenu dans le
Defensor paeis, à propos duquel on a pu parler de
« machine infernale ». G. Piovano, loc. cit., p. 164. Il
suffit d'analyser les principaux thèmes de l'ouvrage
pour en reconnaître l'extrême gravité.
1° Théorie de l'État. — Après une sorte de préface,
où il annonce son intention de travailler à la pacifi-
cation publique en rappelant les principes qui pré-
sident au gouvernement de la cité terrestre, en dénon-
çant à mots couverts les nouveaux ennemis qui la
menacent de son temps, l'auteur consacre toute sa
première partie à développer la théorie de l'État.
Il en emprunte les éléments, comme tous les penseurs
de l'époque, à la Politique d'Aristote : Aristoteles phi-
losophorum eximius, i, 3, Goldast, p. 157. En dehors
de l'intérêt qu'ils présentent pour l'histoire des idées
politiques au Moyen Age, ces développements posent
les prémisses qui seront ensuite appliquées à la consti-
tution et à la vie même de l'Église.
Marsile commence par exposer l'origine et la fin
de la société. A côté de la fin temporelle, qui est évi-
demment la principale, il lui reconnaît aussi une fin
spirituelle, savoir la poursuite du bonheur éternel
promis à l'humanité par la révélation divine et qui
d'ailleurs réagit à tant d'égards sur les intérêts de la
vie présente. Voir i, 4 et 5, p. 158 et 160. La réalisation
de cette double fin est assurée par les grands corps
sociaux, dont les trois plus essentiels sont le sacerdoce,
l'armée et la justice. Cette incorporation des institu-
tions religieuses dans l'organisme de la cité entraîne
évidemment comme conséquence le droit pour les
dirigeants de celle-ci d'intervenir dans l'administra-
tion de celles-là. Tout le régalisme ultérieur de Marsile
a son germe dans cette conception unitaire de l'État,
où est entièrement méconnue la transformation intro-
duite dans l'ordre politique par l'avènement du chris-
tianisme.
La distribution et l'ordre de ces parties constitu-
tives du corps social appartient au pouvoir, que Mar-
sile se plaît à désigner sous le terme philosophique et
indéterminé de « législateur ». Ce pouvoir vient de
Dieu, directement quelquefois comme dans le cas du
peuple juif, mais, d'ordinaire, a Deo tanquam a causa
remota, i, 9, p. 164, c'est-à-dire par l'intermédiaire des
volontés humaines. Marsile accorde ses préférences
à la monarchie tempérée, et pour en choisir le titulaire,
au régime électif.
Du pouvoir ainsi conçu émane la loi. Elle a pour
but de diriger les actes de l'homme vers le bien collectif
et de suppléer aux défaillances individuelles, dont les
chefs eux-mêmes ne sont pas exempts. Pour Marsile,
c'est dans la volonté populaire que la loi trouve sa
source et son autorité. Nos autem dicamus secundum
veritatem alque consilium Aristolelis legislatorem seu
causam legis efjectivam primam et propriam esse popu-
lum seu civium universilatem, i, 12, p. 169, ou du moins,
ajoute-t-il aussitôt pour prévenir une difficulté, ejus
valenliorem parlem per suam electionem seu volunta-
tem in generali civium congregatione per sermonem
expressam. Ce qui ne laisse pas de donner une teinte
sérieusement oligarchique à son esprit républicain.
N. Valois, p. 576. Et l'auteur de s'appliquer aussitôt
à justifier la souveraine compétence de la démocratie
en matière législative, i, 13, p. 171-176. Mais il faut
observer que plus tard, dans le Defensor minor, il admet
sans peine que cette volonté commune ne trouve nulle
part de meilleure et plus sûre expression que dans la
volonté de l'empereur, considéré comme l'incarna-
tion du peuple romain, qui est lui-même le -chef
suprême de tous les autres. N. Valois, p. 613-614. La
démocratie de Marsile ne s'oppose pas à l'autocratie.
Cf. Piovano, loc. cit., p. 14. Au peuple également,
comme interprète de l'intérêt collectif, appartient
l'institution du chef de l'État et, s'il en était besoin,
sa correction ou sa destitution. Voir i, 15, p. 175-177.
« Cette doctrine de la souveraineté populaire ne diffère
pas substantiellement de celle qu'ont enseignée saint
Thomas, Suarez et Bellarmin. » Rien, en tout cas, ne
permet de voir en lui un précurseur de l'idéal révolu-
tionnaire à la manière de J.-J. Rousseau. G. Piovano,
loc. cit., p. 166-167.
Tous ces principes assureraient largement la paix
publique, si celle-ci n'était troublée par les empiéte-
ments de l'Église, spécialement de la papauté, que
l'auteur dénonce violemment à la fin de sa première
partie. Ce qui l'amène à s'expliquer sur la nature
exacte de ses pouvoirs, à l'analyse desquels le reste de
l'ouvrage est désormais consacré.
2° Théorie générale du pouvoir ecclésiastique. — ■
Marsile ne conteste pas l'institution divine de l'Église
ni la juridiction qui lui revient de ce chef. Tout son
effort consiste à ramener celle-ci^ par delà toutes les
déviations et tous les abus, à ce qu'il estime être son
KU
MARSILE DE PADOUE, TlIKORIh" 1)1' IMUTOIH ECCLÉSIASTIQ1 E
162
véritable concept. Dans cette œuvre il s'attend à la
persécution «le la papauté et cie ses complices, à la
résistance d'une opinion ignorante ou prévenue, à
l'opposition sournoise des jaloux. Mais il compte sur le
secours de Dieu pour accomplir son devoir jusqu'au
bout. Voin, 19 et h. 1. p. L89, L90.
Son œuvre à cet égard est d'abord négative. Il
entend combattre la doctrine alors classique de la
plenitudo poleslatis, qu'il expose en ces termes, il, 3,
p. 103 : Ronuuuini episcopum, vocatum pupam, judicem
tsse supremum... super omnes mundi episcopos seu
presbytères et ecclesiasticos minislros alios, super omnes
quoque hujus sœculi principautés, commun itates, collegia
ei singulares personas, eu jusque conditionis existant.
Témoignage précieux, pour le dire en passant, de la
manière dont se posait alors le problème du pouvoir
pontifical, que ses apologistes étendaient volontiers,
sans distinctions ni réserves, au double domaine spiri-
tuel et temporel. Ce qui amène notre novateur à
l'exclure, par une réaction non moins excessive, de
l'un aussi bien que de l'autre. Il ne s'agit pas, en effet,
pour lui de disserter sur le pouvoir personnel du Christ,
ni sur ceux qu'il aurait pu transmettre à ses Apôtres,
mais de préciser ceux qu'il leur a transmis de fait. Son
exemple est une première indication, n. 4, p. 195 :
Christus ipse non venit in mundum dominari homini-
bus... nec principari temporaliter. sed inagis subjici
secundum slalum et conditionem prœsentis sœculi. Aussi
bien peut-on établir par l'Écriture et la tradition qu'il
a interdit aux siens toute puissance temporelle, qu'il
leur a enjoint, au contraire, de se soumettre à l'autorité
des princes et que les Apôtres l'ont fidèlement imité
sur ce double point. Les textes invoqués par les
adversaires en faveur de la plenitudo potestatis sont
discutés seulement à la fin du traité. Voir n, 27-28,
p. 288-302.
D'où il suit, n, 5, p. 204, qu'aucune juridiction exté-
rieure n'appartient à l'Église de droit divin, pas même
au spirituel, et que celle dont elle peut jouir lui vient
de l'État, qui garde toujours le droit de la lui retirer.
Nec in quemquam, presbyterum aut non presby-
tehim, coactivam in hoc sœculo jurisdictionem habere
quemquam episcopum sive papam, nisi eadem sibi
per humanum legislatorem concessa juerit. in cujus
poteslale semper est hanc ab ipsis revocare. Le croyant
chez Marsile s'unit au politique pour subordonner
entièrement l'Église à l'État. Exclue du temporel, la
puissance ecclésiastique se trouve ramenée à l'ordre
spirituel proprement dit, savoir l'administration des
sacrements et spécialement le pouvoir des clés. Ce
dernier est d'ailleur.. fort réduit, par le fait que l'auteur
m- rallie à l'ancienne doctrine qui réserve à Dieu seul la
rémission du péché et de la peine éternelle, absque
opère sacerdolis prweedente vel intervenienle simul. u,
0. p. 206.
Au nom de ces prémisses. Marsile tranche résolument
les principaux cas que soulevait la civilisation inédié-
II n'admet pas que l'excommunication, h, 6,
p. 207, relève de la seule autorité ecclésiastique, mais
d'un juge compétent pour représenter la communauté
des fidèles, lequel consultera le clergé comme une sorte
de jury. Les clercs délinquants ne peuvent pas reven-
diquer le privilège du for, n, 5 et 7, p. 204 et 208; cf.
8. p. 212 : c'est à l'autorité civile qu'il appartient de
les punir. Bien plus, l'Église ne possède ici-bas aucune
espèce d'autorité coercitive; elle peut seulement
exhorter et reprendre ou faire entrevoir la menace des
châtiments éternels, n. 7-10, p. 210-217. La répression
des hérétiques est le fait du pouvoir séculier. Ibid., 10,
p. 216-219.
l'our son entretien, le clergé a droit à des subsides
honorables de la part des fidèles; mais il reste soumis
à la loi de la pauvreté. En conséquence, il ne saurait
DICT. Ul. THÉOL. CATH.
avoir la propriété d'aucun immeuble, n, 13; p. 225-
231. Les biens mis à la disposition de l'Église par la
générosité des donateurs appartiennent, en réalité, à
l'État; ce qui fait, n, 17, p. 251, qu'ils restent soumis
de plein droit à tous les impôts. Chemin faisant, n, 11,
p. 220-221, l'auteur s'est livré à une très vive charge
contre les richesses excessives des elereset les désordres
de leurs mœurs.
3° Applications : Théorie de la juridiction cpiscopale.
- Non content de restreindre l'objet du pouvoir
ecclésiastique, Marsile interprète en fonction de son
régàlisine le concept même de la hiérarchie.
Du moment que le Christ n'a pas ni ne veut avoir
de puissance temporelle, il y a lieu de se demander
comment il peut être l'auteur du sacerdoce, qui repré-
sente, comme on l'a vu, col. 100, une fonction de la
cité. Sa réponse est que le pouvoir d'ordre seul vient
immédiatement de Dieu, encore qu'il l'accorde par
l'intermédiaire de rites humains. A cet égard d'ail-
leurs, il n'y a pas de différence entre l'évêque de Rome
ou tout autre et le moindre prêtre, n, 15, p. 239.
L'inégalité qui existe entre les membres de la hiérar-
chie est une institution humaine, humana institutio
qua sacerdotum unus aliis preeferlur, et tout autant
leur attribution à tel ou tel territoire. Marsile s'appuie,
en effet, sur saint Jérôme, n, 15, p. 239-240, pour éta-
blir que les évêques et les prêtres étaient primitive-
ment égaux : ce sont uniquement des raisons d'ordre
social qui ont créé entre eux une distinction. Voir
également, i, 19, p. 187. Comme pour les autorités
civiles, le choix des uns et des autres appartient à la
communauté des fidèles où au prince qui en est le
légitime représentant. Hujus institutionis seu deter-
minationis pra>sidis... causa /activa immediata sil et
esse debeat universa ejus loci fidelium mu.ltitu.do per
suam electionem seu voluntatem expressam, aut Me
vel Mi cui vel quibus jam dicta mullitudo harum insti-
tulionum auctorilatem concessil. n, 17, p. 248. Ce qui
comporte logiquement le pouvoir de les révoquer et
aussi, conséquence plus curieuse, celui de les con-
traindre, en cas de négligence, à l'exercice de leur
ministère. Rien de plus normal dans un système qui
fait du clergé un corps de fonctionnaires nationaux.
Il faut cependant prévoir le cas des communautés
imparfaites, dont les dirigeants seraient encore infi-
dèles. Alors seulement, ibid., p. 250, l'accès aux fonc-
tions sacrées dépendrait de l'autorité ecclésiastique,
mais avec la participation obligatoire du peuple
croyant. Dans cette conception étatistc, au lieu d'être
la règle, l'autonomie du recrutement hiérarchique
constitue l'exception.
4° Applications : Théorie de la papauté. — Tant qu'il
parle du clergé ordinaire, Marsile se montre encore
respectueux : évêques et prêtres entrent pour lui dans
le cadre de la cité. Il en va autrement du pape : les
conceptions révolutionnaires du novateur s'aggravent
ici d'un ton franchement agressif.
Comme la question est de première importance et
fournit, à vrai dire, la clé de tout le problème posé par
les relations de l'Église et de l'État, .Marsile éprouve le
besoin de préciser ex pro/esso les principes de sa
méthode, il, 19, p. 254-256. Il ne conteste pas i'exis-
tence d'un droit divin en matière d'organisation ecclé-
siastique; mais il ne consent à le demander qu'aux
Écritures canoniques et aux décisions des conciles
généraux. Parce que ceux-ci représentent la sui cession
des Apôtres et des premiers fidèles, il faut les tenir
pour assistés du Saint-Esprit. Quant aux autres docu-
ments, y compris les décrétales des papes, ce sont des
textes humains et qui restent comme tels sujets à
l'erreur.
Au nom de l'Écriture, Marsile affirme l'égalité pri-
mitive de tous les Apôtres et conteste à l'ierre toute
X. — 6
163
MARSILE DE PADOUE, THÉORIE DE LA PAPAUTE
10'
primauté sur eux. Nullam potestatem, toque, minus
CQactivam jurisdictionem, habuit Petrus a Deo immé-
diate super apostolos reliquos, neque instituendi eos in
offlcio sacerdolali, neque segregandi eos seu mittendi ad
offlcium preedicationis. Tout au plus peut-on lui recon-
naître une prééminence au sens large, due à son âge,
à la ferveur de sa foi, ou peut-être, encore que l'Écri-
ture n'en fournisse aucune preuve, au libre choix de ses
pairs. La conduite de Pierre continue celle interpré-
tation : Quoniam beatus Petrus nullam sibi assumpsisse
singulariter auctoritatem supra reliquos apostolos inve-
nimus ex Scriptura, sed mugis cum ipsis sequalitatem
servasse. n, 16, p. 242. De même que Pierre s'est
installé à Antioche, les autres apôtres ont fixé à leur
guise le centre de leur apostolat, sans recevoir de
Pierre ni institution ni confirmation, lit ce fait est un
indice de la loi qui régit encore leurs successeurs. Par
là s'écroulent, faute de base, toutes les prétentions
du pape à une juridiction universelle. L'évèquc de
Rome n'est d'ailleurs pas le successeur de saint Pierre.
Ibid., p. 244-246. Car il n'est pas sûr que celui-ci soit
jamais venu à Rome : il est curieux de retrouver à cet
égard dès le xive siècle les objections historiques que
devaient reprendre Baur et son école. En tout cas, il
n'y est certainement pas venu avant saint Paul. C'est
ce dernier qui fut singulariter et principaliter l'évêque
de Rome et c'est à lui, par conséquent, non à Pierre
que le pape a succédé.
Il s'agit cependant d'expliquer l'origine de la
papauté. Le fait générateur est ici, pour Marsile, la
Donation de Constantin, sur laquelle il ne se lasse pas
de revenir. Voiri, 19, p. 187 ; n, 11, p. 221; 16, p. 243;
22, p. 265, et surtout 18, p. 252-253. Tous les évêques,
en effet, étaient primitivement égaux. Rome néan-
moins jouissait d'un grand prestige à cause de sa
situation dans l'Empire, du nombre et de la science de
ses clercs, du souvenir aussi des apôtres Pierre et Paul.
C'est pourquoi les autres Églises la consultaient volon-
tiers ou lui demandaient de leur fournir de dignes
évêques. Tout cela ne faisait qu'une sorte de droit
coutumier, cohsuetudinaria prioritas, mais qui encou-
rageait déjà les évêques de Rome, avec le consente-
ment plus ou moins tacite des autres, à des actes
d'intervention de plus en plus caractérisés. Constantin
acheva cette évolution en donnant au pape l'empire
de tout l'Occident, et le moindre doute ne vient évi-
demment pas à Marsile sur l'authenticité d'un docu-
ment qui est la justification idéale de son régalisme.
De là procèdent tous les droits spirituels et temporels
dont se prévaut depuis la papauté.
5° Applications : Théorie du gouvernement cenifal de
l'Église. — Ne faut-il pourtant pas pourvoir aux inté-
rêts généraux de la chrétienté en matière de foi et de
discipline? Ses principes démocratiques conduisent
tout naturellement Marsile à charger le concile œcumé-
nique de cette mission.
Il faut, en effet, pour ce gouvernement une compé-
tence et une autorité que la communauté des fidèles
ou ses légitimes représentants sont seuls à détenir.
Huic consequenter ostendo quod hujus determinationis-
auctoritas •principalis, mediata vel immediata, solius sit
generalis concilii christianorum aut valentioris partis
ipsorum vel eorum ■ quibus ab universitate fldelium
christianorum auctoritas hsec concessa fuerit. n, 20,
p. 256. — De ce concile non seulement les laïques ne
sont pas exclus, mais ils en font obligatoirement partie
en seconde ligne après le clergé : Viros eligant fidèles,
presbijtcros primum et non presbyteros consequenter. Les
uns et les autres sont élus par les communautés, secun-
dum ipsorum proporlionem in quantitate ac qualitatc
personarum. C'est toujours au suprême législateur
humain qu'il appartient de déterminer les modalités
de l'élection. Marsile reconnaît d'ailleurs que les
anciens conciles étaient surtout composés de prêtres,
encore qu'on y voie figurer imperalores et impératrices
fidèles cum suis o/ficiulibus. L'ignorance croissante du
clergé eu matière religieuse lui paraît exiger qu'une
plus grande place soit assurée désormais à l'élément
laïque. Sur les inévitables divergences des prélats ce
sont les fidèles qui auront à se prononcer. La convoca-
tion du concile est réservée au « suprême législateur
humain ». Par ou il faut évidemment entendre l'empe-
reur. N. Valois, p. 582. Marsile en trouve la preuve
dans les conciles des premiers siècles : l'ancienne his-
toire ecclésiastique vient à l'appui de ses principes
régaliens. Non seulement l'autorité civile a le droit
d'inviter au concile, mais elle peut y contraindre toute
personne idoine et dûment élue à cette fin. En re-
vanche, il lui appartient de faire les frais de l'assem-
blée.
Toutes les matières qui intéressent la vie de l'Église
entrent dans la compétence du concile. Marsile énu-
mère nommément, avec preuves à l'appui, u, 20-21,
p. 256-263, la détermination de la foi et de la discipline
ecclésiastique, le prononcé des excommunications, la
répartition des bénéfices, les règles du culte et la cano-
nisation des saints. Il confirme sa doctrine en mon-
trant les inconvénients qu'il y aurait à ce que des
points aussi graves fussent décidés par l'arbitraire d'un
j seul. La politique de Boniface VIII et surtout la bulle
Unam Sanctam lui fournissent des exemples de ce
despotisme personnel, que l'intervention tutélaire du
concile a précisément pour but et aurait sûrement
pour résultat d'éviter. Il conçoit néanmoins que soit
institué une sorte de président de la fédération ecclé-
siastique, avec mission de diriger les assemblées géné-
rales et d'en faire appliquer les décisions. Ce rôle
devrait, en principe, être attribué au plus digne, qui
serait d'ailleurs assisté par un sénat sacerdotal institué
ad hoc. Marsile ne voit aucun inconvénient à ce que
ce fût l'évêque de Rome, en raison des titres histo-
riques dont cette Église a joui dans le passé, mais à
condition qu'on ne veuille pas étayer cette fonction
sur un droit divin inexistant. Voir n, 22, p. 263-268.
En dehors de là, tout le reste est abus, contraire tout
à la fois aux plans de Dieu et aux intérêts de la société.
Marsile consacre ses derniers chapitres à une âpre cri-
tique des empiétements commis par les papes, au nom
d'une prétendue plenitudo potestatis, dans le double
domaine spirituel et temporel, n, 23-26, p. 268-288.
puis à la réfutation méthodique des arguments scrip-
turaires, n, 27-29, p. 288-305, et rationnels, n, 30,
p. 305-308, invoqués en sa faveur.
Cet exposé doctrinal, qui remplit les deux premiers
livres du Defensor, se termine par une troisième partie,
beaucoup plus couite, où l'auteur condense en qua-
rante-deux conclusions ou thèses, m, 2, p. 309-312,
d'une manière d'ailleurs passablement désordonnée,
les principales positions philosophiques et théolo-
giques,- théoriques ou pratiques, prises et défendues
par lui au cours de son traité. Partout s'affirme la
volonté de soumettre le gouvernement de l'Eglise à la
collectivité des fidèles et, par celle-ci, au pouvoir civil
qui en incarne les droits et les pouvoirs. Il suffit de
lire ce résumé dressé par l'auteur lui-même pour voir
combien fut profonde, consciente et systématique,
dans l'esprit de Marsile, cette conception régalienne,
cette étatisation de l'Église à laquelle son nom demeure
attaché.
6° Quelques cas particuliers de la juridiction ecclésias-
tique. — ■ A ce système fondamental, contenu dans le
Defensor pacis, le Defensor minor apporte quelques
précisions ou aggravations supplémentaires sur cer-
tains points particuliers, qu'il faut au moins indiquer
en terminant, d'après le résumé qu'en donne N. Valois,
p. 607-615.
165
MARSILE DE PADOUE, CONDAMNATION
L66
Marsile y professe la souveraineté absolue de la loi,
divine, soit humaine. En conséquence, l'autorité
ecclésiastique ne peut rien retrancher de la première
par voie de dispense, ni rien y ajouter par voie de
commandement. La seconde relève tout entière, par
définition, de l'autorité civile. Par rapport à l'une et à
l'autre, l'Église ne peut jamais porter de sanction
coactive, fût-ce pour préserver le inonde entier de
l'hérésie. En revanche, le vœu, qui est une promesse
sacrée, doit être sanctionné par une peine, même au
civil s'il s'agit d'un vœu qui intéresse d'autres hommes.
Dans l'ordre proprement spirituel, Marsile n'admet
pas que la confession soit, de droit divin, autre chose
qu'un conseil; mais il faut s'y soumettre tant qu'elle
est ordonnée par le droit ecclésiastique. Cette confes-
sion n'entraîne pas pour le prêtre le droit d'imposer des
pénitences. Les croisades et les pèlerinages sont d'ail-
leurs, en soi, des œuvres médiocrement méritoires et
doid l'Église, en tout cas, ne saurait mesurer la valeur.
Quant à l'excommunication et à l'interdit, ces mesures
De se justifient pas au nom du droit divin. Sur la pri-
mauté du pape, Marsile précise « que cette croyance
peut être admise... comme une coutume et une tradi-
tion, mais non comme un dogme nécessaire au salut
éternel ». X. Valois, p. 612. Elle appartient à la caté-
iic ces décisions prises par les conciles qui doivent
être obéies jusqu'à révocation. Il ne saurait d'ailleurs
probablement y avoir de concile vraiment œcumé-
nique si les Grecs n'y sont pas convoqués. Le Defensor
mtnor s'achève sur la question du mariage, où l'Église
peut bien statuer, en théorie, sur ce qui est ou non
conforme à la loi divine, mais où les solutions pratiques
sont réservées au pouvoir civil.
III. Condamnation par l'Église. -- On a pu
remarquer, au cours de cette exposition, que Marsile
de Padoue entend toujours parler en chrétien et en
catholique, qu'il emprunte ses arguments à l'Écriture
tt aux saints Pères. Pour paradoxale que la chose nous
puisse paraître, ce bouleversement de la constitution
ecclésiastique, qui frappe à bon droit l'historien par
aractère d'audacieuse innovation, fut proposé par
son auteur comme l'expression même de l'orthodoxie.
I - pires hardiesses de l'intelligence s'abritaient
encore, au Moyen Age, sous le vêtement de la foi et de
la tradition. Ce sentiment éclate d'une manière parti-
culièrement formelle dans les dernières lignes du
Defensor, exhumées par K. Mùller, Gôtting. gelehrte
Anzeigen, 1883, p. 925, où l'on a la surprise de lire cette
déclaration : Supradictis a nobis omnibus adjiciatur
(juod, si quid in ipsis reperiri contingut diffinitum seu
aliter quomodolibet pronunciatum vel scriptum minus
catholice, id non pertinaciter dictum est, ipsumque
eorrigendum utque determinandum supponimus aucto-
rituti Ecclesise calholicte seu generalis concilii ftdelium
chrislianorum. Il est vrai que, jusque dans cette pro-
fession de loyalisme catholique, on retrouve les posi-
tions caractéristiques de Marsile : c'est à l'Église,
•à-dire au concile général, qu'il se soumet . A
défaut du concile de tous les chrétiens », c'est du
moins le pape, par lui si nettement disqualifié, qui se
chargea d'administrer au novateur, en vertu de la
tradition catholique, la censure qu'il déclarait
souhaiter.
1 Premières interventions du Saint-Siège. — Aussi-
tôt que le Defensor pacis se fut divulgué et que ses
auteurs se furent publiquement découverts en se réfu-
giant auprès d'un empereur déjà condamné pour
hérésie. l'attention du Saint-Siège se porta sur les deux
docteurs parisiens et diverses mesures préparèrent la
damnation qui n'allait pas tarder.
Une première bulle contre les deux hérésiarques fut
lancée par Jean XXII au cours de l'été 1326. Elle ne
s'est pas conservée; mais il ressort d'extraits des
archives vaticanes publiées par W. Preger, dans les
Abhandl. der hislor. Classe der k. bayer. Akademie der
WiSS., Munich, 1886, t. xvu, p. 199, que l'évèque
Albert de Passait rendit compte au Saint-Siège pour
la seconde fois, à la date du (i septembre, de la pro-
mulgation de ce document dans son diocèse. L'année
suivante, une bulle fulminée contre Louis de Bavière.
en date du 3 avril 1327, signale auprès de lui ces duos
viros nequam, perditionis filios et maledictionis alumnos,
quorum unus Marsilium de Padua et aller Johannem
de Janduno se faciunt nominari. Elle dénonce égale-
ment leur ouvrage : librum quemdam erroribus pro-
feclo non vacuum sed plénum hœresibus variis, en
ajoutant que plusieurs bons catholiques l'ont déjà
examiné. Ce qui suggère que le Saint-Siège n'en a pas
encore pris directement connaissance, puisque le pape
n'en parle que par ouï-dire : sicut ftde dignorum mul-
torum catholicorum habet asser-tio. Bulle Quia juxta
doctrinam, dans Martène-Durand, Thés. nov. anecdot.,
Paris, 1717, t. u, col. 683. Quelques jours plus tard,
le 9 avril, par la bulle Dudum propler nolorios, le pape
frappait nos deux novateurs d'excommunication et de
suspense, en même temps que les autres principaux
partisans ecclésiastiques de l'empereur rebelle. Jean
et Marsile étaient, en outre, sommés de comparaître
personnellement devant le Saint-Siège dans un délai
de quatre mois pour se justifier de leurs doctrines,
sous peine d'être déchus de leurs bénéfices et dignités,
sans préjudice des autres sanctions jugées opportunes,
eorum àbsenlia non obstante. Martène-Durand, ibid.,
col. 696-698. Eaute de pouvoir signifier cette citation
aux intéressés, le pape faisait afficher aux portes de
Notre-Dame des Doms la bulle et les autres pièces du
procès, quœ procession ipsum suo quasi sonoro prœconio
et patulo indieio publicabunt. Il va sans dire que les
deux inculpés se gardèrent bien d'obtempérer à cette
citation. C'est donc en dehors d'eux que le pape fit
procéder à l'examen du Defensor pacis. Il semble
d'ailleurs que- cette affaire ait été conduite avec un
soin tout particulier.
La bulle définitive de Jean XXII, que nous retrou-
verons tout à l'heure, fait allusion aux premières argu-
mentations que nonnulli Oiri catholici se pro defensione
fidei opponentes firent d'abord valoir pour réfuter les
erreurs des deux hérétiques. De guerre lasse, ces inter-
ventions privées ne suffisant pas, on se tourna vers
le Saint-Siège pour solliciter son jugement sur une
série d'articles extraits de. l'ouvrage incriminé. Tandem
tam prsefati quam plures privlati neenon et alii viri
catholici... nobis certos articulos de libro prœdicto cura-
verunl nonnulli miltere ac per seipsos aliqui priesentare.
De cette liste quelques propositions furent spéciale-
ment retenues, sur lesquelles le pape voulut conférer,
en de sérieuses délibérations, non seulement avec les
cardinaux et plusieurs évoques ou prélats, mais avec
des spécialistes de la théologie et du droit canonique.
L'érudition moderne a retrouvé le nom de quelques-
uns au moins de ces consulteurs, que le pape ne
nomme pas, et le texte même de leurs mémoires. Voir
R. Scholz, Unbekannte kirchenpolitische Streitschriften
aus der Zeit Ludwigs des Bayem, Rome, t. i, 1911,
p. 1-27, et t. il, 1914, p. 3-63. D'aucuns furent officiel-
lement saisis de la question, tels que le carme Sybert
de Beck et le général des augustins, Guillaume de
Crémone ■ — ordinairement appelé Guillaume Amidani,
mais dont le nom exact semble être Guillaume de
Villana — • qui déclarent répondre par ordre du pape.
Mais le cas passionnait suffisamment les docteurs pré-
sents à la Curie pour que d'autres s'y soient intéressés
molu proprio, tels (pie le prémontré Pierre de l.utra.
11 résulte de la consultation des deux premiers que les
propositions examinées étaient primitivement au
nombre de six. Aux cinq qui allaient être condamnées,
167
MARS1LE DE PADOUE, CONDAMNATION
168
et que nos auteurs citent déjà dans un texte et un
ordre à peu près identiques à celui que nous connais-
sons, s'en ajoutait une autre, ainsi conçue chez Sybert :
Quilibet prcsbyter Un plene potest absolvere ub omni
rrimine, ab omni injuria, a quocumque periculoso statu
quem homo incurrat modo quocumque, aient papa.
R. Scholz, t. h, p. 4. Cf. p. 17 le texte tout à fait sem-
blable donné par Guillaume de Crémone. Pour des
motifs que nous ignorons, celte proposition fut écartée
au dernier moment et les cinq autres seules furent
censurées dans le document définitif.
2° Bulle de condamnation. — Au terme de ces études
et consultations, Jean XXII se résolut à publier sa
bulle Licet juxla doclrinam, en date du 23 octobre 1327,
où il portait une solennelle condamnation contre les
deux hérésiarques et leurs principales erreurs. Texte
complet dans Martène-Durand, Thésaurus, t. n,
col. 704-716; Raynaldi, Annales eccl., ad an. 1327,
n. 28-35, et Duplessis d'Argentré, Collectio judiciorum,
Paris, 1728, 1. 1 a, p. 304-311.
Le prologue rappelle l'obligation qui incombe à
l'Église d'arrêter dès le début la propagande des doc-
trines erronées, puis les multiples dénonciations qui
ont été faites au Saint-Siège contre JMarsile de Padoue
et son complice Jean de Jandun. Des nombreux arti-
cles tirés de leur livre le pape se décide à condamner
seulement quelques-uns. Bien que les erreurs en soient
tellement manifestes que ce soit presque vouloir
éclairer le soleil au moyen d'un flambeau, il y veut
néanmoins ajouter quelques considérations propres à
en montrer le vice.
C'est ainsi que le pape rapporte successivement,
pour les dénoncer à l'Église, cinq propositions des
novateurs, qu'il fait suivre chacune d'une longue réfu-
tation. Elles sont encore une fois reprises d'affilée à la
fin de la bulle, sous une forme à peu près identique,
et frappées à nouveau d'une réprobation collective.
On les trouve dans Denzinger-Bannwart, n. 495-500,
soi-disant d'après Duplessis d'Argentré, mais, en réa-
lité, avec quelques modifications qui ne correspondent
pas toujours exactement ni à l'une ni à l'autre des
deux recensions fournies par les exemplaires imprimés
du document pontifical. Nous reproduirons d'abord le
texte de Denzinger, comme plus usuel, mais en ayant
soin de marquer, à l'occasion, les petites différences
qu'il présente avec celui des premiers éditeurs, dont
la lecture coïncide à quelques détails près.
1. Quod illud quod de Que ce qui se lit du Chris
Christo legitur in Evangelio dans l'Évangile de sain*
beati Mattha?i quod ipse Matthieu, à savoir qu'il paya
solvit tributum Cscsari quan- le tribut à César lorsqu'il
do staterem sumptum ex prit une pièce d'argent dans
ore piscis illis qui petehant la bouche d'un poisson et
didrachma jûssit dari, hoc ordonna de la remettre à
facit non condescensive e ceux qui réclamaient le
liberalitate sive pietate sed didrachme, il le fit non par
necessitate coactus. condescendance, poussé par
; a libéralité ou sa piété, mais
contraint par la nécessité.
Le second texte de la bulle porte ici jussit dure au
lieu de jussit dari, et les deux sont d'accord sur la verJ
sion plus plausible : liberalitate sur1 pielalis. Mais ces
deux minces variantes n'ont aucune importance pour
le sens.
Il s'agit de la scène rapportée, Mat th., xvn, 24-27.
Elle était déjà discutée au temps de Philippe le Bel,
voir J. Bivière, Le problème de l'Église et de l'État,
Couvain, 1926, p. 170 et 312, pour savoir, si, en
payant l'impôt, Jésus avait ou non reconnu la supré-
matie du pouvoir impérial. Tous les régaliens, bien
entendu, l'exploitaient dans le sens affirmatif; cette
exégèse devait recueillir l'adhésion de Marsile de
Padoue, qui l'utilise, en effet, longuement, n, 4,
p. 197-198, pour astreindre les clercs à la soumission
envers l'État. A quoi la bulle oppose que ce fut la un
acte de pure condescendance, comme il ressort du
contexte où l'on voit que Jésus se déclare libre et
accepte seulement de payer le didrachme pour ne
pas causer de scandale.
Cet acte du Sauveur, et c'est ce qui en faisait la
gravité, prenait alors les proportions d'un symbole,
qui semblait accréditer le droit absolu du pouvoir
civil sur les biens ecclésiastiques. En même temps que
le principe le pape tient à désavouer expressément
cette conséquence.
Quod omnia temporalia Que tous les biens tempo-
Ecclesiae subsunt imperatori rels de l'Église sont soumis
et ea potest accipere velut à l'empereur et qu'il peut
sua. les prendre comme siens.
Marsile est bien responsable de cette déduction. N'on
seulement il remarque, avec saint Bernard, qu'en
acquittant l'impôt le Christ, bien qu'il pût en être
dispensé par sa dignité royale, voulut accomplir son
devoir de bon citoyen, exhibuisse debilam reverentiam,
non ergo coactam, quoniam hujusmodi census et tribu-
tum debetur principibus a quocumque, i, 4, p. 198, mais
il aime voir dans ce fait un exemple de plus vaste
portée. Loin de requérir aucune sorte d'immunité,
le Maître dictait par là leur conduite aux prêtres ses
successeurs et montrait en acte qu'il ne lui répugnait
pas d'admettre ipsorum temporalia subjecta fore prin-
cipibus sieculi. Ibid., p. 197. Quelques lignes plus haut,
Marsile reprenait à son compte une parole d'Origène,
aux termes de laquelle les exactions, même injuste"..
des princes à l'égard de l'Église ne font que les
remettre en possession de ce qui leur appartient : ut
exigant a nobis quie sunt ipsorum. La bulle se contente
d'appliquer à l'empereur au singulier ce que le Dejensor
disait au pluriel des princes en général..
Le pape s'attache spécialement à réfuter cette con-
clusion, en faisant observer qu'elle pèche par la base,
du moment que le Christ s'affirme, en droit, exempt de
l'impôt. Quand bien même il l'eût acquitté ex debito,
la conséquence ne serait pas légitime; car il s'agissait
d'un impôt personnel et non pas d'un impôt réel.
Unde non sequilur quod ex eo quod persona est Iri bu-
tafia, sunt et bona.
De cette censure exégético-juridique il ressort que
le pape entend sauvegarder l'indépendance de la pro-
priété ecclésiastique à l'égard de l'État.
2. Quod beatus Petrus Que le bienheureux apôtre
apostolus non plus aucto- Pierre n'a pas eu plus d'au-
ritatis habuit quam alii torité que n'en avaient les
apostoli habuerunt, nec alio- autres apôtres et ne fut
rum apostolorum fuit caput. pas leur tète.
Item quod Christus nul- De même, que le Christ
lum caput dimisit Keclesi;e n'a laissé aucune tète à son
nec aliquem suum vicarium Église et n'a fait de personne
fecit. son vicaire.
Cette formule suit exactement la première recension
de la bulle. La seconde la fait, en outre, précéder de
cette proposition du même ordre : Quod beatus I'elrus
Apostolus non fuit plus caput Ecclesise quam quilibet
aliorum Apostolorum. En revanche, elle ne porte pas
la phrase complémentaire : nec aliorum apostolorum
fuit caput. De toutes façons, il s'agit de « l'autorité de
Pierre par rapport au corps apostolique, puis à l'en-
semble de l'Église. Et cette autorité, soit avant, soit
après le mot abstrait, est désignée subsidiairement sous
l'image classique de la « tète ». Il s'agit donc, en termes
théologiques, de la primauté personnelle de Pierre et
de sa perpétuité dans l'Église. Marsile de Padoue pre-
nait à cet égard une position délibérément négative.
La proposition condamnée résume assez bien les con-
ceptions développées dans le Dejensor, n, 16-17. p. 241-
247. Cf. ibid., 22, p. 263-264 ; m, concl. 17, p. 310.
Naturellement son extrême importance lui mérite
169
MARSILE DE PADOUE, CONDAMNATION
170
une réfutation très étendue, OÙ le pape établit que le
Christ a fait de Pierre son vicaire par les paroles :
Pasce oves meas. pasce agnos meos. Ce qui revient à
faire de lui, suivant une métaphore familière à l'Écri-
ture, la tète . c'est-à-dire le ehei' de l'Église, sans
préjudice, bien entendu, pour l'autorité prédominante
du Christ, qui en demeure toujours la < tète » princi-
pale. \ l'appui de cette vérité, par une évidente
méthode d'argumentation <ul hominem, le pape se [liait
a invoquer le témoignage des empereurs chrétiens.
11 s'ensuit que ce privilège était exclusivement propre
à Pierre, comme le montrent les textes évangéliques
ou l'on voit que des pouvoirs lui sont accordés que les
autres n'ont pas reçus. Mais la bulle ne démontre pas
directement la perpétuité obligatoire de cette fonction
dans l'Église. Nul doute que. dans la pensée de
Jean XXII, la primauté personnelle de Pierre n'em-
porte suffisamment celle du pape son successeur, dont
les deux censures qui suivent vont revendiquer les
droite suprêmes, en affirmant son autonomie par rap-
port au pouvoir civil, son autorité supérieure par rap-
port aux autres membres du clergé.
:f. Quod ad imperatorem Qu'il appartient à l'empe-
ipectat papam corrigere, reur de corriger le pape, de
Instituere et destituere ac l'instituer, de le destituer
puniic. et de le punir.
Cette proposition présente dans la bulle deux rédac-
tions légèrement différentes. La première omet le
verbe corrigere; la seconde porte bien les quatre
verbes, mais dans un ordre qui paraît plus satisfaisant
au regard de la logique : quod ad imperatorem spectat
corrigere papam et punire, ac instituèrent destituere. Il
s'agit de la suprématie que Marsile, en termes à peu
près équivalents, n, 22, p. 265-266, cf. i, 15, p. 177, et
m. concl. 41, p. 312, reconnaissait au pouvoir civil sur
le pape, suprématie qui comportait le droit de le
réprimander et de le punir en cas de faute, plus encore
le pouvoir normal de l'investir de son siège et, au
besoin, de l'en retirer, c'est-à-dire tous les droits du
supérieur sur son inférieur. La bulle, ici et dans la
suite, a seulement traduit en clair par 1' « empereur »
ce que le Defensor désignait par le terme générique de
suprême législateur humain », N. Valois, p. 582 et
cf. p. 584, et détaché le cas particulier du pape
d'une théorie qui visait tous les clercs.
On conçoit sans peine que Jean XXII n'ait pas
voulu laisser se répandre sans le censurer un tel pro-
gramme d'assujettissement. La question cependant
soulevait bien des points de droit et de fait. Car la dis-
cipline canonique en ces matières avait toujours été
complexe et l'histoire, aggravée d'ailleurs plus d'une
fois par la légende, attestait sur ce chapitre de mul-
tiples et très graves interventions du pouvoir civil que
personne ne pouvait ignorer. Aussi la discussion est-
elle ici particulièrement longue et serrée. Le premier
pape, note la bulle, fut institué par le Christ en la
personne de Pierre, et cejie sont pas les empereurs qui
ont pu nommer ses successeurs puisqu'ils étaient
païens. Constantin n'a pas davantage acquis ce droit;
car, en se convertissant, il devint papœ filius ac disci-
liulus et sLibjeclus. Il n'a donc pas pu le transmettre
aux souverains qui l'ont remplacé, soit en Orient,
soit en Occident. Si quelques-uns ont participé à
l'élection du pape, ce fut ex concessione poslea ipsis
pu ta per summum pontificem. D'ailleurs, ce droit
consistait seulement à être les témoins de l'élection,
ncore les bons empereurs y ont-ils renoncé.
N'ayant pas le droit d'institution, l'empereur ne
saurait avoir celui de destitution, qui lui est juridique-
ment corrélatif. Ainsi en ont jugé les princes chrétiens,
qui ont soustrait aux laïques le jugement des évêques.
Ce sont, au contraire, les souverains pontifes qui ont
excommunié et déposé les souverains : Jean XXII rap-
pelle ici les précédents déjà invoqués par Grégoire VII.
Il conteste surtout qu'on puisse tirer argument pour
la thèse adverse du jugement porté par Pilate contre
le Sauveur. Tandis que la censure de la proposition
ne tend qu'à mettre in tuto l'indépendance du pape,
on voit que le commentaire en développe expressé-
ment la contre-partie, savoir la pleine supériorité, au
sens médiéval, du pape sur l'empereur.
4. Quod omnes sacer- Que tous les prêtres, qu'il
dotes, sive sit papa, sive s'agisse du pape, d'un arche-
archiepiscopus, sive sacerdos vcque ou d'un simple prêtre,
simplex, sunt ex institulione sont, en vertu de l'institu-
Christi auctoritatis et juris- tion du Christ, égaux en au-
dictionis aequalis. torité et en juridiction.
Ce texte coïncide exactement avec le premier énoncé
de la bulle. Le second ajoute d'abord le pronom indé-
terminé quicumque après sacerdos simplex; mais sur-
tout il double cette formule d'une autre qui la précise en
la complétant. Elle se trouve d'ailleurs dans le corps
de la bulle, mais séparée de la première, tandis qu'à
la fin toutes deux sont juxtaposées. Sedquod unus habel
plus alio, hoc est secundum quod imperator concessil
plus vel minus, et sicul concessil revocare potest. Ainsi la
proposition entière, au lieu de se mouvoir dans le
domaine d'une théologie abstraite, prend la nuance
très concrète du régalisme dont Marsile poursuivait
partout l'application.
Là-contre, le pape cherche tout d|abord une indica-
tion de l'inégalité hiérarchique des prêtres dans l'An-
cien Testament. Il en voit surtout la preuve dans le
Nouveau, avec l'institution séparée des apôtres et des
soixante-douze disciples, qui leur sont inférieurs poul-
ie rang et les pouvoirs. Le droit ecclésiastique a pré-
cisé sur ce point le droit divin, en établissant des
évêques, archevêques et patriarches. Institution qui
remonte au Christ, dès là qu'elle est le fait de son
vicaire ': llle enim cujus auctoritate fit aliquid velul
fecisse videtur. En tous cas, elle ne relève pas de l'em-
pereur: les règlements de Justinien en la matière se
réfèrent à la tradition apostolique. La thèse des nova-
teurs aboutirait à dire que l'Église n'eut pas de pas-
teurs légitimes avant Constantin : ce qui serait la néga-
tion de sa sainteté.
Quant au pouvoir d'ordre, il y a lieu de distinguer
entre la dignité et la puissance. Sous le premier rap-
port, tous les prêtres sont égaux, en raison du carac-
tère sacerdotal qui leur est commun. Mais la puissance
du simple prêtre est inférieure, puisqu'elle peut être
suspendue par le pape, au moins pour la licéité de son
exercice. A cela près, les pouvoirs sacramentels pro-
duisent chez les uns et les autres les mêmes résultats.
« Dans sa teneur absolue, écrit N. Valois, p. 593,
(la quatrième proposition) dépasse peut-être un peu
la pensée de nos auteurs... Jean XXII généralise ici
ce que Marsile de Padoue et Jean de Jandun disent des
évêques. De plus, là où la bulle ne fait allusion qu'à la
volonté impériale, nos auteurs font aussi intervenir le
consentement des Églises ou même le vote d'un concile
général. » Même sous cette forme discrète, ces réserves
du savant historien ne sont pas justifiées. Il est certain,
en effet, que Marsile professait, comme le note la
deuxième proposition, l'égalité de tous les évêques et
ramenait au droit humain la différence de leurs pou-
voirs. Mais il allait plus loin et complétait sa conception
canonique de la hiérarchie par une vue théologique de
l'ordre en lui-même. Avec saint Jérôme il se plaisait a
admettre, au sens le plus littéral, l'identité primitive
des évêques et des prêtres. D'où il concluait a l'égalité
du caractère sacerdotal entre ses divers délenteurs :
Hune siquidem sacerdotalem characlerem... probabiliter
mihi videtur quod omnes sacerdotes habent eumdem
specie, nec ampliorem habet hum- Romanus episcopus
aul aller aliquis quant simplex dictas sacerdos qui-
171
MARSILE DE PADOUE, INFLUENCE
175
cumque. Ce qui vaut également pour leurs pouvoirs de
juridiction : Ideoque mirandum est cur ((intendant ali-
qui... Romanum ponti/icem reliquis sacerdotibus amplio-
rem clavium a Chrislo potestatcm ht/brrr, a, 1"), p. 23'.»;
cf. p. 240 et 241 : Non plus' sacerdotalis auctoritatis
essentialis habet Romanus episcopus quam aller sdcerdos
quilibel... In auelorilale prima... omn.es sacerdotes
eequales sunl merito atque sacerdotio. '
Le même sylème est encore repris plus loin, n, 22,
p. 264 : Omnes episcopi sive sacerdotes sequalis sunt
auctoritatis et meriti a Dco dati. Toute la différence de
leurs pouvoirs relève d'une institution positive, qui
prend toujours chez Marsile un caractère régalien,
ibid., p. 263 : ... Neque (aliquis episcopus) auctoritatis
plus habet in alterum aut sibi commissum populum
quam e converso, nisi per générale concilium aut-fide-
lem leyislatorem humanum super alium aut alios auclo-
ritas sive potestas heec concessa foret. Et il n'y pas a
lieu de s'arrèler à cette mention du concile général ou
à ce qui est dit ailleurs, ibid., 17, p. 250, du consente-
ment occasionnel des Églises, parce que ces deux formes
de la démocratie ecclésiastique sont toujours sou-
mises à l'arbitraire du pouvoir suprême, qui est censé,
par hypothèse, en être la meilleure expression. Cette
quatrième proposition ne fait donc pas tort à la pensée
de Marsile. En la condamnant, Jean XX 11 veut évi-
demment maintenir que la hiérarchie catholique, dans
ses degrés essentiels, est à base de droit divin.
5. Quod tota Ecclesia Que toute l'Église ensem-
simul juncta nullum homi- ble ne peut inlliger à aucun
nem punire potest punitione homme une punition de
coactiva nisi concédât hoc contrainte, sinon par con-
imperator. cession de l'empereur.
Tel est bien le texte qui figure dans le corps de la
bulle; mais la formule qui revient dans la conclusion
parle aussi du pape en même temps que de l'Église :
Quod papa vel tota Ecclesia simul sumpta nullum homi-
nem, quantumcumque sceleratum, potesl punire puni-
tione coactiva nisi imperalor daret eis auctoritatem. Il est
assez logique, en effet, que le pape, qui est en quelque
sorte le centre des trois propositions précédentes, ne
soit pas absent de la dernière.
Elle est relative au pouvoir coercitif. Jean XXII en
fait remonter le principe au pouvoir de lier et de délier
concédé à Pierre, avec cette nuance intéressante : In
persona Pétri Ecclesise potestas coactiva concessa, vel
saltem permissa, exstitit. La même formule revient
encore à propos de l'excommunication, que le Christ,
dans Matth., xviu, 17, fait également entrer dans les
droits de l'Église. Ce pouvoir coercitif, ainsi fondé sur
l'Évangile, fut déjà exercé par Pierre sur Ananie et
Saphire, et cela, bien entendu, sine imperiali conces-
sionc aliqua. Le pape rappelle ensuite les sanctions
appliquées par saint Paul, et montre combien il est
absurde d'imaginer que le droit de coercition soit venu
à l'Église des princes qui furent si longtemps ses persé-
cuteurs.
On remarquera que Jean XXII ne parle jamais que
du droit de coercition en général, sans préciser, ni
dans son exposé doctrinal, ni dans les exemples invo-
qués à l'appui, aucune modalité d'application. Les
sanctions spirituelles présentent, elles aussi, le carac-
tère de « punitions coactives . Marsile était d'ailleurs
opposé à celles-ci non moins qu'aux peines temporelles,
puisqu'il remettait tout l'exercice de la justice à la vie
future, à moins que l'État, de son côté, n'en décidât
autrement pour le bien public. Ici-bas, déclare-t-il
formellement, sacerdotum judicium coactivum nec est
née esse débet, ri, 9, p. 214. La discipline contraire,
inconnue aux premiers siècles, est venue à l'Église
occasionaliler ex quibusdam concessionibus principum
sibi factis. n, 10, p. 219. Même pour l'excommunica-
tion, Marsile réclamait le consentement des fidèles,
n, 6, p. 207, c'est-à-dire, en pratique, du pouvoir
civil. L'Eglise ne pouvait, à coup sûr, laisser mettre
en cause une des formes normales, et malheureusement
toujours nécessaires, de sa juridiction.
Toutes ces propositions sont reprises à la fin de la
bulle et globalement réprouvées dans les termes les
plus graves : Articulas prœdiclos... velut sacrée Scrip-
turœ contrarias et fidei catholiae inimicos, liiereticos seu
hœreticales et erroneos... senténtialiler declaramus. Il va
de soi que la garantie du magistère pontifical ne porte
que sur la censure même des propositions condamnées,
et pas du tout sur les réfutations qui les accompagnent
dans le corps du document. Celles-ci n'en sont pas
moins précieuses pour faire connaître la théologie du
temps et aussi pour préciser, comme en une sorte de
commentaire officiel, le sens dans lequel il faut prendre
la condamnation dont les erreurs de Marsile furent
l'objet.
3° Actes postérieurs. — En même temps que les doc-
trines, la bulle dénonçait avec une égale solennité leurs
fauteurs et, après avoir rappelé leur obstination
notoire, les déclarait hérétiques et les mettait publi-
quement au ban de la chrétienté, avec ordre à tous le
fidèles de les éviter et, à l'occasion, de les livrer à la
justice de l'Église.
Jean XXII ne cessa plus, en effet, de les poursuivre
par tous les moyens en son pouvoir. Voir ses lettres du
23 janvier et du 15 avril 1328, dans Yatikanischc
Akten, n. 967 et 999; du 31 mars 1328, du 5 mai et du
25 juin 1329, du 22 juillet et du 6 septembre 1330, du
4 janvier 1331, dans Martène-Durand, Thésaurus, t. n,
col. 741, 773, 778, 813, 817. Sous ses successeurs
Benoît XII et Clément VI, le désaveu des deux héré-
tiques entrait encore dans les conditions exigées par
la curie pour la réconciliation de Louis de Bavière.
Voir les lettres impériales du 28 octobre 1336 et du
18 septembre 1343, dans Vatikanische Akten, n. 1841 et
2167, p. 642 et 781.
Il y aurait même eu, à la cour d'Avignon, dans les
années immédiatement suivantes, des projets de
condamnation plus complète. « Benoît XII jugea
insuffisante la censure du livre de Marsile et de Jean
de Jandun faite par son prédécesseur, fl chargea de
l'examiner à nouveau le cardinal Pierre Roger, le
futur Clément Vf, qui réussit à y relever plus de
deux cent quarante erreurs. » L'affaire en resta là;
mais « plus tard, devenu pape, ce même Clément VI
déclarait qu'il n'avait jamais, dans ses lectures, ren-
contré de pire hérétique que Marsile de Padoue ».
N. Valois, p. 620-621, d'après C. Hôfler, .4us Avi-
gnon, dans Abhandl. der k. bômischen Gesclhchajt der
Wiss., VIe série, t. ri, 1869, p. 20, qui rapporte un
souvenir rappelé par Clément VI le 10 avril 1343.
Voir de même le témoignage d'un autre contemporain,
Conrad de Megenberg, Tract, contra 11'. Occam, 6, édité
par R. Scholz, Vnbekannte... Slreitschri/ten, t. ii,
p. 364.
Ces projets n'ayant pas eu de suite, c'est la bulle
Licet juxta doclrinam de Jean XXII qui fixe officielle-
ment les positions prises par l'Église à l'égard de ce
régalisme qui avait si souvent inspiré la politique des
souverains médiévaux, et dont Marsile de Padoue a
fait la théorie avec une vigueur de dialectique et une
audace de pensée qui n'avaient jamais été atteintes
jusque-là et qui n'ont peut-être jamais été dépassées
depuis lors.
IV. Influence. — En dépit et parfois en raison
même de sa hardiesse, le système exposé par Marsile
de Padoue eut une très grande influence dans la suite.
Les censures de l'Église le désignèrent- à la critique
des théologiens orthodoxes, qui ne faillirent pas à cette
tâche, sans d'ailleurs l'empêcher d'avoir toujours de
fidèles partisans. De toutes façons, le nom et la pensée
173
MARSILE DE PADOIK, INFLUENCK
174
de Marsile se retrouvent mêlés aux grandes crises
religieuses des siècles suivants, à celles surtout qui
ranimèrent le vieux conflit, jamais éteint, de l'Église
et de l'État. Mis en doute parles historiens anciens,
par exemple Km. Friedberg, Die M. A. Lehren iibcr
Slaat und Kirche, Leipzig, 1874, t. t, p. 27, et 19-50,
le fait est de plus en plus attesté par les découvertes
de l'érudition. Voir J. Sullivan, The american histo-
tieal Review, 1897, Lu, p. 593-610.
1» Controverses théologico-politiques. - Violemment
posé sous Philippe le Bel, rouvert et aggravé sous
Louis de Bavière, le problème théorique de l'Église et
de l'État ne cessa plus d'alimenter, à travers le
\i\ siècle et plus tard, la pensée des spéculatifs. Il est
naturel qu'on y ait cherché la part qui peut revenir
dans ces controverses à .Marsile de Padoue.
Sur la foi d'un mot du pape Clément VI, rapporté
dans Hotler, op. cit., p. 20, et déjà connu par Conrad de
Megenberg, loc. cit., dans Scholz, t. il, p. 364, on a sou-
vent répété que .Marsile devait le principe de ses
erreurs à Guillaume Occam. Et l'on a cherché à établir
des liens historiques entre les deux maîtres, soit à
Paris, soit ailleurs. Voir S. Riezler, Die literarischen
Widersacher der Papste, Leipzig, 1874, p. 35-36 et
241-242. Mais l'entière originalité de Marsile est au-
jourd'hui reconnue. N. Valois, p. (il 9. Rien ne prouve,
en effet, qu'il ait jamais connu Occam et la critique
interne, au surplus, révèle entre leur pensée des diver-
gences considérables. Voir l'analyse faite par J. Sulli-
van, dans The american historical Review, 1897, t. il,
p. 417-426. On pourrait plutôt se demander si Marsile
n'a pas influencé le système d'Occam. Le maître pari-
sien s'est, en effet, mêlé aux franciscains révoltés qui
remplissaient la cour du Bavarois et, parmi les erreurs
de ceux-ci, Jean XXII signalait de bonne heure qu'ils
soutiennent « l'hérésie qui affirme qu'il appartient à
l'empereur de déposer le pape et de lui en substituer
un autre ». Lettre du 4 janvier 1331, dans Martène,
Thés., t. ii, col. 831. Cependant cette idée n'est peut-
être pas assez précise ni assez caractéristique pour
signifier un emprunt, et les divergences déjà signalées
ne permettent pas de conclure à une action directe de
Marsile sur Occam. Il reste qu'ils ont travaillé tous
deux à la même oeuvre, mais avec des moyens diffé-
rents. « Comme Marsile s'inspirait d'Aristote, Occam
s'inspirait de la Bible. » J. Sullivan, loc. cit., p. 425.
Voir déjà Silbernagl, Ockams Ansichten ïiber Kirche
und Staat, dans Hislorisches Jahrbuch, 1896, t. vu,
p. 423-433.
En tout cas, le prestige de Marsile était assez grand
pour retenir spécialement l'attention des gardiens de
l'orthodoxie. Déjà le fait, assez rare sinon inouï dans
les annales du magistère ecclésiastique, que le pape
ait voulu accompagner d'une discussion en règle cha-
cune des propositions du novateur qu'il condamnait
suffit à prouver le crédit dont celui-ci devait jouir et
combien le besoin s'imposait de lui faire contrepoids.
I.a tradition manuscrite atteste, au demeurant, que
efutations dues à la plume des premiers théolo-
giens pontificaux, voir plus haut, col. 16 ', se répan-
dirent en divers milieux dès le xiv siècle.
Pour les apologistes subséquents de la papauté,
Marsile reste pareillement le grand adversaire, dont
la critique vient d'ordinaire soutenir leurs thèses sur
le droit pontifical. C'est ainsi que le franciscain Alvarez
Pelayo, vers 1330, s'occupe longuement pour le réfuter
de Yhaeresiarcha novellus. Voir De planctu Ecclesiœ, i,
68, édition de Lyon, 1517, fol. i.xxiv-i.xxv. Il y
revient plus tard, vers 1345, dans son Collirium adv.
hssreses nouas, édité par R. Scholz, op. cit., t. n, p. 512-
■"'1 1. On trouve de même la critique du novateur dans
Alexandre de Saint-Elpide, vers 133 1 ; plus tard encore,
chez Conrad de Megenberg, Œconomica, vers 1352
1362, et Thomas de Strasbourg, avant 1353. Voir
X. Valois, p. 620, et X. Paulus, Thomas i<on Strassburg
und Ludolph von Sachsen, dans Ilistor. Jahrbuch, 1892,
t. xm, p. 10. Il en est de même, en plein XVe siècle, chez
Jean de Torquemada, Sum. de Ecclesia, 1. IV, pars n,
c. 37.
.Malgré ces réfutations, Marsile trouvait et gardait
des lecteurs. On en peut juger par le nombre assez
considérable des mss. du Dejcnsor qui nous sont par-
venus et « dont la plupart remontent au XIV siècle .
Voir X. Valois, p. 573, qui en énumère une vingtaine,
et l'élude méthodique de .1. Sullivan, dans The
english historical Review, 1905, t, xx, p. 293-307.
En même temps, des traductions en langue vulgaire
mettaient l'ouvrage à la portée du grand public, l'ne
traduction italienne date de 1363, qui est faite elle-
même sur une version française plus ancienne.
Lorsque celle-ci prit quelque notoriété, le pape Gré-
goire XI s'en plaignit amèrement à la Faculté de
théologie de Paris, qui ouvrit une enquête officielle,
du 1er septembre au 31 décembre 1375, sans succès du
reste, pour en découvrir l'auteur. Voir Chartularium
Univ. Paris., t. m, p. 223-227, et N. Valois, p. 621-622.
Vers la même époque, on signale de nombreux em
prunts au Defensor dans le célèbre Songe du Yergier
(1376-1377) et le pape Grégoire XI en dénonçait l'ins-
piration dans les premiers écrits de Wyclif. Cf. Sulli-
van, loc. cit., p. 598-599. Justement suspect aux théo-
riciens du droit pontifical, Marsile devenait l'allié
de tous ceux qui s'attachaient à établir ou à défendre
la prépondérance religieuse du pouvoir civil.
2° Période du Grand Schisme. — En affirmant les
droits de l'État sur l'Église, Marsile avait été conduit
à transposer dans un sens démocratique la constitu-
tion de l'Église elle-même. Le concile général tient,
à ce titre, une grande place dans son système. Il était
à prévoir qu'on ne manquerait pas d'alléguer ce pré-
cédent lorsque la division persistante du Grand schisme
amena tant d'esprits à chercher dans le système conci-
liaire un remède à la carence de la papauté.
Beaucoup d'historiens ont été surpris de n'y pas
trouver une influence très sensible de Marsile. Voir
Sullivan, loc. cit., p. 593 et 599. C'est sans doute que
ses théories étaient trop visiblement contraires à la
tradition ou que les censures de l'Église l'avaient trop
discrédité auprès des théologiens. On en retrouve
cependant des traces assez nettes pour en iévekr
incontestablement la réalité, et le fait est d'autant plus
frappant quand il s'agit d'une doctrine notoirement
aussi peu catholique.
L'action de Marsile s'exerça tout d'abord d'une
manière indirecte et lointaine, par l'inteimédiaiie
d'ouvrages nés de son inspiration, tels que le Songe
du Yergier, dont Pierre d'Ailly faisait usage. Voir
Tschackert, Peter von Ailli, Gotha, 1877, p. 42-43.
D'autres fois aussi elle fut directe. Thieny de Niem,
par exemple, au cours de son De modis uniendi m
reformandi Ecclesiam, 14, dans H. von der Hardt,
Conc. Const., t.i, col. 100-101, cite Marsile, bien que
sans le nommer, comme un aller modernus mat/nus
theologus. Il lui emprunte tout un passage dans son
De necessitate reformationis Ecelesix (vers 1117), dans
II. I-'inke, Forschungeh und Quellen des Konstanzer
Konzils, Paderborn, 1889, p. 276-277. Voir sur l'em-
prunt la note de l'auteur dans Rômische Quartalschrift,
1893, t. vu,]). 226-227.
En peu plus tard, dans les remous que suscita le
concile de Pâle, on a pu soupçonner encore quelque
utilisation du Defensor pacis chez Grégoire de Heim-
burg. Voir I'. Joachimsohn, Gregor Heimburg, Bam-
berg, 1891, p. 233. Nicolas de Cuse le mentionne
expressément dans son De coneordantia catholiea, n.
34 (entre 1431 et 1131), et, bien que ce soit pour le
175
MARSILE DE PADOUE, INFLUENCE
170
réfuter, on a pu signaler dans toute sa théologie de
l'Église « l'esprit » même du Defensor. K. Yansteen-
berghe, Le cardinal Nicolas de Cars, Paris, 1920,
p. 11. Il ya moins de réserve encore chez Mat nias
Dôring, dont la Confutatio primatus papse, écrite en
1443, est pour une bonne part tissée d'extraits de
Marsile. Pour la preuve détaillée, voir P. Albert,
Die Confutatio primatus papse, dans Ilistor. Jahr-
buch, 1890, t. xi, p. 460-178.
On voit que l'œuvre de Marsile commençait à ra-
vitailler les réformateurs eeclésiastiques du pou-
voir spirituel comme elle avait soutenu les adver-
saires politiques du pouvoir temporel.
3° Période de la Ré/orme. -- Tout naturellement,
on devait être tenté de chereber un rapport entre la
doctrine de Marsile et la grande révolution religieuse
du xvi1- siècle.
De bonne heure, les premiers adversaires de la
Réforme crurent pouvoir dénoncer chez Luther une
réminiscence des erreurs du De/ensor. Ce fut, en tout
cas, pour Albert Pigbius, Hierarchiw ecclesiasticiv
assertio, Cologne, 1538, v, 1, dans Roccaberti, Biblioth.
maxima pontificia, t. n, p. 122, l'occasion 'de caracté-
riser en termes très heureux l'esprit qui animait le
novateur du xive siècle : « C'était, dit-il, un aristotéli-
cien plutôt qu'un chrétien... S'il cite l'Écriture et les
sentences des saints Pères, c'est en les comprenant à
sa manière... Il est d'ailleurs si âpre à l'égard des
pontifes romains que, n'était la distance des temps,
on pourrait se demander si c'est lui qui emprunte à
Luther ses invectives ou inversement. L'un et l'autre
font assaut pour se surpasser. » Suit une longue et
véhémente réfutation, ibid., 1-16, p. 122-205. Chez des
bistoriens modernes également, on retrouve l'opinion
que l'ecclésiologie de Marsile coïncide avec celle de
Luther. Voir Silbernagl, lor. cit., p. 427, et surtout
R. Labanca, Marsilio du Padoiui e Martino Lutero,
dans Xuova Antologia, 1887, t. lxxi, p. 209-227, qui
veut, en outre, voir dans son héros un ancêtre de la
Révolution. Ces coïncidences ne sont évidemment pas
des preuves de dépendance. « La vérité est que Marsile
de Padoue a été parfaitement ignoré des réformateurs
religieux du xvic siècle et des écrivains politiques qui,
de près ou de loin, ont préparé la Révolution. » Ad.
Franck, dans Journal des Savants, 1883, p. 129.
Si les initiateurs de la Réforme n'ont pas utilisé
l'œuvre de Marsile, leurs disciples ne tardèrent pas à
voir le parti qu'ils pouvaient en tirer. Dès 1522, le
IJefensor était édité à Râle par Licentius Evangelus,
qui ne manquait pas de signaler dans cet ouvrage
expressissimam horum temporum imaginent, « l'image »
en particulier des vexations que, dès cette époque, la
tyrannie romaine faisait subir aux meilleurs des Cé-
sars. Ad lectorem..., p. 363, reproduit dans Goldast,
p. 312. A partir de ce moment, les éditions se succé-
dèrent rapidement. N. Valois, p. 623, n'en signale pas
moins de huit jusqu'en 1692. Comme au xiv siècle,
aux éditions s'ajoutaient les traductions. LTne tra-
duction anglaise par W. Marshall parut à Londres en
1535. Dix ans plus tard, 1545, Max Minier en publiait
en allemand une traduction abrégée, qu'il dédiait à
Othon Henri, comte Palatin. La Réforme a toujours
poursuivi parallèlement un double but, savoir: l'oppo-
sition à la hiérarchie catholique et l'assujettissement
de l'Église au pouvoir civil. Pour atteindre l'un et
l'autre, elle trouvait en Marsile de Padoue un excellent
auxiliaire.
Rien d'étonnant à ce que la même sympathie per-
siste chez les protestants actuels, comme en témoigne
le grand nombre des thèses que lui consacrent les
jeunes bacheliers et le lyrisme de leurs appréciations.
« Marsile, affirme l'un d'entre eux, en mettant l'auto-
rité des Écritures au-dessus de l'autorité de l'Église,
délivrait la conscience humaine de l'asservissement où
la tenait plongée l'Église romaine... Par sa haine
implacable contre le système catholique et en parti-
culier contre la papauté, et aussi par ce besoin d'af-
franchissement qui était en lui, il avait tout ce qu'il
fallait pour être un réformateur complet. » L. Jourdan,
Étude sur Marsile de Padoue, Montauban, 1892, p. 79-
80. « Marsile, écrit de même A. Huraut, Élude sur
Marsile de Padoue, Paris, 1892, p. 53-55, a été un
réformateur religieux et c'est là le point qui nous inté-
resse le plus. Ce qu'il a combattu dans l'Église, c'est
l'organisation hiérarchique... Et c'est pour lui un
grand litre de gloire d'avoir eu la hardiesse de dire
ce qu'aucun autre avant lui n'avait osé proclamer. ..
Pour tous il reste un » précurseur », art. Marsile de
Padoue, dans ['Encyclopédie des sciences religieuses,
t. xn (supplément;, p. 693, et son œuvre ne paraît pas
moins digne d'attention aujourd'hui qu'autrefois pour
la solution de ce problème toujours pendant que sont
les relations de l'Église et de l'État. Sander, art.
Marsilius, dans Prot. Realenc, t. xn, p. 371.
Il y aurait fort à dire, du point de vue théologique,
sur la singulière affinité qui pousse les tenants du pur
Évangile vers un système où s'accuse de toutes parts
la mainmise du pouvoir laïque sur l'ordre religieux.
Ces éloges n'en sont pas moins à retenir, à titre de
témoignage historique, pour montrer combien pro-
fondément la pensée de Marsile est en opposition avec
le catholicisme traditionnel. A eux seuls ils seraient
une suffisante condamnation pour la doctrine qui
mérita de les recevoir.
Outre les histoires générales de l'Église et de la littérature
médiévales, où Marsile de Padoue trouve naturellement sa
place, de nombreux travaux lui ont été consacrés chez les
historiens, les juristes et les théologiens. Nous ne signale-
rons ici que les plus utiles et les plus importants.
1° Milieu historique et théologique. — K. Mùller, Der
Kampf Ludwigs des Bayern mil der rômischen Kurie,
Tubingue, 1897; \V. Preger, Der kirchenpolitisehe Kampf
imter Ludwig dem Bayern, dans Abhandlungen der histo-
rischen Classe der k. bayerischen Akademie der Wissen-
schaften, t. xiv, Munich, 1S79, p. 5-70; Vatikanische Akten
zur deutsehen Geseliichte in der Zcit Kaiser Ludwigs des
Bayern, Inspruck, 1891 ; J. Rivière, Le problème de l'Église
et de l'État au temps de Philippe le Bel, Louvain, 1926;
R. Scholz, Unbekannte kirchenpolitisehe Streitsehriften aus
der Zeii Ludnngs des Bayern, Rome, t. i, 1911; t. n, 1914;
G. Mollat, Les papes d'Avignon, Paris, 1912.
2" Études générales sur Marsile de Padoue. — Ad.
Franck, Réformateurs et publicistes de l'Europe : Moyen
Age et Renaissance, Paris, 1864; E. Friedberg, Die mittet-
alterlichen Lehrcn ùber das Verhiiltnis von Staat und
Kirche, Leipzig, 1874; S. Riezler, Die literarisehen Wider-
sacher der Pàpste zur Zeit Ludwigs des Bayern, Leipzig, 1874 ;
B. Labanca, Marsilio da Padoia riformatore politico e
religioso del secolo XI V, Padoue, 1883; Fr. Scaduto, Stato
e Chiesa negli scritti politici dalla fine délia lotta per le
investiture sino alla morte di Ludovico il Bavaro, Florence,
1882; importante recension de ces deux ouvrages par
K. Mùller, dans Gottingische gelehrte Anzeigen, 1883, t. n,
p. 901-926; Noël Valois, Jean de Jundiin et Marsile de
Padoue auteurs du Defensor pacis, dans Histoire littéraire de
la France, t. xxxm, Paris, 1906, p. 528-623; Ephraïm
Emerton, The Defensor Pacis of Marsiglio of Padua,
Cambridge, 1920, dans Harvard theological Sludies, t. vm;
G. Piovano, // Defensor Paeis di Marsilio Patavino, dans
Scuola catholica, t. xxn, 1922, p. 161-178, 342-359.
3° Études spéciales. — Aug. Nimis, Marsilius von Padua
republikanische Staalslehre, Mannheim, 1898; M. Guggen-
heim, Marsilius von Padua und die Staatslehre des Aristo-
teles, dans Historische Vierteljahrsckrift, t. vn, 1904, p. 343-
362; R. Scholz, Marsilius von Padua und die hlee der Demo-
kratie, dans Zeitschrift fiir Politik, t. i, 1908, p. 61-84;
Ant. Thomas, Extraits des archives du Vatican pour servir
à l'histoire littéraire du Moyen Age, xn : Marsile de Padoue,
dans Mélanges d'archéologie et d'histoire (publiés par l'Ecole
française de Rome), t. u, 1882, p. 447-150; James Sullivan,
Marsiglio of Padua and William of Ockam, dans The amc-
17'
MA RSILE DE l'ADdl I.
MARSOLLIER
I7S
rican historien! Hevicw, t. n, 1897, p. 409-426, 593-610;
The manuscripts and date <>/ Marsiglio o/ Padua's Defensor
Pacis, dans The english hislorical Reuiew, t. xx, 1905,
p. 293-307; Max Birk, Marsilius von Padua und Alooro
Pelayo, dans Jahresberichl der hôheren Biïrgerschule ru
Mti'luim. 1868; B. Labanca, Marsilio da l'adora e Mar-
liiin I. utero, dans Nuooa Antologia, I. \i.i, L883, p, 209-227;
Ad. Franck, Marsile <ir Padoue (à propos de l'ouvrage
de H. Labanca), dans Journal des Savants, 1883, p. 117-
[30; II. Finke, /.a Dietrieh von Nient und Marsilius von
Padua, dans Iiômisch.1 (Juartulschri/t. I- mi, 1893, p. 224-
227: II. J. Wurm, 7.u Marsilius von Padua, dans Ilisto-
risches Jahrbuch, t. xiv, 1893. p. 08-09; F. Battaglin, La
dotlrina conciliare di Marsiiio da Padova, dans Ricerche
reiigiose, t. n. 1920, p. 230-249.
I Petites notices universitaires. — Paul Meyer, Marsile
île Padoue jurisconsulte et théologien du XIV' siècle, thèse
de baccalauréat en théologie, Strasbourg, 1870; A. Huraut,
i'.tude sur Marsile de Padoue, thèse de baccalauréat en
théologie, Paris, 1892; !.. Jourdan, Elude sur Marsile de
Padoue, thèse de baccalauréat en théologie, Montauban,
1892; Dr. Schockel, Ueber Marsilius von Padua, discours
prononcé au gymnase de Bouxwiller, Strasbourg, 1877.
J. Rivière.
MARSOLLIER Jacques (1647-1724), naquit
à Paris en 1647, devint chanoine régulier de Sainte-
(ienevière, puis prévôt et archidiacre d'Uzès et
fut envoyé par les supérieurs de la congrégation
pour rétablir le bon ordre dans le chapitre de cette
ville. Marsollier se fixa à L'zès où il mourut le
30 août 1724.
l.cs écrits de Marsollier sont très variés; la plupart
se rapportent à l'histoire ecclésiastique et indirecte-
ment à la théologie. Son premier travail est l'Histoire
de l'origine des dîmes, des bénéfices et autres biens
temporels de l'Église, in-12, Lyon, 1689, ouvrage
curieux et très rare, dans lequel l'auteur s'est inspiré
de Fra Paolo (Le traité des bénéfices); il fut mis à
l'Index par décret du 5 juillet 1694. — Puis parut
l'Histoire du cardinal Ximénès, archevêque de Tolède
et régent d'Espagne, in-12, Toulouse, 1693, réédité en
1704 et en "1739. (Journal des Savants des 22 et
29 juin 1693, p. 221-238 et du 31 mars 1704, p. 163-
10."i ; Mémoires de Trévoux, avril et mai 1704, p. 507-
524, 673-691 et février 1740, p. 231-250). L'écrit de
Marsollier fut attaqué dans un ouvrage anonyme
intitulé : Marsollier découvert et confondu dans ses
contradictions. — En 1693, .Marsollier publia l'Histoire
île i Inquisition et de son origine, in-8°, Cologne, 1693;
dans cet écrit, l'auteur étudie la conduite de l'Église
a l'égard des hérétiques, l'origine et l'établissement
des lois et des procédures de l'Inquisition qui remonte
au temps où les catholiques se croisèrent contre les
Albigeois; il raconte l'histoire particulière de l'Inquisi-
tion d'État de Venise et enfin les sentiments de
l'Église touchant l'excommunication et la déposition
des souverains en cas d'hérésie et d'apostasie; sur ce
point, .Marsollier prétend que l'Église ne peut ni
excommunier ni déposer les souverains, et les sujets
ne doivent pas tenir compte de l'interdit porté dans
ces conditions par un juge ecclésiastique. L'ouvrage
fut mis à l'Index le 19 mai 1694 (Journul des Savants
des 26 avril et 3 mai 1694, p. 183-199). L'abbé Goujet
dans son Histoire des Inquisitions, 2 vol. in-12, Cologne,
1759, n'a fait que reproduire, dans son t. Ier, l'écrit de
Marsollier, et, au t. h, Goujet raconte l'établissement
de l'Inquisition en Portugal et une relation de l'Inqui-
sition de Goa, d'après un récit du Sieur Dellon. —
L'Histoire d'Henri VII, roi d'Angleterre, 2 vol. in-12,
Paris. 1697, et 1724. est le chef-d'œuvre de Marsollier,
qui y raconte l'histoire de l'Angleterre jusqu'à la
mort de ce roi, le 22 avril 150 ) (Journal des Savants,
24 mars et 7 avril 1697, p. 139-150). — La vie de
saint François de Sales, in-4° ou 2 vol. in-12, Paris,
1700, a été très souvent rééditée à Paris, Lyon et
Tours aifcoursdu xviir et du xixe siècle, et elle
mérite ce succès. La vie de dom Armand Jean Le
liouthillicr de Rancé, abbé et réformateur de la Trappe,
2 vol. in-12, Paris, 1703, 1758, souleva quelques polé-
miques (Mémoires de Trévoux, mai 1703, p. 767-794).
Elle fut très vivement attaquée par dom Gervaise,
dans un écrit intitulé : Jugement critique, mais équi-
table, des vies de feu M. l'abbé de Rancé, réformateur
de ['abbaye de la Trappe, écrites par les sieurs Marsol-
lier et de Maupéou, in-12, Londres, 1742. La Vie de
Rancé publiée par Marsollier fut traduite en italien
par Burlamaqui, in-4°, Lucques, 1706.
Marsollier désormais s'inspire plus ou moins direc-
tement d'Erasme, en particulier, dans le traité Du
mépris du monde et de la pureté de l'Église chrétienne,
avec un discours de l'Enfant-Jésus et une lettre aux
religieuses de Cambridge de l'Ordre de saint François,
qui contient un excellent éloge de la solitude, in-12,
Paris, 1713; c'est une traduction d'Érasme dans
laquelle Marsollier n'a fait que substituer un c. xn el
ajouter dans la Préface un éloge d'Érasme lui-même
(Journal des Savants, 20 novembre 1713, p. 616-620).
Puis il publia l'Apologie ou la justification d'Érasme,
in-12, Paris, 1713 (Journal des Savants, 14 mai 1714,
p. 311-317 et Mémoires de Trévoux, juin 1714, p. 935-
953). Cette Apologie fut très fortement attaquée dans
le Journal de Trévoux de juin 1714, p. 954-972 et
mars 1723, p. 507-526, et dans un article des Mémoires
littéraires, attribué au P. Le Courrayer. 11 parut aussi
une Critique de l'Apologie d'Érasme de M. l'abbé Mar-
sollier, in-12, Paris, 1720, dans laquelle on soutient
qu'Érasme est un « apostat précurseur de Luther, qui
attaque le célibat des prêtres, la divinité de Jésus-
Christ et qui a tronqué les Pères » dont il a publié les
œuvres (Journal des Savants, 15 janvier 1720, p. 33-
37). Dans Les entretiens sur les devoirs de la vie civile
et sur plusieurs points de morale, in-12, Paris, 1714 et
1715,- Marsollier prend Érasme pour modèle et veut
ressusciter le véritable esprit de la conversation; ce
sont des dialogues entre divers personnages (Journal
des Savants, 30 juillet 1714, p. 493-496 et Mémoires
de Trévoux, mai 1714, p. 788-798). — La vie de la bienheu-
reuse Mère de Chantai, fondatrice, première religieuse
et supérieure de l'Ordre de la Visitation Sainte-Marie,
2 vol. in-12, Paris, 1715, a été très souvent rééditée
et elle a été abrégée par un anonyme en 1752 (Mémoire
de Trévoux, octobre 1717, p. 1563-1587). Enfin il faut
ajouter l'Histoire de La Tour d'Auvergne, duc de
Bouillon, in-4°, Paris, 1719 et 3 vol. in-12, Amster-
dam, 1726; on y trouve racontés les faits importants
des règnes de François II, Charles IX, Henri III,
Henri IV, la minorité et les premières années du règne
de Louis XIII (Journal des Savants du 22 mai 1719,
p. 321-325 et Mémoires de Trévoux de mars et
avril 1723, p. 463-480, 557-575).
Michaud, Biographie universelle, t. x.vvn, p. 82-83;
llœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxm, col. 982-
983;Quérard, La France littéraire, t. v, p. 562-563; Feller,
Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vm, p. 212-
213; Moréri, Le grand dictionnaire, édit. de 1759, t. vu,
p. 284-285 et Suppl., t. n, p. 77; Richard et Giraud, Biblio-
thèque sacrée, t. xvi, p. 217-218; Chaudon el Delandine,
Dictionnaire universel historique, critique et bibliographique,
ô' édit., 1810, t. XI, p. 229-230; Barrai, Dictionnaire his-
torique, littéraire el critique, 1 1. en 0 vol. in-8°, Avignon,
1758-1702, t. m, p. 369-370; Nicéron, Mémoires pour servir
(i l'histoire des hommes illustrées, t. vn, 11.01-67; Dupin,
Bibliothèque des écrivains ecclésiastiques du XVII' siècle,
t. vu, p. 45-47; Goujet, Bibliothèque du XVIII* siècle pour
servir de continuation à celle de Dupin, I. u, p. 170-174;
Desessarts, Les siècles littéraires de lu France, 7 vol. in-12,
Paris, 1800-1803, t. IV, p. 302-303; Dictionnaire des auteurs
ecclésiastiques, 1 vol. in-<N", Lyon, 1707, t. m, p. 107-10S;
Hurter, Nomenclutor, 3 édit., t. [V, col. 1259; Encyclopédie
des sciences religieuses, t. vm, p. 711-742.
.1. Carreyre.
179
MARTÈNE
180
MARTÈNE Edmond, bénédictin de la congré-
gation de Saint-Maur (1654-1739). I. Vie et œuvres.
II. La théologie dans son œuvre.
I. Vib et œuvbes, — Edmond Martène naquit à
Saint-Jean-dc-Losne (actuellement du diocèse de
Dijon), le 22 décembre 1654. Ses éludes achevées, il
alla s'enfermer dans la retraite et fit profession à
Saint-Remy de Reims, abbaye de l'ordre bénédictin,
le 8 septembre 1072. La lecture du commentaire de
Trithème sur la règle de saint Benoît lui donna l'idée
d'écrire lui-même un commentaire de cette même
règle, et, dans ce but, il lut les anciens auteurs ascé-
tiques, les anciennes règles, les Actes des saints de
l'ordre de saint Benoît, les ouvrages de ^aint Ber-
nard, les anciennes coutumes de Cluny. Appelé à
Saint-Germain-dcs-Prés pour travailler aux éditio.ns
des Pères de ï'Église, il fut dirigé dans ses études par
dom Luc d'Achéry : là, il découvrit parmi les mss. de
l'abbaye quelques ahciens commentaires sur la Bègle
et commença à rédiger son propre travail.
Encouragé par dom Mabillon qui avait examiné ses
premiers cahiers, il publia en 1690 son Commentaire
latin, compilation de ce que ses devanciers ont dit de
meilleur sur la règle de saint Benoît. Cammentarius in
regulam S. P. N. Benedicti litteralis, moralis, histori-
cus, in-4°, Paris, 1690. — Il travailla ensuite sur les
rites monastiques, et publia : De antiquis monacho-
rum ritibus libri quinque, 2 in-4°, Lyon, 1690. — Aussi-
tôt après la mort de dom Claude Martin (9 août 1696),
dom Martène s'empressa d'écrire la vie de celui qui
avait été son maître. Les supérieurs ayant fait des
difficultés pour l'impression, la Mère Marie de l'Incar-
nation de Québec, qui en avait une copie, fit paraître
l'œuvre sous ce titre : La vie du Vénérable P. dom
Claude Martin, religieux bénédictin de la Congréga-
tion de Saint-Maur, écrite par un de ses disciples, in-8°,
Tours, 1697. L'incident amena l'exil de dom Martène
à Evron dans le Bas-Maine et la défense d'acheter son
ouvrage dans les monastères de la congrégation.
Cependant dom Martène ne demeura pas longtemps
à Evron : il fut mandé à Bouen pour aider dom de
Sainte-Marthe dans son édition des Œuvres de saint
Grégoire le Grand, fit réimprimer la Vie du vénérable
Claude Martin, in-12, Rouen, 1698, publia les Maximes
spirituelles du même vénérable P. dom Claude Martin...
tirées de ses ouvrages et confirmées par les sentiments des
Saints Pères, in-12, Rouen, 1698. — Il fit imprimer
dans la même ville le De antiquis Ecclesiœ ritibus libri
quatuor, 2 in-4°, 1700; puis deux ans après De antiquis
Ecclesiœ ritibus tomus terlius, in-4°, Rouen, 1702. On
peut regarder comme faisant suite à cet ouvrage le
Tractatus de antiqua Ecclesia' disciplina in divinis
celebrandis ofjiciis, in-4°, Lyon, 1706, à la suite duquel
dom Martène a placé trois petits traités : VOrdo
Romain de Paris de Crassis, les Statuts de l'Église de
Strasbourg, un livre de prières tiré d'un manuscrit de
l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. Enfin il donna au
public un îecueil d'écrivains et de monuments mo-
raux, historiques et dogmatiques sous le titre : Vete-
rum scriptorum et monumentorum moralium, hislori-
corum, dogmaticorum ad res ecclesiaslicas, monasticas
et polilicas illustrandas collectio nova, in-4°, Rouen,
1700.
Chargé de recueillir des documents pour la Gallia
christiana entreprise par dom Denis de Sainte-Marthe,
il fit divers voyages avec dom Ursin Durand et en
collaboration avec ce dernier donna les trois ouvrages :
Thésaurus novus anecdotorum, 5 in- fol., Paris, 1717;
Velerum scriptorum et monumentorum ecclesiasti-
corum amplissima collectio, 9 in-fol.. Paris, 1724-
1733; Voyage littéraire de deux religieux bénédictins
de la Congrégation de Saint-Maur, 2 in-4°, Paris,
1717-1724. — Contre les attaques de l'élection du
supérieur général par compromis, dom Edm. Mar-
tène composa un Mémoire pour faire voir que les élec-
tions du supérieur Général de la congrégation faites
par compromis ne sont p<is contraires aux usages du
royaume. — Ce travail se trouve au t. m de l'Histoire
manuscrite de la Congrégation de Saint-Maur. Chargé
d'années et privé de son compagnon, dom Martène
n'interrompit point ses travaux : il donna une seconde
édition de son De antiquis Ecclesiœ ritibus, 4 in-fol.,
Anvers. 1 736 ; il publia les écrits laissés par les PP. Ma-
billon, Ruinart et Massuet pour les Annales de l'ordre,
sous le titre : Annales ordinis S. Benedicti, tomus sextus,
in-fol., Paris, 1739. De plus on a de lui : Lettre au
P. Lebrun de l'Oratoire sur l'usage de réciter en silence
une partie de la messe (manuscrite); Histoire manus-
crite de l'Abbaye de Marmoutier avec les preuves (elle a
été publiée au xixe siècle par M. Chevalier, 2 in-8°,
s. 1., 1874-1875); Histoire de la Congrégation de Saint-
Maur continuée de 1739 à 1747 par dom Forlel (manus-
crite); une Vie des saints pour opposer à celle de
M. Baillet (mention n'en est pas faite dans le détail
des manuscrits de dom Martène). Par contre dans la
Bibliothèque des manuscrits de Saint-Germain-des-
Prés, on trouve un manuscrit de dom Martène ayant
pour titre : La vie des justes de la Congrégation de
Saint-Maur. Dom Heurtebize vient de la publier
dans les Archives de la France monastique, t. xxvn,
xxvm et xxx, Ligugé, 1924-1926.
Infatigable, notre religieux préparait deux tomes
pour faire suite aux Acta Sanctorum O. S. Benedicti
de Mabillon, quand il mourut à Saint-Germain-des-
Prés, d'une attaque d'apoplexie le 20 juin 1739. Il
était âgé de 85 ans, laissant la réputation d'un grand
savant et d'un saint religieux.
II. La théologie dans son œuvre. — Elle n'y
occupe pas à beaucoup près une aussi large place que
la liturgie et le droit canonique. Cependant on trouve
dans le De antiquis Ecclesiœ ritibus ce que la tradition
donne sur l'administration des sacrements, les dispo-
sitions dans lesquelles on doit les recevoir, sur les
ministres, la matière, la forme, etc. Dans la préface
du t. Ier du Thésaurus novus anecdotorum, les auteurs
(Martène et Durand) se déclarent hautement pour la
nécessité de l'amour de Dieu dans le sacrement de.
pénitence : ils invoquent sur ce point l'autorité
d'Adam de Perseigne, d'après lequel c'était depuis
plus de six cents ans la doctrine commune. La pré-
face du t. v du même Thésaurus est en grande partie
consacrée à l'examen de la théologie d'Abélard : les
auteurs y défendent saint Bernard contre ceux qui
l'ont accusé d'avoir condamné à la légère le moine
infortuné.
Le 1. 1 du Voyage littéraire rapporte un fait singulier :
à la bibliothèque des Pères minimes de Dijon, on
montra aux voyageurs quelques traités de théologie
positive du cardinal A. Oregius, d'où le P. Pétau. S. J.,
aurait tiré ses dogmes théologiques. Le récit qu'en a
fait dom Martène a été vivement combattu par le
jésuite Fr. Oudin, dans son Mémoire concernant les
traités théologiques du card. A. Oregius, où l'on exa-
mine si le P. Pétau en a tiré ses dogmes. Ce mémoire
se trouve dans le Journaldes Savants de mai 1719. — La
préface du t. iv des Velerum scriptorum... amplissima
collectio, laquelle doit servir également pour le t. v,
contient des observations sur le relâchement de l'abs-
tinence en carême. La longue préface du t. vu présente
une histoire du Grand Schisme d'Occident tirée des
meilleurs auteurs du temps.
Dom Tassin : Histoire littéraire de la Congrégation de
Saint-Maur, in-4», Bruxelles, Paris, 1770, p. 542-563;
F. Lecerf de la Yhville : Bibliothèque historique et critique (les
auteurs de lu Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye,
1726, p. 21)8-307; Moi'éri, Grand Dictionnaire historique,
181
MARTE NE — MARTI N ter
J 82
an mot M tu-an; Hœfer, Nouvelle biographie universelle,
t. xxxm, cal. 1002; Bulletin d'histoire bénédictine, supplé-
ment à la Ri vue bénédictine, D.682, 942, 1170,1172, etc.;
Kcruc Mabillon, t. v. p. :!T7. 445, 162; M. Valéry, Corres-
pondance inédite de Mabillon cl de Montfaucon avec l'Italie,
:t in-S . Paris. 1846, t. n, p. 47.
J. Baudot.
MARTIAL DE SAINT-JEAIM-BAP-
TISTE. dans le siècle Jean Lacombe, naquit vers
1666 à Tulle (Corrèze, France) et prit l'habit des
carmes déchaussés au couvent de Limoges. Homme
de talent et de vie intègre, il remplit plusieurs charges
dans son ordre. Il fut professeur, prieur à plusieurs
reprises, dé finneur provincial de sa province d'Aqui-
taine quatre ou cinq fois, provincial de cette même
province et visiteur des provinces de Paris et de Bre-
tagne. 11 mourut septuagénaire au couvent de Bo -
deaux le 1«» juin 1736. Il rendit un grand service non
seulement à son Ordre, mais aussi à l'histoire ecclé-
siastique et littéraire, en publiant sa Bibliotheca scrip-
lorum ulriusqiie congre gationis et sertis Curmelitarum
excalceatorum, in-4°, Bordeaux 1730, laquelle, malgré
ses lacunes, constitue une œuvre importante.
Cosme de Villiers, Bibliotheca carmclilana, Orléans,
1752, t. n, col. 378-379, n. 71 ; Barthélémy de Saint-Ange et
Henri M. du Saint-Sacrement, Collcctio scriptorum Ordinis
Carmelitarum excalceatorum, Savone, 1884, t. n, p. 27, n. 43;
Hurtcr, Xomenelator, 3' éd., t. iv, col. 1263-1264; Études
carm litaines, t. vin, 1923, p. 252.
P. Anastase de Saint-Paul.
MARTIANAY Jean, bénédictin de la congré-
gation de Saint-Maur (1647-1717). — Jean Mar-
tianay naquit à Saint-Sever-Cap, diocèse d'Aire, le
30 décembre 1647. A vingt ans, il entra au monastère
de Notre-Dame de la Daurade à Toulouse et y fit
profession le 5 août 1668. Après ses études, il apprit
le grec et l'hébreu, se consacra tout entier à l'Écri-
ture sainte sur laquelle il donna des leçons dans les
monastères de Montmajour, de Saint-André d'Avi-
gnon, de Sainte-Croix de Bordeaux, de Notre-Dame
de la Grasse au diocèse de Carcassonne. En 1687, il
commença à combattre le système du P. Pezron, cis-
tercien, qui, dans son livre de l'Antiquité des temps
rétablie, attaquait le texte hébreu. Peu de temps après,
Martianay était appelé à Paris pour y travailler à une
nouvelle édition de saint Jérôme. Il donna une idée
de ce que devait être cette édition dans un Prodrome
publié en 1690. Malgré les difficultés que lui firent
MM. Simon et Leclercq, en dépit de la maladie de
la pierre dont il souffrait, dom Martianay passa toute
sa vie à composer des ouvrages, auxquels il ne man-
querait que peu de chose, s'il avait su modérer sa
plume mordante et réprimer une trop grande vivacité.
11 mourut d'apoplexie dans l'abbaye de Saint-Germain-
des-Prés le 16 juin 1717. Il avait vécu soixante-dix
ans, dont cinquante passés dans la pratique des obser-
vances religieuses.
La plupart des ouvrages de dom Martianay se rat-
tachent à l'Écriture sainte : F. Vigouroux, Dictionn.
de la Bible, t. iv, col. 827. Disons seulement ici que sa
polémique avec le P. Pezron aurait continué long-
temps sans une défense de l'archevêque de Paris,
motivée sur cette considération que des libertins et
des protestants se servaient des arguments de Pezron
pour attaquer des vérités essentielles de la foi catho-
lique. On convient que, grâce à sa connaissance des
langues, dom Martianay savait à fond l'Écriture
sainte et possédait bien son saint Jérôme, mais il le
possédait selon son esprit particulier : l'édition qu'il
a publiée est la plus défectueuse de celles qu'ont don-
nées les bénédictins, de l'aveu même de F. Le Cerf,
Bibliothèque, p. 320. < On peut dire qu'il n'a point
mérité toutes les louanges que lui ont prodiguées les
journalistes de Paris et de Trévoux, ni tout le mal
qu'en ont dit MM. Leclercq, Simon et autres savants
ses adversaires. Il semblait avoir hérité du zèle
qu'avait saint Jérôme pour la religion, de sa viva-
cité à défendre ses sentiments, et du mépris qu'il fai-
sait de ceux qui n'avaient pas la faculté de se laisser
persuader par ses raisons. > Dans un tout récent
ouvrage, F, Cavallera, Saint Jérôme, sa vie, son œuvre,
2 in-8°, 1922, estime que la vie de saint Jcrôm ■ par
Martianay est riche en citations, mais trop peu cri-
tique (t. n, p. 148). — Un autre ouvrage de notre
bénédictin : La vie de sœur Magdeleine du Saint-Sacre-
ment, religieuse carmélite du voile blanc... avec réflexions
sur l'excellence de ses vertus, in-12, Paris, 1712, est
apprécié, non sans quelque humour, par H. Bre-
niond. Hist. littér. du sentiment religieux en France,
t. m, Conquête mystique, p. 558.
Dom Tassin : Histoire littéraire de la Congrégation de
Saint-Maur, in-4"; Bruxelles, Paris, 1770, p. 3S2-397; l". Le
Cerf de la Viéville : Bibliothèque historique et critique des
auteurs de la Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye,
1726, p. 320; Hœfer, Nouvelle biographie universelle, t. xxxiv,
col. 1 ; J. B. Vanel, Nécrologe des religieux de la Congré-
gation de Saint-Maur, décédés à Saint- Germain-des-Prés,
in-4", Paris, 1896, p. 112-115; Journal des Savants, août
1717.
J. Baudot.
1 . MARTIN I" (Saint), pape de 649 à 653.
I. Biographie. II. Le concile du Latran de 649.
I. Biographie. — La notice du Liber, pontificalis,
contemporaine des événements, le fait originaire de
Todi (Tuderli) dans la province de Toscane, mais ne
dit rien de son curriculurn vitse antérieurement à sa
désignation comme pape. Par un mot de l'empereui
Constant II, nous savons que Martin avait été quelque
temps apocrisiaire à Constantinople. S'il était démon-
tré que l'inscription funéraire anonyme publiée par
De Bossi dans les Inscriptiones christianœ, t. n, p. 83,
et reproduite par Duchesne, Le Liber Pontificalis, t. i,
p. 209, est bien celle de Martin Ier, comme l'a conjec-
turé F. X. Funk, et non celle de Libère, comme beau-
coup l'ont soutenu, on aurait sur le pape du vne siècle
les quelques renseignements suivants : né d'une famille
pieuse, il aurait été tout jeune admis au nombre des
lecteurs, après une adolescence très pure et très retirée
il aurait été promu au diaconat; ses vertus l'auraient
désigné au siège pontifical, où il aura l'occasion, nous
allons le dire, de défendre énergiquement la foi catho-
lique. Sur cette inscription, voir ci-dessus, t. ix.col. 658.
Quoi qu'il en soit, à la mort du pape Théodore.
14 mai 649, Martin fut élu pour remplacer le défunt.
Si, comme le dit le Liber pontificalis, il n'y eut entre
la mort de Théodore et la consécration de Martin
qu'une vacance de 52 jours, il faudra conclure que
le nouvel élu, avant de se faire consacrer, n'attendit
pas l'avis de Byzance. On verra plus tard que le basileus
ne semble pas le reconnaître comme pape régulier. Au
point de vue canonique d'ailleurs, cette reconnais-
sance n'était pas nécessaire. Par ailleurs le Siège
apostolique venait de prendre, en ce qui concernait
le monothélisme, ouvertement patronné par la cour
impériale, une attitude très décidée; les relations
ecclésiastiques étaient rompues entre le pape et le
patriarche de Constantinople, voir Jafïé, Regesta,
n. 2051 et 2055; il est compréhensible que Martin
ait voulu donner, en se passant de la confirmation du
basileus, une preuve de son indépendance.
Le plus pressant, au point de vue doctrinal, était
de préciser avec toute la netteté désirable la position
du Siège apostolique par rapport a la nouvelle hérésie.
Sur les premiers développements du monothélisme,
voir l'art, spécial et pour les compromissions plus ou
moins dangereuses on s'était laissé entraîner le pape
Honorius, voir t. vu, col. 96, En octobre 649, trois
mois après sa consécration, le pape réunissait au
183
MARTIN Kr. BIOGRAPHIE
184
Latran un grand concile, véritable representation.de
l'épiscopat occidental, où fut condamnée l'hérésie
monolhélite avec ses auteurs et fauteurs; l'Eclhèse
« impie » d'Héraclius, et le Type « très impie » de
Constant II, le basileus régnant, étaient également
anathématisés. Voir ci-dessous, col. 18f. Quelques
précautions que l'on eût prises pour distinguer entre
les souverains et leurs conseillers ecclésiastiques, à
qui seuls était imputée la responsabilité des mesures
impériales, il était inévitable que Constant II ne
réagît très vivement contre une attitude aussi indé-
pendante. La cour avait eu vent de la réunion du
concile, et n'eut pas besoin d'attendre, pour en con-
naître les décisions, les lettres expédiées par le pape
aussitôt après la clôture de l'assemblée. Jalïé, n. 2062.
Dans les premiers jours de novembre, peut-être- le
concile étant encore réuni, l'exarque Olympius arriva
à Rome porteur d'instructions du 1 asileus, rédigées,
semble-t-ii, à la suggestion du patriarche Paul. On lui
prescrivait de faire pression sur les évêques et les clercs
de l'Italie byzantine pour leur faire signer le Type.
De Martin « jadis apocrisiaire dans la ville impériale »
(on affectait de ne pas lui donner le titre de pape),
l'exarque ne s'occuperait que pour le faire arrêter, si
l'armée de Rome était disposée à laisser faire. Peut-
être y aurait-il lieu de ne rien brusquer, et de gagner
peu à peu la confiance de l'armée, de même que lente-
ment on détacherait du pape l'épiscopat italien. Mais
Olympius se heurta à une résistance plus vive que celle
que l'on avait supposée; ne pouvant, continue le Liber
pontiftealis, agir contre le pape à visage découvert, il
tenta de le faire assassiner au cours de l'office de Noël;
la protection divine sauva Martin et il semble que
l'exarque soit revenu lui aussi à de meilleurs senti-
ments, ou, peut-être, à une plus saine appréciation des
choses. Il est certain, en tout cas, que de bonnes rela-
tions s'établirent entre lui et le pape, et celui-ci sera
plus tard accusé d'avoir favorisé les desseins ambi-
tieux d'Olympius. De toutes façons une trêve s'éta-
blit entre le pontife et le représentant de Ry-
zance.
Nous ignorons le détail des gestes de Martin durant
le temps qui s'écoule entre la fin de 649 et le milieu
de 653. Mais il reste une assez abondante correspon-
dance de l'époque qui suivit immédiatement le concile.
Il s'agissait de faire connaître à l'ensemble de la
chrétienté la réprobation prononcée contre le mono-
thélisme par l'Église romaine. Voir Jafié, n. 2058-
2072. Mais une autre préoccupation se fait jour, en
même temps, dans les lettres adressées aux Églises
des patriarcats d'Antioche et de Jérusalem. Après
avoir été ravagées par la grande invasion perse des
années 614 et suivantes, ces régions avaient été
conquises par les Arabes musulmans; Damas avait été
prise en 634, Antioche et Jérusalem en 638. Entre
temps, et comme si ce n'était pas assez de l'invasion
étrangère, les discordes religieuses étaient montées au
diapason le plus élevé : entre les monothélites appuyés
par l'autorité impériale et les dyothélites, animés par
Sophrone, devenu finalement patriarche de Jérusa-
lem, des luttes violentes avaient eu lieu. Tout ceci
avait amené, dans la Syrie et la Palestine, une
incroyable décadence du christianisme. Pour remédier
à tous ces troubles, le Saint-Siège, puisque le patriar-
che Sophrone n'avait pas été remplacé sur le siège
de la Ville sainte, avait désigné comme vicaire apos-
tolique Etienne, évêque de Dora. Cette nomination
avait dû être faite par l'un des prédécesseurs de Mar-
tin; mais Etienne, loin de pouvoir rétablir le calme,
avait suscité de nouvelles discussions. Les lettres pon-
tificales l'instituant représentant du Saint-Siège
avaient été interceptées. Finalement un certain Pan-
taléon l'avait expédié à Rome, sous le coup de
diverses accusations. Jaffé, n. 2068. C'était l'anarchie
dans tout le patriarcal de Jérusalem. Au concile du
Latran Etienne de Dora avait été réhabilité, mais il y
avait intérêt à confier à un personnage moins compro-
mis la mission de représenter là-bas le Saint-Siège.
Martin Ier s'adressa à Jean, évêque de Philadelphie
(sous la métropole de Bosra). 1 ne lettre pontificale
le constitua vicaire apostolique en Orient : il y rem-
plirait le rôle du pape lui-même dans toutes les fonc-
tions et offices ecclésiastiques, mais principalement en
rétablissant la hiérarchie dans toute l'étendue des
patriarcats de Jérusalem et d'Antioche : Ut eu quar
désuni corrigas et constituas per umnem civitatem eorum
qux sedi tum Jerosolymitunie tum Antiochenw subsunt
episcopos et presbyleros et diaconos. Ce rôle, Martin
le lui confiait « en vertu de l'autorité apostolique qui
nous a été donnée par le Seigneur par l'intermédiaire
de saint Pierre, ex apostolica auctorilate quee data est
nobis a Domino per Petrum sanctissimum. » Le pape
ne se dissimule pas qu'il y aura des résistances de la
part de ceux qui ont mérité d'être déposés, pour
cause d'hérésie, mais il compte que Jean finira par
en triompher. Les ecclésiastiques qui ont signé les for-
mulaires monothélites pourront être rétablis s'ils
viennent à résipiscence ; quant à ceux qui se sont
introduits sur les sièges épiscopaux sans mission régu-
lière, il y a lieu de distinguer le cas des intrus qui se
sont installés du vivant de Sophrone et malgré lui, et
de ceux qui ont été élus pendant la vacance du patriar-
cat, soit avant, soit après Sophrone. Les premiers ne
sauraient être reconnus, les seconds, au contraire,
pourront, moyennant les garanties convenables, être
reçus à la communion de l'Église romaine. Pour Macé-
donius, patriarche (melkite) d'Antioche, il n'y a à
s'inquiéter ni de ses lettres, ni de ses protestations.
Élevé à cette dignité en terre étrangère (Macédonius
avait été élu et consacré à Constantinople) et par des
hérétiques, il ne saurait être considéré par le Saint-
Siège comme titulaire régulier du siège d'Antioche.
De même en est-il de Pierre, élevé dans des conditions
analogues au siège patriarcal d'Alexandrie. Jaffé,
n. 2064; voir le texte de cette lettre très importante
pour l'histoire de la juridiction pontificale en Orient,
dans P. L., t. Lxxxvn, col. 154-163. Le même cour-
rier emportait une série de lettres analogues adressées
à divers évêques ou archimandrites d'Orient, et leur
signifiant la désignation de Jean de Philadelphie
comme vicaire du Saint-Siège. Jaffé, n. 2065-2069;
non moins importante était la missive adressée aux
deux Églises de Jérusalem et d'Antioche pour leur
signaler l'hérésie monothélite et les avertir des pouvoirs
conférés au représentant du pape. Jaffé, n. 2070. On
notera cette sollicitude du Saint-Siège à rétablir, dans
les difficiles conjonctures que traversait l'Orient, la
paix religieuse en même temps que l'orthodoxie.
A Constantinople il n'y avait plus rien à faire, tant
que le monothélisme y serait officiellement patronné
par le basileus. Maison pouvait essayer quelque chose
à Thessalonique, moins immédiatement soumis à l'ar-
bitraire impérial et relevant toujours, en théorie, du
patriarcat romain. L'archevêque Jean, qui avait sous-
crit et l'Ecthèse et le Type, avait tenté néanmoins de
se maintenir en communion avec Rome. Des négo-
ciations avaient eu lieu, où les envoyés du Saint-Siège,
s'étaient laissé berner. Martin les désavoua, condamna
et déposa l'archevêque Paul. Une lettre pontificale
lui communiqua cette sentence, tandis qu'une autre
en avertissait les habitants de Thessalonique. En
attendant que l'évêque fût revenu à résipiscence ou
qu'il eût été pourvu d'un successeur, les prêtres et
diacres pourvoiraient à l'administration des sacre-
ments, synaxis minislerium perficiant vobis qui ibi sunl
presbyteri et diaconi. Jaffé, n. 2071 et 2072. On voit
185
MARTIN Ier. LE CONCILE DE 649
186
si le pape Martin entendait laisser prescrire les droits
traditionnels du Siège apostolique.
Cette rigoureuse contre-offensive de l'Église romaine
ne laissait pas d'inquiéter Byzance, où l'on se cram-
ponnait à la politique de l'JSethèse et du Type. La
manière forte avait échoué en 649 lors de l'arrivée
à Rome de l'exarque Olympius; on y recourut de
nouveau en 653. Le 15 juin arrivait de Ravenne à
Home l'exarque Calliopas. Afin d'éviter une émeute
de la population, il évita de soulever aucune question
doctrinale, mais sous prétexte que Martin s'était mêlé
à des intrigues politiques soit avec Olympius, en
révolte contre le basileus, soit avec tes Arabes qui
commençaient à envahir la Sicile, il se saisit de la
personne du pape et prononça contre lui une sentence
de déposition. Pour empêcher d'inutiles brutalités,
Martin se livra sans résistance; il espérait du moins
que le clergé et le peuple romains lui demeureraient
fidèles. Sur le moment, il est vraC on lui prodigua les
plus grandes marques d'attachement et nombre de
clercs s'offrirent à l'accompagner à Constantinople où
l'exarque avait ordre de l'emmener. Pendant plus
d'un an l'Église de Rome demeura sans évêque; et
puis on s'y résigna à l'inévitable, et en août 654,
Eugène était nommé au trône pontifical laissé vide
par l'enlèvement de saint Martin.
Celui-ci, pendant ce temps, montait les pentes d'un
douloureux calvaire. Emmené de Rome le 19 juin 653,
il avait été embarqué à destination de la capitale. Le
voyage se fit très lentement, d'île en île, sans doute
a cause des croisières sarrasines qui déjà infestaient
la Méditerranée ; nulle part cependant le prisonnier
n'eut la satisfaction de pouvoir prendre à terre quelque
repos, sauf à Xaxos où on le laissa près d'un an. A
l'annonce de son arrivée aux diverses escales, prêtres
et lidèles s'empressaient de vernr lui apporter quelque
soulagement, mais ils étaient brutalement écartés par
la garde. Le 17 septembre 654, enfin, on atteignait
Constantinople; montée contre le pontife la populace
l'injuria; il fut conduit en prison où on le laissa jus-
qu'au 20 décembre. Ce jour-là il fut amené devant un
tribunal exclusivement composé de fonctionnaires im-
périaux. Comme il entreprenait de se défendre en
mettant en avant ses devoirs de pape, chargé de pro-
téger la foi, on lui coupa brutalement la parole:
Il ne s'agit point ici, lui dit le président, de questions
relatives à la foi; c'est sur la guerre (que vous avez
faite à l'empereur) que l'on vous interroge, de duello
nunc scrutaris. » Même sur cette accusation de haute
trahison, Martin répondit avec précision et de manière
à convaincre des juges moins prévenus. Mais la sen-
tence était dictée d'avance. Publiquement il fut
dégradé; on lui enleva ses ornements sacerdotaux, on
lui fendit sa tunique du haut en bas et, l'ayant chargé
de chaînes, on le conduisit au cachot des condamnés
à mort, en lui laissant entendre qu'il allait être exé-
cuté. Le basileus toutefois n'osa pas aller jusqu'à ce
dernier excès; on fit donc savoir au prisonnier qu'il
lui était fait grâce de la vie. On espérait sans doute
que, maté par le cachot, par les douloureuses in finnités
qu'il endurait depuis longtemps, il consentirait à
entrer en rapports ecclésiastiques avec les autorités
religieuses de Constantinople. Sur ces entrefaites le
patriarche Paul était mort; Pyrrhus, évincé en 641,
était remonté sur le trône patriarcal; des tentatives
furent faites pour amener Martin à se ranger à sa com-
munion. 11 demeura inflexible : < Quand on me cou-
perait en morceaux, répondit-il, je ne communique-
rais pas avec l'Église de Constantinople: Clique si
membralim inciditis carnes meas non communico
Eeclesix Constant inopolitanae. De guerre lasse, on se
décida à l'expédier en exil. Le 26 mars 655, jour du
jeudi saint, il était embarqué à destination de la
Crimée. C'est de Cherson (Sébastopol) qu'il écrivit
ses deux dernières lettres à un ami de Constantinople,
à la mi-juin cl au début de septembre. Doucement il se
plaignait de manquer de tout, il souffrait de l'aban-
don où le laissaient et ses amis, et l'Église de Rome;
pour cette dernière il priait Dieu, malgré tout, de la
conserver dans la foi orthodoxe, avec le nouveau pape
qui maintenant la gouvernait. Deus eos immobiles
custodiat; prœcipue paslorem qui eis nunc. prœesse
monslratur; il ne lui restait plus à lui-même qu'à
attendre de la main du Sauveur la couronne de la foi
orthodoxe. C'est, en effet, une quinzaine de jours plus
tard que le Sauveur vint couronner son martyr, le
16 septembre 655. Le corps de saint Martin fut enterré
dans une église dédiée à la sainte Vierge, aux portes
de la ville de Cherson ; il y fut longtemps vénéré.
L'Église romaine honore aujourd'hui Martin Ier
comme martyr à la date du 12 novembre.
IL Le concile du Latran de 649. — Pour le
théologien, le nom du pape Martin Ier reste surtout
lié aux décisions promulguées par lui dans le concile
réuni au Latran en octobre 649. Ces décisions en effet
établissent la doctrine de l'Église romaine dans la
question monothélite.
1° Occasion du concile. — On sait, en bref, comment
VEcthèse d'Héraclius (638) avait prescrit le silence
sur les expressions d'une ou de plusieurs opérations
(èvepyeia!.) dans le Christ, mais avait imposé l'ex-
pression : une seule volonté. Le Type de Constant
(648) marquait un recul par rapport à VEcthèse, puis-
qu'il défendait, en vue de ramener la paix, de parler
ni d'une ni de deux volontés dans le Christ. L'Église
romaine avait déjà pris position : en 640, le pape
Sévérin, sans faire mention de VEcthèse, avait affirmé
la doctrine dyothélite. Jaffé, n. 2039. Jean IV, en
641, avait tenté de retirer au monothélisme affirmé
par VEcthèse l'appui que semblaient lui donner les
lettres du pape Honorius. Jaffé, n. 2042; voir art.
Jean IV, t. vm, col. 598. Le pape Théodore avait
manifesté sa réprobation en condamnant le patriarche
Pyrrhus, puis en sommant, sans résultat d'ailleurs, le
patriarche Paul de revenir à l'orthodoxie. Jaffé,
n. 2054 -2055. Mais, on le voit, nulle décision publique
n'avait encore été prise relativement aux deux actes
impériaux; ni Sévérin, ni Jean IV n'avaient explici-
tement condamné VEcthèse; Théodore n'avait point
réprouvé le Type, que pourtant il avait encore dû
connaître. L'Orient était de plus en plus troublé par
les discussions sur l'unique volonté du Christ ; si dans
les limites du patriarcat de Constantinople, à peine
entamé par la conquête arabe, la poigne du basileus
imposait partout l'adhésion au Type, dans les autres
régions où l'Islam venait de détruire l'autorité impé-
riale les discussions continuaient, et l'on avait vu
récemment arriver à Rome, avec Etienne de Dora,
un certain nombre d'archimandrites et de moines
palestiniens demandant au Saint-Siège de terminer la
controverse. L'Afrique byzantine était travaillée par
les émissaires de Constantinople, mais sa foi chalcédo-
nienne ne se laissait pas ébranler; en Italie, de même,
où l'on se remettait à peine des ébranlements causés
par l'affaire des Trois chapitres. De toutes manières
il était indispensable que l'Eglise romaine affirmât, et
son droit de définir la doctrine, et sa doctrine elle
même. Le pape Mutin, dès le lendemain de sou élec-
tion, a dû y songer, car les Actes du concile tenu trois
mois plus tard laissent l'impression que toute la pro-
cédure a été préparée de très près et que rien n'a été
laissé à l'improvisation.
2" Les talcs c meilleures. Par uneh eureuse fort une.
les Actes de ce concile nous ont été entièrement con
serves et dans une double rédaction, latine et grecque.
Texte dais Mansi, Concil., t. x, col. 863-1170. .Vous
187
MARTIN Ier, LE CONCILE DE G49
188
savons que, sitôt le concile terminé, les Actes ont été
envoyés en Orient; la traduction grecque qui en reste
est, selon toute vraisemblance, la version originale
faite pendant le concile même et expédiée aux avants
cause. Nous ne voudrions pas garantir que le texte
latin, tel qu'il est actuellement publié par les grandes
collections conciliaires, représente le procès-verbal
original «les sessions. A plus d'un endroil le texte,
en fort mauvais état, n'esl intelligible que par com-
paraison avec le grec. On a parfois la sensation que le
latin esl une traduction du grec, qui n'a pas toujours
été parfaitement compris. Ce phénomène n'est pas
unique dans l'histoire littéraire. Voir ce qui a été dit
du texte latin des lettres d'Honorius, ci-dessus, t. vu,
col, 101.
3° Sessions, conciliaires. - Le concile tint sa pre-
mière session le 5 octobre: après quoi il y en eut quatre
autres, les 8, 17, 19. et 31 du même mois. Toutes les
séances lurent présidées par le pape, qui dirigeait lui-
même toutes les délibérations; il n'y eut guère de
discussions d'ailleurs. Tout se passa comme si le pro-
tocole avait été soigneusement préparé à l'avance,
sans doute en des réunions particulières, et l'on
n'assiste à aucun incident de séance. Le pape, à
chaque session, prend la parole le premier, expose le
point spécial qui va être traité, fait lire les documents
tout préparés qui s'y rapportent; les deux autres digni-
taires du clergé d'Italie, l'archevêque d'Aquilée et
celui de Ravenne (ce dernier par l'intermédiaire de ses
représentants) s'associent par des discours plus ou
moins longs aux paroles pontificales. A plusieurs
reprises, sous la rubrique Syncdus dixit, s'intercalent
des approbations assez longues de motions faites par
le pape. Il ne peut s'agir que de paroles prononcées
par quelque membre de l'assemblée, trop obscur, sans
doute, pour que l'on ait fait figurer son nom au procès-
verbal. Nous avons ici le type d'un de ces innombra-
bles synodes que les papes réunirent au Latran, en
leur qualité de métropolitain de l'Italie, et qui n'ont
souvent laissé que des traces fugitives. Celui-ci pour-
tant était plus nombreux que les conciles habituels;
il comprit cent cinq évêques, presque tous originaires
d'Italie, de Sicile et de Sardaigne; mais il y avait
aussi quelques prélats venus d'Afrique.
1. La première session fut presque entièrement
occupée par un discours du pape, exposant les débuts
et les progrès de l'erreur monothélite; la responsabi-
lité première retombait sur Cyrus évêque d'Alexan-
drie, sur Sergius de Constantinople et ses deux suc-
cesseurs. Tous auraient dû être arrêtés par l'exposé
si clair de la double opération contenu dans le Tome
de Léon, par les textes si nets de l'Évangile qui parlent
des deux volontés dans le Christ. Au lieu de cela,
Sergius a fait lancer par l'empereur Héraclius VEcthèse
impie; quant à Paul il a persuadé au très clément
empereur de publier un Type destructeur du dogme
catholique. Pis encore! Paul, au lieu de se rendre aux
observations du Siège apostolique, a maltraité les
apocrisiaires envoyés par lui. Contre la tyrannie qu'il
a exercée en divers lieux de l'Orient des plaintes en
règle sont venues jusqu'au Saint-Siège. Le pape a
donc cru nécessaire de réunir le concile pour aviser
aux mesures à prendre tant contre la personne des
coupables que contre les nouveautés doctrinales pro-
fessées par eux.
2. On sait que, se conformant sur ce point aux cou-
tumes des tribunaux séculiers, les anciens conciles, où
des jugements d'ordre personnel avaient d'ordinaire
leur place, avaient adopté la procédure accusatoire.
C'est à entendre les accusations portées soit contre
l'actuel patriarche de Constantinople, soit contre ses
prédécesseurs que fut consacrée la deuxième session.
Successivement défilèrent Etienne, évêque de Dora,
portanl plainte contre le patriarche Paul, divers
moines et archimandrites palestiniens demandant la
condamnation personnelle de Sergius, Pyrrhus et
Paul, réclamant aussi le rejet du Type extorqué par
Paul au très pieux empereur. — Le métropolitain
de Chypre, Sergius, avait, sept ans auparavant, écrit
au pape Théodore, suppliant en fort bons termes le
Siège apostolique, fondement de la vérité, de dire le
droit en toute cette affaire et de condamner le mono-
thélisme. Sa lettre fut jointe au dossier de l'accusa-
tion, comme aussi celle du concile d'Afrique, rappelant
le vains efforts faits par les Africains pour retirer
Paul de l'hérésie, celle enfin de l'évêque élu de Car-
tilage, Victor, demandant la condamnation des nou-
veautés dogmatiques. Après lecture de la synodique
de Victor, le pape fit observer la correction de ce
prélat : tout en réprouvant les erreurs de Paul, il a
continué à tenir celui-ci pour évêque légitime, donec
judicium de eo nostrae upostolicœ uucloritcdis hoc est
principis aposlolorum Pétri cognoscal. IMansi, col. 950 D.
Du reste tous les autres plaignants avaient rendu
témoignage, d'une façon aussi peu équivoque, au
droit du Saint-Siège.
3. L'accusation ayant déposé sa plainte, il restait
à entendre la défense. Celle-ci était représentée, en
l'espèce, par les écrits mêmes des personnages incri-
minés; mais l'audition des accusés révélerait qu'ils
étaient bien réellement coupables des nouveautés doc-
trinales qu'on leur reprochait. La troisième session
tout entière leur fut réservée; c'est, de beaucoup, la
plus importante pour l'histoire du monothélisme,
puisque l'on s'y efforça, sans y réussir toujours par-
faitement, de mettre en évidence les origines de l'héré-
sie. L'essentiel était de montrer que le monothélisme
n'était en somme qu'un avatar du monophysisme.
Divers textes de Théodore de Pharan, considéré comme
le premier auteur de l'hérésie, furent versés au débat;
ils témoignaient que ses affirmations relatives à une
volonté unique dans le Sauveur dérivaient en dernière
analyse d'un docétisme plus ou moins larvé sur lequel
le pape attira l'attention du concile. Voir surtout
col. 961-963. On continua par l'examen des textes de
Cyrus. et de Sergius relatifs à « l'unique opération
théandrique ». Ce fut l'occasion pour le concile de
tenter, sans grand succès d'ailleurs, une exégèse
orthodoxe du célèbre texte dionysien. Nul ne soup-
çonnant la fraude qui avait mis sous le nom de Denys,
disciple de Paul, les doctrines plus ou moins sujettes
à caution que l'on sait, il convenait d'établir que la
pensée de Sergius et de Cyrus différait complètement
de celle de l'Aréopagite. On le montra, et l'on fit même
remarquer que, pour arriver à leurs fins, les deux
comparses avaient dû maquiller le texte original de
l'Épître à Gaïus. Voir cette très curieuse exégèse dans
Mansi, col. 971-978 et 983-986. Un troisième docu-
ment devait être, dans la pensée de Martin, plus acca-
blant encore pour les deux patriarches monothélites;
c'était une lettre de Thémistius, monophysite fameux,
auteur de la secte des agnoètes, où s'exprimait claire-
ment l'unité d'opération. Se réclamant de Sévère, la
grande autorité de l'Église jacobite, Thémistius avait
écrit : « Confessons donc une seule opération théan-
drique et non pas une seule opération divine. » Voilà
bien, fait alors remarquer le pape, voilà bien la source
où Cyrus a puisé son 7e canon; et même il convient
d'ajouter que Cyrus et Sergius sont allés plus loin
que l'agnoète dans la voie de l'erreur, puisque finale-
ment ils ont supprimé le mot théandrique, qui implique
quelque dualité, pour ne conserver plus que l'opération
unique. — Il ne restait, pour compléter 'la démons-
tration de la culpabilité qu'à faire lire au concile et
VEcthèse que Sergius avait dictée au basileus, et les
textes de Sergius et de Pyrrhus prescrivant à leur
189
MARTIN Ier. LE CONCILE DE 649
190
clergé de souscrire le document impérial. On remar-
quera que, dans cette recherche des responsabilités,
il ne fut fait aucune allusion, si fugitive fût-elle, aux
faits et gestes du pape Eionorius.
t. La session dont nous venons de parler un peu
longuement n'avait pas épuisé toute la question des
responsabilités. A cote de Cyrus, l'auteur des fameux
capitula d'Alexandrie, à côté de Sergius, l'instigateur
de i'Eclhèse, ne fallait-il pas faire une place à Paul,
considéré comme ayant provoqué le Type. C'est à
mettre le concile devant cette dernière question que
fut consacré le début de la quatrième séance. On
louchait ici à un point bien délicat, puisqu'on s'éle-
vait directement contre un acte du souverain en
exercice. L'habileté serait de toucher le moins pos-
sible à la personne sacrée du basileus et à réserver
pour son conseiller ecclésiastique toutes les sévérités.
Ainsi fut fait. L'intention de l'empereur était bonne,
fit remarquer un des membres de l'assemblée; l'idée
de faire cesser les divisions entre chrétiens ne pouvait
qu'être approuvée; mais il n'aurait pas fallu mettre
sur le même pied l'erreur et la vérité, ni surtout englo-
ber dans les mêmes peines les défenseurs de l'ortho-
doxie et les fauteurs de l'hérésie. Mansi, col. 1 031-
1034. On avait été, antérieurement, plus sévère à
l'endroit du Type. Avec une dialectique toute verbale,
on avait fait observer qu'il semblait renchérir sur
\'lùthèse. Défendant de parler ni d'une ni de deux
volontés, il semblait retirer au Christ toute acti-
vité, et dès lors toute réalité! Exagération évidente
que l'on se garda de renouveler.
5. Les responsabilités étant ainsi établies, il ne
restait plus qu'à comparer la perversité monothélite
tant avec les règles de la doctrine ecclésiastique
qu'avec l'enseignement des Pères; c'est ce qui fut fait
dans la seconde partie de la ive session et au début de
la v. Lecture fut donc faite des définitions antérieures
de Xicée, Constantinople, Éphèse (sous la forme des
douze anathématismes cyrilliens), Chalcédoine, et du
IP concile de Constantinople (les quatorze canons).
L'archevêque d'Aquilée fit la remarque que ces défi-
nitions confirmaient la doctrine des deux volontés et
condamnaient le monothélisme. Comme l'on demeu-
rait toujours sous l'impression de la réaction antines-
torienne de l'affaire des Trois-Chapitres, il essaya de
montrer, à l'aide de la même dialectique toute verbale
que nous avons signalée déjà, qu'au fond le mono-
thélisme avait dans le nestorianisme son lointain et
bien inattendu précurseur. Mansi, col. 1058 BC, et
cf. dans la v session, col. 1118 sq. Rien meilleure fut
la première partie de la v« session, où furent alignés
les textes patristiques exposant la doctrine des deux
opérations et des deux volontés, et la présentant
comme une conséquence du dogme des deux natures.
S'il comprend quelques textes apocryphes (ceux par
exemple attribués à Justin), d'autres douteux, le dos-
sier constitué par la chancellerie pontificale témoigne
pourtant de réelles connaisances théologiques et d'une
grande application à scruter l'ancienne littérature. De
la comparaison de ces textes avec l'enseignement des
monothélites ressortait de façon très claire la nou-
veauté des opinions récemment avancées. D'après les
Pères, et cela était évident, de même que le Christ
avait eu les deux natures, de même il avait eu deux
volontés naturelles, l'une divine, l'autre humaine et
deux (sortes d')opérations, ita et naturelles veraciter esse
roluntntes, id est divinam et humanam et duas essentiales
opérai iones, divinam et humanam. Cette doctrine les
Pères ne l'avaient pas seulement affirmée en passant
et sans y attacher d'importance, comme le préten-
daient les novateurs, mais de manière fort réfléchie :
Ecce enim non solum définitive sed et doymalice et st/llo-
gislice ac naturaliler démonstrative et secundum scrip
taras agonistice et per etempla, etc. .Mansi, col. 1110 sq.
Il convenait donc de confirmer renseignement des
Pères et des cinq conciles. et de réprouver les doctrines
perverses des novateurs.
Novateurs même, ils ne l'étaient point, ne faisant
en somme que reprendre de vieilles hérésies déjà
condamnées. Après la comparaison de la doctrine
monothélite avec l'enseignement patristique venait,
redoutable contre-épreuve, sa mise en parallèle avec
les citations des hérétiques. Tour à tour Lucius
(l'évêque arien d'Alexandrie), les Apollinaires, Polé-
mon (un de leurs disciples), Sévère d'Antioche, Thé
mistius (le chef des agnoètes), Colluthus, Julien
d'Halicarnasse, et, ce qui est plus surprenant, Théo-
dore de Mopsueste et Xestorius eux-mêmes vinrent
témoigner de leur accord, sur le point en litige, avec
Sergius et Cyrus. La conclusion s'imposait; elle fut
tirée par le pape : comme les vieux hérétiques, les
novateurs de l'heure présente devaient être rigou-
reusement frappés. — Une question pourtant méritait
encore d'être soulevée. Dix ans plus tôt le pape
Honorius s'était laissé hypnotiser par cette objection
de Sergius : Admettre dans le Christ deux volontés
n'est-ce pas admettre la possibilité en lui d'une
contradiction entre les vouloirs humains et le vouloir
divin? Ce n'était pas le lieu de relever l'imprudence
commise par le pontife défunt. Le nom d'Honorius
n'a été prononcé qu'une fois durant tout" le concile,
c'est dans la lettre où le patriarche Paul faisait état,
pour justifier son attitude, de la lettre adressée par
ce pape à Sergius, Mansi, col. 1026 C; nul ne pensa
à soulever d'incident sur ce point. Il importait néan-
moins de dégager, au moins indirectement, l'Église
romaine; et c'est pourquoi, nous semble-t-ii, Maxime
d'Aquilée prononça pour terminer un important ili -
cours, où il s'élevait surtout contre l'idée qu'ad-
mettre deux volontés, c'était introduire la contra-
diction dans la personne du Christ. Si nous comprenons
bien l'argumentation de cet évèque, dont la pensée
reste bien confuse et l'expression terriblement em-
brouillée, Maxime désirait prouver que la volonté
humaine n'est pas naturellement mauvaise, que la
possibilité de vouloir, le mal n'est pas de l'essence
même de la liberté, qu'il n'est donc point à craindre
que la volonté divine trouve jamais une résistance
dans la volonté toute sainte de la nature humaine.
Mansi, col. 1130 sq.
4" Les définitions. — Restait à dire en termes précis
la doctrine de l'Église romaine sur la question si
imprudemment soulevée par les courtisans d'Héra-
clius. Cette doctrine s'exprimait d'une manière positive
par un symbole de foi, négativement en vingt
anathèmes condamnant les divers aspects de l'hé-
résie.
1. Le Symbole n'est autre que celui de Chalcédoine,
cf. ci-dessus, t. ri, col. 2194-2195, traduit en latin
et complété par une addition importante. Le texte
de Chalcédoine disait :
...nusquam sublata differen- ... la différence des deux
tia naturarum propter uni- natures n'est nullement sup-
tionem, magisque salva pro- primée par leur union; au
prietate utriusque naturse et contraire les attributs do
in unam personam atque chaque nature sont sauve-
subsistentiam concurrente gardés et concourent (à for-
(confitemur) non in dua-, mer) une seule personne ou
persouas partitum aul hypostase; (nous confessons
divisuni, sed ununi eum- donc) non pas un Fils par-
demque l'iltum et unigo- tagé ou <li\isé en deux per-
nitum, Deum verbum, Domt- sonnes, mais bien un seul et
num Jesurn Christum... même Fils, Fils unique et
Dieu Verbe, Noli o-Seignour
Jésus-Christ...
A la suite de cette phrase, le concile de C49 interca-
lait celle-ci :
191
MARTIN M'r. LE CONCILE DE 649
L92
et duas ejusdem sicuti natu- el de même que nous con-
ras imitas inconfusc, [ta et confessons ses deux natures
duas naturales voluntates, unies sans confusion, de
divinam et lumianam, et même nous confessons (en
(tuas naturales operaliones, lui) deux volontés naturelles,
divinam et lumianam, in la divine et l'humaine, et deux
approbatione perfecta et in- opérations naturelles, la di-
diminuta eumdem veraciter vine et l'humaine, qui prou-
esse perfectum Peum et vent, de façon parfaite et
hominem perfectum secun- complète, qu'il est vraiment
dum»veritalem (ici en plus Dieu parfait et homme par-
dtms le grec: (xo-r,; liyjx fait en toute vérité (à l'ex-
Tr(; àp.apTcaç) eumdem atque ception seulement du péché),
ununi Doniinum nostrum ce seul et unique Seigneur
ct Deum Jcsum Christum, et Dieu, Jésus-Christ, lequel
utpote volentem et operan- voulut et opéra divinement
tem divine et humane nos- et humainement notre salut,
tram salutem.
La formule se terminait par la finale de Chalcé-
doine : aient unie prophelœ de eo et ipr.e nos Jésus
Christus erudioit et patrum nobis symbolum tradidit.
2. Les vingt eanons qui suivent ne se contentent
pas de stigmatiser l'enseignement spécial du mono-
thélisme, ils reprennent, pour les condamner, les
diverses erreurs trinitaires et christologiques qu'à tort
ou à raison l'on avait rapprochées de la nouvelle
hérésie. En les transposant en positif, l'on obtiendrait
un remarquable exposé de la doctrine romaine sur
la Trinité et l'incarnation. Nous ne pouvons songer à
donner le texte intégral des canons, dont quelques-uns
sont fort longs; le voir dans Mansi.col. 1151 sq.;Hahn,
Bibliothek der Symbole, 3e édit., p. 238 sq., et aussi
dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion, n. 254-274.
Le can. 1 rappelle la doctrine trinitaire : un seul
Dieu en trois hypostases (subsistentiis) consubstan-
tielles, n'ayant qu'une seule volonté, qu'une seule
opération. — Un de la Trinité, le Dieu Verbe s'est
incarné, a souffert volontairement pour nous (propter
nos sponte passum); ressuscité, il reviendra juger les
hommes avec la chair qu'il a prise. Can. 2. — Marie,
la Vierge immaculée, est proprement et en toute vérité
.Mère de Dieu. Can. 3. — Il faut confesser une double
naissance de Jésus-Christ, l'une éternelle, l'autre dans
le temps; selon la divinité, Notre-Seigneur est consub-
stantiel au Père, suivant l'humanité, consubstantiel à
sa mère (consubstantialem homini et malri); il est pas-
sible par la chair, impassible par la divinité, circons-
crit à cause de son corps, incirconscrit par la divinité;
bref, en lui s'unissent des attributs contraires. Can. 4.
— - Bien plus curieux est le can. 5 qui donne une inter-
prétation officielle et orthodoxe de la formule cyril-
lienne : unique est la nature incarnée du Verbe.
Can. 5. Si quis secundum Si quelqu'un ne confesse pas
sanctos Patres non confitetur selon les saints Pérès que
proprie et secundum veri- proprement et en toute vérité,
tatem imam naturam Dei unique est la nature incar-
Verbi incarnatam, per hoc, née du Dieu Verbe, dans ce
quod incarnata diciturnostra sens que le Christ, en s'in-
substantia perfecte in Chris- carnant, a pris notre sub-
to l)eo et indeminute abs- stance parfaitement et sans
que tantummodo peccato aucune diminution, à part,
signilicata, condemnatus sit. bien entendu, le péché :
qu'il sot candamné.
Les canons suivants expriment les conséquences
de la doctrine de l'incarnation : Jésus-Christ est de
deux natures et en deux natures, can. (i; la différence
substantielle de ces natures persiste sans confusion,
can. 7; mais elles sont substantiellement unies sans
division, ni confusion, can. 8; et dès lors les propriétés
naturelles de la divinité et de l'humanité persistent
en Jésus sans aucune diminution. Can. 8. On arrivait
ainsi aux enseignements relatifs aux deux volontés
et aux deux opérations :
Can. 10. Si quis secun- Si quelqu'un ne confesse
dum sanctos Patres non point avec les saints Pères,
confitetur proprie et secun- proprement et en toute vérité,
dum veritatem duas unius les deux volontés étroite-
ejusdem Christi Dei nostri ment unies de cet unique
voluntates cohserenter uni- Jésus-Christ, notre Dieu, la
tas, divinam et humanam, divine et l'humaine, puisque
ex hoc quod per utramque c'est par l'une et l'autre
ejus naturam voluntarius de ses natures qu'il a voulu
(un moi a dû sauter, sans naturellement opérer notre
doute operator) naturaliter salut, qu'il soit condamné
idem consistit nostra'salutis,
cond. s.
Can. 11. Si quis secun- Si quelqu'un ne confesse
dum sanctos Patres non point avec les saints Pérès,
confitetur proprie et secun- proprement et en toute véri-
dum veritatem duas unius té, les deux opérations étroi-
ejusdem Christi Dei nostri tement unies de cet unique
operationes cohaerenter uni- Jésus-Christ, notre Dieu, la
tas, divinam et humanam, divine et l'humaine, puisque,
ab eo quod, per utramque c'est par l'une et l'autre de
ejus naturam operator natu- ses natures qu'il a naturelle-
raliter idem existit nostrae ment opéré notre salut, qu'il
salutis, cond. s. soit condamné.
Can. 12. Si quis secundum Si quelqu'un confesse, avec
scelerosos haereticos imam les criminels hérétiques, une
Christi Dei nostri volunta- seule volonté, une seule opé-
tem confitetur et unani ration du Christ notre Dieu,
operationem, in peremptio- à la destruction de la doc-
nem sanctorum Patrum con- trine des Pères, et au grand
fessionis et abnegationem dam de l'incarnation de
ejusdem Salvatoris nostri notre Sauveur, qu'il soit
dispensationis, cond. s. condamné.
Les deux canons suivants r.e font guère progres-
ser la pensée; la seule chose quelque peu nouvelle,
c'est l'insistance sur les expressions qui assurent,
malgré la double volonté et la double opération,
l'unité personnelle (substantielle) du Christ; pour le
reste, les deux canons 13 et 14 ne font que retourner
les deux canons précédents : défense de parler d'une
seule volonté, d'une seule opération; défense de faire
échec, par cette doctrine, à la doctrine patristique
de la double opération. Le can. 15 donne l'interpré-
tation de la formule dionysienne de l'opération
théandrique.
Can. 15. Si quis secundum Si quelqu'un, avec les cri-
scelerosos ha-reticos deiviri- minels hérétiques, traduit
lem operationem, quod Grae- follement l'expression grec-
ci dicunt 6 avBptXTJv, unam que d'opération théandrique
operationem insipienter sus- par opération unique et ne
scepit, non autem duplicem confesse pas, avec les saints
esse confitetur secundum Pères, que cette opération
sanctos Patres, hoc est, (théandrique) est double, à
divinam et humanam, aut savoir divine et humaine;
ipsam deivirilis, qua> posita s'il dit que dans la formule
est, novam vocabuli dictio- en question le mot nouvelle
nem unius esse designati- (opération) doit se traduire
vam, sed non utriusque par unique, qu'il ne désigne
mirifica> et glorios;e unitionis pas la merveilleuse et glo-
demonstrativam, cond. s. rieuse union, qu'il soit con-
damné.
Le canon 16 a pour but de montrer que l'admission
de la double opération n'introduit pas de division dans
la personne du Christ; que, dès lors, le dyothélisme
ne va pas contre le 4e anathématisme cyrillien. On se
rappellera que, depuis le Ve concile, on considérait
les « anathématismes » comme étant la définition pro-
mulguée à Éphèse en 431.
Can. 16. Si quis secundum Si, quelqu'un, avec les cri-
scelerososhicreticosin perem- minels hérétiques et pour
ptionem, salvatis in Christo sa perte, prétend, par la
Deo essentialiter in uni- sauvegarde dans le Christ
tione et sanctis Patribus Dieu des deux volontés et
pie praedicatis duabus volun- des deux opérations, divine
tatibus et duabus opéra- et humaine, essentiellement
tionibus, hoc est divina et unies et telles que les saints
humana.dissensioneset divi- Pères les ont pieusement
siones insipienter mysterio prèchées, introduire folle-
dispensationis ejus innectit, ment des discordes et des di-
et propterea evangelicas et visions dans le mystère de
apostolicas de eodem Sal- l'incarnation, et, dés lors,
vatore voces non uni eidem- ne veut pas, à rencontre de
193
MARTIN 1er _ . MARTIN IV
L94
que persoinv et essentialiter renseignement du bienheu-
irilmii eideni ipsi Domino et reux Cyrille, rapporter essen-
Deo nostro Jesu Christo se- tiellenient il une seule et
cundum beatum Cyrillum, ut même personne, a Notre-
ostendatur Deus esse et homo Seigneur et Dieu Jésus-
iili-m naturaliter, cond. s. Christ les expressions de
l'Évangile ou des apôtres,
pour montrer que le même
est naturellement Dieu et
homme, qu'il soit condamné.
Le canon 17 confirme les doctrines antérieurement
enseignées par les Pères et les cinq conciles. A la liste
déjà considérable des hérétiques déjà condamnés,
Sabellius, Arius, Eunomius, Maeédonius, Apollinaire,
Polémon, Eutychès, Dioscore, Timothée /Elure,
Sévère, Théodose (patriarche monophysite d'Alexan-
drie en 535), Colluthus, Thémistius, Paul deSamosate,
Diodore (de Tarse), Théodore (de Mopsueste), Nesto-
rius. Théodule le Perse, Origène, Didyme, Évagrius,
le canon 18, extrêmement long, joint les novateurs
monothélites : Tliéodore de Pharan, Cyrus d'Alexan-
drie. Sergius de Constantinople et ses deux succes-
seurs Pyrrhus et Paul, avec leurs écrits impies et les
personnes qui, à leur ressemblance, professeraient une
seule volonté et une seule opération: semblablement
Vlîcthèse très impie, rédigée par le feu empereur
Héraclius à la suggestion de Sergius, les écrits que
l'on a faits pour la défendre, les personnes qui la
reçoivent; de même encore le Type criminel, scele-
rosum Typum, publié récemment, sur les conseils de
l'aul.par le sérénissime prince, l'empereur Constant (le
texte dit ici et ailleurs Constantin, par erreur), puis-
qu'il met sur le même pied et veut ensevelir dans le
même silence la doctrine catholique de la double
volonté et de la double opération, et d'autre part la
doctrine hérétique et impie de l'unique volonté, de
l'unique opération. Quiconque n'anathématise pas
ces dogmes très impies de l'hérésie, les écrits composés
pour les défendre, et les hérétiques sus-mentionnés,
Théodore, Cyrus, Sergius, Pyrrhus et Paul, rebelles à
l'Église catholique, quiconque condamne ceux qui,
par ces gens ou leurs pareils, ont été déposés ou con-
damnés, régulièrement ou non, pour n'avoir pas voulu
participer à leurs erreurs et pour s'être tenus à la
doctrine des Pères, celui-là mérite le même anathème.
Kncourent la même peine ceux qui voudraient démon-
trer que ces enseignements des hérétiques sont con-
formes à la tradition. Can. 19. -- D'une manière
générale enfin, quiconque va contre les enseignements
ecclésiastiques et prétend détruire la très pure
croyance, s'il persévère en ces dispositions jusqu'à sa
mort, sans se repentir, qu'il soit condamné pour les
siècles des siècles : Si quis, usque in ftnem sine peeni-
tentia permanet hœc impie agens, hujusmodi in sœcula
ilorum condemnatus sit, et dicat omnis populus : fiât,
liai.
•">• Communication des décrets. — - Ces documents
furent signés par tous les membres du concile. Une
lettre encyclique fut aussi rédigée, résumant l'en-
semble des débats et des décisions. JafTé, n. 2058:
/'. L., t. i.xxxvn, col. 119. Actes et encyclique furent
expédiés, à de très nombreux exemplaires, non seule-
ment en Orient, mais encore en Occident. La lettre
d'envoi à saint Ainand, évêque de Maastricht s'est
conservée, JafTé, n. 2059; le pape lui prescrivait de
rassembler en synode les évêques de sa région (sans
doute de tout le royaume d'Austrasie), afin de leur
communiquer les décisions romaines; après quoi
Arnaud devrait encore obtenir du roi Sigebert Ifl
I S ^isbert), l'envoi à Rome de quelques évêques
francs, qui, joints à d'autres prélats, partiraient
ensuite pour Constantinople. Ainsi le basileus pour-
rait constater l'accord de tout l'Occident contre le
monothélisme. Nous ne pouvons dire ce qu'il advint de
nicT. DE THÉor. ( \in.
cette suggestion du pape, ni d'une demande analogue
adressée à Clovis II, roi de Neustrie.
L'intention de Martin était de garder avec la cour
de Byzance des rapports amicaux: seul le patriarche
avait été anathématisé, la lettre, au contraire, par
laquelle le pape rend compte au basileus des décisions
conciliaires, est cordiale et respectueuse. JafTé,
n. 2062. Le Siège apostolique a rempli son devoir en
condamnant les vrais responsables des décrets impé-
riaux, ces patriarches qui ont, en définitive, fait
endosser leurs hérésies par les souverains : Nefarie
subrepentes... ut cutpam callide aliis aspergèrent. En
possession des Actes conciliaires, le basileus pourra
juger de l'équité de la sentence rendue, et le pape ne
doute pas qu'il ne se décide à condamner lui-même les
hérétiques. Généreuse illusion et dont le pape Martin
eut bientôt l'occasion de revenir!
Sans avoir jamais été admis par l'Église comme un
concile œcuménique, le concile du Latran de 649 n'a
pas laissé d'être considéré comme jouissant d'une
particulière autorité. Lors de la solution de la crise
monothélite, le pape Agathon, sur le point d'envoyer
à Constantinople des légats qui le représentent au
VIe concile, renouvelle, dans un synode du Latran,
l'exposé de la doctrine romaine telle que l'avait for-
mulée le concile de 649. Voir ce symbole du concile
de 680 dans Denzinger-Bannwart, n. 288.
1° Sources. — Notice contemporaine sur Martin Ie'
dansle.Li&erpoiiii/îcaZis,édit. L. Duchesne, 1. 1, p. 336-340;
cette notice change brusquement de rédacteur sur la fin,
> et raconte d'une manière très rapide l'enlèvement du pape ;
pour cette dernière partie de la vie on dispose d'abord de
quatre lettres du pape, P. L., t. Lxxxvn, col. 197-204,
puis de Souvenirs (Commemoratio) rédigée par un clerc qui
a accompagné le malheureux exilé, ibid., col. 111-120. Les
autres lettres de Martin Ier dans JafTé, Hegesta ponlif. rom.,
t. i, p. 230-243; les Actes du Concile de 649 dans Mansi,
Concil., t. x, col. 863-1169.
2° Travaux. — Outre la littérature qui sera indiquée à
l'art. Monothélisme, voir les différentes histoires de la
papauté : J. Langen, Gcschichte der romisehen Kirche, t. n,
Bonn, 1885, p. 525-535; F. Gregorovius, Geschichle der
StadlRomim Mittelalter, 5e édit., Berlin, 1903, t. n, p. 142 sq.;
A. Baxmann, Die PolUik der Pàpsle von Gregof I. bis
Gregor VII., Elberleld, 1£67, 1. 1, p. 175-177; L. Duchesne,
L'Église au VI' siècle, Paris, 1925, p. 441-453; à la suite de
Duchesne, soit dans cette étude, soit dans l'édition du
Liber, nous avons admis que le voyage de Martin, de
Rome à Constantiniple, avait duré quinze mois. Ce point
n'est pas admis par tous; en particulier JafTé-Ewald font
arriver Martin à Constantinople a la fin de 653, cf. JafTé,
Regesta, p. 232; sur ce détail voir E. Michael, Wann isl
Papst Martin I. bei seiner Exilierung nach Constantinople
gekommen, dans Zeitschr. /tir kat. Thcol., lî-92, t. xvi,
p. 375, 380. — Sur le concile de 649, Hefele-Leclerq,
Histoire des conciles, t. m a, p. 434-460.
É. AMANN.
2. MARTIN IV, pape du 22 février 1281 au
28 mars 1285. — On remarquera qu'il n'y a pas de
papes Martin II et Martin III. Trompés par la simili-
tude des noms, les chroniqueurs pontificaux ont
compté comme ayant porté le nom de Martin les deux
papes Marin Ier et Marin II, qui sont devenus Martin II
et Martin III, en sorte que le pape de la fin du
xme siècle a pris le nom de Martin IV.
Simon de Brion (ou de Brie) est français de nais-
sance, bien que l'on n'ait pu déterminer jusqu'à pré-
sent son lieu d'origine; on a parlé tour a tour de la
Brie, de la Beauce, de la Touraine. La date où il
naquit n'est pas davantage connue; il devait être de
petite noblesse; un de ses frères, Guillaume de Brion,
figure parmi les conseillers de saint Louis. Lui-mime,
après avoir étudié à l'Université de Paris, obtient
un canonicat à Saint-Martin de Tours, devient tré-
sorier du chapitre, et, comme plusieurs de ses col-
lègues de l'époque, parvient en 1260 à la charge
X.— 7
195
MARTIN IV
1%
importante de « garde du sceau » du roi (on disait, par
abus, « chancelier »)■ En 1261, Urbain IV, qui a pu
être autrefois son condisciple, le fait cardinal-piètre
du titre de Sainte-Cécile. C'est en cette qualité que
Simon vient plusieurs fois en France, comme légat du
Saint-Siège; la plus importante de ces missions est
celle de 1251, où se conclut le traité définitif qui don-
nait à Charles d'Anjou la couronne de Sicile. Après
quoi le légat fut autorisé à prêcher en France la croi-
sade pontificale contre les derniers des Hohenstaufen.
Au cours des légations suivantes, Simon eut à juger
divers procès où était impliquée l'Université de Paris;
il pacifia les écoles parisiennes, confirma leurs privi-
lèges, renouvela et modifia leurs statuts. Sous Gré-
goire XI et. ses successeurs, il demeure un des cardi-
naux les plus en vue de la cour pontificale.
A la mort de Nicolas III, après une vacance de
six mois, Simon de Brion fut élu à Viterbe le 22 fé-
vrier 1281. Son élection qu'il ne désirait certainement
pas lui-même fut le résultat des intrigues de Charles
d'Anjou, désireux de voir monter sur le trône ponti-
fical un pape français, prenant le contre-pied de la
politique antiangevine de Nicolas III. Au fait, Simon,
devenu Martin IV, ne sera guère qu'un instrument
aux mains de l'ambitieux roi de Sicile. Il commence
par lui rendre de manière indirecte la charge de séna-
teur de Rome dont Nicolas III l'avait contraint de
se dépouiller en 1278. Sur le transfert de la dignité
sénatoriale à Martin IV, qui la délègue à Charles, voir
Potthast, Regesta, n. 21 744 et 21 745. Ainsi Charles
redevenait le seul maître effectif à Rome et dans les
États de l'Église. Ceci n'alla pas sans quelques résis-
tances locales; la Romagne en particulier fut en insur-
rection contre l'autorité pontificale pendant presque
tout le règne, malgré les sentences d'excommunica-
tion et d'interdit qu'on ne ménagea pas aux rebelles.
Rome même ne fut jamais entièrement pacifiée, et
Martin IV n'y résida jamais; au lendemain de son
élection, abandonnant Viterbe, il s'installa à Orvieto.
Des troubles locaux le contraignirent à se transporter
à Montefiascone, fin juin 1282, d'où il revint à Orvieto,
en décembre; dix-huit mois plus tard, à la Saint Jean-
Baptiste de 1281, il quittait définitivement cette ville
pour Pérouse, qui venait de lui faire sa soumission;
il y passa les derniers -mois de sa vie. Ainsi, même
dans l'État pontifical, Martin ne pouvait obtenir
qu'une obéissance précaire.
Cet état de demi-révolte, contre lequel le pape eut
toujours à lutter, tenait en grande partie au mécon-
tentement que suscitait l'attitude de Martin IV à
l'endroit de Charles d'Anjou. Cette inféodation aux
intérêts angevins devait l'entraîner d'ailleurs à des
démarches de bien plus grave conséquence. La pre-
mière fut la rupture définitive avec Michel Paléologue.
Voir ci-dessus, t. ix, col. 1402. L'excommunication
solennelle fut lancée contre lui le 18 novembre 1281
(non le 18 octobre, comme il a été dit à l'endroit cité)
avec défense à tous les rois et princes de contracter
avec lui alliance ou amitié, Potthast, n. 21 815; cette
excommunication sera renouvelée à diverses reprises.
Ibid., n. 21 896; 21 948. Elle avait pour but, dans
l'esprit du pape, de faciliter la croisade angevine
contre Constantinople, croisade qui, depuis l'arrivée
de Charles en Italie, hantait les rêves de l'ambitieux
souverain; mais elle se légitimait aussi par des raisons
d'ordre religieux.il est très certain, et on l'a montré,
t. ix, col. 1391 sq., qu'en signant le pacte de Lyon
en 1274, le basileus n'obéissait pas exclusivement à
des raisons désintéressées. Il est remarquable néan-
moins qu'un partisan aussi chaud de la papauté que
Tolomée de Lucques juge fort sévèrement l'acte de
Martin IV; il n'hésite pas à écrire que les malheurs
arrivés postérieurement tant à Charles qu'à l'Église
romaine furent une punition infligée par Dieu. Consi-
derandum est hic quantum vidclur Deus reprobasse
senlentiam contra Paleologum prolatam. Hist. ceci.,
I. XX Le. vu.
On sait comment les Vêpres siciliennes, 30 mars 1282,
vinrent anéantir tous les rêves de conquête de Charles
d'Anjou. Dès qu'il eut connaissance de l'horrible
massacre qui ensanglanta toute la Sicile, Martin sévit
contre les auteurs et fauteurs. Potthast, n. 21 895. Mais
bientôt un péril bien plus grave menaçait la domination
angevine. Le roi d'Aragon, Pierre III, de connivence
sans doute avec le basileus, débarquait à Palerme,
faisant valoir les droits qu'il tenait de sa femme
Constantia, fille de Manfred; il était proclamé roi de
Sicile, et Charles, qui était venu mettre le siège devant
Messine, se voyait obligé d'abandonner l'île. Le 18 no
vembre 1282, Martin IV proteste contre la tentative
de l'Aragonnais, l'excommunie, lui, ses compagnons,
ses ministres et les rebelles de l'île; faute de revenir à
résipiscence dans les trois mois, le roi d'Aragon sera
dépossédé de ses biens, et l'on pourra même procé-
der contre son royaume. Potthast, n. 21947; texte
complet du Processus dans Registre, n. 276. Cette
sommation devait rester sans effet; Martin le pré-
voyait bien d'ailleurs, et dès ce moment, sans doute, il
caressait l'idée de la « croisade d'Aragon ». En atten-
dant qu'elle pût se réaliser, il contrecarra de tout son
pouvoir le chimérique projetformé parCharlesd' Anjou
de faire décider de la querelle avec Pierre d'Aragon
par un combat singulier, où les deux adversaires à la
tête chacun d'une troupe de cent chevaliers se ren-
contreraient le 1er juin 1283 à Bordeaux. Soit par des
défenses adressées à Charles, soit par une intervention
auprès du roi d'Angleterre, Edouard Ier, dont Bor-
deaux dépendait, le pape s'efforça d'empêcher ce duel.
Pièces intéressantes pour l'histoire du duel : Potthast
n. 21955, 21981 (= Reg., n. 302), 22 006, ces trois
lettres à Charles lui-même; n. 22 005, au roi Edouard.
En fait le duel n'eut pas lieu, bien que Charles se
fût rendu à Bordeaux pour la date indiquée, au mé-
pris de la défense pontificale. C'est par d'autres
moyens, plus efficaces à son sens, que Martin entendait
détourner le péril aragonnais. Le 21 mars 1283 il
déclare Pierre dépouillé de son royaume : Privantes
exponimus eadem regnum et terras occupandas catho-
licis; jette l'interdit sur toutes ses terres, défend à
tous ses sujets de le reconnaître pour roi, Potthast,
n. 21 998 (= Reg., n. 310); sentence renouvelée, trois
semaines plus tard, le jeudi saint. Potthast, n. 22 013.
Le 27 août le cardinal de Sainte-Cécile recevait
mandat d'entrer en pourparlers avec le roi de France,
Philippe le Hardi, et de lui offrir pour l'un de ses fils
le royaume d'Aragon et le comté de Barcelone. Ibid..
n. 22 061( = Reg., n. 455). On lira avec intérêt les condi-
tions mises par Martin au transfert de la couronne
d'Aragon à un fils de France et les termes du serment
imposé au futur souverain. On remarquera aussi les
raisons invoquées par le pape pour justifier son
acte; elles ressortissent moins au droit divin, qu'au
droit féodal. C'est surtout parce que Pierre a manqué
à ses devoirs de vassal de l'Église romaine (son aïeul
avait fait hommage du royaume à Innocent III),
qu'il est privé de façon définitive de ses droits sou-
verains. Nous n'avons pas à dire ici comment l'offre
de Martin V aboutit à une acceptation de la France,
et à la désatreuse expédition d'Aragon de l'été 1285,
« grand effort inutile, dit Ch. V. Langlois, qui coûta
à la France non seulement de l'argent et du sang, mais
quelque chose de la renommée d'équité que saint
Louis avait acquise ». Dans E. Lavisse, Histoire de
France, t. m b, p. 117. D'ailleurs Martin IV, pas plus
que Charles d'Anjou, ne connut ni les premiers suc-
cès de la » croisade d'Aragon », ni son lamentable
L97
MARTIN IV
MARTIN V
198
échec : Charles, après un assez long séjour en France,
retourna dans son royaume pour y apprendre la
captivité du prince de Salerne, son fils (mai 1284) et
mourir (janvier 128Ô). .Martin IV lui survivait à peine
trois mois.
On peut juger si, dans une telle complication de la
politique occidentale, le pape eut le loisir de préparer
ta croisade contre les Sarrasins que le concile de Lyon
avait inscrite à l'ordre du jour de la chrétienté. Sans
doute, au début de son règne, il avait pressé assez
vivement la collecte des décimes qu'avait ordonnée le
concile. De nombreuses lettres se rapportent à cet
objet ; on signalera au moins celle qui est relative à la
perception en Norvège, de la dîme d'Islande, des îles
Feroë et du Groenland. Potthast, n. 21 858 (= Reg.,
n. 119). Mais bien des résistances se faisaient sentir
surtout en Allemagne, voir Reg., n. 152-155; en plus
d'un endroit l'on se demandait si, au lieu de servir à
délivrer la Terre sainte, l'argent rassemblé n'irait pas
aux caisses toujours vides de Charles d'Anjou. — En
une circonstance tout au moins la politique de .Mar-
tin IV remporta un vrai succès. Il parvint à faire
triompher, contre ses fils qui s'étaient révoltés, le roi
de Castille, Alphonse X. Voir Potthast, n. 21 975 (Reg.,
n. 300), 22 055, 22 056. Avec les autres souverains de
l'Europe les relations de .Martin IV furent pacifiques;
le roi Ladislas de Hongrie avait fait la paix avec le
Saint-Siège; Rodolphe de Habsbourg, élu roi des
Romains depuis 1273 et reconnu au Concile de Lyon,
ne vit pas s'avancer beaucoup, sous le pontificat de
Martin, l'affaire de son couronnement. Les rapports
avec la France furent excellents et le meilleur gage
que le pape lui donna de sa bonne volonté fut de
commencer le procès de canonisation de saint Louis.
Voir Potthast, n. 21 823 (Reg., n. 84) et 21 822 (Reg.,
n. 85). — Très porté vers les ordres mendiants, Mar-
tin IV les favorisa de toutes manières et les employa
souvent. Il mourut à Pérouse le mercredi de la semaine
de Pâques, 28 mars 1285, et fut enterré dans la cathé-
drale de cette ville.
Si les historiens sont généralement sévères à l'en-
droit d'un pontife trop dominé par les préoccu-
pations politiques, le peuple chrétien ne laissa pas
d'admirer la dignité, on pourrait dire, la sainteté de
sa vie : divers miracles, prétendent des contempo-
rains, auraient eu lieu sur son tombeau.
Sources. — Potthast, Regesta pond'/, roman., t. n, p. 1756-
17!i5; Les Registres de Martin IV, publiés par les membres
de l'École française de Rome (pas complets). — Il y a deux
biographies de Martin IV, contemporaines des événements :
l'une du continuateur de. Martinus Polonus, dans Montait.
Gtrm. hist., Strip!., t. xxii, p. 477-4S2, l'autre par Bernard
<iuy, dans Muratori, Rer. ital. script., t. m a, col. 603-610
îles deux textes reproduits dans L. Duchesne, Le Liber
pontificalis, t. n, p. 459-465); il y a aussi une notice dans
Tolomée de Lucques, Ilistor. eccles., 1. XXIV, c. i-xn, dans
Muratori, ibid., t. vi, col. 1185-1190; Raynaldi, Annales
eccles., an. 1281-1285.
twaux. — - Aucune monographie d'ensemble; notices
littéraires, toutes insuffisantes, dans Du Boulay, Hisior.
l 'niuers. Paris, t. m, p. 693; E. du Pin, Biblioth. des auteurs
eccles., t. v, p. 56; Fabricius, Historia médise et infunse lati-
nilatis, t. v, p. 107-103; Histoire littéraire de la France,
l «X, p. 388-391. — Sur les origines de Martin IV, voir
lui. Choulller, Recherches sur la vie..., dans Revue de
Champagne, 1878, t. iv, p. 15-30.
É. Amans.
3. MARTIN V, pape du 11 novembre 1417
au 21 février 1431. — On a déjà exposé longuement
les circonstances dans lesquelles se produisit l'élection
de Martin V, voir l'article Constance (Concile de),
l m, col. 1211-1213; il suffira dans le présent article
d'étudier certaines particularités de son pontificat.
1° La question conciliaire. Il s'en fallait de beau-
coup que les germes de discorde introduits dans la
chrétienté à l'époque .du Grand Schisme d'Occident
eussent clé étouffés par le concile de Constance qui,
pourtant, avait rétabli la paix et l'union dans l'Église
romaine. Au cours des divers synodes tenus à Paris
sous Clément VII et Benoît XIII, lors des conciles
de Pise et à Constance môme, les passions avaient été
trop violemment excitées contre la papauté pour que
celle-ci n'en ressentît un contrecoup quelconque; les
esprits s'étaient trop fortement convaincus de la
nécessité de la réforme de l'Église « dans sa tête et
dans ses membres » pour que les papes, si habiles
fussent-ils, pussent se dérober à l'accomplissement de
cette lourde tâche. Enfin, se posait le plus dangereux
problème dogmatique, de la solution duquel dépen-
dait l'avenir du Saint-Siège. Dans l'état d'anarchie
où le Grand Schisme avait jeté le monde chrétien,
le salut était venu de la réunion d'une assemblée
conciliaire qui avait enregistré l'abdication de
Jean XXIII et celle de Grégoire XII, prononcé la
déchéance de Benoît XIII, réglé la tenue du futur
concile dans des conditions anormales et inconnues
du passé, élu finalement un pape incontesté. Deux
décrets rendus dans les ive et v° sessions du concile
de Constance (30 mars et 6 avril 1415) ainsi que dans
la xxxix0 (9 octobre 1417) laissaient percevoir les
intentions des Pères. Il y est dit : « Toute personne,
même un pape, est tenue, peut être contrainte d'obéir
aux décrets d'un concile général légitimement as em-
blé, en ce qui touche la foi, l'union et la réfo me...
Moins de cinq ans après la clôture du présent s; node,
un nouveau concile général sera célébré; p :is un
troisième dans les sept ans qui suivront la clôture
du deuxième; après quoi les conciles généiaux se
succéderont régulièrement de dix en dix ans. » Mansi,
t. xxvn, col. 585, 590 et 1159.
• Les théologiens qui avaient présidé à la rédaction
de ces décrets, réclamaient implicitement que l'Église
romaine fût désormais administrée par le pape sous
le contrôle des conciles et que, cessant d'être une
monarchie absolue, elle devînt une sorte de république
ou de monarchie constitutionnelle. Ces théories qu'au
xve siècle il était loisible de soutenir sans courir le
risque d'être accusé d'hérésie, étaient professées ou
partagées par les meilleurs esprits du temps, par un
-Eneas Sylvius Piccolomini qui sera pape sous le nom
de Pie II, par le cardinal Louis Aleman qui méritera
les honneurs de la béatification et aussi, détail plus
piquant, pratiquement par l'élu lui-même; le cardinal
Othon Colonna, après avoir reçu la pourpre d'Inno-
cent VII, n'avait-il pas participé au concile de Pise,
travaillé au procès canonique de Grégoire XII, donné
sa voix à Alexandre V, concouru à la ruine de la for-
tune de Jean XXIII'?
Qu'adviendrait-il de l'autorité pontificale, si triom-
phaient les idées émises plus ou moins nettement à
Constance et que les faits semblaient avoir consacrées?
Dépositaires d'un pouvoir restreint, les papes seraient
tenus de rendre compte de leurs actes à une autorité
« intermittente, mais supérieure », et cela à certaines
époques déterminées. C'était la perte de toute liberté
d'action; c'était la mise en pratique de la dangereuse
théorie de la suprématie du concile sur le pontife
romain. V eut-il jamais pape à se trouver dans une
situation plus embarrassée et plus grosse de périls?
Heureusement Martin V ne se montra pas inférieur
à la tâche, 'fout d'abord la profession de foi qu'il
souscrivit ne contint aucune allusion à la doctrine
conciliaire ni non plus à l'assemblée de Constance.
Le 10 mai 1418, une constitution non publiée, et qui
embarrassera fort Bossuct et les gallicans, proclama les
vrais sentiments du pontife. Mécontents de la déci-
sion prise au sujet du libelle de Falkenberg, les ambas-
sadeurs de Pologne avaient osé en appeler au concile
190
MARTIN V
200
futur. Martin V répliqua : « Il n'est permis à personne
d'en appeler du juge suprême, c'est-à-dire du Saint-
Siège, du pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, ni
de se dérober à son jugement dans les alïaires de foi;
celles-ci, en effet, étant plus importantes doivent être
déférées au tribunal du pape. » N. Valois, Le pape et le
concile, t. i, p. xxm. Il y avait là — Gerson ne s'y
trompa pas - une négation radicale de la supériorité
du concile sur le pontife romain.
Malgré tout, Martin V se conforma à la teneur
du décret Frequens promulgué dans la ixc session du
concile de Constance, et convoqua dans les délais
prescrits un concile général à Pavie (22 février 1423).
Quatre légats l'y devaient représenter.
Les circonstances servirent à souhait le pontife;
la peste se chargea de disperser les rares prélats qui
avaient répondu à son appel et qui avaient ouvert
l'assemblée le 23 " avril 1423; les Pères se transfé-
rèrent à Sienne, choisie pour séjour par les légats.
Ce détail a son prix, car il marque l'intention formelle
du pape de rétablir la suprématie du Saint-Siège. —
A Sienne, où le concile commença ses séances le
21 juillet 1423, la nation française montra une vive
hostilité contre la papauté, en proposant des réformes
attentatoires aux prérogatives dont cette dernière
avait joui jusque-là; c'est ainsi qu'on émit le vœu de
la suppression des taxes pontificales, des provisions
apostoliques, des commendes, qu'on parla d'obliger
le pape à choisir les cardinaux sur une liste de candi-
dats présentés par les nations, etc. Le programme
passablement révolutionnaire des Français entraî-
nait donc l'amoindrissement notable du pouvoir pon-
tifical. Les légats du Saint-Siège comprirent le danger
de pareilles tendances; à la faveur de la division qu'ils
réussirent habilement à semer parmi les Français, ils
prononcèrent à l'improviste la dissolution du concile, le
2(j février 1424. La chose fut facile : le clergé de France
n'avait été que très maigrement représenté; l'ambas-
sadeur du roi d'Angleterre qui était Jean de Roche-
taillée, archevêque de Rouen, avait secondé les
légats; quant à Charles VII, il n'avait délégué aucun
représentant officiel; seule, l'Université de Paris
avait mandé à Sienne quelques-uns de ses plus
fameux docteurs connus pour leur farouche gallica-
nisme.
La nation française avait eu le dépit de voir écarter
et échouer tous ses projets; elle remporta de Sienne
une profonde rancœur contre le Saint-Siège; exploi-
tant habilement le besoin de réformes dont soutirait
l'Église, elle releva la tête; force fut à Martin V de
convoquer le prochain concile à Râle. Les bulles du
1er février 1431, qui désignaient le cardinal Julien Cesa-
rini comme président de la future assemblée, conte-
naient des précisions importantes : le légat a latere
possédait non seulement le droit de diriger la réunion,
mais encore de la disperser ou d'en placer le siège
dans une autre ville, voire hors d'Allemagne. Monu-
menta conciliorum generalium seculi decimi quinti,
Vienne, 1857, t. i, p. 67 et t. n, p. 53.
Le 21 février suivant, Martin V mourait, conscient
sans doute d'avoir travaillé avec énergie à maintenir
et à restaurer les droits souverains du Saint-Siège.
Quand bien même il avait dû convoquer le concile, il
avait su lui tenir tête, le diriger, le briser, au besoin,
en tout cas ne jamais capituler devant lui. A l'égard
des cardinaux la politique suivie par le défunt n'avait
pas varié : autant les Pères de Constance avaient
projeté d'accroître leurs prérogatives et de faire attri-
buer au Sacré-Collège l'approbation de tous les actes
pontificaux, autant Martin V s'ingénia à cantonner
les cardinaux dans leur rôle et à les tenir à l'écart de
ses desseins. G. Pérouse, Le cardinal Aieman, p. 89-90.
En un mot, il sut se montrer le chef de l'Église.
2° La question bénéficiale. — La question bénéfi-
ciale, au début du xv siècle, revêtait une importance
particulière. A la faveur du Grand Schisme d'Occi-
dent, les chapitres cathédraux et les collatcurs ordi-
naires voulurent rentrer en possession des droits
dont le Saint-Siège les avait graduellement dépouillés,
à partir du xi" siècle. Ils réclamèrent avec énergie le
retour au droit commun, c'est-à-dire le rétablissement
des élections épiscopalcs et abbatiales, et la liberté
des collations des bénéfices mineurs au profit des
ayants droit. Leurs suggestions furent accueillies
avec empressement par les contemporains qui pen-
saient que, pour faire cesser le schisme, il convenait de
supprimer aux pontifes des obédiences rivales toutes
sources d'influence, en particulier la collation des
bénéfices. D'autre part, durant ce néfaste schisme, le
salut avait paru venir des pouvoirs royaux. N'était-
ce pas, grâce à eux, en définitive, que le concile de
Constance avait eu lieu ? Cette intrusion en matière
ecclésiastique comporta de graves conséquences. Les
rois s'entremirent dans la collation des bénéfices. Ils
tinrent leur clergé entre leurs mains de telle façon
qu'en Europe se constituèrent des sortes d'Églises
d'État avec leurs libertés et leurs coutumes.
Martin V essaya de reprendre les avantages perdus.
Dès le 12 novembre 1417, il rédigea de nouvelles règles
de chancellerie qui tendaient à rétablir le régime en
vigueur au siècle précédent. Les réserves de bénéfices
et les grâces expectatives reparurent. Mais les pro-
testations que soulevèrent ces mesures obligèrent le
pape à négocier avec les nations représentées à Cons-
tance. Les débats durèrent longtemps; ils faillirent
tourner au tragique de telle sorte que le pape se
résigna à passer, le 15 avril 1418, avec ses adversaires
des concordats particuliers dont il a été précédem-
ment parlé. T. m, col. 1217-1219. Le concordat alle-
mand laissait aux chapitres et aux collateurs ordi-
naires le droit de conférer, de façon exclusive, « les
dignités majeures après les pontificales dans les églises
collégiales »; quant aux autres bénéfices, la collation
appartenait alternativement aux papes et auxdits
collateurs ordinaires. L'alternative figura également
dans les concordats espagnols, français et italiens,
mais les collateurs ordinaires étaient plus favorisés,
puisqu'ils pouvaient désigner les titulaires des digni-
tés majeures dans les églises cathédrales et collégiales,
des prieurés, doyennés et prévôtés conventuelles, dans
les maisons comptant au moins dix religieux. De plus,
d'après le concordat allemand, la papauté s'interdi-
sait l'usage des grâces expectatives à l'égard des
bénéfices réguliers et, d'après les autres concordats,
relativement aux offices claustraux, possédant un
revenu net inférieur à quatre livres tournois ainsi
qu'aux fondations charitables. J. Sznuro, Les origines
du droit d'alternative bénéficiale, p. 68-70.
Hormis les exceptions spécifiées par les consti-
tutions Ex debito de Jean XXII et Ad regimen de
Renoît XII, relatives au droit de réserve, Martin V
rétablit les élections dans les chapitres cathédraux et
monacaux et promit de confirmer celles qui auraient
lieu dans les églises cathédrales, les monastères
exempts et les abbayes dont les revenus excédaient
200 livres tournois.
Le concordat anglais était non moins préjudiciable
au Saint-Siège, car il laissait en fait en vigueur le Sta-
lute of provisors of bénéfices promulgué en 1350.
R. Huebler, Die Constanzer Reformation und die
Concordate von 1 418, p. 115 et 207.
Les conventions signées en 1418 restreignaient con-
sidérablement l'autorité pontificale qui, au xive siècle,
avait joui d'une omnipotence incontestable. AfTaiblie
par les malheurs du Grand Schisme d'Occident, la
papauté perdait les avantages qu'elle avait pénible-
■Jlll
MARTIN V
MARTIN DE ALCOLEA
>02
ment acquis jusque-là. Que restait-il de la thèse pro-
fessée en 12(55 par Clément IV. à savoir que lui appar-
tenait « la pleine disposition des dignités, ofïices et
bénéfices ecclésiastiques »? Ccrpus juris eanonici, in
Sexto, lib. III, lit. iv, De prsebendis, c. 2.
Martin V, il est vrai, escomptait regagner les avan-
tages perdus. Sauf le concordat anglais qui avait été
conclu à perpétuité, les autres conventions n'avaient
qu'une durée de cinq années I Les événements sem-
blèrent tourner en sa faveur. A l'expiration du terme,
des négociations s'ouvrirent. Dans la partie de la
France soumise à l'Angleterre, .Martin V, par l'accord
du 13 avril 1425, ne laissa plus aux collateurs ordi-
naires que la collation des bénéfices mineurs vaquant
dans les mois de mars, juin, septembre et décembre.
De plus, un grand nombre de bénéfices tombaient sous
te coup des réserves pontificales. L'accord de 1425,
venant à échéance en 1430, fut renouvelé cette année
même. X. Valois, Histoire de la pragmatique sanction
de Bourges, p. xxvii.
Dans les provinces françaises, qui reconnaissaient
Charles VII, tout autre fut l'attitude du gouverne-
ment royal : ayant d'abord affiché une indépendance
absolue à l'égard du Saint-Siège, il tenta de s'en rap-
procher, puis se repentit de son esprit de conciliation
et enfin conclut la convention de Genazzano (21 août
1426), similaire, sauf certains détails, à celle qu'avait
agréé le régent anglais pour les bénéfices mineurs en
1425. Quant aux élections, elles étaient réglées à peu
près dans les mêmes termes qu'en 1418. N. Valois,
<>p. cit., p. xLi-XLm. Ce nouveau régime, qui marquait
une victoire pour la politique de Martin V, resta en
vigueur jusqu'à la mort du pontife.
En Allemagne, la situation resta tendue. Les colla-
teurs ordinaires trouvaient de sûrs alliés en la per-
>onne des princes séculiers; quant aux chapitres, ils
pratiquèrent plus souvent qu'ailleurs les élections
épiscopales et abbatiales. Il faudra attendre de
longues années avant, que la question bénéficiale se
règle, encore ne le sera-t-elle point à l'avantage du
Saint-Siège, lors de la signature en 1448 du concor-
dat de Vienne par Xicolas V.
3° La dévotion au nom de Jésus. — En 1424, saint
Bernardin de Sienne, prêchant à Bologne, inaugura
une nouvelle dévotion, celle du monogramme du
nom de Jésus. Au centre d'un soleil, entouré d'un
cercle, les trois lettres I H S étaient peintes. Les foules
italiennes s'empressèrent de faire représenter la
pieuse image à leur usage particulier. Les munici-
palités, telle celle de Sienne, les imitèrent et placèrent
sur les monuments publics le monogramme devenu
célèbre, qui figura aussi tant sur le frontispice qu'à
l'intérieur des églises. Les tablettes qui en étaient
ornées plus magnifiquement servaient dans les pro-
cessions solennelles. Enfin, les auditeurs de frère Ber-
nardin se prosternaient habituellement devant l'éten-
dard qui le reproduisait et que le prédicateur brandis-
sait à la fin de ses sermons.
Cette mise en scène choqua quelques esprits cha-
grins et des religieux jaloux du succès obtenu par
Bernardin. On le dénonça en cour de Borne. La nou-
velle dévotion poussait, disait-on, à l'idolâtrie et
encourageait la superstition; elle détournait par sur-
croît le peuple du culte de Jésus même et nuisait à
la révérence due à la Croix. Durant le carême de
1427. frère Bernardin reçut l'ordre de comparaître
devant le pape. Il lui fut facile d'établir la légitimité
de la dévotion prônée par lui. Au lieu de la condamner
Martin V l'approuva. Les clercs pontificaux reçurent
l'avis d'avoir à porter ostensiblement le mono-
gramme de Jésus, au cours d'une procession qui sem-
bla une cérémonie de réparation. F. Vernet, Mar-
tin V et Bernardin de Sienne, dans L'Université
catholique, nouvelle série, t. rv (1890), p. 563-594.
4° Martin Y et les Juifs. - Le pape fil preuve de
modération à l'égard des Juifs et abolit les mesures
vcxatoires prises contre eux par Benoît XIII. C'est
ainsi qu'il interdit à deux reprises différentes, en 1422
et 1429, les prédications violentes contre eux. Une
mesure doit surtout être signalée : la promulgation de
la défense de baptiser, contre le gré des parents, les
enfants n'ayant pas atteint l'âge de douze ans, sous
peine d'excommunication encourue ipso facto. Un cas
bizarre se présenta : un juif converti demanda l'auto-
risation à ses deux petits-fils, quoique son fils et sa
brue s'y refusassent. Martin V répondit par l'affir-
mative. Il invoqua, pour légitimer sa décision, les
usages juifs qui plaçaient toute autorité entre les
mains du père, voire dans celles du dernier ascen-
dant direct ; F. Vernet, Martin V et les Juifs, dans
Revue des Questions historiques, t. i.i (1892), p. 373-
423.
1° Sources. — II. Dubrulle, Suppliques du pontificat de
Martin V, dans Bulletin de la Société de la province de
Cambrai, Lille, 1922; M. Tangl, Die pàpstlichcn Kanzlei-
Ordnungen von 1200-1500, Inspruck, 1894; E. von Otten-
thal, Die pàpstlichen Kanzleiregeln von Johann.es XXII
bis Nicolaus V, Inspruck, 1888; Bourgeois du Chastenet,
Nouvelle histoire du concile de Constance, Paris, 1718;
H. Finke, Acta concili Constanciensis, Munster, 1896-1926,
t. i-m; Mansi, Saerorum conciliorum nova et amplissima
collcctio, t. xxvii et xxvni; [Mercati], Raceoltà di concor-
dali su materie ecclesiastiche tra la Santa Scde c te autorità
civili, Rome, 1919.
2° Travaux. — G. Pérouse, Le cardinal Louis Alemun
président du concile de Bédé et la fi'1 du Grand Schisme,
Paris, 1904 (cet ouvrage contient une riche bibliographie);
X. Valois, La crise religieuse du X Ve siècle. Le pape et le
concile <1H8- 1450), Paris, 1909, t. Ier (ouvrage qui renouvelle
la question); du même, La France et le Grand Schisme
d'Occident, Paris, 1992, t. îv; du môme Histoire de la Pra-
gmatique sanction de Bourges sous Charles VII, Paris, 1906;
Hefele, Histoire des conciles, traduct. Leclercq, Paris, 1916,
t. vu a; B. Huebler, Die Constanzer Reformation und die
Conrordate von 1418, Leipzig, 1867; L. Pastor, Histoire des
papes depuis la fin du Moyen Age, Paris, 1911, t. I, p. 223-
294; à cette édition il faut préférer l'original allemand qui a
subi une certaine refonte en 1923, Geschichte der Pàpste
im Zeilalter der Renaissance. bis zur Wahl Pins II; Martin V,
Eugen I\', Xikoluus V, Kalixlus III, Fribourg-en-B. ;
J. Sznuro, Les origines du droit d'alternative bénéfi-
ciale. Le Puy, 1924; J. Haller, England und Rom tinter
Martin V, dans Quellen und Porschungen aus italienisehen
Archiven und Bibliotheken, 1905, t. vm p. 249-304;
N. Mengozzi, Papa Martino V ed il eoncilio ecumenico di
Siena, Sienne, 1918; H. Bellée, Polen und die rômische
Kurie in der Jahren 1414-1424, Berlin, 1914; F. Vernet,
Martin 1" et Bernardin de Sienne, dans l'Université catho-
lique, nouvelle série, (1890), t. IV, p. 563-594; Le pape
Martin V et les Juifs, dans Rcmtc des Questions historiques,
1892, t. li, p. 373-423.
G. MOLLAT.
4. MARTIN DE ALCOLEA, chartreux
espagnol, né vers 1590 à Fuente el Sanz de Tala-
manca, fit profession au monastère du Paular, dio-
cèse de Ségovie, le 31 mai 1632, et mourut saintement
à la chartreuse de Grenade le 5 septembre 1672. Il a
publié les œuvres de théologie morale du R. P. Anto-
nin Diana, théatin, disposées dans un ordre plus
logique, avec des notes marginales cl des tables
copieuses, R. P. D. Antonini Diana', Cler. Reg. Opéra
omnia, seu Resolulioncs morales, etc. Lyon, 1666, 1007
et (peut-être) 1669, 9 vol. in-fol. - - Èrratorurn sylva
quœ irrepserunl in Indices novem tomorum R. P. I>. An-
tonini Dianse, secundum novam ordinationem Putris
Alcolew impression Lugduni 1667, diligentissime col-
lecta ab Auclore ejusdem ordinationis, e jusque jussu in
leetorum gratiam in lucem édita. Lyon, 1669, in- 12.
11 y a eu un autre tirage in-fol.. Lyon. 1009, el c'est
grâce à ce supplément que les éditions suivantes se
203
MARTIN DE ALCOLEA — MARTIN DE BRAGA
204
composent de dix tomes in-lol., Lyon, 1680; Venise,
1697, 1698 et 1728.
Morozzo, Theatrum chronolog. S. Ord. Cartus. ; dom
Le Vasseur, Ephemerides Ord. Cartus., t. m, p. 196-197.
Antonio, Biblioth. hispana ne va, t. n, p. 89.
S. Autore.
5. MARTIN D'ALNVICK, fut le 32' lec-
teur franciscain à l'Université d'Oxford. Analecta
franciscana, Quaracchi, 1885, t. i, p. 270. Le 26 juil-
let 1300, il est au nombre des frères mineurs pour les-
quels le provincial d'Angleterre, Hugues de Hcrtepol,
sollicite de l'évê.que de Lincoln, Jean Dalderbey,
l'autorisation d'entendre les confessions au couvent
d'Oxford. A. Wood, Hisloria et antiquitates universi-
talis Oxoniensis, Oxford, 1674, t. i, p. 79. Une indica-
tion du ms, lat 1424 de la Bibliothèque d'État de
Vienne établit que les seize questions sur la puissance
ordonnée et. absolue de Dieu, ajoutées dans le ms.
Chigi B. VIII, 114 au Commentaire sur le Ie' livre des
Sentences de Guillaume de Ware sont de lui. Il est
certain qu'il rédigea lui-même un ouvage sur le Livre
des Sentences, car Jean de Reading, l'un de ses suc-
cesseurs à Oxford, cite son sentiment sur le caractère
pratique de la théologie dans son Commentaire inédit,
conservé dans le cod. Conv. Sopp. D. TV, 95, fol. 102 r°,
de la Bibliothèque nationale de Florence. Peut-être
est-il aussi l'auteur d'un groupe de Questions ajoutées
au Commentaire sur le II" livre des Sentences de Guil-
laume de Ware et contenues uniquement, semble-t-il,
dans le ms. Plut. 31, dext. 1, fol. 151r°-157r°, de la
Bibliothèque Laurentienne de Florence, avec la note
suivante : Hic lerminantur quœstiones Wari quas dixit
super 2 libro : reliqua sunt addita ab alio usque in
flnem secundi. M. A. Little, The Grey Friars in
Oxford, 1892, p. 164, a aussi signalé que le cod. lat.
4698, fol. 36-87, de la Bibliothèque d'État de Vienne
contient plusieurs écrits sur la logique attribués à
Martin l'anglais, sans toutefois se prononcer sur le
bien fondé de cette attribution
É. Longpré.
6. MARTIN DE BRAGA (Saint), mort
en 580. — I. Vie. II. Œuvres.
I. Vie. — Comme son illustre homonyme, Martin
de Tours, il est originaire de Pannonie, où il a dû
naître entre 510 et 520. On sait fort peu de choses
sur sa jeunesse. Les diverses sources, que l'on trouvera
énumérées ci-dessous, indiquent qu'il a séjourné
quelque temps en Orient, ce que confirme d'ailleurs
la connaissance qu'il a du grec. Il a sûrement visité
la Terre sainte, peut-être s'y est-il consacré alors à
la vie monastique dont on sait qu'elle était alors
extrêmement développée en ces régions. C'est d'Orient
que Martin est venu, par mer, dans le royaume des
Suèves, fondé un siècle et demi plus tôt dans l'angle
nord-ouest de la péninsule ibérique. Il est impossible
de savoir quelles raisons l'avaient déterminé à ce
voyage, mais Grégoire de Tours, un contemporain,
note que la venue de Martin dans le royaume suève
coïncide avec l'arrivée en ce pays des reliques du
grand saint Martin que les envoyés du roi Chararich
étaient allés chercher à Tours. La Providence, dit
Grégoire, avait très évidemment ménagé cette coïn-
cidence.
On sait que les Suèves étaient arrivés païens en
grande majorité, aux environs de 410; assez vite une
partie des envahisseurs s'étaient convertis au catho-
licisme; mais, au début du vie siècle, sous l'influence
des Goths, le royaume des Suèves (qui achevait de
se constituer en annexant à la Galice, son habitat
primitif, le nord du Portugal actuel) était passé à
l'arianisme. Voir Isidore de Séville, Historia de regi-
bus Gothorum, n. 90, P. L.. t. lxxxiii, col. 1081. Au
milieu du vie siècle, au dire d'Isidore, le roi Théode-
niir (qui est peut-être le même que le roi Chararich
dont parle Grégoire de Tours) s'était senti incliné vers
le catholicisme. Pour obtenir la guérison de son fils
et conjurer une épidémie de lèpre qui sévissait chez
les Suèves, il avait eu l'idée de recourir à l'interven-
tion du grand thaumaturge des Gaules, saint Martin
de Tours, dont il avait fait demander des reliques. Le
rétablissement inespéré de son enfant, avant même
que les précieuses reliques (il s'agissait non de parcelles
du corps de Martin, mais de linges ayant touché son
tombeau) fussent arrivées en Galice, avait amené la
conversion du roi laquelle déterminerait rapidement
celle de la nation.
C'est dans ces conjonctures que Martin aborde au
royaume des Suèves; les témoignages de Grégoire
de Tours et d'Isidore de Séville ne laissent pas de
doute sur la part considérable qu'il eut au mouvement
de conversion, bien qu'ils ne précisent pas les moyens
mis en œuvre. On peut songer à une action profonde
qu'aurait exercée sur l'esprit du roi un étranger, venu
de loin et entouré du prestige que donnent la science
et la sainteté. Il y eut plus encore : l'impulsion vigou-
reuse donnée au catholicisme, lequel végétait soit
dans l'ancienne population, soit même chez plusieurs
des Suèves. Le monastère de Dumio, que Martin
fonda non loin de Braga peu après son arrivée, a dû
exercer à ce point de vue une grande influence. Martin
qui, naturellement, en avait été le premier abbé, ne
tarda pas à être élevé à la dignité épiscopale, deve-
nant ainsi évêque-abbé, ce qui n'est pas inouï à l'épo-
que. C'est en qualité d'évêque de Dumio qu'il assiste
au Ier concile de Braga en 561, la première assemblée
épiscopale qui se tint après la conversion du roi au
catholicisme. Dans les années qui suivirent Martin
fut élevé au siège métropolitain de Braga, le seul qui
existât dans le royaume; mais, avec un profond désin-
téressement, il comprit qu'il convenait de diviser cette
province ecclésiastique trop considérable; le siège de
Lugo fut érigé en métropole, avec la moitié nord du
royaume pour ressort, tandis que la moitié sud restait
sous la juridiction de Braga. Telle est la situation qui
apparaît au IIe concile de Braga, tenu en 572 et dont
Martin dirigea les délibérations. Il mourut une dizaine
d'années plus tard, sans doute en 580. Le martyrologe
romain en fait mention le 20 mars.
II. Œuvres. — Il reste de Martin un certain nombre
d'écrits, généralement courts et témoignant avant tout
de préoccupation d'ordre pratique; ils montrent du
moins que la réputation de l'évêque de Braga n'est
pas surfaite. Grégoire de Tours, qui semble avoir été
en relations personnelles avec lui, écrit : Nulli secundus
suis temporibus habebalur. Hist. Franc, V, xxxvni,
P. L., t. lxxi, col. 352; le poète Fortunat, ayant reçu
de Martin une lettre, célèbre les mérites littéraires de
son correspondant, sur le mode dithyrambique.
Miscell., V, i et n, P. L., t. lxxxviii, col. 177 sq. Un
peu plus tard, Isidore de Séville le qualifie en deux
mots : fide et scientia clarus. Hist. de reg., 91, P. L.,
t. lxxxiii, col. 1082. La même Isidore a eu en main
quelques ouvrages de Martin qu'il mentionne au De
viris ill., n. 35, ibid., col. 1100. Ces écrits ne sont
malheureusement pas rassemblés d'une manière suf-
fisante. Ils peuvent se répartir de la façon suivante.
1° Droit ecclésiastique. — On a dit plus haut que
Martin fut le grand inspirateur du Ier concile de
Braga; on pourrait donc porter à son compte les
canons publiés par cette assemblée et reproduits
dans les collections conciliaires. Voir J. S. d'Aguirre,
Collectio maxima conciliorum Hispaniœ (citée d'après
la 1" édit.), t. m, col. 203-206 et Mansi, -ConciL, t. ix,
col. 835-841. Martin, par ailleurs, rassembla, mit en
ordre et traduisit, peut-être en vue de ce même synode,
une petite collection de canons conciliaires orientaux.
205
MAHTIN DE BRAGA
20C
L'ne courte préface dédiant le recueil à Nitigès,
évêque de Lugo, indique clairement le but que s'est
proposé l'auteur : rendre accessible aux occidentaux
la législation ecclésiastique déjà élaborée par l'Orient.
Ces Capitula Martini, d'ailleurs, n'utilisent pas seu-
lement les sources grecques (conciles de Nicée,
Ancyre, Néocésarée, Gangres. Antioche, Laodicée),
mais aussi des décisions occidentales : Ior concile de
Tolède, I" concile de Braga. Cf. Fr. Maassen, Ge-
schichte der Quellen und Litteratur des ton. Redits, t. i,
]). 802-806. Certains capitula dont on ne trouve pas les
sources pourraient être de Martin lui-même. La collec-
tion est divisée en deux parties : devoirs des ecclé-
siastiques, devoirs des laïques. Le fait qu'elle a été
insérée dans la fameuse Hispana en a favorisé la dif-
fusion. Texte dans d'Aguirre, toc. cit., col. 212-219;
Mansi, Concil.. t. ix, col. 8-15-860. — A ces textes pro-
prement canoniques, on peut joindre la consultation
donnée à un évêque nommé Boniface : De trina mer-
sione. publiée d'abord par d'Aguirre, op. cit., col. 402-
l"3. et reproduite dans Florez, Espana sagrada, t. xv,
p. 423-426. Cette lettre, importante pour l'histoire
de la forme du baptême, répond aux scrupules d'un
évêque, qui demande à Martin si la triple immersion
n'est pas d'importation arienne, et si elle ne devrait
pas être remplacée par l'immersion unique. A quoi
I évêque de Braga répond : Si la triple immersion
était pratiquée en invoquant à chaque fois, d'une
manière séparée, le nom du Père, puis le nom du Fils,
puis le nom du Saint-Esprit, elle aurait incontesta-
blement une signification arienne, car elle semblerait
accentuer la division des personnes, au point d'en
nier la consubstantialité. Mais l'immersion pratiquée
trois fois de suite, en invoquant le nom (au singulier)
du Père, du Fils et de l'Esprit, est tout à fait conforme
à la tradition catholique. Lui préférer, sous prétexte
d'éviter toute contamination arienne, l'immersion
unique, ce serait aller vers le sabellianisme ; aussi
bien, in uno nomine unilas subslantise, trina vero
mersione dislinctio trium ostenditur personaram. On
sail que le pape saint Grégoire Ier se montrera plus
libéral que Martin et acceptera que l'Espagne use de
l'une et de l'autre coutume, Epist., I, xliii, P. L.,
t. lxxvh, col. 497. ■ — Enfin on rattachera ici le très
court opuscule De Pascha. P. L., t. lxxii, col. 49-52,
où, sans établir les règles du comput pascal, Martin
cherche à en justifier le principe : Pâques n'est pas
une fête fixe, et il n'y a pas lieu de s'arrêter à la pra-
tique de plusieurs évêques gaulois qui, jusqu'à ces
derniers temps (usque anle non multum tempus) célé-
braient toujours la fête à la date du 25 mars (pour
s'être montré confiant en de faux actes conciliaires,
Martin impute gratuitement cette erreur aux évêques
gaulois). La fête doit se régler par la considération tant
du cours de la lune que du dimanche. Pâques est la
fête du premier mois, et le premier mois ne peut être
que celui qui commence le 22 mars (à l'équinoxe) et
se termine le 21 avril; la solennité pascale ne peut
dune se célébrer qu'entre ces deux dates. Il est à peine
utile de faire remarquer que ce comput pascal était
dès lors abandonné en Italie.
2° Ascétique et morale. — Martin s'est surtout consa-
cré à la formation religieuse et morale de ceux qui
dépendaient de lui. D'une part dans son monastère
de Dumio il doit à ses moines un enseignement ascé-
tique. Il y pourvoit en traduisant ou en faisant tra-
duire pour eux ces maximes des anciens Pères du
désert, qui depuis deux siècles édifiaient toutes les
taures de l'Orient. Il a traduit lui-même les Sentenliœ
xgyptiorum Patrum, compilées par un auteur ano-
nyme. Texte dans /'. L., t. lxxiv, col. 381-394; il a
fait traduire par son disciple Paschase, que peut-être
il avait amené avec lui d'Orient, les « propos des
anciens », Verba seniorum, P. L., t. lxxih, col. 1025-
1065. — Les gens du monde eurent aussi part à sa
sollicitude; c'est à leur usage qu'il rédigea quelques
petits traités moraux. Il s'y inspirait d'ailleurs très
largement de Sénèque, si largement que tout le
Moyen Age a porté plusieurs de ces opuscules au
compte du philosophe païen. Le plus considérable a
pour titre : Formula vitie honestœ, seu de differentia
quatuor virtutum; dédié au jeune roi Miron, il traite
brièvement de la prudence, de la magnanimité, de
la continence et de la justice. Texte dans P. L.,
t. lxxii, col. 21-28. Les opuscules suivants ont pour
titre : De ira, ibid., col. 41-50, étroitement apparenté
à l'ouvrage de Sénèque; Pro repellenda jactantia, ibid.,
col. 31-36; De superbia, col. 35-38; Exhorlatio humi-
litalis. col. 39-42; en ces trois derniers l'inspiration
chrétienne se fait davantage sentir. Le Libellus de
moribus, col. 29-32, est très douteux et plus encore le
De paupertale; les anciens mss. et les premiers éditeurs
les attribuent, faussement d'ailleurs, à Sénèque.
3° Prédication. — Il y avait beaucoup à faire, dans
le royaume des Suèves pour amener le peuple à une
pratique convenable de la religion. Le IIe concile de
Braga engageait les évêques à lutter vigoureusement
par la parole contre l'idolâtrie sans cesse renaissante,
voir can. 1. Personnellement, Martin a dû y tra-
vailler, et il subsiste un curieux monument de sa pré-
dication. C'est une homélie intitulée De cofrectione
rusticorum, rédigée par lui, à la demande de l'un de
ses évêques et pour servir de modèle à celui-ci. Texte
dans C. P. Caspari. Elle jette un jour très curieux
sur la persévérance, au fond des campagnes, des
croyances et des pratiques païennes. Et ceci était le
fait non seulement des barbares qui semblent d'ail-
leurs s'être assimilés assez vite à l'ancienne couche
de population, mais des hispano-romains eux-mêmes.
En bien des endroits on offre de menus sacrifices aux
sources, aux fontaines, on allume des cierges à tels ou
tels carrefours de la forêt, devant certains arbres;
on se fait scrupule de travailler le jour de Jupiter
(jeudi); on réserve tout spécialement au vendredi
(jour de Vénus) la conclusion des mariages, le 1er jan-
vier est célébré avec solennité, de même que les fêtes
agrestes des paganalia (cf. Ovide, Fastes, i, -669 sq.);
les femmes, en tissant leur toile invoquent Minerve ; il
y a pis, des incantations et des maléfices. Contre cette
renaissance du paganisme, Martin ne connaît pas
de meilleur remède que de montrer le caractère
démoniaque de l'idolâtrie, et c'est ainsi que la pre-
mière partie de son opuscule retrace, tel qu'il se l'ima-
gine, le développement de l'erreur païenne. — Tombé
du ciel, à cause de son orgueil, le diable (ou Satan),
entraînant avec lui un très grand nombre d'anges
déchus, qui sont devenus les démons, réside avec
ceux-ci dans notre atmosphère. Jaloux des hommes
qui doivent, s'ils restent bons, occuper leur propre
place dans le ciel, les esprits impurs s'efforcent de
les entraîner au mal, à leur faire oublier le Créateur.
Après leur avoir persuadé d'adorer les forces de la
nature, ils commencent à apparaître aux hommes,
leur demandent des sanctuaires et des sacrifices en
se donnant le nom d'hommes, célèbres déjà par leurs
hauts faits mais aussi par leurs vices, imponentes sibi
vocabula sceleratorum hominum. On remarquera cette
contamination de la théorie démonologique de l'ido-
lâtrie avec l'cvhémérisme. — Aux chrétiens qui se
laissent, même après leur baptême, entraîner à ce culte
des démons, Martin rappelle les promesses qu'ils ont
faites au jour de leur initiation, le renoncement à
Satan, à ses œuvres et à ses pompes qu'on a exigé
d'eux, le pacte qu'ils ont dès lors conclu avec Dieu.
Il engage tous ceux qui ont manqué à ces engagements
à faire pénitence et à renouveler les serments jadis
207
MARTIN DE BRAGA -- MARTIN DE COCHEM
JUS
prêtés. Cette homélie, fort bien composée, a eu
beaucoup de dilïusion; Caspari a noté l'emploi que
l'on en a fait, soit dans la vie de saint Éloi, 1. II,
c. xv, P. L., t. lxxxvii, col. 525 sq. (cf. le traité De
rectiludine calholicœ conversât ionis, faussement attri-
bué à saint Augustin, P. /.., t. XL, col. 1169 sq.);
dans le De singulis libris canonicis scarapsus de saint
Pirmin, P. L., t. lxxxix, col. 1041; dans une homélie
en anglo-saxon de l'abbé Aelfric dont il donne le
texte, p. cxv-cxxi. On trouverait certainement
d'autres exemples.
4° Divers. — Isidore de Séville dit avoir lu de Martin,
en dehors du traité De difjerentia quatuor virtutum, un
recueil d'épîtres, aliud volumen epistolarum in quibus
horlatur vitee emendationem et conversationem fidei,
orationis inslantiam et eleemosynarum distributionem,
et super hsec'omnia cultum virtutum omnium et pieta-
tem. De vir. ill., P. L., t. lxxxiii, col. 1100. Ce signa-
lement très précis" doit viser autre chose que les
quelques lettres-préfaces qui se lisent en tête de divers
opuscules de Martin; le recueil en question semble
donc perdu. Mais il reste trois petites pièces en vers,
P. L., t. lxxii, col. 51. L'une célébrant les mérites de
saint Martin de Tours, était gravée sur la porte sud
de la basilique élevée par la munificence royale au
thaumaturge des Gaules, une autre était destinée
au réfectoire du monastère de Uumio ; la troisième est
la propre épitaphe de Martin, composée par lui-même.
Ces quelques vers témoignent que, dans les pays bar-
bares, Martin de Braga conservait encore le sentiment
de la culture antique. Dernier survivant d'une civili-
sation qui disparaît, il se présente en même temps
comme l'annonciateur des temps nouveaux et c'est en
quoi réside, justement, l'intérêt de ce convertisseur
des Suèves.
1. Sources. — Grégoire de Tours, Historia Francorum,
V, xxxvm, P. L., t. lxxi, col.-352; De miraculis S. Martini,
I, xi, ibid., col. 923-925; Venantius Fortunatus, Miscellan.,
1. V, n. i, lettre en prose, réponse à une lettre de Martin, n. n,
épître en vers, P. L., t. Lxxxvm, col. 177 sq.; Isidore de
Séville, De viris ill., 35, P. L., t. lxxxiii, col. 1100; Chroni-
con, 116, ibid., col. 1051-1055; Historia de regibus Go-
thorum, n. 90-91, ibid., col. 1031-1082.
2. Textes. — Il n'y a pas d'édition d'ensemble; Mignc
qui reproduit Gallandi, est tout à fait insufflsant, t. Lxxn,
col. 17-51; le meilleur recueil serait encore F. H. Florez,
Espuna sagrada, t. xv, Madrid, 1759, p. 333 sq., où il ne
manque que les Capitula et où le De correelione rusticorum
est incomplet. Ce dernier traité a été publié avec un grand
luxe d'érudition par C. P. Caspari, Martin von Braccara's
Scltri/t De correelione rusticorum, Christiania, 1883; l'intro-
duction, extrêmement longue, donnera tous les détails tant
sur l'ouvrage lui-même que sur l'ensemble de l'œuvre et la
personne même de Martin. — Le De Pascha a été réédité
par A. E. Burn, Nicela o/ Ramasiana, Cambridge, 1905,
p. 93-107; les traités moraux, Formula vitœ honeslœ, Liber
de moribus auxquels il faut joindre un De paupertate, dans
Fr. Haase, édit. des œuvres de Sénèque, t. m, p. 458-475.
3. Travaux. — Notices dans les diverses histoires litté-
raires : Ceillier, Histoire des auteurs sacrés et ecclésiastiques,
2' édit., t. xi, p. 350-352; Fabricius, Bibliotheca latina
media- et inflmœ mtatis, édit., de Hambourg, 1746, t. v,
p. 38; Hefete-Leclercq, Histoire des conciles, t. m a, p. 175-
181, où l'on corrigera la date de 563 du I" conc. de Braga
en 561; p. 194-195; voir surtout l'excellent travail de Cas-
pari, ci-dessus mentionné, qui dispense de tous les précé-
dents; pour la plus récente bibliographie, O. Bardenhewer,
Patrologie, 3e édit., Fribourg-en-B., 1910, p. 566-567;
Schanz-Kruger, Geschichte der rbmischen Litteratur, t. IV b,
Munich, 1920, § 1253.
É. Amann.
7. MARTIN DE COCHEM, frère mineur
capucin de la province rhénane (1634-1712) est un des
auteurs spirituels les plus connus dans les pays de
langue allemande.
Né le 13 décembre 1634 dans la petite ville de Co-
chem, sur les bords de la Moselle, Martin Linius con-
serva son nom de baptême quand il reçut l'habit reli-
gieux au noviciat d'AschalTenbourg, le 2 mars 1653.
Dix ans plus tard nous le trouvons dans la chaire clc
lecteur de philosophie, dont il descendait les dimanches
et fêtes, pour se livrer au ministère pastoral dans les
églises de Mayence et des environs. Ce devait être sa
voie. Le chapitre provincial de 1668 le déchargeait de
ses fonctions et le destinait à la vie active. Prédica-
teur, catéchiste, confesseur, il va d'un couvent dans
un autre et sa réputation est si bien établie que, le
4 septembre 1682, le prince archevêque de Mayence le
nomme missionnaire et visiteur du commissariat ecclé-
siastique d'AschalTenbourg. Par suite de la guerre de
Trente ans, les prêtres et les maîtres d'école y étaient
en trop petit nombre, et il y avait des ruines maté-
rielles et morales à relever. Pendant trois ans environ,
le P. Martin vaque à ces multiples occupations, puis il
revient à la vie ordinaire du couvent. Son nom avait
passé les limites de sa province religieuse, il était
demandé au dehors et il parcourut ainsi le Tyrol.
l'Autriche et la Bohême. Quand il revint sur les bords
du Rhin, l'archevêque de Trêves l'établit à son tour
visiteur de son diocèse. Au chapitre de 1700, il était de
nouveau rendu à la vie conventuelle, non pour se
livrer au repos, mais pour continuer à travailler jus-
qu'à la fin de sa vie. Senior de sa province religieuse,
jubilaire de profession et de sacerdoce, le P. Martin
s'éteignit doucement dans le petit couvent de Vaghàu-
sel près de Philippsbourg, où il avait demandé de finir
sa vie, à l'ombre du sanctuaire de Marie, le 10 sep-
tembre 1712.
Pendant soixante ans le P. Martin s'était consacré
au ministère le plus actif; il se délassait en se livrant
à la lecture et à la composition de ses opuscules et de
ses ouvrages. Il a beaucoup écrit, trop peut-être, car
on aperçoit dans plusieurs de ses livres la hâte avec
laquelle il travaillait. Nous ne chercherons pas à les
mentionner tous, ni à indiquer leurs multiples éditions ;
il en est d'oubliés, mais d'autres se réimpriment tou
jours et font les délices des âmes pieuses.
Le premier fut le catéchisme qu'il publia, étant
encore lecteur de philosophie, Kinderlehr-Bùrhlein,
oder _Auslegung dess catholischen Catechismi, in-12,
Cologne, 1666. En 1682 l'archevêque de Mayence le
rendait obligatoire dans son diocèse et, pendant au
moins vingt-cinq ans, il demeura le manuel officiel des
catéchistes, ainsi que le prouve une réédition de 1712;
on en cite d'autres, 1715, 1725, 1748, 1761, 1782.
Comme il était devenu fort rare le P. Benoît de Calcar.
capucin, le réimprimait en 1886, d'après l'édition de
1712. Il est divisé en cinquante leçons, une par semaine,
procède par demandes et par réponses; sa source
principale est le petit catéchisme de saint Canisius.
Un des ouvrages les plus connus du P. Cochem est la
« Vie du Christ », Das Leben Cliristi, Francfort, 1677,
dont quinze cents exemplaires étaient enlevés en un an.
Encouragé par ce résultat l'auteur revoyait son livre,
le développait, et en 1680 il publiait la quatrième édi-
tion sous ce titre : Das grosse Leben Christi, oder
aussfùhrliche, unddchtige und bewegliche Beschreibung
des Lebens und Leidens unseres Herrn Jesu Christi und
seiner glorwùrdigslen Mutter Maria..., 2 in-8°, Franc-
fort. Trois ans plus tard il en donnait un abrégé Das
kleine Leben Christi. Jusqu'à la fin de sa vie il s'occupa
d'améliorer cet ouvrage, qui, disait-il lui-même, était
entre toutes les mains. Encore de nos jours il est entre
beaucoup de mains; l'édition donnée par A. Meier.
Fribourg, 1869, était tirée à 25 000 exemplaires et
toujours il en paraît de nouvelles. Dans la grande Vie
du Christ, il groupe autour du Sauveur les principaux
personnages du Nouveau Testament, la très sainte
Vierge et saint Joseph, Joachim et Anne, Marie Made-
leine et sa sœur, ainsi que tous ceux qu'il nomme les
209
MARTIN DE COC1IEM — MARTIN DE T()RR EC I LL A
2J(l
saints amis du Christ. Outre les évangiles, il se .sert
amplement des révélations de sainte Brigitte, et les
citations qui accompagnent le texte renvoient à saint
Bernard, saint Anselme, saint Bonaventure et à de
nombreux auteurs ecclésiastiques et profanes. Les
récits se terminent en une méditation suivie d'une
prière. Longuement le P. Cochem s'arrête sur la Pas-
sion, et l'on veut que son ouvrage ait eu une grande
influence sur les représentations de la Passion en usage
dans le Tyrol. Waekernell, Altdeutsche Passionsspiele
ans Tirol, Gratz, 1897. Cette influence se fait égale-
ment sentir dans les visions de Catherine Emmerich.
Diel-Kreiten, Klemens Brenlano, Fribourg, 1878.
Une autre œuvre importante du P. Martin, au moins
quant au nombre des volumes, est constituée par ses
recueils d'histoires, de légendes et d'exemples. Le pre-
mier, Das ausserlescne History-Buch, 4 in-4°, parut suc-
cessivement. 1(587. 1690, 1692, 1715; ce dernier fut
imprimé après la mort de l'auteur par les soins du
P. René de Cologne. Le livre d'histoires était suivi par
Das Lehrreiche Hislory-und Exempel-Buch, nach dem
Alphabet beschrieben, 4 in-4», 1696, 1697, 1699. Si ces
deux premiers eurent plusieurs éditions, le suivant Die
neue Legend der Heiligen, 4 in-4°, 1708, n'en eut qu'une ,
?eule. C'est qu'on lui préférait un autre ouvrage plus
court, écrit par un confrère, le P. Denis de Luxem-
bourg (t 1703), et que lui-même avait revu et publié,
Die verbesserte Legend der Heiligen, Augsbourg, 1705.
Ces légendes sont empruntées aux Acta Sanclorum
dont l'auteur avait les vingt-sept premiers volumes à
sa disposition, aux Annales de Baronius, et à d'autres
ouvrages hagiographiques et historiques.
Le dernier recueil dont nous ayons à parler, a pour
titre Historiée ecclesiasticse ex Baronio desumptee, das
isl Kirchlische Historien, 2 in-4°, 1694, 1706. Cette his-
toire ecclésiastique, principalement consacrée à l'Alle-
magne, s'arrête à la mort de Charles-Quint (1558), les
sources faisant défaut à l'auteur. Son but est à la fois
religieux et apologétique, aussi omet-il soigneusement
tout ce qui pourrait ne pas édifier son lecteur.
Arrivons à l'ouvrage principal du P. Cochem, celui
sur la Messe. Il avait d'abord édité un opuscule latin,
Afjeclus sub Missa eliciendi continentes claram ac
perutilem instructionem de summa sacrifirii Missœ
prœslanlia ejusque fructuosa audilione..., in-12, March-
tal, 1697, qu'il transformait bientôt et qui devenait
Medulla Missœ super mel dulcis, sive copiosa ac nervosa
declaralio supremœ excellentiœ maximœque efficacité
sacrosancli Missœ sacrificii, in-8°, Cologne, 1700. Écrit
en latin, cet ouvrage était inutile pour le commun des
fidèles, qui, comme il le remarquait avec regret, ne
trouvaient dans leurs livres de messe aucun enseigne-
ment sur la dignité et l'utilité du saint sacrifice, aussi
le traduisit-il en allemand: Medulla missœ germanica
das ist Teutsch Messbuch, ûber Hônig sùss. Darin eine
aussf ùhrliche und nachtrùckliche Erklarung der hôchsten
Fûrlrefflichkeit und grosten Nulzbarkeit dess allerhoch-
wùrdigsten Opfjers der H. Mess, in-8°, Cologne, 1702.
C'est un exposé substantiel et mis à la portée de tous
de la doctrine catholique sur la Messe. En trente cha-
pitres il en dit l'essence, la montre renouvelant les
mystères de l'incarnation et de la rédemption, rem-
plissant toutes les fins du sacrifice, il en dit les fruits
et enseigne la manière de les recueillir. Pour rendre la
lecture plus attrayante, il a soin d'entremêler des
exemples aux explications empruntées aux Pères et
aux Docteurs, aux théologiens et aux mystiques. Peu
d'ouvrages ont trouvé un pareil accueil et après plus
de deux siècles il est toujours recherché ; les éditions
passées et présentes ne se peuvent compter. Traduit
une première fois en français, avec préface du P. Mon-
sabré, La sainte Messe, in-12. Pari., 1891, il l'était de
nouveau par une religieuse Clarisse de Mazamet,
Explication du saint sacrifice de la Messe... traduction
française de A. Rugemer, Paris-Tournai, 1899, 14" édit.,
212» mille, ibid., 1922. Il existe aussi en anglais,
C.ochem's Explanalion of (lie holy sacrifice of the Mass,
New- York, 1896, en italien, Spiegazione del sanlo
sacrificio délia Messa, in-8°, Florence, 1909, en polo-
nais, Wyklad oftarny Mszy, Posen, 1876. La Mess-
crklarung est le meilleur ouvrage du P. Cochetn et à lui
seul il lui mérite une place de choix parmi les auteurs
spirituels, et c'est lui qui a rendu son nom populaire
plus que tous ses autres écrits.
Ils sont trop nombreux pour obtenir ici même une
simple mention : livres de dévotion, sous les titres les
plus variés, Baumgarten, Liliengarlen, Myrrhengarten,
Blumengarten, Dislelgarlen; livres pour les malades,
Kraftiges Krankenbùchlein, Grosscre Krankenbuch;
livres pour les soldats, Gebelbùchlein fiir Soldaten;
recueils de prières pour les différents temps de l'année,
Heiliger Zeiten Gebetbuch, Gebelbuch fur die Char-
woche, de formules indulgenciées, Gùldener Him-
melsschliissel, Kustlichcs Ablassbùchlein, de chants,
Katholische Cantual, etc. On en énumère soixante-
treize, sans parler des extraits, des adaptations et des
rééditions. L'influence du P. Cochem sur la vie chré-
tienne a été considérable et profonde; elle se fait tou-
jours sentir.
La vie et les écrits du P. Martin de Cochem ont fait
l'objet de deux études d'ensemble : la première est due a
une religieuse de l'Adoration perpétuelle de Mayenee,
S' Maria Bernardina, P. Martin von Cochem. Sein Leben,
sein Wirken, seine Zeit, Mayenee, 1886, la seconde et la
principale est celle du P. Jean Chrysostome Schulte, O. M.
Cap., P. Martin von Cochem, 1634-1712. Sein Leben und
seine Schriften, Fribourg-en-B., 1910, extrait des Freiburgcr
theologisclie Studien, où l'on, trouve une copieuse bibliogra-
phie des sources à consulter.
P. Edouard d'Alençon.
&. MARTIN DE TORRECILLA, frère
mineur capucin de la province de Castille, revêtit l'ha-
bit religieux au noviciat de Salamanque, le 11 novem-
bre 1650. Il était ordonné prêtre en 1657 et quatre ans
plus tard il enseignait la philosophie; en 1665 il était
lecteur de théologie. C'est alors que commença son
activité littéraire qui ne prendra fin qu'avec sa vie. Il
mourut à Madrid le 27 décembre 1709. Le P. Martin
remplit encore d'autres charges dans sa province, dont
il était supérieur quand il alla à Rome pour le chapitre
général de 1678, où il fut élu définiteur de tout l'ordre.
Ses connaissances théologiques et canoniques l'avaient
fait nommer qualificateur du tribunal de l'Inquisition
espagnole, ce qui ne l'empêcha pas de voir un jour
plusieurs de ses propositions dénoncées à ce tribunal.
C'était le sort commun à beaucoup d'auteurs et des
plus orthodoxes; il se défendit et aucune condamna-
tion ne l'atteignit. > — Voici, autant que nous av >ns
pu nous retrouver dans ce labyrinthe, les ouvrages du
P. Martin, presque tous écrits en langue vulgaire et
imprimés à Madrid : Quœstiones in utramque Aristote-
licam logicam, in-8°, 1667; Qua'sliones in octo libros
Aristotelis physicorum et in libros de mundo, cœlo et
meteoris et in opéra sex dierum, 1669 ; Quœstiones in
quinque libros Aristotelicos, duos de ortu et inleritu,
tresque de anima, 1671. Au commencement de l'ou-
vrage il fait profession de ne suivre aucune école en
particulier, il n'est ni thomiste, ni scotiste. ni jésuite:
il ne se laisse pas entraîner par l'autorité, mais guider
par le raisonnement; ses opinions pourront sembler
singulières, cependant elles sont toujours appuyées
par quelque auteur de poids. ■ — Régla de lalerccra Orden
elucidada, in-4°, 1672; c'est en grande partie une apo-
logie de sa famille religieuse et une défense de ses
droits relativement au tiers ordre; il reviendra sur le
même sujet dans l'Apologema, espeio y excelencias de la
serafica religion de menores capuchinos, qu'il publia
211
MARTIN DE TORRECILL \
MARTIN DE TOURS
212
sous le pseudonyme de D. Fermin Raltariazi, avec
l'indication supposée de Turin 1673, ainsi que dans le
Yentilabro formai, légal, apologelieo y serafico, 1685;
ces deux ouvrages reparurent dans les tomes iv et v
des Consultas. Examen de la poleslad y jurisdicion de
los senores obisjws, assi en comun, como de los obispos
regulares y titulares, 1682, 2° édit., 1093. Consultas
morales y esposicion de las proposiciones condenadas por
Innocencio XI y Alexandro VII, 1684, 1686, 1688,
1 603. Suma de lodas las malerias morales arregladas a
las condenaciones pontificias, 2 in-fol., 1691, 1696.
Consultas, alegatos, apologias y olros tratados assi
regulares como de otras malerias morales, 6 in-fol., 1694,
1697, 1699, 1701, 1705. Dans ces volumes il réédite des
ouvrages parus, défend sa doctrine et aborde les sujets
les plus divers de morale et de droit canonique. Pro7
pugnaculum orlhodoxœ fidei adversus quosdam veritatum
catholiearum hosles, 1698, 1707. Dans le premier
volume de ses Consultas, le P. Martin promettait la
publication d'un Compendio de todas mis obras morales
et d'un Curso de Theologia escolastica, pour faire pen-
dant à celui de philosophie. Ce Compendium était
publié du vivant de l'auteur, Madrid, 1698, par son
confrère le P. François de la Mota de la province de
Castille. On fit paraître après sa mort une Encyclopedia
canonica, civil, moral regular y orthodoxa, 2 in-fol.,
1721, 2e édit., 1757. Dans son Apologema l'auteur
publie sans ordre une série des aulores capuchinos y
sus obras, essai rudimentaire de bibliographie, qui
fournit des indications utiles.
Bernard de Bologne, Bibliotheca scriptorum ord. min.
capuccinorum , Venise, 1747; Jean de Saint-Antoine, Biblio-
theca universel franciscana, Madrid, 1732; Hurter, Nomen-
clalor, 3e édit., t. iv, col. 966.
P. Edouard d'Alençon.
9. MARTIN DE TOURS (Saint), iv» siècle.
— S'il n'a aucun droit à figurer ici comme théologien,
le grand évêque mérite au moins une brève mention,
comme étant l'une des gloires les plus pures de notre
Église de France.
1. Vie. — Les renseignements de bon aloi ne man-
quent pas sur les faits et gestes de Martin; mais sa
biographie n'en est pas moins difficile à esquisser.
Comme le dit un de ses plus récents historiens, « il
semble impossible aujourd'hui de reconstituer sur des
bases solides la chronologie de la vie de saint Martin,
surtout pour sa jeunesse. Bien des érudits l'ont tenté
pourtant, mais la divergence de leurs conclusions auto-
rise une réserve un peu inquiète. » P. Monceaux, Saint
Martin, Paris, 1926, p. 19. Quelques dates seulement
paraissent certaines : le 4 juillet 371, consécration
épiscopale; 385, séjour à Trêves; 8 et 11 novem-
bre 397, mort et funérailles.
• Martin est né à Sabaria, en Pannonie, de parents
païens; son père était tribun militaire, exposé dès lors
aux changements de garnison. C'est ainsi que le jeune
Martin fut élevé à Pavie; de son propre mouvement il
se fait inscrire, à l'âge de dix ans, parmi les catéchu-
mènes; il rêve de la vie ascétique, car de merveilleux
récits circulent déjà en Occident sur les « Pères du
désert ». En réalité ce fut la loi militaire qui vint le
saisir; fils de vétéran, il dut être enrôlé de bonne heure,
à quinze ans, dit Sulpice-Sévère. A dix-huit ans il se
faisait baptiser; entre temps s'est déroulé, aux portes
d'Amiens, la scène du manteau, avec ses bienfaisantes
conséquences pour Martin. Quelques années plus tard
le jeune officier obtenait son congé. Sulpice-Sévère le
fait partir aussitôt après pour Poitiers, attiré qu'il
était par la renommée d'Hilaire; ce ne peut donc être
que vers l'année 355, puisque l'année suivante l'évêque
de Poitiers était exilé en Asie. Hilaire aurait voulu
promouvoir Martin au diaconat ; mais celui-ci se con-
tenta des modestes fonctions d'exorciste. Peu après,
d'ailleurs, il quittait Poitiers, se rendant en Pannonie
pour essayer d'y convertir sa famille. Sa mère se laissa
gagner; son père demeura inflexible et, d'autre part,
la hardiesse avec laquelle le disciple d'Hilaire s'éleva
contre l'arianisme, alors tout-puissant dans les régions
danubiennes, lui attira de fâcheuses avanies. Des
mésaventures analogues l'attendent à Milan ; Auxence,
l'évêque arien, le chasse de la ville; Martin se réfugie
dans l'île de Gallinaria, près de la côte de Ligurie, où
il mène quelque temps la vie érémitique. Puis il
apprend la rentrée d'Hilaire en Occident, et, l'ayant
manqué à Rome où il comptait le joindre, il va le
retrouver à Poitiers. Cette fois il devra accepter la
prêtrise, mais sans renoncer pour autant à son rêve
de vie monastique. Dans un lieu désert, au sud de
Poitiers, autour de la cellule où il se retire, voici que
des disciples affluent, désireux de se mettre sous sa
direction, et c'est l'origine du monastère de Ligugé,
le doyen d'âge de tous les couvents français. C'est de
Ligugé que se répand, dans toute la région, la renom-
mée de Martin, grand saint et déjà grand thauma-
turge, et c'est là, qu'à l'été de 371, les gens de Tours
viendront le chercher pour en faire leur évêque. Si
elle est acclamée par le populaire et par les saintes
gens, l'élection de Martin n'est pas vue d'aussi bon œil
par quelques prélats mondains du voisinage : l'élu
est de bien piteuse mine et d'allure bien négligée! Il
fallut pourtant céder au vœu unanime de la popula-
tion; le 4 juillet 371, Martin est consacré évêque de
Tours.
Son épiscopat sera, dans tout l'ouest de la Gaule, le
triomphe du christianisme sur la superstition païenne.
En bien des régions tout esta faire; en d'autres, si le
Christ a, dans les villes, un bon nombre d'adorateurs,
les campagnes restent fort détachées d'une religion
qu'elles ne connaissent guère. C'est la gloire de Martin
d'avoir entrepris la conquête. Trop anecdotiques, les
charmants récits de Sulpice-Sévère ne permettent pas
de dire s'il y eut, de la part de l'évêque de Tours, plan
concerté ou simple obéissance aux inspirations du
moment; du moins permettent-ils d'entrevoir quel-
ques-uns des moyens mis en œuvre. Le plus important
c'est l'institution des monastères. Dès le début de son
épiscopat, s'était formé aux portes mêmes de Tours
le couvent de Marmoutier, résidence ordinaire de
l'évêque; des fondations analogues vont se multiplier,
où se formeront clercs, moines, évêques même pour la
région. Dans ses expéditions en pays païen, on voit
d'ordinaire Martin accompagné de quelques-uns de
ces moines; ils sont les auxiliaires de sa prédication,
les témoins aussi de ses miracles. Car c'est à coup de
prodiges, autant qu'à coup de sermons que Martin
lutte contre la superstition et le paganisme; devant lui
les arbres sacrés tombent, les temples des idoles sont
abattus, les démons reconnaissent leur vainqueur. A
peine mort, Martin est tout auréolé d'une légende qui
se colporte en tous les couvents de la Gaule et que
Sulpice-Sévère recueille pieusement. Poésie ou vérité,
qu'importe! L'intéressant pour l'historien n'est-il pas
de saisir la forte impression qu'a exercée sur son
époque celui qui fut de bonne heure proclamé le thau-
maturge des Gaules?
L'historien doit relever, d'autre part, que le zèle
de l'évêque de Tours ne fut jamais fanatisme. S'il y
eut des violences durant ses expéditions missionnaires,
c'est contre lui qu'elles s'exercèrent, et c'est en expo-
sant sa vie, non en menaçant celle des autres, qu'il lutta
contre les fausses religions. Son intervention en faveur
de Priscillien, dont certes il ne partageait pas les idées,
donne la mesure de sa largeur d'esprit. On .sait com-
ment, se trouvant à Trêves en 385, lors du procès
mené par Ithace contre l'ancien évêque d'Avila,
Martin essaya, vainement d'ailleurs, d'arracher Pris-
213
M A HT 1 N 1 ) E T OURS M A R T I N ( A N D R f
214
cillieii à la mort, commenl ensuite il ne se résigna à la
communion d'Ithace et de ses complices que pour
épargner aux priseillianistes de nouvelles exécutions.
Encore sa conscience lui reprocha-t-elte toujours cette
démarche qu'il n'avait accomplie cependant que par
charité. — Vingt-six ans d'un épiscopat bien rempli
lui avaient bien mérité la suprême récompense : elle lui
vint le 8 novembre 391, au petit bourg de Candes, où il
était allé rétablir la paix. Le 11 novembre son corps
était ramené à Tours, en un véritable triomphe. Bien-
tôt, sur ses reliques, une chapelle s'élèverait, en atten-
dant la grande basilique qui redirait à la postérité la
gloire de saint Martin. Aucune gloire posthume n'a
jamais égalé la sienne: pendant des siècles il est
demeuré le grand saint de la France, notre saint
national.
II. La profession de foi de saint .Martin. —
Sous le nom de saint Martin il a été publié pour la
première fois, en 1511, par Josse Chichtoue une Con-
jessio trinœ unitatis et unius trinitatis, qui, après avoir
figuré dans divers recueils patristiques ou conciliaires,
a finalement trouvé place dans la Bibliotheca veterum
l'utrum de Gallandi, t. vu, p. 590, cf. p. xxvi, et dans
/'. V.., t. xvin.col. 11 et 12.
Ce texte très court est d'ailleurs fort mal conservé;
même après les amendements que lui a fait subir
Thomas Beaulxamis, qui a essayé de l'expliquer, il
demeure par place à peu près inintelligible. Comme une
des pièces publiées récemment par K. Kiinstle dans
ses Antipriscilliania (reproduite dans Denzinger-B.,
n. 17), il débute par les mots : Clemens Trinitas est
una divinilas; comme celle-ci, il tient à établir que la
distinction des personnes ne nuit pas à l'unité pro-
fonde de la substance divine: mais on pourrait croire
que la place et le rôle du Saint-Esprit ne sont pas aussi
clairement marqués dans notre document que dans
celui de Kiinstle. Il est d'ailleurs b;en difficile de fonder
une théorie quelconque sur un texte aussi corrompu,
et dont quelques formules sont vraiment inquiétantes.
Le plus extraordinaire est que cette pièce, d'une
orthodoxie douteuse, ait jamais pu figurer sous le nom
de saint Martin, lequel, à coup sûr, ne se reconnaîtrait
pas dans cet amphigouri. Mais rien ne peut étonner en
fait d'inventions de copistes. On comprend moins que
les critiques de la Renaissance aient cherché à justi-
fier, par un appel à Sulpice-Sévère, l'attribution de
cette médiocre pièce à l'évêque de Tours. Sans doute
le panégyriste du saint parle de la grâce merveilleuse
avec laquelle Martin expliquait l'Écriture, de la science
qu'il montrait en parlant des choses de Dieu, Vita
n. Mart., 25, P. L., t. xx, col. 175; cf. Dialog., in, 17,
col. 222. Mais il est remarquable que Sulpice, si au
courant de tout ce qui touche son héros, ne dise pas
un mot de cette confession de foi. Dom Ceillier en
avait déjà fait la remarque; elle est décisive. La gloire
de saint Martin n'a rien à gagner à cette singulière
attribution.
I. Vif. de saint Martin. — Il ne saurait être question
de donner une bibliographie, même sommaire, de la vie de
saint Martin. Voir pour les sources la Bibliotheca hagiogra-
phica lalina des Bollandistes, n. 5610-5666, p. 823-830;
pour les travaux et les sources, Ul. Chevalier, Répertoire,
Bio-bibliographie, t. n, col. 310S-3112.
La source essentielle, et a vrai dire unique, est Sulpice-
Sévère, qui a connu personnellement l'évêque de Tours,
et lui a consacré : De vita B. Martini; Epistolw très ; Dia-
logi; auxquels il faut ajouter deux chapitres de l'Hisloria
laera, 1. III, c. xi.ix-i.; le tout dans P. L., t. xx, col. 157-
222, et mieux dans l'édit. Halm du Corpus de Vienne, 1. 1,
1866. Récemment, dans un livre qui a fait quelque peu
scandale, E. Babut a attaqué la sincérité de Sulpice :
Saint Martin de Tours, Paris, 1912 (paru en articles dans la
Revue d'histoire cl de littérature religieuse, II' sér., t. n,
1911); voir la réfutation de la thèse paradoxale de Babut par
H. Delehaye, dans Analeda Bollaildiana, 1020, t. xxxvm,
p. 1-136, et par ('.. .lullian.dans Revue des Études anciennes,
t. xxiv, p. 37 sq. et xxv, p. 48 Sq., et dans Histoire de la
Gaule, t. vin, Paris, 1926, p. 2.">."> sq., 299 sq. Bon résumé,
de la discussion dans 1'. Monceaux, Saint Martin, Paris,
1926, où l'on tiouvcra une étude sommaire, niais très
suggestive. — A coté de Sulpice-Sévère il faut encore men-
tionner Grégoire de Tours; dans l'Hisloria Francorum,
1. I, c. xxxvi-xxxmii, xi.m, il essaie de fixer la chronologie
de saint Martin; le De miraculis S. Martini, en 4 livres,
raconte surtout la gloire posthume du thaumaturge;
textes dans P. L., t. lxxi, et mieux dans Monum. Germ.
hisl., Script, rer. merov., t. I, p. 51, 52, et 584-661.
II. Confession de foi. — Publiée en 1511 par Josse
Chlichtoue, avec la Vila de Sulpice-Sévère, en 1514 par
Théodore Pulmann, elle a été surtout étudiée par le carme
Thomas Beaulxamis, qui en a donné le texte et le commen-
taire à la fin de son édition de la Vita de Sulpice-Sévère,
Paris, 1571. — Voir Histoire littéraire de la France, 1. 1 b,
1733, p. 417; dom Ceillier, Histoire des auteurs sacres et
ecclésiastiques, 2e édit., t. vm , p. 122-123. & ... „„
* 11. AMANN.
10. MARTIN André (1621-1695), naquit à
Bressuire en 1621 et entra à l'Oratoire en 1641 ; il fut
reçu à la maison de Paris le 22 août 1641 et ordonné
prêtre en 1646. Il fut envoyé à Marseille où il com-
mença son cours de philosophie et il quitta cette ville
en 1652; il vint à Angers où son arrivée annonça une
« révolution philosophique », car il enseignait, avec la
doctrine de saint Augustin, les théories cartésiennes.
Son enseignement et ses leçons lui suscitèrent de vives
oppositions : on l'accusa de défendre les cinq proposi-
tions de Jansénius et il dut quitter Angers; alors on fit
courir le bruit qu'il s'était retiré à Genève; en fait, il
vint à Paris au couvent Saint-Honoré et il montra la
fausseté des accusations portées contre lui. Il mourut
à Poitiers le 26 septembre 1695.
Son premier écrit est Philosophia moralis christiana,
Angers, 1653, publié sous le pseudonyme de Jean
Camerarius. C'est un recueil de textes de saint Augus-
tin. Le t. Ier, quoique placé sous la protection de saint
Augustin et de saint Thomas, fut mis à l'Index par
Innocent X, comme imbu de jansénisme; l'auteur y
étudiait les actes humains, la liberté et le concours
divin. Martin poursuivit son ouvrage, sous un titre
différent : Sanctus Augustinus, de existentia cl veritale
Dei, et sous un nouveau pseudonyme, Ambroise Victor,
théologien, 1653; puis un De anima, 1656, et enfin
De philosophia morali, 1658. Ces trois petits volumes
eurent un grand succès et ils furent réimprimés, consi-
dérablement augmentés, sous le titre : Philosophia
christiana, Ambrosio Victore theologo colleclore, 6 vol.,
in-12, Paris, 1671; chacun des volumes a un sous-
titre : 1. De philosophia in universum; 2. De existentia
et veritate Dei; 3. De Deo; 4. De anima; 5. De philoso-
phia morali avec un appendice de saint Thomas : De
voluntate et liberio arbitro; 6. De anima bestiarum, où il
traite une question alors à la mode et montre, par
des textes de saint Augustin, que ce Père aboutissait
à la même conclusion que les cartésiens : les animaux
ne sont que des automates et des machines. Le pseu-
donyme Ambrosius Victor lui avait été donné par ses
confrères de Sauniur, à cause de ses triomphes sur
l'hérésie, qui en firent un adversaire redouté des pro-
testants. Malebranche parle de lui dans ses Recherches
sur la vérité, en 1664, et déclare qu'il a puisé, dans les
conversations et les écrits d'Ambroise Victor, son
goût pour la doctrine de saint Augustin; de nos jours,
l'abbé Fabre a réimprimé l'écrit de Martin, et Nouris-
son, dans son ouvrage, La philosophie de saint Augus-
tin, t. i, p. vii-ix et t. n, p. 226-227, a tenu grand
compte de ce travail, et montré l'influence qu'il
exerça sur Malebranche. Cf. !.. de Cens, La philosophie
en Anjou, dans la Revue historique, littéraire et archéo-
logique de l'Anjou, juin 1873, t. x, p. 362.
Martin avait, au dire îles Mémoires manuscrits
de Bonardy, composé une théologie, d'après les prin-
215
MARTIN (ANDRE) — MARTIN GRÉGOIRE]
216
cipes <le saint Augustin; niais ce travail n'a jamais été
publié. L'influence de saint Augustin se fait sentir dans
les thèses qu'il fit soutenir à Angers, en particulier
dans une thèse sur la grâce, dédiée à Mgr de Buzanval,
évoque de Beauvais, et celle thèse fut reprise trois
fois, les 22, 26 et 30 août 1(172; dans une thèse sur la
grâce des deux états, dédiée à saint Augustin, qui en
fournit toute la matière; dans une thèse sur la Trinité
qui expose la doctrine de saint Augustin; dans une
thèse sur la Trinité et l'Incarnation et une autre sur
la grâce justifiante; dans une nouvelle thèse sur la
grâce où on trouve exposée, en 1674, la doctrine des
cinq propositions et qui fut condamnée par un décret
de l'Index du 4 décembre 1674, en même temps qu'une
autre thèse sur la grâce dédiée à la Mère de la Divine
grâce. Ce fut cette dernière thèse qui valut au P. Mar-
tin une lettre de cachet et mit fin à son enseignement
(8 août 1674), malgré l'intervention d'Henri Arnauld,
évoque d'Angers.
Michaud, Biographie universelle, t. xxvu, p. 120; Hoeler,
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 32-33; Feller,
Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vni, p. 225;
Moréri, Le grand dictionnaire, édit., de 1759, t. vn, p. 299;
Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xvi, p. 238;
Dreux du Radier, Bibliothèque historique et critique du
Poitou, 5 vol. in-12, Paris, 1754, t. iv, p. 294-298 et Histoire
littéraire du Poitou, t. n, p. 225-227; Desessarts, Les siècles
littéraires de la France, t. iv, p. 306-307; Célestin Port,
Dictionnaire historique, géographique et biographique de
Maine-et-Loire, 3 vol. in-4°, Paris et Angers, 1874-1876,
t. n, p. 009; Ingold, Mémoires domestiques pour servir à
l'histoire de l'Oratoire, t. lu, p. 518-529; Hurter, Nomencla-
lor, 3' édit., t. îv, col. 44N.
J. Carreyre.
11. MARTIN Claude, bénédictin de la congré-
gation de Saint-Maur (1619-1696). — Né à Tours le
2 avril 1619, il eut pour mère la vénérable Marie de
l'Incarnation, ursuline morte au Canada. Profès de
la congrégation de Saint-Maur, en l'abbaye de Ven-
dôme, l'an 1642, il fut successivement prieur des
abbayes de Meulan, des Blancs-Manteaux à Paris, de
Compiègne, de Saint-Serge d'Angers, de Bonne-Nou-
velle de Rouen, de Marmoutier, et en même temps
assistant de plusieurs supérieurs généraux. Il mourut
simple religieux à Marmoutier en 1696. Dom E. Mar-
tène a écrit sa vie. Dom Cl. Martin a publié les Lettres
et quelques autres traités composés par sa mère. On
lui est redevable de la nouvelle édition des œuvres de
saint Augustin, car après en avoir inspiré le dessein il
en assura l'exécution. Il faut signaler enfin, comme
étant de sa composition, les Méditations pour les
dimanches, les fériés et les principales fêtes de l'année,
2 in-4°, Paris, 1669 (elles ont été traduites en latin par
dom Mezger, 4 in-12, Salzbourg, 1695).
Dom Tassin, Hisloire littéraire de la Congrégation de
Saint-Maur, Paris, 1770, p. 163; dom R. Heurtebize,
La vie des justes de dom Mariène, Paris, 1925, t. n, p. 140;
Hoeler, Nouvelle biographie universelle, t. xxxiv, p. 31.
J. Baudot.
12. MARTIN DE LA MÈRE DE DIEU,
carme déchaussé espagnol et auteur ascétique du
xvne siècle. ■ — Né àCastejôn de losMonegros, province
de Huesca, en 1579, il entra dans l'Ordre des carmes
déchaussés à Saragosse et prononça deux fois ses
vœux : d'abord le 26 avril 1598 et puis le 1er mai 1600,
en revalidation de la première profession. Homme
d'une grande sainteté et d'une vie très austère et
pénitente, remarquable par ses longs jeûnes au pain
et à l'eau, l'usage fréquent des cilices, des chaînes et
des disciplines, il stimula ses confrères à la vie éré-
mitique qui se pratique dans les saints Déserts des
carmes déchaussés. Non seulement il leur prêcha
d'exemple au saint Désert de Saint-Hilarion de El
Cardon, en Catalogne, dont il fut prieur et où il vécut
de longues années; mais aussi il leur composa plusieurs
ouvrages, qu'il leur dédia. Il fut plusieurs fois maître
des novices à Saragosse (la 1" fois en 1610); prieur
des couvents de Tamarite, Calatayud, El Cardon,
Saragosse et Valence; deux fois provincial de la pro-
vince de Catalogne, d'Aragon et de Valence et une
fois définiteur général de la Congrégation d'Espagne.
Il mourut saintement, comme il avait vécu, au cou-
vent de Saint-Joseph de Saragosse, le 13 janvier 1656.
Le P. Martin de la Mère de Dieu publia plusieurs
ouvrages ascétiques en espagnol, qui furent assez
goûtés de son temps. Notamment : 1. Practica g
exercicios de bien morir, Madrid, 1628, in-16 et Tor-
tosa, 1630. Cet ouvrage fut traduit en plusieurs
langues, entre autres en latin, sous le titre de Praxis
seu exercitium bene moriendi, Cologne, 1641, in-12. —
2. Arbitrio espirilual para enriquecer el aima, reducida
â très partes, donde, en que, y como quiere Bios, Sara-
gosse, 1649, in-12. — 3. Estaciones del Hermitano de
Chrislo, Saragosse, 1651, in-8°, dédié aux carmes
déchaussés ermites du saint Désert de El Cardon. —
4. Explicacion de las Estaciones del Hermitano de
Christo. — 5. Los 1res Assistenles de Jésus, esto es la
pobreza, dolor c infamia, Saragosse, 1654, in-8°,
dédié aux mêmes ermites de El Cardon. — 6. Arpa
Cristifera templada à la veneracion de la Imagen de
Chrislo Nuestro Senor Crucificado, destrozada por los
hereges, restaurada y colocada con ricos adornos bajo
la ara de la capilla mayor del real convento de san Lazaro
de Zaragoza... Saragosse, 1655, in-4°.
Joseph du Saint-Ksprit, C. D., Cadena mystica carmeli-
lana, Madrid, 1678, Catalogo de los autores carmelilas
descalzos; Joseph de Sainte-Thérèse, C. D., Reforma de los
Descalzos de Nuestra Senora del Carmen, Madrid, 1683,
t. m, 1. IX, c. x, n. 7, p. 45; Aubertus Mirseus, Biblio-
theca ecclesiastica, part. II, 249, édit. de Fabricius, Ham-
bourg, 1718, p. 335; Martial de S. Jean-Baptiste, C. D.,
Bibliolheca scriptorum... carm. exe, ' Bordeaux, 1730,
p. 289-290, n. 20; Cosme de Villiers, C. C, Bibliotheca
carmelitana, Orléans, 1752, t. n, col. 389-390, n. 85; Nicolas
Antonio, Bibliotheca hispana nova, Madrid, 1783-1788, t. u,
p. 106 a; Félix de Latassa, Biblioteca nueva de los escritores
Aragoneses que florecieron desde cl ano de 1S0O hasla el de
1802, Pampelune, 1798-1802, t. m, p. 231, 232, n. 166;
Barthélémy de S. A.-Henri du S. S., C. D., Collectio scrip-
torum O. carm. exe, Savone, 1884, t. n, p. 29, 30, n. 48.
P. Anastase de Saint-Paul.
13. MARTIN Grégoire, controversiste anglais
du xvi' siècle. ■ — Originaire de Maxfield, dans le
Sussex, il entra en 1557 au collège Saint-John d'Ox-
ford, où il se fit bientôt remarquer par sa connais-
sance du grec et de l'hébreu. Son catholicisme le força
de s'exiler pendant la persécution d'Elisabeth : il alla
rejoindre à Douai, en 1570, son compatriote Guillaume
Allen, fondateur du Collège anglais de cette ville. Là,
il étudia la théologie, fut ordonné prêtre en 1573,
conquit la licence le 11 janvier 1575. Après un court
séjour à Rome, il fut rappelé à Reims où Allen avait
dû transférer son collège en 1578; il y enseigna le grec,
l'hébreu, l'Écriture sainte et y resta jusqu'à sa mort
qui survint le 28 octobre 1582. Grégoire Martin est
surtout connu comme auteur de la traduction anglaise
de la Bible qui devait rester célèbre sous le nom de.
Bible de Douai. Il l'entreprit sur les instances d'Allen.
Le Nouveau Testament parut à Reims en 1582;
l'Ancien Testament fut publié en 1609-1610, avec des
notes polémiques et des tables historiques, œuvre de
Richard Bristow et de Worthington. Outre cette tra-
duction, qui fut souvent rééditée, Martin a écrit divers
ouvrages dont plusieurs sont restés inédits. De son
vivant ont paru : 1. A treatise of schisme, in-16,
Douai, 1578; 2. A discoverie of the manifold corrup-
tions of the H. Scriplures by the heretikes of our daics,
specially the cnglish sectaries, Reims, 1582, in-8°.
2i'
MARTIN (GRÉGOIRE) — MARTINEZ DEL IMIADo
2 1 8
Apres .sa mort : 3. A treatise of Christian pérégrination,
in-16, Reims, 1583 ; 4. A treatise oj the love of the soûls,
n>ith questions to the protestants, in-12, Saint-Onier.
[603.
Pearsans-Chalmers, The gênerai biographical dictionary.
t. xxi, Londres, 1815, p. 368-369; S. Lee, Diclionary 0/
national biograpliy, t. xxxi, Londres, 1893, p. 277-278;
Gillow, Biograph. diclionary of the english cath., t. IV, col.
18 1-191; Ilurter, Nomencbttor, 3" édit., t. m, col. 27K-2SO;
voir aussi la bibliographie donnée à l'article Allen.
E. Vansteenberghe.
14. MARTIN Jacques, bénédictin de ta congré-
gation de Saint-Maur (168-1-1751). — Originaire du
diocèse de Mirepoix (actuellement réuni à Carcas-
sonne), il entra à vingt-quatre ans dans la congréga-
tion de Saint-Maur, fit profession à La Daurade
(Toulouse), le 13 mai 1709. Il enseigna quelque temps
à Sorèzc, puis rentra à Toulouse où il conçut le plan
d'un grand ouvrage sur les origines celtiques et la
religion des Gaulois. Il le communiqua à Montfaucon,
qui, dans cet ardent travailleur, pressentit un sujet
de grande espérance et le fit venir à Saint-Germain-
des-Prés. Ce fut une des figures les plus marquantes de
l'Académie bernardine : hébraïsant distingué, il colla-
bora au Lexicon hebraicon de dom Guarin, publia en
deux volumes des Explications de plusieurs textes diffi-
ciles de l'Écriture, Paris, 1730, où malheureusement il
donna libre cours à son imagination hardie et intem-
pérante : il y avait des idées neuves, des explications
ingénieuses et fort originales, mais à cause des planches
peu convenables, le gouvernement fit arrêter la vente
du livre. La préface contenait une vraie déclaration de
guerre contre les appelants exprimée avec une âpre
éloquence : aussi les jansénistes le poursuivirent-ils de
leurs attaques. Il mourut à Saint-Germain le 5 sep-
tembre 1751.
Concernant la religion, son premier ouvrage qui a
pour titre : La religion des Gaulois tirée des plus pures
sources de l'antiquité, 2 in-4°, Paris, 1727, dénote un
profond chercheur. Il fut l'occasion d' Éclaircissements
historiques sur les origines celtiques et gauloises, avec
les quatre premiers siècles des annales des Gaules, in-12,
Paris, 1744, sorte de débat avec un professeur du
collège des Quatre-Nations, qui prépara les voies à
l'Histoire des Gaules et des conquêtes des Gaulois,
depuis leur origine jusqu'à la fondation de la monarchie
française, 2 in-4", Paris, 1752-1754. (Dom de Brézillac
publia ces deux volumes, après la mort de l'auteur.)
La préface dénote un vrai savant. — • Dom Jacques
Martin ne se bornait pas à l'étude d'un seul peuple.
Ainsi il donna : l'Explication de divers monuments
singuliers qui ont rapport à la religion des plus anciens
peuples... avec un examen de la dernière édition des
ouvrages de saint Jérôme, Paris, 1739. Puis il s'intéressa
aux écrits de saint Augustin, d'où la publication de
deux lettres du saint docteur sous ce titre : S. Augus-
lini ep. Hipponensis cpistolee duœ, recens in Germania
repertœ, notis criticis, hisl., chronol. illuslratœ..., Paris,
1731. La traduction de ces deux lettres en français,
ayant été attaquée par des docteurs de Sorbonne,
dom J. Martin répliqua dans une brochure qui a pour
titre : Venerando seniori et omnibus ac singulis domus
societalisque Sorbonicse doctoribus ac magistris, 1734?
Il donna ensuite : Les Confessions de suint Augustin,
traduites en français avec le latin, 2 in-8", Paris, 1741.
Le cardinal Quirini, évèque de Brescia, ayant soutenu
l'opinion que Platon avait eu connaissance des idées
juives sur le mystère de la sainte Trinité, en écrivit
:i Montfaucon qui avait contredit ce sentiment dans sa
Hibliotheca bibliothecarum; mais l'illustre bénédictin
mourut avant de pouvoir donner la réponse : dom
■ I. Martin prit cette tâche, d'où sa Lettre à M. le car-
dinal Quirini, évéque de Brescia et bibliothécaire du
Vatican, s. 1 , 1742; il y satisfait aux objections du
savant cardinal et apporte de nouvelles raisons.
E. de Broglie, Bernard de Montfaucon et les Bernardine
(1715-1750), 2 in-8", Paris, 1891, l. 1, p. 21-2X; t. m, p. 243,
277, 300; Ch. de Lama : Bibliothèque des écrivains de la.
Congrégation de Saint-Maur, Paris, 1S82; Hurter, Nomen-
clator, 3e édit , t 11, col. 1368; dom Tassin. Histoire littérain
de la Congrégation de Saint-Maur, Bruxelles, 1770, p. 498.
J. Baudot.
1. MARTINEZ Grégoire, des frères prêcheurs
(1575-1637). — Né à Ségovie, d'une famille noble,
il avait d'abord été destiné â la profession des armes;
ses études de philosophie faites au couvent des frères
prêcheurs déterminèrent son entrée dans Tordre où il
fit ses vœux en 1591. Il prit au couvent même les
grades de maître es arts et de lecteur en théologie,
puis devint à son tour professeur, d'abord dans cette
même maison de Ségovie, puis à Valladolid, au grand
couvent de Saint-Paul. En même temps que bon pro-
fesseur, il était aussi prédicateur goûté et confesseur
recherché. Après avoir exercé les fonctions de prieur
en diverses maisons (Vittoria, Médina del Campo), il
se retira à Ségovie; il mourut à Valladolid où il étail
allé surveiller l'impression de son dernier ouvrage, le
15 mai 1637. — II reste de lui des Commentaria super
/am_//se jj Thomœ, in-fol., en 3 vol. : t. 1, q. i-xxi,
Valladolid, 1617; t. 11, q. xxii-lxxxix, Tolède, 1622 ;
t. m, q. xc-exiv, Valladolid, 1637.
Quétif-Ecliard, Scriplores ordinis prœdicalorum, t. 11,
p. 494; N. Antonio, Bibliotheea hispana nova, 2e édit.,
Madrid, 1783, t. 1, p. 546; Hurter, h'omcnclalor, 3" édit.^
t. m, col. 660.
É. Amann.
2. MARTINEZ Jean, des frères prêcheurs
(1590-1676). — Né à El Corral de Almaguer (diocèse
de Tolède), il entra en 1606 au couvent.de Ségovie:
après de brillantes études à Salamanque et à Àlcala,
il professa en diverses maisons avec un très grand
succès, notamment à Piacenza et à Pampelune où il
fonda une nouvelle académie. Recteur du collège
d'Alcala à l'époque brillante où Jean de Saint-Tho-
mas y enseignait, il fut ensuite prieur de divers cou-
vents à Madrid, Tolède, Ségovie, puis de nouveau à
Madrid. C'est alors qu'il devint confesseur de divers
membres de la famille royale et finalement, après la
mort de Jean de Saint-Thomas, celui de Philippe IV
lui-même. Après la mort de celui-ci, la régente lui
offrit le siège de Compostelle, qu'il refusa. Son
influence festa considérable à la cour; il était d'ail-
leurs membre du Conseil suprême de l'inquisition
espagnole. Il mourut à Madrid le 1er janvier 1076. -
L'ouvrage important qu'il a laissé est le reflet de ses
préoccupations de directeur des affaires ecclésias-
tiques : Discursos theologicos y polilicos, Madrid, 1661,
in-fol.; on y traite des translations d'évêques, des
choix épiscopaux (vaut-il mieux choisir des théolo-
giens ou des canonistes, des séculiers ou des régu-
liers), du caractère des ordres militaires de Saint-
Jacques, Alcantara, Calatrava; mais il y a aussi une
longue consultation sur la question des blés et farines.
Quétif-Echard, Scriplores ordinis preedicatorum, t. 11,
p. 665; N. Antonio, Bibliotheea hispana nova, 2e édil ,
Madrid, 17.S3, t. 1, p. 735.
É. Amann.
3. MARTINEZ DEL PRADO Jean, des
frères prêcheurs, xvu" siècle. — Né à Valladolid dans
le premier quart du xvir siècle, il entra, jeune encore,
au couvent des dominicains de Ségovie. Remarqué
pour la vivacité de son esprit, il fut envoyé au collège
Saint-Thomas d'Alcala, où il enseigna bientôt la
théologie avec distinction. Élu provincial d'Espagne
en 1662, il s'acquitta de ses fondions avec beaucoup
de zèle, s'efforçant tout spécialement de donner une
219
MARTI NEZ DEL l'HAlxi
MARTYRE
220
forte impulsion aux études. Trop attaché aux opinions
de son ordre sur la conception de .Marie, il encouru!
la disgrâce de Philippe IV pour un mémoire qu'il
lui avail adresse au sujet d'une ordonnance royale
prescrivant aux prédicateurs de saluer, au début
de leurs sermons, .Marie conçue sans péché. Relégué,
de ce chef, au Pefton de Francia, il n'en sortit qu'après
avoir adressé à la province une instruction conforme
aux ordres royaux. Il mourut à Ségovie le 25 fé-
vrier 1068. Son œuvre imprimée est considérable, et
comprend d'une part un cours de philosophie, de
l'autre plusieurs ouvrages importants de théologie.
Elle a paru tout entière à Alcala.
1° A la philosophie se rapportent : 1. Conlroversiee
metaphysicales sacrée theologiœ ministrœ, in-fol.s Al-
cala, 1649; 2. Dialecticie institutiones quas summulds
vocant, in-8°, 1650; 2e édit., 1651; 3. Quœstiones logi-
cœ, in-4°, 1651, 2e édit., 1655; 4. Quœsticnes philo-
sophie naturalis super VIII libros Physicorum, in-4n,
1651; 5. Quœstiones super II libros Arislotelis de
generatione et corruption?, in-4°, 1651; 6. Quiestiones
super III libros de anima, in-4°, 1652.
2° Non moins imposante par la masse est l'œuvre
théologique : 1. Theologiœ moralis quœstiones prœci-
puse, in-fol., t. i, 1653 (auquel est annexée une disser-
tation sur les stigmates de sainte Catherine de Sienne,
parue d'abord comme opuscule séparé en 1652), t. n,
1656; 2. De sacramentis in génère, et in specie de bap-
lismo et confirmations; dubitationes scholasticse et mo-
rales super III*™ parlem, q. LX-LXXII, in-fol., 1660;
3. De eucharistiœ sanctissimo sacramento et divino
misses sacrificio, q. LXXIII-LXXXIII, in-fol., 1662 ; 4. De
pseniteniise sacramento a q. lxxxiv ad q. xxv/n
supplem., publié après la mort de l'auteur, in-fol. 1669.
Le P. Martinez avait commencé la rédaction d'un
ouvrage sur l'immaculée conception où il entendait
mettre au point la doctrine de son ordre sur le privi-
lège mariai, et montrer que les diverses • décisions
pontificales laissaient intactes la position de saint
Thomas. Seul le t. icr a paru, Notilia veridica doctrinee
O. P. de prœserualione immuculalœ virginis Mariée a
peccato originali, in-4°, Alcâia, 1661; encore fut-il
bientôt condamné par l'inquisition d'Espagne. Nous
avons dit les inconvénients que lui attira son Memo-
riale ad regem Philippum IV, que l'on trouvera dans
Alva, Radii solis veritatis, rad. 322.
Quétif-Kchard, Seriptores ordinis prxdicatorum, t. il,
p. 624; Nicolas .Antonio, Bibliotheca hispana nova, 2e édit.,
t. I, p. 73fi; Hurter, Numencluior, 3e édit., t. iv, col. 278.
É. Amann.
4. MARTINEZ DE RIPALDA, voir Ri-
PALDA.
MARTIN ISTES, secte fondée par Pasqualis
Martinez. Voir Pasqualis.
MARTINON Jean, (Moraines Antonin) (1586-
1662), né à Rrioude en 1586, entra au noviciat des
jésuites le 4 avril 1604; il enseigna la philosophie
pendant deux ans et la théologie pendant vingt ans
à Rordeaux, où il mourut le 5 février 1662. Le P. Mar-
tinon a laissé deux ouvrages capitaux : Disputationes
theologicse quatuor tomis ■ distincts, quibus universa
Iheologia scholastica, tiare, breviter et accurale expli-
catur. Le t. icr fut publié par lui, in-fol., Rordeaux,
1644 et a pour objet De Deo et de angelis; le t. n, De
fine ultimo, de beatitudine hominis, de actibus humanis,
de peccalis, de legibus et de gralia, in-fol., Paris, 1663;
le t. ni, 1" partie, De ftde, spe et earitale, in-fol., Poi-
tiers, 1663 et 2e partie, De justitia et jure et reliquis
vlrtutibus moralibus, in-fol., Poitiers, 1663; t. iv, De
incarnatione et sacramentis, in-fol., Rordeaux, 1645;
t. v (seu melius, t. iv, altéra pars), De peenitentia et
reliquis sacramentis, deque censuris ecclesiaslicis, in-fol.,
Bordeaux, 1645. Comme on le voit, les t. i, ivet v
furent imprimés par Martinon lui-même à Rordeaux,
16 11-16 10, tandis que les t. u et ni en trois volumes ne
furent imprimés qu'après la mort de l'auteur à Paris
et à Poitiers, en 1663. L'autre ouvrage de Martinon
a pour titre : Anli-Jansenius, hoc est, Sélects dispu-
tationes de heercsi pelagiana et. semipelagiuna, deque
variis staiibus naturee humante et de gralia Chrisli
Salvaioris, in quibus nera île illis doctrine: proponitnr
et Cornelii Jansenii Iprensis jalsa dogmata refutanlur,
in-fol., Paris, 1652. Cet écrit parut sous le pseudonyme
d' Antonin Morair.es et est dédié à Louis XIV; on y
trouve d'abord une préface ad orthodoxos, puis une
dissertation préliminaire sur Jansénius et son Augus-
tinus: le premier traité en XI disputes se rapporte
aux hérésies pélagiennes et semipélagiennes; le second
traité (disp. XII-XIX) étudie les divers états de la
nature humaine, considérés dans leur rapport avec
la grâce; le troisième traité (disp. XX-XL) étudie la
grâce du Christ Sauveur et spécialement la question
du libre arbitre (disp. XXX-XXXVII) et ensuite la
prédestination et la réprobation. Le P. Martinon suit
l'Augustinus dans ses grandes lignes. L'écrit se ter-
mine par une triple Anlistatera qui montre l'opposi-
tion de la doctrine de Jansénius avec les définitions
du concile de Trente, et son accord avec les proposi-
tions déjà condamnées de Raïus et les erreurs des
hérétiques modernes. Le P. Sommervogel cite, en
outre, deux lettres du P. Martinon; la première est
adressée au P. Petau, 11 avril 1643, et la seconde
au P. Labbe, 21 juillet 1762.
Aigueperse, Biographie des grands hommes de V Auvergne,
2 vol. in-8", Clermont-Ferrand, 1834, t. n, p. 67; Sommer-
vogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v, col. 651-
652; Kirchenlexicon, t. vm, col. 942; Hurter, Nomenclalnr,
3» édit., t. ni, col. 949-950.
J. CARREYRE.
MARTYRE. — I. Notion théologique d'après
saint Thomas d'Aquin. IL Notion canonique d'après
Renoît XIV (col. 223). III. Histoire du martyre dans
l'Église catholique (col. 233). IV. Valeur apologé-
tique du témoignage des martyrs (col. 246).
I. Notion théologique d'après saint Thomas
d'Aquin. — Nous allons d'abord analyser la notion
théologique du martyre en suivant pas à pas le Doc-
teur angélique, IIa-IIaî, q. cxxiv. On ne peut suivre
une méthode plus nette, plus concise et plus progres-
sive.
1° Le martyre est un acte de vertu, car il consiste à
demeurer ferme dans la vérité et la justice contre les
assauts de la persécution; d'ailleurs des actes de vertu,
seuls, peuvent procurer la béatitude éternelle promise
aux martyrs : « Heureux ceux qui souffrent persécu-
tion pour la justice, parce que le royaume du ciel est
à eux. » Matth., v, 10.
Les saints Innocents semblent une exception à ce
principe, puisque l'Église les honore comme martyrs
bien que leur martyre ne soit pas volontaire de leur
part. Plusieurs théologiens ont essayé d'éluder l'objec-
tion en imaginant que, chez eux, l'usage du libre
arbitre aurait été miraculeusement avancé, mais cette
assertion est gratuite, n'étant nullement appuyée
sur la sainte Écriture. Il vaut donc mieux dire que ces
enfants obtinrent, par une pure miséricorde de Dieu,
une gloire qui exige chez les autres le concours de la
volonté. En effet nous savons que le sang répandu
pour le Christ équivaut au bienfait du baptême,
nous pouvons donc dire : de même que les mérites ù\\
Christ communiqués aux enfants baptisés les rendent
dignes de la gloire éternelle, de même les mérites du
martyre du Christ confèrent la palme du martyre
aux enfants dont le sang fut répandu pour Lui. Ainsi
221
MARTYRE, NOTION THEOLOGIOUE
222
raisonne saint Augustin, Sermonsurl'Épiphanie,Serm.,
ceci. xxiii. 3, /'. /... t. xxxix, col. 1664. Saint Bernard
(Sermon sur la fête des saints Innocents) rapproche
trois sortes de martyrs et montre dans celui de saint
Etienne l'acte et la volonté: dans celui de l'apôtre
saint Jean, la volonté seule, dans celui des Innocents,
l'acte seul sans la volonté: « Oui, dit-il, Etienne est un
martyr aux yeux même des hommes, puisque nous
voyons éclater en même temps et son sacrifice et sa
volonté généreuse; Jean le fut aux yeux des anges,
puisque ces substances spirituelles ont pu contempler
à découvert les secrètes aspirations de son âme. Mais
voici vos martyrs à vous, ô mon Dieu, puisque c'est
votre grâce seule qui leur a donné cette glorieuse
prérogative, dont ni l'ange, ni l'homme ne peuvent
découvrir la cause ni le mérite. »
Si certaines femmes sont honorées comme martyres
après s'être donné la mort pour échapper au déshon-
neur, saint Augustin admet que l'Église n'a dû auto-
riser ce culte que sur des témoignages certains de la
volonté divine. De civ. Dei, I, xxvi, P. L., t. xli,
col. 39.
Si le martyre est un acte de vertu, n'est-il pas
louable de s'y offrir spontanément, et comment expli-
quer que l'Église ait vu dans cette démarche une pré-
somption et un danger?
Saint Thomas répond que certains préceptes de la
loi divine ne nous imposent que la « disposition d'âme »
■d'accomplir tel ou tel acte au moment opportun. Il faut
être prêt à souffrir les injustes persécutions dont nous
.serons l'objet. In IYum Sent., dist. XLIX, q. v, a. 3,
qusest. 2, ad lum; Quodl. iv, 20. Mais il n'est pas permis
de donner aux autres l'occasion d'agir avec injustice,
ce serait un péché de complicité.
2° Le martyre est un acte élicite de la vertu de force,
car c'est la vertu de force qui affermit l'homme dans
le bien et lui permet de résister aux dangers, spéciale-
ment à la mort. Le martyr s'attache d'une manière
inébranlable au bien puisque le péril imminent de la
mort ne peut lui faire abandonner la vérité et la jus-
tice.
Il se rapporte à la foi comme à la fin qu'on se pro-
pose d'une manière inébranlable. On distingue en
•effet dans un acte de force, la fin de cette vertu, c'est-
à-dire le bien auquel on demeure fortement attaché
•et l'essence de cette vertu, c'est-à-dire la fermeté même
qui fait que rien ne peut nous séparer de ce bien.
Le martyre est un acte impéré par la charité; c'est
•elle qui lui donne sa valeur méritoire : « Quand bien
même je livrerais mon corps pour qu'il fût livré aux
flammes, si je n'avais pas la charité, cela ne me ser-
virait de rien. »I Cor., xm,3. C'est ainsi que le martyre
manifeste la charité aussi bien que la force : « Il ne
saurait y avoir de plus grand amour que de donner
sa vie pour ceux qu'on aime. » Joa., xv, 13.
La patience est louée spécialement chez les martyrs,
•car la patience à souffrir est l'acte principal de la
force, dont l'acte secondaire consiste à attaquer.
3° Le martyre est un acte de la plus haute perfection.
Il ne le serait pas si on considérait seulement la vertu
de force dont il émane, car le martyre, considéré
•comme l'acceptation obligée de la mort, n'est pas le
plus parfait des actes des vertus (souffrir la mort n'est
une chose louable que par le but ou le bien qu'on se
propose). Mais il le devient si on considère le motif
premier qui le détermine, la charité, • lien de la perfec-
tion »,Coloss., m, 14; il manifeste le plus haut degré,
de charité en sacrifiant le plus grand des biens, la vie,
et en acceptant le plus redouté des maux, la mort,
accompagnée de supplices, dont l'aspect suffit pour
réprimer les instincts les plus impétueux chez les
animaux eux-mêmes., S. Aug., Liber LXXXII1 qusest.,
q. .xxxvi, P. /.., t. xi., col. 25.
Si le martyre est un acte si parfait, il devrait être
une matière de conseil et non de précepte, et cepen-
dant il est dit : « Nous devons, nous aussi, donner
notre vie pour nos frères. » IJoa.,m, l(i. Saint Thomas
note justement que tout acte de perfection, objet de
conseil dans l'ordinaire de la vie, peut devenir, en
certains cas, objet de précepte, lorsqu'il est nécessaire
au salut ; ainsi une personne mariée peut être astreinte
à la continence en cas de maladie ou d'absence île
son conjoint. Cf. Augustin, De adulterinis conjugiis.
II, xix, P. L., t. xl, col. 485. Le martyre est un acte
de perfection qui, dans certains cas, devient obliga-
toire pour le salut: il est d'autre cas, où sans être
obligatoire, il s'est imposé à des saints par zèle de la
foi ou charité fraternelle;
Il ne faut pas objecter que l'obéissance est supé-
rieure aux victimes, entant que l'immolation de l'âme
à Dieu par l'obéissance est supérieure au sacrifice du
corps par le martyre, car le martyre est la forme la
plus élevée de l'obéissance, c'est l'obéissance jusqu'à
la mort à l'exemple du Christ. Philip., n, 8.
Si le martyre est considéré seulement comme acte
de la vertu de force, d'autres actes seront plus par-
faits que lui, comme l'enseignement et l'administra-
tion qui sont ordonnés au bien de plusieurs, car « le
bien de la multitude est supérieur au bien de l'indi-
vidu », Éthique, 1. I, n, 8: mais si le martyie est consi-
déré dans sa fin, il est le plus parfait des actes; ce qui
permet à saint Augustin de dire : « Personne n'ose-
rait, je pense, faire passer la virginité avant le mar-
tyre. «Lib.de sanctavirginitale, xi.v; Enarr. in Psalm.,
LXVii, P. L., t. xl, col. 423; t. xxxvi, col. 812 sq.
4° Le martyre, dans la rigoureuse acception du mot.
suppose qu'on souffre la mort pour le Christ, a. 4;
cf. In IVum Sent., dist. XLIX, q. v, a. 3, quaest. 2.
En effet martyr signifie témoin de la foi chrétienne, qui
nous enseigne à mépriser les choses visibles pour les
biens invisibles. II Cor., iv, 17. Le martyr témoigne
sa foi en montrant en action son mépris pour tous les
biens présents, et son invincible amour pour tous les
biens invisibles de l'avenir. Or il ne montrera d'une
manière efficace qu'il méprise absolument tous les
biens de la terre que lorsqu'il aura donné sa vie. car
pour la conserver, les hommes se résignent à garder
tous les autres biens, et à supporter les pires douleurs,
ainsi que dit Satan dans le livre de Job, n, 4 ; Vie
pour vie; l'homme donnera tout ce qu'il possède pour
conserver son âme », c'est-à-dire sa vie. Aussi l'Église
n'appelle-t-elle martyrs que- ceux qui sont morts pour
le Christ et réserve le titre de confesseurs à ceux qui
ont subi l'exil, la prison, la perte des biens, la torture
même pour confesser leur foi.
Ce sera un martyre « par analogie » qui sera attribué
à la sainte Vierge dans le sermon De assumptione ,
attribué à saint Jérôme (Epist., ix, ad Paul, et Eus-
toch.) : « Je dirai sans crainte de me tromper que la
Mère de Dieu lut en même temps vierge et martyre,
quoiqu'elle n'ait pas terminé sa vie par une morl
violente. » C'est le même sens analogique qui permet
à saint Grégoire ele dire : « Bien que nous ne soyons
plus exposés aux persécutions, nous pouvons encore
trouver dans la paix le mérite du martyre', car si nous
ne courbons pas la tète sous le glaive des bourreaux,
nous portons le glaive spirituel dans notre âme. afin
d'en retrancher les désirs charnels, n Homil. in Evang.,
m, 4, /'. L., t. lxxvi, col. 1(189.
On pourrait objecter que des vierges, c< mine
sainte Agnès et sainte Lucie, ont généreusement
sacrifié leur vie plutôt que de perdre leur intégrité,
dès lors on semblerait en droit de conclure qu'une
femme mérite davantage le titre de martyre lorsque,
pour la défense de la foi, elle perd ce bien de la vir-
ginité qu'elle estime supérieur a la vie. Saint Thomas
22:i
M A U T Y R E , N 0 T ION C A N 0 N I Q U E
224
rép&nd prudemment : Quand une femme perd sa
virginité à cause de la fui qu'elle professe, il n'appar-
tient pas aux hommes de déterminer avec certitude
si elle subit ce dommage par amour de la foi chré-
tienne ou par mépris de la chasteté, il n'y a donc pas
à leurs yeux de témoignage suffisant pour fonder le
martyre proprement dit. Mais aux yeux de Dieu, qui
voit le secret des cœurs, cela suffit pour la récompense;
c'est ce qui faisait dire à la généreuse Lucie : « Si vous
portez atteinte à mon honneur, ma chasteté n'en sera
que plus belle et me méritera une double couronne.»
Quand on dit que la mort est essentielle au martyre,
cela ne suppose pas que le mérite soit postérieur à la
mort; le mérite consiste à accepter la mort plutôt
que de trahir la foi. Il peut arriver que le martyr vive
encore quelque temps après avoir reçu les blessures
qui entraîneront la mort; le mérite du martyre com-
mence avec les blessures.
5° Ce n'est pas seulement la foi qui peut être cause
du martyre, mais toute vertu, pourvu qu'elle se rap-
porte à Dieu, a. 5 et Ephes., 3, lect. i: ainsi Jean-
Baptiste est honoré comme martyr pour avoir sou-
tenu les droits de la fidélité conjugale. Les œuvres de
toutes les vertus, en tant qu'elles se rapportent à
Dieu, sont des professions de foi, puisque c'est la foi
qui nous fait connaître que Dieu exige de nous et
récompense de telles œuvres. In IVum Sent., dist.
XLIX, q. v, a. 3, qusest. 2, ad lP'm et 12um.
/ Le martyre suppose le témoignage rendu à la vérité
Cdivine, non à une vérité quelconque, comme un théo-
rème de géométrie. Cependant comme tout mensonge
est un péché, refuser de mentir contre une vérité
quelconque, en tant qu'on envisage le péché comme
opposé à la loi divine, peut être cause du martyre.
Ibid., ad 10um.
L'Église ne considèie pas comme martyrs ceux qui
meurent dans une guerre juste, quoique, mourant
pour leur patrie, ils aient accompli une œuvre d'au-
tant plus méritoire que « Je bien de la nation est supé-
rieur au bien individuel ». Aristole, Éthique, I, c. n,
n. 8. La raison en est que le bien de l'État, le premier
des biens humains, passe après le bien divin. Néan-
moins le bien humain peut devenir cause du mar-
tyre, s'il est rapporté à Dieu, car il devient alors bien
divin.
G0 Effets du martyre : Ils sont mentionnés IIIa,
q. lxviii, a. 2, ad 2um; la libération de toute coulpe
et de toute peine s'obtient par le baptême et le mar-
tyre; voilà pourquoi il est dit que dans le martyre
toute la vertu du baptême s'achève (De eccles. dogm.,
c. 74); noter cependant la restriction apportée IIIa,
q. lxxxvii, a. 1, ad 2um : le martyre délivre de
toute coulpe, à moins qu'il ne trouve la volonté
actuellement attachée au péché. In IVnm Sent.,
dist. IV, q. m, a. 3, quœst. 3.
IL Notion canonique d'après Benoit XIV. —
Benoît XIV, dans son admirable traité De servorum
Dei bealificalione et beatorum canonizatione, Bologne,
1737, 1. III, c. xi-xxn, étudie longuement les condi-
tions du martyre, nous allons résumer sa savante
analyse :
1° Le Persécuteur (c. xi), doit être un personnage
distinct du martyr; il doit intervenir directement dans
la mort. Ainsi, peut-on traiter de martyre la sainte
Vierge à qui s'applique la prophétie de Simcon?
Certains l'ont admis, ainsi Ildefonse de Florès, App.
ad tract De inchjto agone martyrii et saint Bernard.
Sermo de duodecim prserog. B. M. V.; mais saint Tho-
mas d'Aquin ne lui attribue le martyre que dans un
sens impropre et par analogie, cf. In IVum Sent.,
dist. XLIX, q. v, a. 4, queest. 2, ad 4um; II^-II*,
q. cxxiv, a. 4. U est suivi par Dominique Soto, In
1 V117" Sent., dist. XLIX, q. v, a. 2; le card. Capisucchi,
Controversia de marlyrio, n. 3; Hurtado, Résolut, de
vero martijrio, tr. m, resol. 22, 4 ; le card. Gotti, Theo-
logia, t. xill, q. n,/Je baplismo, dub. ir, n. 1 ; Théophile
Baynaud, Opéra, t. xvm, De marlyrio per pestem,
part. II, c. i.
Certains théologiens admettent qu'on peut être
martyr par suite du seul désir intense du martyre
selon le canon 2G De l'wnitentiu., dist. I. Il y aurait
dès lors des martyrs de la patience, de l'observance
claustrale, de la virginité, de la charité chez ceux qui
se laissent consumer par le zèle de l'amour divin ou
chez ceux qui ont supporté avec vaillance une longue
maladie ou qui, soignant les pestiférés, sont morts
de la contagion.
Dès lors une question se pose : la mort est-elle
nécessaire pour constituer le martyre? Non, répond
Martin De Magistris, tract. De martyrio, q. i-iv. Oui,
répond saint Thomas d'Aquin, IIa-IIa!, q. cxxiv, a. 4,
suivi par Cajétan, Capissucchi, Hurtado, Baynaud.
Le mérite peut d'ailleurs être le même, puisqu'il
dépend des sentiments intérieurs, mais l'auréole man-
que, ainsi que l'explique saint Thomas, In I V"™ Seul ,
dist. XLIX, q. v, a. 3, qusest. 2, ad 3um : Actm exterior
semper addit ad rationem meriti, vel demeriti, secundum
quod in actu oportet voluntatem variari ex vehementia
aclus a statu, in quo prius fuerat... Cum actus marty-
rii maximam difficultaiem habeat, voluntas martyrii
non pertingit ad illud merilum, quod aclui marlyrum
debetur ratione difficultatis, quamvis etiam possit per-
venire ad allerius prœmium, considerata radiée merendi,
quia aliquis ex majori charitate potest velle sustinere
martyrium, quam alius de facto sustineat, unde volun-
tarie martyr potest mereri sua voluntatc prsemium essen-
tiale sequale, vel majus eo, quod martyri debetur, sed
auréola, cum debcatur difficultati, quse est in ipsa pugna
martyrii, non debetur, nisi iis, qui aclum externum
martyrii sustinent.
Les saints eurent généralement un grand désir du
martyre et sont néanmoins honorés comme confes-
seurs, ainsi saint Dominique, d'après saint Antonins
Sum. theol., part. III, tit. xxxi, c. ix, saint François
d'Assise, sainte Thérèse, saint Jean de Câpistran,.
saint Bomuald, saint Martin, saint François Xavier et
tant d'autres.
Pour ceux qui moururent de la contagion en soi-
gnant les pestiférés, Théophile Baynaud, De mar-
lyrio per pestem, prétend que c'est un vrai martyre j
il est suivi par le trinitaire Jean d'Andrada, mais son
livre fut condamné par l'Index en 1646, et sa doctrine
réfutée par Hurtado, le card. de Lauria, Muratork
Tract, de peste, 1. III, c. vr. Le cardinal Capisucchi»
Controversia de martyrio, n. 11, fait une distinction
entre celui qui serait placé par le persécuteur au ser-
vice des pestiférés en haine de la foi et qui serait
vraiment martyr, et celui qui s'y mettrait de lui-
même. Le martyrologe romain signale au 28 février
des martyrs d'Alexandrie morts en soignant des.
contagieux, mais il emploie le terme veluti martyres qui
indique une analogie avec les martyrs et non une assi-
milation complète. Le cas de Louis de Gônzague
confirme cette doctrine, puisqu'il n'est pas honoré
comme martyr quoiqu'il soit mort en soignant des.
contagieux, de même pour saint Jérôme. Émilien.
Cas des martyrs qui se sont donné la mort. ■ — Le per-
sécuteur est' alors cause occasionnelle, non cause effi-
ciente. C'est le cas de sainte Apollonie qui sauta dans
le feu pour éviter le déshonneur et de sainte Pélagie,,
vierge d'Anfioche, qui se précipita dans l'eau avec sa
mère et ses sœurs; de même les trois cents martyrs,
honorés le 21 août dans le maityrologe romain et
désignés sous le titre de Massa candida. A propos de-
ces cas difficiles, saint Augustin, De civ. Dei, I, xxvi»
dit prudemment ; De his nihil temere audeo judicare^
22.*
MARTYR]'.. NOTION CANONIQUE
226
Mais Coquée, dans ses notes sur le livre de la Cité
de Dieu, indique que sain) Augustin était tenu à une
réserve excessive à cause des circoncellions de son
temps qui se livraient à la mort. En réalité,
puisque ces saints sont admis dans le catalogue des
martyrs, il faut déclarer qu'ils y ont été poussés par
une inspiration divine, ainsi le caïd. Cozza, C.om.
hist. dogm. in lib. S. Augustinî de Hseres., part. I,
c. i. n. 177: Gravina, ('.ont in. sec. I'. Calh. Prœscript.,
I. iv. p. 336; Soto. In I V'»» Sent., dist. XLIX, q. v.
a. 2; Baronius, Annales, an. S 7 < » , n. 11.
2° Peine infligée par le persécuteur (c. XII.) • Nous
avons vu que la mort est nécessaire pour le martyre;
cependant, si le martyr reçoit une blessure mortelle
et survit néanmoins par miracle, il ne sera pas privé
de l'auréole, de même ceux qui subissent pour le
Christ la prison, l'exil, des souffrances jusqu'à la
mort. Ainsi pensent avec saint Thomas d'Aquin,
soto. Capisucchi, les Salmanticenses, Suarez, Hur-
tado, Haynaud, Gotti, Maurus et d'autres. C'est le cas
de saint Jean, sorti par miracle de l'huile bouillante,
de sainte Thècle, honorée comme première martyre,
condamnée aux bètes mais sauvée par protection spé-
ciale, de saint Félix de Noie honoré le 14 janvier dans
le martyrologe romain, de saint Grégoire, évêque de
la Grande Arménie, honoré le 2!) septembre, comme
d'ailleurs de Daniel, échappé de la fosse aux lions et
des trois enfants, sauvés de la fournaise. S. Cyprien,
Epist., i.vm.
Dans les premiers temps, le titre de martyr était
donné aux simples confesseurs comme on peut le voir
dans Tertullien, Ad martyres et dans saint Cyprien,
Epist., x, Ad martyres et cun /essores Jesus-Christi,
Epist., xii, xv, xxx. Notons toutefois que certains
repoussaient ce titre dont ils se déclaraient indignes;
d'autres distinguaient un double degré : martyre ini-
tial et martyre parlait; nous parlons de ce dernier,
t'est le martyre au sens strict.
Que penser de celui qui, miraculeusement, n'a res-
senti aucune douleur au milieu des supplices? Le
cardinal Capisucchi dans sa controverse sur le martyre,
n. 5, déclare qu'on peut y voir tout au plus un mar-
tyre inchoative, mais non au sens rigoureux. C'est
d'ailleurs la doctrine de Cajétan. Théophile Haynaud
soutient le contraire. C'est le cas des saints Tryphon
et Respicius, de saint Théodore d'Ancyre et de saint
Basile d'Ancyre. Ce fut d'ailleurs le cas des trois
enfants jetés dans la fournaise, que Tertullien et saint
Cyprien appellent martyrs.
Que penser maintenant si la blessure, mortelle par
elle-même, est guérie par un médecin ou au contraire
si la blessure, qui n'est pas mortelle de soi, entraîne la
mort laute de soins? Dans le premier cas, répond Soto,
p. 1037, il n'y a pas martyre, quia Eeelesia nullum
medieorum judieium, sed solam moilem tumquum suffi-
ciens testimonium approbat martyrii. Dans le second
cas, il faut distinguer : ne serait pas martyr celui qui
aurait négligé de recourir au médecin alors qu'il
aurait pu le faire facilement, car il paraîtrait avoir
désiré la mort d'une façon excessive et être coupable
de négligence. Dans le cas contraire, il y aurait mar-
tyre et c'est le cas de 20 moines de la I.aure de Saint-
Sabas, au ix' siècle, honorés au 20 mars.
Si le cas se présentait d'un serviteur de Dieu guéri
miraculeusement de blessures mortelles, il faudrait
dans la discipline actuelle prouver juridiquement la
blessure mortelle, la guérison miraculeuse et la per-
sévérance jusqu'à la mort dans la charité et la pra-
tique héroïque des vertus.
.'■!" Cause du martyre ex parle persécutons (c. xm).
Elle doit être examinée avec soin, et d'abord ['inten-
tion du persécuteur. C'est ce qui fut fait notamment
avec un souci particulier dans la cause célèbre des
DltT. DE THÉOL. (AI H.'
martyrs du .lapon, étudiée par la congrégation des
rites en 1685-1687. Précisément l'édil tle l'empereur
du .lapon, interdisant à ses sujets tous rapports avec
les Portugais, n'invoquait d'autres raisons sinon
que ceux-ci axaient introduit et favorisé les prédica-
teurs dà la foi chrétienne. Cf. Gotti, De vera Eeelesia,
t.l.C m. n. 1,1 1. Or. le martyr consiste dans l'accep-
tation volontaire de la mort pour la foi du Christ
ou pour tout autre acte de vertu rapporté à Dieu. Il
faut donc de la part du persécuteur la haine de la foi
ou de toute autre bonne oeuvre en tant (pie com-
mandée par la foi du Christ.
1. l'eu importe (pie le persécuteur soit paven, héré-
tique, ou même catholique; il suffit qu'il inflige la
mort par haine d'uae vertu qui peut se ramener à la
foi, ainsi Stanislas de Cracovie, Thomas de Cantor-
béry, Jean Népomucène furent mis à mort respec-
tivement par Boleslas roi de Pologne, Henri roi d'An-
gleterre, YYenceslas roi de Bohême qui étaient pour-
tant catholiques
2. II n'est pas nécessaire que le persécuteur soit
décidé par la haine de la foi: il peut se faire qu'il
croie punir un vrai crime dont la victime a été calom-
nieusement chargée. Il faut alors prouver que Yaccu-
salenr a procédé ex odio jïdei. Ce cas s'est présenté dans
les premiers temps du christianisme, puisque les chré-
tiens étaient accusés par leurs ennemis de toutes
sortes de crimes odieux, et quoique la preuve juri-
dique n'en ait jamais été faite, il a pu arriver que
les juges, en envoyant les martyrs à la mort, aient
cru parfois punir de justes crimes.
3. 11 n'est pas nécessaire que le persécuteur avoue
expressément agir en haine de la foi; il suffit que ce
soit son vrai motif, même s'il invoque un autre pré-
texte. Cf. Borellus, De régis cath.. prsestant., c. i.xxi,
n. 29; Gotti, TheoL, t. xm, q. n. C'est ce que confirme
l'histoire, puisque Néron commença la persécution en
prétextant l'incendie de Home qu'il attribua lâche-
ment aux chrétiens.
1. Il n'est pas nécessaire que le persécuteur con-
damne expressément à mort: il suffit que ses paroles
soit interprétées dans le sens d'une condamnation
à mort. C'est le cas célèbre du roi Henri d'Angleterre
qui s'est défendu d'avoir expressément commandé
l'assassinat de saint Thomas de Cantorbéry. Saint
Bernard cite un cas analogue, celui de Thomas,
prieur de Saint-Victor de Paris, Epist.. eux, P. /..,
t. ci. xx xii, col. 319.
ô. L'occasion du martyre peut venir d'ailleurs,
pourvu que la cause finale soit vraiment la haine de
la foi, car tout acte reçoit sa véritable espèce de sa
cause finale. Ainsi le martyrologe romain célèbre au
16 niai le martyre de saint Abdas dont parle Théo-
doret, //. E., Y, xxxvm. Or, Abdas avait détruit le
temple consacré par les Perses au soleil, ce dont le
blâme Théodoret; mandé par Isdegerde. roi des
Perses, et sommé de le reconstruire, il refusa et fut
mis à mort. Il est considéré comme martyr, non pour
avoir détruit ce temple, mais pour avoir refusé de le
réédifier. Benoit NIY cite deux autres cas plus
célèbres, étudiés de son temps, celui de saint Josa-
phat et celui de Pierre de Arbues: il cite également le
cas plus curieux encore de la bienheureuse Camille
Gentili, tuée en 1 1 X(> par son mari, pour avoir causé
avec sa propre mère. Hrandine Gracie. Personnelle-
ment il était favorable à lui accorder le titre de mar-
tyre pour avoir méprisé les menaces dit son mari, et
avoir voulu pratiquer le commandement de Dieu (fui
ordonne d'honorer ses parents, mais la difficulté de
la cause provenait de l'impossibilité de prouver que
celte mort injuste lui avait été infligée en haine de la
foi.
Comment peut-on prouver «pie le persécuteur agit
X. — S
227
MARTYRE, NOTION CANONIQUE
22.S
en haine de la foi? Cette preuve peut s'administrer
de différentes manières : a) Par la sentence du persé-
cuteur qui peut le dire explicitement. b) Par la
discussion entre le persécuteur 'et le martyr. c) Par
les promesses laites au niarlyrpour ramener a changer
de résolution. d l'ar l'impunité offerte au martyr
s'il consent à renier la loi du Christ. e) Enfin cela
peut apparaître concludenler. c'est-à-dire par mode
de conclusion, et résulter des circonstances, des actes.
des démarches ; par exemple, il était chrétien, il a refusé
(h faire quelque chose d'incompatible avec la loi
ou avec la morale chrétienne.
I' Conditions requises chez le martyr avant sa mort
(c. xv). — 1. Considérons d'abord le cas des enfants.
Pour qu'ils soient martyrs, il suffit qu'ils soient morts
pour le Christ, et cela même dans le sein maternel.
Nous avons le cas célèbre des saints Innocents que
l'Église a toujours honorés comme martyrs. Saint
Augustin, De libero urbilrio, 1. III, c. xxm : Etiam
infantes illos,qui, cum Dominas Jésus Chrislus necandus
queereretur, oceisi sunt, in honorem martyrum reeeplos
commendat Ecclesia. P. L., t.xxxn, col. 1304.
Notons toutefois cette différence entre les enfants
et les adultes que ces derniers seuls auront l'auréole.
Cf. saint Thomas d'Aquin, In /VHm Sent, dist. XLIX,
q. v, a. 3, qusest.2, ad 12"m; II*-IIœ,q. cxxiv, a. 1,
ad lum : Innocentes, sicut non pertint/unt ad per/eetam
rationem marlyrii (in quantum scilicct marlyrium est
actus l'irtulis et fortiludinis), sed aliquid marlyrii habenl
ex hoc quod passi sunt pro Christo, ita etiam aureolam,
non quidem secundum perfectam rationem, sed secun-
tlum aliquam purticipationem, in quantum scilicet
gaudent, se in obsequium Christi occisos esse, ut dietum
est de pueris baptizatis, quod habebunt cdiquod gau-
dinm de innocencia et carnis integrilate. L'auréole
signifie couronne d'or; elle désigne la joie accidentelle
s'ajoutant à la joie essentielle du Ciel et provenant
de certaines victoires éminentes. Ces victoires peu-
vent provenir de la lutte contre la chair, contre le
monde mauvais ou contre l'erreur; l'auréole convient
donc aux vierges, aux martyrs et aux docteurs. Or,
les enfants n'ont point lutté, ils sont de vrais martyrs,
mais ne peuvent avoir l'auréole.
2. Adultes. — Le martyre supplée le baptême d'eau;
il produit les mêmes effets, il efface le péché originel,
les péchés actuels quant à la coulpe et à la peine; voir
la préface de saint Cyprien au De exhortatione mar-
lyrii : Doantes, hoc esse baptisma in gratia majus, in
poteslate sublimius, in honore prœstantius; baptisma,
in quo baptizant Angeli, in quo Deus et Chrislus ejus
exultant; baptisma post quod nemo jam peccat; bap-
tisma quod fulei nostrse incremenla consummal; bap-
tisma, quod nos de mundo reredentes statim Deo copu-
lat. In aquiv baptismo accipitur peecatorum remissio,
in sanguinis corona virtutum. P. L., t. iv, col. 680. —
Ht saint Augustin, De civ. Dei, XIII, vu : Quicumque.
etiam, non perceplo regeneralionis lauacro, pro Christi
confessione moriuntur, tantum eis v<det ad dimiltenda
peccata, quantum si abluerentur sacro fonte baptismatis.
Oui enim dixil : Si guis non renatus fueril ex aqua et
Spiritu sanclo non intrabit in regnum cielorum, alia
sententia islos fecil exceptas, ubi non minus generaliler
dixit : Qui me confessus fueril coram hominibus, confi-
tebor et ego eum coram Pâtre meo, qui in cœlis est ; et
alio loco : Qui perdideril animam suam propter me,
inveniel eam. P. L., t. xli, col. 381. — Aussi l'Église
ne prie pas pour les martyrs, elle les invoque, et le
pape Innocent III, citant saint Augustin, In Joannem,
tract, lxxxiv, a pu dire : Injuriant facil martyri, qui
orat ]>ro martyre. Les théologiens discutent pour savoir
si cet effet du martyre est produit ex opère operato, ou •
s'il est produit ex opère operanlis et provient de l'acte
de charité contenu dans l'acceptation du martyre,
selon la doctrine de saint Thomas, III', q. i.wi.
a. 12, ad 2""1 : Efjusio sanguinis non habel rationem
baplismi, si si! sine caritale, et fl'-II', q. CXXIV, a. 2,
ad 2""' : Marlyrium est curitalis ut imperantis. forti-
ludinis aulern ut elicienlis. Cajétan. Soto, Hellar-
min, Suarez enseignent que le martyre ne justifie pas
strictement ex opère operato, comme les sacrements,
mais quasi ex opère operato, 'par suite d'un privilège
fondé sur l'imitation de la passion du Christ qui a
promis le salut éternel à qui donne sa vie par amour
pour lui.
Quoiqu'il en soit de cette discussion théorique, il
faut certaines conditions pratiques : Si l'adulte est
catéchumène, il doit autant que possible recevoir le
baptême d'eau avant le martyre. S'il est déjà baptisé,
il doit, si possible, confesser ses péchés à un prêtre
ou du moins les regretter et recevoir la sainte commu-
nion, car ces préceptes obligent de droit divin au
moment de la mort, et le martyre ne peut en dispen-
ser. C'est la doctrine de saint Thomas, In I V'um Sent..
dist. IV, q. m, a. 3,quœsl.3, adlum; IIKq.Lxvi.a. 11 ;
cf. Soto, In lV"mSenl.. dist. XV. q. 1, a. 1, concl. 3 et
Estius, In l\'lim Sent., dist. IV, n. 21. — Les théolo-
giens se demandent si celui qui se rappelle un péché
non confessé est tenu de le détester formaliter et peut
être justifié par un acte d'amour de Dieu super omnia,
mais si cette discussion théorique s'applique au cas
où le précepte de la pénitence n'urge pas, en cas de
mort imminente on est tenu de se repentir et de faire
un acte formel de détestation de tous les péchés dont
on a le souvenir. — Celui qui va mourir pour le Christ
et qui n'est pas baptisé ni ne peut l'être, est -il tenu de
désirer le baptême? Estius répond qu'il est seulement
tenu de ne pas le mépriser, mais qu'il n'est pas tenu
de le désirer puisqu'il a un moyen plus parfait d'ob-
tenir la vie éternelle. — La contrition au sens strict
est-elle nécessaire? Bellarmin assure que l'attrition
suffit comme pour le baptême d'eau; ainsi pensent
Bonacina, Anaclet. Le cardinal de Lauria dit que c'est
probable, non certain. Suarez, Maurus. Hurtado
tiennent qu'en pareil cas il faut s'efforcer de faire
un acte de contrition, seul moyen sûr; Soto et Gotti
admettent, comme probable, qu'il suffit de la contri-
tion virtuelle incluse dans la ferveur de l'acte de cha-
rité par lequel on choisit Dieu plus que sa propre vie.
Ces questions qui regardent le for interne intéressent
le théologien plus que le canoniste.
L'histoire nous apprend que les fidèles des premiers
siècles avaient l'habitude d'aller visiter les chré-
tiens dans leurs prisons; ils leur apportaient charita-
blement des vivres, du vin mélangé de myrrhe pour
les aider à supporter les tourments, il y eut même des
abus contre lesquels saint Cyprien proteste dans son
Épître v. Tertullien cite même un cas de martyr ivre,
incapable de répondre aux interrogations du juge. Les
diacres apportaient aux futurs martyrs la sainte
eucharistie, les prêtres célébraient la messe dans
leurs cachots pour les préparer au sacrifice suprême.
5° Désir du martyre, son acceptation, offre spontanée,
fuite (c. xvi). — 1. Est-il permis de désirer le martyre
et de le demander à Dieu? — Oui certes; aussi saint
Grégoire, commentant le mot de saint Paul, I Tim., m.
Qui episcopatum desiderat, bonum opus desiderat,
ajoute que Paul a prononcé ces paroles à l'époque
où celui qui commandait le peuple chrétien était
le premier à marcher au martyre. Ainsi pense saint.
Thomas d'Aquin, IIa-IF,q. clxxxv, a. 1, ad lum.
— D'ailleurs le Christ nous a encouragés au martyre.
I Petr., n, 21. Nous avons de nombreux cas de l'anti-
quité chrétienne qui nous montrent les aspirations
les plus véhémentes vers cette preuve suprême de
l'amour de Dieu. Les théologiens n'ont aucune peine
à montrer que le désir du martyre ne comprend nulle-
229
M A K T Y H E , N OTI 0 N C A N O N I Q 1 I E
230
nu'iit l'acceptation du péché commis pur le persécu-
teur ni la moindre complicité avec lui. Le caïd, de
I Hiria l'appelle l'œuvre Ja plus parfaite de suréroga-
t ion. Estius peut dire fort justement : Non enim
desiderant tutus malos diaboli uut malorum hominum
serf, prœsupposita illorum malitia, desiderant ipsas
afllictiones, quœ, ut taies, a l)eo sunt. et proinde bonté.
2. L'acceptation de la mort est-elle de l'essence du
martyre'.' — Certains ne requièrent aucune accepta-
tion de la mort. Hurtàdo déclare qu'un homme qui
dormirait ou serait aliéné serait martyr, pourvu
qu'il soit juste et qu'il soit tué en haine de la foi. .Mais
cette opinion est généralement rejetée comme peu
conforme à Matth., xvi. 24, Qui ouït venire post me.
nbneget semetipsum et tollat crucem suam et sequtdur me.
3. Cette acceptation de la mort doit-elle être actuelle
nu peut-elle être virtuelle ou habituelle, ou même inter-
prétative? - L'intention interprétative ne saurait être
admise, car il est moins vraisemblable de présumer
l'acceptation des tortures et de la mort que celle du
sacrement de l'extrême-onction. L'acceptation actuelle
est évidemment la meilleure. La virtuelle suffît, c'est-
à-dire l'acceptation qui n'a pas été rétractée et qui
influe sur l'acte. On pourrait même dire que l'accepta-
tion habituelle suffît, ce qui signifie qu'on aurait autre-
fois désiré le martyre, puis, sans plus y penser, on
ferait quelque chose de méritoire qui entraînerait les
coups des ennemis de la foi, comme de prêcher l'Évan-
gile. Benoît XIV cite le cas de Juvénal Ancina, évèque
de Saluées, empoisonné par un prêtre à qui il avait
reproché sa conduite scandaleuse; il ne fut pas admis
comme martyr parce que l'acceptation de la mort
ne put être prouvée, puisqu'il avait bu la coupe sans
soupçonner le poison qui le ferait mourir.
4. Est-il permis de s'offrir spontanément à la mort?
— Cette manière de faire était interdite dans l'antique
discipline de l'Église, cependant étaient exceptés
ceux qui avaient eu la faiblesse d'abjurer et qui vou-
laient réparer leur faute; d'ailleurs nous avons de
nombreux exemples de martyrs qui s'offrirent eux-
mêmes aux persécuteurs et que l'Église n'a nullement
blâmés. Les théologiens admettent que l'inspiration du
Saint-Esprit peut expliquer cette initiative ainsi que
plusieurs autres causes, parmi lesquelles saint Tho-
mas cite le zèle de la foi et la charité fraternelle.
Verricelli exige une cause grave et proportionnée.
De 'tpostol. mission., tit. De fide, q. ix, sect.iv, n. 43; il
dit qu'il faut tenir compte de deux éléments : de la
disposition de celui qui s'offre, nam in deliciis nutri-
tus. carnis viciis irrelilus, temere lapsus periculo se
e.vponil et hic tentai Deum, et de la lin qu'il se propose :
Qui enim ultimate et primario martyrium intendit,
illicite agit, estque id circoneelliones imitari, quare
finis primarius débet esse Dei gloria, fidei exaltalio,
persécutons confusio, infidclium conversio, Ecclesiw
ex, fidelium confirmalio.
6 Peut-on fuir la persécution ? — Tertullien ne l'ad-
mettait d'aucune manière, mais son opinion person-
nelle ne prévaut nullement contre l'opinion commune
île l'Église. La fuite, de soi, est permise selon Matth.,
\. 2.'i. Le Christ nous en a donné l'exemple. Saint
Lierre. Act., xn, a fui sur le conseil de l'ange la prison
et la mort que lui préparait Hérode. Saint Paul a
fui par une fenêtre pour échapper au roi Arétas,
II Cor., xi, 33, et l'on connaît la fuite célèbre de saint
Athanase échappant aux ariens, lue pareille fuite ne
doit nullement être assimilée à une négation de la
foi, c'est plutôt une confession virtuelle, puisque c'est
l'acceptation de grands maux, comme l'exil, par
attachement à la foi.
Par contre, les évêques et ceux qui ont charge
dame, ne peuvent pas fuir si leur fuite risque d'ame-
ner la dispersion du troupeau. P'-IIa', q. lxxxv, a. 5.
Verricelli, De apost, mission., tit. i, q. ix, sect. v,
n. 15, dil que la parole de Matth., \, 2:i, n'est pas un
précepte, mais un conseil ou une permission, car la
fuite est parfois préférable. Ainsi les premiers apôtres
pouvaient éviter la persécution sans scandale pour les
fidèles et répandre de la sorte l'Évangile. De même,
ceux qui se sentent faibles : c'est ce que dit Remigius,
cité par Abulensis (A.Toslat) : Licenlia fagiendi con-
venu infirmis in fide.quibus concedit pius magister. ne,
si se ullro ad martyrium protulissent, fortassis positi in
tormenlis negarent.
On discute le cas de celui qui a promis de revenir
en prison; est-il tenu de rentrer s'il prévoit qu'il sera
injustement misa mort? Cajétan l'affirme, car revenir
est un acte de courage, donc un acte de vertu, ma-
tière apte au serment ; d'autres le nient, sous prétexte
qu'il n'y a là aucune matière à vertu ni de patience
ni de fidélité.
6° Provocation du persécuteur(c.x\u). — Enrègle gé-
nérale, il n'est pas permis de provoquer le persécuteur;
ainsi l'enseigne saint Thomas, IIa-IIa', q. cxxiv, a. 1,
ad 3um. La raison, c'est qu'on se rendrait coupable
de complicité et de présomption. Pour expliquer les
cas contraires que contient l'histoire de l'Église, il faut
invoquer une inspiration spéciale de l'Esprit-Saint,
soit pour convertir les assistants, soit pour confirmer
les faibles. Mais dans la pratique, comment recon-
naître si ces provocations proviennent de Dieu ou au
contraire de la légèreté et de la présomption? On le
reconnaîtra par les miracles subséquents, par la per-
sévérance dans la confession de la foi jusqu'à la mort,
par les vertus héroïques et surtout l'humilité habi-
tuelle de celui qui s'expose à la mort, enfin par les
circonstances et les mobiles de cette décision extraor-
dinaire.
Benoît XIV distingue sagement entre les provoca-
tions au moment même du martyre et celles qui le
précèdent. Ces dernières sont généralement des impru-
dences condamnables, qui reviennent « à tirer les
oreilles d'un chien qui dort ». Les premières, au
contraire, ne font qu'affirmer l'intensité de la foi et
du courage du martyr, c'est' le cas des Machabées, de
saint Etienne, de tant d'autres.
A propos du fameux canon du concile d'Elvire,
Hurtado fait remarquer justement que si les chrétiens
sont mis à mort pour avoir détruit les idoles ou les
temples des païens, ceux-ci seront présumés avoir
agi par légitime défense et non par haine de la foi.
La provocation est licite s'il apparaît qu'elle^ pro-
vient d'une inspiration du Saint-Esprit, ou si les cir-
constances montrent que le serviteur de Dieu devait
agir de la sorte pour le bien de la foi et de la religion,
ou par commandement de l'autorité publique. — Nous
n'appellerons pas provocation au persécuteur la pra-
tique de certaines vertus qui peuvent attirer la per-
sécution, comme l'acte de Tobie ensevelissant les
morts tués en haine de la religion.
7° Résistance du martyr, sa patience et sa constance
jusqu'à la mort(c. xvin). • Un des cas les plus intéres-
sants et des plus discutés est de décider si le martyre
suppose la non-résistance à la mort.
Ce qui fait hésiter, c'est le passage de la If'-II*.
q. cxxiv, a. 5, ad 3"m, où saint Thomas semble indi-
quer que l'on peut considérer comme martyr le soldat
qui meurt dans une guerre entreprise pour la défense
de la foi. On a beaucoup discuté sur ce point pendant
la grande guerre, et il est pénible de constater que,
loin de faire avancer la question, la plupart de ceux
qui ont pris part à cette contro erse semblaient
ignorer les éléments de la question, tels qu'ils sont
réunis avec une sage diligence et honnêtement discu-
tés par Benoit XIV. - Saint Thomas s'exprime
plus clairement encore, In I Vmn Sent , dist , XI.IX.
231
MARTYRE, NOTION CANONIQUE
232
q. v, a. .'i, quœst. 2, ad 1 1""' : Cum quis propter bonum
commune non relation ad Chrislum mortem sustinet,
aureolam non meretùr : sed, si hoc referatur ad Chrislum,
aureolam merebitur et martyr erit; ni pote, si rempu-
blicam defendat ub hostium impugnatione, qui /idem
Chrisli corrumpere moliuntur et in tuli defensione
mortem sustineat. Ainsi Sylvins, Paludanus, saint
Antonio, Capisucchi, Hurtado.
Dans cette opinion, il faut une guerre entre fidèles
et inlidèles, non pour motif politique, mais pour cause
de religion; alors ceux qui luttent pour défendre la
religion contre les infidèles meurent martyrs, car la
mort leur est infligée en haine de la loi. lit leur résis-
tance n'est pas un obstacle à leur titre de martyr, car,
disent ces théologiens, ils luttent non primario pour
défendre leur vie, mais pour la cause de l'Église et la
vraie foi contre les adversaires du Christ ; ils rie défen-
dent leur vie que secundario en tant qu'elle est néces-
saire à l'Église et à la foi chrétienne.
D'autres, trouvant peut-être cette distinction quel-
que peu subtile, réduisent le martyre à l'acceptation
de la mort dans l'intervalle qui s'écoule entre la bles-
sure et la mort, ainsi Capisucchi, ou mieux au cas
de soldats chrétiens tombant entre -les mains des infi-
dèles et sommés d'apostasier, puis, sur leur refus, mis
à mort, ainsi les Salmanticenses. ("est ce qui arriva
vers l'an 1250, comme le raconte une lettre du roi
saint Louis, Gesta Dei per Francos, t. i, p. 1199. Dans
un tel cas, rien ne manque pour un vrai martyre et la
lutte qui a précédé n'empêche pas le martyre. C'est
d'ailleurs un cas lout différent de celui proposé par
le cardinal de Lauria, d'un homme condamné à mort
pour de vrais crimes par un prince infidèle et qui
déclare accepter de mourir pour la foi qu'il professe;
car un tel homme n'est pas martyr, puisque celui qui
le fait mourir n'agit aucunement en haine de la foi.
Ce cas difficile et vraiment controversé est celui
de soldats qui luttent et résistent dans une guerre
entreprise pour la foi. C'est pourquoi dans la cause
du bienheureux Josaphat, archevêque de Polotsk, les
auditeurs de la Rote firent remarquer que beaucoup
de théologiens refusent d'admettre le martyre quand
la victime résiste, se défend, meurt par nécessité, non
par volonté, et tombe parce que ses forces sont inca-
pables de triompher de ses ennemis. Ainsi Raynaud.
de Lauria, Lessius, Maurus, Gotli. La raison en est
que le martyr doit imiter le Christ qui rendit témoi-
gnage à la vérité en souffrant, non en luttant et en
résistant, selon la parole de I Petr., xi, 23. C'est ce
qu'affirme Tertullien, Adv. Morrionem, 1. IV, c. xxxix,
c'est le cas de saint .Maurice et de ses compagnons
do la Légion thébaine. Jadis un texte de saint Basile,
Epist., clxxxviii, Ad Amphilorhium, décida l'em-
pereur Phocas à renoncer à demander la canonisation
de soldats morts en luttant contre les ennemis de la
foi chrétienne. De même on n'a jamais placé au
nombre des martyrs ceux qui moururent pendant les
croisades. Il est vrai que l'on pourrait répondre qu'ils
ne furent pas tués en haine de la foi.
On oppose en sens contraire certaines paroles qui
assimilent aux martyrs les soldats tombés pour la
cause de la foi, mais rien ne force de prendre le mot
martyr au sens strict dans ces discours destinés à
enflammer le zèle des combattants. Voir le cas spé-
cial de saint Procule, protecteur de Bologne, qui est
minutieusement discuté.
Tout le monde est d'accord pour exiger, chez le
martyr, la patience et la constance jusqu'à la lin, ainsi
qu'il est dit dans l'hymne de l'office de plusieurs mar-
tyrs: Voir aussi De civ. Dei, XXII, ix, 9 et X, xxi.
Il faut que le martyr ait persévéré jusqu'à la mort
invicte et patienter. Mais comment prouver cette per-
sévérance? Certains admettent qu'il suffît de l'ab-
sence de signe contraire, ainsi lecard. Petra, le card. de
Lauria. Mais il faut distinguer la persévérance interne
et la persévérance externe. La première n'est connue
que de Dieu: la deuxième est soumise au jugement de
l'Église qui conjecture l'autre parcelle-ci. Il faut donc
que les paroles, les signes et les faits prouvent la
persévérance externe. Telle est la discipline tradition-
nelle de l'Église.
Qu'on n'objecte pas l'exemple de saints vénérés par
l'Église comme martyrs sans qu'on ait pu constater
leur persévérance jusqu'à la mort, tel saint Julien,
dont saint Chrysostome narre le martyre, P. (i., t. l,
col. 071 : Altalo sacco, et arena compléta, cum in cum
scorpiones, viperas et dracones injecisset, cum illis et
sanctum injecit cl in mare demisit. Mais il est naturel
de conjecturer la persévérance jusqu'à la mort en se
fondant sur ses actes et sa conduite jusqu'au moment
où il est enfermé dans le sac.
Par ailleurs on pourrait objecter ce que nous avons
admis plus haut que la volonté habituelle suffit pour
le martyre; dès lors que penser du cas d'un homme
qui a désiré le martyre, puis qui, n'y pensant plus,
est tué en haine de la foi? Dans ce cas, il est évident
qu'on ne peut prouver la persévérance jusqu'à la lin :
mais Benoît XIV distingue sagement le martyr coram
Deo et le martyr coram Ecclesia. On peut l'être dans
le premier sens, sans l'être dans le second. Ajoutons
que certains auteurs exigent pour prouver la persé-
vérance interne des miracles postéiieurs à la mort;
mais cette opinion ne s'impose pas, car l'Église qui ne
juge que de l'extérieur est fondée à prouver les senti-
ments internes par les signes extérieurs.
8° Cause du martyre ex parle martyris (c. xix-xx). —
II faut encore examiner la cause défendue par celui
qui meurt. C'est cette doctrine que saint Augustin a
souvent exposée contre lesdonatistesquise glorifiaient
d'avoir, eux aussi, des martyrs : Recte ista dicerentur
a vobis quivrentibus marlyrum gloriam si haberetis
martyrum causam. Non enim jelices, ait Dominus, qui
mata ista patiuntur, sed qui propter Filium hominis pa-
tiunlur. P. F. A. xlïii.coI 717. Et Chrysostome: Xam
lalronibus tacerantur latera, et monumentorum perfos-
soribus, et prœstigiatoribus. Yerum idem patiuntur et
martyres. Facta quidem sunl eadem, ceterum animus et
causa, cur luec fiant, non est eadem; eoque plurimum est
discriminis inter hos et illos. Siçut igitur in illis non
tormentum tantum expendimus, sed prius animum et
causam, ob quam cruciatus inferuntur, consideramus;
et ob id martyres amamus, non quod crueienlur. sed
quod ob Chrislum cruciatus feront ; contra latrones
detestamur, non quia puniunlur, sed quod ob malejada
puniuntur. P. (i., t. xlviii. col 874.
Il faut donc mourir pour la foi, ce qui comprend
non seulement ce qu'il faut croire, mais aussi ce que
la foi nous enseigne qu'il faut pratiquer, et par consé-
quent pour l'exercice de toute vertu tombant sous le
précepte. C'est ce qu'on appelle profession de foi in
facto, cf. ID-ID, q. cxxiv, a. 5, et In I Yum Sent.,
dist. Xl.IX.q. v, a.. '5, ad 9um, et InEp. adRom., c. vm,
lect. 7 : Patitur eliam propter Chrislum non solum qui
palitur propter /idem Chrisli, sed etiam qui patitur
pro quoeumque justifia- opère pro amore Chrisli.
Celui qui confesserait la foi chrétienne par vaine
gloire, pour acquérir la célébrité, pour obtenir un
culte et être rangé parmi les martyrs, ne serait pas un
vrai martyr, car son acte ne serait pas moralement bon.
Sans doute, le mouvement de vaine gloire n'est, de soi,
que péché véniel, niais ce serait péché mortel que de
subir la mort dans un but de vaine" gloire.
Pour constituer le martyre, il ne suffit pas d'ac-
cepter la mort : 1. pour une vérité connue par lumière
naturelle (Benoît XIV cite les cas de l'existence de
Dieu et de l'immortalité de l'âme, qui sont des vérités
MAHÏYHK. Il IS'IOI RE
234
naturelles, mais qui ont une connexion intime avec
la foi, et qui/ saint Thomas appelle des préambules
;i la foi);- 2. pour un ■ opinion révélée, connue par
une révélation particulière; 3. pour une opinion non
encore définie par l'Église (Benoit XIV cite l'imma-
culée conception qui était encore discutée de son
temps); - I. ni pour un bien ethniquement bon :
conserver le secret d'un ami; 5. ni pour une asser-
tion qu'on croit faussement appartenir à la révélation.
9 ■ Les faux martyrs hérétiques ou schismatiques
(c.xx). — On peut distinguer deux cas, selon que l'héré-
tique meurt pour défendre son hérésie, ou qu'il meurt
pour un point de doctrine commun avec la vraie foi.
Le second cas est le plus intéressant, mais même
alors le patient ne sera pas considéré comme martyr,
car, (iit Benoît XIV, même s'il meurt pour la vérité,
il ne meurt pas pour la vérité proposée par la foi,
puisqu'il n'a pas la foi. Durand admettait chez l'héré-
tique qui nie un point de foi un habitus surnaturel, mais
informe de foi : cette opinion est communément rejetée
par les théologiens. Celui qui n'a pas la foi, ne peut
mourir pour la foi. Benoit X IV parle ensuite de l'héré-
tique invincibiliter, c'est-à-dire de celui qui est « de
bonne foi » dans l'erreur; s'il meurt pour un vrai point de
foi, peut-il être considéré comme martyr? I enoît XIV
répond par une distinction importante: il le sera coram
Deo, mais non coram Ecclesia. Il le sera coram Deo,
pourvu qu'il soit habituellement disposée croire tout ce
qui lui serait proposé par l'autorité légitime, car il n'est
pas coupable d'après la parole de saint Jean : Si non
penissem et Iccptus fuissem eis, peccatum non haberent,
xv, 22: il ne le serait pas coram Ecclesia qui ne juge
que de l'extérieur, et qui, constatant l'hérésie externe,
en est réduite à conjecturer l'hérésie interne. On voit
combien cette distinction proposée par l'éminent
canoniste peut donner satisfaction aux plus difficiles.
Mais une fois qu'elle est admise pour reconnaître
comme martyr coram Deo l'hérétique invincibiliter qui
meurt pour défendre un point de doctrine commune
avec la vérité catholique, ne faudra-t-il pas le recon-
naître encore s'il meurt avec la même sincérité pour
défendre une assertion erronée qu'il croit appartenir
au Credo chrétien? On voit par ces exemples combien
la notion du martyre qui semble, à première vue, très
claire et nettement délimitée, pose en réalité de nom-
breuses questions auxquelles il est difficile de répondre
avec certitude.
III. Histoire du Martyre. — 1° Les temps pri-
mitifs. — 1. Cause des martyres. Les chrétiens
vécurent durant deux ,sièclesj>t_demi, depuis le mas-
sacre_^>rdjjnn£jMu^s^^
rance de 313, exposésjt ja persécution. La guerre reli-
gieuse connut cependant des accalmies. Ce fait de
la persécution acharnée est d'autant plus surprenant
que le Romain se montrait très tolérant et respectait
Us dieux des diverses nations.
Mais les chrétiens furent d'abord confondus avec les
juifs et héritèrent de l'antipathie dont souffraient ceux-
ci. Vers_JJiixu5(J, l'empereur Claude avait banni de
Ponjc. les juifs, jwiwos impnlsore Chresto assidue
luînultuantes. Suétone, Claude, 25. Ce nefut qu'une
iourte tempête, dans laquelle les chrétiens d'origine
juive furent englobés. Les juifs furent admis de nou-
veau, mais le christianisme ne bénéficia pas de la
tolérance accordée au judaïsme, car il n'avait aucun
caractère national, sa foi, sa morale, son culte s'adres-
saient à tous sans distinction de race et de nationalité.
En devenant chrétien, on cessait d'être romain. Le
christianisme était une menace pour le culte de l'État
et son extension risquait de ruiner le paganisme officiel.
Personne n'admettait alors que Home, et avec elle
l'Empire romain, pût subsister sans les dieux natio-
naux : ainsi s'explique que la persécution la plus
acharnée provint des empereurs les meilleurs et les
plus romains.
Mais si les chrétiens fuient poursuivis par déro-
gation à la tolérance dont les Romains couvraient
ordinairement toutes les religions, en vertu de quelle
loi le furent-ils? Sur ce point les historiens discutent.
I hichesne parle des 0] igines si obscures de la lé^is
lation persécutrice. » Les origines chrétiennes, p. 115.
Certains la font remonter à Domitien vers la fin
du premier siècle (Dion Cassius, i.xvn, 13; Suétone,
Domitien, 1(1). On admet assez généralement qu'elle
date de Néron, à la suite de Tertullien qui ne craint
pas de l'appeler Institutum neronianum. Ad Nat., i, 7.
Néron, ceci est assuré, prit prétexte de l'incendie de
Rome pour l'attribuer aux chrétiens et en fit un
affreux massacre. Tacite, Annales, xv, 4-1.
Certains ont pensé que les chrétiens étaient pour-
suivis au nom du droit commun, comme suspects
de magie, de sacrilège ou lèse-majesté, ainsi Le
Riant, Les persécuteurs et les martyrs, Paris, 1895;
Gorres, Realeneyclopaedie der christ!. Allerlùmer, t. i.
p. 215 ; Dartigue-Pérou, Marc-Aurèle dans ses rapports
avec le christianisme, Paris, 1897. Mais cette thèse,
contraire à la tradition, est également démentie par
les faits historiques: elle est aujourd'hui abandonnée.
Mommsen, Der Religions) revelnach romischem llecht,
Historische Zeitsehrift, 1890, t. i.xiv, p. 389-429,. suivi
par Ad. Harnack, art. Chrislenverfolgungen, dans la
Realeneyclopaedie de Herzog-Hauck, et Veis, Christen-
verfolgungen, (ieschichte ihrer Crsachen im Rômerreiche,
Munich, 1899, a prétendu que, pendant les deux pre-
miers siècles, les magistrats usèrent contre les chré-
tiens de leur droit de coercition. Les chrétiens pas-
saient pour des sujets dangereux à cause de leur
conduite, de leurs paroles et de leurs opinions. Dès
lors chaque préfet ou gouverneur pouvait user contre
eux d'un droit de police illimitée, appelée coercition.
La coercition ne prévoyait ni forme de procès ni peine
déterminée, le fonctionnaire n'était lié par aucune
règle. Ceci expliquerait que la condamnation n'est
ordinairement basée sur aucun autre grief que le fait
d'être chrétien. Cette thèse, on ne sait trop pourquoi,
a été considérée par certains catholiques, comme
diminuant la significatiori du martyre chrétien. Elle
a été vivement combattue, et par des arguments
qui ne sont pas tous d'ordre historique.
Aussi est-on revenu, dans quelques milieux, à l'an-
cienne tradition d'après laquelle les chrétiens furent ,
dès le temps de Néron, condamnés en vertu d'une
loi particulière proscrivant le christianisme : Chris-
tianosesse non licet. Ainsi le déclareraient Tertullien,
Méliton de Sardes et Sulpice-Sévère, Chron. II, 29.
.Mais ces affirmations sont ou bien tardives, ou bien
imprécises; et la question ne semble pas résolue.
Intéressante au point de vue de l'histoire, elle
n'a pas, au point de vue théologique, l'importance
qu'on a voulu lui attribuer. Voir ci-dessus, col. 226,
ce qu'en pensait déjà Benoit XIV.
2. Les décrets de persécution. — Au second siècle
la législation se précise en se modérant. Nous avons le
texte du rescrit de Trajan dans Pline. Ep., x, 96.
Le rescrit adressé en 112 au gouverneur de Bithynie
déconseille de poursuivre d'oflice. mais commande de
condamner les accusés qui se reconnaissent chrétiens
et refusent de sacrifier: sentence confirmée en 121
parle rescrit d'Hadrien à Minucius Fundanus, pro-
consul d'Asie, Eusèbe, H. E., [V.ix.les rescrits d'An-
tonin entre 147 et 163 à diverses cités de .Macédoine,
de Thessalie et de Grèce, ibid., IV, xxvi, 10 (citation
de Méliton) et le rescrit de Marc-Aurèle en 177 au
légat de la Lyonnaise. Ibid., V, xi, 17.
Saint Justin, Apol., i, 4, 7, H et Tertullien, ApoL,
5-8, attaqueront sans peine l'illogisme de cette déci-
235
MARTYRE, HISTOIRE
236
sion qui interdit de poursuivi e les coupables et néan-
moins ordonne de les condamner s'ils sont accusés.
Mais l'illogisme n'est -il pas le correctif imposé par le
bon sens à tous ceux qui s'engagenl dans une fausse
voie et qui craignent de s'y aventurer trop loin?
D'ailleurs, comme le lait justement remarquer
P. Allanl, cette sentence montre que la profession
du christianisme ne supposait l'inculpation ou la
présomption d'aucun crime de droit commun, sans
quoi le lait de renier la foi chrétienne n'aurait pas
suffi à entraîner l'acquittement.
De plus il est permis de voir une volonté providen-
tielle dans cette législation exceptionnelle qui fai-
sait dépendre la condamnation à mort de la seule
volonté de ceux qui s'y exposaient par leur fidélité
à la foi chrétienne. Le martyre deviendra, de la. sorte,
Je plus beau et le plus méritoire triomphe de la liberté
morale. Les chrétiens peuvent jusqu'au dernier mo-
ment échapper au supplice. Leur couronne n'est plei-
nement glorieuse que parce que leur mort est acceptée
volontairement.
Au m1' siècle, à partir de Septime-Sévère, cf. Spart ien,
Vita Severi, 17, chaque persécution est précédée par
un édit qui ordonne de poursuivre les chrétiens et
de les mettre en demeure d'abjurer. Le nombre des
chrétiens était devenu trop considérable : on interdit
seulement les conversions nouvelles et l'on restreignit
Jes poursuites aux convertisseurs et aux nouveaux con-
vertis. C'est alors que Clément d'Alexandrie est forcé
de s'enfuir et que ses élèves sont mis à mort. Eusëbe,
H. E., VI, i, iv. A Carthage a lieu le martyre de sainte
Félicité et de ses compagnons. — Maximin, en 235,
limite les poursuites aux principaux chefs. H. E., VI,
xxvin. Ainsi sont déportés en Sardaigne le pape Pon-
tien et l'antipape Hippolyte qui rachètera son schisme
parla gloire dumartyre. — Dèce, en 250, élargit la pour-
suiteet l'applique à tous sans exception : tous devront,
à jour fixé, sacrifier aux dieux. Ceux qui n'auront pas
obtenu le libellus, gage de. leur apostasie, subiront
soit le bannissement avec confiscation des biens, soit
la mort. Les procès pourraient être rapides; les juges
Jes traînent en longueur dans l'espoir d'obtenir le
reniement par la persuasion ou par la torture. Saint
Cypiien écrit : « Ceux qui veulent mourir ne viennent
pas à bout de se faire tuer». Epist., iau,2. Dèce veut
obtenir l'apostasie plus que la mort, il cherche à
« détruire les âmes, non les corps . Saint Jérôme, Vita
Pauli eremilœ, m.
Valérien tente une nouvelle lactique et procède,
non plus par masse, mais par séries. En 257, il ordonne
aux évèques et aux prêtres de sacrifier sous peine
d'exil, défend aux chrétiens de participer aux réu-
nions liturgiques sous peine de mort. Saint Cypiien
comparaît alors devant le proconsul d'Afrique, saint
Denys d'Alexandrie devant le préfet d'Egypte. H. E.,
VII, xi. En 258, l'exil estremplac;: parla peine de mort
immédiate contre les membres du clergé; pour les
chrétiens de condition, confiscation, dégradation et
mort pour les hommes, exil pour les femmes, poul-
ies Césariens (affranchis de la maison impériale) confis-
cation et réduction à l'état de serfs de la glèbe. Résul
tat : à Rome, martyre du pape Sixte II et de ses
diacres; à Tarragone, de Fructueux et de ses diacres;
à Carthage, de Cypiien. La mort de Valévien amena
la fin de la persécution et Gallien rendit à l'Église ses
biens. H. E., VII, xm. Mais Aurélien aurait rendu en
274 un nouvel édit, qui précéda sa mort de quelques
mois. Lactance, De mort, persec, vi.
Dioclétien, après s'être montré bienveillant, lance
successivement trois édits. En 303, le premier ordonne
que les églises soient rasées, les saintes Écritures
livrées aux flammes, les chrétiens de condition élevée
privés de leurs honneurs, les gens du peuple empri-
sonnés. //. /.'., VIII, ii. Le deuxième ordonne que tous
les chefs des Églises soient jetés en prison, VIII, vi,
8. Le troisième prescrit de libérer ceux des ecclé-
siastiques qui consentent à sacrifier et ordonne coTïïTe
les autres les supplices les plus cruels. VIII, vi, HT.
En 304, l'édit de Dèce est renouvelé contre tous
les chrétiens. C'est une guerre d'extermination. Elit-
cesse en Occident à la suite du partage de l'Empire
qui suit l'abdication de Dioclétien, elle continue en
Orient avec Galère et Maximin Daîa. En 306, ceux-ci
publient un 5e édit pour prescrire à tous le sacrifice
par appel nominal. Eusèbe, De mari. Palestine, iv,
8. Ce fut, dit Eusèbe, un orage inexprimable. En
306, 0e édit promulgué par Maximin Daîa multipliant
les proscriptions, lui 311, Galère malade se croit puni
par le Dieu des chrétiens (Lactance, jcxxiv), et publie
un édit en leur faveur. \ sa mort, Maximin recom-
mence la persécution. Mais l'ère des persécutions
allait bientôt finir : en 313, l'édit libérateur de Milan,
appliqué en Occident au mois de mars, fut affiché
en mai à Ni comédie après la défaite de Maximin par
Licinius. Le christianisme, par son courage intrépide
contre les persécuteurs, avait chèrement conquis sa
liberté.
3. Principaux mobiles des persécutions. — a) Pré-
juges populaires. — A l'origine, confondus avec, les
juifs, les chrétiens partagent leur impopularité; plus
tard, c'est encore pire; ils sont accusés d'athéisme,
Justin, Apol., i, 6; n, 3; de haine du genre
humain, Tacite, Annales, XV, 44; d'adorer une^tète
d'âne, Tacite, Hist., V, 4; de commettre des crimes
odieux : incestes, repas de Thyeste, Minucius Félix.
Octavius, ix ; Tertullien, Apol., 8; Origène, Contra
Cels., IV, 27. Cependant aucun chrétien ne fut jamais
condamné en jugement régulier pour de tels forfaits.
Le peuple Jes rendait responsables des calamités
publiques : Si Tiberis ascendit ad meenia, si Silus
non ascendit in arua, si cœlum stetil, si terra mouit,
si famés, si lues, statim : Christianos ad leonem! accla-
matur. Tertullien, Apol., 4. On les nommait ; Hosles
publici cleorum, imperatorum, legum, morum, naturœ
tolius inimici.
b) Préjugés d'hommes d'État. — Il faut tenir compte
de l'étroit formalisme du droit romain. La loi défencT
« la superstition nouvelle >, les chrétiens tombaient
sous la loi de lèse-majestjL(/.e.r Julia majestatis) Jioûr,
assistance aux assemblées nocturnes, pour partici-
pation à des associations interdites (hetœriiv, cceliis
illiciti), pour refus d'offrir à l'empereur l'encens et les
libations en lui donnant le titre de Dieu (împietus in
principes), crimes punis de la décapitation pour les
gens de condition élevée, du bûcher ou de l'exposition
aux bêtes pour les gens moindres. Paulus, Sentent., V,
xxxix, 1. Lljne reprochera aux chrétiens de Iiithynie
leur désobéissance, leur entêtement, leur inflexible
obstination, Epist., x, 97; Marc-Aurèle_, leur ôpj"^"
niàtreté, leur superstition sans mesure, Pensées, xi, 3.
Valérien dénonce les chefs d'une coalition dange-
reuse ■
c) Certaines raisons personnelles. — Néron fit attri-
buer aux chrétiens l'incendie de Rome pouïjîêgag|r
sa propre responsabilité. Maximin les persécuta en
haine de son prédécesseur, Alexandre-Sévère, qui les
avait favorisés, Eusèbe, H. E., VI, xxvm : Dèce, par
aversion personnelle contre Philippe; Valérien était
occultiste et fut entraîné parles délations intéressées
des devins qui avaient sa con fiance. Ibid., VII, x,
comme pai sa cupidité. Saint Ambroise, De o/fic,
II, xxvm, Dioclétien i fut déterminé par des réponses
d'haruspices, au dire de Lactance, De. mort, pers., xi;
Galère, par les conseils de sa mère, vieille paysanne
fanatique, qui avait été prêtresse. Ibid., xn.
4. Culte des martyrs. En principe, les lois romaines
23:
MA RTYRE, II1STOI RE
238
privaient de sépulture les condamnés à mort; en fait
cependant, les cadavres étaient accordés aux proches
qui les demandaient. Avec quelle ferveur les chré-
tiens réclamaient les reste: précieux de ceux qui
avaient donné leur vie pour la foi ! Parfois ils les enle-
vaient en secret et les ensevelissaient avec respect.
Au jour anniversaire de la mort, depositio, on se
réunissait auprès du tombeau, cf. Martyrium l'oly-
carpi, x vin, on célébrait le saint sacrifice et on faisait
des distributions aux pauvres. La liste des anniver-
saires célébrés dans chaque église sera le germe des
martyrologes. On ne prie pas pour Ls martyrs,
S. Augustin, Serm., cccix, 1. on les invoque. Des
lampes brûlaient devant les tombeaux, mais il n'y a
aucune confusion avec les rites païens. Cf. Yacan-
dard, Les origines du culte des saints, dans Éludes de
critique et d'histoire religieuse, IIP série, Paris, 1912.
L'Église procéda à des enquêtes, surtout depuis le
m' siècle. Quand les hérésies se développèrent, il fallut
séparer les martyrs orthodoxesdes hérétiques. L'Église
refusait de reconnaître comme martyrs ceux qui avaient
provoqué la colère du persécuteur par quelque acte
inconsidéré. S. Augustin, Breviculus coll. eu m donat.,
III, m, 25.
On se partageait les reliques : sang recueilli sui-
des linges ou avec des éponges, huile des lampes
brûlant près du tombeau. On se recommandait à
l'intercession des héros avant et après leur martyre.
On désirait être enterré auprès d'eux. La superstition
pouvait même se glisser parfois, puisqu'une inscrip-
tion d'une basilique romaine proteste contre les excès
d'une dévotion peu éclairée : « Ce n'est point par le
voisinage du corps, c'est par l'âme que nous devons
approcher des Saints ». Bull, di arch. crist., 1864,
p. 33.
5. Xombrc des martyrs. — Ce nombre est impossible
à évaluer, même d'une façon ;pproximati\e, mais la
tradition et l'histoire attestent qu'il fut très élevé.
H. Dodwell, le premier. Dissert. Cyprian, ix, De
paucilale martyrum, Oxford, 1684, tenta une apologie
des empereurs romains et relégua les martyrologes au
nombre des fables inventées parles moines. Ruinart,
Acta primorum martyrum sincera et selecta, Paris, 1689,
lui répondit victorieusement. Il n'essaya pas cepen-
dant de justifier le chiffre fantaisiste de 11 millions
donné par le P. Florès, De inclylo ugone martyrum,
1. IV, c. m, et résultant des calculs d'Arias et de
<ieiiébrard, ni surtout de 2 millions st demi pour la
seule ville de Rome, Gaume, Les trois Rome, Paris,
1 848, t. iv, p. 591 , ni même de revendiquer, pour Rome
seule, 700 martyrs à chaque jour du calendrier. Cf.
Boldetti, 'Osservazioni sopra cimiteri dei SS. Martin
ed antichi cristiani di Roma, Rome, 1720, p. 266. Le
nombre des martyrs romains serait de 13825 d'après
le .Martyrologe romain, cf. Kraus, Die Blulampullen
der rom. Katakomben, Francfort, 1868, p. 35; il est
réduit par le P. Y. de Buck au nombre, déjà respec-
table, de quatre mille, De phialis rubricatis, quihus
mart. Rom. sepulcra dignosci dicuntur obseruationes,
Bruxelles, 1855, p. 31 sq.
Gibbon reprit en 1776 la thèse de Dodwell, Décline
and fall of the Roman Empire, c. xvi, suivi par Ernest
Havet, Le christianisme et ses origines, Paris, 1884,
t. iv. G. 1 oissicr, /.(/ fin du paganisme, Paris, 1911, t. i,
1). 457, donne la note juste : » Qu'on songe que la per-
sécution, avec plus ou moins d'atrocité, a duré deux
siècles et demi, et qu'elle s'est étendue à l'empire
entier, c'est-à-dire à tout le monde connu, que jamais
la loi contre les chrétiens n'a été complètement abrogée
jusqu'à la victoire de l'Église, et que, même dans les
temps de trêve it de répit, lorsque la communauté
respirait, lejuge ne pouvait se dispenser de l'appliquer
toutes les fois qu'on amenait un coupable à son tri-
bunal, el l'on sera, je crois, persuadé qu'il ne. faut pas
pousser trop loin l'opinion de Dodwell, et qu'en sup-
posant même qu'à chaque fois et en particulier, il
périt peu de victimes, réunies, elles doivent former
un nombre considérable.
On oppose un texte d'Origène, Contra Cclsum, III,
8 : « Ceux qui furent mis à mort pour la foi chrétienne
ont été peu nombreux et sont faciles à compter, car
Dieu ne voulait pas que toute la race des chrétiens fût
anéantie. « Mais cette expression peu nombreux ne doit
être prise que dans un sens relatif, c'est-à-dire par
rapport au (otal des chrétiens, et de plus il faut
remarquer qu'Origène écrit en 249 avant la persécu-
tion de Dèce el ne peut y faire allusion.
Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Chris-
lenthums, 1 ri' édit., p. 345, ose dire : « Un regard
jeté à l'aide des ouvrages de Tertullien sur Carthage
et l'Afrique du nord, montre qu'avant l'année 180 il
n'y eut dans ces régions aucun martyr, et que depuis
lors, jusqu'à la mort de Tertullien, elles n'en comptè-
rent, même enjoignant laNumidie etles Maurétaniss,
guère plus de deux douzaines. » Ces deux douzaines
représentent sans doute les chrétiens de Scillium
d'une p:;rt el de l'autre Perpétue, Félicité et leurs
compagnons, tous martyrisés entre l'an 180, date
à laquelle Tertullien déclare que « le glaive n'a pas
encore été tiré contre les chrétiens », Ad Scapulam,
3, et sa mort, (iependant il y eut d'autres martyrs,
car, en 197, Tertullien nous parle de nombreux
fidèles attendant en prison l'heure d'être mis à mort.
Ad Martyres, l,et d'autres encore qui ont été lapidés ou
brûlés par la foule ameutée des païens, Apol., 37, de
beaucoup d'autres qui ont péri par le glaive, le feu.
les bêtes, les fouets. Apol., 11, 12, 31, 50.
Pour les chrétiens massacrés en 64 par Néron,
Tacite, Ami., XV, 44 et saint Clément, / Cor., vi,
indiquent «une grande multitude. » En 95, sous Domi-
tien, Dion Cassius, Hist. Romaine, lxvii, 14, en men-
tionne « beaucoup », de même saint Jean. Apoc, vi,
9-11. SousTrajan, la fureur populaire en fit mourir un
« grand nombre », sans compter ceux qui tombaient
victimes d'un jugement régulier. Eusèbe, H. E., III,
xxxiii, % « D'innombrables martyrs » dans le monde
entier subirent la mort sous Marc-Aurèle. Ibid., Y, i.
Les proconsuls et les préfets ne pouvaient suffire à
toutes ces condamnations. Septime-Sévère fit couler
le sang à flots; on crut à la venue de l'Antéchrist;
Eusèbe, VI, n, 3. Dèce, que Lactance appelle «un
monstre exécrable », n'épargna ni âge, ni sexe, ni
condition; « le sang coulait par torrents », affirme
S. Cyprien, Episl., vin,
Sous Gallus « une multitude innombrable » de mar-
tyrs reçut la couronne. S. Cyprien, De mortalitate .
Pendant son règne si court, Valérien versa beaucoup
de sang chrétien, affirme Lactance, De mort, persee.,
v. La persécution de Dioctétien « dévasta pendant
dix ans le peuple de Dieu », aucune guerre n'avait
décimé à ce point la population. Sulpice-Sévère, Hist.
sacr., II, xxxn; Orose, Ado. pagan., VII, xxii. Le
glaive était émoussé et les bourreaux exténués
devaient se relayer. Ln Egypte, il n'était pas rare de
voir sur une place « trent e, soixante ou cent » victimes
sacrifiées en même temps. Eusèbe, //. /;.. VIII, IX.
Renan, L'Église chrétienne, p. 316, dil : De Néron
a Commode, sauf de rares intervalles, on dirait que le
chrétien vit toujours en avant sous les yeux la per-
spective du supplice. Harnack exprime la même opi-
nion : « Sur chaque chrétien pendait l'épée de Damo-
clès; il avait la sensation d'être toujours sous le glaive.
même si celui-ci tombait rarement. » /•<»'• cit., p. 345.
Le nombre des martyrs fut certainement 1res grand
dans la seconde moitié du nr siècle. Il le fut plus
encore au début du iv". Eusèbe, VI II, n, parle de
239
MARTYRE, HISTOIRE
240
« milliers » ci déclare que le langage humain ne saurait
exprimer combien de martyrs il y eut flans les villes
et dans les provinces; en Egypte il y eut un très
grand nombre d'hommes, [xupCot t6v àpi6[ji6v, .sans
compter les femmes et les enfants. VIII, vin.
On connaît des exemples d'exécutions en masse :
les quarante martyrsde Sébaste, S.Grégoire de Nysse,
Oratio 11 in XL martyres, la I égion thébaine (sur
laquelle le dernier mot n'est pas dit ), les habitants d'une
ville de Phrygie enfermés dans leur église à laquelle
on mil le feu. Eusèbe, VIII, XI.
2° -Après la conversion de Constantin. 1. Empire
des Perses. La conversion des empereurs ne mil
pas lin à la persécution, elle ne lit (jue la déplacer.
Les Perses persécutèrent les chrétiens comme suspects
de connivence avec les empereurs chrétiens. Les per-
sécutions furent engagées par Sapor II de 340 à 3!)!»,
par Jazgerd Ier en. 420, par Bahral V en 421 et 422,
par Jazgerd II de 44(5 à 450. Sozomène, //. E., n, 1 ',
affirme que, sous Sapor II, il y eut KiOOO martyrs
dont les noms furent conservés. Cf. .1. Labourt, Le
christianisme dans l'Empire perse sous la dynastie sas-
sanide, Paris, 1904. Là encore le juge offrait à l'accusé
de l'acquitter pourvu qu'il consentît à renoncer à sa
religion; la torture était employée pour arracher par
la souffrance le désaveu de la foi! La' barbarie orien-
tale inventa des supplices plus cruels que ceux infligés
par les persécutions romaines.
2. Martyrs faits par les donatisles. - Ce schisme
qui éclata dès que la paix eut été rendue à l'Eglise et
qui divisa l'Afrique romaine, remplit rie violences le
IVe siècle et une partie du v. P. Monceaux, Hist. lift.
de l'Afrique chrétienne, t. iv, Le donatisme, Paris,
li)12, qualifie les donatistes de « diables déchaînés ».
Les donatisles honoraient comme martyrs ceux des
leurs qui avaient succombé dans des rixes engagées
contre les catholiques, ou même ceux qui avaient été
punis par les magistrats pour des crimes de droit com-
mun. Ils cherchaient dans le suicide à s'assimiler aux
martyrs. On en vit se précipiter du haut des rochers,
ou se noyer, ou se brûler vifs, parfois en compagnie de
leurs évêques, ou forcer des passants à les tuer, per-
suadés qu'ils iraient ainsi droit au ciel, comme s'ils
avaient confessé la foi devant les bourreaux.
S. Oplat, De schism. donat., III, iv, et saint Au-
gustin nous affirment que ces fanatiques firent de
nombreux martyrs, évêques, prêtres, fidèles. Les cir-
concellions coupaient les bras et les jambes, arra-
chaient la langue, crevaient les yeux ou aveuglaient
en versant sur les yeux de la chaux mêlée de vinaigre.
Voir dans Monceaux le commentaire de l'épitaphc
composée par saint Augustin pour Xabor, le diacre
martyr. T. IV, p. 475.
3. Les ariens. — Les empereurs ariens persécutèrent
Us catholiques fidèles à la foi de Nicée: saint Atha-
nase, exilé par Constance, raconte le martyre de Paul
de Constantinople, De fuya, m, avec ses dtux secré-
taires, Martyrios et Marcien, Sozomène, H. E., îv,
3; Valens recommença dix ans plus tard : 80 prêtres
furent embarqués sur un navire auquel on mit le feu
en pleine mer. Théodoret, H. E., iv, 21. — Dans
l'Afrique vandale, il y eut des persécutions déchaînées
par les ariens depuis la conquête par Genséric
429, jusqu'à la reprise sous .lustinien, 535. Nous en
avons le récit dans l'Itistoria persecutionis Africaas
provinciœ de Victor de Vite. Pendant 37 ans, Genséric
persécute dans un but partiellement politique pour
asseoir sa domination; aussi proscrit-il l'aristocratie
et l'épiscopat à cause de leur attachement pour Home.
Par contre, il donne sa confiance au clergé arien qui
persécuta les catholiques tout en évitant de leur
procurer l'auréole du martyre. Pendant sept ans,
Ilunéric persécuta avec plus rie violence. Il exclut les
catholiques rie toutes les fonctions palatines ou admi-
nistratives, il condamne à l'exil 4.966 prêtres, diacres
et fidèles. Ceux qui résistent reçoivent 550 coups
de verge ou sont brûlés vils. Apres une conférence con-
tradictoire organisée entre évêques catholiques et
ariens qui tourne au succès des premiers, on essaye
fie diviser le bloc ries l(><; évêques catholiques en les
invitant à signer un serment politique habilement
formulé : les uns signent, les autres refusent. Alors les
premiers sont condamnés à l'exil pour avoir prêté
serment malgré l'Évangile qui semble l'interdire, les
autres sont condamnés aux travaux forcés en Corse
parce qu'ils se sont montrés peu loyalistes envers
l'héritier présomptif. Victor de Vite, rv, 5. La fureur
s'exerce aussi contre les simples fidèles. Dionysia est
dépouillée de ses vêtements, placée sur un lieu élevé et
fouettée en public. Pendant que des ruisseaux de sang
coulent sur tout son corps, elle s'écrie : » Tourmentez
tous mes membres, mais respectez ma pudeur. » Par
son courage, elle donna à presque tous ses coreligion-
naires la force rie résister comme elle. Ibid., v, 1. Les
ariens essayaient de rebaptiser deforce; ainsi firent-ils
pour l'évêque Habetdeum, mais « cette eau menteuse
ne put submerger sa volonté ». Il répondit à celui qui
la proclamait arien malgré lui : • Il n'y a fie crime
que si la volonté a consenti! Or, ferme dans, ma foi,
j'ai par mes cris confessé et défendu ce que je crois
et ce que j'ai toujours cru. Après que tu m'as chargé
rie chaînes et que tu as verrouillé la porte de ma
bouche, je me suis retiré dans mon cœur comme dans
un prétoire, et là j'ai dicté aux anges les actes de la
violence qui m'était faite, et je les ai fait lire à Celui
qui est mon souverain. » Ibid., v, 12.
Les ariens s'efforçaient de faire apostasier les en-
fants. Si quelques mères trop faibles conjuraient leurs
enfants d'accepter le second baptême, d'autres les
exhortaient à rester fidèles au baptême qui les avait
faits catholiques. C'est à ce dernier parti que tous se
décidèrent, les enfants se montrant, pour une fois,
plus courageux que leurs mères. Ibid., n, 9. Les catho-
liques, restés à Tipasa en Maurétanie, ayant refusé
d 'apostasier, on leur coupa la main droite et la langue:
Victor de Vite, v, (i, affirme qu'ils continuèrent à
parler et son témoignage est confirmé par le comte
Marcellin, Chron., a. 484; Procope, De bello vand .
I, vm ; Victor rie Thune, Chron., a. 479, et Grégoire le
Grand, Dialoy., III, xxxn.
3° Réforme. — 1. La tolérance et les protestants. -
C'est une erreur assez répandue que la Réforme aurait
suscité l'idée de tolérance! L'histoira montre au con-
traire que cette idée est née plus tard par réaction
contre le paroxysme d'intolérance occasionnée par la
Réforme.
Témoins du triste spectacle donné par ces chrétiens
qui s'entretuent et de l'impuissance de la violence à
résoudre les différends religieux, les hommes du
xvir siècle et surtout du xvni* cherchent une nouvelle
formule : les uns glissent vers l'indifférentisme et la
tolérance qu'il inspire, les autres s'élèvent à la tolé-
rance pratique et raisonnée. Ainsi par des voies
différentes, presque tous aboutissent à des résultats
équivalents.
Avant d'arriver à ce résultat, il faut constater
qu'un bon nombre de partisans des idées nouvelles
répandues par la Réforme furent décapités, pendus ou
brûlés par sentence des parlements en France, de
l'Inquisition en Espagne et en Italie, des tribunaux
de Philippe II dans les Pays-Bas. De même les ana-
baptistes sont brûlés ou noyés par les villes protes-
tantes de Suisse ou les princes luthériens-d'Allemagne.
Henri VIII, croyant avoir trouvé dans l'anglicanisme
un juste milieu entre le papisme et le protestantisme,
se montrera aussi sévère contre les anabaptistes et
!'iJ
MAKTYRK. IIISTOI HK
242
les luthériens que contre les catholiques fidèles à
l'autorité de Home. A son tour, sa tille. Marie, exé-
cutera les anglicans avec une ardeur implacable.
Hume. The History of Ep gland jrom the invasion
oj Julius Civsar te the Révolution in 168ê, Londres.
17i)2. vante « la fermeté inflexible qui leur fit braver
les dangers, les tourments et la mort même ». Bossuet
parle au contraire de ■ l'entêtement de parti » et. dans
son Cinquième avertissement aux protestants sur les
lettres de M. Jurieu, fait remarquer combien < ce cou-
rage forcené ressemble peu à la constance véritable,
toujours réglée, toujours douce et soumise aux ordres
publics, telle qu'a été celle des martyrs »,
Mais ceci peut sembler de la polémique. Aujour-
d'hui, le théologien peut juger les protestants morts
pour leur convictions religieuses avec moins de sévé-
rité et reconnaître que ceux qui moururent avec cou-
rage et sincérité, purent avoir le mérite du martyre:
néanmoins ils n'en auront point à nos yeux l'auréole,
car l'Eglise reste fidèle à la sentence traditionnelle for-
mulée par saint Augustin : Causa, non pœna, martyrem
jaeit. Comme l'enseignait à la Sorbonne le futur
cardinal Perraud : « 11 était incontestable qu'ils
avaient souffert, souffert avec une invincible cons-
tance, souffert des supplices semblables à ceux que le
paganisme expirant avait fait souffrir aux disciples
du Crucifié. Il y avait là un élément de séduction
bien propre à troubler les consciences les plus géné-
reuses. » Le protestantisme sous Charles IX, dans
Revue des cours littéraires, 1870. — Nous pouvons appli-
quer les mêmes principes aux prêtres assermentés qui
mourront Victimes de la Révolution française, expiant
leurs erreurs passées par le refus héroïque d'apostasie.
Si donc le théologien refuse, à bon droit, le titre de
martyr à ces hérétiques morts avec intrépidité pour
leurs convictions religieuses, ce n'est pas qu'il mette
en doute leur courage et leur sincérité, ce n'est pas
qu'il méconnaisse l'influence profonde produite par
leur mort sur ceux dont ils affermissaient ainsi les
convictions erronées. 11 y a des points d'histoire qui,
par leur certitude, échappent à toutes les discussions
théoriques.
2. Victimes des protestants. - Ces victimes furent
beaucoup plus nombreuses que les martyrs de la
Réforme.
Bossuet, Cinquième avertissement, dit fort juste-
ment : « Ceux qui nous vantent leur patience et leurs
martyrs sont en effet les agresseurs, et de la manière
la plus sanguinaire. » Il nous suffit de rappeler som-
mairement les principes des réformateurs. Le doux
Théodore de Bèze affirmait avec vigueur : Libertas
conseientiarum diabolieum doyma. Luther, Propos de
table, m, 175, disait : o Avec les hérétiques on ne doit
pas discuter : il faut les condamner sans les entendre,
et. pendant qu'ils périssent par le feu, les fidèles de-
vraient poursuivre le mal jusque dans sa source, en
baignant leurs mains dans le sang des évêques catho-
liques et du pape, qui est le diable déguisé. » Et
Mélanchthon, Opéra, édit. Bretschneider, t. ix. p. 177 :
Il est très sévèrement commandé par l'Écriture aux
magistrats politiques de détruire en tous lieux, à main
année, les statues qui sont l'objet de pèlerinages et
d'invocations, et de punir par des supplices corporels
les inguérissables qui conservent avec obstination le
culte des idoles. • Calvin. Lettres, édit. Bonnet, t. n.
p. 207, recommande de réprimer par le glaive les gens
obstinés aux superstitions de l'Antéchrist ».
Ce sont ces principes que l'on vit appliquer contre les
catholiques par les pseudo-réformateurs partout où
ceux-ci arrivèrent au pouvoir. C'est ce que nous allons
montrer brièvement.
a) Luthéranisme. La Réforme s'opéra par les
profanations, le sac des églises, la destruction des
monastères, le bris des images, la confiscation des
biens ecclésiastiques, l'exil imposé aux prêtres et
laïques fidèles au catholicisme. Néanmoins il y eut peu
de sang versé; des catholiques furent mis à mort à la
suite d'émeutes populaires, d'attentats individuels,
non de sentences judiciaires. La raison vient surtout
de ce que, dans les contrées allemandes, il n'y eut
guère de résistance à la Réforme, dès qu'elle fut pro-
clamée par les princes.
Par contre il y en eut en Suède, où Gustave Wasa
recourut à l'astuce et à la violence; en Danemark, où
tous les évêques furent incarcérés; en Norvège, où
les évêques durent s'enfuir pour éviter un sort sem-
blable; en Islande, où un évêque fut mis à mort.
b) Calvinisme. a. Pays-Bas. — Les Gueux com-
mirent des profanations et des atrocités sans précé-
dent. A la prise de Brielle (1572), les 184 prêtres qui
refusèrent d'apostasier furent mis à mort. Trois mois
après, les 19 martyrs de Gorcum furent pendus. Leur
admirable mort a été racontée par Estius; ils furent
canonisés en 1867.
b. France. — Bien avant le crime politique de la
Saint-Barthélémy, des massacres prémédités de catho-
liques s'accomplirent dans toutes les provinces, Nor-
mandie, Orléanais, Maine, Dauphiné, Languedoc, Pro-
vence. Les huguenots, aidés du baron des Adrets,
s'emparèrent de Lyon en l'an 1562, mirent les églises
à sac et chassèrent prêtres et moines. Le cardinal de
Lorraine pourra dire au concile de Trente : « Trois mille
religieux français ont subi le martyre pour n'avoir pas
voulu trahir le Siège apostolique. » On peut en voir le
détail dans le Theatrum crudeliiatis hiereticorum.
Anvers, 1587. Voir, p. 42, plus de 120 personnes mar-
tyrisées, en moins de 2 ans, dans le seul diocèse d'An-
goulême. Citons les jésuites Salez et Saultemouche
que Pie NI vient de béatifier. J. Blanc, Les martyrs
d'Aubénas, Valence, 1906. Les camisards immolèrent
un grand nombre de catholiques dans les Cévennes.
Jeanne d'Albret décréta, en 1571, dans son royaume
du Béarn l'abolition du culte catholique. Bossuet
déclare : « Une infinité de prêtres, de religieux, de catho-
liques de tous états ont été massacrés dans le Béarn
par les ordres de la reine. Jeanne, sans autre crime que
celui de leur religion ou de leur ordre. » Cinquième
avertissement. Le culte catholique n'y fut rétabli qu'un
an après Ledit de Nantes.
c. Suisse. — La Réforme de Zwingle et de Calvin
s'imposa par la violence. Le plus illustre martyr est le
capucin Eidèle de Sigmaringen assassiné en 1622 et
canonisé en 1746. Un des paradoxes les plus curieux,
ne s'expliquanl que par une foncière ignorance de
l'histoire, est de nous voir reprocher certaines vic-
times du fanatisme de Calvin lorsque sa fureur
aveugle s'étendit même sur les adversaires du dogme
catholique.
d. Hongrie. Luthériens et calvinistes se dispu-
taient la prépondérance; les catholiques furent per-
sécutés par les deux partis. Tous les chanoines de
Grosswarden furent massacrés en 1566, pour avoir
refusé de se marier et d'embrasser le nouvel évangile.
En 1619, Rakoczy, lieutenant du calviniste Dethlen
Gabor, envahit la ville de Kaschau et fit mourir, après
les pires supplices, le chanoine Crizin et les jésuites
Grodecz et Pougracz. Ces trois martyrs ont été béa-
tifiés en 1905.
c) Anglicanisme. La persécution commence en
1535 sous Henri VIII; puis loi de 1547 sous
Edouard VI; bill de 1558, de 1563, de 1571. de 1581.
de 1593 sous Elisabeth, variant les peines et les délits,
pour aboutir toujours finalement a la peine capitale.
Jacques II essaya de réagir, mais indocile aux conseils
de modération du pape Innocent XI, il provoqua la
révolution de 1688. Guillaume III cl Marie remirenl
243
MARTYRE, HISTOIRE
JV
en vigueur les lois persécutrices et y ajoutèrent celles
de 17(K). La reine Anne lil voler la loi de 1701 contre
les catholiques d' Irlande.
Cependant le mouvement d'opinion qui se propage
au xviii'' siècle apporte une certaine tolérance dont
bénéficient les catholiques. En 1778, sous Georges JII.
l'édit de 1700 lui rapporté, lui 1829, l'émancipation
des catholiques sera obtenue. Enfin Georges V aura la
mérite de supprimer ce que contenait de blasphéma-
toire le serment prononcé par le roi au jour de son
couronnement.
Les cruautés exercées contre les catholiques furent
vraiment barbares : régime des prisons horribles,
raffinement de supplices: aiguilles enfoncées sous les
ongles des mains et des pieds (!'. Bryant); Jean Ogilvie
privé de sommeil pendant neuf jours et neuf nuits;
pour l'empêcher de dormir, on le pique avec des stylets
et des aiguilles.
La peine capitale appliquée aux catholiques est
celle des crimes de haute trahison; sauf les grands
personnages, comme le cardinal Fisher, Thomas
Morus, Margaret Pôle, qui furent décapités, les autres
sont pendus, mais la corde est coupée avant la mort,
on ouvre le ventre de la victime, on lui découpe les
entrailles lentement de manière à prolonger l'agonie
(Chartreux de 1555). Les martyrs anglais meurent
avec courage, bien plus avec humour, avec joie; aussi
leur héroïsme produisit des conversions.
Le cardinal Allen fonda en 1558 le collège anglais de
Douai, qui donna 160 ecclésiastiques immolés pour leur
foi, sans compter ceux qui moururent en prison ou
qui furent punis par l'exil. Le séminaire anglais de
Home, fondé en 1575, mérita le nom glorieux de
Seminarium martyrum.
4° Islam. — L'on a parfois exagéré l'intolérance sys-
tématique de l'Islam et l'on a oublié que Mahomet
avait établi comme règle d'accorder la liberté du culte,
moyennant le paiement d'un impôt, à ceux qui possé-
daient un Livre reconnu par lui comme saint, c'est-à-
dire aux juifs et aux chrétiens. Il est également vrai
que les lourds impôts exigés des sujets non musulmans
décidèrent certainscalifes.pluspolitiquesque religieux,
à s'opposer pour des raisons fiscales aux conversions
de chrétiens. Mais il n'en reste pas moins que le fana-
tisme l'emporta souvent sur l'intérêt. La population
berbère fut contrainte quatorze fois, par la violence
des armes, d'embrasser le mahométisme, quatorze fois,
elle revint à sa religion; enfin plus de trente mille
familles chrétiennes furent déportées dans le désert,
et les autres n'échappèrent à l'extermination qu'en se
/étirant dans les montagnes.
Toute tentative d'un chrétien pour attirer un musul-
man à sa foi était punie de mort. La même peine
atteignait tout musulman qui s'était fait chrétien, et
cela jusqu'en 1855, date à laquelle la peine de mort fut
remplacée par le bannissement.
Signalons les martyrs du ixL' siècle au sud de
l'Espagne. Plus tard, dans le nord de l'Afrique, plus
de 200 franciscains sont martyrisés dans la seule
année 1261, et peu de temps après 190 dominicains.
Après la prise de Saint- Jean-d'Acre par les musulmans
en 1291, frères mineurs et prêcheurs restent vaillam-
ment en Palestine, beaucoup cueillent la palme du
martyre. Le célèbre Raymond Lulle est lapidé en 1315.
Au xiiic siècle cinq franciscains furent décapités au
Maroc; en 1342 sept autres sont mis à mort dans le
Turkestan. Antoine Neyrot, dominicain, pris par les
pirates et conduit à Tunis, a le malheur d'apostasier,
épouse une musulmane, traduit le Coran en italien.
Touché par une grâce efficace, il se convertit,
se soumet à une pénitence rigoureuse, retourne
renier solennellement la foi musulmane et expie
sa faute par une dure flagellation suivie de la
lapidation. Saint André de Chio est décapité en 1465.
On connaît des musulmans convertis qui ont subi
un glorieux martyr, tels Martin Formel de Tlemcem
mis à mort à Alger en 1558, cinq Persans martyrisés
à Ispahan en 1621.
Les esclaves chrétiens remplissaient les galères de
l'État a Constantinople, dans le Levant et les États
barbaresques. Ils pouvaient recevoir les visites des
missionnaires qui venaient traiter de leur rachat ou
leur apporter les secours religieux. Mais parfois la
tolérance faisait place à l'atrocité et plusieurs mou-
rurent avec courage pour la foi chrétienne.
En 1860, plus de 10.000 maronites du Liban furent
massacrés par les Druses avec la complicité des Turcs;
la France dut intervenir. Kn 1895-96, 100.000 armé-
niens furent martyrisés par les musulmans. Pendant
la grande guerre la férocité de l'Islam s'exerça plus
librement encore; il y eut 1 500 000 arméniens massa-
crés, parmi lesquels 12 évèques.
En 1906, près de Tunis, un part i de fanatiques vient
forcer les chrétiens a apostasier. Le domestique de
ferme, Del Rio Gesomino, refuse de suivre l'exemple
de ses maîtres et de reconnaître Mahomet comme un
prophète : il meurt brûlé a petit feu.
5° Schisme (iréco- Russe. - Les l'niates sont des
chrétiens de rite oriental qui. au x\ie siècle, abandon-
nèrent le patriarche de Constantinople pour revenir
à l'unité romaine. Ils donnèrent de nombreux mar-
tyrs, parmi lesquels saint .losaphat Kuncewicz. arche-
vêque de Polotsk, massacré à Vitebsk en 1623. et
André Pobola, jésuite polonais, brûlé en 1657 et béa-
tifié en 1853.
Catherine II fera massacrer en 1768 les catholique-..
Les Polonais comptent 200 000 victimes, les Russes
en avouent 50 OOu. Ce fut encore pire après les [lai-
tages de 1772, de 1793 et 1795. Huit millions de
Ruthènes furent, de force, entraînés dans le schisme.
Sous Nicolas Ier (1826-1855)," nouvelle persécution
légale qui devient sanglante dès qu'elle rencontre une
résistance : on parvint à arracher à Rome trois mil-
lions de Grecs-unis. Il y eut de nombreux martyrs,
406 prêtres, les religieuses basiliennes de Minsk (1844).
La persécution continue sous Alexandre II (1855-
1881), s'aggrave sous Alexandre III (1881-1894) pour
s'adoucir sous Nicolas IL lue conséquence inattendue
fut l'émigration des uniates répandus par centaines de
mille aux États-Unis, au Canada, au Brésil. En 1 !»().">.
l'édit de tolérance amena des retours nombreux. La
persécution bolcheviste s'exerce indistinctement
contre toutes les confessions chrétiennes.
6° Kcvolution française. — L'Eglise a attendu plus
d'un siècle pour examiner les martyrs de cette période
troublée où les prétextes politiques se mêlaient aux
liassions religieuses. Elle a fini par se prononcer sur la
réalité du martyre des 16 carmélites de Compiègne,
des 4 filles de la charité de Cambrai, des 11 ursulines
de Valenciennes. des religieuses d'Orange, du prêtre
Noël Pinot d'Angers, des trois évêques avec 188 com-
pagnons de Paris (martyrs des Carmes), et si 22 vic-
times de la rage révolutionnaire ont été rayées au
dernier moment, c'est afin de supprimer tout prétexte
à discussion. La liste glorieuse qui vient de s'ouvrir
est loin d'être terminée.
7° Missions d'Asie. — 1. Chine. — Le premier martyr
fut le dominicain François Capillas (1648). Il fut suivi
de beaucoup d'autres, surtout aux xvmc et xixe siècles :
Pierre Sanz et ses compagnons massacrés en 1747,
béatifiés en 1893; Dufresse mort en 1815, béatifié en
1900; Clet mort en 1820; Perboyre, l'un et l'autre
béatifiés. En 1900, la persécution des -Boxers a fait
7 à 8 mille victimes. Nulle part les chrétiens n'ont failli
devant les ennemis de leur foi. Le nombre des chré-
tiens a. depuis, décuplé. Home constate officiellement
245
MARTYRE. VALEUR APOLOGÉTIQUE
246
que leur christianisme arrive à l'âge adulte, en leur
donnant des évêques indigènes.
2. Curée. - La Corée n'avait pas vu de prêtres avant
la fin du xviir siècle. Dès que le christianisme y parait,
la persécution commence. En 1827, on comptait déjà
plus de mille martyrs. Un vicariat apostolique est
fondé en 1831. De 1866 à 1870, on compte 8 mille mar-
tyrs (Just de Brctenières). Dès que la liberté est
rendue, les conversions se multiplient.
3. Jupon. — Depuis la prédication de saint François
Xavier en 1549, les persécutions se succédèrent avec
de courtes accalmies. Citons les célèbres martyrs de
Nagasaki en 1622. On estime à trente mille le nombre
des chrétiens martyrisés en la seule année 1024.
L'atrocité des supplices dépassa en raffinement ceux
de l'antiquité. L'Église du Japon qui avait, dit-on,
atteint 1 800 000 membres au xvr siècle semblait
complètement anéantie en 1858. La France obtint par
un traité le droit d'élever des églises nécessaires au
culte chrétien. Le Père Petitjean arrivant à Nagasaki
en 18(55 eut la joie de trouver des villages entiers où se
perpétuaient depuis deux siècles le souvenir et les
rites d'une religion qui avait donné tant de martyrs.
Vingt-six furent canonisés en 1807, 205 furent béa-
tifiés, à la grande joie de l'Église universelle. La persé-
cution reprit de 180? à 1871: plusieurs milliers de
catholiques furent exilés ou déportés. Beaucoup mou-
rurent à la suite des privations et des tortures. La
complète liberté religieuse fut enfin accordée par la
Constitution de 1889.
4. Indo-Chine . — Peu de missions s'honorent d'un si
grand nombre de martyrs et comptent aujourd'hui
plus de fidèles. Le premier martyr de la Cochinchine,
André, fut décapité en 1044. Au Tonkin, la persécu-
tion éclata en 1090, en 1712, en 1721. En 1798 la
Cochinchine et le Tonkin, réunis en un même État,
recommencèrent la persécution. En 1838, les martyrs
furent particulièrement nombreux, parmi lesquels les
évêques Borie, Ignace Delgado et Hénarès. Le terrible
Tu-Duc lança en 1851 un édit qui se terminait ainsi :
•> Les prêtres européens doivent être jetés dans les
abîmes de la mer ou des tleuves, pour la gloire de la
vraie religion; les prêtres annamites, qu'ils foulent ou
non les croix, seront coupés par le milieu du corps,
afin que tout le monde connaisse la sévérité de la loi.
Après le nouvel édit de 1855, la France intervint,
mais ne put empêcher un redoublement de persécu-
tion de 1857 à 1862. Les évêques Diaz et Berrio-Ochoa.
les prêtres .laccard, Vénard, Néron, 115 prêtres anna-
mites, une vingtaine de religieuses indigènes, près de
5.000 chrétiens donnèrent leur vie pour Jésus-Christ.
Le traité de 1852 obtint la liberté religieuse de
l'Annam .Mais le Tonkin vit encore de 1883 à 188Ô
martyriser 15 missionnaires, 18 prêtres indigènes,
123 catéchistes, 270 religieuses, 35.384 chrétiens.
Nulle part le sang des martyrs ne fut plus fécond. Les
chrétiens se comptent aujourd'hui par centaines de
mille et forment les missions les mieux organisées.
5. Inde. - - Évangélisés dès la première heure, les
chrétiens de l'Inde ne sont connus d'une façon pré-
cise que depuis la conquête des Portugais à la fin du
xv1 siècle. Noyés au milieu de 59 millions de musul-
mans, de 7 millions de bouddhistes, de 220 millions de
brahmanes, les catholiques dont le nombre ne dépassa
jamais deux millions furent persécutés par ces diverses
religions. Les protestants hollandais qui supplan-
tèrent les Portugais ajoutèrent leur intolérance plus
perfide et non moins cruelle. Les premiers mission-
naires franciscains furent martyrisés par les musul-
mans en 1521: peu de temps après, le dominicain
Jourdain Catalini de Sévérac. Chaque année donne
plusieurs noms glorieux au martyrologe, lui 1638,
le navigateur Pierre Berthelot, en 1093 le jésuite Jean
de Britto. béatifié en 1852. En 1038. le carme Denis, le
frère Bedempt et deux franciscains furent massacrés;
ils ont été béatifiés en 1900. La persécution du Rajah
de Mysore, Tippoo Saïb ( 17 19-1799) fit mourir plus de
cent mille chrétiens, en réduisit autant à l'esclavage,
imposa la circoncision à quarante mille.
8° Afrique. — 1. Abyssinie. - Christianisée dès le
iv° siècle par Frumence, éveque sacré par saint Atha-
nase, l'Abyssinie dut aux circonstances de devenir
monophysite. Au xnr siècle, douze dominicains ame-
nèrent de nombreux retours à l'Église catholique: leur
zèle fut récompensé par le martyre. Au XVIe et au
xviie siècle, des missionnaires jésuites, envoyés à leur
tour, versèrent leur sang pour la foi. Des franciscains
i Pères Agathange et Cassien) envoyés par le fameux
Père Joseph subirent le même sort: ils furent béatifiés
en 1903. Au xix0 siècle, de nouvelles persécutions
furent suscitées contre Mgr de Jacobis et se> fidèles.
A partir de 1889, l'empereur Ménélik rendit une cer-
taine liberté au catholicisme.
2. Afrique Centrale. — Lavigerie envoya en 1879
ses Pères Blancs dans le royaume de l'Ouganda. Le
roi Mouanga proclama d'abord la liberté religieuse,
puis, changeant d'idées, résolut d'anéantir le catholi-
cisme. Il y eut un grand nombre de martyrs qui mou-
rurent avec courage et que l'Église a élevés sur les
autels. Le protectorat anglais fit cesser la persécution.
9° Amérique. — Il y eut au xvne siècle des religieux
espagnols ou portugais martyrisés dans l'Amérique
méridionale par les Indiens. Plus célèbres furent les
martyrs du Canada, jésuites, sulpiciens, prêtres des
missions étrangères, capucins. Pie XI vient de béati-
fier les jésuites, Jogues, Brébeuf, Lallemant et leurs
compagnons massacrés au Canada par les Iroquois,
en 1646-1648.
10° Océanie. — II y eut des persécutions dirigées
contre les missionnaires de Picpus par les méthodistes
introduits aux îles Sandwich dès 1820. On connaît
le martyre du mariste Chanel H841) dans l'île de
Fontouna, béatifié en 1889; l'héroïsme du Père Da-
mien, apôtre des lépreux. Mgr Ecalle et ses compa-
gnons furent massacrés en débarquant dans l'île
Isabelle de l'archipel, Salomon (1845). L'.année sui-
vante, trois autres maristes furent massacrés par les
indigènes de l'île San-Christovan. En 1855, le Père
Mazucconi des missions étrangères de Milan fut mar-
tyrisé.
C'est ainsi que dans tous les siècles et dans tous les
pays, on rencontre la même animosité contre l'Évan-
gile, le même courage intrépide chez les disciples du
Christ, préférant la mort même la plus cruelle au
reniement de leur foi.
IV. Valeur apologétique du témoignage des
martyrs. — Il appartient au théologien d'examiner
la valeur apologétique du témoignage rendu par les
martyrs dans les différents siècles et les divers pays.
Tout le monde connaît la parole célèbre de Pascal •
« Je Crois volontiers les histoires dont les témoins se
font égorger. ■ Mais cet argument n'a de force que s'il
est présenté avec certaines conditions qu'il nous faut
préciser.
Ainsi G. Boissier, La fin du paganisme, Paris, 1907,
t. i, p. 544, comprend mal notre argument lorsqu'il lui
refuse toute valeur apologétique : « Nous pouvons
conclure avec d'autant plus d'assurance que la ques-
tion n'est pas, à proprement parler, une question reli-
gieuse. Elle le serait si on pouvait affirmer (pie la
vérité d'une doctrine se mesure à la fermeté de ses
défenseurs. Il y a des apologistes du christianisme qui
l'ont prétendu: ils oui voulu tirer de la mort des mar-
tyrs la preuve irrécusable que les opinions pour les-
quelles ils se sacrifiaient devaient être vraies, on ne se
fait pas tuer, disaient-ils, pour une religion fausse.
••",-
MARTYRE, VALEUR APOLOGÉTIQUE
248
Mais ce raisonnement n'esl pas juste, et d'ailleurs
L'Église en a ruiné la force en traitant ses ennemis
comme un avail traité ses entants. Elle a fait elle-
même des martyrs, et il ne lui est pas possible de
réclamer pour les siens ce qu'elle ne voudrait pas
accorder aux autres. En présence de la mort coura-
geuse des Vaudois, des liussites, des protestants qu'elle
a brûlés ou pendus, sans pouvoir leur arracher aucun
désaveu de leur croyance, il faut bien qu'elle renonce
a soutenir qu'on ne meurt ([Lie pour une doctrine
vraie. •■
Remarquons au sujet de cette dernière assertion
(lue l'Église ne l'a jamais soutenue, el si quelque apo-
logiste, à psychologie un peu courte, avait eu la naïveté
de le faire, il eût élé désavoué par les autres, car nul
ne peut ignorer 'que le courage et la conviction peu-
vent accompagner les pires erreurs. La preuve de la
vérité de la religion par le témoignage des martyrs
est donc plus nuancée et plus délicate que l'argument
caricatural justement réfuté par Huissier.
1° \'otion trop restreinte du mot martyr. - Paul
Allard, Dix leçons sur le martyre, Paris, 19(1(5, essaie
d'y répondre, mais cet historien de première valeur
raisonne avec moins de sûreté dès qu'il s'aventure
dans le domaine de la théologie. Il appuie trop sur le
sens original du mot martyre et prend le témoignage
dans un sens trop exclusivement juridique : « selon
l'étymologie du mot, un martyr est un témoin. On
n'est pas témoin de ses propres idées. On est témoin
d'un fait > (p. 311). P. Allard croit donc pouvoir
conclure que « tout homme qui meurt pour une opi-
nion ne peut être appelé un martyr » et que « les mar-
tyrs sont témoins non d'une opinion, mais d'un fait,
le fait chrétien. »
Ici, c'est le juriste qui parle et qui prend le mot
témoin dans un sens restreint, comme à la barre,
.l'accorde facilement que les apôtres étaient témoins
au sens strict, témoins d'un fait, car, selon la parole si
expressive de saint Jean : « Leurs mains avaient
touché le Verbe de Vie. » I Joa., i, 1. Mais cela n'est
plus vrai pour la seconde génération chrétienne et
encore moins pour les suivantes, et cependant leur
témoignage est à bon droit invoqué par l'apologiste.
Ce doit donc être dans un sens plus large que celui
adopté par l'éminent magistrat.
Ainsi quand saint Ignace écrivait : « Je sais et je
crois qu'il fut dans la chair même après sa résurrec-
tion, et quand il vint à Pierre et à ses compagnons.
Il leur dit : < Tenez-moi et touchez-moi, et voyez que
je ne suis pas un esprit sans corps. » Smyrn., 'i,
il affirmait non pas un fait qu'il avait vu, mais une
foi dont il établissait la parfaite crédibilité. De même,
quand Polycarpe fut brûlé vif en 155, pour avoir refusé
d'apostasier le Christ, il avait répondu au proconsul
de Smyrne : « Il y a 80 ans que je le sers et II ne m'a
jamais fait de mal. comment pourrais-je injurier mon
roi ei mon sauveur? » Ce Christ pour lequel il mourait,
il ne l'avait jamais vu, mais « il avait été instruit par
les apôtres, il avait vécu familièrement avec beaucoup
de ceux qui avaient vu le Christ, il avait été ordonné
en Asie évêque de Smyrne par les apôtres », probable-
ment par saint Jean. Sa foi était fondée, mais il affir-
mait des réalités dont il n'était pas le témoin.
Son disciple saint Irénée. à son tour, s'il est vrai-
ment mort martyr, parlant des leçons de son maître
Polycarpe, pouvait dire : « Ces leçons ont grandi pen-
dant que croissait mon âme et se sont identifiées avec
elle : de sorte que je pourrais indiquer l'endroit même
où s'asseyait le bienheureux Polycarpe, quand il nous
adressait la parole, décrire ses allées et venues, sa
manière de vivre, son apparence personnelle, répéter
les discours qu'il tenait au peuple, et comment il
décrivait ses relations avec Jean et avec le reste de
ceux qui avaient vu le Seigneur, et comment il citait
leurs paroles. Et tout ce qu'il avait appris d'eux sur le
Seigneur, et sur ses miracles, et sur son enseignement,
Polycarpe, comme l'ayant reçu de témoins oculaires
de la Vie du Verbe, le relatait en concordance avec les
Écritures. J'avais coutume d'écouter avec attention,
par la grâce de Dieu, les choses qui étaient ainsi expo-
sées devant moi, les notant non sur le papier, mais
dans mon cœur, et toujours, par la grâce de Dieu, je
les repasse fidèlement en moi-même. » Eusèbe, //. E.,
V, xx. Il est évident qu'un tel témoignage ne peut être
récusé, mais Irénée ne témoigne pas de faits qu'il a
vus, et les deux générations qui lui ont transmis les
vérités pour lesquelles il meurt auraient pu altérer
certains faits historiques; une critique attentive de
leur conservation fidèle devient donc nécessaire, et
combien cela nous paraît plus vrai encore dès que
nous passons aux martyrs des siècles suivants.
2° Critique de cette notion. Aussi le P. Laber-
thonnière, Le témoii/nage des martyrs, dans Annales
de philosophie chrétienne, octobre 1906, a-t-il raison
de reprocher à P. Allard un certain « empirisme histo-
rique », qui résulte d'une dissociation trop absolue
entre le fait chrétien et la doctrine chrétienne. Il
conteste que « les martyrs soient morts pour un fait»
mis à part d'une doctrine, et attesté simplement
comme tel dans sa matérialité »,et l'accuse « de rabais-
ser les martyrs à n'être plus en quelque sorte que des
témoins de faits divers qui viennent devant un tri-
bunal certifier qu'ils ont vu ceci ou cela, tel jour et en
tel lieu, pour qu'on dresse procès-verbal de leurs dépo-
sitions ». Il voit dans cette méthode « un appauvrisse-
ment et même une dénaturation » du témoignage des
martyrs.
Était-ce pour attester l'existence de Jésus-Christ
devant les Juifs que meurt saint Etienne le premier
des martyrs? Là-dessus, les Juifs qui le lapidèrent
savaient aussi bien que lui à quoi s'en tenir. De même,
lorsque les chrétiens comparaissent devant les tri-
bunaux de l'empire, ce qui se dégage de leur attitude
et de leurs réponses, ce qu'ils affirment, ce qu'ils
confessent, c'est leur foi en Jésus-Christ. Et c'est tout
différent de la certitude empirique de son existence.
Et c'est toujours là-dessus qu'ils sont condamnés.
Le fait attesté par les martyrs - même témoins au
sens strict — ce n'est pas du tout un fait pur, un fait
brut dans sa donnée expérimentale, c'est un fait inter-
prété et restitué à son sens intime, à sa réalité spiri-
tuelle, un fait dans lequel ils trouvent incarnée la
vérité éternelle du Christ ; c'est leur foi en cette vérité
qu'ils expriment.
Aussi créent-ils la conviction par leur attitude. Ils
apparaissent comme des hommes qui savent souffrir,
qui savent mourir. Us sont comme une doctrine
vivante qui s'affirme et qui rayonne. Nous pouvons
nous en rapportera saint Justin, Apol., n, 12, lorsqu'il
écrit : « Moi-même, lorsque j'étais disciple de Platon,
entendant les accusations portées contre les chrétiens,
et les voyant intrépides en face de la mort et de ce que
tous les hommes redoutent, je me disais qu'il était
impossible qu'ils vécussent dans le mal et dans la
débauche. Quel homme impur et débauché, aimant à
se repaître de chair humaine, pourrait accueillir avec
joie la mort, qui le prive de tous les biens? Xe cher-
cherait-il pas à jouir plutôt de la vie présente? Ne le
verrait-on pas se cacher des magistrats, au lieu de
s'exposer de son plein gré à la mort? » Et Tertullien,
Ad Scapulam, 5, constate : « Bien des hommes,
frappés de notre courageuse constance ont recherché
les causes d'une patience si admirable; dès qu'ils ont
connu la vérité, ils sont devenus des nôtres, et ont
marché avec nous. » Le même sentiment est exprimé
par l'auteur du De I.aude mmtyrum, 5 : « Je l'ai bien
249
MARTYRE, VALEUR A POLOC KTI < M E
250
compris, un jour que des mains cruelles déchiraient
le corps d'un chrétien, el que le bourreau travail de
sanglants sillons sur ses membres lacérés, .l'entendais
les conversations des assistants. Les uns disaient :« Il
y a quelque chose, je ne sais quoi, de grand à ne point
céder à ta douleur, à supporter les angoisses. > D'autres
ajoutaient : Je pense qu'il a des enfants, une épouse
est assise à son lover. Et cependant ni l'amour pater-
nel, ni l'amour conjugal n'ébranle sa volonté. Il y a
quelque chose à étudier, un courage qu'il faut scruter
jusqu'au fond. On doit faire cas d'une croyance pour
laquelle un homme soutire et accepte de mourir. »
Voilà pourquoi derrière la faux qui brisait tant de vies,
les chrétiens repoussaient plus nombreux, ce qui jus-
tifiait le mot célèbre de Tertullien. Apol., 50 : Plures
e/ficimur quolies melimur a imbis, semen est sanguis
christ ianorum. Et le principe reste toujours le même,
témoin ce païen de Cochin chine, qui, au moment le
plus terrible de la persécution, se présente chez le
missionnaire en demandant le baptême : « Pourquoi
veux-tu te convertir? Parce que j'ai vu mourir des
•chrétiens et que je veux mourir comme eux. J'en ai vu
précipiter dans les fleuves et dans les puits, j'en ai vu
brûler vifs et percer de lance. Eh bien, tous mouraient
avec un contentement qui me surprenait, récitant des
prières ou s'encourageant les uns les autres. Il n'y a
que les chrétiens qui meurent ainsi, et voilà pourquoi
j'ai voulu me convertir. » Annales de la Prop. de la foi,
janvier 18.S0, p. 33.
Ce témoignage des martyrs est essentiellement le
même que celui rendu par la vie chrétienne. 11 a le
même sens, il a la même portée que celui qu'ont rendu
tous les saints et tous ceux qui, à un degré quelconque,
dominant les péripéties, les passions et les misères de
l'existence terrestre, se sont éclairés à la Vérité éter-
nelle et alimentés à l'éternelle Bonté. Il n'en diffère
que par les circonstances extérieures. D'un côté comme
de l'autre, il y a le renoncement, le sacrifice par lequel
s'accomplit la renaissance spirituelle, il y a la mort
enfin par laquelle tous nous devons passer. .Mais, tandis
que les uns l'acceptent quand les fatalités naturelles la
leur imposent et qu'elle est inévitable, de telle sorte
que leur acceptation, si manifeste et si édifiante qu'elle
puisse devenir, reste comme le secret de Dieu, les
autres l'acceptent quand ils seraient à même de l'évi-
ter. Ce sacrifice prend dès lors un caractère tragique
qui en accentue et qui en marque fortement la signi-
fication! C'est ce qui fait sa valeur spéciale de pro-
sélytisme et de propagation. Il brille avec l'éclat
et la souveraineté de l'éclair. On ne peut pas ne pas
le remarquer. Il ne peut laisser indifférent : il louche
les cœurs ou les endurcit.
Car la liberté de la foi subsiste. Les martyrs ont
beau se dresser devant nous avec leur témoignage de
loi, il n'y a ni démonstration stricte, ni moyen méca-
nique qui puisse faire, par sa propre vertu, que leur
foi devienne la nôtre. (Test une grâce de lumière et de
force, une atmosphère chaude et lumineuse qui nous
oriente vers l'Auteur et le Consommateur de la foi.
3° Vraie notion - C'est pourquoi le devoir du théo-
logien est de préciser les caractères et les conditions
de ce témoignage et de montrer chez les martyrs leur
manière surhumaine de souffrir et de mourir.
Comme dit .AI. Dubois dans la Revue du Clergé
tramais, art. Le témoiynuye des martyrs, 15 mars 1907,
p. 20 : Il suffti de mettre en relief la supériorité
morale de nos martyrs comparée à ceux des religions
non chrétiennes i et Al. Rivière dans la Hernie pratique
d'apologétique, ait. Autour de la question du martyre,
15 août 1007, p. 011 : i 11 y a dans le cas de nos mar-
tyrs quelque chose d'extraordinaire qui mérite objec-
tivement de retenir l'attention, quelque chose de dis-
linctif qui les met au-dessus des autres et qui sollicite
par conséquent une explication différente : c'est le fail
d'une incontestable supériorité morale et, pour tout
dire, de leur héroïsme surhumain. » M. Didiot, Logique
surnaturelle objective, p. 226, s'exprime avec précision :
- La force démonstrative du martyre n'est donc
qu'accidentellement dans le nombre, elle consiste for-
mellement dans l'intention, la valeur morale, la pa-j
lience héroïque des suppliciés. >
D'ailleurs P. Allard, dans son bel article, Martyre,
Dictionnaire apol. de la foi catli., t. ni, col. 334-335,
corrige son point de vue primitif et distingue deux
aspects du témoignage des martyrs : l'aspect histo-
rique par lequel les martyrs attestent la réalité des
faits évangéliques et l'aspect doctrinal selon lequel
les martyrs attestent la vérité de la foi chrétienne, el
sont testes fidei christianse, comme dit saint Thomas,
IIa-IIa>, q. cxxiv, a. -I.
Il est évident qu'avec celte distinction, la doctrine
devient irréprochable, sauf peut-être quand on pro-
longe l'aspect historique jusqu'à saint Irénéc, c'est-à-
dire à la troisième génération chrétienne. .Mais une
fois cette distinction accordée, et elle devait l'être
forcément, pourquoi ne pas faire rentrer le premier
cas dans le second comme un cas particulier rentre
dans le cas général? et nous revenons tout simplement
à la doctrine de saint Thomas d'Aquin : tous les mar-
tyrs sont des témoins de la foi chrétienne, ils affirment
avec courage leurs convictions religieuses, mais ce
témoignage devient particulièrement convainquant
quand ils meurent pour attester des faits qu'ils ont
vus. A ces derniers, et à eux seuls, s'applique la
parole citée de Pascal, comme d'ailleurs la parole de
Xotrc-Seigneur, Act., i. S.. Si les autres martyrs conti-
nuent à porter le même nom. c'est qu'ils témoignent,
eux aussi, d'une doctrine, non d'un fait, ou du moins
du lait dans la mesure où il est compris dans la doc-
trine pour laquelle ils meurent.
-1" Divers éléments à considérer. Le Père de Poul-
piquet, L'objet intégral de l'apologétique, Paris, 1012,
détermine avec une précision remarquable la valeur du
motif de crédibilité tiré du témoignage des martyrs,
p. 154 : « Les martyrs réalisent, à un degré éminent,
les vertus les plus rares et les plus difficiles, dans les
circonstances les moins favorables à leur développe-
ment. » Il applique à cette question l'analyse de la
vertu de force faite par saint Thomas d'Aquin dans sa
Somme théologique, et montre que la force qui doit sou-
mettre à l'emprise de la raison et du vouloir les deux
passions de crainte et d'audace, qu'un péril éminent
de mort fait naître en nous, doit nous maintenir dans
un juste équilibre et nous préserver des exagérations
contraires. Or les martyrs ont su se défendre contre
ces deux ennemis les plus redoutables: l'absence de
peur, l'intnriiditas ou indifférence devant le danger, et
l'excès d'audace ou la témérité.
1. Pas d'insensibilité devant la mort. Les martyrs
ont connu la crainte, comme le lait remarquer dom
Leclercq, Les martyrs, t. i, p. I. Ce n'était pas sans
une secrète appréhension que beaucoup envisageaient
les heures d'atroces souffrances qui ouvraient le Para-
dis. Plusieurs témoignages montrent naïvement le
rang que tenait dans les âmes, même bien trempées, la
préoccupation de la souffrance physique. Le Blant,
Les persécuteurs cl les martyrs, c. ix, p. loi',, 107, cite
cette vision de saint I-'Iavien : > Il me sembla que
j'interrogeais notre évêque, Cyprien, le premier qui
eût été immolé avant nous pour le Christ, .le lui
demandais si le coup de la mort causait une grande
douleur. .Appelé au martyre, je m'inquiétais de savoir
ce que j'aurais à endurer. Il me répondit : Lorsque
l'âme est toute dans le ciel, la chair qui soutire n'est
plus la noire, le corps reste insensible quand l'espril
est m Dieu. Lorsque sainte Vgathonicé sent la
25 1
MARTYRE, VALEUR APOLOGÉTIQUE
252
flamme courir sur son corps, elle cric à trois reprises :
« Seigneur, aidez-moi, je me suis réfugiée près de
vous. » Leclercq, t. i, p. 71 : cl saint Saturnin supplie
pendant la torture : « Pour l'amour de ton nom,
donne-moi, ô mon Dieu! la force de souffrir. »
2. Ce courage des martyrs devant la mort ne pro-
vient nullement d'un mépris déréglé cl coupable pour
la vie présente. Chez eux rien du pessimisme absolu
du stoïcien OU du bouddhiste. Leur mépris des biens
qui passent se fonde sur leur foi à l'existence de Dieu,
à la divinité de Jésus, à l'immortalité de l'âme, à
l'éternité. Ainsi saint Ignace écrivant aux Romains :
« Le monde et ses royaumes ne me sont rien. .Mieux
vaut pour moi mourir pour Jésus-Christ que régner
sur toute la terre. Je cherche celui qui est mort pour-
nous. Je veux celui qui esl ressuscité pour nous. Ma
délivrance est proche. De grâce, mes frères, ne me
privez pas de la vie, ne me condamnez pas à mort.
Je veux être à Dieu, ne me livrez pas au monde,
ne m'attirez pas avec la matière. » Leclercq, t. i.
p. 54. De même quand le préfet demande à Apollo-
nius : « Tu veux donc mourir? » Celui-ci répond : « Mon
désir est de vivre dans le Clifist, mais je n'ai pas
sujet de craindre la mort à cause de mon attachement
à la vie. Il n'y a rien de plus désirable, que la vie
éternelle source d'immortalité pour l'âme qui a mené
une vie honnête. » Ibid., 1. 1, p. 117. Saint Pione, cloué
sur un poteau, déclare : « J'ai voulu mourir, afin que-
tout le peuple comprît qu'il y aune résurrection après
la mort. » T. n, p. 86. Saint Flavien, avant de mourir,
disait aux païens : « Même quand on nous tue, nous
vivons, nous ne sommes pas vaincus, mais vainqueurs
de la mort, et vous-mêmes, si vous voulez savoir la
vérité, soyez chrétiens. »
3. Chez les chrétiens, nul orgueil, mais au contraire
l'humilité la plus sincère. La doctrine pour laquelle
ils meurent, ce n'est pas une doctrine dont ils s'attri-
buent orgueilleusement la paternité. Ce n'est ni par la
vigueur de leur intelligence, ni par un labeur prolongé
qu'ils en ont reconnu et admis la vérité, mais en vertu
d'une illumination surnaturelle, à laquelle leurs
mérites personnels n'ont aucune part : « Et toi, qui
es-tu? » demande le préfet à Évelpiste. — «Je suis
esclave de César, répond le martyr, mais chrétien, j'ai
reçu du Christ la liberté, par ses bienfaits; par sa grâce
j'ai la même espérance que ceux-ci. » Leclercq, t. i,
p. 87.
A. Les martyrs gardent une attitude digne et calme;
rien chez eux de l'exaltation causée par le fanatisme.
Traduits au tribunal, ils défendent leur foi avec intré-
pidité, avec enthousiasme même, mais aucun signe
ne prouve que leurs facultés supérieures, raison et
volonté, aient cessé d'agir. Bien plus, leurs réponses
aux juges révèlent une parfaite liberté d'esprit. Tou-
jours claires, fermes, précises, pleines de bon sens et
d'à-propos, elles dénotent une parfaite possession
d'eux-mêmes.
5. Pas de témérité: les martyrs, d'ordinaire, ne
s'offrent point d'eux-mêmes à la mort. Aucune exal-
tation chez l'ensemble, un devoir rigoureux exécuté
avec courage sans excès. La prudence fondée sur
l'humilité pour ne pas s'exposer à la tentation, et sur
la charité pour ne pas provoquer les persécuteurs à
commettre un crime. Quelle différence avec le monta-
nisme qui de Phrygie passa en Occident et séduisit
le puissant esprit de Tertullien! Sombre, toujours
tendu, le montanisme veut qu'on aille au-devant du
martyre. Il condamne, comme un acte de défiance
envers le Saint-Esprit, tout effort pour se dérober aux
persécuteurs. Fuir devant eux est, pour lui, presque
plus coupable encore que d'apostasier, Tertullien, De
fuga. Pour les fanatiques, le montanisme devient,
selon la juste expression de Renan, Marc-Aurèle,
p. 243, « une fièvre impossible à dominer ». Au
contraire dans l'Église, tout reste sain et pondéré.
D'où les règles suivantes : a) Ne pas se dénoncer soi-
même aux ennemis de la foi. » Nous ne louons pas ceux
qui vont d'eux-mêmes s'offrir. L'Evangile n'enseigne
rien de pareil. » Martyrium Polycarpi, c. iv. « Chacun
doit être prêt à confesser sa foi, mais personne ne doit
courir au-devant du martyre, » dit saint Cyprien.
Cf. Canons 9 et 10 de saint Pierre d'Alexandrie, P. G.,
t. xvin, col. 188. — b) Ne pas irriter les païens par
des outrages à leur culte: - 11 n'est pas permis d'insul-
ter, de soutlleter les statues des dieux. Origène, Contra
Celsum, VIII, .'58. : • Si un chrétien abrisé des idoles et
a été tué sur le fait, il ne sera pas compté au nombre
des martyrs,» dit le concile d'Elvire, canon 60.
Tertullien blâmera avec indignation ceux qui ont
acheté à prix d'argent la tolérance du persécuteur,
mais l'Église sera moins sévère et Pierre d'Alexandrie
(can. 12) louera ceux qui ont employé ce moyen
pour éviter le danger de l'apostasie et se sont montrés
plus attachés à Jésus-Christ qu'à leur argent.
L'Eglise conseillait la fuite pendant la persécution,
invoquant contre les montanistes le texte de Matth.,
x, 25. La retraite volontaire accompagnée de la confis-
cation des biens est appelée par Cyprien, De lapsis, '8,
le second degré du martyre.
(i. Préparation. — Les chrétiens se préparent hum-
blement au martyre : « Puisque une nouvelle persécu-
tion est proche et que de fréquentes révélations
l'annoncent, soyons prêts et armés pour le combat.
Ne laissons pas nus et sans défenses ceux que nous
encourageons à la lutte, nourrissons-les par la pro-
tection du corps et du sang de Jésus-Christ; ras-
sasiés de la nourriture divine, qu'ils trouvent dans
l'eucharistie leur sauvegarde, leur rempart contre les
ennemis. »
Quand l'heure de la torture ou de la mort a sonné,
les martyrs y marchent avec intrépidité, mais aussi
avec cette humilité profonde qui les garde de toute
vaine présomption. Il était pourtant facile de céder
à l'orgueil en un pareil moment ! que l'on songe à ce
contact .mystérieux qui s'établit dans tout supplice
public, entre le patient et le spectateur. Celui-ci ne
ménage point ses éloges lorsque le condamné demeure
héroïque au milieu des tourments. N'y a-t-il pas alors
une singulière ivresse à se voir exposé comme un san-
glant trophée à l'admiration enthousiaste des foules'?
Et ne faut-il pas une vertu éminente pour ne pas
s'attribuer tout le prix de la victoire? Cependant, les
martyrs affirment bien haut que, seule, la grâce divine
leur donne la force de supporter la torture, et tout le
temps du supplice, joignant l'exemple à la parole, ils
ne cessent de prier avec une ardeur inlassable. Qu'il
suffise de citer ici les martyrs de Lyon qui, après avoir
confessé leur foi avec intrépidité et subi la torture à
plusieurs reprises, non seulement ne permettaient pas
qu'on les appelât martyrs, mais au milieu d'un flot
de larmes, conjuraient les frères d'offrir à leur inten-
tion de continuelles prières pour qu'ils fissent une
bonne fin. Aussi Renan, bon juge en matière d'humi-
lité, ne peut-il s'empêcher d'y voir « l'idéal du mar-
tyre, avec aussi peu d'orgueil que possible de la part
du martyr ». Marc-Aurèle, p. 340.
7. La douceur des martyrs. — La douceur des mar-
tyrs stupéfiait les païens, habitués à voir mourir la
haine au cœur; or, cette douceur se manifestait dans
les conditions les plus opposées à son développement;
car rien ne favorise la colère comme l'injustice qu'on
subit, et il n'y a pas d'injustice plus révoltante que
d'être condamné à mort quand on se sait innocent. Les
martyrs se justifient, avec humilité et fierté, de tous
les reproches qu'on leur adresse au tribunal. Et cepen-
dant, malgré cette parfaite conscience de l'injustice de
253
MARTYRE
M A.SBOTHÉENS
254
leur condamnation, au lieu de maudire, ils bénissent,
an lieu de haïr, Us aiment cl ils pardonnent. Ainsi les
martyrs de Lyon priaient pour ceux qui les faisaient
si eruellemeiil souffrir. Seigneur, disaient-ils. ne leur
imputez pas ce crime 1 I.eelercq. t. i. p. 105. Quand
te bourreau arrive pour décapiter Cyprien, le martyr
donna ordre qu'on comptât à cet homme vingt-
cinq pièces d'or \ Ihid.. I. ii. p. Uni. Au moment de
mourir, Maximilien se tourne vers son père et lui dit :
Donne aux licteurs mon vêtement neuf, celui que tu
m'avais préparé pour être soldat. • T. n. p. 155. En
marchant au supplice, le centurion Marcel dit à Agri-
cola qui vient de le condamner à mort : « Dieu te
bénisse. » Et il ne faut voir dans ces mots aucun trait
d'ironie ou d'ostentation, mais le témoignage très sin-
cère d'une vertu que le monde avait jusque-là ignorée :
la charité chrétienne.
8. Allégresse des martyrs. - Sainte Perpétue est
gaie dans sa prison : « Ayant été tous condamnés
aux bêtes, nous rentrâmes joyeux dans la prison. »
Passio SS. Perpétuée, Felicitatis, vi, 12. Sabine rit en
allant au tribunal. Passio S. Pionii, 6. Les specta-
teurs sont stupéfaits en voyant Carpos sourire pen-
dant l'interrogatoire, sourire même sur le bûcher.
Murlyrium SS. C.arpi. Papyli et Agathonices. Théodo-
sie reste souriante pendant la torture, Eusèbe, De
martyr. Palesl.. vu. Hermès plaisante en marchant au
supplice. Acta S. Philippi, 13. «C'est avec joie que
nous confessons le Christ et que nous mourons, » dit
saint Justin, Apol., i, 39. Saint Cyprien, entendant la
sentence de mort prononcée contre lui, répond avec
joie : Deo gratias.
Dom Leclercq a noté chez les martyrs anglais du
temps de la Réforme, ce même sentiment de joie qui
s'exprime au moment de mourir par des traits d'hu-
mour britannique. Les martyrs, t. vu, p. 56. Comme
Jean Ogilvie traversait la ville de Glasgow à cheval
pendant son procès, les témoins s'étonnaient de son
calme et de sa gaîté : « On ne cesse de rire, dit-il, que
lorsqu'on n'a plus la tète sur les épaules. » Une vieille
mégère s'approche du jeune martyr et maudit sa
vilaine figure. Ogilvie lui répond : « Que la bénédiction
du Ciel descende sur ton frais minois, » et voilà la
vieille qui s'excuse et qui demande pardon. Thomas
Morus demande qu'on l'aide à gravir l'échafaud, « car
pour la descente, dit-il, je ne m'en occupe pas. » Pen-
dant que John Roberts attendait, au pied de la po-
tence par un jour de décembre, le moment du sup-
plice, un assistant, pris de pitié, lui offre un bonnet
pour couvrir sa tête : Ne vous inquiétez pas de cela,
Monsieur, répond-il avec un sourire, je n'ai plus peur
de m'enrhumer. » Dans sa prison, sa joie était si
visible qu'il craignait de malédilier par sa trop grande
gaîté. On le rassure en lui disant : ■ Vous ne pouvez
mieux faire que de laisser voir à tout le monde avec
quelle joie vous allez mourir pour le Christ. » Tous ces
martyrs ont connu et pratiqué jusqu'à la fin la belle
parole de saint Paul : « Dieu aime celui qui donne
joyeusement. »
Concluons avec le Père de Poulpiquet, p. 184, que
la mise en valeur de l'argument tiré du témoignage
des martyrs suppose le développement des éléments
suivants : 1. La durée de la persécution dans l'Église
primitive. — 2. Le nombre des martyrs. — 3. Les
diverses conditions sociales des martyrs. — 4. Les
épreuves morales des martyrs. - 5. Les épreuves
physiques antérieures au supplice. - • (i. Les supplices
des martyrs. - 7. La continuité ininterrompue des
martyrs dans l'Église au cours des siècles.
C'est cet ensemble qui donne à l'argument toute sa
valeur apologétique et qui fournit au martyre chré-
tien son véritable caractère de miracle moral. L'Église
catholique n'a pas seulement le droit de vénérer ses
martyrs avec reconnaissance et avec respect, elle a le
devoir de proposer l'ensemble de leur témoignage
comme un phénomène unique dans l'histoire, et de
demander aux historiens et aux psychologues s'ils
peuvent expliquer par des causes naturelles la conti-
nuité dans l'attaque, et surtout la continuité dans
l'acceptation de la mort pour la foi. Si ces causes
naturelles font défaut, il y a nécessité logique pour
l'incroyant d'étudier avec une sympathique curiosité
une doctrine pour laquelle tant de victimes sont
tombées avec un courage émouvant, et le croyant y
trouve un indéniable réconfort pour sa foi.
R. Hedde.
MARZILLAS Pierre Vincent, bénédictin espa-
gnol, fut professeur à Saragosse et à Compostelle : il
mourut veis 1613. Il écrivit une Paraphrase sur le
Pentateuque, insérée dans l'édition de la Vulgate, avant
la correction Clémentine, in-fol , Salamanque. 1600-
1610. Il fut plutôt canonisteque théologien, et publia
les Décréta sacrosancti concilii Tridentini ad suos
quseque tilulos secundum juris methodum redacta, aux-
quels il ajouta les déclarations publiées par l'autorité
apostolique, telles qu'on les trouve dans les quatre
volumes des décisions de la Rote romaine, Sala-
manque, 1613. L'ouvrage fut prohibé comme conlraire
aux règles générales.
Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. in, col. 579.
J. Baudot.
MAS (Hilaire du), voir Dumas Hilaire, t. iv,
col. 1863.
MASBOTHÉENS, secte juive, des débuts de
l'ère chrétienne. — Son nom est mentionné pour la
première fois par Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., IV,
xxii, 5 et 7, P. G., t. xx, col. 380, comme celui de l'une
des sept sectes juives : esséniens, galiléens, héméro-
baptistes, masbothéens, samaritains, sadducéens, pha-
risiens. A en juger par le silence que gardent sur elle
pseudo-Tertullien, De prœscriplione, Philastre de
Rrescia et Épiphane, il y a tout lieu de penser que le
Synlayma d'Hippolyte n'en faisait pas mention, bien
que le docteur romain fût attentif à relever les aber-
rations doctrinales les plus diverses. A partir du
ive siècle, la lectuie du passage d'Eusèbe a piqué la
curiosité de quelques hérésiologues, et les masbo-
théens ont pris place en divers catalogues d'hérésies.
En Orient les Constitutions apostoliques les mention-
nent entre les pharisiens et les hémérobaptistes avec
cette explication : les masbothéens nient la Provi-
dence, disant que les êtres résultent de réactions
automatiques; ils restreignent l'i m mort alité de l'âme :
Mac6w6aîoi ol Trpovouxv apv.iuji.Evoi., èZ, aÙTOO-âfOu 8è
çopâç XsyovTeç xà ovtoc auviaTavai xai. 'j"J"/îjç tï)v àôa-
vaaîav tcsp'.xôtttovtîç, VI, m, 4, édit. Funk.p. 315.
Visiblement l'auteur de cette notice ne sait rien sur
ces hérétiques et la conjecture qu'il fait à leur sujet
pourrait bien provenir d'une fausse étymolo^ie :
il ferait dériver leur nom de sebût, volonté. Cf.
Hilgenfeld, Ketzergeschichte, p. 31, n. 43. Plus pru-
dent, Théodoret, qui a lu leur nom dans Eusèbe, les
mentionne avec d'autres sectes juives sans donner
d'autre explication. Hseret. jab., I,i, P. (i., I. i.xxxiir,
col. 345. Ainsi encore le patriarche Sophrone.dans sa
lettre synodale à Sergius de Constantinople. P. a.,
t. lxxxvii c, col. 3180.
Chez les latins une autre étymologie prévalut que
l'on trouve dans pseudo-Jérôme, Indiculus de hœresi-
busjudseorum, 1'. 1... t. lxxxi, col. <;:;o et dans Isidore
de St ville. Etym., VIII.iv, t. i.xxxn, col. 207, d'où elle
est passée dans Honorius Augustodunesis, Liber dea
hœresibus, /'. /.., t. clxxii, col. 235 (le texte de Aligne
lit Marbonei, qui est certainement fautif). Selon ces
auteurs, Masbothsei dicunt esse Christum qui docuit illos
9.RR
MASBOTHEENS
MASSARELL]
230
in omni re sabbatizare; le nom dériverail de sabbàl :
c'est invraisemblable, mais c'est pourtanl ce qu'onl
adopté les divers auteurs d'encyclopédies. W. Brandi
a bien montré que le nom de tnasbot héens dérive tout
naturellement du mot masbô'ttâ, qui, en araméen
palestinien, signifie baptême, el qu'il faul comparera
mas buta, qui, chez les mandéens, désigne les purifica-
tions légales. Ainsi les masbothéens sont des < bap-
tistes » et ne diffèrent sans doute pas des héméro-
baptistes » qu'Hégésippe mentionne immédiatement
après eux. Au début de l'ère chrétienne, il y eut en
effet plusieurs sectes juives où les bains ou baptêmes,
soit journaliers soit du moins très fréquents, avaient
une signification religieuse. Il n'est nullement invrai-
semblable que des conversions au christianisme se
soient produites dans ces milieux. Les elchésaïtes, sur
lesquels le dernier mot n'est pas dit, formaient ainsi
une secte judéo-chrétienne où la pratique des bap-
têmes et immersions était fréquente. Ne serait-ce pas
à eux que pensait Hégésippe quand il distinguait les
masbothéens des hémérobaptistes?
Les sources anciennes ont toutes été mentionnées dans
l'article.
Travaux modernes. — A. Hilgenfeld, Die Kelzergeschichlc
îles Urchristenthums, Leipzig, 1884 (voir. la table alphabé-
tique); F. X.Funk, Didascalia el Constltutiones apostolorum,
Paderborn, 1906, 1. 1, p. 314, n. 4; W. Brandt, Die jiidischen
Baptismal oder dus religiiise Waschen und Baden im Juden-
luin mil Einschluss des Judenchristentums = Zeitschrifi /iir
<lie A. T. Wissenschaft, Beiheft 18, Giessen, lî)10 (capi-
tal); du même, art. Masbothseans, dans .1. Hastings.,
Encycl. o/ Religion and Elhics, t. vin (1915), p. 483.
É. Amann.
MASCARON Jules, évèque d'Agen, fils d'un
célèbre avocat au parlement d'Aix, naquit à Marseille
en 1034. Après ses premières études faites au collège
des oratoriens de cette ville, il entra très jeune dans
leur congrégation (1050) et fut envoyé au collège du
.Mans pour professer la rhétorique, puis à Saumur
pour étudier la théologie. Très bien doué pour la pré-
dication, il attira la foule dans l'église Saint-Pierre de
cette ville, devenue trop petite pour le nombre de ses
auditeurs: les protestants mêmes venaient l'entendre,
en particulier, Tanneguy Le Fèvre, père de .Mme I)a-
cicr, qui lui applique l'éloge que Pline fait d'un ora-
teur de son temps : Procemiutur apte, narrât aperte,
ornât excelse, poslremo docet, détectât, afficit. Il prêche
ensuite à Marseille, à Aix, à Nantes, à Paris dans la
chapelle de l'Oratoire de la rue Saint-Honoré et dans
l'église Saint-André-des-Arts; il fait en 1666 l'oraison
funèbre de la reine Anne d'Autriche devant l'arche-
vêque de Rouen, François de Ilarlav, qui l'aide à
entrer à la cour. Mascaron y prêche l'Avent en 1666,
le Carême en 1667, l'Avent en 1608, le Carême de
1669 et 1670, l'Avent de 1671. Il sut dire toute la
vérité aux grands, tout en ménageant leur suscep-
tibilité : « Il faut, dit-il dans son sermon sur la parole
de Dieu, que vous ayez plus de pénétration que je n'ai
de hardiesse; que vous entendiez plus que je ne vous
dis. » Sur quoi Louis XIV fermait la bouche aux cour-
tisans offensés : « .Monsieur le prédicateur a fait son
devoir, c'est à nous de faire le nôtre. » En 1671, le roi
le nomma à l'évêché de Tulle. Mascaron prêcha encore
à la cour le Carême de cette année; les bulles ayant
lardé deux ans à venir, il prononça à Paris l'oraison
funèbre du duc de Beaufort et celle d'Henriette
d'Angleterre à deux jours 'd'intervalle, puis en 1672
celle du chancelier Séguier; ensuite étant évèque de
Tulle, cellede Turenncà la conversion duquel il avait
travaillé. .Mme de Sévigné dit « n'avoir rien vu de si
beau que cette pièce d'éloquence ». Il prêche encore au
Louvre le Carême de 1675, 1679; en 1678 il est nommé
éVêque d'Agen où il travaille à la conversion des pro-
testants; sur les 30 000 qu'il y avait à son arrivée, il
n'en restait plus que 2 000 à sa mort ; il fonda un sémi-
naire, un hospice. Le roi aimait tant à l'entendre qu'il
lui demanda encore l'Avenl de 1679 et 1683,1e Carême
de 1684, l'Avent de 1694. «Tout vieillit ici, Monsieur,
lui dit-il, il n'y a que votre éloquence qui ne vieillit
pas. i En 1695, il prononça le discours d'ouverture de
l'Assemblée du clergé et se retira définitivement dans
son diocèse où il mourut le 16 décembre 1703.
Mme de Sévigné mettait Fléchier au défi de le sur-
passer; Rollin les compare l'un à l'autre : ■• Mascaron
a beaucoup d'élégance et beaucoup de noblesse; mais
il est moins orné que l'un (Fléchier), moins sublime
que l'autre (Bossuet). ■ Traité des études, t. u. Aujour-
d'hui, on n'oserait plus mettre en parallèle Mascaron
avec Bossuet. Kn disant qu'il fut » populaire en son
temps par ses défauts autant que par ses qualités,
subtil, enllé, mais grave et lier, avec des éclairs d'ad-
mirable éloquence », .lacquinet a prononcé le jugement
définitif.
On a de lui un volume d'Oraisons funèbres, 17uJ:
un Mandement sur la condamnation du livre de Féne-
lon, Explication des Maximes des Saints, grand placard
in-folio avec trois vignettes sur bois, 1697; des lettres
imprimées : deux à Baluzc, dans Notes pour servir
à la biographie de Mascaron. quinze lettres au même
dans Lehanneur; une à Bussy-Rabutin (Corr. de
Bussy-Rabutin, Lalanne, 1858, t. iv, p. 346); une à
Colbert dans la Correspondance administrative sous
Louis XIV, t. iv, p. 98.
Baluze, llisloria tulelensis, 1717; Belleeombe (André de),
L'Agenois illustré; Batterel, Mémoires domestiques, t. m,
p. 232-308; Blampignon, Mascaron d'après des documents
inédits. Correspondant du 10 mai 1870, p. 420; Border,
La vie de messire Jules Mascaron, en tête des oraisons
funèbres; Bougerel, Hommes illustres, notice 363; Dussaud,
Mascaron, Paris; Ingold, Essai de bibliogr. oratorienne.
p. 96-98; Labénazie, Oraison funèbre de Mascaron, Agen,
1704; Tamisey de Larroque, Soles pour servir à la biogra-
phie de Mascaron écrites par lui-même, Paris, 1863; Lehan-
neur, Mascaron d'après des documents inédits, thèse pré-
sentée à la faculté de Paris, La Rochelle, Siret, 1878;
.lacquinet. Les prédicateurs au XV IL siècle avant Bossuet,
p. 197; Ad. Perraud, L'Oratoire de Erance..., p. 328; VUte-
main, Essai sur l'oraison funèbre, dans l'édition des oraisons
funèbres de Bossuet, Paris, 1851.
A. Molien.
MASCOLO Jean-Baptiste, dont le nom est
transcrit en latin Masculus, naquit à Naples en 1582,
entra dès 1598 dans la Compagnie de Jésus, et mourut
à Naples en 1656. Longtemps professeur d'humanités,
puis de rhétorique, il s'exerça tout spécialement dans
la poésie latine, où il produisit des œuvres qui eurent
grand succès. Le théologien retiendra seulement ses
Eruditarum le.'tionum veterum Patrum libri acroa-
mulici, où il a réuni, surtout à l'usage des prédicateurs,
les pensées et expressions remarquables de divers
auteurs ecclésiastiques. Le t. i", in-fol., de 800 p.,
paru à Venise en 1649, est consacré à saint Jérôme: le
t. n, in-fol. de 900 p., Naples, 1652, à saint Augustin; le
t. in, in-fol. de 560 p., Naples, 1656, à saint Ambroise;
un t. iv, sous un titre un peu différent, in-fol. de
250 p., Xaples, 1660, est consacré à saint Grégoire de
Nazianze. Il faut encore citer : Gladius ac pugio
impietatis sioe persecutioncs Ecclesise, in-1", Xaples,
1651. Tout cela sent bien la rhétorique.
Moreri, Le grand Dictionnaire, édit. de 1759, au mot
Mascolo; Feller-Pérennès, Biographie universelle, au mot
Masculus; Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de
Jésus, t. v, col. 666-669, donne le détail des productions
littéraires de l'auteur; Militer, Xomenclator, 3« édit., t. ni,
col. 1097.
É.'Amann.
MASSARELLI Ange, prélat italien, célèbre sur-
tout par le fait qu'il fut secrétaire du concile de
Trente (1510-1566). - Né à San-Severino, dans la
257
MASSARELLI
MASSILLON
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Marche d'Ancône, en 1510, il lit à l'Université de
Sienne ses études de droit, la quitta avec le titre de
doctor in ulroque, se rendit à Rome où il s'efforça de
faire carrière, bien que simple laïque. Entré en 1538
au service de Jérôme Aléander, il le suivit dans sa léga-
tion d'Allemagne. A la mort d'Aléander, Massarelli
passa au service du cardinal Marcel Cervin, 1er avril
15 12, qui l'occupa d'abord comme bibliothécaire.
Quand Marcel partit pour Trente, en qualité de pré-
sident du concile qui allait s'ouvrir, Massarelli l'ac-
compagna (février 1545). Sans autre situation officielle,
au début, que celle de secrétaire du légat, il joua un
rôle considérable dans les préparatifs de l'assemblée
et fut au courant de bien des événements. A partir du
1er avril 1546, il fut désigné comme secrétaire provi-
soire du concile: le provisoire dura jusqu'à la transla-
tion à Bologne (mars 1547); à Bologne (mars 1547-
septembre 1549) Massarelli est le secrétaire officiel.
Après la prorogation de cette assemblée, Massarelli
rentre à Rome, et assiste au conclave qui élit Jules III
(8 février 1550). Nommé par celui-ci secrétaire ponti-
fical, il est envoyé à Trente en avril 1551, pour y
remplir les fonctions de secrétaire du concile qui re-
prend le 1er mai. L'assemblée ayant été dissoute en
avril 1552, Massarelli rentre à Rome et reprend ses
fonctions à la curie; il les continue sous l'éphémère
Marcel II, son ancien protecteur (9 avril-ler mai 1555)
et sous Paul IV (1555-1559). Ce dernier le nomma en
1557 évêque de Telese. Massarelli, qui était entré dans
la cléricature au moment où Jules III l'avait nommé
secrétaire pontifical, reçut donc les trois ordres sacré?
le 18 décembre 1557 et fut consacré évêque trois jours
après. Quand Pie IV ordonna la reprise du concile,
le nouvel évêque de Telese, qui n'avait pas quitté la
curie, reprit le chemin de Trente (mars 1561), en qualité
de secrétaire de l'assemblée; mais son rôle paraît avoir
été beaucoup moins important durant cette dernière
péiiode. Le concile terminé (décembre 1563), Massa-
relli reçut l'ordre de faire souscrire par les ayants
droit les pièces officielles et de transporter à Rome
tous les papiers intéressant le synode. Le 11 décembre
1563, il quittait définitivement Trente, pour rentrer
à Rome. Il s'occupa dès lors de mettre au net les actes
conciliaires que la curie avait d'abord l'intention de
publier. La piemière rédaction n'ayant pas plu à la
commission cardinalice chargée de la publication,
Massarelli se remit à l'œuvre, mais ne put la mener à
bien; il mourut le 16 juillet 1566, après une courte
maladie.
Il apparaît avant tout à l'historien de la théologie
comme secrétaire du concile de Trente; et c'est un
immense service qu'il a rendu de compiler les actes
volumineux d'une assemblée qui dura si longtemps, et
qui s'occupa de questions si diverses. A l'art. Trente
(Concile de), on étudiera la valeur de ces Actes dont
Massarelli fut le rédacteur. Nous ne pouvons y insister
présentement; qu'il suffise de dire que les récents tra-
vaux sur le concile de Trente ont montré, que, dans
l'ensemble, les procès-verbaux de Massarelli repro-
duisent d'une manière suffisante la physionomie des
diverses séances.
Non moins intéressants, peut-être, que les Actes
conciliaires sont les Journaux, diaria, qui ont été
tenus par un certain nombre de témoins, et qui ren-
seignent sur un grand nombre d'à-côté de l'assem-
blée. Or Massarelli a été un infatigable mémorialiste;
dans une série de journaux, il a consigné, très sou-
vent au jour le jour, les événements grands ou menus
dont il a été le témoin. Ces divers journaux, dont plu-
sieurs avaient déjà servi aux anciens historiens du
concile, et dont quelques parties avaient déjà vu le
jour, viennent d'être publiés, avec tout le soin dési-
rable dans la magnifique édition du Concilium Tri-
DICT. DE TIIÉOL. CATH.
dentinum de la Gœrresgeseltscha/t. On trouvera au
1. 1, p. lxviii-cxxiv (à compléter par t. il, p. xv-xlix),
tous les renseignements désirables sur cette produc-
tion de Massarelli. Qu'il suffise d'en donner ici un bref
aperçu :
Le journal n° 1, diarium Ium, publié 1. 1, p. 149-404,
contient les souvenirs de Massarelli du 22 février 1545
au 1er février 1546, en latin jusqu'au 2 mai 1545, puis
en italien. Ce premier journal ne fournit presque rien
sur les actes des congrégations, auxquelles Massarelli
n'assistait pas encore. — Le journal n° 2, diarium II,
t. i, p. 405-466, en latin, beaucoup moins important,
contient dans une première partie les documents anté-
rieurs au concile, puis un journal des événements
entre le 6 février 1545 et le 11 mars 1547; il n'est alors
qu'un abrégé des n°a 1 et 3. — Le journal n° 3, dia-
rium III, t. i, p. 467-626, en latin, va du 18 dé-
cembre 1545 au 11 mars 1547; comme il renferme de
nombreux souvenirs sur les congrégations particu-
lières, auxquelles Massarelli n'a assisté qu'à partir du
1er avril 1546, il reste à déterminer les sources aux-
quelles l'auteur a emprunté ses renseignements pour
la première partie. — Le journal n° 4, diarium IV,
t. i, p. 627-873, en latin, est tout entier consacré aux
sessions tenues à Bologne et va du 12 mars 1547 au
10 novembre 1549. — Les trois journaux suivants ont
beaucoup moins d'importance pour l'histoire du
concile. Le n. 5, diarium V, t. h, p. 1-148, en latin, est
exclusivement consacré au conclave qui suivit la mort
de Paul III et aboutit à l'élection de Jules III; il va
du 6 novembre 1549 au 8 février 1550. — Le n° 6,
diarium VI, t. h, p. 149-243, en latin, contient les
souvenirs relatifs aux premiers temps de Jules III,
8 février 1550-8 septembre 1551, et ne se rapporte
à la reprise du concile qu'à partir du 15 avril 1551
(p. 223) où Massarelli est expédié à Trente d'extrême
urgence'. — Le n° 7, diarium VII, t. n, p. 245-362, en
latin, allant du 12 février 1555 au 30 novembre 1561,
ne se rapporte lui non plus aux affaires de Trente qu'à
partir de mars 1561 (p. 353), encore est-il extrême-
ment sommaire ; la belle ardeur des premiers temps qui
faisait rédiger à Massarelli jusqu'à trois journaux
successifs de la première, période du concile est déci-
dément tombée; soit fatigue, soit ennui, soit accable-
ment, il laisse choir la plume, le 30 novembre 1561,
sur une phrase inachevée. C'est à d'autres mémoria-
listes qu'il faut recourir pour la dernière partie du
concile
Outre la rédaction des Actes, et les Journaux, Massa-
relli, qui avait de réelles aptitudes aux travaux
d'archives, et dont les contemporains goûtaient l'éru-
dition, a laissé en ms. plusieurs études sur divers
points d'histoire. Le ms. 269 de la Bibliothèque Victor-
Emmanuel à Rome contient des documents rassem-
blés par Massarelli, sur les pontificats d'Innocent VI,
Urbain VI, Grégoire XII, Alexandre V, le concile de
Florence, etc. Quatre mss. des Archives vaticanes,
Arm., xi, t. 43, 44, 45 et Varia Polit., t. 103, con-
tiennent plusieurs études du même auteur sur divers
points 'd'archéologie et d'histoire. De même aussi un
ms. de la bibliothèque communale de San-Severino.
Analyse sommaire dans Conc. Trident., 1. 1, p. xcvm-ci.
Étude de fond de S. Merkle, dans Concilium Tridentinum.
Diariorum, aclorum, epistularum, tractatuum nova collectio,
Frir>ourg-en-B., 1901, t. i, prolegom., p. lxviii-cxxiv; cf,
t. il, p. xv-xlix ; Hurter, Nomenclalor, 3° édit., t. m.
col. 95-98.
É. Amann,
MASSILLON, prêtre de l'Oratoire et évêque de
Clermont (1663-1742). — I. Vie. II. Le prédicateur.
III. L'évêque, l'homme.
I. Vie jusqu'à la prédication a i.a Cour. — Jean-
Baptiste Massillon est né le 24 juin 1663 à Ilyères en
X. — 9
259
MASSILLON
260
Provence, de François Massillon notaire et de Anne
Brune, dans une maison qui existe encore, 7, rue Raba-
tou. Il commença au collège des oratoriens de celte
ville ses études qu'il continua à Marseille chez les
mêmes Pères qui y dirigeaient une maison depuis 1025.
En automne 1681, il entra, malgré l'opposition de son
père, à leur noviciat d'Aix : « Il était, dit Bougerel,
doué des plus belles qualités de l'âme, des agréments
de la personne, ayant un fond d'amabilité et de galan-
terie. »
Il étudia ensuite à Arles la philosophie, la théologie,
l'histoire, la littérature, la prédication; en septem-
bre 1684, il fait la quatrième au collège de Pézenas
est envoyé deux ans après à Marseille, où il ne fait que
passer, professe la seconde à Montbrison en 1687, la
rhétorique en 1688; puis, à Vienne, où il demeure
six ans, la philosophie et ensuite la théologie; il y
reçoit les ordres sacrés, est ordonné prêtre en 1691.
Il commence à prêcher, tantôt dans la chapelle de
l'Oratoire, tantôt dans les paroisses de la ville; sa véri-
table carrière de prédicateur s'ouvre en 1693 par les
oraisons funèbres de M. de Villars, archevêque de
Vienne, et de M. de Villeroy, archevêque de Lyon,
et se ferme en 1723 par celle de la princesse Palatine,
mère du régent. Il fait encore en 1693 un Sermon pour
la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat,
dans lequel vibre le plus éloquent patriotisme.
Il passe de Vienne à Lyon en 1695, prêche les Domi-
nicales dans la chapelle de la congrégation dédiée à la
Sainte Enfance du Sauveur, aujourd'hui église Saint-
Polycarpe, et quitte subitement la ville pour s'enfer-
mer dans la solitude de Sept-Fonts où il ne restera,
il est vrai, que de juillet à novembre 1696. Le P. de la
Tour lui confie alors la direction de la maison de
Saint-Magloire, transformée en 1620 par le cardinal de
Retz en séminaire diocésain et confiée par lui à l'Ora-
toire, à condition d'y entretenir douze boursiers.
C'était le premier établissement organisé en France
d'après les prescriptions du concile de Trente. Mas-
sillon veut y reprendre et y compléter l'œuvre admi-
rable des Conférences ecclésiastiques dont saint Vincent
de Paul avait été l'initiateur à Saint-Lazare. Nous
avons de cette période, 1696-1697, huit Conférences
aux jeunes clercs sur l'Excellence du sacerdoce, la Fuite
du monde, V Ambition, la Communion, le Zèle contre le
scandale, la Vocation à l'étal ecclésiastique, l'Usage
des revenus ecclésiastiques, la Conduite des prêtres dans
le monde. En un très digne langage, il démontre cou-
rageusement à ces fils de famille avides de fortune que,
s'ils n'entrent dans l'Église que pour s'y faire une posi-
tion et occuper un rang, ils se trompent dans leurs
calculs. Massillon ne donnera pas de modèle d'éloquence
plus ordonnée, plus saisissante, plus communicative;
Maury dira que ces conférences sont : « plus riches
en idées neuves que les sermons ».
II. Le prédicateur. — Sept-Fonts et Saint-
Magloire avaient été deux haltes bienfaisantes entre
la jeunesse et la maturité. Dévoué aux grandes chaires,
Massillon ne peut plus s'y dérober; après un Carême à
Montpellier, en 1698, un à la chapelle de l'Oratoire de
la rue Saint-Honoré, 1699; lié d'amitié avec l'abbé de
Louvois, apprécié du cardinal de Noailles, il est invité
à donner l'Avent à Versailles en 1699. Les six sermons
répartis différemment dans les éditions, sont les sui-
vants : Le bonheur des justes, La vérité de la religion,
La conception de la sainte Vierge, Le délai de la conver-
sion, Dispositions nécessaires à la communion, Bien/ails
de la naissance du Sauveur.
Massillon, effrayé de l'incrédulité croissante, atta-
quait le mal dans son foyer en s'adressant au cœur,
dont le dérèglement est la source première; l'impiété
née de la corruption entraîne l'ébranlement de tous
les principes qui font les peuples dignes et forts. Les
hommes, dit-il, sont « lâches plutôt qu'incrédules ».
Le prédicateur fut moins goûté des courtisans, direc-
tement atteints, que de Louis XIV qui lui dit : ■ J'ai
entendu plusieurs grands orateurs dans ma chapelle,
j'en ai été fort content, pour vous, toutes les fois que
je vous entends, je suis très mécontent de moi-même. »
De 1699 à 1718, Massillon donne dix-neuf Carêmes
dont deux à Versailles en 1701 et 1704 et dix Avents;
en 1700, il prêche le Carême à Saint-Gcrvais; en 17<i2,
le Carême à Notre-Dame et l'Avent à Saint-Honoré:
en 1703, le Carême à Saint-Eustache et l'Avent à
Saint-Germain-en-Laye. Les sermons de ces diffé-
rentes stations recueillis par son neveu, le P. Joseph
Massillon, qui en bouleversa l'ordre, composent ce qui
est imprimé dans ses œuvres sous le titre de Grand
Carême.
Parmi ces discours, il faut signaler celui sur la
Soumission à la volonté de Dieu, par lequel l'orateur
commença sa nouvelle station devant le roi, et par
lequel il préparait la cour aux grandes vérités qui
devaient être le thème du Carême; celui sur la Parole
de Dieu, considéré comme un des meilleurs; sur la
Samaritaine, où il montre que les gens de cour allè-
guent les mêmes excuses que la pécheresse. Bossuet
qui l'entendit se déclara « très content »; ceux sur la
Confession et la Communion, d'une sévérité qui paraît
excessive, mais qui s'explique par la légèreté, l'état
d'esprit de ceux à qui ils sont adressés; dans les
deux homélies sur Lazare ou le Mauvais riche, sur
l'Enfant prodigue, il s'ouvre, même après les Pères,
une voie nouvelle dans ce genre de prédication.
Massillon commença le Carême de 1704 par le ser-
mon sur les Dispositions nécessaires pour se consacrer
à Dieu par une nouvelle vie, où il flétrit la passion des
grands pour le luxe, les spectacles et le jeu; le premier
dimanche, il prêche sur les Vices et les vertus des
grands; le mercredi suivant, en parlant de la Vérité
d'un avenir, il met les courtisans en face de leurs
éternelles destinées. Dans les sermons sur le Petit
nombre des élus et sur V Impénitence finale, on a relevé
quelques traces d'exagération doctrinale; peut-être
pourrait-on dire pour les expliquer que Massillon
avait été élevé à l'Oratoire dans la crainte d'une morale
relâchée et qu'il voulait en défendre les grands; s'il
leur demandait beaucoup, c'est parce qu'il ne les
savait que trop disposés à ne pas donner assez. Le
discours sur le Petit nombre des élus est resté le plus
célèbre; quand, après avoir dit que titres et dignités
ne servaient de rien, l'orateur se fut écrié : « O mon
Dieu! où sont vos élus? et que reste-t-il pour votre
partage? » la même scène de désolation qui s'était
produite l'année précédente à l'église Saint-Eustache
se renouvela dans la chapelle de Versailles, chacun
crut sa dernière heure arrivée.
C'est dans ce Carême que l'éloquence de Massillon
atteignit son apogée; on admirait en lui une finesse,
une délicatesse qui charment, qui attachent, qui
enchantent. Le roi, très assidu à venir l'entendre, le
réinvita.
Massillon cependant ne devait plus remonter dans la
chaire de Versailles; il allait être victime des suspicions
dont son ordre commençait à être l'objet; des accusa-
tions auxquelles Mme de Maintenon n'était pas étram
gère s'efforçaient de le faire passer pour janséniste;
les succès mêmes de 1704 fournissaient un aliment à la
jalousie; Chamfort, Fontenelle, Maurepas affectaient
sans aucune raison de soupçonner ses rapports avec de
grandes et respectables familles; peut-être quelques
phrases du sermon sur la Médisance visent les auteurs
d'attaques odieuses.
Outre les stations qu'il ne cessa de donner à Paris
surtout, Carême à Saint-Paul en 1706, à Notre-Dame
en 1707, etc., il prononça quelques panégyriques dans
261
MASSILLON
2C2
lesquels il se propose avant tout, comme Hourdaluue
du reste, l'instruction et l'édification de ses auditeurs
sans mettre assez en relief la personnalité de son héros :
ainsi dans ceux de saint Louis, de saint Thomas, il
expose seulement les qualités d'âme sans faire valoir
l'influence extérieure. On lui reproche de manquer de
mouvement et de vie; Sainte-Beuve fait observer qu'il
entend mieux la morale que l'histoire, et que, dans ces
grands sujets, il ne sait pas assez prendre son parti.
Lundi du 3 octobre 1853.
Massillon eut l'honneur d'être choisi pour prononcer
l'oraison funèbre de plusieurs personnages célèbres :
le 21 juin 1709, à Saint-André-des-Arts, celle du prince
de Conty, neveu du grand Coudé, qui avait hérité d'une
part de son génie militaire, où passe comme un éclair
du génie de Bossuet ; à la Sainte-Chapelle, celle du
Dauphin, mort le 14 août 1711, dont, ne pouvant
mieux faire, il loua la bonté : la critique admira les
considérations morales et les éloges de Montausier et
de Bossuet; celle surtout dans la même chapelle de
Louis XIV, où la vue de tantde grandeurs anéanties lui
inspira en commençant ce mot sublime : « Dieu seul
est grand »; celle enfin, en 1723 à Saint-Denis, lorsqu'il
était évêque de Clermont, de la princesse palatine
épouse de Monsieur, frère du roi, mère du Régent dont
il loue la sincérité dans la foi, la sollicitude devant les
désordres de son fils. Ses oraisons funèbres ne sont pas
comme celles de Bossuet de sublimes pages d'histoire
où l'éloquence grave comme sur des tables de bronze
la vie des héros, mais avant tout des études morales
pleines d'applications pratiques, riches de précieuses
observations et écrites avec beaucoup de finesse.
Dans les deux sermons de vêture et les deux de pro-
fession religieuse que nous avons, dont les destinataires
sont à peu près inconnues et qui ont été certainement
répétés plusieurs fois, Massillon s'attache à faire voir
les consolations de la vie religieuse, les tentations qu'on
peut y rencontrer, les devoirs qu'imposent les trois
voeux, l'alliance de justice, de sagesse, de miséricorde,
que la vierge chrétienne contracte avec Jésus-Christ.
La morale chrétienne y occupe aussi une grande place;
il sait, à l'occasion de la cérémonie touchante à laquelle
ils assistent, rappeler leurs devoirs aux parents et amis.
Massillon, écarté de la chaire royale depuis 1704,
devait y remonter en 1718, mais sous Louis XV, aux
Tuileries, pour un Petit Carême seulement. Le Régent
qui l'avait appelé au conseil de conscience le fit nom-
mer évêque de Clermont en 1717; avant que d'être
sacré (il ne le fut que le 21 décembre 1718), Massillon
prononça dix sermons de 25 minutes environ pour
l'instruction du jeune roi et des personnes de la cour.
Il sut y parler en prêtre et rappeler à chacun son
devoir avec une dignité et un tact parfaits. Le Petit-
Carême est un admirable petit cours conve-
nant au temps, aux lieux, aux personnes, le déve-
loppement des idées de Fénelon dans le Télémaque,
un code abrégé des devoirs des princes. Le précepteur
du roi en demanda une copie pour le faire apprendre
par coeur à Louis XV, copie retrouvée par Blampignon
qui s'en servit pour corriger les éditions précédentes.
Le Petil-Carème fut accueilli par les applaudisse-
ments de tous, il devint le livre de chevet des personnes
de la cour et de la ville qui se piquaient de goût;
Voltaire en faisait très grand cas, d'Alembert y voyait
le chef-d'œuvre de la chaire. La critique moderne est
un peu plus sévère et, tout en reconnaissant que cette
prédication est « chrétienne et évangélique », lui
reproche une trop grande absence du dogme. Brune-
tlère, Nouvelles études critiques, série II, p. 9 sq.
si Massillon dans la chaire n'a pas la concision, la
sublimité de Bossuet et de Bourdaloue, il possède l'élé-
gance, le nombre, l'harmonie qui le rapprochent de
Fénelon cl de Racine. Pour le fond des pensées, il
puise dans un cœur profondément épris de justice,
des idées sur la sociologie, sur la politique où sont
défendus les droits sacrés de la morale chrétienne.
II est asurément le plus grand moraliste du
xvmc siècle, presque le seul grand, car Vauvenargues
et Joubert ne sauraient lui être comparés; par sa
profonde connaissance du cœur humain, il rendait ses
leçons plus prenantes et faisait rougir les grands de
leur conduite.
III. L'évêque, l'homme. — Sacré le 21 décembre
1718, dans la chapelle des Tuileries, Massillon fut
reçu à l'Académie deux mois après, prit possession
de son siège le 29 mai 1719, mais n'y résida qu'à
partir de février 1721. Entre deux, il revint à Paris,
à la demande du Régent, pour s'occuper des affaires
de l'Église de France troublée par les querelles jan-
sénistes.
Bien qu'il fut sévère en morale, plus sévère malgré
les apparences contraires que Bourdaloue, Massillon
ne put jamais être sérieusement accusé de jansénisme.
On a incriminé, il est vrai, quelques expressions de son
sermon sur les Dispositions à la communion : « Au
sortir du tribunal, la communion vous tient lieu de
pénitence. Vous allez de plein pied du crime à l'autel...
C'est un azyme pur; il faut être exempt de levain pour
en manger... Ces personnes du monde que les circons-
tances d'une solennité déterminent à s'approcher de
l'Eucharistie, ont-elles quitté le vieux levain en se
présentant à l'autel. » 2° réflexion. Ou bien encore :
« Si la communion ne fait pas naître Jésus-Christ dans
nos cœurs, elle l'y fait mourir; si elle ne nous rend
point participants de son esprit et de ses grâces, elle
est pour nous l'arrêt de notre condamnation.... Je
parle de cette foi respectueuse qui est saisie d'une
horreur de religion à la seule présence du sanctuaire. »
Mais cette rigueur s'explique trop bien par les habi-
tudes de l'auditoire, par les abus très réels qu'il
faisait de la sainte eucharistie. La conclusion du pré-
dicateur est parfaitement orthodoxe : « Vous ne voulez
pas m'en exclure, dit-il à Dieu, vous voulez m'en
rendre digne; vous ne voulez pas que je m'en retire,
mais vous voulez que je m'y prépare. » De même, si
dans la conférence sur la 'Commun/on, on trouve quel-
ques expressions un peu vives : « Avoir faim de la
chair de Jésus-Christ, c'est trouver tout insipide,
hors cette nourriture céleste », elles s'expliquent par
les sentiments des jeunes clercs qui regardaient le
sacerdoce comme un honneur non comme un apos-
tolat.
Au contraire, la doctrine de Massillon est tout à fait
antijanséniste : « Si, malgré tous les soins que Dieu a
de notre salut, nous périssons; c'est toujours la faute
de notre volonté et non pas le défaut de sa grâce. »
Sur le délai de la conversion, I" partie. « C'est Lui
(Jésus-Christ) que nous honorons en elle (Marie)...
c'est sa puissance que nous réclamons en réclamant
celle de sa sainte Mère, et elle et nous, nous ne sommes
ce que nous sommes que par Lui. » Sur la fête de
l'Assomption, IIe partie. Dans l'oraison funèbre de
M. de Villeroy, il fait l'éloge de Rome « où l'autorité
de l'empire et du sacerdoce se trouve réunie dans la
même personne ».
Un seul texte pourrait rappeler les idées jansénistes,
au moins en ce qui regarde la cour de Rome « Dé
toutes les merveilles que vous admirez, écrit-il à
l'abbé de Louvois en mission à Rome, je n'envie que
la consolation que vous avez de pouvoir aller prier
sur le tombeau des saints Apôtres et d'y respirer les
restes d'esprit que leurs cendres inspirent; j'aimerais
mieux les aller puiser là qu'au Vatican. » Lettre du
2 janvier 1701. Pauthe est d'avis que « cette lettre
avec ses réflexions téméraires et ses sous-entendus
peu révérencieux traduit plutôt chez Massillon
263
MASSILLON
264
ses opinions gallicanes que ses tendances jansénistes ».
Massillon, sa prédication, p. 381. Avec non moins de
conviction que Bossuet, il défendait les idées renfer-
mées dans la Déclaration de 1682 et dans le Discours
sur l'unité. Il écrit au cardinal de Bissy, successeur
de Bossuet : « Le fond de votre doctrine sur les bornes
des deux puissances, leur souveraineté, leur indépen-
dance dans l'exercice de leurs fonctions, m'a paru la
véritable doctrine de l'Église. » Lettre du 7 décem-
bre 1734. Et dans l'oraison funèbre de Louis XIV :
« Rome est forcée de désavouer par un monument public
le droit des gens violé et l'outrage fait à une couronne
de qui elle tient sa splendeur et la vaste étendue de
son patrimoine. » Ces idées nous choquent aujourd'hui,
mais elles étaient couramment admises en France
à cette époque et Rome ne les avait pas encore con-
damnées.
Toute sa vie au contraire, il lutta contre le jansé-
nisme. Jeune professeur au collège de Pézenas, il
résiste à l'évêque d'Agde qui s'opposait au Formulaire,
il entretient de bonnes relations avec les jésuites et les
cordeliers de cette résidence. Si, vers 1700, il subit un
peu l'influence de M. de Noailles, celui-ci ne tarde pas
à lui reprocher son peu de zèle et lui préfère le P. de la
Rue pour l'oraison de son frère le maréchal. De 1712
à 1742, à Paris comme à Clermont, il se voue à l'œuvre
de la pacification « II prend le parti qui n'était point
parti, celui de l'Église. » Lettre du 28 février 1728.
Avant la condamnation du jansénisme par Clé-
ment XI, dans la bulle Unigenitus, 1713, il s'était
employé avec autant de zèle que de sagesse à ramener
M. de Noailles à la vérité. Avec Louis XIV et Mme de
Maintenon, il avait proposé un projet d'acceptation
pour déterminer l'archevêque à signer la bulle ; ses
démarches étant restées vaines, le Régent le pria en
1718 de reprendre les négociations. Massillon présenta
au cardinal un nouveau précis théologique rédigé
avec l'abbé- Couët, l'évêque de Rayonne et le F. de
La Tour. En même temps le Régent, voulant profiter
de la présence de trente évêques à Paris pour hâter la
solution, ces prélats d'accord avec Massillon deman-
dèrent aux appelants de signer le projet et obtinrent
97 signatures; Massillon put ainsi persuader à M. de
Noailles que la rédaction était acceptée de l'épiscopat;
le cardinal finit par adhérer en 1720. Les jansénistes se
vengent en lançant le pamphlet : les plaintes de la
vérité contre ceux qui ont fait fortune à Clermont; ils
le calomnient violemment à cause de sa participation
au sacre de Dubois, nommé archevêque de Cambrai,
à qui, semble-t-il maintenant, on ne peut vraiment
reprocher que son ambition démesurée. Voir L. de
Laborie, Correspondant, 25 janvier 1902, p. 343.
A Clermont, Massillon est fréquemment l'objet des
attaques des Nouvelles jansénistes; en vain, Soanen,
évêque de Senez, enfermé à la Chaise-Dieu, excite l'agi-
tation dans son diocèse, il ne lui répond que par des
bontés, l'engageant à se soumettre, l'invitant dans sa
maison de campagne de Beauregard.
Sans se troubler de ces difficultés perpétuellement
renaissantes, il travaille à la pacification, à l'admi-
nistration de son vaste diocèse qui avait, en plus du
diocèse de Clermont actuel, celui de Moulins, et qui
comptait 33 chapitres, 29 abbayes, 284 prieurés,
758 paroisses divisées en 15 archiprêtrés. Arrivé le
12 février 1721, il annonce dès le 9 avril sa visite
pastorale qu'il achève en huit ans, défend les intérêts
de tous, temporels aussi bien que spirituels; dans une
peste qui désolait la ville de Thiers, il mérite d'être
appelé par les habitants : Defensor civitatis; il demande
l'illustre P. Bridaine pour donner des missions dans
son diocèse, etc..
Chaque année, il réunit ses prêtres dans un synode
après lequel, il fait donner une retraite. Il compose
pour eux ses Discours synodaux, ses Mandements, ses
Conférences dans lesquels, il se montre plus pratique
et non moins éloquent que dans ses sermons prononcés
à la Cour; il est difficile de trouver langage plus
persuasif, piété plus grande, compétence plus par-
faite. L'évêque y complète l'enseignement donné
par le directeur de Saint-Magloire; tous les devoirs
de la vie sacerdotale y sont rappelés : sanctification
personnelle, charité mutuelle, zèle pour tous, en parti-
culier pour les pauvres, les enfants dont il disait :
« Regardons-les avec une espèce de culte, comme
des temples purs où résident la gloire et la majesté
de Dieu. » Année 1730.
Durant les dernières années de sa vie, tout en
revoyant ses sermons qu'il ne voulait cependant pas
imprimer, il composait les Paraphrases morales des
psaumes, dans lesquelles, sans doute, il ne faut point
chercher l'érudition d'un Bellarmin; elles sont les
pures et simples effusions d'un chrétien qui s'élève
vers son adorable Maître, qui bénit ses perfections,
célèbre son ineffable bonté, redoute sa justice, se
confie dans sa souveraine clémence. Dans ces pages
trop peu connues et qui, sans pouvoir être considérées
comme des mémoires, révèlent cependant l'âme de
leur auteur, Massillon laisse voir la sublimité de ses
sentiments : tantôt, il s'élève de la vue des créatures
à la magnificence du Créateur, à la charité de Jésus-
Christ, psaume vm; tantôt il célèbre les délices d'un
cœur qui, livré d'abord au monde, s'en désabuse
et revient à Dieu; tantôt c'est la prière d'une âme
juste et innocente en proie à la calomnie; tantôt
la tristesse l'envahit à la vue de l'incrédulité crois-
sante. Après sa mort on a retrouvé ces pages inache-
vées, une trentaine de psaumes seulement sont étudiés.
C'est une des plus belles parties de l'héritage du grand
évêque, un des chefs-d'œuvre de la littérature chré-
tienne qui peut fournir des sujets de méditations aux
âmes des justes comme à celles des pécheurs.
Au commenceemnt de l'année 1742, Massillon
avait annoncé qu'il voulait commencer sa troisième
visite pastorale; mais après le synode et la retraite,
il fut obligé, aux premiers jours de septembre, de se
retirer à Beauregard où il mourut le 19 laissant pour
« héritiers universels les pauvres du grand Hôtel-
Dieu de cette ville de Clermont ». Il pouvait dire :
« Mon diocèse que j'ai trouvé plein de trouble en y
entrant, est aujourd'hui le plus paisible du royaume. »
On ne connaît habituellement de Massillon que le
grand orateur; l'évêque, l'homme sont au-dessus
encore. Malgré la guerre acharnée que lui ont faite les
jansénistes, malgré les insinuations malveillantes de
Sainte-Beuve, que lui-même reconnaît être sans preu-
ves, sa mémoire est sans tache. Le jugement de
Brunetière est très juste : « Massillon est l'un des
meilleurs, des plus aimables et des plus vertueux en
même temps dont se puisse honorer l'histoire de notre
littérature et l'épiscopat français. » Nouvelles éludes
critiques, IIe série, p. 117.
Œuvres. ■ — En 1705 parurent à Trévoux' cinq petits
volumes contre la publication desquels Massillon protesta;
ils avaient pour titre Sermons sur les évangiles de Carême
et sur divers sujets de morale; en 1744-1745, son neveu, le
P. Joseph Massillon, donna une première édition dont
celles de Renouard et Didot perfectionnèrent la correction
typographique; les autres éditions témoignent de beaucoup
d'insouciance à publier les œuvres d'un écrivain qui
avait tant soigné le texte; Mgr Blampignon corrigea le
Petit Carême sur le manuscrit de 1718, profita des perfec-
tionnements apportés à l'édition de 1745 par Renouard et
Didot, recueillit avec attention les pièces -éparses dans des
publications rares ou des feuilles périodiques et ajouta des
notes très précieuses; il ne parvint pas à retrouver les
manuscrits; son édition est la meilleure : Œuvres complètes
de Massillon, 3 vol. in-4°, Bar-le-Duc, 1865.
265
MASSORE
-i;t;
Études. — Adry (Le P.). Massitton, Bibliothèque orato-
ricnnc; d'Alembert, Œuvres littéraires et discours acadé-
miques; Blampignon, Massillon d'après des documents iné-
dits et sa correspondance, Paris, 1879; Supplément à la vie
ci à la correspondance de Massillon, Paris, 1892; Ravie,
Massillon, étude historique cl littéraire, in-12, Paris, 1867;
Bernard, Le sermon au XVIII* siècle, in-S°, Paris; Bliard
Dubois cardinal cl premier ministre, 2 vol. ln-8°, Paris, 1901 ;
BougereJ, Viede Massillon, parue dans Mémoires pour servir
à l'histoire de plusieurs hommes illustres de Provence, Paris,
17.">2, reproduite par Blampignon, t. I, p. xv; Brillon, Le
Théophraste moderne, publié en 1704 sous le titre : Carac-
tères des RR. PP. Maure et Massillon; Brunetière, Nou-
velles études critiques, IIe série; Chateaubriand, Le génie du
christianisme, l'éloquence de la chaire; Dangeau, Journal;
de Laborie, Cne apologie du cardinal Dubois, Correspondant,
25 janvier 1902; Laharpe, Cours de littérature, t. VU ; Ledieu,
Journal; Maury, Essai sur l'éloquence de la chaire, t. i;
Pauthe, Massillon, sa prédication sous Louis XIV et sous
Louis XV, in-S°, Paris, 1908; Perraud, L'Oratoire au
XVII' siècle, p. 328; Saint-Simon, Mémoires, passim;
Sainte-Beuve, Lundis, t. ix; Port-Royal, 1. III, c. xn;
Voltaire, Siècle de Louis XIV, De l'éloquence de la chaire;
Vuillart, Lettres. Toutes les histoires de la littérature fran-
çaise.
A. MOLIEN.
MASSON Jacques, voir Latomus Jacques,
t. vin, col. 2626.
MASSORE (Texte hébreu de la). — I. Tradition.
II. Intégrité (col. 269). III. Valeur théologique (col. 275).
Le texte hébreu massorétique, ou de la Massore,
est le texte stéréotypé de nos Bibles hébraïques, tel
qu'il lut imprimé à Venise, en 1524-1525, par le
flamand Daniel Bomberg, dans l'édition princeps
de la Bible rabbinique du juif, plus tard converti,
Jacob ben-Chayim. Il y figurait — pour la première
fois — les observations critiques élaborées et tradi-
tionnellement fixées depuis les temps immédiate-
ment voisins de l'ère chrétienne par les scribes (sophe-
rim) des communautés synagogales, jusqu'au temps
des massorètes, gardiens de cette tradition, qui,
vers la fin du vic siècle, commencèrent à noter, dans
les marges des manuscrits bibliques, le détail de ces
observations, en même temps qu'ils introduisaient
dans le texte même, à l'effet d'en arrêter la pronon-
ciation estimée correcte et la lecture raisonnée et
modulée, les signes nommés « points-voyelles » et
« accents ». — La Massore (masôrâh : « lien », ou
« tradition ») est proprement le corpus de ces annota-
tions. Elle est prise aussi pour le texte lui-même en
tant que constitué et transmis en fonction des prin-
cipes de critique textuelle ou d'exégèse qui domi-
naient et inspiraient alors ces notations massoré-
tiques.
Or, ce lexlus hebraicus receptus, emprunté pour la
circonstance d'un manuscrit espagnol à massore
extrêmement soigné et daté de l'an 1280, avait été
imprimé déjà, après avoir été préalablement rendu
conforme à la seconde édition de toute la Bible hébraï-
que de Naples, 1491-1493 — et donc avec plus d'une
variante intentionnelle importante — dans la poly-
glotte d'Alcala, 1514-1517, autorisée par Léon X,
parallèlement à celui de la Vulgate et des Septante que
les décrets du concile de Trente, 8 avril 1546, et de
Sixte-Quint, 8 octobre 1586, allaient bientôt déclarer,
le premier : ■ authentique », le second : « à recevoir
et à tenir par tous ». — En face de ces deux textes
ecclésiastiques, proclamés seuls utilisables, l'un, celui
de la Vulgate, « dans les leçons, discussions, prédica-
tions et expositions publiques », l'autre, celui des
Septante, « pour l'intelligence plus complète de l'édi-
tion vulgate latine et des saints Pères anciens »,
quelle position théologique peut ou doit tenir notre
texte hébreu massorétique? Nous essayerons de
marquer cette position en considérant et en étudiant
ce texte au triple point de vue de sa transmission
ou tradition séculaire officielle dans la Svnanoguc,
de son essentielle intégrité dogmatique, de sa valeur
comme source pour le moins encore officieuse de la
révélation par rapport aux deux autres qu'il peut
contribuer a éclairer toujours, et souvent même,
en maint détail, à éclaircir.
I. Tradition du texte hébreu. La Massore
et son esprit. — Nous n'avons pas de texte hébreu
manuscrit de la Bible plus ancien que le ix% ou même
peut-être le x° siècle.
Ni les écrits du Nouveau Testament, ni les Pères
ou écrivains ecclésiastiques, ni le Talmud lui-même
ou les Midrasclum ne citent ce texte, ou ne le citent
assez souvent, ou assez longuement pour qu'il soit
possible d'instituer une comparaison fructueuse et
concluante entre lui et ces citations, en vue d'en déduire
l'histoire de sa transmission durant un premier millé-
naire. Mais pour remplir ce cadre nous avons juste-
ment la version latine de saint Jérôme qui, remise en
hébreu, dénote pour la fin du ive siècle un exemplaire
original à très peu près identique au texte de la
Massore livré, comme on sait, au saint traducteur par
la Synagogue elle-même; et nous avons aussi la version
grecque des Septante qui, à vrai dire dans le Penta-
teuque seulement, nous représente pour les ne et
ine siècles avant notre ère un texte hébraïque presque
identique, lui encore, à celui de nos Bibles à massore.
Une part fort importante des écrits originaux de
l'Ancien Testament, la Loi, se trouve donc avoir été
fixée peu après sa retranscription officiellement opé-
rée par Esdras, restaurateur de la communauté
juive sur la fin du ve siècle, et n'avoir que très peu
varié durant deux millénaires. L'autre part, Prophètes
et Hagiographes, assez différente de la version grecque
dans nos Bibles, a dû être fixée à son tour un peu
plus tard, vers la fin du i" siècle de notre ère environ ,
ce dont font foi et la version syriaque, et les versions
grecques d'Aquila ■ — celle-ci fort littérale — de
Symmaque et de Théodotion, dans les Hexaples
d'Origène : leur original est bien celui qui a été tradi-
tionnellement reproduit et annoté par les scribes et les
massorètes.
Cette fixation graduelle du texte hébreu fut l'œuvre
des Sopherim (ypa[X(xaTeï(;), à la fois scribes et doc-
teurs, directeurs des exercices cultuels dans les syna-
gogues, que Philon et Josèphe nous montrent sou
cieux de « ne rien changer au texte reçu de Moïse ».
Philon, dans Eusèbe, Prœp. evang., 1. VIII, c. vi, n. 9,
P. G., t. xxr, col. 600-601 ; Josèphe, Cont. Apion.,
1, 8. Le Talmud nous dit qu'ils furent ainsi nommés
« parce qu'ils comptaient toutes les lettres de la Loi ».
Kidduschim, 30 a. On doit présumer que leur texte
unifié, mais non toutefois exempt de légères variantes
ou d'altérations, comme le prouve la comparaison
que l'on en peut faire dans le détail particulièrement
avec les largums (paraphrases) d'Onkelos et de
Jonathan, avait caractère officiel. Cela se déduit, du
moins, du fait signalé dans le Talmud, Taanith, iv,
2, et par Josèphe, Vita, 75, que des manuscrits des
Écritures se trouvaient déposés dans le temple à litre
de manuscrits types d'après lesquels étaient corrigés
les autres manuscrits. En tout cas. L'uniformité presque
absolue était réalisée à la fin du nc siècle. Le Talmud
ne connaît plus de variantes proprement dites dans les
manuscrits des Livres saints: toute particularité de
transcription, de prononciation, de lecture, est tenue
pour primitive et dite « remonter », pour la Loi, <■ à
Moïse et au Sinaï ». Nedarim, 376-38 a; Sopherim, vi,
8, 9. Les sopherim ont désormais accompli leur tâche;
leur texte a toutes les apparences d'une recension
unique issue d'un seul manuscrit; il offrait au lecteur
l'aspect général suivant :
267
MASSORE
268
Le texte courant d'abord écrit en caractère hébréo-
phéniciens, et graduellement retranscrit en caractères
carrés. Sanhédrin, 216-22 b; Megilla^ i, 9, se trouve
divisé clairement en mots séparés par un intervalle,
conformément au sens qui lui a été attribué tradition-
nellement. Toutefois cette division n'a pas dû être
tout à fait identique dans les manuscrits, la Massore
même donne deux listes de mots qui doivent être
divisés autrement que dans le texte reçu, i.es sopherim
occidentaux (palestiniens) et les orientaux (babylo-
niens) divisaient différemment, par exemple, III Reg.,
xx, 33; et assez nombreux sont les passages où les
Septante présupposent une division en conflit avec
l'actuelle. Ginsburg, Introduction to the Massorelico-
critical édition oj the. hebrew Bible, Londres, 1897,
p. 158-162 et 296. Les lettres finales ont été défini-
tivement adoptées. Megilla, i, 9; Ginsburg, p. 297-
299. Il y a encore . quelques abréviations. Ginsburg,
p. 165-170. Graduellement les consonnes quiescentes
(maires lertionis) de valeur vocalique se sont multi-
pliées pour faciliter la lecture dans un texte originai-
rement dépourvu de voyelles: mais ici encore diverses
étaient les lectures dans les diverses écoles de sopherim,
comme le révèlent le contrôle ou la comparaison
des passages parallèles du texte lui-même, du Sama-
ritain, des Septante et anciennes versions, et des
manuscrits occidentaux et orientaux. Ginsburg,
p. 137-157.
Plusieurs particularités attiraient d'autre part
l'attention du lecteur. Quinze mots en tout (dix dans
le Pentateuque, quatre dans les Prophètes, et un dans
les Hagiographes) étaient surmontés de points, sans
plus d'explication. Divers documents post-bibliques
en donnent la liste pour le Pentateuque, en particu-
lier Siphra, Num., ix, 10. C'étaient : Gen., xvi, 5;
xviii, 9; xix, 33; xxxni, 4; xxxvn, 12; Num., m,
39; ix, 10; xxi, 30; xxix, 15, et Deut., xxiv, 28. Le
Codex babulonicus (ms. des Prophètes, an. 916, de
Saint-Pétersbourg) a trois fois la liste complétée par
l'addition de ; Is., xliv, 9; Ez., xli, 20 et xlvi, 22;
II Reg., xix, 20 et Ps., xxvn, 13. L'examen soit,
en premier lieu, de la raison donnée par le Siphri,
soit du Samaritain et des anciennes versions où font
défaut plusieurs des mots en question, prouve que
l'intention des sopherim était de les exponctuer comme
apocryphes et inauthentiques. Les manuscrits révèlent
que la liste en pourrait être augmentée; et l'on peut
dire que « ces points offrent le plus ancien résultat de
la critique textuelle de la part des sopherim ». Gins-
burg, p. 318-334. En quatre autres passages : Jud.,
xviii, 30; Ps., lxxx, 14; Job, xxxvm, 13 et 15, une
lettre dite suspendue, parce que placée au-dessus des
autres pour être intercalée parmi les syllabes au cours
de la lecture, indiquait un autre expédient des sophe
rim à l'effet de marquer des variantes admises dans
différentes écoles. L'une d'elles, Jud., xvm, 30, a une
importance particulière au point de vue de l'intégrité
du texte. Voir plus loin. Enfin, nouveau signe, et
des plus anciens, imaginé pour indiquer un résultat
critique : c'est le noun dit « séparé », ou « inversé »,
qui marquait comme de crochets ou parenthèses les
neuf passages : Num., x, 35 et 36; Ps., cvn, 23 à 28
et 40, afin d'avertir que ces passages sont transposés
et hors de place. Siphra, Num., x, 35; Sopherim, vr, 1;
Sabbath, 115 6-116 a. Cf. Septante pour Num., x, 35-
36. Ginsburg, p. 334-345.
Le Talmud et la Massore nous apprennent, au sur-
plus, que beaucoup de leçons furent introduites par
les sopherim dans la lecture des textes sacrés comme
partie intégrante de ces textes, et d'abord à titre de
tradition orale, en attendant qu'elles fussent indi-
quées de manière ou d'autre à la marge. Ainsi fut
imposée la prononciation de certains mots; ce sont les
miqra' sopherim, « prononciation de scribes ». Une
lettre (le iwi>conjonctif)dut être retranchée au commen-
cement de deux ou trois mots dans les cinq passages :
Gen., xvin, 5; xxiv, 55; Num., xxxi, 2; Ps., xlviii,
26 et xxxvi, 7; ce sont les 'îttûr sopherim « retran-
chement de scribes » : simple question d'élégance de
style, selon Raschi. et qui n'aurait pas son appli-
cation uniquement dans ces cinq cas. Ginsburg,
p. 309. Des mots durent être « lus » bien que « non
écrits », qerê velâ' ketîb; le Talmud en mentionne six
dans II Reg., vin, 3; xvi, 23; Jer., xxxi, 38; l, 29;
Ruth, ii, 11; m, 5 et 17; La Massore en ajoute
quatre autres: Jud., xx, 13; II Reg., xvm, 20; IV Reg.,
xix, 31 et 37. Des manuscrits offrent même un espace
blanc laissé comme à dessein à la place de ces mots.
D'autres mots, par contre, « écrits » n'étaient « pas
lus », ketîb velâ' qerê; selon le Talmud : IV Reg., v,
18; Jer., xxxn, 11; li, 3; Ez., xlviii, 16; Ruth, in,
12; la Massore du Codex babylonicus ajoute: II Reg.,
xni, 33; xv, 21; Jer., xxxi, 11; xxxvm, 16; xxxix,
12. Lecollationnement des manuscrits pourrait allonger
la liste de tous ces cas. Nedarim, 376-38 a et Ginsburg,
p. 308-318.
Les plus importantes de ces lectures officiellement
prescrites sont les qerâïn proprement dits et les sebirin.
Ici, c'est la foule envahissante. L'édition Daer du
texte massorétique relève environ quinze cents des
premiers; celle de Ginsburg note, en plus, trois cent
cinquante sebirin. Et il se découvre toujours dans les
manuscrits nouvellement connus et collationnés de
nouveaux cas des uns et des autres. Il y a qerê, « à
lire, » lorsqu'un mot du texte le plus souvent ou cho-
quant, ou étrange, ou incorrect, ou incompréhensible
doit être remplacé par un autre plus convenable, plus
naturel, plus correct, plus logique. Il y a sebîr,
« opinion», dans la même occurrence, sans que soit
estimée nécessaire cette substitution de mots. Toute-
fois, la frontière entre ces deux groupes est restée
quelque peu flottante : dans les manuscrits et même
dans les éditions massorétiques çwdïn et sebirin s'inter-
changent parfois ; et lessebirin, dédaignés à tort par les
éditions manuelles de la Rible hébraïque, ont souvent
autant et plus d'importance que les qerâïn pour la
clarté du texte. Et encore cela n'a-t-il rien d'absolu :
les leçons prônées par ces lectures traditionnelles ne
sont pas toujours à préférer à celles du texte, surtout
quand, au lieu de reposer, comme ce dut être le plus
souvent le cas, sur le témoignage de manuscrits anté-
rieurs à la fixation du texte, elles sont plutôt le fruit
de spéculations théologiques. En fait, de par la déci-
sion des sopherim, nombre de ces dernières ont réelle-
ment pénétré dans le texte lui-même où elles ont
définitivement remplacé des leçons primitives et
authentiques : la liste en constitue le tîqqûn sophe-
rim, « correctoire de scribes », que nous étudierons
plus loin. Enfin, toutes ces lectures et corrections
doivent avoir été admises et enjointes en des temps
fort anciens, vu que le Talmud interdit d'introduire
dans la récitation publique de la Loi quelque altération
du texte que ce soit, voire par déférence et. révérence
envers la divinité ou par raison de bienséance. Megilla,
25 a; Schebuoth, 36 a. Voir plus loin.
L'activité des Sopherim ne s'est pas limitée à ces
indications critiques demeurées apparentes dans leur
texte. On sait qu'ils ont compté, supputé, pesé, cata-
logué à l'infini et à divers points de vue les versets,
les mots et jusqu'aux lettres de ce texte, avec encore
beaucoup d'autres détails non toujours indifférents,
tant s'en faut, bien que présentés sous des formes
parfois énigmatiques. En énumérer simplement tous
les chefs serait fort long et, eu égard à notre but,
superflu. II suffira maintenant de dire que, dignes
successeurs et fidèles disciples des scribes, les masso-
269
M ASSURE
270
rites ont enfin recueilli religieusement toutes ces
notations, et en ont constitué des recueils spéciaux
dont les chapitres déjà massorétiques du traité des
Sopherim. dans le Talnuid, avaient été comme les
avant-coureurs ; puis, qu'ils les répartirent et dispo-
sèrent connue autant d'avertissements, ou, pour
employer le terme consacré, comme une « haie »
protectrice (Aboth, m, 20), autour du texte reçu,
afin d'écarter de celui-ci tout danger d'accommoda-
tion ou de correction de la part des copistes profes-
sionnels, empêchés ainsi d'altérer le texte, ou d'y
introduire encore des leçons différentes, ayant sur-
vécu dans les manuscrits ou supposées par les
anciennes versions.
C'est en cela que résida le meilleur de l'esprit masso-
rétique. Garder au texte biblique toute sa pureté
censée originelle, pour le moins autant qu'assurer à la
postérité tous les éléments jugés nécessaires à son
interprétation, fut le but suprême de la Massore. Et
il faut reconnaître qu' « elle ne pouvait mieux garantir
la conservation du texte sacré que par le moyen de la
méthode singulière » qu'elle employa et qui se résume
toute en ces deux mots : « compter, compiler ». « Plus
naturelle eût été assurément une transcription exacte;
mais le résultat eût été beaucoup plus aléatoire, car
toute copie nouvelle devenait inévitablement une
nouvelle source de fautes. » Pas un codex-type qui
n'ait eu encore, en effet, et malgré la Massore de ses
marges, ses leçons particulières dans le texte, et dans
la massore elle-même ses variations, suivant les
diverses écoles de massorètes et les conceptions
personnelles des copistes. « Les conditions de la
tradition ( toujours donc incertaine en quelque point)
du texte hébraïque ne changèrent qu'avec l'invention
de l'imprimerie. Seule la composition typographique
surveillée pouvait émettre et assurer en nombre
des exemplaires de la Bible en édition vraiment
stéréotype. » Ehrentreu, L' ntersuchungen ùber die
Massora, ihre geschichlliche Enlwicklung und ihren
Geisl. Hanovre, 1925, p. 152. Aussi les Juifs saluèrent-
ils avec enthousiasme la prestigieuse invention qui
leur permit soudain de multiplier et de répandre au
gré de leur désir la parole de Dieu dans sa pureté
native; et leurs premiers typographes appliqués à
cette œuvre eurent-ils conscience de collaborer à une
« œuvre sainte ». Brann, Geschichte der Juden und ihrer
Litteratur, Breslau, 1899, p. 266; Ginsburg, p. 779-780.
■ Nous sommes parfaitement assurés — disaient en
épigraphe les imprimeurs de l'édition princeps des
Prophètes, de Soncino, 1485-1486 — qu'il n'est point
de codex écrit avec la plume aussi correct que le pré-
sent exemplaire imprimé. Nous avons certainement
parmi nous plus d'un manuscrit excellent et soigné...
mais ceux-là même n'ont pas évité les fautes et les
bévues, car ce serait miracle en vérité de trouver un
livre exempt de méprises. » Ginsburg, p. 804-805.
Encore soupçonnaient-ils bien quelques « confusions
de lettres ».
II. Intégrité du texte massouétique. — Les
variantes actuelles de la .Massore, dans le texte ou
dans les marges, variantes souvent rapportées d'autres
manuscrits, ou même expressément autorisées de
radiées types connus et jouissant d'une grande consi-
dération dans les écoles de scribes reviseurs et
pooetuateurs (nakdànim) successeurs des masso-
rètes, n'ont en général d'importance réelle que rela-
tivement à l'orthographe des mots ou à l'équilibra-
tion plus naturelle et plus logique du sens de quelque
phrase. Mais en est-il de même des leçons imposées
par les sopherim depuis les temps antérieurs à l'ère
chrétienne, comme aussi des divergences parfois
considérables qui régnaient à la même époque reculée
dans les recensions du texte hébreu des Prophètes
et des Hagiographes, ainsi que l'atteste la version
grecque des Septante? Ces leçons et ces divergences
n'auraient-elles pas atteint la substance doctrinale
des Livres saints? Ne faut-il pas parler de modi-
fications volontaires du texte, non signalées certes
par une massore, mais inspirées aux Juifs par des
raisons théologiques en face de dissidents usant des
mêmes Écritures, tels que les chrétiens?
La foi juive des derniers temps de l'autonomie
machabéenne peut se résumer pour l'essentiel dans
les articles suivants : 11 n'est qu'un seul Dieu de
l'univers, un seul El, ou Elohim. Iaiivé est son nom
ineffable. Il est transcendant et saint. Moïse est son
prophète et Israël est son peuple. Les autres dieux des
nations ne sont au prix de lui que honte et que néant.
A Jérusalem est son temple unique, et uniquement
agréable. L'homme est sa créature, et l'âme humaine
est immortelle... Or, sopherim et massorètes ont, en
réalité, louché à chacun de ces articles en retouchant
le texte biblique; mais ce fut, au contraire de ce qu'on
pourrait attendre ou imaginer, uniquement pour les
affermir en les sauvegardant contre toute hardiesse
de rédaction ou toute interprétation du texte qui leur
paraissait dangereux ou erronée. L'altération procéda
surtout par voie de correctifs et d'atténuations en
s'inspirant ouvertement de ce principe. La Massore,
qui donne en divers manuscrits la leçon originelle
remplacée par l'actuelle, autorise et justifie presque
toujours l'altération en la portant au compte non
seulement des sopherim en général, mais encore, en
rapportant l'opinion de certaines écoles, d'Esdras
lui-même, ras. du British Muséum, Orient. 1397;
Orient. 2349, ou encore « des scribes Esdras et Néhé-
mie ». Or., 1425. Le Midrasch Tanchuma, 83 a,
l'attribue même aux membres de la Grande Synagogue.
On peut signaler ici en premier lieu — indépen-
damment de l'usage immémorial chez les Juifs
de taire le nom divin par le moyen d'un qerc perpétuel
de lecture qui faisait prononcer Adonai (ou même
l.lohim) le nom de Iahvé en toute occurrence — le
souci de remplacer systématiquement dans les textes
le tétragramme ineffable par l'appellatif Elohim :
comp. II Beg., v, 17-25 à I Par., xiv, 8-17; yi, 9-17 à
I Par., xin, 12-xiv, 1 ; Ps., xiv, 2-7 à Ps., lui, 3-6, etc.,
ou de le dénaturer en quelque sorte dans les noms
propres théophores et dans l'invitatoire des psaumes,
Alléluia (holâlû jûh « louez Iahvé). Peu s'en est fallu
qu'ainsi nous fussions réduits à ignorer toujours la
véritable prononciation du nom divin. Son abrévia-
tion essentielle Iahv, ou Iah, en fait pleinement équi-
valente à Iahvé dans les discours, fut souvent
transformée par les scribes, au commencement du
nom propre théophore, en lehô, ou dans le plus simple
et plus précautionné lô; à la fin du nom, en lâch,
lequel, jugé encore trop peu oblitératif s'allongeait
en Iahû, ou se réduisait à I vocalisé î ou aï, si bien
que parfois il en venait à s'évanouir complètement
(Schéma' jâh, I Par., ix, 16, devenu Schammûu', dans
Neh., xi, 17). Le respect, la révérence exagérée du
nom divin l'emportait si fort sur le respect du texte,
que Vhalâlû jâh, au nom divin primitivement sépa-
rable, la bonne leçon assurément et de signification
liturgique voulue, fut réduit par le moyen d'un pro-
cédé grammatical à n'être plus qu'une simple inter-
jection musicale, Pesachim, 1 17«, et finalement non
traduite — tel un nom propre — par les Septante
et la Vulgate. D'autres expressions dont faisait partie
intégrante ce même nom de lâh, et où il parut néces-
saire d'atténuer quelque métaphore jugée trop hardie
ont subi çà et là la même oblitération : Ex., xvn,
16; Jos., xv, 28; Jcr., n, 31; Ps., c.xviii, 5; Cant.,
vin, 6 : elle y fut réalisée par une sorte de désécra-
tion du nom divin traité alors comme simple qualifi-
271
MASSORE
272
catif d'excellence. Plus encore, lùh en vint à être
estimé l'équivalent hébraïque de l'exclamation
grecque lût, toO (hélas!). Midrasch liabba sur Gen.,
xuii, 14. — Toute cette question est étudiée longue-
ment et minutieusement dans Ginsburg, Introduction,
p. 369-399.
L'égal souci d'épargner au nom divin tout semblant
de profanation devait conduire les sopherim à préve-
nir l'application au vrai Dieu de noms d'idoles, au
risque ■ — parfois réalisé ■ — de rendre difficiles certaines
identifications nécessaires à l'intelligence du texte, et
d'amener d'apparentes contradictions entre passages
parallèles. On sait que le mot ba'al n'est dans son sens
premier qu'un appellatif : « maître » ou « seigneur»,
appliqué à la divinité aussi bien que 'él, 'elôhim, et,
en fait, appliqué à Iahvé même soit dans la prière ou
le simple discours, Os., n, 16, 17, soit par composi-
tion dans les noms propres de personnages fervents
adorateurs de Iahvé et zélés défenseurs de son culte,
tels : Jerubba'al (Gédéon), Jud., vi, 32; vu, 1 ; Ischba-
*al, fils de Saiil, I Par., vin, 33; ix, 39; Ba'aljâh,
héros de David, I Par., xn, 5, celui-ci de signification
ouvertement jahviste,: « Iahvé est (son) baal », etc.
Inquiets pour l'orthodoxie de voir appliquer à
Dieu un appellatif aussi discrédité que celui-là par
l'emploi courant qu'en faisaient encore les nations
païennes pour désigner leurs idoles, les scribes post-
exilicns le changèrent en maint endroit en celui de
bôschet, ou beschel, « honte » : Jerubbeschet, II Reg.,
xi, 21, que les Septante, la version syriaque et la
Vulgate lurent encore Jerubbaal; Ischbôschet, II Reg.,
ii, 8-15, etc. Ginsburg, p. 400-404. On sait aussi que
melek est un autre titre de Jahvé, seul vrai « roi »
d'Israël : Num., xxiii, 21; Deut., xxxin; 5; Jer.,
xxxin, 22; Ps., v, 3; x, 16; xxix, 10, etc., mais titre
aussi des odieuses idoles des nations voisines, comme
le montrent encore les Septante (ap/cov) dans les
passages Lev., xvin, 21; xx, 2-5. Pour empêcher que
la divinité du « roi » d'Israël ne fut atteinte et com-
promise même en pensée par une identification tou-
jours possible chez les Juifs avec la hideuse image
du « roi-idole », les mêmes scribes introduisirent la
lecture môlek, ou milkôm, dans ces passages et dans
plusieurs autres tels que: III Reg., xi,5, 7, 33; IV Reg.,
xxiii, 10, 13; Jer., xxxn, 35, etc., d'où nous sont venus
les faux noms propres de divinités chananéennes
Moloch et Milcon. Ginsburg, p. 459-461.
Comme nous l'avons marqué, la Massore avoue par
ailleurs une vingtaine de corrections opérées dans le
texte. La véritable leçon primitive indiquée expres-
sément à la marge des manuscrits (Br. Mus., Orient.,
1379, 268 b; 2349, 108 a; 2365, 138 b) nous révèle
par comparaison qu'elles eurent pour but dans
l'intention des correcteurs, de sauvegarder, ici, la
transcendance de Iahvé en supprimant un anthro-
pomorphisme : II Reg., xvi, 12; Ez., vm, 17; Zach.,
ii, 12; Job, vu, 20; Lam., m, 20; là, sa sainteté
contre toute offensante attribution : Num., xi, 15;
Job, xxxiii, 3; ailleurs, sa suprême dignité et majesté
contre toute atteinte d'irrespect : Gen., xvm, 22;
I Reg., m, 13; Jer., ii, 11; Os., iv, 7; Mal., i, 13;
Ps., xvi, 20; son immortalité : Hab., i, 12; ou encore
le crédit religieux d'Israël (à l'opposé de Juda) qui
ne devait pas être, malgré l'histoire, suspecté de
polythéisme : II Reg., xx, 1 sq., ou de personnes
telles que la mère de Moïse : Num., xn, 12, et peut-
on ajouter, Moïse lui-même, dans Jud., xvm, 30,
où le « noun suspendu » sur le nom de Môscheh
(Moïse) pour contraindre à la lecture Menasscheh
(Manassé) lavait de tout soupçon d'idolâtrie la
postérité du grand législateur dans son petit-fils
Jonathan, prêtre de Micah.puis des Danites. Ginsburg,
p. 347-363. Sans restituer les leçons originelles, la
Massore du Codex babylonicus de Saint-Pétersbourg
ajoute les deux passages : Mal., i, 12 et III, 9, où le fait
d'une malédiction contre la divinité est dérivé sur
autrui ou oblitéré par subterfuge grammatical. Dans
son commentaire sur II Reg., xn, 14, Raschi signale
aussi comme « une altération due à la révérence pour
la gloire de Dieu «semblable dérivation d'un blasphème
imputé à David sur « les ennemis de Iahvé ». Ailleurs,
Ps., x, 3; III Reg., xxi, 10, 13, l'atténuation se réalise
par l'emploi de l'euphémisme bien connu : « bénir »
pour « maudire » ou « blasphémer » : la double leçon
est même restée dans le psaume; et, pour III Reg.,
c'est le targum et la version syriaque qui trahissent
le pieux subterfuge. Cf. aussi : Job, i, 5, 11 ; il, 5, 9.
Les massorètes, en fidèles réalisateurs des tradi-
tions de leurs prédécesseurs les sopherim, ne se sont
pas fait faute non plus d'altérer le texte, là où ces
traditions l'exigeaient, par le moyen des voyelles.
Fut-il jamais plus dangereux anthropomorphisme que
celui-ci: « voir » (jre'eh) ou « contempler la jace de Iahvé»?
Bien que les psaumes xi, 7 (Vulg., x : vidit; Septante :
sîSev) et xvn, 15 (Psautier hébraïque : videbo), cf.,
aussi, Is., xxxviii, 11 (Vulg., videbo) — aient le mot
synonyme dans la forme active, qui a simplement
pour objet la divine présence en tant que manifestée
dans le sanctuaire, le psaume xlii, 3, porte, au mépris
de la grammaire, massorétiquement et fort prudem-
ment, le passif « être vu » (jêrâ'eh), « paraître devant
Dieu »; alors que plusieurs manuscrits, le targum et
le syriaque ont aussi l'actif. Cf. au surplus, Ex.,
xxiii, 15, 17; xxxvi, 20, 23; Deut., xvi, 16; xxxi, 11;
Is., i, 12, etc. Ginsburg, p. 457-459.
Aux temps machabéens, lors de la profanation
du temple de Jérusalem par Antiochus Épiphane,
I Mach., i, 41-64, et de l'usurpation du souverain
pontificat par Alcime, vu, 1-22, Onias (IV) fils du
grand prêtre légitime dépossédé, Onias III, avait bâti
en Egypte, à Léontopolis, ville de la préfecture
d'Héliopolis, un temple à Iahvé doté par le roi Ptolé-
mée Philadelphe lui-même, et cela sinon à la grande
joie des Juifs palestiniens, du moins avec leur tolé-
rante sympathie. Josèphe, Antiq., xn, 9, 7; xm,
3, 1-3; Bel. jud., i, 1, 1; vm, 10, 2 et 3; Cont. Apion.,
il, 5; II Mach., i, 1 sq.; 18, il, 16-18. Ceux d'Egypte,
et ils étaient nombreux, purent ainsi deux siècles
durant, 140 avant J.-C. -71 après J.-C, adorer Iahvé
de la manière prescrite par les rites mosaïques.
Un texte d'Isaïe, xix, 18-25, semblait prédire et
autoriser cet établissement extraordinaire parmi « cinq
villes égyptiennes » dont « l'une serait appelée » en
conséquence, et tout comme Jérusalem elle-même,
« cité de la justice ». Cf. Is., i, 16. C'est, du moins, la
leçon supposée par le grec des Septante : 7toXiç àaeSéx
(= héb. : haççedeq), que l'interprète d'Isaïe n'a pas
voulu traduire, obéissant déjà sans doute au scru-
pule de mettre en parallèle les deux temples, celui
de la métropole, seul orthodoxe, et celui de Léon-
topolis, bientôt suspect de schisme. Un premier sopher
introduisit l'altération, apparemment suggérée par
l'idée du voisinage d'Héliopolis : haheres, « du soleil »,
leçon d'une quinzaine de manuscrits, de Symmaque
(t)Xîou), de la Vulgate civitas solis, de la version
arabe de Saadia et des plus anciennes traditions,
Menachoth, 110 a. (Peut-être l'altération fut-elle
plutôt, abstraction faite de la vocalisation massoré-
tique : hah(a)r(a)s « du lion » = Léontopolis.) Un
autre sopher prétendit lire à son tour : haheres, « de
la destruction »; c'est notre leçon massorétique, celle
aussi d'Aquila, de Théodotion, de la version syriaque,
et le seul terme qui, au jugement du scribe, pût désor-
mais convenir à cette cité d'opprobre en face du
temple hiérosolymitain restauré et rendu au culte de
Iahvé. Le targum des Prophètes, embarrassé, adopta
273
MASSORE
274
les deux leçons alternantes condamnant a « la des-
truction la cité de Beth-Sehaneseh », ville du soleil,
Héliopolis... Voir, au surplus, Dictionn. de la Bible,
Paris. 1912, t. in, col. 992, 993.
L'Ecclésiaste soulève le problème de l'immortalité
de l'âme et le pose sous forme inlerrogative : « Qui
connaît, dit-il, le souille de l'homme? est-ce qu'il monte
vraiment en haut...? «, m, 21 : avec peut-être le doute
qu'il n'en est rien, mais doute provisoire et cartésien,
puisque la solution affirmative est donnée plus loin,
mi. 7 : » Le souflle de ( l'homme) retourne à Dieu qui
l'a donné. » Toutes les versions ont entendu en ce sens
le n initial de l'hébreu, hà'ôlâhl Mais la Massore s'est
émue quelque jour de ce semblant de scepticisme
et a fait, par une ponctuation particulière, de l'inter-
rogatif un relatif : «Qui connaît le souffle de l'homme,
qui monte en haut...? » : ce qui sonne mieux assuré-
ment aux oreilles pies, mais n'en détruit pas moins
l'harmonie de l'argumentation dans tout le passage :
hâ'ôldh.
Aucune de toutes ces altérations, pour importantes
qu'elles soient très souvent au point de vue de l'intel-
ligence et de la clarté du texte, ne détruit rien de la
croyance juive et n'y change rien de caractéristique
ou d'essentiel. Il en est de même de certaines diver-
gences parfois considérables qui existent entre notre
recension massorétique, et la recension hébraïque
supposée par les Septante dans les Prophètes et les
Hagiographes. Le grec de I Reg., xvm, 6-xrx, 1, four-
nit par exemple un texte beaucoup plus court que
l'hébreu, dans un récit parfaitement ordonné et
vraisemblable que déparent et affaiblissent considé-
rablement les additions visiblement postérieures
faites au texte massorétique. Dans le livre grec de
Jérémie un discours du prophète, xxv, 1-13, sert
d'introduction à une série d'oracles contre les Gentils,
xxv, 14-xxxi, que l'hébreu a reportés beaucoup plus
loin, et dans un ordre tout différent, à la fin du livre :
xlix, 34-39; xlvi; l-li; xlviii, 1-7; xlix, 7-22;
xux, 1-5; xlix, 28-33; xlix, 23-27; xlviii. Voir ci-
dessus, t. vin, col. 849 sq. Le psaume ix (grec) alpha-
bétique a été coupé en deux dans l'hébreu, ix et x,
avec suppression de trois strophes, addition d'une
strophe nouvelle, ix, 20-21, et dérangements dans
l'ordre des versets. La partie poétique du livre de Job
contient dans l'hébreu massorétique une foule de
développements qui n'existaient pas dans le texte
primitif des Septante... .Mais ces éléments nouveaux,
apparemment introduits dans ce livre de Job et
dans celui des Rois par des recenseurs s'autorisant de
textes plus complets, encore qu'ils intéressent le déve-
loppement doctrinal et l'histoire sainte, n'y modifient
rien de traditionnel ni d'essentiel, et les remanie-
ments subis par le livre de Jérémie et par celui des
psaumes n'ont de portée qu'au point de vue littéraire
pour le premier, et, pour le second, qu'au point de
vue exclusivement liturgique, qui paraît bien avoir
dominé dans le temple et dans la synagogue l'arran-
gement de la collection.
«Plus grave assurément serait l'accusation portée
contre les Juifs par quelques Pères des premiers siècles
d'avoir altéré le texte de l'Ancien Testament dans les
passages qui étaient favorables aux chrétiens, si elle
était fondée sur des faits réels. Ainsi Justin, Dial.,
71, 84. P. G., t. vi, col. 644, 673, reproche aux Juifs
de lire dans Isaïe, vu, 14, veôcvtç « jeune fille », au
lieu de 7rxp6évoç « vierge »; comme aussi, Ibid.,
72, 73, col. 644-645, d'avoir supprimé dans le psaume
xevi, 10 Cgrec et Vulg. xcv) les mots : ànb toû Ç'iXou,
(psautier romain : Dominus regnavit a ligno). Ter-
tullien, De cultu jem., i, 3, P. L., t. i, col. 1308, dit
aussi que les Juifs ont retranché des Écritures
plusieurs choses concernant le Messie : rejecta... csetera
quœ Christian sonant. Origène, Ad A/riçan,, 19,
P. G., t. xi, col. 69, 72, paraît faire planer sur les
livres hébreux le soupçon de fraude en assurant que
hoc solum pro vero habendum in Scripluris divinis
quod Septuaginta interprètes (ranstulerunl; nam id
esse solum quod aucloritale apostolica confirmatum sit.
Cf. In Jerem., hom. xvi, 10, ibid., t. xin.cOl. 149, 452.
Saint Jean Chrysostome, In Matlli., hom. v, 2, P. G.,
t. lvii, col. 57, formule un semblable soupçon à propos
d' Isaïe, vu, 14 : Posl Chrisli adventum interpretati
sunt Judœique manserunl, unde in suspicionem cadunt
utpole qui ex inimicitia sic potius dixerint (non virgi-
nem, sed puellam), ac prophelias de industria obscure
converterinl. — Ajouter ici l'accusation séculaire
d'avoir altéré sciemment dans le psaume xxn (xxi)
17, le mot si expressif kâ'ûrû (ou kâ'rû), copoÇav,
fodf.runt tnanus meas et pedes meos, en celui, inin-
telligible, de kà'âri, sicut leo.
On aura remarqué déjà que pour Is., vu, 14, Justin
condamne non le texte hébreu, mais la traduction
grecque d'Aquila; que sa critique porte non sur la
teneur elle-même, mais sur l'interprétation; et que
pour le psaume xevi, 10, la leçon a ligno, à.nb toû ÇùXou,
n'a de répondant dans aucun manuscrit hébreu, ni
dans aucune version faite directement sur l'hébreu :
elle ne peut venir que de la xoivy], vulgate hellénique,
pro locis et temporibus et pro voluntate scriptorum,
velus corrupta editio. S. Jérôme, Epist., evi, Ad
Sunniam et Fretellam, 2, P. L., t. xxn, col. 838.
D'autre part, Tertullien vise simplement le livre
apocryphe d'Hénoch, qu'il tenait pour canonique,
et n'atteint ainsi qu'indirectement les Écritures divi-
nement rétablies, selon lui, par Esdras après la
captivité. De son côté, saint Jean Chrysostome n'accuse
nullement les Juifs de falsification du texte hébreu,
mais visiblement d'avoir à dessein traduit de manière
obscure les prophéties messianiques. Quant à Origène,
non seulement il ne donne aucune preuve du fait qu'il
avance, mais au témoignage de saint Jérôme, In
Isaiam, vi, 9, P. L., t. xxiv, col. 99, il se prononce, in
octavo volumine Explanationum Isaiœ en faveur des
Juifs. Et Jérôme lui-même, qui « soupçonnait » que
les Juifs avaient retranché quelques mots du Deuté-
ronome pour échapper à la malédiction, In Ep. ad
Gai., 1. II, t. xxvi, col. 357, n'est point trop affirmatif :
Ineertum habemus utrum Septuaginla interprètes
addiderint ...an in veteri Hebraico ita fuerit, et postea a
Judœis deletum sit. Et on peut dire en effet que la
comparaison de la Bible hébraïque et de la Bible
grecque ne trahit en réalité, dans aucun cas, une alté-
ration du texte hébreu qui aurait été faite en vue de
combattre les interprétations reçues parmi les chré-
tiens.
Les docteurs juifs doivent être aussi innocentés de
la corruption volontaire du texte de Ps., xxn, 17.
Bien que la leçon kâ'âri soit prédominante, il n'a pas
manqué de « manuscrits corrects » où la leçon tradi-
tionnelle des Bibles grecques et latines, kâ'ûrû, se
rencontrait dans le texte même, bien que notée d'un
qerê, au témoignage de l'éditeur de la Bible rabbinique
de Venise, 1524-1525, Jacob ben-Chayim, t. iv,
Mass. finalis, lettre Aleph. Du reste la massore du
passage signale pour le mot, avec une vocalisation
particulière, un « sens différent » de sicut leo et en fait
en conséquence, un verbe. Celle de Num., xxiv, 9,
certifie pour le psaume la lecture kâ'ârû, foderunl, au
ketib. Et c'est en vain que des critiques comme
Hupfeld, Die Psalmen, Gotha, 1858, t. il, p. 25 et
Baer, Liber psalmorum (édit. massor.), Leipzig, 1880,
p. 91, accusent Ben-Chayim d'avoir falsifié lui-même
la Massore dans ces passages « pour la gloire de Dieu
et pour plaire à son imprimeur chrétien »; car » tout
important Codex avec la Massore reconnaît au ino
275
MASSORE
276
les deux sens (donc les deux orthographes; », y compris
un manuscrit de la Bibliothèque de l'Université de
Halle que Hupfeld eût pu consulter. Ginsburg, p. 968-
971.
III. Valeur théologique du texte massoké-
tique. — Un fait qui montre bien en quelle estime
et autorité les Juifs des siècles post-exiliques tenaient
le texte de leurs Livres sacrés, c'est celui des quinze
passages de la Loi où les Septante, selon le Talmud
et les Midraschim, modifièrent l'hébreu original, par
l'effet d'une « grâce octroyée à chacun d'eux » pour
ampliation du sens doctrinal de ces passages : Gen.,
i, 1; i, 26; n, 3; v, 2; xi, 7; xvm, 12; xlix, 6; Ex., iv,
20; xii, 40; xxiv, 5 et 11 ; Num., xvi, 15; Deut., iv, 9;
xiv, 7; xvii, 3etLev., xi, 6. Bab. Megilla, 9 a; Jer.,
Megilla, i, 9; Midrasch Mechiltha, 15 b. Ainsi, pour
amener les premiers mots de la Genèse à exprimer
clairement la création ex nihilo par la traduction
courante : 'Ev àpyîj, èrcoîrcrôv 6 Qzbç tov oùpocvov...,
alors que l'hébreu supposerait plutôt : ôxe St) ^p^aro
ôGsôç 7Toi9jaai... « Quand Dieu commença de créer... »,
il ne fallut pas moins qu'un acte nouveau d'inspira-
tion divine qui fit lire au traducteur : 'Elôhîm bârâ'
berê'Sîth... « Au commencement, Dieu créa... »
Et cette estime et autorité ne diminua certes pas
quand la version grecque des Septante fut bientôt
discréditée dans la Synagogue, à ce point d'y être
comparée au « veau d'or substitué au vrai Dieu ».
Sopherim, i, 7, C'est durant la période qui court de
l'attribution aux Septante d'une autorité divine jus-
qu'au temps où leur œuvre fut rejetée en tant qu'in-
terprétation tout à fait inadéquate du texte origi-
nal, que celui-ci fut graduellement fixé avec référence
constante aux traditions ancestrales. Un peu moins
d'un siècle avant notre ère, des établissements d'ins-
truction avaient été ouverts, académies ou simples
écoles, où tout enfant devait à partir de l'âge de cinq
ans apprendre à lire la Bible soigneusement écrite.
Ketuboth, vin, 11; Abolh, v, 21; Pesachim, 12 a;
Josèphe, Cont. Ap., i, 12. Le texte sacré était lu éga-
lement dans les synagogues. Cont. Ap., n, 17; Megilla,
iv, 2 et 4; cf. Act., xv, 21. Et il importait extrême-
ment à la foi savante ou populaire que d'une école
ou d'une synagogue à l'autre ce texte fût uniforme.
En ce temps où l'inspiration et la révélation divines
n'avaient pas encore passé du cercle de l'Église juive
à celui de l'Église chrétienne, les sopherim, en réalité
guides spirituels des communautés, re viseurs, édi-
teurs et, au degré que nous avons marqué, véritables
conservateurs des Écritures canoniques, devaient
encore jouir d'une autorité et d'un don d'assistance
divine dus à leur condition de coopérateurs à l'œuvre
des grands inspirés d'Israël. L'Évangile, du reste, sut
leur reconnaître ces charismes : les scribes n'ont-ils
pas « siégé (ÈKâOicjav, sederunt) dans la chaire de
Moïse »; et n'a-t-il pas fallu « garder et faire tout ce
qu'ils disaient»? Matth., xxm, 2-3. Le texte hébreu
qu'ils ont établi reste donc le texte seul authentique-
ment inspiré, et il subsiste en cette qualité comme
source première en date de l'enseignement religieux
traditionnel, comme lieu théologique où puiser, sous
le bénéfice du même don d'assistance transféré
à l'Église nouvelle, la substance de cet enseigne-
ment.
Et la consécration officielle des textes grec et latin
des versions immédiates Septante et Vulgate, par
l'autorité conciliaire ou pontificale, n'est faite pour
diminuer en rien ce privilège du texte hébreu massoré-
tique d'être et de rester toujours l'expression sub-
stantielle directe de l'inspiration et de la ré\élation
juives, depuis les origines jusqu'au moment où
s'éteignirent pour jamais en Israël ces deux lumières.
Bien que les docteurs de la Synagogue aient interprété
le texte canonique suivant une méthode et des tradi-
tions propres à obli'érer souvent le sens littéral
en faveur d'une exégèse allégorique, homilétique et
au surplus artificielle, ce texte n'en est pas moins
demeuré des siècles durant constamment identique
à lui-même, en face de ses premières traductions,
immédiates ou dérivées, altérées de très bonne heure
en dépit de l'usage qu'en firent les Pères et docteurs
de l'Église chrétienne selon les nécessités de leur ensei-
gnement, dogmatique et pastoral. Altérée cette Koivyj
hellénique (les Septante avant l'édition d'Origène),
que saint Jérôme représentait un peu dédaigneuse-
ment aux deux Goths chrétiens, Sunnia et I-'rithila,
comme une « vieille édition corrompue au hasard des
temps et des lieux suivant l'arbitraire des transcrip-
teurs ». Altérée l'ancienne vulgate latine, version de
cette Koivyj, où le même Père trouve à déplorer tant
de choses, vel a viliosis inlerprelibus maie édita, vel a
prœsumptoribus imperitis emendata perversius, vel a
librariis dormilantibus addila aut mutata... Prsef. in
quai. Evangelia, P. h., t. xxix, col. 527. En vain le
saint docteur voulut-il d'abord corriger cette vieille
latine d'après le texte des Hexaples d'Origène, Prœf.
in lib. Psalm., t. xxix, col. 117-120; In lib. Job, ibid.,
col. 61,62; devant les altérations sans cesse renais-
santes, renascentes spinas, il lui fallut enfin songer à
traduire le texte hébreu lui-même, où il avait pleine
conscience de trouver la vraie tradition en face de ce
qu'il jugeait, quelque peu hyperboliquement, être
mensonger. Epist., xlix, 4, ad Pammachium, t. xxn,
col. 512 : Lege eumdem Greecum et Latinum; et veterem
editiomm noslrœ translationi compara: et liquido pervi-
debis quantum distet inler verilatem et mendacium !
Le texte dont il s'est servi pour sa version se trouvant
avoir été à peu près identique à celui de la Massore,
il suit naturellement que l'hébreu traditionnel de nos
Bibles bénéficie largement du sentiment favorable à
la vulgate hiéronymienne exprimé dans le décret qui
a déclaré celle-ci « authentique », et que dans les
passages où il concorde parfaitement avec elle, il
participe à son autorité. C'est, du reste, le sentiment
du cardinal Franzelin, De divina Traditione et Scrip-
tura, -Borne, 2e édit., 1875, p. 567 : Licet nullo expli-
citoEcclcsiie decreto declarata sit authentia textus hebraici
in veteri Testamento,... de eatamen certe constat non
solum critice et historiée sed de authentia quoad rei sum-
mam etiam dogmatice. Ipsa enim authentia editionis
vulgatœ quee dogmatice declarata est, supponit aulhcn-
tiam textus hebraici... saltem ut in omnibus exemplari-
bus simul sumplis in Ecclesia Dei adhuc exstat et
dignosci potest.
Le sentiment commun des théologiens catholiques
est que le décret conciliaire n'oblige à suivre la Vulgate
que dans les passages concernant la foi et les mœurs,
et que cette version peut bien contenir même des
erreurs de traduction dans des détails qui ne sont
point du domaine doctrinal ou moral formant ce
qu'on appelle la substance des Livres saints. Si l'au-
thenticité de la Vulgate doit donc être interprétée
comme supposant et entraînant la conformité sub-
stantielle avec le texte original, et celle-là seulement,
ce dernier texte peut alors garder dans les passages
divergents une supériorité naturelle sur sa version et
ne devoir point lui être sacrifié, attendu que, pour la
critique, l'original doit être en principe préféré à la
version. C'est ce principe qui a fait souvent corriger
le texte latin de la Vulgate, depuis le xiie siècle, d'après
l'hébreu aussi bien que d'après le grec. C'est lui égale-
ment qui portait Léon XIII à prôner l'utilité de recou-
rir à la langue originale, inspectio preecedentis linguse,
si le latin de la Vulgate offrait quelque part un sens
équivoque, une expression moins correcte, la trace,
en un mot, d'une faiblesse, ou même d'une faute de
://
MASSORE — MASSOULIK
278
traduction. Encyclique l'rovidentissimus Deus, Die!,
de lu Rible. t. i. p. xx
Il n'en reste pas moins à constater que le texte
hébreu de la Massore n'est point tenu, en fait, offi-
ciellement, {explicite Ecdesise decrelo) pour authentique,
non plus, du reste, et à tout bien considérer, que le
texte grec des Septante, malgré le décret de Sixte-
Quint, puisque, comme ce dernier, il n'est admis avoir
de valeur théologique que pour l'éclaircissement de la
Vulgate, et que l'Église, aussi bien, ne permet pas
de l'employer en formulaire dans l'usage liturgique,
dans l'enseignement pastoral, ni dans celui de la
théologie. .Mais pourrait-il, néanmoins, se voir quelque
jour revêtu de cette qualité? Assurément, et, en droit,
il mérite de l'être : n'est-il pas le texte directement
inspiré pour servir de véhicule à la révélation? n'est-il
pas le texte gardé, surveillé, transmis par une Église
divinement établie comme ne l'a été nul autre écrit
de contexture et d'esprit religieux? n'est-il pas le
texte original d'étonnante conformité avec une de ses
versions déclarée authentique? et ne trouverait-il pas,
enfin, en premier lieu, dans sa « massore » minutieuse,
droitement conservatrice et traditionnelle, des élé-
ments essentiels et infiniment précieux de redresse-
ment et de restauration pour ses rares parties quelque
peu atteintes par la rouille des siècles ou diminuées
par l'esprit parfois rétréci de ses conservateurs? Il
existe, dans sa forme antique deux fois millénaire, en
des manuscrits pour la plupart fort bien conservés
eux-mêmes, en des éditions premières déjà remarqua-
blement soignées, ou en des éditions plus modernes,
et critiques, il est vrai, mais non moins respectueuses
de sa teneur hiératique quasi immuable. Sa Massore
a été explorée, étudiée, et les éléments de réajustage
qu'elle peut fournir sortis de la carrière, épannelés,
ordonnés et amenés comme à pied d'œuvre. C'est
naturellement à une institution et à une autorité
héritières des prérogatives des sopherim qu'il appar-
tiendrait de fondre le tout en un texte déclaré authen-
tique. L'entreprise et la réussite de cette œuvre d'ave-
nir suffirait, comme aux temps déjà lointains des
Damase et des Jérôme, et, plus près de nous, des
Léon X, des Sixte V et des Clément VIII, à illustrer
pour des siècles un pontificat.
Principaux ouvrages sur la Massore : 1° Explications de
la Massore. — Elias Levita, Màsôrel hammâsoret, • tra-
dition de la tradition », ou « Clé de la Massore », en hébreu,
explication des notes massorétiques sur la Bible hébraïque;
Chr. D. Ginsburg, The Massoreth Ha-Massoreth of Elias
Levita, Londres, 1867, édition et traduction avec notes
explicatives; Jacob ben-Chayim, Pnvfatio ad Biblia Veneta
magna rabbinica, en hébreu, Venise, 1524-1525, 1. 1 de l'édi-
tion princeps de sa Bible; Glu-. D. Ginsburg, Jacob b.
Chayim Ibn Adonijah's Introduction to the Rabbinic Bible,
Londres, 1867, édition avec notes explicatives et traduc-
tion; J. Buxtorf (l'Ancien), Tiberias, sive commentarius
masorethicus, Bâle, 1620, t. iv de la Biblia maxima rabbi-
nica, explication de la Massore, histoire des massorètes;
et ('.lavis Masorœ, explication des mots massorétiques,
2' édit., Bâle, 1665 et 1700; Hyvernat, Petite introduction
à l'étude de la Massore, dans la Renne biblique, 1902, p. 551-
563: l'ne page de la Massore; 1903, p. 529-549: La langue
et le langage de la Massore. A. Terminologie grammaticale;
1904, p. 521-546 et 1905, p. 203-234, 515-542; B. Lexique
massorétique.
2° Quelques éludes massorétiques. — Walton, Prolego-
mena à la Bible polyglotte de Londres, c. iv, dans le Sacrée
Scriptural cursus completus de Migne, Paris, 1839, t. i,
col. 265-290; R. Simon, Histoire critique du Vieux Testa-
ment, Rotterdam, 1685, 1. I, c. xxiv sq., p. 131-159; Harris,
The rise tuid developmenl of the Massorah, da nsTTie Jewish
Quarlerlu Review, 18MI, t. i, p. 128-142; 223-257; Strack,
Prolegomena critica in Vêtus Testamentum hebr., Leipzig,
1873; Blau, Masoretische L'ntersuchungen, Strasbourg,
1891, et Massoretic Studies, dans The Jew. Quart. Review,
1896, t. vm, p. 343-359; 1897, t. ix, p. 122-144, 471-490;
Ginsburg, Introduction to the massoretico-critical édition of
the llebrcw Bible, Londres, 1897 : I. La forme extérieure du
texte, IL Le texte lui-même... La Massore, son origine et
son développement. Histoire et description des manuscrits.
Histoire du texte imprimé; Ehrentreu, Untersuchungcn ùber
die Massora, ihre geschichtlichc Entwicklung und iliren (leist,
Hanovre, 1925.
3° Éditions du texte avec la Massore. — Jacob ben-Chayim,
Venise, 1524-1525, édition princeps en quatre volumes in-
folio, le texte avec une partie seulement de la Massore,
les targums d'Onkelos et de Jonathan et les commentaires
de Raschi, Aben-Ezra, David Kimchi, R. Levi ben-Gerson,
Moïse Kimchi et Saadia, première édition avec en marge
les qerâïn et les sebirin. Édition type de toutes les autres.
De nos jours : A. Hahn, Biblia hebraica secundum edi-
tiones Jos. Athise, Joannis Leusden, Io. Simonis aliorumque,
imprimis E. van der Ilooght..., 1875, avec explication de la
Massore; nouvelle édition, Leipzig, 1893; Baer (et De-
litzsch), Leipzig, 1869 sq., notes critiques pour l'établisse-
ment du texte, séries de notations massorétiques avec
explications; Chr. D. Ginsburg, Massoretico-critical text of
the hebrew Bible, 1894; 1' édit. 1906, texte de l'édition
Jacob ben-Chayim, divisions selon les anciens chapitres
massorétiques (sedarirn), qerâïn etsebirin, variantes margi-
nales des anciens codices-types cités dans la Massore elle-
même, aujourd'hui perdus, variantes autorisées par les
manuscrits et les anciennes versions, leçons des écoles
orientales et occidentales; quelques leçons des anciennes
versions non autorisées par les manuscrits...
4° Éditions de la Massore. — Frensdorff, Die Massora
magna, première partie seulement : Masoretisches Wôrter-
buch oder die Masora in alphabetischer Ordnung, Hanovre
et Leipzig, 1876; Chr. D. Ginsburg, The Massorah compiled
from manuscripts, alphabetically and lexicalhj arranged,
4 vol. in-fol., 1880-1905. L Bigot.
MASSOULIÉ Antonin (1632-1706), né à Tou-
louse, le 28 octobre 1632, prit l'habit de saint Domi-
nique le 21 avril 1647. Il fut prieur du noviciat, puis
provincial pour la province de Toulouse; le P. Cloche
l'appela à Rome en 1687, et il devint assistant général;
il occupa cette fonction jusqu'à sa mort le 22 janvier
1706. En 1697, il fut chargé d'examiner le livre de
Fénelon sur les Maximes des saints (Œuvres de Féne-
lon, édit. de Saint-Sulpice, 1851, t. ix, p. 249, 269, 270,
287, 323, 324).
Le premier écrit du P. Massoulié a pour titre :
Méditations de saint Thçmas sur les trois voies purga-
tive, illuminative et unitive, pour les exercices de dix
jours, avec la pratique des méditations du même saint
Thomas, ou Traité des vertus, dans lequel les actes des
principales vertus sont expliqués en particulier, in-12,
Toulouse, 1678; 2 vol. in-12, Toulouse, 1700, 1703
(Journal de Trévoux de mars 1704, p. 366-374). Ces
méditations sont parfois très touchantes et certaines
considérations très profondes, spécialement sur
l'amour de Dieu qui est une source de grandes lumiè-
res. L'ouvrage capital du P. Massoulié est le Divus
Thomas, sui inlerpres, de divina motione et libcrlate
creata, 2 vol. in-fol., Rome, 1692, 2e édit., 1707-1709,
dédié à Innocent X. La première dissertation étudie
la motion divine dans l'ordre naturel; la deuxième
étudie la liberté créée et spécialement la liberté d'in-
différence et la conciliation de la liberté avec la motion
divine; la troisième dissertation étudie la motion
divine dans l'ordre de la grâce, la grâce suffisante et la
grâce efficace; enfin la quatrième étudie la motion
divine dans l'état d'innocence. Dans cet écrit, Mas-
soulié montre que la théorie de la prémotion physique
n'est point une invention de Banez, comme le pré-
tendent les adversaires de cette thèse, et toute la
seconde partie du t. n combat les théories de Jansé-
nius, examine les cinq propositions et montre, contre
l'évêque d'Ypres, que la grâce d'Adam et des anges
était une grâce efficace par elle-même et une motion
divine, comme la grâce actuelle accordée aux hommes
(Journal de Trévoux de septembre 1712, p. 1536-
1569). L'ouvrage fut attaqué par la Faculté de
279
MASSOULIE
MASSUET
280
Douai en 1722, mais l'affaire fui portée à Rome et
l'écrit fut approuvé le 18 juillet 1729.
Le P. Massoulié combattit aussi le quiétisme dans
un Traité de la véritable oraison, où les erreurs des quié-
tistes sont réfutées et les Maximes des Saints sur la
vie intérieure sont expliquées selon les principes de
saint Thomas, in-12, Paris, 1699. L'ouvrage est dédié
à Noailles dont le P. Massoulié fait l'éloge. Dans cet
écrit, composé avant l'affaire de Fénelon, dont il
connaissait cependant le livre, il attaque les thèses
de l'archevêque de Cambrai qui se plaint avec quelque
vivacité (Lettre à Chanterac, 2 janvier 1699, dans
Œuvres de Fénelon, édit. de Saint-Sulpice, 1851,
t. ix, p. 638, 639). Massoulié compléta son travail dans
le Traité de l'amour de Dieu où la nature, la pureté et
la perfection de la charité sont expliquées selon les
principes des Pères, surtout de saint Thomas, in-12,
Paris, 1703 (Journal des Savants du 12 novembre 1703,
p. 580-585 et Mémoires de Trévoux de février 1704,
p. 268-289). Ajoutons enfin que le P. Massoulié
publia un Supplément à la théologie de l'esprit et du
cœur que le P. Contenson avait laissée inachevée.
Michaud, Biographie universelle, t. xxvh, p. 239; Moréri,
Le grand dictionnaire historique, édit. 1759, t. vn, p. 328-
329; Feller, Biographie universelle, édit. Perennès, 1842,
t. vm, p. 249; Richard et Giraud, Èibliolhèque sacrée,
t. XVI, p. 286-288; Quétif-Echard, Scriptores Ordinis Prœ-
dicatorum, t. n, col. 769-770 et 827-829; Touron, Histoire
des hommes illustres de l'Ordre de saint Dominique, 1749,
t. v, p. 751-773; P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de
l'Ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1914, t. vn, p. 258-264;
Coulon, Scriptores Ordinis Pnedicalorum, fasc. i, 1910,
p. 74-79; Raissons, Vie d'Antonin Massoulié dominicain,
in-4°, Paris, 1717; Dupin, Bibliothèque des auteurs ecclé-
siastiques du XVIIe siècle, t. IV, p. 460-472; Dictionnaire des
auteurs ecclésiastiques, 4 vol. in-8°, Lyon, 1767, t. in, p. 179-
180; Supplément au Nécrologe des plus célèbres défenseurs
et confesseurs de la vérité des XVIIe et XVIIIe siècles, in-12,
s. 1., 1763, p. 15-16; Biographie toulousaine, Paris, 1823,
t. n, p. 29-30; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. iv, col. 663-
665; Kirchenlexicon, t. vm, col. 977-978.
J. Carreyre.
MASSUET René (1665-1716), naquit à Saint-
.Ouen de Mancelles, près de Bernay, diocèse de
Lisieux, le 3 août 1665; il fit profession chez les
bénédictins à Notre-Dame de Lire, le 20 octobre 1682;
puis il enseigna la philosophie à l'abbaye du Bec et
la théologie à l'abbaye Saint-Étienne de Fécamp. Il
étudia particulièrement la théologie positive et tra-
vailla à achever l'œuvre de Mabillon et de Ruinart.
Il mourut à Saint-Germain-des-Prés, le 19 jan-
vier 1716.
Le P. Massue t a publié la Lettre d'un ecclésiastique
au R. P. E. L. J. (Etienne Langlois, J.) sur celle qu'il
a écrite aux R. P. Bénédictins de la Congrégation de
Sainl-Maur touchant le dernier tome de leur édition de
saint Augustin, in-4°, Osnabriick, 1699. Les invecti-
ves grossières qu'on trouve à la fin de cet écrit ne
sont pas l'œuvre de Massuet (sur cette affaire, voir
Ingold, Histoire de l'édition bénédictine de saint
Augustin, in-8°, Paris, 1903). Puis il écrivit une Lettre
à M. l'évéque de Bayeux sur son mandement du 5 mai
1707, portant la condamnation de plusieurs propositions
extraites des thèses soutenues par les R. P. Bénédictins
de la Congrégation de Sainl-Maur de l'abbaye Saint-
Étienne de Caen, in-12, La Haye, 1708; dans cette
lettre, datée du 3 janvier 1708, Massuet veut montrer
que les propositions censurées par M. de Nesmond
sont parfaitement exactes. Mais le travail capital du
P. Massuet est l'édition des œuvres de saint Irénée
qui a pour titre : Sancti Irensei episcopi Lugdunensis
et martyris delectionis et eversionis falso cognominatœ
agnitionis, seu contra hœreses libri quinque..., in-fol.,
Paris, 1710 (Journal des Savants du 19 janvier 1711,
p. 29-32, et Mémoires de Trévoux d'avril 1711, p. 557-
581); une préface et trois discrtations préliminaires
étudient tout ce qui se rapporte à saint Irénée :
histoire des hérésies, vie et doctrine du saint, parti-
culièrement au sujet des mystères de la Trinité et de
l'Incarnation, du péché originel, de la grâce et des
sacrements. Massuet examine toutes les éditions
antérieures, les discute et présente le texte le plus pur;
il éclaircit et explique, par des notes, les passages
difficiles. Il fit cette édition nouvelle pour réfuter
les erreurs propagées par E. Grabe, d'Oxford, le
dernier éditeur d' Irénée. Grabe avait, dit-on, préparé
une réponse qui n'a pas été imprimée : Irenseus ad
novam edilionem inslruclus ac ad dejensionem contra
Massuelum paralus. Le Cerf de la Viéville a longue-
ment étudié le travail de Massuet, Bibliothèque histo-
rique et critique des auteurs de la Congrégation de
Saint- Maur, p. 329-340.
Quelque temps après, Massuet publia le tome v
des Annales O. S. B., in-fol., 1713, avec quelques addi-
tions à l'œuvre de Mabillon; dans sa préface, Massuet
donne un abrégé de la vie de Mabillon et de celle de
Ruinart, ses deux prédécesseurs, qu'il défend contre
certaines attaques; il fit aussi quelques recherches
pour le tome vi. Enfin le tome xm des Amœnitates
littcrariœ de Schelhorm, Francfort, 1730, donne cinq
lettres de Massuet au bénédictin allemand, Bernard
Pez; ces lettres contiennent surtout des nouvelles
littéraires, mais elles montrent les relations que Mas-
suet entretint avec quelques chefs du parti jansé-
niste.
Massuet a laissé quelques ouvrages inédits que l'on
trouve à la Bibliothèque nationale : mss. français,
17 260, 17 680, 19 664 et 18 817; ce dernier ms.
contient les Annales de Saint-Germain-des-Prés,
œuvre de Ruinart jusqu'en 1709, et de Massuet à
partir de 1709. Mais le travail inédit le plus intéres-
sant de Massuet est assurément celui que signale
Tassin. Durant toute sa vie, Massuet étudia les œuvres
de saint Jean Chrysostome et il composa un gros in-
folio, intitulé : Augustinus grœcus, dans lequel il
avait recueilli de nombreux textes de ce Père où la
gratuité et l'efficacité de la grâce sont mises en relief.
Les- jansénistes ont puisé à pleines mains dans ce
travail de Massuet pour rédiger leur livre des Hexa-
ples, 8 vol., in-4°.
Michaud, Bibliographie universelle, t. xxvn, p. 239, 240;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 217;
Quérard, La France littéraire, t. v, p. 613-614; Moréri, Le
grand dictionnaire historique, édit. 1759, t. vn, p. 329 et
Suppl., t. n, p. 85; Feller, Biographie universelle, édit.
Perennès, 1842, t. vm, p. 250; Richard et Giraud, Biblio-
thèque sacrée, t. xvi, p. 288- 289; Tassin, Histoire littéraire
de la Congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris et Bruxelles,
1770, p. 375-379 et François, Bibliothèque générale des écri-
vains de l'Ordre de saint Benoit, 4 vol. in-4°, Bouillon, 1777,
t. n, p. 216-219 (même texte que Tassin); Le Cerf de la Vié-
ville, Bibliothèque historique et critique de la Congrégation
de Saint-Maur, in-12, La Haye, 1726, p. 327-344; Nécrologe
des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité du
XVIIIe siècle, Ve partie, in-12, Paris, 1760, p. 33-34; Nou-
velles ecclésiastiques, du 9 janvier 1740, p. 8; Dictionnaire
historique des auteurs ecclésiastiques, 4 vol. in-8°, Lyon,
1767, t. m, p. 180; Bouillot, Biographie ardennaise, 2 vol.
in-8°, Paris, 1830, t. n, p. 190-197; Vanel, Les bénédictins
de Saint- Germain des Prés et les savants lyonnais, d'après
leur correspondance, in-8°, Paris, 1894, p. 289-365, et Nécro-
loge des religieux de la Congrégation de Saint-Maur, décédés
à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, in-4°, Paris, 1896,
p. 108-111 ; Th. Lebreton.fîi'offrap/ii'e normande, 3 vol. in-8°,
Rouen, 1856-1861, t. m, p. 54; Frère, Manuel du biblio-
graphe normand, ou Dictionnaire bibliographique- et histo-
rique, 2 vol. in-8°, Rouen, 1860, t. n, p. 289; Oursel, Nou-
velle biographie normande, 2 vol. in-8°, Paris, 18S6, t. n,
p. 245; Hurter, Nomenclator, t. iv, col. 827-829; Kirchen-
lexicon, t. vm, col. 978-979.
J. Carreyre.
2S1
MASTRIUS DE MELDOLA — MATERIALISME ET MONISME
282
MASTRIUS DE MELDOLA des frères
mineurs conventuels (1602-1673).— - Barthélémy Mas-
trius naquit à Meldola, en 1602. Il avait achevé
ses cours de littérature et de logique et commencé
ses études de philosophie, lorsque, vers l'âge de
quinze ans, il demanda son entrée dans l'ordre des
frères mineurs conventuels. Il prit l'habit à Césène, le
26 novembre 1617. Après sa profession, il fut envoyé à
Bologne. Tout en étudiant les sciences philosophiques
et théologiques, il ne négligea point les lettres et
composa un poème en l'honneur de saint Bonaventure.
Le 2S septembre 1621, il était fait bachelier, et en
1623 le ministre général l'appelait à la charge de
maître des études à Parme, puis l'envoyait de nouveau
à Bologne. Mastrius ne demeura point longtemps dans
celte ville. Il partit la même année pour Naples où il
étudia sous la direction du P. Joseph de Trapani,
théologien scotiste qui, le premier, en analysant la
doctrine de Duns Scot sur la prédestination et le
concours divin, crut y découvrir la théorie des décrets
concomitants, système intermédiaire entre le moli-
nisme et le sentiment de Baiïez. Mastrius adopta
entièrement les idées de Trapani et les soutint tou-
jours. Franchini, Bibliosofia e memorie letlerarie di
Scriltori Francescani Convenluali ch' hanno scritto
dopo Vanno 1585, Modène, 1693, p. 81-100; P. Minges,
O. F. M., Duns Skotus und die thomislisch-molinis-
(ischen Kontroversen, dans les Franziskanische Studien,
Munster, 1920, t. vn, p. 14-29. En 1625, il devint
étudiant au collège Saint-Bonaventure établi à Rome
par Sixte-Quint. Là, il se lia d'amitié avec Bonaventure
Bellutus de Catane et fit le projet de rédiger avec
lui un cours complet de philosophie selon le système
de Duns Scot. Franchini, loc. cit., p. 111-113; Hurter,
S. J., Xomenclator, 3e édit., t. iv, col. 20; Vincenzo
di Giovanni, Sioria délia Filosofla in Sicilia, Païenne,
1873, t. r, p. 144-146. Le doctorat obtenu, Mastrius et
Bellutus se mirent à l'œuvre et, au cours de leur
enseignement à Césène, Pérouse et Padoue, préparè-
rent leur grand ouvrage. Ils commencèrent par publier
les Disputationes in libris Physicorum, Venise, 1637.
Le succès fut considérable. D'autres volumes se succé-
dèrent rapidement : In libros Aristotelis de generationc
et corruptione, Venise, 1640; In libros de cœlo et mundo,
Venise, 1640; In libros de anima, Venise, 1643; In
Organum Aristotelis disputationes logicales, 2e édit.,
Venise, 1646. Lorsque Bellutus dut se séparer de
Mastrius et retourner en Sicile, l'ouvrage était presque
terminé. Mastrius l'acheva en composant ses Dispu-
tationes in XII libros Metaphysicse, Venise, 1646-1647,
dont le second volume fut dédié au pape Innocent X.
Ces divers écrits, plusieurs fois imprimés séparément,
furent réunis dans les éditions complètes de Venise,
1678, 1688. Dans l'élaboration de cette œuvre très
considérable, des divergences de vue étaient inévita-
bles; aussi Mastrius eut-il à soutenir de vives contro-
verses avec Matthieu Ferchi, Scolus et Scolistœ Bellu-
tus et Mastrius expurgati a querelis Ferchianis, Ferrure,
1650. D'autres disciples célèbres de Duns Scot,
Alexandre Rossi de Lugo, Mgr Pavazzi, évêque de
Ferrare, le P. Pontelongho de F'aenza et surtout Jean
Ponce, lecteur de philosophie du collège Saint- Isidore
de Rome et professeur au Collège romain, discutèrent
aussi plus d'une fois ses idées. Mastrius se disposait
à composer un cours de théologie selon Duns Scot,
lorsqu'il fut élu ministre provincial de Bologne, le
11 septembre 1647. Son triennat d'office achevé, il
reprit son œuvre. Le Commentaire sur le premier
livre des Sentences de Duns Scot, dédié au Card. Albizzi,
parut en 1655, celui sur le second livre en 1659.
Mastrius fit hommage de ce dernier écrit au pape
Alexandre VII. Suivirent bientôt le troisième et le
' "latrième livre, Venise, 1661. En 1662, Mastrius était
nommé temporairement vicaire général des conven-
tuels en Italie, mais cette charge ne l'empêcha point
de préparer son dernier grand ouvrage : Thcologia
moralis ad menlem S. Bonaventuree et Scoli, Venise,
1671. Sans contredit « Mastrius et Bellutus sont au
premier rang parmi les grands défenseurs de la doc-
trine du Docteur Subtil, et peu de théologiens du
xvne siècle leur sont comparables ». P. Dominique de
Caylus, O. M. C, Merveilleux épanouissement de
l'École scotiste, dans Études francisacines, Paris,
1911, t. xxv, p. 633. Mastrius mourut à Meldola en
janvier 1673. Saint Jean de Cupertino, qui le con-
naissait bien, l'avait toujours encouragé dans ses
travaux théologiques.
Bona ventura Theulus, Triumphus Seraphicus collegii
S. Bonaventanc, Velletri, 1655, p. 59, 60; Sbaralea, Sapple-
menturn ad Scriptores, Rome, 1806, p. 118.
E. Longpré.
MASTROFINI Marc, ecclésiastique italien
(1763-1845). — Né à Monte-Compatri, près Rome, il
fut ordonné prêtre en 1786, et professa longtemps la
philosophie et les mathématiques au collège de
Frascati. L'ensemble de son œuvre qui est considé-
rable ressortit plutôt à la littérature et à la philologie,
nombreuses traductions italiennes d'auteurs classiques;
dictionnaire des verbes italiens; pièces poétiques sur
l'Ancien et le Nouveau Testament; ou à la mathéma-
tique, Amplissimi Irutti da raccogliersi ancora sul
calendario gregoriano, Rome, 1834. Mais le professeur
s'égara aussi dans la théologie; il fit paraître en 1816
une Melaphysica sublimior de Deo trino et uno, in-8°,
où il voulait démontrer par la seule raison l'existence
du mystère de la Sainte-Trinité. Voir Franzelin, De
Deo trino, 4e t dit., p. 256-260. Cet ouvrage suscita de
graves embarras à l'auteur et resta inachevé. —
Autres écrits : Le usure, libri III, Rome, 1831,
L'anima umana e i suoi stati, 1842.
G. Gazola, Memorie de M. Mastrofini, Rome, 1845;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 221 ;
Hurter, Nomcnclalor, 3e édit., t. v a, col. 1188.
É. Amann.
MASUCCI Antoine, né à Naples vers 1625,
entra jeune encore chez les mineurs conventuels de
sa ville natale et se fit bientôt un nom parmi les lettrés
de son temps. Il n'était âgé que de cinq lustres, pour
parler comme lui, quand sur de pressantes instances
il fit imprimer un volume de Panegirici sacri, in-4°,
Naples, 1650. Inscrit à YAcademia degli erranti,
Masucci paraît s'être donné à la littérature plus
qu'aux études théologiques, dans lesquelles cependant
il se fit apprécier par le Joan. Calvinus expugnatus,
ceterique recentiores hwrelici pro/ligati, dont le t. Ier
parut seul, in-4°, Naples, 1680. Le second tome
demeura manuscrit, ainsi que d'autres ouvrages,
par suite de la mort de l'auteur, en 1682.
Franchini, Bibliosofia e memorie letlerarie di seritlori
francescani convenluali, Modène, 1693; Hurter, Nomcn-
clalor, 3° édit., t. iv, col. 120; Jean de Saint-Antoine, Biblio-
theca universa franciscana, Madrid, 1732-1733; Toppi,
Biblioteca neapolilana, Naples, 1678.
P. Edouard d'Alençon.
MATÉRIALISME ET MONISME— Le
matérialisme rigoureux et conséquent est peut-être
aussi rare que l'athéisme. Une double réalité s'impose,
en effet, à l'expérience extérieure et intérieure : les
corps étendus, mobiles, soumis à des lois, et la pensée,
la conscience; la matière est même inévitablement,
pour nous, une synthèse de sensations et d'idées,
puisque c'est notre seule manière de l'appréhender.
D'où l'inextricable difficulté du matérialisme pour
présenter un système bien homogène et précis. Mani-
festement l'étendue et le mouvement ne peuvent
être la condition suffisante de l'univers total, physique
283
MATERIALISME ET MONISME, GÉNÉRALITÉS
284
et moral ; cette conception et le donné complexe ne
s'ajustent pas : d'où les amendements, les corrections
qu'il a fallu y ajouter, sans oublier un certain vague
opportun dans les définitions des matérialistes.
S'il était permis de ramener à un schème trop sim-
plifié les phases principales du. système, on pourrait
distinguer : 1. le matérialisme ancien, qui tend à
expliquer le monde par des atomes de forme diffé-
rente, qui par hasard s'entrechoquent et s'accrochent;
2. le matérialisme moderne, qui voit dans la nature
comme une mécanique savante et dans la pensée
autre chose que du mouvement, mais un parasite
sans efficacité; 3. le monisme qui prétend que la
matière et la conscience furent éternellement consub-
stantielles, en quelque sorte : c'est la forme moderne
du vieil hylozoïsme.
Ces trois points de vue sont d'ailleurs, en fait, assez
mal délimités; parfois ils paraissent mêlés; ou bien
encore l'accent est mis de manière différente; mais
généralement la matière garde le rôle principal, sauf
chez certains monistes plus ou moins idéalistes.
I. Généralités. II. Histoire du matérialisme
(col. 288). III. Appréciation critique (col. 298).
IV. Le monisme (col. 315). V. Appréciation critique
(col. 330).
I. Généralités. — Le matérialisme est un système
métaphysique qui réduit toute réalité aux éléments
étendus de notre corps et des corps étrangers.
Il convient de le distinguer de l'utilitarisme pra-
tique, où les intérêts de l'esprit sont sacrifiés à ceux
de la chair, non moins que de systèmes généraux qui
le favorisent ou même qu'il paraît lui-même amorcer,
comme l'empirisme, le mécanisme, le positivisme,
l'évolutionnisme, le panthéisme, etc. Le matérialisme
le plus radical ne serait autre chose que le système
cartésien vidé de tout spiritualisme : l'étendue géomé-
trique et le mouvement éternel, reçu par chocs, défi-
'niraient toute réalité. Mais la pensée n'a pu s'y tenir.
1° Les mobiles du matérialisme. — Ce sont les don-
nées sensibles qui longtemps ont accaparé l'attention
des humains comme elles retiennent longtemps encore
celle de l'enfant. Cette vieille habitude pèse sur la
pensée, il faut remonter le courant pour la juger, se
demander si elle nous abuse : combien préfèrent y
céder I
Il y a plus. Le monde des formes et des couleurs
garde un air d'accessibilité immédiate, une absence
apparente de mystère qui donne confiance et engage
l'intelligence à la suite des sens. Naturellement nous
imaginons toutes choses sous la forme de particules
mobiles; le spiritualiste lui-même se doit faire vio-
lence pour ne pas se figurer la substance comme un
noyau solide, et les passions de l'âme comme des chan-
gements de place. Une inclination naturelle nous
invite à accueillir une métaphysique d'imagination.
Le fait constant de l'intime interdépendance du
physique et du moral nous expose à faire dépendre
tout simplement le second du premier. Parler à la
foule de réalités invisibles, sans couleur ni forme, c'est
risquer fort d'être peu compris; le monde spirituel lui
fait volontiers l'effet de songe creux ou de lieux-com-
muns à l'usage des curés. La foule a sous les yeux les
progrès indéniables des sciences physiques et de
leurs applications pratiques depuis un siècle, com-
ment hésiterait-elle?
Un autre mobile qui favorisa le matérialisme, c'est
le radicalisme politique. Des monarchies et des démo-
craties ont cru trouver en lui un allié dans leurs luttes
pour s'émanciper de toute tutelle religieuse, pour la
sécularisation de l'Etat. En 1848, au cours de discus-
sions politico-religieuses au parlement de Francfort,
Karl Vogt clame que toute Église constitue un obstacle
à la civilisation. Chez nous, le physiologiste Paul Bert
n'est pas exempt de mobiles de ce genre. Cf. Cardinal
Gonzalez, llisl. de la philos., t. iv, p. 226.
Chez les savants, une certaine conception du rôle
de l'intelligence, depuis la Renaissance, n'a pas peu
contribué à renforcer cette prédisposition naturelle.
Le souci de la clarté avant tout, mais d'une clarté
sensible et imaginative, les a engagés à se complaire
dans le visible, le solide, l'événement sensible qui
toujours se répète le même et représente, dans les
faits, la constance et la loi. Poussés dans cette voie,
par ce mobile autant que par des raisons mises en
avant, pleins d'horreur pour le changement réel, la
nouveauté véritable, qui jamais ne se relie clairement
à l'ancien état, pleins de mépris pour le dynamisme qui
oriente les êtres, chacun selon son espèce, mais qui
n'est pas clair, pas mesurable, ils ont exorcisé la
qualité, principe de continuité, de progrès, pour ne plus
conserver que des quantités qui s'échangent. Or, seule
la matière offre ces déplacements clairs dans l'es-
pace, ces changements de lieu, ces enveloppements
et ces désenveloppements, ces échanges de mouve-
ments mesurables qui vont se répétant et constitue-
raient l'unité, l'homogénéité foncière des différentes
forces physiques. Voici donc enfin que le calcul ma-
thématique va pouvoir féconder à l'infini les sciences
physico-chimiques et biologiques : quels espoirs sem-
blent s'ouvrir, à la condition de s'en tenir à la ma-
tière seule ! Cf. Bergson : L'évolution créatrice, p. 237 sq.
On semble délivré de plusieurs mystères que le
spiritualisme traînerait lourdement. Si la matière n'est
point éternelle, si elle ne possède pas en elle-même sa
raison d'être, on se heurte à une grosse difficulté : la
création. Comment comprendre le passage du néant
à l'être? Comment concevoir, qu'un vouloir divin a
fait ce passage, créé le monde? Comment se faire une
idée nette des rapports entre Dieu, infini, spirituel,
parfait, transcendant et l'univers fini, matériel? Mais
surtout comment s'expliquer la présence du mal phy-
sique et moral dans l'œuvre du Tout-Puissant et du
Tout-Bon? Souffrances des animaux qui s'entre-
dévorent, maladies ou infirmités affreuses chez
l'homme, extrême lenteur de celui-ci à s'élever mora-
lement : quels mystères! Au contraire dans le système
unitaire du monde, tout paraît simple et clair.
Que dire encore des mobiles d'ordre pratique qui
solliciteront toujours l'humaine lâcheté dans le sens
d'une doctrine commode, en laquelle s'évanouissent
l'obligation et la responsabilité morales, le souci des
jugements de Dieu!
Les théories matérialistes, même de très bonne foi,
procèdent donc aussi de mobiles, étrangers en partie à
la science pure ou à la raison; ces dispositions subjec-
tives préparent mal à une recherche sereine du vrai,
et, par elles-mêmes, elles ne relèvent plus simplement
de la discussion.
De plus, à la lumière de l'histoire de la civilisation,
elles apparaissent ou bien comme des conceptions
des- peuples enfants; ou bien au contraire comme le
témoignage d'une culture décadente, tout absorbée
dans les soucis de l'utile, toute limitée par une mé-
thode positive et mathématique devenue exclusive,
et transformée en système total et absolu. L'une des
meilleures réfutations du matérialisme tient donc
dans son histoire même et dans la recherche de ses
conditions d'existence, qui, à une époque donnée,
imposèrent des œillères à l'esprit humain. Ses théories
ne représentent donc pas le résultat de l'effort nor-
mal de la pensée en face des faits, le progrès de
cette pensée dans l'esprit humain, mais un état relatif
et momentané, une déviation de la courbe que suit
l'humanité. Un certain étalage de générosité chez
beaucoup de matérialistes est destiné à les étourdir
sur le vide de leur âme.
285
MATÉRIALISME ET MONISME, GÉNÉRALITÉS
280
2° Conception scientifique actuelle de la matière.
— On admet présentement que la matière est
composée de tourbillons de grains électriques.
L'atome, ou élément qui entre en combinaison, serait
déjà fort complexe. : d'abord un noyau positif, puis
une ou des couches négatives qui circulent autour du
noyau, déjà mobile mats en sens inverse. Dans l'hydro-
gène, le corps le plus élémentaire, retrouvé d'ailleurs
en tous les autres, on distinguerait l°le noyau : ions
positifs composés d'un grain plus deux grains soudés
ou hélium, puis 2° un électron négatif : de celui-ci
l'orbite atteindrait 53 milliardièmes de millimètre.
Les noyaux sont différemment composés selon la
diversité des corps simples : ce sont eux qui leur
donnent leurs propriétés spécifiques; quant aux autres
propriétés comme la chaleur et la lumière, on les
attribue aux électrons qui sont répartis par couches
granulaires successives, autour du noyau. L'hydro-
gène possède 1 électron, l'hélium 2, le cuivre 29, le
platine 78, etc. On a évalué le volume de l'électron
à un millième de l'atome complet d'hydrogène; le
champ électro-magnétique serait 10.000 fois plus
étendu que le noyau; la marche des électrons attein-
drait la vitesse fantastique de 20 000 kilomètres à la
seconde; la raison des mutations et combinaisons avec
leurs propriétés nouvelles serait à chercher dans le
noyau; certains noyaux lourds possèdent même des
électrons.
On a évalué les corpuscules d'une tête d'épingle à
8 sextillions. Dans chaque unité, les éléments posi-
tifs et négatifs se saturent et compensent leurs oppo-
sitions. Quand ils sont libérés et non compensés, ils
constituent la lumière et la chaleur. Ainsi, par exem-
ple, lorsqu'en allumant du feu, l'oxygène de l'air se
combine au carbone du bois, des électrons perturbés,
sont libérés et leurs mouvements causent la chaleur et
la lumière. Les forces qui rapprochent ces atonies et
leurs granules électriques défient l'imagination. On
estime qu'il faudrait l'énergie calorifique de 20 millions
de tonnes de houille pour dissocier 20 kilos de charbon,
C'est-à-dire pour vaincre leurs forces électro-magné-
tiques. Et pourtant les atonies auraient un diamètre
compris entre 1 et 5 dix-millionièmes de millimètre.
Les grains possèdent une charge électrique minima,
car l'électricité n'apparaît jamais que par multiples
entiers de cette charge. L'électron constitue les rayons
cathodiques des ampoules de Crookes et les rayons (3
projetés par le radium, et en général tous les trans-
ports d'électricité. La maste du noyau d'hydrogène
serait 1 850 fois celle de l'électron, partout retrouvé
le même. Le diamètre maximum des noyaux n'attein-
drait que le dix-millième de l'atome complet.
En résumé, les éléments ultimes de toute matière
seraient donc 1. l'électron, 2. le noyau d'hydrogène ou
proton. En principe, pour la transmutation des corps,
il suffirait de priver leur noyau, d'un ou plusieurs
noyaux d'hydrogène : récemment de l'azote on a tiré
de l'hélium. Cf. Jean Perrin, Les atomes; A. Lepape,
Bulletin de la Société de Chimie, janvier 1922;
Achalme, L'atome, 1921.
3° Caractères généraux de la matière. — Leibniz
concevait les corps comme des systèmes de monades
inétendues ou centres de forces, mises en accord par
le Créateur.
Assez récemment le chimiste allemand Ostwald
ramenait aussi l'étendue des corps à un jeu de forces,
et paraissait dissoudre le physique dans le psychique :
l'énergie serait l'étoffe dans laquelle toutes choses
seraient taillées. Toutes les propriétés de la matière
proviendraient des diverses quantités d'énergie. Mais
il est impossible que le mouvement ne soit pas le
mouvement de quelque chose, puisqu'il va toujours
d'un point à un autre, qu'il effectue tel ou tel change-
ment. Il agit toujours en tel lieu et en tel temps,
donc il relève de l'espace et du temps. Il faut bien
s'arrêter à des corpuscules solides.
Ceux-ci sont doués de forces. On aurait beau, en
effet, considérer sans fin les trois dimensions comme
telles, on n'en ferait pas sortir le changement et le
temps. Si des solides géométriques étaient simple-
ment juxtaposés aucun fait nouveau ne naîtrait. Il
faut bien supposer des attractions, des orientations
diverses et définies. L'explication du inonde com-
mence par se donner une collocation déterminée des
éléments, des rapprochements, des mouvements; la
qualité « victorieuse du nombre », active et ordonna-
trice ne fait qu'un avec la quantité : l'une nous révèle
la nature de l'être et l'autre la mesure de ses mou-
vements. Bien plus, ne voir, par exemple, entre les
éléments chimiques, entre l'herbe verte et le mouton
qui la broute avec appétit pour en faire sa chair,
que de simples changements de place des atonies,
reste une gageure. Impossible de concevoir quantité
réelle sans qualité directrice.
Le changement ne peut être que l'état de quelque
chose; on ne saurait hypostasier la mobilité, comme
paraît le faire Bergson. Que seraient un écoulement,
un torrent d'états évanescents, privés d'un sujet qui
établisse leur continuité?
La matière nous résiste, et d'autant plus qu'elle
offre plus de niasse; or comment concevoir cette résis-
tance, sinon en la rapprochant de nos propres acti-
vités orientées en certains sens? Elle se présente donc
sous la forme de groupements individuels, relative-
ment clos, bien qu'en relations entre eux et avec le
tout qui les entoure.
Notre univers physique obéit, à travers ses muta-
tions, aux lois générales de la conservation de la masse
et de l'énergie et à la loi d'entropie. Les énergies chi-
miques se muent en énergies électriques, pour rede-
venir chimiques, calorifiques, lumineuses. La physique
calcule des rapports numériques entre ces mutations;
elle sait qu'une grande calorie équivaut à l'effort
pour soulever un poids de 425 kilos à un mètre. Un
kilogramme de glace absorbe 80 calories pour se li-
quéfier; inversement pour se congeler il abandonne
80 calories. Pesanteur, chaleur solaire, affinités chi-
miques sont, en quelque sorte, les poids qui font
monter ou descendre les phénomènes. Nos locomo-
tives utilisent le travail du soleil, qui, aux temps
carbonifères, a emmagasiné le carbone, lequel se
retrouve aujourd'hui sous forme de mouvements,
puis de chaleur rayonnée, et, au sens utilitaire du
mot, perdue en prenant la température du milieu. Nos
organes eux-mêmes sont de véritables machines,
puisqu'ils transforment, par la nutrition, en mouve-
ment et en chaleur, des énergies chimiques; au sens
strict, notre volonté ne leur ajoute rien. Le monde
est un vaste laboratoire où circulent et se trans-
forment l'énergie et le mouvement avec régularité,
depuis le règne minéral jusqu'au règne animal .
Étendue, activités spécifiques, mouvements, durée,
résistance, chocs, vitesse, direction, composition,
décomposition caractérisent la matière.
Cf. Fouillée, Esquisse d'une interprétation du Monde,
1913, p. 43, 83; Hamelin, Essai sur les principaux éléments
de la représentation, 1907, p. 281; Couailhac, La liberté
et la conservation de l'énergie, 1897, p. 221; De Tonquédec,
Essai critique sur l'hylémorphisme, 1924; Dastre, I.a Vie
et la Mort, 1903.
4° Présupposés critiques. — Le matérialisme pos-
tule la supériorité des sens sur l'intelligence, ou encore
l'origine de celle-ci dans une simple complication de
l'expérience : dans ces conditions on pourrait tenter
de concevoir que les corps sont les éléments exclusifs
de l'univers. Mais cet empirisme est une pétition de
287
MATÉRIALISME, HISTOIRE
288
principe. Si l'intelligence, au contraire, fournit des
connaissances absolument originales, bien que tirées
de l'expérience, par abstraction et généralisation,
le monde offre d'autres données que l'étendue et la
solidité. La pensée saisit des rapports, des lois géné-
rales, des coordinations; or rien de ce monde spirituel,
comme tel, n'est caractérisé par la configuration, la
divisibilité et la couleur.
. Autre pétition de principe : Le matérialisme regarde
l'intelligence comme un ensemble d'habitudes utiles
imposées par les lois physiques, une sorte d'empreinte
laissée par la matière cosmique sur notre cerveau;
mais n'est-ce pas déjà au préalable se donner l'ordre
et la régularité; n'est-ce pas nous duper, « comme si
l'ordre inhérent à la matière n'était pas déjà l'intel-
ligence même »? H. Bergson, L'évolution créatrice,
p. 166.
L'associationisme,qui fut une conception de l'esprit
modelée sur la connaissance sensible, comme un tas
de faits mentaux assez analogues au tas de pierres
qu'est une maison, postulait lui aussi que toute con-
naissance est réductible à la pure expérience des sens.
Dès lors qu'il posait l'esprit comme un objet d'étude,
il en faisait tout de suite, comme si la thèse allait de
soi, an objet physique!
Accordons provisoirement que toutes les pensées des
hommes ne sont que l'envers de mouvements, qui les
suivrait, un oeu cumme l'ombre suit le corps : que
va-t-il donc en dériver? La relativité de toute connais-
sance, donc même de la théorie matérialiste. Alors que
les savants croient trouver, par exemple, dans la pres-
sion atmosphérique l'antécédent nécessaire de la
montée du mercure dans le baromètre, il sera sage de
dire simplement : ces faits jusqu'alors se sont succédé,
mais pour l'avenir rien n'est décidé. Qui même nous
assure que le système de pensées qu'est le matéria-
lisme correspond à la réalité? puisque, par hypothèse,
il résulte, non de choix critiques et de jugements,
mais seulement d'une série d'engrenages où nous
jouerions le rôle d'automate conscient. Sur quoi
fonder notre croyance en d'autres « moi » analogues
au nôtre?... Il n'y a plus que des faits sans lien
nécessaire. Un système qui commence par nier l'in-
telligence peut-il se présenter autrement que comme
un tas ou une suite d'événements? Mais faire crédit
à l'intelligence, c'est déjà renier le matérialisme.
5° Capitale importance de la question. — Si on a pu
définir le matérialisme : l'explication du supérieur
par l'inférieur, Ravaisson, La philosophie en France
au XIXe siècle, p. 189, de la pensée par la sensation
et de celle-ci par le mouvement, on conçoit que suivre
jusqu'au bout les conséquences d'une telle concep-
tion soit moralement impossible; il est déjà assez
monstrueux qu'une civilisation en accepte quelques-
unes. L'histoire du monde, telle que l'eût faite cette
doctrine, si l'éternel platonisme et le christianisme
n'avaient continué à soulever les âmes, constitue
contre elle le plus terrible des réquisitoires.
Le jour où les hommes penseraient que toute admi-
ration n'est que chimère sans portée, ils n'auraient
plus qu'à se replier sur eux-mêmes pour éviter au
moins à tout prix toute démarche que la douleur
accompagnerait. Vie amoindrie, pessimisme amer, dis-
solution sociale, en seraient les conséquences. Crève
donc société I répéterait le sceptique, plutôt que de
me faire souffrir. Pourquoi même redouter la peine
de mort, qui livrerait simplement à une nouvelle série
d'analyses et de synthèses chimiques? Pourquoi les
menaces des codes, les recommandations et les
reproches de l'éducateur, si finalement, il n'y a que
des éléments qui suivent leur cours? Le meurtrier est
assimilé à la machine qui broie en ses engrenages, et
le repentir est dénoncé comme une hallucination!
Répondre que les mobiles psychiques font partie des
conditionnements physiques, n'est point pertinent, car
le jour où l'humanité serait convaincue de leur ina-
nité, que « le vice et la vertu sont des produits comme
le vitriol et le sucre », elle cesserait d'être accessible
à la moralité. Le matérialisme ne peut avoir de fidèles
qu'en raison de leurs infidélités mêmes au système!
Comment vivre si l'on était convaincu que la beauté,
la poésie, l'amour, le respect, la reconnaissance, le
dévouement dissimulent, au fond, de simples tour-
billons de grains électriques? La conviction de l'ina-
nité de ces mobiles psychiques obligerait peu à peu la
société à se fonder sur la force brutale, et ce serait
très naturel, puisque le matérialisme met la personne
humaine au rang des choses.
Toute civilisation fondée sur la quantité plutôt que
sur la qualité (G. Ferrero) en vient à estimer davan-
tage un bon cuisinier qu'un grand savant ou un
grand artiste; elle débride les instincts et rompt la
chaîne qui limitait l'animalis homo. Balfour, Les
bases de la croyance, 1901,
Jamais le matérialisme n'a rien produit de grand et
de durable, de susceptible d'amener la compassion et
la bonté, qu'en étant infidèle à lui-même : quel art
pourrait jamais vivre d'ailleurs de procès-verbaux et
de constats?
On ne mutile pas l'homme impunément; sa vie est
multiple, et c'est une gageure de ramener le complexe
au simple et au mesurable. Toute doctrine qui rap-
pelle Hégésias, le « conseille-la-mort », qui brise en
nous quelque ressort naturel, ne peut être la vérité :
« on va au vrai avec toute son âme ».
Cf. Friedel, Le matérialisme actuel, 1916, p. 85; Brune-
tière, Le roman naturaliste, La renaissance de l'Idéalisme;
Ollé-Laprune, La Certitude morale ; Le Prix de la vie.
IL Histoire du matérialisme. — 1° L'antiquité. — ■
Les primitifs imaginent le « double » qui anime le corps
et l'abandonne dans les rêves ou à la mort, comme un
fluide subtil, analogue aux fantômes qui apparaissent
dans les songes, un homonculus logé dans le corps;
Homère est encore tributaire de ces imaginations. Les
premiers philosophes grecs, les Ioniens et leurs dis-
ciples, conçoivent l'univers total comme fait de parti-
cules de grandeur et de formes diverses : l'eau, l'air,
« l'indéterminé », le feu, les homeeoméries, les quatre
éléments, etc., qui par leur architecture ou leurs dépla-
cements, constitueraient les différents êtres et leurs
changements. Pythagore, le premier, qui réalise et
même personnifie les nombres, met en ces éléments
intellectuels, la raison des choses.
Avec Démocrite, le matérialisme a trouvé son phi-
losophe (vers 460-470 av. J.-C). Les atomes sont des
corpuscules en nombre infini, indivisibles, éternels,
mobiles dans le vide infini. La diversité de la nature
tient à la différence de leur taille, de leurs formes, de
leur assemblage, de la vitesse de leurs mouvements et
de l'intensité de leurs chocs : de là une infinité d'évo-
lutions, de groupements et de dislocations. L'âme
est formée d'atomes plus subtils sphériques et lisses,
répandus dans tout l'univers ; quand ils s'entre-croisent
avec les autres, apparaissent la vie et la sensation. Le
doux, l'amer, le chaud, le froid sont des illusions : seuls
sont réels les atomes et leurs mouvements. D'où
viennent donc ceux-ci? d'autres mouvements éter-
nels. Rien ne change absolument, car le nouveau vien-
drait du néant et y retournerait; mais seulement un
édifice succède à un autre, comme des maisons di-
verses bâties avec les mêmes pierres, selon les lois
nécessaires des accrochages et des chocs mécaniques.
Où trouver le bonheur? Dans les plaisirs des sens?
Non, ils sont trop fugaces! Modérons nos désirs, sa-
chons nous résigner, chercher le bonheur le moins
coûteux, le plus durable (utilitarisme). C'est à l'âme
289
MATÉRIALISME, HISTOIRE
290
à juger de ce qui fera sa tranquille satisfaction.
Quoi qu'il paraisse, le matérialisme trouvera peu de
chose a ajouter à Démocrite, qui fut un vrai savant
pour son temps.
Épicure (341-270 av. J.-C), lui, est beaucoup plus
préoccupe de la vie heureuse que de la science, qu'il
méprise au fond. A quelles conditions serons-nous
autant qu'il est possible à l'abri du malheur? En
réduisant la part de la nécessité fatale, comme celle
du hasard, et de l'intervention des dieux en notre
inonde : ainsi on bannira la crainte comme une su-
perstition. Épicure reconnaît donc dans les atomes
un certain pouvoir spontané de dévier de la verti-
cale dans leur chute pesante à travers l'espace
(clinamen) : de là leurs diverses rencontres et leurs
engrenages variés. Notre univers est une réussite,
comme le numéro gagnant d'une loterie éternelle.
C'est de nos folles convoitises que naissent nos dou-
leurs et non des châtiments des dieux qui ne s'occu-
pent pas de nous. Mais, du moins, nous sommes
libres, et nous pouvons imiter leur sagesse, modérer
nos désirs, et surveiller nos démarches. Ni le Destin,
ni la mort ne sont à redouter. Notre âme est en
effet matérielle ; toutes nos connaissances reviennent
à des associations d'images, et celles-ci à des
sensations qui suivent les chocs des atomes étran-
gers sur ceux de notre association : corps et âme.
Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.) combine Démocrite
et Épicure. Plus que ce dernier, il est impressionné par
l'éternelle fixité des lois de la nature, au sein de
laquelle les mondes se font et se défont sans cesse;
l'univers revêt aux yeux du poète comme une majesté
nouvelle; une beauté lui reste de son inflexible éternité
qui donne la vie et la reprend selon des lois uniformes.
Un profond sentiment de pitié vient au cœur pour
les humains à la merci de l'inexorable; cependant par
la connaissance de ses habitudes, la modération et
l'entr'aide, ils peuvent diminuer leurs maux. Science,
poésie, sagesse se mêlent chez Lucrèce. Il admet donc
aussi le clinamen. De rerum nalura, n, 251 sq. Notre
initiative fait appel à toutes nos puissances de réagir
disséminées dans le corps. Lucrèce ne s'aperçoit pas
que cette initiative et cette union restent sans raison.
Comme tant de modernes, il transpose le psychique
en physiologique : ainsi dans la colère, les éléments
chauds dominent dans l'âme, et l'air froid durant la
crainte, m, 288 sq. ; il se fonde surtout sur la dépen-
dance de l'esprit à l'égard du corps pour conclure à la
matérialité du premier, m, 460 sq.
Chose curieuse, les Stoïciens, si épris d'ordre et de
raison, regardent nos âmes comme formées de par-
celles émanées du Feu divin intelligent qui relie tout
et donne un sens au cosmos. Ils indiquent comme
raisons : 1° que les enfants ressemblent à leurs parents,
parce que la génération transmet le même groupe-
ment physique et mental en petit, d'où viendra le
semblable (traducianisme); et aussi 2° que l'âme, pour
remplir sa fonction, doit être répandue dans tout le
corps : toujours une métaphysique d'imagination.
Tertullïen déclare voir une preuve de la corpo-
ralitas animœ, dans le feu de l'enfer, De anima,
6-9; comme quelques Pères, il peut avoir subi l'in-
fluence des stoïciens.
2« De la Renaissance au XVIII' siècle. — 1. Les
précurseurs. — Le nominalisme répandu à la fin du
Moyen Age présage déjà la faveur dont va jouir l'em-
pirisme. Beaucoup prétendent s'affranchir d'Aristote,
et, ce qui est beaucoup plus grave, de l'autorité de
l'Église; les sciences se constituent peu à peu en se
séparant de la métaphysique qui s'y mêlait; plusieurs
en libérant leurs méthodes — chose en soi légitime -
gardent je ne sais quel scepticisme à l'égard de tout
ce qui dépasse l'expérience. On commence à débar-
DICT. DE THÉOL. C.ATH.
rasser les phénomènes et leurs lois de tout élément
animiste, finaliste, qualitatif qui paraît troubler leur
ordre, pour s'en remettre à des relations de quantité.
Par exemple, étant donnée la position de telle planète,
on calcule sa position dans un temps déterminé. Les
succès du laboratoire et de la physico-mathématique
mettent de plus en plus l'invisible au second plan,
comme une conception arriérée.
Télésio (1508-1588) dont la devise est : non rationr
sed sensu, ne se sauve du matérialisme que par la foi;
peut-être convient-il d'en dire autant de Pompo-
nazzi (1462-1525). Les sciences expérimentales seules
paraissent offrir à Fr. Bacon (1561-1626) le maximum
de sécurité et d'utilité; son disciple Hobbes (1588-
1679) enseigne par déductions un matérialisme et an
déterminisme décidés qu'il coordonne tant bien que
mal à un Dieu, véritable César omnipotent. Locke
(1632-1704) ne sait rien de l'âme. Cause, substance,
moi ne sont que des mots commodes pour désigner
des groupes de faits qui se présentent habituellement
ensemble; Dieu peut faire penser la matière... Le bon
chanoine Gassendi (1592-1655) s'applique à accom-
moder au christianisme les idées d'Épicure.
2. Le cartésianisme. — Avec Descartes (1596-1650),
voici une philosophie spiritualiste soudée à une cos-
mologie mécaniste. Leur auteur reste chrétien de
bonne foi, parce que son éducation première et la tra-
dition sociale le soutiennent; il est spiritualiste, parce
que cette doctrine lui semble résulter de déductions
d'idées claires; mais il est mécaniste par goût pro-
fond : là est son plus vrai moi. Sa théorie de l'auto-
matisme des phénomènes vitaux, comme celle de
l'automatisme des bêtes sera le point de départ du
matérialisme contemporain : Vie et instincts s'ex-
pliqueraient comme des engrenages; on en a déduit
plus tard l'inutilité de l'âme et de' Dieu. Le grave
tort de Descaries- fut de chasser « l'âme » des sciences
physiques et naturelles, d'exorciser la qualité; après
une telle concession au scientisme, son spiritualisme
reste sans continuité avec la nature, artificiellement
superposé à la physique.
Il est nécessaire d'insister sur ce point de départ
du matérialisme contemporain : la physico-mathéma-
tique qui, au xvme siècle déjà, devait se conjuguer avec
l'empirisme pour renier tout invisible, comme toute
morale ascétique et toute religion positive.
Au temps de Descartes, le commentarisme d'Aris-
tote, l'appel à la magie et aux virtualités gênent la
méthode expérimentale; au lieu de la dégager de ces
abus, il se décide pour une refonte complète et un
bouleversement intellectuel. Seules les mathématiques
lui ont offert clarté, précision et rigueur; il voit une
inspiration du ciel dans la pensée de leur emprunter
une méthode universelle pour asservir le monde phy-
sique (Cf. E. Gilson, Index scolaslico-carlésien, 1913).
Que disait-on? L'humanité possède une nature mor-
telle, donc l'homme Socrate est mortel : on déduit
donc par syllogismes les faits des essences ou natures.
La vertu opiacée engendre le dormir et celui-ci le
calme réparateur. L'eau se vaporise parce que le
léger s'est mêlé à l'humide. La nature a horreur du
vide : donc l'eau monte dans les corps de pompe. Le
liniment d'huile et de vin guérit parce qu'il contient
douceur et force. Les corps tombent parce qu'ils
cherchent leur lieu naturel. On perce le cœur de cire
d'un ennemi pour que son vrai cœur s'arrête. Partout
des forces occultes impossibles à imaginer clairement
et à mesurer; des sortes de volontés qui rassurent peu
au sujet de la régularité des lois; des syllogismes qua-
lilatils au lieu d'expériences et de calculs.
Descartes y substitue dis déplacements mesura-
bles et observables et des déductions quantitatives.
Selon cette méthode, l'eau monte pour faire équilibre
X. — 10
291
MATÉRIALISME, HISTOIRE
292
mécaniquement à la colonne d'air à une hauteur
précise. L'homme meurt parce que les parcelles de
son corps, en vertu des frottements durs, finissent par
ne plus se mouvoir. Plier le bras résulte, non du fait
de l'union substantielle de l'âme et du corps, mais de
l'arrivée de fluides qui grossissent le biceps. Chaleur
et lumière sont de purs mouvements engendrés par
des chocs. L'assimilation vitale n'est qu'une nouvelle
juxtaposition de molécules : à quoi bon dire : agens
nililur sibi passum assimilare?... Très radicalement,
dans la matière. Descartes ne voit que lois géomé-
triques et mécaniques, les seules claires; toute autre
donnée reste confuse, donc nulle. Plus de causes finales
et d'activités intérieures ; rien que des causes efficientes
et des chocs, même en biologie. Le monde est le théâtre
de déplacements locaux, homogènes, mesurables,
calculables et interchangeables. Les lois ne sont plus
les propriétés des-essences, mais des relations constantes
entre des variations de quantité.
Descartes, malgré tout, resta un croyant un peu par
tradition et coutume, beaucoup par confiance dans la
Raison éternelle dont la nôtre est l'écho, quand elle
use d'une sage méthode. Cependant celle-ci tendait à
affranchir les esprits à l'égard des éléments opaques,
des « irrationnels », les qualités directrices et aussi les
mystères de la foi. Elle a beau faire appel à Dieu pour
donner la chiquenaude initiale, tout se passe ensuite
mécaniquement, sans pensée dynamique, comme lors-
qu'après avoir un fait mélange d'huile et d'eau, on
les voit ensuite régulièrement se superposer. On
conçoit les appréhensions de Bossuet touchant les
suites de cette révolution cartésienne. Le matérialisme
a trouvé sa méthode, il va la transformer en théorie
générale, le scientisme du xixe siècle. Les succès de
cette méthode, par une méprise inconcevable, servi-
ront la théorie même, jusqu'à ce que le criticisme kan-
tien, mais surtout les analyses de ses libres disciples
(Boutroux, Poincaré, Cournot, Bergson) en aient for-
tement marqué, jusqu'à l'excès, les caractères arti-
ficiels et prétentieux.
3. Le philosophisme. — Le « naturalisme » de l'Ency-
clopédie et le philosophisme du xvni1 siècle, qui
relèvent surtout de Locke, empiriste et libéral, leur
«maître à penser», rendirent explicites les orientations
cartésiennes vers le matérialisme.
Voltaire parle d'un Dieu législateur qui lutte contre
l'indocile matière; Condillac croit pouvoir tirer toutes
nos connaissances de l'expérience et de ses asso-
ciations; mais il voit pourtant dans la comparaison
une unité nécessaire qui dépasse le rôle du corps.
Le médecin La Mettrie, utilisant certaines théories
chères à Descartes, écrit L'Homme machine en 1748,
selon les idées du naturaliste Boerhave; puis il rap-
proche de l'animal l'homme et la plante. Selon lui,
l'influence de la fièvre sur nos idées prouverait bien
qu'elles sont des états de la matière qui est connue
comme étendue, mouvement, sensation. Avec Hel-
vétius, il prône l'utilitarisme qui harmonise les inté-
rêts individuels et collectifs. Le baron allemand
d'Holbach, dans son Système de la nature (1770),
professe que tout est corporel et en mouvement éter-
nel; la sensation résulte de mouvements impercep-
tibles et combinés en des cerveaux dus au hasard;
la croyance en Dieu et aux esprits est attribuable à
l'ignorance, à la crainte des peuples, non moins qu'à
l'intérêt des sacerdoces. — Diderot serait déjà plus
volontiers moniste; il doute fort que le rapprochement
atomique puisse engendrer la sensation ; celle-ci lui
paraît plutôt une propriété spéciale, essentielle, de la
matière : la vie et l'esprit, à ce titre, seraient éternels.
Interprétation de la nature, 1754. Jamais un déplace-
ment moléculaire ne donnera la conscience! Le Rêve
de Dalembert. Celle-ci paraît répugner à l'étendue. Le
mal lui fait rejeter l'existence de Dieu. Lettre à
Mlle Voland, 20 oct. 1760. A certains moments, il
échappe à l'utilitarisme par un idéalisme inconsistant,
parce que son cœur trouve grande joie en la générosité.
Lettre à Tronchin, 17 juillet 1772. Le réformateur
social pouvait-il admettre, en effet, que la pensée fût
sans action sur l'univers? Pourtant il enseigne aussi
le déterminisme. Il avoue ne pouvoir concilier en
morale les utilités commune et particulière; mais
on doit malgré tout tenir aux inspirations du cœur.
Lettre à Falconnet, fév. 1766.
Les intuitions religieuses et le pragmatisme de
Rousseau, les horreurs perpétrées par les instincts
déchaînés durant la Révolution, le besoin d'ordre
social fondé sur quelque idéal traditionnel ramenèrent
l'opinion au spiritualisme chrétien. Mais, circonstance
à noter, Bonaparte, lors des négociations du Concor-
dat, s'attira les remontrances de plusieurs «scientistes»
de l'Institut.
3° Le XIX' siècle. — Jusqu'aux environs de 1885,
les sympathies pour le matérialisme gagnent la plu-
part des hommes de science et même un grand nom-
bre de philosophes, que les nébuleuses constructions
a priori de la métaphysique allemande et je ne sais
quel relativisme, qu'enseignerait l'histoire des sys-
tèmes, ont Inclinés vers l'empirisme.
Corrélativement, c'est vers cette époque, où com-
mence sa défaveur, qu'il pénètre dans les masses popu-
laires. Les progrès des sciences, si marqués au
xix° siècle, leurs applications merveilleuses à l'indus-
trie (vapeur, électricité, moteurs à essence) font
croire à certains que chaque conquête nouvelle est
faite aux dépens du spiritualisme religieux, legs des
vieux âges superstitieux. La biologie surtout, qui
connaît de nouvelles méthodes (microscope, réactifs,
analyses chimiques), qui mesure le travail vital par
l'équivalent mécanique de la chaleur, qui dispose d'une
grande hypothèse, l'évolution, est regardée par beau-
coup comme la science capitale qui détient les secrets
de l'univers, même social et religieux, ultime théâtre
où évolueraient encore les lois de la vie. La biologie
s'inspire de deux méthodes, selon qu'elle cède au
besoin de comprendre ou à celui de constater. Le fran-
çais Lamarck (1744-1829) explique les variations des
êtres vivants par l'action des milieux qui modi-
fient leurs habitudes : il tend à ramener la biologie à une
physique. L'anglais Darwin (1809-1882), au contraire,
collectionne les faits de mutation que favorise la lutte
pour la vie. Buffon, le maître de Lamarck, a pu aussi
être appelé par G. Lanson, une sorte de Lucrèce en
prose.
Cependant, arrivés à ce terme, des penseurs s'in-
quiètent. Les uns comme Littré, Stuarl Mill, H. Spen-
cer, pour des raisons diverses, se refusent à croire que
les sciences, épuisent le donné : au delà s'étend le
vaste océan de l'inconnaissable, pour lequel nous
n'avons « ni barque, ni voile » (positivisme). D'autres
plus radicaux encore, et dont A. Comte est le père
spirituel trop longtemps incompris, déclarent que
nos connaissances, produits de la vie mentale des
humains, surtout en société, ne valent que pour
eux, en vue de coordonner leurs efforts pour exploiter
pratiquement la nature et s'entendre entre eux
(pragmatisme). Nous sommes loin d'un Cabanis, qui,
dans Les rapports du physique et du moral, 1812, pré-
tendait que le mental revient au physique en tant
que connu, et connu par le physique lui-même, puisque
ce mental dépend du climat, du sexe, de l'âge, de la
nourriture, etc.. Le « biologisme » au contraire, par
la notion tout évolutionniste de l'intelligence, conçue
comme instrument de sélection et d'adaptation,
comme fonction de nos organes, de nos besoins et de
notre milieu, préparait plutôt le relativisme pragma-
293
MATERIALISME, HISTOIRE
294
tiste, l'agnosticisme spéculatif. La science matérialiste
finissait ainsi par douter d'elle-même. D'antre part,
lu vie morale et sociale, faite de respect des valeurs,
d'admiration, de continuité dans l'ordre, ne pouvait
que regimber contre ce «nihilisme » des sciences pures,
déclarées tout humaines, et s'abandonner alors aux
inspirations du cœur (romantisme). D. Parodi, La
philosophie contemporaine en France, 1921, p. 112 sq.
Au XIXe siècle, le matérialisme se présente donc
comme la conclusion des sciences; mais le positi-
visme le limite au connaissable, l'évolutionnisme y
mêle de la conscience en travail, le pragmatisme le
dénonce comme artificiel, humain.
Stuart Mill semble proche de l'idéalisme qui tenta
même H. Spencer. En effet, quelle que soit la matière,
nous ne l'appréhendons jamais qu'en nos sensations.
Or que sont-elles? et quel rapport soutiennent-elles
avec les corps mêmes? Et ceux-ci, que sont-ils donc?
Pas de réponse absolue à ces questions foncières!
Tenons-nous-en au donné. Le moi est un ensemble
de sensations avec un coefficient intérieur; le non-moi
est aussi un système de sensations, mais extériorisées
et stables en leur cohésion.
A. Comte distingue aussi le complexe-objet et le
complexe-sujet, même en nous, où ils équivalent au
corps et à l'âme des métaphysiciens. Chacun d'eux
a ses lois; on peut donc agir sur le déterminisme
humain en leur obéissant, par des conseils, des
croyances, etc. Le simple consensus entre nos fonctions,
voilà le succédané positiviste de l'âme et du moi.
L'attrait, l'intérêt oriente nos pensées. Pas de finalité
intentionnelle en biologie, mais seulement des condi-
tions d'existence. Science et art restent tout humains
(humanisme).
Herbert Spencer, qui toujours garda de sa famille
un esprit religieux, juge aussi très courte la philoso-
phie qui réduit tout à des particules mobiles; mais
ensuite il entrevoit une métaphysique à tendance pan-
théiste et mystique. Cf. Boutroux, Science et Religion,
p. 100. Le connaissable lui apparaît comme une trans-
formation incessante de mouvements dont le rythme
est marqué par l'évolution; mais la sensation, et ses
services dans l'adaptation, d'où viennent toutes nos
connaissances, est irréductible aux mouvements. Cons-
cience et corps ont leurs lois parallèles. Mais ne soyons
pas myopes. Les corps ne peuvent être atteints que
par nos représentations. Les uns et les autres ne sont
que les symboles d'une réalité plus profonde et incon-
naissable que nous approchons un peu, en nous la
représentant sur le modèle de notre personnalité
consciente. Cette force fait l'unité du monde; les reli-
gions se sont en vain épuisées à la nommer et à la
ressaisir... Que nous sommes loin du matérialisme!
l'ait précieux à noter : Darwin professait la plus
haute estime pour la philosophie de H. Spencer, qui,
à la fin de son Autobiography (1904), avoue que les
ressources qu'offrent les sciences sont inadéquates au
problème religieux, digne pourtant de tout vrai
penseur.
H. Taine (1828-1893) croit aussi reconstruire le
monde avec des mouvements-sensations; mais cet
artiste, ce moraliste, cet historien épris des méthodes
biologiques reste un philosophe inconsistant. « Un flux
et un faisceau de sensations et d'impulsions, qui vues
d'une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de
vibrations nerveuses, voilà l'esprit! » De l'intelli-
gence, t. i, p. 69. Et aussi un modèle d'obscurité!...
Lequel dépend de l'autre? Si la sensation offre une
réalité, agit-elle sur les mouvements? Si non, à quoi
bon méditer pour agir? Si oui, qu'est-elle? Du mou-
vement? alors seul le physiologique est réel. Ce paral-
lélisme moniste n'est ni chair ni poisson.
Les hautes préoccupations métaphysiques d'un
Spencer hantent peu Taine. Tantôt le monde est pour
lui une pyramide de lois inexorables, qui s'éclairent
elles-mêmes progressivement sur certains trajets
des faits cérébraux. Les philosophes classiques au
XIX" siècle, p. 360. Tantôt ces lois, toutes dérivéeK
de nos sensations, tandis que nous cherchons à utiliser
notre milieu, deviennent, selon ce pur empirisme, des
mutations mentales darwiniennes, des lois relatives
à nous et à notre usage. Spinoza ou Stuart Mill?
Taine oscille de l'un à l'autre, parce qu'il ne sait trou-
ver un moyen terme. Cet homme, qui a écrit : « Le vice
et la vertu sont des produits comme le vitriol et le
sucre, » Hist. de la litt. angl., t. i, p. xv, ne peut se
tenir dans le scientisme dont l'apparente rigueur l'a
séduit. Il reste malgré cela une âme élevée, un mora-
liste qui se soupçonne d'avoir trahi sa vocation :
l'honnête homme respectueux des valeurs corrige le
raisonneur étriqué.
Au xjx8 siècle, les livres matérialistes les plus tapa-
geurs nous vinrent de l'étranger; leur défaut général
est d'avoir trop facilement oubiié, chose capitale pour-
tant, la critique philosophique de la connaissance pour
l'exposé encyclopédique des sciences expérimentales.
Le zoologiste Karl Vogt (1817-1898) mena le pre-
mier la campagne en Allemagne, en insistant sur le
rapport entre l'alimentation et le caractère et les
capacités. C'est dans son livre : La foi du charbonnier
et la science, 1854, qu'il écrit, en réponse au naturaliste
Wagner, partisan d'une foi superposée à la science :
« Les pensées sont au cerveau, comme la bile au foie
et l'urine aux reins. »
Jacobus MoleEchott (1822-1893), hollandais d'ori-
gine, enseigna la physiologie à Heidelberg, à Turin et
à Rome ; il incline vers le monisme paralléliste. « Toute
matière est douée de force, pénétrée d'esprit », c'est
sa propriété fondamentale. Pour mes amis, 1895; édi-
tion posthume. Il est frappé par les lois de la circu-
lation de cette matière-force. La chaux phosphatée
des engrais passe du froment dans le pain, puis en
nos cerveaux; le chimiste qui découvrira la juste
proportion des matières organiques chez l'homme intel-
ligent et sain, aura résolu le problème social. Circula-
tion de la Vie, 1852; L'unité de la Vie; discours à
Turin, 1862. Comme on le voit, telles étaient à peu
près déjà les idées des Ioniens et de Lucrèce!
Mais ce fut le médecin Louis Bùchner (1824-1899)
qui donna au matérialisme son manuel : Force et
Matière en 1852, encore traduit en français en 1907
sur la 17e édition allemande; il procède des idées de
Moleschott. La préface du livre instruit le procès des
philosophes qui sont dupes d'entités abstraites. Est
seul vrai, ce qu'on peut voir, imaginer, mesurer, peser.
Les organes de la vie produisent leurs consensus avec
la sensation et la pensée, comme ceux de la maehine
à vapeur engendrent des mouvements ordonnés. « Les
concepts de corps et d'esprit... ne représentent peut-
être que deux aspects, deux modes phénoménaux dif-
férents du même fond dernier de toutes choses. »
Revue Menschtum, Gotha, 1889, n° 46. Comme l'ob-
serve justement Hôfïding, Philosophie contemporaine,
trad. fr., 1908, t. h, p. 527, c'est confondre deux con-
ceptions : 1. la pensée ramenée à des mouvements
spéciaux, 2. la pensée et la matière, simples aspects,
relatifs à nous, d'une réalité qui nous dépasserait.
Bûchner avoue d'ailleurs, conformément au positi-
visme, que « l'essence intime de la matière sera vrai-
semblablement toujours pour nous un problème
insoluble »; tenons-nous en donc aux recherches des
sciences expérimentales. Nature et Esprit, 1857. Mais
comment se résigner à cet agnosticisme?...
La matière et ses activités diverses est éternelle,
extrêmement divisible et répandue sans fin dans l'es-
pace sans bornes. Une matière sans forces ne s'est
295
MATERIALISME, HISTOIRE
296
Jamais rencontrée, une force sans matière serait sans
point d'appui. Chacune d'elles n'a donc pu engendrer
l'autre; d'ailleurs la création, la sortie du néant reste
inintelligible : Dieu est inutile et l'âme aussi. Les
combinaisons diverses de cette matière-force, en
quantités constantes, mais variables en leur arran-
gement, groupent les complexes-objets et les com-
plexes-sujets. En nous, dualité: les seconds doublent
les premiers, selon des séries régulières parallèles. Tout
provient du jeu primordial, dans la nébuleuse primi-
tive, des activités physiques et chimiques. La terre
en est un fragment dont le géologue retrace l'his-
toire. Comment est né le plus élémentaire proto-
plasme? Ce ne peut être que d'un rapprochement
enfin réussj entre les particules de matière-force;
autrement, il faudrait revenir à la création qui ferait
une brèche dans la continuité du déterminisme. Même
origine pour la sensation. Puis par des transforma-
tions lentes et progressives, seraient apparues les
diverses espèces végétales et animales. Les hommes
sont en continuité avec elles. L'homme tertiaire, que
l'on ne saurait manquer de découvrir, fournira les
chaînons entre l'animal et nos préhistoriques. Comme
le muscle se contracte et la glande secrète, ainsi le
cerveau pense. Non point que l'on puisse voir ou
mesurer la pensée, qui n'est pas un corps, mais une
fonction où s'intègrent et s'ordonnent en unité les
activités cérébrales. La preuve en est que la délica-
tesse de la structure du cerveau, ses multiples circon-
volutions et sa richesse en phosphore sont les condi-
tions de la supériorité de notre pensée humaine. Le
moi n'est que l'harmonie de cet ensemble de fonc-
tions; aussi change-t-il avec l'âge, le sexe, le climat,
la nourriture, etc. La liberté est une illusion comme
le moi permanent et l'âme : nous sommes le théâtre
du déterminisme bio-psychique. Le bien à promou-
voir, en utilisant ce déterminisme même, comme le
navigateur utilise le principe d'Archimède, c'est l'har-
monie des intérêts. A la mort, l'assemblage bio-psy-
chique fait retour au milieu physico-chimique. ■ — ■ Il est
manifeste que cette vaste hypothèse est une construc-
tion faite dans le but secret de donner satisfaction au
besoin de continuité de l'esprit scientiste, beaucoup plus
que pour se soumettre aux faits : ironie des choses I
ce système obéit donc à un idéalisme inconscient I
Un autre médecin Czoble (1819-1873) approfondit
ces théories en y mêlant je ne sais quel romantisme
naturaliste qu'il admirait fort chez le poète Hôlderlin.
Dans les phases successives de sa pensée éclatent peu
à peu les cadres rigides de la matière et du mouve-
ment. Limites et origine de la connaissance humaine,
1865. Manifestement il devine peu à peu qu'il y a
plus dans la synthèse active, qu'est la conscience psy-
chologique, que la somme des éléments, surtout chi-
miques et géométriques. Il regarde le matérialisme
comme une méthode, un instrument de travail pour
mettre les faits en connexion; mais ce n'est là qu'un
point de vue commode et non la révélation du fond
des choses. Le spiritualisme lui paraît causé par « le
mécontentement que nous inspire le déterminisme des
phénomènes »; il est donc une faiblesse morale. Au
contraire, le partisan du naturalisme accepte de conti-
nuer l'univers et de joyeusement si insérer (nielz-
schéisme avant la lettre). La méthode mathématique
nous enseigne à procéder avec clarté; or les éléments
psychiques, dont l'ensemble est appelé âme, ne peu-
vent se ramener aux atomes en mouvements. Il l'avait
cru d'abord, en songeant que toutes nos sensations,
desquelles dérivent les autres connaissances, exigent
des contacts et se présentent comme «volumineuses»,
ainsi donc il n'y aurait pas de différence essentielle
entre les mouvements rétiniens dans la vision et leur
cheminement jusqu'à ceux du cerveau terminal.
Nouvel exposé du sensualisme, 1855. Mais comment
passer du mouvement spatial à l'unité de la sensa-
tion?... Il admet donc désormais que, de toute éter-
nité, des groupes d'atomes en vibration furent liés
à des sensations : le progrès les rapproche et les met en
marche chez l'homme vers l'accord et l'unité dans la
civilisation (monisme).
During, dans son Cours de philosophie, développe
et applique aux sciences morales et politiques les
conséquences du déterminisme matérialiste.
David Frédéric Strauss,- qui, en sa Vie de Jésus
(1835), invoquait le besoin de la foi de se contempler
en des récits mythiques, passe au monisme d'inspira-
tion darwinienne, en 1872, dans son livre : L'ancienne
et la nouvelle foi. En bon Allemand, il nous apprend
que la nouvelle religion consiste à reconnaître notre
dépendance à l'égard des forces de la nature et à
faire corps avec le rythme universel des choses atteint
par les sciences. Nietzche se moqua de cette adora-
tion de la science.
Citons encore "Virchow, Burmeister, Lôwenthal, et
aussi les italiens Herzen et Mantegazza; pour ce der-
nier, pensées, émotions, arts, révolutions « ne sont
que des transformations de la chaleur solaire ». En
Angleterre, Thomas Huxley (1825-1895) et John
Tyndall (1820-1893) se rattachent surtout à l'évolu-
tionnisme.
Voici d'après celui-ci un clair exposé du parallé-
lisme mouvement-sensation. « La formation d'un cris-
tal, d'une plante ou d'un animal est, aux yeux des
savants, un simple problème mécanique qui ne diffère
des problèmes mécaniques ordinaires que par la peti-
tesse des masses et la complexité des procédés... Tout
acte de conscience, sensation, pensée ou émotion,
correspond à un état moléculaire défini du cerveau...
de telle sorte qu'étant donné le cerveau, on pourrait
en déduire la pensée ou le sentiment correspondant et
inversement... Ils se produisent ensemble mais nous ne
savons pas pourquoi. » Leur lien reste un mystère ; il
est empirique. Nous aurions beau connaître en détail
les mouvements des cellules cérébrales, nous ignore-
rions encore pourquoi ces faits si différents sont simul-
tanés. Revue des cours scientifiques, 1868-69, p. 14
et 15. Il est vraiment trop commode de s'en tenir à ce
double fait, sans rechercher sa raison d'être : cet
astucieux positivisme escamote le problème sous pré-
texte qu'il serait insoluble.
En France, Claude Bernard (1813-1878) fut fort
préoccupé de libérer la biologie du joug de l'animisme
et du vitalisme en vue de montrer sa continuité avec
les sciences physico-chimiques ; toute certitude, en
l'espèce, se fonde sur le plus rigoureux déterminisme
que romprait l'âme ou le principe vital. L'irritabilité
des êtres organiques et leur coordination fonctionnelle
ne sont pas sans analogies dans le monde inorganique.
Certains, ajoute Dastre, son disciple (La Vie et la
Mort, 1903, p. 238), croient à des rudiments de cons-
cience qui, dans les minéraux attendent une architec-
ture appropriée pour devenir des sensations avec une
organisation : c'est là une hypothèse en harmonie
avec l'idée de continuité demandée par l'évolution.
Claude Bernard regarde cependant nos conceptions
métaphysiques de la vie comme d'invincibles besoins
de l'esprit que l'on aurait tort de mépriser. Mais,
d'abord, il convient de distinguer et de séparer phy-
siologie expérimentale et philosophie; ensuite de bien
marquer l'équation humaine, émotionnelle, qui carac-
térise les certitudes de la seconde. « L'idée directrice »
est un besoin de notre esprit quand il veut penser la
vie. Leçons sur les phénomènes de la vie, 2e édit., 1885,
p. 54, 396 ; Revue scientifique, 1877, t. n, p. 337, 513. —
Charles Richet écrit, lui, que l'âme est une fonction
du cerveau et la liberté une illusion, bien signalée
297
MATÉRIALISME, CRITIQUE
298
chez les hypnotisés qui croient être libres, alors qu'ils
fissent sous l'influence d'une suggestion. Les réac-
tions, puis les réflexes et les réponses adaptées prove-
nant de l'irritabilité, enfin l'apparente finalité chez les
vivants sont dus à la sélection naturelle. Essai de
psychologie générale, 2" édit.. 1891, p. 171 sq. Citons
encore le physiologiste Jules Soury (1842-1915), pour
lequel la diversité des êtres revient à une différence
d'architecture atomique. Bréviaire du matérialisme,
1881: la conscience serait un simple épiphénomène,
Système nerveux central, t. n, 1899, p. 1798. Patriote
fervent. « clérical > même, il voyait dans le culte
catholique notre milieu déterministe naturel, où nos
i vouloirs » trouvent leur équilibre synchronique. Le
médecin .1. Pîoger ramène toutes nos connaissances à
des transformations de sensations, et celles-ci à des
vibrations intra-cellulaires qui paraissent tendre vers
l'harmonie. La Vie et la Pensée, 1893.
En accord avec l'américain Jacques Lœb, son
émule, le biologiste Félix Le Dantec (1869-1917) tente
de pousser à fond la mécanique des atomes. Tout
d'abord, il nous rappelle qu'en toute étude la biologie
donne le dernier mot, puisque l'intelligence relève de
l'organisme cérébral. Science et Conscience, 1908, p. 6.
Aucun finalisme n'est recevable, puisque même les
faits organiques sont soumis à la mesure et « sont
susceptibles d'une narration mathématique ». Ibid.
La vie sur terre a succédé au règne inorganique, donc
elle en vient par transformation, autrement il y aurait
miracle. Crise du transformisme, 1908, p. 21. Il
ramène les organismes compliqués aux lois des vivants
inférieurs qui sont d'ordre physico-chimique. Il n'y
a qu'une chimie pour les corps bruts comme pour les
vivants. Encyclopédie Larousse, avril 1898, p. 358.
(Ceci est fort équivoque, comme on le montrera plus
loin : la finalité de l'âme dirige les mouvements vitaux
sans troubler leur quantité atomique et énergétique,
la même en chimie physique et biologique.) La matière
a la propriété de penser; celle-ci d'ailleurs est seule-
ment témoin des mouvements, sans jamais les influen-
cer (É piphénoménisme). Tout se passerait exactement
de même dans la nature si cette propriété était
absente. Traité de biologie, 1902, p. 475. « Nous
sommes tous des pantins soumis au déterminisme. »
Les Limites du connaissable, 1904, p. 84. Notre per-
sonnalité n'est autre chose que la somme des cons-
ciences élémentaires des atomes. Ni bien, ni mal, ni
responsabilité morales, mais seulement des habitudes
mécaniques héritées des aïeux, habitudes accompa-
gnées de paix ou de remords, selon qu'elles sont en
synchronisme avec le milieu social. L'assimilation
chez les vivants résulterait des mouvements rythmi-
ques de ceux-ci qui s'imposeraient aux aliments digé-
rés. Mais comment vivre avec des conceptions aussi
désolantes? La foi religieuse viendrait donc les contre-
dire chez tous les hommes ou à peu près. Le Dantec
lui-même, hors du laboratoire, nous rapporte Elisa-
beth Leseur, se montrait fort sensible à la beauté des
choses, à la délicatesse des sentiments et même à la
grandeur des pensées chrétiennes. Dans ce Breton,
constructeur de cosmogonies(D. Parodi, op. cit., p. 54,
cl Yves Delage, Année biologique, 1902, p. lvii), il y
a toute une mystique naturaliste qui adore les jeux
têtus des atomes et des nombres, comme s'il contem-
plait l'océan de l'être!
En Sorbonne, Et. Rabaud explique les vivants
comme des ensembles de faits en équilibre instable,
par suite de leurs échanges de mouvements méca-
niques avec le milieu. Éléments de biologie générale,
1920. Marcel Boll ne voit partout que des types spé-
ciaux de mouvements rythmés qui assimilent pro-
gressivement leur milieu à ce rythme : ainsi tel cris-
tal, tel végétal façonnent les éléments de l'cau-mère
ou le carbone et les nitrates à leur ronde atomique
La science et l'esprit positif chez les penseurs contem-
porains, 1921, p. 129.
Cf. surtout Albert Lange, Histoire du matérialisme,
2 vol., trad. fr., 1877-7!); P. Janet, Le matérialisme contem-
porain en Allemagne, 1864.
III. Appréciation critique du matérialisme. —
Le caractère souvent peu saisissable et mouvant du
matérialisme est la meilleure preuve de son impuis-
sance à rejoindre le donné, à s'ajuster avec nos expé-
riences. Il finit par voir dans les corpuscules élémen
taires des sortes de virtualités en puissance qui atten-
dent leurs conditions d'existence pour faire apparaître
la vie, la sensation et la pensée : ce qui est proprement
le monisme.
L'atome géométrique, tout « intellectualisé», de Des-
cartes est manifestement un concept abstrait, inca-
pable, par exemple, de rendre compte des faits de
résistance, d'impénétrabilité, de masse atomique, etc.
Ramener les forces au pur mouvement local est
commode pour l'imagination et l'application des
mathématiques au donné; mais c'est un pur procédé.
Identifier la matière et la force reste peu clair,
puisque la matière s'offre d'abord comme étendue,
multiplicité, indifférence, et la force, au contraire,
comme une source d'unité et de distinction spécifique.
A plus forte raison, il est choquant de faire de la
pensée une vibration, ou bien son produit, ou bien
encore son accompagnement inconnaissable et sans
réelle efficacité dans notre monde.
Pour échapper à ces inextricables difficultés, le posi-
tivisme croit pouvoir se limiter au domaine de l'obser-
vable et faire appel ensuite aux intuitions du coeur,
aux réactions spontanées de la personnalité complète,
en présence de la beauté, en relation avec la famille
et la cité : à sa manière, il nous dit donc combien le
matérialisme est court de vues et combien il mutile
les êtres humains!
Laissant certaines considérations pour la critique
du monisme, voici le plan que nous suivrons : 1. L'être
matériel offre dans son unité une dualité d'éléments.
2. L'âme et le corps dans l'homme se présentent comme
deux réalités distinctes bien qu'intimement unies.
/. dualité de L'Être matériel. — 1° Caractère
artificiel du déterminisme mécanique. — Il nous propose
une métaphysique faussement parée des dépouilles
de la science, en vue de fournir à l'esprit une expli-
cation claire, capable d'unifier toutes nos connais-
sances; il ramène les variations de la nature, chaleur,
combinaisons, vie, conscience, à des variations de
quantité, au glissement d'un point le long d'une ligne,
constaté par le baromètre, le manomètre, etc. Toute
pensée spiritualiste représenterait une foi d'apeurés en
face des brutalités du système matérialiste.
Il est juste de chercher le biais par où les faits sen-
sibles peuvent être mesurés et calculés; mais on nous
dupe avec un procédé, qui, loin d'épuiser le réel, n'en
livre qu'un aspect. Considérés d'un certain point de
vue, les phénomènes paraissent des métamorphoses
du mouvement, des engrenages sans fin. Mais, en
vérité, chaque mouvement est dirigé, discipliné, obéit
aux lois de chaque être, atome, corps, vivant végétal
et animal, etc., à leur particulière individualité :
quantité et qualité caractérisent les êtres matériels.
Les vivants, par exemple, se dépensent à élever des
énergies à un certain potentiel, comme le jardinier
qui porterait de l'eau au réservoir qui alimente son
moteur, mais en les coordonnant selon leurs besoins.
La feuille, comme le muscle, assimile à cet effet du
carbone, mais chacun à sa manière. L'âme humaine,
principe de vie, n'ajoute rien aux quantités d'énergie,
mais se contente de les diriger du dedans, parce
qu'elle ne fait qu'un sujet substantiel avec son corps.
299
MATÉRIALISME, CRITIQUE
300
Les mécanistes, semblables en cela aux « réaux »
du Moyen Age, réalisent les lois qu'ils croient devi-
ner, c'est-à-dire des abstractions, en nous présentant,
tel II. Taine, l'univers comme une pyramide de lois
mathématiques. Depuis une trentaine d'années sur-
tout, savants et philosophes ont dénoncé le caractère
commode et conventionnel de cette construction, à
tel point que cette réaction a connu de graves excès,
puisque certains ont même prétendu que toute loi ne
serait qu'un décret libre de l'esprit humain. Mais
dégageons-nous de l'hypnose scientifiste, sans nier la
science et tomber dans le « fortuitisme ».
Laissons le conceptualisme pour garder le réa-
lisme modéré de saint Thomas : il nous délivrera de
ce déterminisme où se trouve transposé l'antique
Destin. M. Boutroux, dont le « contingentisme » sut
s'assagir, cf. De l'idée de loi naturelle, 1894, dès 1867,
à Heidelberg, avail et (' frappé par ce fait que Socrate
ne fut pas un produit mais un initiateur. Les sciences,
loin d'être le pur décalque des choses, représentent en
vérité la vie de l'esprit qui trouve sa joie à déchif-
rer l'apparent chaos, en y introduisant ses soucis
d'ordre et de lois. Une bonne observation est déjà
une vue de l'esprit, une généralisation bien fondée,
puisqu'elle est mise en relation avec un ensemble. Les
faits doivent avoir un sens tout de suite; jamais par
eux-mêmes ils ne façonneront une pensée. « Un fait
scientifique est tout autre chose qu'un fait brut.
Entre les deux s'intercale une élaboration intellec-
tuelle : une conception générale et un système de
mesures. » Il est, en vérité, au sein de la nature un
ordre profond et souple, que la physique se contente
d'approcher. P. Duhem, Physique de croyant, p. 9;
La théorie physique, 1906, p. 223.
Les sciences nous disent l'effort de l'esprit pour
saisir l'insaisissable, pour ramener le multiple à l'un,
et le changeant au permanent : les types et les lois.
Jamais elles ne coïncident avec la nature même; et
pourtant elles restent vraies, puisqu'elles en expriment
une face pour nous, les fonctions durables, et qu'elles
la rejoignent dans la pratique. Chacune d'elles, à son
point de vue, jette son coup de filet pour ramener le
permanent à travers l'espace et le temps; elles
indiquent les procédés par lesquels notre esprit par-
vient à s'assimiler les choses et les êtres.
La logique suppose au préalable la répartition des
êtres en genres et en espèces, une universelle parenté,
entre l'esprit et les choses, un monde intelligible et
ordonné pour la déduction : voilà pourquoi S. Mill,
au fond, y répugne. D'ailleurs de ce que Wellington
ne puisse s'affranchir des conditions générales de
l'humanité, il ne s'ensuit pas qu'il ne lui reste pas
beaucoup de marge pour sa liberté.
Les mathématiques, qui ne voient dans la nature
que de la quantité homogène et mesurable, traduisent
nos soucis de calculer, une adaptation des choses
mêmes à notre pensée claire à limites précises.
La mécanique représente le caractère sous lequel
il faut bien envisager le monde pour que les lois ma-
thématiques puissent s'y appliquer. Incapables de.
mesurer les causes, les forces, les qualités et leur
mutations mêmes, nous prenons habilement un biais
en mesurant l'espace parcouru, selon un temps fixé,
le tout à l'aide d'unités conventionnelles.
Appliquées à la physique, à la chimie et à la bio-
logie, les lois mécaniques laissent échapper l'ana-
tomie et la physiologie spécifiques des êtres : atomes,
corps simples et composés, végétaux et animaux si
divers, leurs habitudes spéciales régulières et stables,
la fixité ou l'hérédité du type de chacun d'eux. Elles
omettent que tout dans l'univers a un sens défini,
depuis l'eau qui coule, le blé qui mûrit et l'homme
qui vieillit. La preuve, c'est que les phénomènes
demeurent irréversibles"; ils ne peuvent- rebrousser
chemin; quand l'électricité redevient chaleur et mou-
vement, les conditions ont changé. Une finalité,
immanente au moins déjà, conduit les êtres; or ce
sens spécial des choses est absolument inexplicable,
selon le mécanisme qui ne veut voir partout que
de simples changements de place. Loin de traduire
de manière exhaustive le réel, il n'en est qu'une adap-
tation pour nos calculs, adaptation, dont ce réel offre
d'ailleurs le fondement : scientia formaliler in mente,
fundamentaliler lantum in rébus.
Voici de l'eau qui passe de 25° à 50°, un ouvrier qui
abandonne 10 calories : peut-on dire que la chaleur de
l'eau « doublé, comme le mercure a doublé en espace
gradué parcouru? ou que les échanges vitaux de
l'ouvrier sont identiques à l'espace de dix mètres en
élévation de 425 kilos?... Ne prenons plus des sym-
boles commodes - - qui faisaient dire ironiquement
à H. Poincaré que, seuls, grand public et lycéens
croyaient encore à la physico-mathématique — pour
la photographie de l'univers.
« On a voulu réduire à des actions mécaniques et
au pur mouvement tous les phénomènes physiques et
chimiques, même ceux de la vie et de la pensée...
Admettons que tout phénomène soit lié à un mouve-
ment... Il n'y a pas pour cela identité entre le phéno-
mène et le mouvement... Il faut donc abandonner
cette substance vidée de toute espèce de qualités,
dont le mouvement devrait rendre compte. » Jules
Tannery, Science et philosophie, 1912, p. 4, 5, G.
On ne peut même dire avec E. Meyerson, Identité
et réalité; De l'explication dans les sciences, que la
marche du divers à l'identique suffise à définir la
compréhension intellectuelle. Elle proclame en dehors
d'elle la diversité, qu'elle est cependant bien obligée
de ramener, par procédé mental, à l'identité, tels :
hommes, mammifères, animaux. Elle doit reconnaître
la réalité de la qualité, qui n'est pas « scientifique »
pourtant. « Comprendre, ce n'est pas simplement
dénaturer la qualité pour la transformer en quantité,
dire que rien ne se passe, que le monde a oublié
d'exister. La raison ne nie pas la réalité, elle la légi-
time. Elle ne nie pas les originalités, elle les reconnaît. »
H. Delacroix, Le langage et la pensée, 1924 p. 440.
Le matérialisme identifie follement la science à la
nature totale.
2° Unité substantielle de la qualité et de la quantité. —
Le xxe siècle conciliera qualité et quantité dans un
intellectualisme sagement compréhensif : il y a au
sein de la nature des activités spécifiques et non mesu-
rables, coordonnées en chaque individu Au lieu d'être
un produit tardif et dont l'efficacité serait illusoire,
le sens de l'ordre, l'attrait des causes finales est à
l'origine : en dernière analyse la pensée a le gouverne-
ment du monde. Les lois mécaniques sont l'explica-
tion prochaine, mais non profonde et dernière.
D'abord comment la pure étendue suffirait-elle à
expliquer l'impénétrabilité, l'inertie, la variété des
propriétés des corps? Une portion de l'espace n'a
rien en soi qui puisse s'opposer à ce qu'une autre
portion de l'espace coïncide avec elle. Elle est indif-
férente au repos comme au mouvement. Elle ne rend
pas compte de ce fait que tel corps est plus difficile à
mouvoir que tel autre. A aucun titre, elle n'appelle
le mouvement; aussi Descartes attribue-t-il à Dieu
la chiquenaude initiale. Nous ne pouvons donc penser
la matière sans l'imaginer pourvue d'appétitions
inconscientes, de forces. Or la force n'est visible ou
mesurable qu'en ses manifestations ; c'est de notre
conscience qu'elle semble bien se rapprocher. « L'idéal
vers lequel tend la physico-mathématique, écrit
E. Meyerson, c'est la possibilité de déduire les êtres
divers, des positions relatives de corpuscules homo-
301
MATÉRIALISME, CRITIQUE
302
gènes. » Mais comment déduire du simple édifice: eau
— qui provient d'un combustible et d'un comburant — ■
qu'il devra éteindre le feu. Et les six étamines de la
giroflée, et les pétales tuyautés du dahlia, et les phases
d'un embryon, et l'ambition d'un Napoléon'.'... Le
devenir surtout : voilà le cauchemar du mécanisme.
On ne peut le déduire a priori, il contient du nouveau.
Qui déduira de l'architecture atomique une muta-
tion brusque, à plus forte raison les inventions du
génie humain? Du carbone de l'air, d'abord assimilé
par l'action chlorophyllienne, à la chair du mouton,
et à celle de mon corps, organe vivant d'une sensa-
tion, il y a bien autre chose que des rondes nouvelles
faites des mêmes danseurs!... Imaginer le devenir, c'est
le ramener à l'espace homogène, c'est le nier. L'invi-
sible, le non mesurable est au cœur des êtres. Meyer-
son. De l'explication dans les sciences, t. n, 1921, p. 349.
Le mécanisme devrait aboutir à l'impasse de l'iden-
tique et de l'immobile. On n'imagine pas la causalité :
elle est une qualité occulte. Des roches éruptives aux
prêles gigantesques, aux nummulites, aux poissons,
aux reptiles et aux oiseaux, etc., il y a du nouveau que
la pure juxtaposition atomique n'expliquera jamais.
Pour comprendre l'évolution, o.i commence par se
donner un certain mécanisme; puisqu'il n'est pas quel-
conque à l'origine, c'est donc que les dés sont pipés, la
finalité est impliquée déjà. O. Hamelin, Essai sur
les éléments principaux de la représentation, 1907, p. 281.
L'unité manifeste du vivant — même monocellu-
laire — en sa structure et ses fonctions, son aptitude à
se réparer, à reproduire son type, quelle autre pierre
d'achoppement I Tous les organes contribuent à la
vie commune et sont solidaires; si l'un d'eux joue mal
son rôle, tous les autres en souffrent. De simples cor-
puscules juxtaposés offriraient-ils jamais une telle
coordination? Considérons, par exemple, ce fait frap-
pant dans l'évolution du « cerf géant » de l'époque
quaternaire, dont les bois atteignaient jusqu'à 3 m. 50
d'envergure et alourdissaient fort la tête. A chaque
étape de leur croissance dans l'espèce, ils ont exigé
un crâne plus épaissi, un renforcement des vertèbres
cervicales et des ligaments, etc. « Tout se tient de
façon obligatoire sous peine d'impossibilité de vivre. »
Cuénot, Genèse des espèces animales, 2e édit., 1921,
p. 291. A quoi bon parler des communications ner-
veuses et de l'action régulatrice des « hormones »?
Expliquera-t-on la victoire de la Marne par les lignes
télégraphiques et les agents de liaison?... M. Guille-
ninot regarde la vie comme le résultat de mutations
utiles, dues au hasard, et ensuite, conservées. L'évo-
lution résulterait de myriades de hasards heureux; et
on appelle cela : science positive ! La Matière et la
Vie, 1919.
Le vivant répare ses organes; par exemple, il y a
néoformation des globules sanguins, des glandes et des
cellules épithéliales de l'intestin; l'escargot régénère
ses tentacules et sa bouche; avec un tronçon l'hydre
d'eau douce régénère son corps entier. Le vivant
lutte contre les microbes pathogènes et secrète à
propos des antitoxines. Expliquer la fièvre par le sens
de l'adaptation des organismes qui luttent pour sur-
monter un obstacle, c'est déjà faire brèche au méca-
nisme. Le vivant dans un milieu trop chaud se refroi-
dit, par exemple, par sudation; dans un milieu trop
froid, il se réchauffe, par exemple, par grelottement,
pour maintenir sa température oplima, tandis que le
minéral simplement subit celle de son milieu.
L'analyse chimique et l'observation microscopique
ne décèlent que de minimes différences entre les
cellules mères ou oeufs des diverses espèces. Et cepen-
dant l'un d'eux devient une algue, un autre, une
éponge, un autre, un poisson, etc. C'est donc que
ces œufs différaient déjà autrement que par leur édi-
fice particulaire et que quelque ■ idée directrice ».
selon le mot de Cl. Bernard, a conduit le développe-
ment. Chaque cellule nouvelle ne laisse filtrer dans son
protoplasme que les éléments utiles à son fonctionne-
ment; elle combine sa structure avec cclie des autres
pour former, ici un œil, là un organe de Corti, etc. Le
vivant paraît dominé par un progrès futur vers lequel
il s'achemine comme vers la réalisation d'un plan.
Dastre, La Vie et la Mort, 1903, p. 165 sq. Mais un
plan, une idée, pour devenir une cause doivent être
réalisés dans un sujet actif : revoici la qualité. Le végé-
tal trouvant sur place sa nourriture s'y fixe; mais
l'animal, qui doit la chercher, dispose d'un système
sensori-moteur installé sur ceux de la respiration, de
la digestion, etc. Bergson, L'Évolution créatrice, p. 136.
Voici selon un mécaniste l'explication du stade
gastrula : « Les cellules de la morula, ayant cédé à leur
point faible aux poussées extérieures, s'invaginent, puis
soudent les extrémités de ce conduit : voilà donc, une
sorte de petite outre!... Le cristallin se forme tou-
jours face à la rétine; si elle se déplace il la suit et la
prolonge; mais cette apparente finalité trouverait sa
raison dans les chocs des sécrétions rétiniennes sur
le cristallin!... L'araignée se jette sur la mouche
comme la pierre s'enfonce dans l'eau!...» Et. Babaud,
Éléments de biologie générale, 1921.
Mais M. E. Meyerson répète à juste titre : « Ce n'est
pas avec des combinaisons de l'espace, extension,
réduction, déplacements, chocs que l'on rendra
compte de la régularité des faits biologiques. Qu'au-
rait-il pu sortir de cette homogénéité totale primitive? »
Op. cit., t. i, p. 265 . Si, comme l'avoue M. Rabaud,
« l'unité fonctionnelle définit l'individu », p. 77, si
chaque événement vital est conditionné par l'en-
semble, comme il le conditionne, p. 255, 264, on n'ex-
plique pas cette solidarité par les simples affinités
chimiques des vivants, pas plus que les associatio-
nistes n'expliquent l'unité du moi par la juxtaposition
des états de conscience. Quant le mâle de la mante
religieuse s'accouple avec la femelle « mûre » et non
avec une autre, quand l'araignée astia viltala danse
devant sa femelle, quand un lièvre s'arrête et se dissi-
mule, etc., il ne faudrait voir qu'une mécanique
« contraction de leur sarcode », sous l'action des
chocs!... Puis, enfin, on préfère avouer que cela
déplace les lois mécaniques connues...
M. Edm. Perricr, pour éviter la cause finale, se
débat en des difficultés analogues. La Terre avant
l'histoire, 1920. Les laboratoirse ont fait la synthèse
de l'urée et des sucres; mais l'urée « biologique »,
observerai-je, est en continuité fonctionnelle avec
toutes les opérations solidaires du vivant. L'urée,
d'ailleurs est une issue du cercle vital, et non la vie,
pas plus que les cendres et la fumée d'une bougie ne
sont la lumière même. Pourquoi précisément l'œuf, en
se nourrissant, reproduit-il le type des parents? p. 102.
Quel rapport entre mouvements et joie, douleur,
jugement et choix? « C'est le secret de l'avenir. »
p. 396. Réponse vraiment commode!... On nous dit
que le besoin de voir plus loin a encouragé la station
verticale, parce que « l'esprit a toujours dominé la
matière, si paradoxal que cela paraisse », p. 336.
Étrange philosophie à tiroirs qui réintègre ici la fina-
lité et la qualité directrice et revient au monisme.
Selon M. Goblot, Traité de Logique, 1918, la
convergence fonctionnelle du cœur, des poumons,
du foie et des reins se ramènerait à une convenance
complexe : en suivant leur propre déterminisme, ces
organes se rencontreraient... Mais n'est-ce pas à la
fois, réplique M. Parodi, Philos, cont. en France,
p. 400, admettre en formule la finalité pour la nier
de fait? Car, c'est précisément cette convenance soli-
daire qui est le nœud du problème. M. Goblot parle
303
MATÉRIALISME, CRITIQUE
304
encore de la finalité du besoin qui trie, choisit, oriente,
p. 365; fort bienl mais si nous retrouvons en ses
créations de l'ordre, des lois, n'aurons-nous pas le
droit de conclure à la suprématie de la qualité sur la
quantité, de l'esprit sur la matière? « C'est l'attrait
d'un idéal qui meut les forces de l'univers, toutes psy-
chiques en leur fond. » l'arotli, p. 195, 494.
Expliquer l'œil, Pasteur et saint Vincent de Paul
par des mouvements qui s'entrechoquèrent par hasard
heureusement, c'est obéir à une théorie préconçue :
tel est le mécanisme.
La qualité donne à la quantité l'unité et la direc-
tion qui lui manquent; elle est invisible, elle échappe
à la mesure, elle ne fait qu'un seul sujet avec la quan-
tité, à laquelle elle n'ajoute rien. Des journaliers
bêchent une vigne, ils n'exercent que des énergies
physiques dues à la respiration et à l'assimilation; leur
volonté se contente de les diriger. Corps et âme sont
consubstanliellement unis et non pas soudés; au pied
de la lettre, l'âme n'agit pas sur le corps, ou inverse-
ment, car ils ne font qu'un sujet et non pas deux êtres
accolés. « Comme la pensée est qualité pure, les modi-
fications qu'elle subit (dans les phases de la décision)
sont qualitatives, celles qu'elle transmet le sont éga-
lement. Dans le mouvement, elle laisse intacte la
quantité et change la direction. Elle n'aborde pas
l'être par sa surface extérieure ; elle le saisit par ce qu'il
a de plus profond : c'est à leur source qu'elle s'empare
de ses forces... Cet empire de la pensée sur la force, la
conscience l'atteste, son témoignage est irécusable. »
M. Couailhac, S. J., La liberté et la conservation de
l'énergie, 1896, p. 236, 237; De Munnynck, O. P., La
conservation de l'énergie et la liberté morale; Bergson,
L'évolution créatrice, p. 37, 83, 74; Driesch, La philosophie
de l'organisme, 1922.
Si l'on voulait pousser plus avant l'étude méta-
physique des êtres matériels, il faudrait reprendre les
théories aristotéliciennes de la matière et de la forme,
de la puissance et de l'acte. La matière est déterminée
par la forme pour constituer un sujet avec des pro-
priétés spécifiques; celui-ci est singularisé dans son
espèce par la disposition de ses éléments physiques,
sa quantité. A aucun moment les phénomènes ne sur-
gissent du néant pour s'y perdre encore sans lien,
comme des météores évanescents. Dans les change-
ments accidentels, la substance fait la continuité
entre les états successifs; dans les changements de
nature, la matière prime ou nue (ou celle-ci déjà
déterminée, selon d'autres) servirait de lien entre les
deux espèces dues à la succession des formes substan-
tielles. Cf. Tonquédec, Revue de phil., 1921, 22, 23;
Voisine, ibid., 1922, p. 586 sq. Ce n'est pas l'imagina-
tion qui doit interpréter ces formules, mais l'intelli-
gence, qui, à des faits donnés, cherche une raison
suffisante.
II. DUALITÉ DE L'AME ET DU CORPS DANS L'HOMME.
— 1° La théorie épiphénoménisle. — Selon le matéria-
lisme contemporain, l'évolution aurait fini par engen-
drer la conscience psychologique, la pensée, Dieu
même, qui ne serait qu'un pur idéal; comme si l'évo-
lution était une cause, un facteur, une force propor-
tionnée à ce résultat, alors qu'elle est seulement une
loi qui exprime comment certains êtres se seraient
transformés. Qui plus est, la conscience accompagne-
rait le mouvement, mais ne jouirait d'aucune effi-
cacité !
Reconnaissons d'abord un certain parallélisme
entre le système nerveux et la conscience. Tous deux
sont cause d'unité, de liaison. Une sensation exige une
réaction active de l'un et l'autre. 11 y a action et
réaction des centres nerveux entre eux, comme de
l'imagination, de la mémoire, de l'affectivité, etc.
En certains cas, les centres inférieurs (« polygone » de
J. Grasset) se rendent indépendants des centres supé-
rieurs, comme certains actes s'accomplissent lors du
contrôle de la conscience, tels les actes de certains
névrosés. Les neurones sont pourvus de fibres affé-
rentes et efférenles; n'est-ce pas une image de la
conscience à la fois passive et active? Le courant
nerveux est plus lent à mesure qu'on se rapproche de
l'écorce grise; ainsi la réponse con dente met-elle
plus de temps à s'élaborer que l'inconsciente. Plus le
système nerveux est compliqué, plus riche est la
conscience dans l'échelle des êtres. En privant de
certains centres les animaux, on voit corrélativement
baisser leur vie psychologique. Cette vie gagne chez
l'enfant avec le revêtement progressif des centres
inférieurs par le cerveau terminal. Allons-nous donc
conclure que la conscience n'est que l'image, le double,
l'état p rasite du système nerveux?
Rappelons de nouveau que l'âme vivante et capa-
ble de sentir et de vouloir se contente d'orienter les
énergies physico-chimiques, sans jamais y ajouter.
Selon le principe d'inertie, tout mouvement est
précédé d'un autre mouvement, son antécédent régu-
lier, sa cause (partielle, oui). Les phénomènes bio-
chimiques du cerveau ne se métamorphosent pas en
sensations pour dépenser leur énergie physique. Une
vibration cérébrale a toujours comme condition et
comme conséquent un autre mouvement. La quantité
d'énergie dépensée se retrouve, sauf déperdition de
chaleur, dans l'effet, qui est cause à son tour. Ainsi
le veut le principe de conservation de l'énergie. C'est-à-
dire, au fond, que ce qui se retrouve sous forme de
quantité, est accompagné de son doublet qualitatif,
sensation, image, etc. Le principe de continuité fonc-
tionnelle nous invite donc à écarter comme invraisem-
blable une rupture de cette continuité physiologique
par la conscience et le vouloir.
Évidemment on peut ne pas regarder ces principes
comme absolument démontrés; mais cependant nous
courrions gros risque à fonder notre spiritualisme
sur leur négation. Nous devons reconnaître d'abord
que parler d'action du physique sur le moral et inver-
sement rappelle vraiment trop la juxtaposition de
l'âme et du corps, selon Descartes; ce n'est vrai qu'au
point de vue de la grosse analyse et de la métaphy-
sique vulgaire. Physique et moral s'unifient en réalité
dans le même sujet substantiel, comme la quantité et
la qualité. Dans les états sensibles, sensations, images,
souvenirs, désirs, physique et moral agissent syner-
giquement, comme les fonctions du composé humain;
ce n'est que dans les états spirituels, pensées intellec-
tuelles et morales, que le mental joue son rôle à part;
encore est -il toujours plus ou moins accompagné
d'images sensibles, et par conséquent d'états soma-
tiques. Mais les matérialistes qui ignorent à la fois ces
concessions et ces distinctions, prétendent ne retenir
que la réduction du psychique au physique.
Pour répondre à leur théorie, il convient donc
d'établir quelques conclusions.
1. Le psychique est distinct du physique. — Le sys-
tème nerveux n'offre qu'une analogie grossière avec
la conscience : celle-ci se développe dans le temps et
l'autre dans l'espace; ils diffèrent comme étendue
et non étendue. Une coupure, la digestion, l'innerva-
tion., autant de faits localisés et mesurables : ainsi
on trace le graphique d'un pouls fiévreux, on situe
une céphalée où la tête paraît comme emprisonnée
sous un casque. Mais la douleur, a fortiori l'appré-
ciation de celle-ci et de ses causes, n'offrent en elles-
mêmes, ni couleur, ni forme ronde ou carrée. Seuls leurs
côtés organiques, et notre manie invétérée de tout
considérer du point de vue des objets juxtaposé
dans l'espace, pourraient nous faire illusion.
Les états corporels s'enchaînent selon des lois
305
MATÉRIALISME, CRITIQUE
306
Fatales; il en est tout autrement des états de cons-
cience; souvent entre eux, s'intercalent des hésita-
tions et des choix. Si je me suis blessé, j'évite désor-
mais tel mouvement maladroit. Saint Ignace d'An-
tioche se réjouit, à rencontre des païens, d'être broyé
par la dent des lions, au Coliséc. On peut mourir par
suite d'avarice.
Leurs métamorphoses s'opposent. Les états phy-
siques offrent toujours les mêmes conséquents élé-
mentaires, par exemple, dans la digestion, l'assimi-
lation. Au contraire, que reste-t-il d'une habitude
même corrigée? Dans la jalousie, comment retrouver
l'amour et la joie qui l'ont cependant conditionnée?
Les uns sont connus par l'intermédiaire des sens,
dont certains instruments accroissent la portée et la
précision, ils peuvent être observés par plusieurs per-
sonnes à la fois; tandis que les autres sont connus
directement par celui-là seul qui les éprouve. Le mé-
decin entend le sifflement du poumon, mais c'est le
malade qui ressent son malaise.
Seuls les états mentaux peuvent persister et durer,
tels, un caractère, une habitude, une impression pro-
fonde une fois éprouvée, des souvenirs anciens; alors
que les états physiques sont sujets au perpétuel écoule-
ment. Mais surtout, ils se voient, deviennent clairs pour
eux-mêmes dans une multiplicité parfaitement rame-
née" à l'unité de la conscience et du vouloir. Pour
conserver l'honneur, rester fidèle au devoir (états
psychiques), les hommes sacrifient, par la mort pré-
férée, toute la file des phénomènes corporels. Mais à
quoi bon insister? Au fond, nul ne peut contester ces
faits manifestes.
Une théorie physiologique et périphérique pré-
maturée des émotions a aussi pu servir aux épiphéno-
ménistes. La joie ne serait que la conscience cérébrale
d'une certaine légèreté de la vie due à une active
circulation sanguine, par exemple, et la tristesse cette
même conscience de notre pâleur et de notre dépres-
sion physique. Mais non, l'élément psychique, ici,
cause l'état somatique et persiste pour faire avec lui
partie intégrante des émotions. Le frisson exprimera
ainsi la peur ou l'admiration : cela dépend des pensées.
L'état nerveux persiste, alors que l'effroi a cessé.
D'ailleurs il convient de distinguer les émotions sen-
sibles des spirituelles. Cf. Lange, Les émotions, trad.
Dumas, 1907; Sollier, Mécanisme des émotions, 1905;
Dumas, Traité de psychologie, t. i, 1923.
2. Le psychique n'est pas une fonction pure et simple
du cerveau. — Fonction signifie en physiologie l'état
d'un organe en activité; or l'organe étant matériel ne
peut offrir qu'un changement de forme ou de place :
dans la sécrétion d'une glande, la contraction d'un
muscle, le courant nerveux; donc la conscience revien-
drait à une configuration, à un déplacement spatial.
Cependant on aurait beau faire la sommation des
vibrations corticales, on serait loin de retrouver
comme synthèse la conscience, elle est d'un tout autre
ordre. Elle n'est pas dérivée, elle est première; car
elle, le monde matériel lui-même, serait pour
nous comme s'il n'était pas; elle offre des caractères
essentiels qui font antithèse avec ceux de la matière.
Bien que liée aux fonctions organiques, elle reste autre.
Pour éprouver la multiplicité locale du contact, du
poids, de la configuration, de la couleur, du son, de
la saveur et des odeurs, elle est unie à des organes,
multiples en parties, mais par elle unifiés. C'est pour-
quoi toute connaissance sensible offre un caractère
mixte; mais ce qui proprement s'exprime dans la
conscience est qualité pure.
'■'. Le psychique n'est pas du mouvement transformé.-
Cette métamorphose mythologique du physique en
psychique contredirait évidemment les principes
précités de conservation de l'énergie, etc.
D'ailleurs telle lecture, tel paysage, telle audition
provoqueront les réactions les plus opposées sur les
divers cerveaux humains; tandis que des mouvements
engendrent d'autres mouvements très déterminés. On
mesure un mouvement, on peut savoir où il commence
et finit; au contraire les états mentaux sont fluides,
sans contours nets, se fondent les uns dans les autres,
jamais on ne peut songer à les juxtaposer. Quand
débute, au juste, un amour naissant? Dans la mé-
lancolie du souvenir, comme dans une délibération,
tous les états se compénètrent, déterminent le ton
de l'ensemble et sont à leur tour colorés par celui-ci.
Toujours les mouvements n'offrent, au contraire, que
juxtaposition, composition, localisation. On ne peut
mesurer la sensation que par ses concomitants phy-
siologiques. Ceux-ci croissent, comme dans l'effort
qui met en jeu de plus en plus de muscles, dans le
son qui paraît emplir le crâne, dans le volume de
voix, etc. Parler de douleur même qui croisse, d'effort
plus grand, revient à une sorte de métaphore dans
laquelle le psychique est désigné par l'intermédiaire
du physique. Par ailleurs ne disons-nous pas une
âme profonde, un esprit vaste? Oui, mais ce sont là
des comparaisons abrégées. Une grande douleur colore
de sa tonalité affective nos pensées, nos espoirs, sans
fin; mais comme la vue nous a accoutumés, aux
contours nets, aux dictinctions tranchées, nous
sommes inclinés à l'imaginer croissant en quantité,
alors que l'émotion change, dans une tonalité cons-
tante, par le fait qu'elle empreint plus d'états d'âme
et se trouve modifiée par eux à son tour. Même le
nombre arithmétique, au sens où nous l'appliquons
à la nature physique, doit être banni de la conscience.
Ce livre repose sur cette table, posée sur ce plancher;
deux hommes poussent cette charrette : voilà la
matière aux délimitations nettes. Mais, dans la cons-
cience, tout est dans tout; puisque le moi donne sa
tonalité à tous ses événements, qui à leur tour, s'in-
fluencent entre eux et modifient le moi lui même. La
matière et le mouvement sont discontinus; la cons-
cience, elle, offre le modèle de la contilnuité : com-
ment donc prétendre qu'elle est du mouvement
transformé?
4. Le psychique n'est pas un parasite inefficace. —
Qui pourra jamais croire que l'idéal de Raphaël ne
guidait pas son pinceau, que la délibération des Alliés,
en 1918, pour organiser un commandement unique,
ne servit en rien à la nomination de Foch? Voilà
cependant où en vient le matérialisme. Par crainte
de rupture dans le déterminisme physique, par hor-
reur de ce qu'il estimerait un miracle, il préfère nier
des faits manifestes.
Dans l'hypothèse de l'existence subjective des qua-
lités secondaires, la couleur comme telle, par exemple,
resterait un état parasite, à l'égard des vibrations de
l'éther; mais, malgré tout, cette couleur peut être
cause de joie ou de tristesse, d'admiration ou d'hor-
reur, comme telle symphonie, parce qu'elle conserve
encore une réalité psychologique.
La conscience épiphénomène revient, elle, à poser
une réalité irréelle ! Elle est sans cause, parce que le
mouvement n'a pu se dépenser à l'engendrer, puisque
le courant nerveux n'est pas dévié quand surgit la
sensation ou l'image. Elle n'est pas cause à son tour,
puisque par hypothèse même, elle demeure incapable
de rien produire et ne modifie aucun mouvement.
Sortie du néant, elle y retourne 1... Et cependant,
chose curieuse, elle succède régulièrement à certains
états physiologiques, comme la sensation de chaleur,
de froid, de poids, de peur. De nouveau ceux-ci la
suivent ; on boit pour se désaltérer, on travaille pour
gagner sa vie, se faire une ;iluation honorable, etc..
Il y a évidemment un rapport étroit qui les relie,
307
MATÉRIALISME, CRITIQUE
308
plus profond que celui de la vis a tergo ou le contact.
Un petit chien, qui redoute un dogue, ne le fuit plus
quand il en est séparé par une grille : c'est donc que
la peur le faisait fuir. On montre de la viande à un
chien affamé! aussitôt, à travers une fente ménagée
dans l'estomac, on voit suinter le suc gastrique; mais
en revanche, si on persiste à tenir ce morceau éloigné,
la sécrétion s'arrête, apparemment parce que l'espoir
a cessé. D'ailleurs toute la thérapeutique psychologique
suppose l'action des pensées, des réflexions, même
des sensations sur le moral : une matinée de gai prin-
temps aide à une convalescence, comme la bonne
humeur.
Cf. Bergson, Données immédiates de la conscience, 1890;
Matière et mémoire, 1896; Couailhac, oj>. laud., p. 11 sq.;
Peillaube, Revue de philosophie, 1" févr. 1903, p. 250 s<}.
5. Impossibilité de l'épiphénoménisme. — Comment
les états de conscience — soi-disant inutiles puis-
qu'inefficaces — auraient-ils pu paraître et se déve-
lopper par sélection? Pourtant les fonctions psychi-
ques portent tous les signes d'un progrès vers lequel
tendent les vivants pour assurer leur sécurité. « Selon
toute apparence, elles servent à faire des sélections;
or qui dit sélection dit action efficace. » W. James,
Principes de psychologie, p. 130. Maintenir une image
dans la conscience, c'est renforcer un processus ner-
veux, selon le proverbe : se souvenir d'une pêche
savoureuse finit par en donner l'eau à la bouche. Si
le plaisir ne renforçait pas l'action, et si la douleur ne
l'inhibait pas, pourquoi, par exemple, les brûlures ne
nous seraient-elles pas agréables? pourquoi la respi-
ration ne serait-elle pas accompagnée du sentiment de
l'agonie? Selon les données de l'évolution, il apparaît
au contraire, que les êtres supérieurs fabriquent des
organes de plus en plus capables de les avertir et de
recevoir leur direction consciente.
Littré nous parle de la propriété de la matière de
s'organiser et de penser; mais ceci ressemble étrange-
ment à la vertu dormitive du pavot, à une formule
commode pour se tirer d'un mauvais pas. Qui peut
concevoir que des particules mobiles — car voilà l'élé-
ment unique et fondamental selon le matérialisme
• — engendrent une joie, un remords, un raisonne-
ment, un système scientifique? Rapprocher les liens
logiques des liens physiques, c'est se contenter d'une
métaphore; et puis c'est déjà supposer un ordre au
moins physique, sans condition suffisante appropriée.
Le savant berlinois Dubois-Reymond préfère répéter :
ignorabimus. « Allez donc, reprend-t-il, refaire un
monde réel, comportant une conscience comme la
nôtre, avec des corpuscules et des rapports mathéma-
tiques l..j> Limites de la connaissance de lanalure, 1872;
lievue scientifique, 1874-1875, p. 343; A. Lange, His-
toire du matérialisme, 1877, t. n, p. 156; Bossuet,
Traité de ta connaissance de Dieu, m.
« Les (seules ) sécrétions du cerveau sont les ma-
tières qu'il émet dans le sang : cholestérine, créatine,
xanthine; voilà les vrais analogues de l'urine et de la
bile. » W. James, ibid., p. 171. On saisit la duperie de
la formule de Taine. Et puis que d'actes humains
dépassent la sphère des simples utilités biologiques I
Il y a évidente discontinuité entre celles-ci et l'admi-
ration, le respect, l'amour humain, le dévouement
désintéressé; pourtant ce sont là des faits aussi cer-
tains que les nouvements de systole et de diastole du
cœur.
Il faut concevoir le cerveau comme un merveilleux
organe capable de recevoir des ébranlements du
monde extérieur et d'en transmettre; mais un cer-
veau qui sente et pense, c'est un mythe. En vérité,
c'est trop fort que d'expliquer, parexemple, la décou-
verte de la pile électrique ou des ferments, les accents
lyriques de Bossuet, par la simple résultante méca-
n que de mouvements en un moment et un point
déterminés!
Comment un tas de cellules, elles-mêmes las de mole
cules,etc, rendront-elles compte de l'unité, de la con-
tinuité de la conscience? Notre caractère, par exemple,
n'est -il pas en quelque sorte la condensation de notre
histoire et de notre durée? La pure matière du savant
dépend, pour ses états, de mouvements antérieurs;
mais ces états n'ont pas d'histoire où leur durée ait
pu s'enrouler, ils n'ont que des trajectoires, résultat
d'autres trajectoires. Le temps mathématique ne mord
point sur eux; et pourtant le temps réel mord sur
notre durée. On peut rêver, à la manière des Eins-
teiniens, d'un homme qui recevrait maintenant la
vision des faits du temps de César, mais il ne serait
pas pour cela son contemporain : sa durée à lui
marque inévitablement son vieillissement. Comment
expliquer que nous vieillissions pourtant, s'il n'y a
qu'à substituei des albuminoïdes, toujours à notre
portée, à des urates rejetés par la vie? Bergson, L'é-
volution créatrice, p. 10.
Si l'on traite les vivants de machines, il faut ajouter
que celles-ci — fait bien singulier ■ — créent leur
propre forme et la réparent, puis la transmettent.
Leurs organes compliqués s'appliquent à tirer parti
des impressions venues du dehors. Conçoit-on un œil
qui résulterait des chocs de la lumière sur les atomes
de certaines cellules? Conçoit-on, par là, la synthèse
d'organes qu'est déjà un infusoire et sa continuité
avec ses ancêtres? En une certaine mesure les vivants
sont doués de plasticité, ils s'adaptent. Or des varia-
tions brusques ne laissent la vie possible que si elles
aident à l'accomplissement de la fonction, si elles
restent en continuité avec l'état antérieur. Suppo-
sons-les insensibles au contraire, quel est le bon génie
qui les additionnera pour les faire converger? Ibid.,
p. 74. Les rapports certains entre les divers organes
dans la série animale peuvent-ils résulter de myriades
de hasards heureux? Telle la fécondation chez les
phanérogames, comme chez les animaux, qui débute
par la fusion de deux demi-noyaux.
2° L'âme dans le moi humain. — L'expérience inté-
rieure nous impose aussi bien de dire : je mange, je
digère, je sommeille, que : je sens, je pense ou je
décide. Cependant c'est au sujet doué d'unité, d'acti-
vité, de continuité que nous rapportons spéciale-
ment la sensation et la pensée. En avons-nous le droit?
Certains phénoménistes ne voient que la série des
états de conscience sans sujet permanent dont ils
seraient les accidents.
1. L'âme est une substance. — Ici pas d'imagina-
tion d'un dessous, d'un noyau immuable autour
duquel se joueraient les accidents. La substance est la
nature individuelle qui se manifeste par ses propriétés,
ses états et ses opérations, qui perdure bien qu'elle
change constamment, car ses états l'affectent très
réellement. Rappelons encore que l'âme humaine
appelle présentement un corps avec lequel elle agisse
de concert.
Hume (1711-1776) est le père du phénoménisme
moderne, o L'esprit est une sorte de théâtre où diffé-
rentes perceptions passent et repassent... Le fonde-
ment de notre croyance à l'identité personnelle est
dans cette liaison, ce passage facile de nos idées pro-
duit par les lois d'association, contiguïté, ressemblance
et causalité... Comme la mémoire produit la conti-
nuité de la succession..., elle paraît la source de notre
identité personnelle. » De la nature humaine, vi, 6.
Selon, son disciple S. Mill : « Le concept d'un subslra-
tum n'est qu'une des formes sous lesquelles cette
connexion peut se présenter à l'imagination. » Logique,
t. i, p. 63. Et Taine : « Rien de réel dans le moi, sauf
la file de ses événements... Un flux et un faisceau de
309
MATÉRIALISME, CRITIQUE
310
sensations et d'impulsions, qui, vus par une autre
face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations
nerveuses, voilà l'esprit. » De l'intelligence, t. i, p. 69.
Et Lachelier (t 1919) : « Nous ne sommes à nos propres
yeux que des phénomènes qui se souviennent les uns
des autres, et nous devons reléguer le moi parmi les
chimères de la psychologie. » Psychologie et métaphy-
sique, p. 118. Renouvier, professa un idéalisme ana-
logue.
Ces philosophes se tirent de la difficulté avec des
mots : association, connexion, faisceau, souvenir, je,
nous, auxquels il faut bien pourtant un contenu réel :
explicitons-le, et nous redécouvrirons l'âme-sujet,
■comme déjà le faisait Reid. Œuvres, t. m, c. IV.
Si, comme l'avouent les phénoménistes, chacun de
nos états porte le cachet du moi — ce sont bien les
désirs d'un tel. par exemple — comment expliquer,
sans ce moi réel, leur « facteur commun », si l'on peut
dire, et cette équation personnelle? Comment peu-
vent-ils toujours offrir ce même « dedans »? Comment
pourront-ils se sommer eux-mêmes, dans une vue
■d'ensemble sur notre vie? Ils s'associent, mais sans
lien qui les groupe, comme si dix hommes qui s'i-
gnorent et prononcent chacun l'un des mots d'une
phrase, pouvaient vraiment l'exprimer avec son
plein sens! Omne divisibile indigel aliquo continente
■et unie rite partes ejus. Contr. Genl., II, 65, a. 3.
La perpétuelle communion du courant de cons-
cience au moi personnel indique autre chose qu'un
tas ou une succession, même dans le cas de conversion.
Après son baptême, saint Augustin retrouvait dans
son passé des éléments en continuité avec son nouveau
moi. Comment concevoir que des états disparus
depuis cinquante ans soient encore présents par le
souvenir, si tout s'écoule, comme Taine, aime à le
redire après Heraclite? S. Mil] reconnaît plus juste-
ment que c'est là un impénétrable mystère! Examen
de la philosophie de Hamilton, p. 235.
2. La substance de l'âme est simple. — C'est-à-dire
elle n'est pas composée de parties quantitatives, ni
de phénomènes psychologiques juxtaposés ; mais
•comme son existence ne lui est point essentielle, en
l'ordre métaphysique, elle reste, comme toute créature,
composée d'essence et d'existence. Cf. De ente et
■essenlia.
La sensation, par exemple, d'un volume, d'une mélo-
die, d'une douleur, la comparaison de plusieurs sen-
sations (Euler, Lettre à une princesse d' Allemagne), la
•déduction ainsi que le jugement, consistent dans la
coexistence du complexe et du simple, du multiple
et de l'un. Une mélodie ne saurait être une simple
succession de notes, une douleur, un million de vibra-
tions nerveuses, un jugement, une juxtaposition
d'idées; il faut un centre unique, un comparateur
sans parties fractionnées définitivement, autrement
toute raison d'unité disparaît « Dès l'origine, la cons-
cience revêt ce caractère de synthèse..., une activité
mentale qui lie les éléments... et suppose l'individua-
fité. • Hofïding, Psychologie, p. 62, 83, 84. Si les Alle-
mands se sont trop laissé impressionner par l'unité
des êtres qui les a orientés vers le panthéisme, les
Anglais ont trop exclusivement vu leur multiplicité
qui conduit à l'associationisme et au pluralisme.
Synthèse, liens, rapports éprouvés en nous-mêmes,
ou devinés, dans le inonde extérieur exigent d'abord
chez nous une unité supérieure, Boirac, L'idée du
phénomène, 1894, p. 323, et cette unité ne peut être
une simple forme ou une loi, elle doit être une force,
une cause. Comprendre, apprendre, inventer, en effet,
c'est unifier, c'est saisir des rapports ou en mettre
en 'euvre.
Notre moi, spontanément, se croit identique à tra-
vers ses changements; cette foi, même illusoire, n'au-
rait pu naître, si nous ne sommes qu'un tas de faits
qui s'écoulent pour être remplacés. Dans notre moi,
convergent notre présent, notre passé et déjà notre
avenir par nos espoirs, nos facultés appliquées à la
même fin, nos souvenirs et nos désirs : toujours avant
tout une synthèse active ;t originale. Même équation
personnelle chez le vieillard qui fut enfant; même
cep foncier, même sève qui circule dans les rameaux
rajeunis ou vieillis. Si donc le moi qui dit : je, est
simple, cependant la multiplicité de ses événements,
à travers lesquels il se connaît, peut offrir des troubles.
Tel oubliera son passé, et prenant ses désirs pour des
réalités, croira à un autre moi, ou à des moi multiples
ou alternants : il n'y a pas là de réelle difficulté pour
l'unité du moi spirituel. Peillaube, Les images, 1910 ,
p. 196 sq.
Ce qui nous montre bien le moi spirituel en pleine
initiative : ce sont nos décisions. « Nous avons le sen-
timent d'aller dans le sens de la plus grande résistance,
chaque fois que nous prenons une décision qui nous
coûte... Les motifs inférieurs ne cessent pas de nous
paraître ouvrir sous nos pas un chemin autrement aisé
et doux à suivre. » W. James : op. cit., p. 596. Imagi-
nons un saint qui se tait par vertu sous le scalpel du
chirurgien : quelle meilleure preuve que l'esprit
déborde le corps et que l'âme domine ses états!
L'âme n'est d'ailleurs pas seulement connue média-
lement, par le moyen du raisonnement, comme la
cause proportionnée aux faits de conscience, elle est
d'abord atteinte directement, de manière confuse dans
ses opérations mêmes. Quoi qu'en pense Kant, Cr;7. de
la rais, pure, tr. Tissot, t. h, p. 308, on ne peut regar-
der la simplicité de l'âme, comme équivalent peut-
être, à une résultante, à l'unité d'une direction après
plusieurs impulsions au mouvement. Le moi est bien
autre chose. Comment s'offre-t-il à l'expérience
interne? « Nous ne pouvons nous connaître comme per-
sonnes individuelles sans nous sentir causes relati-
vement à certains effets... Le moi s'identifie complète-
ment avec cette force agissante. » Maine de Biran,
Fondements de la psychologie, œuvres inédites, p. 49;
Œuvres publiées par P. Tisserand, 1924, t. ni,
p. 180 sq. Ce psychologue de génie a ouvert la voie,
en France, à la restauration du spiritualisme en mo-
trant que nos premiers éléments donnés à la conscience
sont déjà des synthèses actives. Et Kant n'a-t-il pas
dû couronner toute sa construction artificielle de
« formes » a priori par la » conscience transcendentale
a priori », sorte de forme suprême de toute unité pen-
sée? « L'âme se sent comme cause dans chacun de ses
actes, comme sujet dans chacune de ses modifica-
tions. » Th. Jouflroy, Nouveaux mélanges, p. 202.
Jamais, d'ailleurs, des éléments distincts juxtaposés
ne pourraient avoir une telle conscience commune :
celle-ci est un donné premier, non une résultante, un
aggrégat. P. Janet, Le matérialisme contemporain,
p. 129.
La physiologie contemporaine qui enseigne que le
corps humain est en perpétuelle transformation par
l'assimilation et la désassimilation, ajoute encore une
nouvelle preuve. Aucun clément d'un enfant de dix
ans ne subsiste plus chez le vieillard de quatre-vingts
ans. Et pourtant le vieillard croit être encore celui
qui eut dix ans, et son équation humaine et person-
nelle a vraiment persisté. Ce n'est donc pas le corps,
ni la file des états d'âme qui peut expliquer cette
continuité. On dira : les éléments se sont moulés
dans le même milieu. Mais précisément qu'on explique
donc ce « moule » avec des myriades de vibrations qui
changent ou des événements qui s'écoulent ! Pourquoi
leurs liens, leurs rapports entre eux et avec un même
centre stable interne? Lorsque Taine parle d'un « po-
lypier d'images», du moi comme d'un« ensemble d'évé-
311
MATÉRIALISME. CRITIQUE
312
nemeiits », De l'intelligence, t. i, p. 345, il affirme. et
nie la môme chose; il fait un effort de synthèse en
niant le centre simple qui en est la cause, sous pré-
texte qu'il ne le perçoit pas; or, de fait, nous le per-
cevons confusément dans la vie vécue.
3. Objection : L'équation entre l'intelligence et le cer-
veau. — Cette « équation » sera longtemps encore la
tarte à la crème du matérialisme; pourtant clic se
fonde tout bonnement sur une confusion entre la
condition et la cause. L'éclairage d'une salle dépend
de l'ouverture de la fenêtre et de l'état de l'atmosphère
comme de l'action du soleil sur la lumière; mais cette
dernière condition est pourtant seule vraie cause.
1. Rapports entre le cerveau et les manifestations de
la vie psychique. — - Posé le cerveau, la vie psychique
est présente-; sans cerveau, elle est absente ; «lie
varie avec l'état de celui-ci : donc il en est la cause.
Ou encore la conscience offre des antécédents, des
concomitants et des conséquents cérébraux, donc elle
s'avère une fonction du cerveau : voilà l'objection qui
sans cesse revient.
Il s'en faut d'abord que l'on puisse établir une
rigoureuse proportion entre l'accroissement cérébral
de l'enfant et le développement de son intelligence.
Si le poids du cerveau à la naissance atteint 330 gr.
et 770 gr. à 1 an, que conclure de la? L'homme des
cavernes possédait une capacité crânienne au moins
égale à celle des Parisiens d'aujourd'hui, environ
1600 c. m. c. Le mouton et le chien disposent d'un
cerveau de poids voisin, 80 gr. environ; et pourtant
le second manifeste une vie psychique bien plus riche.
Le cerveau de Cuvier pesait 1830 gr., celui de Broca
1484 et celui de Gambetta 1160 gr., inférieur aux
pesées moyennes. Le nombre et la profondeur des
circonvolutions, qui marquent le développement du
cerveau, paraissent davantage en rapport avec celui
de l'intelligence, comme aussi l'ouverture de l'angle
facial, chez les races cultivées. Cf. Lapicque, dans
Dumas, Traité de psychologie, 1923, t. i, p. 70 sq.
L'intelligence et le caractère varient avec le cli-
mat, l'âge, le sexe, le tempérament qui sont physi-
ques. — ■ Cette observation offre une certaine vérité.
Cependant quelle lucidité et quelle énergie chez cer-
tains vieillards! On connaît des femmes plus intelli-
gentes que bien des hommes. La race, le milieu, le
moment, cette formule de Taine qui assimilait les
esprits aux espèces animales, reste étrangement ap-
proximative!... Que de Malouins du temps de Cha-
teaubriand lui ressemblaient peu! Que de différences
au moral, souvent entre deux frères! Est-ce que l'in-
telligence se transmet par hérédité comme le type
physique?... Le corps ne saurait être assimilé à une
lyre dont l'âme serait l'harmonie. D'abord quelle
serait la raison de l'unité de cette lyre? Et puis la
créature humaine sait tirer de nobles accents, de
grandes vues même, d'un corps qu'un accident a
br'sé.
Plaisante intelligence, ajoutent d'autres, que quel-
ques gouttes de chloroforme endorment, qu'un verre
d'alcool fait délirer, que restaure un peu d'ammonia-
que! Un constipé est exposé à des hallucinations;
50 gr. de magnésie rendraient à l'âme spirituelle des
perceptions exactes. Comment celle-ci paraît-elle idiote
si le cerveau n'a pas le poids ou la forme normale?
— Mais ces faits prouvent simplement une dépen-
dance que nul ne peut nier.
Le mouvement qui agit sur nos organes doit possé-
der une certaine force pour être perçu, « c'est le
seuil de la sensation »; pour percevoir une nouvelle
sensation, il faut accroître cette force d'une quantité
déterminée. En moyenne, un mouvement volontaire
exige 13 centièmes de seconde de plus qu'un réflexe.
Donc on mesure : 1. l'accroissement des actes psychi-
ques, 2. leur durée; par conséquent ces actes, de l'ordre
de lu quantité, sont matériels. — On ne mesure pas
la sensation, mais seulement l'excitant nécessaire à
l'organe animé; ensuite celui-ci dépense plus ou
moins de travail musculaire dans sa réaction, sans
que l'on puisse lui trouver une quantité psychique,
ne serait-ce que parce que l'unité étalon resterait
à découvrir. Des excitations égales peuvent être
suivies de sensations fort variables selon les per-
sonnes et les moments ; l'aptitude présente à réagir,
voilà une inconnue de l'organe animé pour les psycho-
physiciens de l'école de Weber et de Fechner. Quoi
d'étonnant au temps écoulé? C'est celui qu'exige
l'adaptation des organes à la perception et au mouve-
ment. D'ailleurs, il y a succession dans les actes de
l'âme, mais aussi durée, tandis que les secondes au
cadran de l'horloge n'offrent que des points successifs
dans un temps mathématique homogène ; il serait
inexact de les assimiler : succession et durée sont deux.
2. Lésions et localisations cérébrales. — Il ne peut
s'agir de localiser l'âme, mais seulement les centres
nerveux qui servent au fonctionnement de notre psy-
chisme. Évidemment le cerveau, et plus spécialement
la substance grise de l'écorce, y ont la part tout à
fait principale ; des centres inférieurs peuvent aussi
provoquer des réactions automatiques. Depuis les tra-
vaux de Flechsig, on admet dans l'écorce grise, des zones
d'associations intercorticales et d'autres zones de pro-
jections où aboutissent les impressions sensorielles;
quand ces dernières seules sont lésées, le psychisme
fonctionne encore à peu près normalement : tels les
souvenirs, comparaisons, etc. Si le corps calleux, qui
fait le pont entre les deux hémisphères, est atteint, le
sujet souffre de défaut de liaison dans les idées. Si les
circonvolutions pariétales et surtout frontales ont une
lésion, on observe de l'apathie, de l'hébétude, du
délire et en général la perte de l'attention volontaire.
Malgré de nombreux travaux et l'accord des savants
sur bien des fixations, le rôle du cerveau offre matière
à de difficiles controverses pour spécialistes; mais l'en-
tente paraît se faire sur ces trois points capitaux :
1. Les divers centres agissent beaucoup plus solidaire-
ment qu'on ne l'avait pensé; « toute l'écorce est psy-
chique ». J. Grasset, Introduction physiologique à la
philosophie, 1908, p. 220; D.niel Vierge, aphasique
et agraphique, se met à fort bien dessiner de la main
gauche, par suppléance d'autres centres. Ibid., p. 215.
2. Le cerveau est un centre de mouvements, et non
un magasin d'images; 3. Les névroses sont aussi en
partie conditionnées par des arrêts de développement
d'organes, des intoxications, des modifications de
glandes à sécrétion interne. P. Janet, Les névroses,
1909, p. 39; Régis et Hesnard, La Psychoanalyse,
2e édit., 1922, p. 361. Toute étude doit envisager
l'homme vivant dans son unité fonctionnelle. Un
aphasique n'est pas le moins du monde un fou. Plus
on s'élève vers la réflexion consciente et le choix
délibéré, plus on entre dans la sphère du psychisme
supérieur, avec des centres cérébraux alors différents,
selon Grasset, les mêmes, selon P. Janet et, P. Marie.
Dans toute infirmité psychique, c'est le cerveau qui
est atteint et non pas l'âme, mais celle-ci dépend de
lui pour exercer ses fonctions : c'est d'ailleurs ce que
nous allons encore mieux voir à propos des « mala-
dies » du langage. « Le rôle du cerveau est de donner
la communication ou de la faire attendre. » Bergscn,
Matière et mémoire, p. 16.
Le dément manque de pensées logiques ou bien
adaptées au réel; mais il est des malades qui pensent
juste et ne peuvent articuler (dysarthriques). Il en
est encore qui articulent bien et ne peuvent pas
parler (aphasiques) : c'est que le langage est une
fonction très complexe. Les mots vus ou entendus par la
313
MATÉRIALISME, CRITIQUE
31-4
vue et l'ouïe suivent les voies nerveuses jusqu'aux
centres cérébraux supérieurs, a travers des relais.
Quand les neurones inférieurs de l'articulation sont
atteints, neurones facial, spinal et hypoglosse, il y a
paralysie labioglossolaryngée ; la zone périrolandique
de l'écorce est aussi intéressée à l'articulation. Très
fréquemment l'aphasique est atteint au pied de la
troisième circonvolution frontale gauche (centre de
Broca). Dans la cécité verbale, le malade comprend les
mots parlés, non les mots lus, et son lobe pariétal supé-
rieur gauche est lésé. D'autres ne comprennent plus
les mots entendus, et l'on observe du ramollissement
à la 1" et 2" temporales gauches (surdité verbale et
centre de Wernicke). Selon Pierre Marie, ces dernières
circonvolutions joueraient le rôle principal dans ces
trois infirmités.
Comment donc concevoir les relations de la pensée
et du cerveau dans le langage? En réalité intelligence
et langage articulé sont chez nous en intime union.
C'est en créant une langue que des rapports entre les
êtres nommés ont été fixés; le monde a été symbolisé
par des phonèmes mis en connexion, des « concepts-
choses et des jugements-lois ». Puis la vie affective et
la vie sociale ont scandé les phrases et stabilisé les
formules. C'est aussi en réfléchissant sur le langage
spontané que l'intelligence a mieux pris conscience
d'elle-même. Toute langue est une variation sur ce
grand thème humain. Elle exprime tout le psychisme
des hommes; elle exige la mise en fonction de toutes
tes activités cérébrales. Un mot n'est rien; il doit être
saisi dans un ensemble, intégré dans une phrase; or
chose capitale, celle-ci se traduit aussi par un sys-
tème de mouvements virtuels dont les centres peuvent
avoir souffert. Alors l'attention à la vie se fait mal,
puisque l'organe qui reliait l'individu au réel est
atteint : tel cuisinier a oublié son métier; tel apha-
sique ne comprend plus le mot nager, parce que celui-
ci n'évoque plus de mouvements désormais; tel autre
souffre de confusion mentale, parce qu'il jargonne
et a perdu la mécanique des mots organiquement
systématisés qui sont la forteresse de la pensée. Le
cerveau ne pense pas; il esquisse une pantomime vers
la vie à l'état normal, et en celle-ci la pensée se
coule; c'est pourquoi c'est lui qui est malade dans les
infirmités psychiques et non l'âme; mais celle-ci
dépend étroitement de lui. Il arrive donc qu'une émo-
tion vive ramène les souvenirs soi-disant abolis : tel
sait marcher pour sauver son enfant ; tel crie alléluia à
la chute d'un zeppelin, puis redevient aphasique; les
verbes comme plus associés à des mouvements dispa-
raissent les derniers. Le cerveau monte des mécanismes
compliqués qui peuvent se rompre ; l'âme conserve des
souvenirs que le cerveau filtre en réactions utiles.
Quelle photographie cérébrale pourrait d'ailleurs cor-
respondre à car, mais, puisque, donc? La pensée
dépend du cerveau, comme l'ex.iclitude de l'l:o.-10ge
dïpend de sa matière, bois ou cuivre, sans que celle-ci
sullise à expliquer l'heure exacte. La pensée est
synthèse active, unification de rapports, ce qui
échappe à la matière. Peillaube, Les images, 1910,
p. 453. Dans l'aphasie de réception et compréhension
ou de Wernicke, comme dans celle d'expression ou de
Broca, une technique, qui nous épargnait la peine de
toujours recommencer, s'effondre, laissant l'esprit
dénué, comme un apprenti, en face des mots, de
leur sens pratique et de leur syntaxe : c'est le tableau
de commande des mouvements qui est brisé.
CI Bergson, Matière et mémoire, p. 173 sq.; Piéron,
Le cerveau et la pensée, p. 243; Delacroix, Le langage et
la pensée, 1924, p. 476-587 (essentiel); J. Grasset, op.
laud., p. 143 sq., p. 795 sq. ; Le paralogisme psycho-phy-
sique, art. de Bergson, dans Revue de métaphysique et de
morale, nov. 1904, p. 893 sq.; Tournay, dans Dumas,
Traité de psychologie, 1923, 1. 1, p. 196 « Mieux vaut ne viser
qu'à l'établissement de localisations très larges. »
4. L'âme humaine est spirituelle. — Jusqu'à présent
l'âme a été étudiée dans son action synergique avec
son corps, dans le composé humain. Mais elle jouit aussi
d'opérations pour lesquelles le corps n'est plus « co-
principe »; il n'est alors que l'instrument extrinsèque
dont les mouvements, au moins virtuels, amorcent
des images, tandis que celles-ci sont des supports
étrangers aux idées générales mêmes. C'est par
cette fonction suprême que l'âme humaine se dis-
tingue absolument de l'âme des animaux; c'est aussi
par elle qu'elle garde une nature propre, capable de
communier dès ici-bas à l'éternel, et de s'ordonner ainsi
vers l'immortalité pour laquelle elle est faite; nous
abordons vraiment le règne humain. Voir art. Ame,
t. i, col. 1029.
« L'effet doit répondre à la cause. » L. Bûchner,
Matière et force, p. 218 : « La fonction est propor-
tionnelle à l'organisation. » K. Vogt, Leçons sur
l'homme, 2e édit., p. 12; c'est-à-dire que l'on avoue en
somme ce principe : l'opération suit l'être et lui est
proportionnée. Or l'âme humaine, ajouterons-nous,
offre des opérations qui débordent les possibilités de la
matière. Donc elle est immatérielle; possédant des
fonctions propres, elle jouit aussi d'une nature- bien
à elle d'une vie originale.
a) Nous concevons et nous aimons la justice, l'hon-
neur, la vertu, le droit : l'homme meurt pour que
triomphent ces réalités, tellement à ses yeux elles sont
précieuses et sacrées. Ce sont elles qui ont donné leur
élan à toutes les civilisations. Que notre connaissance
débute par l'exercice spontané de l'intelligence sur des
faits sociaux où éclatent le mépris ou le respect de ces
valeurs, peu importe! Nous jugeons ces faits; tout un
élan raisonnable, un amour intelligent les domine et
les apprécie. Or rien de matériel n'apparaît, ni en ces
valeurs, ni en cet amour. Couleur, forme, mesure, poids,
parties n'offrent ici aucun sens; nous sommes en plein
monde immatériel, que déjà une intuition spontanée
et confuse nous livre, avant les savantes analyses du
moraliste. Cf. O. Habert, L'école sociologique et les
origines de la morale, 1923, conclusion.
b) L'idée et l'image s'opposent radicalement.
L'image, même composite et schématique, est particu-
lière, elle a une forme et une date; l'idée est générale,
elle est abstraite et ne date point comme telle. Aucune
sensation n'épuisera jamais la richesse de ma pensée
qui a saisi des rapports nécessaires dans le contingent,
qui a conçu le triangle et le chêne en général. Nous
dépassons toutes les possibilités du corps, particulier
et contingent, bien que ces idées aient humblement
débuté par des expériences concrètes. J'ai saisi des
rapports constitutifs d'une nature; j'ai deviné l'ordre
éternel dans la durée variable et temporelle. Cf. Albert
le Grand, De anima, 1. III, c. xiv; Peillaube, Revue de
philos., octobre 1911, p. 271 sq.
D'ailleurs que l'on pense sans images, cela ne paraît
guère contestable. On parle devant moi d'Aristote et
de Kant, des méthodes géométriques et biologiques ;
je sais que je comprends ce dont il s'agit, bien que ma
pensée reste implicite. N'oublions pas que l'homme
jouit d'une mémoire intellectuelle.
c) Un œil directement ne peut se voir. Comment
un organe localisé pourrait-il se replier sur lui-même
pour épouser tous ses propres contours, être à la
fois passif et actif sous le même rapport? Or, je pense
ma pensée et j'ai l'intuition de mon activité et de son
centre dynamique dans l'exercice de ma vie humaine :
donc par un côté j'échappe à la matière. Cf. Contra
dentés, 1. II, c. lxvi.
d) L'intelligence, parce qu'elle est immatérielle,
seule peut connaître tous les corps; la matière, qui est
315
MATÉRIALISME, GÉNÉRALITÉS SUR LE MONISME
316
toujours tel ou tel corps, ne le pourrait par assimila-
tion; donc l'âme intelligente possède un être propre
distinct du corps. Sum. tlieol., Ia, q. lxxv, a. 2 : Inlel-
leclus cognoscendo fit omnia.
Essentiellement l'âme est une activité qui saisit
des rapports, abstrait, généralise; mais aussi elle
pressent en eux l'ordre éternel qui la ravit et la porte
aux sentiments généreux. L'homme spirituel lutte
en nous contre l'homme charnel. L'animal ne con-
naît, lui, ni ces rapports, ni cet attrait spirituel, ni
ces luttes ; il se meut en la région intéressée des images,
ou mieux, il est mû. par des attraits sensibles. Cf.
Sum. theol., Ill-IIœ, q. xm, a. 3. Depuis l'âge des
cavernes, le chien est resté notre humble compagnon;
et chez les hommes, quel progrès! L'animal ne peut
être instruit, mais dressé seulement, par des associa-
tions d'images et d'intérêts. Au contraire, Darwin
constata qu'après "quelques années trois pauvres Fuc-
giens faisaient bonne figure à Londres I Descendance
de l'homme, trad. Barbier, p. 66.
C'est un intolérable abus de langage de parler,
comme M. Bougie, du « respect de l'autorité » ou du
« remords » d'un chien, L'évolution des valeurs, 1922,
p. 149. M. Guilleminot trouve dans le pigeon qui cesse
sa cour quand paraît le conjoint habituel « un certain
respect de la possession d'autrui »; il pense que la
plupart des sentiments, comme l'orgueil, le souci de
l'opinion, la honte sont déjà très développés chez le
chien. La matière et la vie, 1919, p. 24. C'est con-
fondre le monde des sensations et celui de la pensée.
Comprendre, juger, unir, parler abstraitement, voilà le
propre de l'homme qu'aucun animal n'a jamais
rejoint. « L'intelligence est un fait premier. Les diverses
tentatives de déduction de l'intelligence ont toutes
échoué... L'ordre inhérent au monde, et dont l'empi-
risme ne peut se passer, est l'intelligence elle-même,
qui de plus est l'aperception de cet ordre. L'empirisme
commence par admettre dans le monde les lois de
l'esprit, pour les faire passer ensuite du dehors au
dedans. Bien de plus contestable qu'une telle mé-
thode. Pour faire l'économie de l'intelligence dans
l'homme, on commence par la supposer réalisée dans
la nature... Chez les animaux supérieurs : quelques
jeux d'images, quelques lueurs de pensée confuse et
indifférenciée. » Delacroix, Le langage et la pensée,
1924, p. 87 et 99; Peillaube, J?wue de p/u7os., oct. 1911,
p. 277 sq.
Comment, de manière ou d'autre, ramener l'homme
à n'être qu'un objet matériel, un tas de cellules, elles-
mêmes tas de molécules, etc., quand précisément il
est caractérisé par sa capacité de savoir. Objet de
science, il en est aussi le sujet : il ramène les individus
à leur espèce, les faits à des lois, il compare, il unit.
P. Janet, Principes de métaphysique et de psychologie,
1897, t. i, p. 383. Nous relevons de la pensée et non
seulement de l'espace et de la durée. Pascal, édit.
Brunschwicg, p. 488. Là est le règne humain.
IV. Le monisme. — 1° Généralités en vue de circons-
crire le sujet. — L'étiquette monisme pourrait être
appliquée à des systèmes fort divers.
En principe, elle signifie identité foncière en nature,
de tout ce que nous connaissons. A ce point de vue, le
monisme peut être matérialiste, idéaliste, biologique,
psychologique, athée et panthéiste, selon les cas. Le
spiritualiste est moniste, en ce sens qu'il rattache
tous les êtres à un Créateur providentiel; on a le droit
également de travailler à concilier les lois physiques
et morales, savoir et croire, la raison et la foi.
Le Dantec réduit toutes choses à des mouvements
quantifiables. Lachelier (1832-1919), Lotze (1817-
1881), Emerson (1803-1882), Ernest Mach (1838-
1896), pour des raisons diverses, ramènent le Cosmos
à des représentations, comme Ostwald à des mutations
de l'énergie. La pensée d'un Farménide était déjà
unitaire.
Selon l'humanitarisme de A. Comte (1798-1 837,1,
tout le connaissable représente l'ensemble des opi-
nions, des conceptions sociales d'une époque : « l'âme
est fille de la Cité »; donc l'humanité est notre mère
et pour qu'elle remplisse son rôle, nous devons la
servir. Durkheim (1858-1917) accentue encore ce
sociologisme qui s'inspire de l'évolutionnisme et du
pragmatisme, puisque nos opinions seraient dictées
par les nécessités de la vie collective.
Par monisme, on entendra ici les systèmes qui
soutiennent que les états de la matière comme les états
mentaux, bien que parallèles, sont au fond identiques.
Matière et vie, corps et âme seraient la double forme
sous laquelle, à des degrés divers, se présentent tous
les êtres. L'esprit s'y définit une fonction de la ma-
tière, et celle-ci, une représentation de l'esprit, car
on ne peut les séparer.
« La conscience, avec ses états multiples et cepen-
dant unis étroitement, est pour notre conception
interne une unité analogue à celle qu'est l'organisme
corporel pour notre connaissance externe. La corré-
lation absolue entre le physique et le psychique sug-
gère l'hypothèse suivante : ce que nous appelons
l'âme est l'être interne de la même unité que nous
envisageons, extérieurement, comme étant le corps
qui lui appartient. » Wundt, Psychologie, t. n, conclu-
sion.
Dans le panthéisme d'un Spinoza, comme dans
celui de Fichte, Schelling et Hegel, tous idéalistes,
c'est l'Absolu qui, par un jeu fort singulier, s'épa-
nouit en notre monde; au contraire, selon le mo-
nisme, c'est plutôt le monde qui, en progressant,
s'approche vers cette «limite » qu'on nomme l'Absolu.
Un moniste idéaliste, comme J. Lachelier, entendait
bien rester théiste et catholique. L'échec de l'idéa-
lisme et du mécanisme, ou l'impossibilité de dériver
le monde de la pensée, comme aussi la pensée du
cosmos, n'a pas peu contribué à les faire identifier
dans le même être à double propriété physique et
mentale. L'horreur de l'idée obscure de création, le
problème du mal et surtout la finalité immanente
chez tous les vivants, plus manifeste encore, si l'on
admet leur évolution générale, ont aussi favorisé de
nos jours la doctrine moniste.
Le monisme qui retiendra notre attention prétend
trouver dans l'univers lui-même toute la raison d'être
de son existence et de son progrès : c'est un natura-
lisme systématique. Il peut s'inspirer de préférence de
la biologie ou delà psychologie : de là deux groupes de
doctrines.
2° Le monisme biologique de Hœckel. — Le relati-
visme humano-social de Comte, pas plus que « l'incon-
naistable » de Spencer, ne pouvaient satisfaire le
professeur de zoologie d'Iéna, Ernest Hseckel né
en 1834; la science à elle seule pourrait à la fois
donner à l'homme le secret de ses origines et de ses
destinées en le réintégrant dans l'évolution générale
de la nature, parce que la science nous inviterait à
la couronner, selon lui, par une métaphysique et
même une religion. Création, Providence, âme libre
et immortelle, miracle, autant de conceptions naïves
et anthropomorphiques qui oublient le déterminisme
scientifique, et en sont restées à l'époque où l'on
regardait encore le monde comme soumis à quelque
potentat. Il serait temps de faire la synthèse des
connaissances expérimentales, en y ajoutant ce que
la raison informée considérera comme leurs conditions
nécessaires et générales en vue d'éviter toute rupture
dans le déterminisme naturel.
En 1892, Hœckel a publié Le monisme, lien entre la
religion et la science, profession de foi d'un naturaliste;
ai;
MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME BIOLOGIQUE
318
et, en 1899, Les énigmes de l'Univers, développement
du premier. Ces livres très répandus font preuve d'une
vaste culture, mais surtout du désir de trouver en la
nature une véritable déité, formidable, éternelle, dont
nous serions les métamorphoses actuelles, capable de
s'élever jusqu'à la conscience d'elle-même et à l'ado-
ration de ses forces, la religion de l'avenir.
D'abord qu'est-ce que la substance matérielle, ou
t l'étofTe » dont sont faits tous les êtres? Ici, Hreckel
s'inspire de Spinoza. L'étendue et l'énergie avec
leurs métamorphoses sont les attributs inséparables
de la substance éternelle. Énigmes, p. 249 : voilà
le seul mystère qui subsiste de ceux que maintenait
Dubois-Reymond, le secrétaire désabusé de l'Acadé-
mie des sciences de Berlin. Dans la substance primi-
tive homogène s'est produit un double effort :
1. de condensation en atomes puis en masses pon-
dérables; 2. de résistance due à l'emprisonnement
de l'éther interastral et interatomique. Ces deux élé-
ments éprouvent satisfaction, les uns à se grouper
les autres non; de cette lutte naissent tous les événe-
ments de la nature. Ainsi le travail dépensé par
l 'et lier libéré pour dissocier la vapeur d'eau se retrouve
sous forme de mouvements, comme l'énergie solaire
des temps carbonifères qui a permis aux végétaux
d'assimiler le carbone, se retrouve dans la houille et
son potentiel. Conservation de l'énergie, conservation
de la masse, perpétuelles métamorphoses sans déca-
dence définitive de l'énergie utilisable (p. 283), voilà
les lois suprêmes de la substance où s'éveillent aussi
des virtualités psychiques, une sourde conscience
(p. 252). Les phénomènes caractéristiques de la vie
sont simplement les modes d'activité qui conviennent
aux corps albuminoïdes et à certaines combinaisons
complexes du carbone; la génération dite spontanée
devient donc un postulat nécessaire sous peine
d'admettre le miracle abhorré.
Ainsi Hœckel prétend substituer la création natu-
relle à la création artificielle; l'homme lui-même n'est
qu'un anneau de la chaîne éternelle des êtres, car les
espèces sont nées les unes des autres par transforma-
tion, sélection et adaptation. Newton avait expliqué
scientifiquement le monde céleste; Darwin et La-
marck ont réussi pour le monde vivant. L'homme,
qui compte le pithécanthrope muet parmi ses ancêtres,
appartient à la même branche généalogique que les
autres vertébrés (p. 95). L'âme désigne l'ensemble
de nos fonctions psychiques, qui proviennent aussi
par évolution de celle des animaux et de celles des
atomes (p. 106, 127). La conscience claire est d'ail-
leurs loin de paraître coextensive aux activités psy-
chiques; elle ne se rencontre que chez les animaux pour-
vus d'un système nerveux centralisé. Les « centres
d'association » de Flechsig sont « les véritables organes
de la pensée » (p. 212). La volonté n'est que la cons-
cience de nos tendances : l'amour de Paris pour
Hélène, physiquement, revenait, en somme, à l'ap-
pétit d'un spermatozoïde pour un ovule, comme
l'eau est due à l'attrait condensateur de l'oxygène
pour l'hydrogène; le poids de l'hérédité préside aussi
à cette dynamique des émotions et des vouloirs.
.Mais comment remplir le vide creusé par la fin,
encore éloignée d'ailleurs, des religions? Par le triple
culte du Vrai, du Bien et du Beau, que le christia-
nisme aurait soi-disant méprisé en dédaignant la
science et les beaux-arts, suspects d'arrêter notre
élan vers le ciel, et en présentant la morale comme
une soumission à un monarque imaginaire. Le monisme
de Ha?ckel substitue donc cette Trinité réelle, imma-
nente et humaine, à celle des théologiens. Pour lui,
dit-il, la beauté est une fin en soi, non une façon de
prédication morale, et le bien, la solidarité des hu-
mains, la pitié, l'altru'sme. L'État armé du monopole
de renseignement devrait répandre le monisme; par
l'étude des religions comparées, il marquerait leurs
origines naturelles et conserverait, transposées, laï-
cisées, les valeurs pures que contenaient leurs légendes
fragiles.
Caro, Le matérialisme el la science, 5" éd., 1890; Vigou-
roux. Les Livres saints et la critique rationaliste, 3° éd.,
1890, t. m, p. 363-436; Revue de philosophie, articles de
51. V'ignon, 1904, 1905 : Boutroux, Science et religion,
1905, p. 119-138; sur A. Comte, Revue de philos., sept. 192-J,
article de O. Habert.
L'appareil scientifique dont s'entoure le monisme
un certain engoûment à la mode à la fin du xix6 siècle
tournèrent la tête à une Bretonne, Clémence Royer
(1830-1902). Dans son livre, La constitution du
monde; Dynamique des atomes, 1900, elle reprend les
idées de Hrcckel. La substance éternelle se présente
sous trois aspects : éthéré, matériel, vitalitàre. Toute
matière est au moins à quelque degré douée de sourde
conscience; il n'y aurait donc aucune solution de
continuité de l'atome à l'homme, La sensation, degré
élémentaire de la conscience, suppose contact, donc
ne peut se présenter qu'en des sujets matériels et
comme leur propriété; toute la psychologie humaine
ne serait ensuite qu'une transformation de nos sensa-
tions, une évolution de cette propriété de la matière.
Le Roumain Basile Conta (1846-1882) identifie la
force et la matière. Avec les atomes éternels, le vide,
la nécessité, le mouvement, l'espace et le temps, il
croit établir une cosmogonie moniste. La loi suprême
de la nature, c'est la montée et la descente, de l'inor-
ganique au conscient, puis inversement. La théorie
de l'ondulation universelle, traduite en 1893. En chaque
être d'abord, on observe cette « ondulation », de la
vie à la mort, chez l'étoile, comme dans le brin
d'herbe; puis les ondulations chevauchent les unes
sur les autres, jusqu'à l'homme. — On voit par ce
bref exposé combien l'imagination se mêle aux
données scientifiques chez les monistes. Eussent-ils
prjuvé — ce qui n'est pas — que l'évolution géné-
rale représente la courbe de l'univers dans l'espace
et le temps, ils n'auraient pas démontré — ce qui est
pourtant la question — . que cet univers possède en
lui-même sa raison d'être.
Plus récemment M. H. Guilleminot, chef de tra-
vaux de Physique biologique à la Faculté de méde-
cine de Paris, résumait ses nombreux ouvrages en un
volume portatif, La matière et la vie, 1917, en vue de
tirer de la biologie une philosophie générale moniste
d'intention. Tout d'abord, il insiste longuement sur
les conditions physico-chimiques de la vie, sur les
métamorphoses de l'énergie dont elle est le théâtre
et sur la dégradation de l'énergie utilisable, par radia-
tion calorique, sa forme finale. Notre globe perd plus
qu'il ne reçoit. Devons-nous en conclure à la fin de
toute vie dans un temps éloigné?... Alors pourquoi
l'univers, qui eut pourtant l'éternité devant lui,
paraît-il encore si loin de cette mort? Ne serait-ce
pas, peut-être, parce que dispersée au sein de l'éther,
l'énergie trouve enfin où se régénérer? (p. 105). Rete-
nons cependant cette loi : plus la vie est intense et
plus elle dépense.
Ce qui caractérise tous les faits de la nature, depuis
les faits physiques jusqu'aux faits vitaux, instinctifs
et même volontaires, c'est une certaine orientation
native, la loi générale d'option. La molécule d'al-
bumine, si petite, dispose d'une architecture et d'ha-
bitudes précises. Chez les vivants, nous constatons
ces réponses spécifiques régulières, d'un muscle,
d'une glande, d'une cellule nerveuse. L'instinct des
animaux, comme les décisions de l'honnête homme,
représentent aussi des options, des choix entre cent
autres. Comment expliquer ces choix utiles à l'es-
319 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 320
pècc, cette finalité? Ici, nous allons enfin saisir le
secret du progrès des choses et des civilisations, la
clé de notre destinée. Toute action a été suivie de
réaction; celle-ci a été plus volontiers répétée parce
que plus facile; or les réactions utiles à la conser-
vation de chaque individualité ont été conservées
par elle : sous peine de disparition, la sélection natu-
relle les a fixées et ces êtres mieux favorisés avec
elles. L'irritabilité est la propriété essentielle des êtres
organisés, or elle s'est ainsi trouvée canalisée par la
force mécanique des choses. « L'option chimique due à
la présence d'agents de triage peut en principe être
une option de hasard dont les effets sont tributaires
du calcul des probabilités; mais elle devient fatale-
ment dirigée dans le sens de l'utilité individuelle et spé-
cifiquepar l'entrée en scène de la sélection naturelle. »
P. 174. « L'accouplement entre l'action et la réaction
est d'autant plus serré... que la réponse est plus utile
à la vie. » P. 196. La mémoire du chemin parcouru
devient « facilité » de la répétition du déjà fait...,
ailleurs atavisme, hérédité. » P. 207. « Ainsi l'option
de hasard devient fatalement une option systématisée,
puis une option imposée comme une loi. » V. 221. Ainsi
s'expliquerait la sécrétion en notre corps des bacté-
riolysines et des antitoxines si utilement gardée.
L'homme, placé au sommet de l'échelle des êtres,
jouit de la capacité d'apprécier le caractère égoïste de
ses actions et de leur préférer librement (p. 265) celles
qui favorisent la vie familiale et sociale. L'idéal moral
et la bienfaisance sont ainsi des options naturelles
fixées par la civilisation. Quelle vue magnifique,
s'écrie l'auteur, que cette évolution générale des êtres,
vers l'ordre social 1 Enseignons donc aux enfants à
mettre leur joie à collaborer avec elle jusqu'au
sacrifice, à respecter les grandes lois de la vie, si
méconnues par les utopies socialistes. La biologie s'est
ici muée en théologie : In ea (natura) vivimus,
movemur et sumus.
Que de postulats cachés dans cet exposé où l'ima-
gination se farcit de considérations scientifiques!
Continuité de nature de l'atome à l'homme, finalité
expliquée par des myriades d'essais dus au hasard,
unité de l'atome, unité de l'organe, unité du vivant
posées sans raison proportionnée, liberté inexplicable
comme initiative, selon le déterminisme biologique,
loi morale assimilée à une simple résultante d'essais
retenus pour leurs services, à un faitjcomme un autre :
voilà le bilan de ce monisme. Tous les clichés de l'école
sensualiste et utilitaire, fusionnés avec la sélection
darwinienne inspirent l'auteur, qui, en somme, apporte
peu de nouveau. La nature physique a ses habitudes
et le vivant les emploie en les pliant à ses propres fins;
mais le hasard ne peut rendre compte d'un tel ordre
universel. L'intelligence ne nous serait-elle donnée
que pour nous annoncer notre néant 1 et aussi « la
mort, un jour, de tout l'univers dans l'éternel repos
des éléments »? Peut-être que la science future appor-
tera « quelque baume consolateur à notre angoisse
du doute » (p. 276). Et après de telles paroles de déses-
pérance, on a beau enfler la voix pour nous enseigner
à vénérer les lois de la nature, chacun se souvient des
vers de Vigny dans La maison du Berger :
On nie dit une mère, et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
3° Le Monisme psychologique. — 1. Des phénomé-
nistes idéalistes comme African Spir (1837-1890) et
Jean- Jacques Gourd (1850-1909) sont monistes en ce
sens que rien n'existerait que nos pensées; quant à
Dieu, il serait cette pensée qui échappe à toute loi, à
toute condition, à laquelle nous sommes portés à tout
suspendre, comme au centre lumineux et idéal qui
systématise nos espoirs et nos consolations.
Louis Lavelle, La dialectique du monde sensible,
1921, paraît corriger Bergson par Lachelier et Fichte.
c Le monde extérieur n'est qu'un faisceau de représen-
tations » (n° 26,72), données dans l'espace et le temps,
avec le mouvement et les autres qualités sensibles.
L'esprit saisit parmi ces données des rapports et il
existe alors pour lui; l'âme lutte contre certaines
d'entre elles qu'elle appelle son corps, par exemple,
dans la tempérance; Dieu, c'est l'intelligence pure :
dans la contemplation intellectuelle, l'âme unie à
Lui, comprend en Lui toutes choses (n° 259). Toute
réalité serait d'ordre mental et purement dans le pré-
sent (phénoménisme) (n° 476).
L'italien Robert Ardigo (né en 1828) s'arrête à nos
états de pensée, comme à l'ultime élément que nous
puissions connaître : comment sortir de soi en effet? La
nature même de cette étoffe mentale nous échappe;
chacun la détermine pour soi à tel moment de l'espace
et de la durée. Forme même du moi, le non-moi s'offre
comme un système de représentations qui s'associent,
mais leur commun tréfonds reste inconnu. Toute
distinction, toute relation ne nous offre que nos deux
points de vue, physique et psychique. La science
positive est limitée aux lois des phénomènes de
conscience. Cf. Psychologie comme science positive.
Le professeur de Naples, A. Alliotta, paraît se ratta-
cher à Ardigo. Seuls existeraient les esprits, éternels,
en transformation morale perpétuelle. Notre desti-
née consiste en la suprématie de la pensée sur le donné
psycho-physiologique et dans l'accord entre les esprits.
Tout dépend de nos volontés. La mort est une renais-
sance de plus en plus élevée, selon la vie antérieure-
ment vécue; « c'est de nos efforts que la réalité
attend sa perfection. » L'éternité des esprits, 1924,
p. 87, 97, 133, 145, 172.
2. Un noble idéalisme inspira aussi Etienne Vache-
rot (1809-1897) mais, avec lui, nous quittons le sub-
jectivisme. Ce penseur maudit l'athéisme; cependant
malgré de réels progrès vers le concept d'un Dieu
transcendant, souvent il oscille entre le panthéisme
et le monisme.
Il écrit dans l'Histoire critique de l'École d'Alexan-
drie', en 1846 : « Il est tout aussi impossible de conce-
voir Dieu sans le monde que le monde sans Dieu. »
T. m, p. 292. Cependant, tandis que pour Plotin le
monde est une chute, une dégradation à l'égard de
l'Unique primordial et absolu, pour Vacherot il nous
offre au contraire « un progrès continu de la nature à
l'esprit ». Ibid., p. 328. Dans La métaphysique et
la science (1859), il oppose réalité à perfection.
Déjà Hamilton et Mansel, en Angleterre, avaient
signalé le caractère impensable de Dieu ; la foi seule
pourrait atteindre cet « Inconnaissable ». Pour
Vacherot, la perfection est, par essence, incompatible
avec l'existence : elle reste toujours de l'ordre idéal,
comme, par exemple, la géométrie, la sainteté et la
justice pures. Telle figure, comme tel sage seront
toujours imparfaits. Le Dieu parfait, il ne faudrait
donc point le chercher dans le monde, mais dans le
ciel de la conscience. La nature est pourtant grosse
de cette idée sourde qui la soulève jusqu'en l'homme,
où elle arrive à la conscience d'elle-même. T. h,
p. 544. Un grand effort d'approximation se marque
dans Le nouveau spiritualisme, paru en 1884. L'au-
teur continue à considérer le Parfait « comme un type
supérieur à toutes les conditions de la réalité », p. 302;
mais il veut cependant un Dieu réel dont le monde
serait l'œuvre éternelle. Plus de Dieu-progrès; seul
le cosmos passe par les phases du devenir et de l'évo-
lution; Dieu est la cause première, la Fin dernière
des êtres et leur Providence; Il est cause de vraies
causes, ouvrier d'ouvriers. « II n'est pas le monde
puisqu'il en est la cause... Il reste distinct de ses
321 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PS YC IIOLOGIOUE 322
créations, non pas comme une cause étrangère et exté-
rieure au monde, mais en ce sens qu'il garde toute sa
fécondité, toute son activité, tout son être après
toutes les œuvres qu'il crée sans les faire sortir de
son sein. Il en reste distinct en demeurant au fond de
tout ce qui passe. » P. 308. En 1894 et en 1895, il
consigne ses ultima verba sur des billets de faire
part. Ii voit dans le christianisme de magnifiques sym-
boles humains, « la théologie n'est qu'une psychologie
supérieure »; la philosophie aurait pour rôle de les
repenser, en fusionnant l'âme même des diverses
Églises pour la sublimer. Ollé-Laprune, Et. Vacherot,
1898, p. 87 sq. Voici à l'horizon le protestantisme
libéral avec son symbolo-fidéisme.
Pourquoi ce penseur généreux n'a-t-il pu s'empêcher
d'imaginer l'existence et la personnalité sur le modèle
des êtres finis '? Ibid., p. 99. Comme l'observait
Caro : « La question est de savoir s'il n'y a vraiment
d'existence et de réalité possibles que sous la forme
que l'expérience nous révèle. » L'idée de Dieu et ses
nouveaux critiques, 1883, p. 255.
Sans doute quand nous parlons de Dieu, force nous
est de parler la langue des hommes; pourtant autre
chose est le Dieu indéterminé des panthéistes et autre
chose le Dieu ineffable dont je renonce à mesurer les
perfections. Le considérer comme une sorte d'homme
très puissant et très bon, ce peut être une naïveté
populaire, ce n'est point une connaissance qui res-
pecte son essence : Vere tu es Deus abscondilus. En faire
la force aveugle de la nature, c'est l'assimiler à la
pierre qui roule et à l'eau qui coule; l'imaginer comme
une vie instinctive et inconsciente, c'est le rappro-
cher de la plante. « De tous les symboles par lesquels
on peut essayer de le représenter, l'âme humaine est
certainement celui qui s'éloigne le moins de ce divin
modèle; mais elle n'en est qu'une ombre, et ce n'est
que par des à peu près que nous pouvons conclure de
nous à Lui... Quel miracle que l'Etre absolu et sub-
sistant par soi-même soit incapable d'atteindre la per-
fection, et qu'un des phénomènes passagers dans lequel
cet absolu se manifeste soit capable de se créer à
soi-même l'idée de perfection!... Quel triste ciel que
ce ciel qui ne vit qu'en nous, qui naît et qui meurt
avec nous et dont le seul lieu est la pensée! » P. Janet,
La crise philosophique, 1865, p. 173 et 150.
L'être n'est pas univoque entre l'Absolu et les créa-
tures. Qu'est-ce à dire? sinon que l'Absolu a en Lui-
même tout ce qu'il faut pour exister, qu'il contient en
Lui seul la source de l'être, en un mot que Lui seul est
l'Être par soi. Déplus, nous ne sommes pas dualistes :
grâce à Lui — et non en face de Lui et sur le même
plan — nous participons à l'être : « In eo vivimus,
movemur et sumus » Act , xvii, 28. Il possède donc
la réalité en sa plénitude indéfectible. Qu'est-ce à dire?
sinon la perfection coexistensive à l'être total. Pour-
quoi d'ailleurs le limiter à tel degré? Tel hégélien alors
sera tenté de le faire partir d'un presque rien riche de
virtualités. Et ce serait là le principe de tout?... Com-
ment concevoir que l'idée agisse sur une nature qui
l'ignore? Qu'on essaye de concevoir une monère sti-
mulée à se développer par l'idée de vertébré qui
n'existe pas même encore!... La personnalité de Dieu
ne s'oppose pas au reste de l'univers, comme nous
au non-moi. « Il est ce qui fait qu'il y a des personnes,
ce qui fait que les êtres finis en participant à Lui,
ont et deviendront des personnes. » Il est le Bien per-
sonnel, jouissant de Lui-même dans une conscience
infinie, qui gouverne le monde habituellement par
des lois générales conformes à sa sagesse. P. Janet,
Principes de métaphysique, 1897, t. n, p. 121. Si la
création est mystérieuse, La métaphysique et la science,
t. n, p. 594, pourquoi la rejeter comme indigne d'un
penseur? Dans tous les systèmes, celui de Vacherot,
DICT. DE THÉOL. CATH.
comme les autres, le rapport et le passage de l'Absolu
au relatif, de l'Infini au fini reste mystérieux.
3. Autant que le souple esprit de Renan (1823-1892)
peut avoir professé un système, on a pu appeler celui-
ci un positivisme artiste ou féminin, beaucoup plus
qu'un hégélianisme. Hegel est dogmatiste, il croit
à la soumission des faits à l'idée, Renan est relativisle;
pour lui nos opinions métaphysiques et religieuses
dépendent d'abord de notre constitution, surtout
mentale, et de l'état général de la civilisation? Malgré
toutes nos sciences, nous ne pourrions jamais atteindre
que l'humain, c'est-à-dire le produit de notre pensée,
quand elle réagit sur la grande énigme qu'est l'univers
(semi-idéalisme inconséquent).
Les sciences positives et l'histoire restent les deux
disciplines qui nous permettent le mieux d'approcher,
encore à notre mesure, du fond des choses. Que nous
disent-elles? Un monisme fort voisin de celui de Vache-
rot dans La métaphysique et la science. L'univers
obéit à des lois invariables et l'on n'a jamais constaté
de dérogation à ces lois. Aucune trace de volonté
particulière ou d'une intention, en dehors de celles
qui proviennent de l'intelligence des hommes. Avec
le temps et la tendance au progrès, nous possédons
humainement la clé de l'explication de l'univers. Une
sorte de ressort interne poussant tout à la vie, voilà
la grande hypothèse nécessaire. Il y a une conscience
obscure de l'univers, une pensée centrale qui se forme
progressivement et dont le devenir n'a pas de limites.
Le seul instrument de nos connaissances est la science
inductive. L'historien lui emprunte ses procédés ana-
lytiques et le principe des conditions d'existence. Tout
est illusion ou vanité en dehors du trésor de vérités
ainsi acquises et qui sans cesse s'accroît. L'avenir de
l'humanité est dans le progrès par la science. Cf.
L'avenir, de la science, écrit en 1848, publié en 1890.
Les religions appartiendraient à la période mytho-
poétique de l'humanité; elles révéleraient, non le
fond des choses, mais les désirs et les rêves humains
capables de nous soulever de terre et d'apaiser entre
eux les égo';smes; ce sont des créations du vouloir-
vivre, comme l'art d'ailleurs, si propre à nous commu-
niquer l'élan nécessaire à la vie (pragmatisme). Les
philosophies tiennent à la fois de la science et de l'art:
elles sublimisent les symboles religieux et satisfont
l'esprit à la recherche de vues générales sur le monde.
Tels sont les points /ixes que Renan maintint toujours
dans le « devenir »
La nature paraîtrait une sorte d'artiste qui agit
par inspiration et sans aucune science. La conscience
serait l'harmonie résultant du jeu de certains groupe-
ments à.f molécules ; de la nébuleuse à la civilisation
il y auiait continuité. Le Dieu réel, on pourrait le voir
diffusé, éparpillé dans l'univers, comme son élan
consubstantiel, le Dieu parfait appartiendrait à la
pensée, à la catégorie de l'idéal. Après la mort, nous
pouvons espérer survivre dans le souvenir de nos
amis et dans l'élan renforcé vers le vrai et vers le bien
de l'humanité fComti'sme'i.
Ce ne peut être qu'en vertu d'une hypothèse chérie
que Renan franchit les trois impasses capitales pour
l'évolutionnisme : le passage de la matière brute à la
vie, puis à la conscience, enfin à la pensée. Rien ne
prouve la pure et simple continuité des êtres, sinon
l'horreur du miracle et la foi dans le déterminisme
naturel. Où trouver dans ce monisme, parti de la
nébuleuse primitive, l'explication de l'unité de l'in-
dividu, de la conscience et de la pensée? Comment
serions-nous des- personnes, des centres d'initiative?
Comment rapporter l'ordre du monde au jeu de
forces aveugles? Une cellule vivante, l'âme de Vin-
cent de Paul, l'esprit de Pasteur seraient le produit
de je ne sais quel « nisus » immanent, aveugle
X, — 11
323 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 324
et sourd!... Dans ces trois exemples, il est une unité
spéciale, une synthèse active originale que l'on ne
peut déduire d'un simple groupement d'éléments.
L'analyse reste impuissante pour expliquer la vie, la
conscience et l'esprit humain ; ce sont trois données
qui ne peuvent que commencer d'emblée. Le progrès
dans l'univers ne peut être contesté. Mais prêter
à la nature des instincts dont elle serait la source
première, des tendances au progrès, des facultés
poétiques, n'est-ce pas simplement poser un fait
obscur sans lui chercher une raison suffisante? L'his-
toire, dont les secrets ressorts sont des événements
psychologiques, ne peut que les observer dans un
individu, qui, lui, leur donne une physionomie à
part, une cpntinuité, une unité qui ne sauraient se
passer de métaphysique; chacun, en effet, en ratta-
chant à son passé, les faits de son histoire, dépasse le
point de vue des phénomènes et du devenir pour celui
d'un sujet qui dure ou substantiel. Que penseraient
des valeurs morales les civilisations, si elles n'y
voyaient plus que l'image embellie de leurs désirs?
une source de lyrisme et d'enchantement, un
« alcool » supérieur?... On ne peut indéfiniment pré-
férer la chasse à la prise et cultiver la vie spirituelle
sans y croire.
4. Très éloigné du dilettantisme, au contraire, et
confiant dans l'intelligence, hors de laquelle, il n'y a
que la nuit « belle, mais peu sûre », Alfred Fouillée
(1838-1912) a consacré sa carrière de philosophe à
repenser l'évolutionnisme spencérien, trop mécaniste,
du point de vue psychologique; il espérait formuler
ainsi un évolutionnisme vraiment moniste, un sys-
tème naturaliste unitaire, dont les fondements seraient
à la fois immanents et expérimentaux. L'c'volu'ionnisme
des idées-forces, 1890, p. v
En effet, H. Spencer laisse subsister trois termes
irréductibles : la matière, l'esprit et l'inconnaissable;
ne pourrait-on, au contraire, expliquer l'univers par
un ensemble d'éléments dont le caractère foncier est
« l'appétit », tendance active vers leur bien (p. 298),
et l'effort dans l'homme pour se libérer des chaînes de
1 égoisme, par la conscience de ce qui convient à son
espèce ? On a trop confondu loi avec cause, raisons. Un
corps tombe selon la loi de la gravitation, mais en
rasion d'énergies, de poussées intérieures, p. Lin.
La mécanique ne nous offre que des cadavres infinité-
simaux. Notre unique possibilité de connaître le
monde consiste à partir de nous mêmes, seule réalité
atteinte directement, pour l'imaginer d'après ce
modèle; c'est ainsi qu'une équation inévitablement
humaine marque toutes nos conceptions: mais il faut
s'y résigner ou ne rien savoir, p. lxxii. Le mécanisme
ne voit que les jeux de surface des êtres, tandis que
l'effort pour garder l'être et pour l'accroître nous en
livre le fond, qui en son intimité est psychique. Esquisse
d'une interprétation du monde, 1913, p. 153. Ne parlons
donc plus d'idées-rellets, mais de conscience dyna-
mique consubstantielle à la matière; la cosmologie
est aussi une psychologie quand on veut retrouver
l'étoffe primitive dans laquelle les choses ont été
taillées. Plus d'hiatus comme chez Spencer. « Les élé-
ments psychiques ont existé dès le début sous une
forme rudimentaire; l'évolution ne fait que les rendre
plus manifestes. » L'évolutionnisme..., p. 279. Sans
doute la réalité n'est pas identique à notre pensée,
mais cette réalité ne saurait non plus se passer de
tout élément psychique. P. 278.
Tout essai de déduire -la pensée du mouvement a
échoué; la création ex nihilo est impensable ; le mental,
c'est la réalité intérieure qui parvient à se rendre pré-
sente à elle-même, le physique la prolonge et la réalise
extérieurement. Dans l'univers tout est en relation
mécanique, mais aussi sympathique probablement;
toutes choses sont » conspirantes • parce que parentes.
Au siècle futur, au lieu de dire : le psychique est l'ombre
du physique, on dira : le physique est l'ombre du
mental, bien qu'ils soient la même réalité envisagée
à deux points de vue différents. L'avenir de la méta-
physique, 1889, p. 77 ; cf. G. Delmas, dans Éludes,
mars 1891.
Chaque être baigne dans le tout et en dépend. ■■ La
réalité est infinie, infiniment infinie; mais en quoi
cette infinité l'empêche-t-elle d'être en même temps
une, cohérente, solidaire en l'infinité de ses parties?
Non, sans doute, elle n'a pas d'armature logique pour
la soutenir comme du dehors; mais elle a une arma-
ture causale, ou plutôt elle n'a aucun besoin d'arma-
ture, étant la causalité infinie et réciproque, partout
causante et causée. Par cela même, elle a sa rationalité
immanente, son intelligibilité infinie qui déborde
toute intelligence finie. » Esquisse, p. 209. La philo-
sophie cherche l'être intérieur des choses; elle se
« représente le inonde entier comme analogue à la vie
consciente ou subconsciente ». Ibid., p. 212. En chaque
être particulier se retrouve quelque chose du tout qui
le conditionne selon l'interdépendance universelle.
Notre imagination voudrait un premier commence-
ment pour s'y reposer, une limite à la division, un
premier anneau aux séries causales (ou le libre arbitre
d'indifférence), une substance inconditionnelle source
de toutes choses; mais notre raison s'y refuse; point
de source à un océan infini, point d'arrêt, mais des
causes causantes et causées sans fin. Ibid., p. 189. De
l'évolution nous ne possédons que quelques chaînons,
mais ils sont assez nombreux cependant pour exclure
le hasard et fixer la courbe en ses grandes lignes,
p. 261, et nous sommes sûrs qu'elle obéit à l'intelli-
gence, puisque la nôtre s'y retrouve. « L'intelligence
est l'unité profonde des fonctions essentielles de l'intel-
ligence et de celles de la réalité. » P. 276. Le désordre
même est une autre espèce d'ordre; même les appa-
rences, comme la brisure du bâton dans l'eau, obéis-
sent aux lois de causalité. Si le tout dépasse, notre
raison en chaque être et chaque fait, c'est que nous
sommes simple partie de ce tout. P 297. Mais penser
consiste pourtant, autant que possible, à unifier. La
moralité consiste à s'insérer dans le déterminisme, à
l'employer pour le dépasser, grâce à l'attrayant dyna=
misme de l'idée-force du bien universel humain.
P. 356. Si le monde avait commencé, à ce moment
la Cause première aurait aussi commencé à le créer,
ce qui serait contradictoire.
Les religions positives représenteraient une méta-
physique mythique, ritualiste et dogmatique! la
philosophie les muerait en symboles. Ainsi la parole
de Jésus : « Que ton règne arrive ! » devient : que la
vertu, le bien, la charité soient! Le philosophe pro-
nonce de tout cœur ce vœu '■- avec l'espoir que la
lumière intellectuelle se propagera à l'infini ». P. 411.
Le fond de l'être nous échappe : il est permis d'espérer.
Qui sait s'il n'est pas des formes de vie bien supé-
rieures à celle-ci? p. 403. Il semble donc qu'au soir
de son existence (1911) Alfred Fouillée ait envisagé
l'univers, dont nous sommes les fils, comme emporté
par un déterminisme de plus en plus conscient et de
plus en plus soumis à l'attrait du bien universel, grâce
aux vertus des saints et aux lumières des sages, donc
un déterminisme qui se dépasse constamment pour
tendre vers l'unité des intelligences et des volontés.
Telle est probablement la forme la plus philoso-
phique du monisme chez nos contemporains. (Nues
analogues chez A. Loisy, De la discipline intellectuelle,
1919, p. 44 sq., 116.) Chez un penseur aussi averti, il
se présente comme un syncrétisme, un essai de conci-
liation de la science et des principaux systèmes méta-
physiques pour retrouver la réalité en sa plénitude.
325 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 326
La forme primitive de Ja pulsation de l'être, il l'a donc
vue dans la force, puis dans la vie, la conscience et la
pensée, en continuité, Même les idées qui s'ordonnent
et les cœurs qui s'harmonisent sont des forces qui se
composent. D'ailleurs toute pensée du monde qui
n'impliquerait pas en celui-ci quelque élément psy-
chique serait un néant de pensée.
Concilier les points de vue est une bonne méthode,
ainsi que mettre l'accent sur le mental; mais Fouillée
imagine encore beaucoup plus qu'il ne croit. Son idée-
force flotte entre le matériel et le spirituel; physique
et psychique seraient affaire de degré. Esquisse, p, 317;
ailleurs le physique est pour la conscience un symbole.
P. xxxiv, 317. De plus, est-elle une force qui cherche
sa lumière, ou une lumière, une pensée, qui soumet
la force? Dans ie premier cas, voici le pur naturalisme;
dans le second, l'idéalisme. M. Parodi signale cette
opposition mal réduite. La philos, contemp. en France,
1920, p. 48.
Fouillée reconnaît bien la synergie que manifestent
la vie et la conscience, sans leur attribuer une sub-
stance sujet, une cause proportionnée. Attribuer à la
matière primitive de telles virtualités, que celles-ci
s'expliciteront peu à peu, de manière régulière et
raisonnable jusqu'à la civilisation, ne peut que paraître
une grandiose mais imaginative hypothèse. Nous avons
signalé l'irréductibilité delà pensée à l'image, de celle-ci
à la vie et au mouvement. Sous quelle forme virtuelle
se trouvait donc la philosophie de Platon, et l'Évangile
dans la nébuleuse? Sa conception de l'universel déter-
minisme se concilie mal avec la morale. Sommes-nous
finalement les théâtres-sujets où s'exerce l'action de
l'idée attrayante du bien, ou, au contraire, des sujets
capables d'initiative? Dans le second cas, on rompt
avec le déterminisme, puisqu'on introduit des com-
mencements absolus; dans le premier, où est notre
mérite personnel? Évidemment le théologien de la
grâce dira que l'acte bon est tout entier de Dieu et tout
entier du juste; mais lui n'admet pas le déterminisme,
chez Fouillée, le caractère sui juris de la personne est
mal marqué. Ce n'est pas avec « un doute ultime et
suprême qui concerne le caractère absolument libre
ou absolument nécessaire du fond des choses », p. 372,
que l'on peut fonder l'individualité morale et respon-
sable. Identifier notre vouloir- vivre avec l'essor total
de l'être, combien c'est dépasser l'expérience! Fouillée
a plus juxtaposé que concilié la pensée et la force.
Cf. Lalande dans Revue philos., t. Lxxni, p. 14, 72. Il
a beau faire appel au mystère inévitable qui nous
dérobe le fond des choses, il n'évite pas la contradiction.
5. De Fouillée, on ne peut guère séparer son beau-
fils, Jean-Marie Guyau (1854-1888). Beaucoup plus
poète que métaphysicien, trop peu soucieux de cohé-
rence en ses pensées et d'exactitude en ses critiques, il
est surtout préoccupé de faire le bilan de l'évolution-
nisme quant aux espoirs qu'il nous laisserait touchant
les valeurs morales nécessaires à la vie des civilisations.
Guyau crut trouver dans le sentiment complexe de
la vie qui est effort, solidarité, expansion, fécondité,
l'élément primitif et universel; l'expérience d'une part,
mais aussi l'évolutionnisme de Fouillée lui suggèrent
cette pensée non moins qu'une sorte de vibration inté-
rieure, écho un peu affaibli de la philosophie roman-
tique. « La seconde amélioration dont le matérialisme
a besoin pour pouvoir satisfaire le sentiment métaphy-
sique, c'est avec la vie, de placer dans l'élément pri-
mordial au moins un germe de « psychique » ... Le
matérialisme devient en quelque sorte animiste et,
devant la sphère roulante du inonde, il est oblige de
dire : elle vit... Elle est encore autre chose puisqu'elle
pense en moi et se pense par moi... Le matérialisme
croit faire de la science positive, il fait comme l'idéa-
liste de la poésie métaphysique, seulement ses poèmes
sont écrits en langue d'atomes et de mouvements. »
L'irréligion de l'avenir, 1886, p. 433, 434. Nous nous
contentons d'admettre, par une hypothèse d'un carac-
tère scientifique en même temps que métaphysique,
l'homogénéité de tous les êtres, l'identité de nature,
la parenté constitutive... Le monde est un seul et même
devenir. Au lieu de chercher à fondre la matière dans
l'esprit ou l'esprit dans la matière, nous prenons les
deux réunis en cette synthèse que la science même,
étrangère à tout parti pris moral ou religieux, est
forcée de reconnaître : la vie... Il n'y a pas dans l'uni-
vers d'être pour ainsi dire entièrement abstrait de soi...
La vie par son évolution même, tend à engendrer la
conscience ; le progrès de la vie se confond avec le pro-
grès même de la conscience, où le mouvement se saisit
comme sensation... Vie c'est fécondité... L'égoïsme
pur serait une diminution, une mutilation de soi. Aussi
l'individualité tend à devenir, par son accroissement
même, sociabilité et moralité... action morale et acte
de la pensée reliant l'individu à l'univers... Cette
fécondité, en prenant mieux conscience de soi, se
règle, se rapporte à des objets de plus en plus ration-
nels; le devoir est un pouvoir qui arrive à la pleine
conscience de soi et s'organise. P. 437 sq. La plus
haute conception de la morale et de la métaphysique
est celle d'une sorte « de ligue sacrée, en vue du bien,
de tous les êtres supérieurs et même du monde ».
P. 440. Mais l'évolution est aussi dissolution et mort;
qui limitera l'aveugle destruction? « Quel Jupiter sera
un jour assez fort pour enchaîner la force divine et
terrible qui l'aura engendré lui-même? » P. 442.
L'éternité n'a pu aboutir qu'à notre monde; c'est le
demi-avortement de l'effort universel. La fleur divine
sera-t-elle jamais cueillie? Il y eut progrès pourtant
depuis l'âge du renne. Nous héritons de l'effort de nos
pères. La nature ne connaît d'autre loi qu'une ger-
mination éternelle. Le roseau pensant peut volontai-
rement s'incliner lui-même, respecter la loi qui le tue.
On n'enchaîne pas, d'ailleurs, l'océan de la vie, il
faut laisser couler le flot éternel grossi de nos larmes
et de notre sang : c'est tout ce qui reste de chacun.
La survivance d'ailleurs serait-elle une supériorité?
L'amour finira peut-être par faire survivre réellement
l'aimant dans l'aimé.
Des religions, seuls subsisteraient l'inquiétude méta-
physique avec ses hypothèses, et l'appel profond de
la nature vers une société meilleure des hommes entre
eux et avec l'univers. L'unique source de la certitude
résiderait en l'induction scientifique (Renan). Le prêtre
ferait, pour le peuple, fonction d'artiste qui présente
de hauts symboles consolants. L'idéal lui-même est
peut-être un mensonge? Qui sait s'il est un univers ou
bien seulement des phénomènes solidaires sans aucune
conspirante unité? Art, philosophie, religion : autant
de créations qui nous sauvent. Croyons donc à l'effort
moral qui paraît soulever le monde : adorer ce n'est
pas se prosterner, mais s'élever. Un jour un rayon de
soleil frappa le front d'une montagne; elle l'interro-
gea sur le ciel lointain d'où il venait; mais brusque-
ment le rayon se réfléchit dans la mer qui le renvoya
dans les deux. P. 436. Voilà l'image de l'agnosticisme.
Guyau répète que le doute est tout à l'honneur du
sage ; mais n'est-il pas dupe du scientisme d'une part
et d'une poésie au vague grandiose, incapable de
nourrir les générations? La tradition spiritualisle et
catholique maintint son âme, à son insu, à un niveau
d'où l'eût fait déchoir le monisme déterministe. Quelle
confiance garder en la pensée, :i elle n'est qu'une
manière d'apaiser la sensibilité en quête de bonheur?
Ce pragmatime, ce lyrisme frémissant, que goûtait tant
Nietzsche en lisant Guyau, tombent dès que s'éveille
l'esprit critique. Les hommes consentiront-ils long-
temps à se duper, à se renoncer pour le bien commun,
327 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 323
dès qu'ils seront prévenus qu'on leur a simplement
versé un cordial en ces belles coupes que sont des
phrases éloquentes? Tout le pragmatisme latent dans
l'équivoque de Fouillée, dans le sens naturaliste de la
force, a sorti son efïet déprimant chez son disciple.
Comment espérer conserver le respect, l'admiration,
et « ce grain d'encens qui toujours brûle au cœur des
hommes » (p. 99), et la joie de collaborer à l'ordre
fraternel, s'il n'est que des faits conditionnés et
conditionnants? L'attrait que Guyau reconnaît dans
l'homme pour l'universel, pour la vie raisonnable et
bonne (p. 353) prouve en nous autre chose que des
faits : V intelligence qui les juge du point de vue absolu.
Quand nous aimons, dit-il, c'est dans l'éternel, pour
la sagesse, la vertu et la bonté, p. 463; nouvelle
preuve que le naturalisme est un faux point de vue.
La nature qui déroule aveuglément son cours ne rend
pas compte de ce" fait, de ce qui fut toujours l'âme
des civilisations. Celles-ci ont progressé dans la mesure
où elles n'ont pas cru au naturalisme. S'il n'est que
des faits : qui sera juge? Ni l'art, ni la science, nil
l'amour du risque, ni la fierté stoïque en face de a
mort n'ont chance de tendre notre vouloir qu'autant
que la foi demeure dans la valeur de ces convictions.
Mais si l'on nous assimille à une jeune folle, qui chaque
jour se pare pour un fiancé de rêve, qui ne vient jamais,
tout s'écroule dans le « riennisme ». Cf. Guyau, Essai
d'une morale sans obligation ni sanction, p. 46 ; Fouillée,
L'art, la morale et la religion d'après Guyau, 1892.
6. Si l'on s'en tient à certaines déclarations faites
par H. Bergson (né en 1859) au P. de Tonquédec, sa
philosophie réfuterait le panthéisme et le monisme;
d'elle « se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur
et libre, générateur à la fois de la matière et de la
vie ». Études, 20 février 1912.
Très louable intention, mais le sens obvie des textes
y répond-il? Un penseur ne peut-il s'illusionner sur
le sens profond de son propre système? En 1911,
Revue de phil., octobre, M. Maritain qualifie le sys-
tème de « panthéisme athée » et « d'évolutionnisme
intégral » (p. 535, 539). Avant ses lettres au P. de Ton-
quédec, éciit Parodi, « il pouvait bien sembler que sa
philosophie aboutît à une sorte de panthéisme vita-
liste. » Philosophie contemporaine, p. 342. On a pu
douter si la réalité dernière avec sa continuité ano-
nyme et sa fécondité sans loi « ne nous ramène pas
inévitablement à une manière de divinisation de la
nature? «P.343. L'étude des problèmes moraux offrira
peut-être l'occasion à Bergson de lever cette ambi-
guïté. Mais son antiintellectualisme décidé, son senti-
ment profond de la contingence universelle et du
seul droit d'être au « se faisant » font penser au natu-
ralisme évolutionniste. Le P. Garrigou- La grange, O.P.,
écrit : « Dieu n'est plus simplex omnino et incommuta-
bilis, il est « une réalité qui se fait à travers celle qui
se fait » (Évol. créât., p. 269). Il n'est plus re et essentia
a mundo distinctus, il est « une continuité de jaillisse-
ment » qui ne peut exister ni se concevoir sans le
monde qui jaillit de lui. Il est cet élan vital antérieur
à l'intelligence qui se retrouve en tout devenir,
plus particulièrement dans celui qu'expérimente notre
conscience » Dict. apologétique, t. i, 1909 col. 951. Le
cardinal Mercier a appelé cette philosophie un « devenir
panthéistique ». R?vue néo-scolast., 1913, p. 272.
Bergson fait suprême confiance au sentiment de la
vie vécue comme Guyau et aussi comme Ch. Dunan,
Cours de philosophie, 1893-1898, p. 307; il espère y
trouver de même le tréfonds des choses. Autant il
écarte la mécanique de l'évolutionnisme spencérien,
autant il répugne au finalisme, qu'il juge artificiel;
il préfère s'installer à l'intérieur même du mouve-
ment. Le contact avec soi-même, vivant et durant,
en une vie incessamment nouvelle et créatrice, nous i
livrerait le mot de la grande énigme; en cette intui-
tion vécue et primitive où l'esprit se tord pour ainsi
à re sur lui-même, il saisirait son propre dynamisme
à son jaillissement. La cosmologie devient ainsi une
psychologie retournée; tout est psychique à quelque
degré; tout est fluide et changeant comme les créa-
tions de la vie et de l'instinct, comme celles du génie.
Un instinct qui en chacune de ses inflexions serait
conscient de ses moyens aurait deviné le secret de la
nature. Le moi-substance n'est plus qu'une certaine
solidification fluide de ce grand courant qui soulève
le monde. D'ailleurs partout ce sont des synthèses,
des « touts » qui nous sont d'abord donnés, des « mul-
tiplicités-unes » que l'analyse fane, comme celle du
chimiste qui ne voudrait trouver dans la flamme que
des cendres et du charbon. L'intelligence serait une
création pratique de la vie, elle identifie, elle solidifie,
elle marque des limites et des arêtes aux choses, en
vue de pouvoir répéter les mêmes actions utiles :
manger, se défendre, se faire entendre d'autrui; pour
a commodité, elle travestirait le réel qui est toujours
en interaction universelle et fluent. L'inconscient avec
ses richesses virtuelles et sa souplesse serait bien plus
foncier que le conscient. Il n'y aurait pas lieu de se
demander quelle est la raison de l'être des choses :
elles sont parce qu'elles sont; le devenir trouverait en
lui-même sa raison d'être. On peut donc se demander
si, au lieu d'absorber, comme les anciens panthéistes,
les êtres participés en Dieu, Bergson n'absorbe pas
l'Être par essence dans les êtres participés et les
choses du temps. L'évolution créatrice, p. 392-399, 209,
270, 108, 16, 298-323.
Dans sa partie critique cette philosophie nous sert
grandement. Elle a montré le caractère artificiel du
déterminisme mécanique et rétabli la réalité de l'esprit ;
elle a mis fin à l'associationisme qui oubliait la conti-
nuité dynamique de notre durée; elle a fixé le rôle
seulement instrumental du système nerveux dans la
vie consciente; elle a prouvé l'effort interne des êtres,
et que la parenté manifeste entre les vivants et en
quelque sorte leur divergence sur des lignes d'évolu-
tion analogues, ne peuvent être dues simplement à
l'accumulation par hasard de petites variations utiles
(Darwin), ni à la simple action des milieux sur les
organes en exercice (Lamarck). Qu'on explique donc
par là, en efïet, les analogies entre les vivants concer-
nant l'œil, l'oreille, l'assimilation et la désassimilation!
Mais pour mieux réfuter ces erreurs, elle a cru devoir
abandonner l'être et l'intelligence! Cf. Essai sur les
données immédiates de la conscience, 1889, Matière et
mémoire, 1896, L'évolution créatrice, 1907, L'énergie
spirituelle, 1920.
Après les épuisantes ténèbres du mécanisme uni-
versel qui ne pouvait qu'engendrer le scepticisme
radical, le bergsonisme parut l'aurore d'un monde
nouveau. Le succès inouï des méthodes physico-
mathématiques avait fait prendre leur figuration, leur
traduction des choses en langage de mouvements
mesurables pour la révélation dernière. Bergson en
dénonça l'artifice, après Boutroux, et prétendit nous
offrir la plus expérimentale des métaphysiques; mais
cet empirisme radical nous fait lâcher l'être pour
l'insaisissable devenir. Le sentiment de notre durée et
l'intuition sympathique qui nous transporte au sein
des êtres indéfiniment mobiles nous livreraient leur
fugacité qui échappe à toute loi générale. L'universel
n'est tplus que le signe pratique d'une attitude utile
identique prise en face des mêmes objets : feuilleter un
livre, semer du grain, désigner un chêne, pour lier le
même au même, alors que tout est divers et glissant.
Les principes représentent des artifices pratiques, des
formules sur lesquelles chacun s'accorde et se repose,
afin de pouvoir solidifier le savoir et déduire : autant
329
MATÉRIALISME ET MONISME, CRITIQUE DU MONISME
330
de fictions utiles, ou de « décrets ». Cf. aussi : Meyerson
Identité et réalité. 1907; De l'explication dans les
sciences, 2 vol., 1921 ; Brunschwicg, Les étapes de la
philosophie mathématique, 1907; L. Rougier, La struc-
ture des théories déductives, 1921, qui sont dans le même
sens. Ainsi . Socrate est mortel, parce que nous avons
construit les concepts commodes et- rapport ablcs :
homme, mortalité et Socrate. Au lieu de ces fictions,
on nous invite à revivre la genèse des choses et celle de
Pinteligence. sous la poussée intérieure et formidable
de la vie universelle (p. 28).
Mais quelle sécurité nous reste, si nous dédaignons
Us concepts qui sont nos instruments d'analyse et
d'entente entre nous ? Bergson, pour élaborer et expo-
ser son système, a dû s'en servir. N'y a-t-il pas cercle
vicieux puisque, bon gré mal gré, écrit Parodi (p. 333),
celui-ci ne saurait éviter d'être une œuvre d'intelli-
gence. La pensée surgit de l'existence même et d'ail-
leurs l'existence s'y plie : c'est donc que la nature
contient de l'ordre, qu'il y a des parentés, qu'il y a
possibilité de ramener, en la pensée, le multiple à l'un,
même dans la conscience qui dure et qui croît, où il
n'y a pas une poussière d'impressions, mais des états
capables de rentrer en des catégories. Dwelshauvers,
La psychologie contemporaine, 1920, p. 219. A la vérité
tout est actif, mais on ne peut définir les êtres sim-
plement en termes d'action. Le thomisme répugne, lui
aussi, à l'immobilisme; il entend bien maintenir qu'il
est des changements réels, du nouveau, à chaque
instant dans le monde. Mais comment concevoir que
«le changement n'a pas besoin d'un support, que le
mouvement n'implique pas un mobile », Bergson,
Conf. d'Oxford, p. 24, que la science n'a jamais affaire
qu'à la mobilité... qu'il n'y a que des actions toujours
imprévisibles? L'év. créât., p. 270, 325. N'est-ce pas
mettre l'expérience sensible au-dessus de la raison,
comme déjà écrivait Aristote contre Heraclite? Meta-
phys., 1. II, c. iv; 1. III, c. v; 1. XII, c. ix; en appeler
aux charmes de je ne sais quelle mélodie intérieure,
et faire l'apologie de l'instinct qui se crée des
croyances connaturelles?
Que devient la personnalité dans ce phénoménisme
où l'on nous la présente comme un dynamisme original
et toujours fuyant? Quelle est donc la raison de son
centre et de son rythme à elle, de sa permanente
continuité? Évol. créai., p. 209, 338.
La liberté, que Bergson affranchit du mécanisme,
semble bien revenir à la simple spontanéité (liberlas
a coaclione). Alors le passionné emporté par l'attrait
qui charme entièrement son moi serait l'homme le plus
libre?... Essai sur les données immédiates, p. 130.
.Vous ne prétendons pas ramener la finalité natu-
relle chez les vivants à l'art du constructeur de
machines; le secret de cette finalité nous échappe; qui
jamais pourra l'analyser, la « nommer »? Chaque être
jouit d'un appétit naturel qui le porte vers son bien,
et en définitif e : Omnia appelunl divinam simililudinem
quasi ultimum finem, à leur manière. Dieu les a pour-
vus de formes substantielles qui font leur unité spéci-
fique. II y a beaucoup d'imagination en cet élan berg-
sonien de la vie, par exemple, vers la fonction visuelle,
qui façonnerait de loin la dure et routinière matière,
en organe sensible à la lumière.
Evidemment il n'y a pas lieu de se demander pour-
quoi l'Être est, mais seulement : cet être qu'est le
monde mobile est-il l'Être par soi? « Cette question est
primordiale et inéluctable. Elle n'implique pas du tout
que le néant soit avant l'être, mais seulement qu'il
n'est pas vrai qu'en tout être, l'existence soit contenue
dans l'essence. » J. Maritain, Rev. de phil., oct. 1911,
p. 498.
Bergson a trop vu dans l'intelligence cette méthode
moderne, décrite plus haut, séduite par la quantité;
en réalité l'intelligence doit savoir concilier le divers
et le semblable; le singulier et l'universel : l'existant
est riche de potentialités rationnelles que notre pensée
découvre sans faux artifice : des lois fondées et non
calquées sur le réel.
Pourquoi aussi nous en tenir à ce que l'expérience
nous livre Aie et nunc? L'homme, en ses pensées et ses
amours, est en quelque sorte « polarisé ». Comprendre
et aimer du point de vue de l'universel, voilà bien la
direction vers laquelle l'a lancé la nature, c'est-à-dire
l'Être absolu dont elle dépend.
La littérature bergsonienne est immense. Cf. surtout :
Ed. Ce Roy, Une philosophie nouvelle, 1912, très bergso-
nien; René Gillouin, La philosophie de IL Bergson; J. Ma-
ritain, en mai-juin 1913, a fait la critique de Bergson à
l'Institut catholique de Paris, conférences réunies en
volume, La philos, bergsonienne, 2° éd., 1924. Il a bien mar-
qué l'originalité de l'intelligence, faculté de l'être, d'un
autre ordre que l'image, la puissance de choisir parmi des
biens particuliers qu'est la liberté, la difficulté pour le
bergsonisme de rendre raison de la personnalité, delà dis-
tinction de Dieu et du monde et de la création ex nihilo.
Jacob, dans la Revue de métaphysique ei de morale, mars
189S, accuse cette philosophie impressionniste « de ren-
verser la législation de l'entendement dont elle ne prouve
pas qu'elle puisse se passer » (p. 20f), et de ne pas respecter
la nature de l'acte libre. Mêmes critiques chez Pénido, La
méthode intuitive de M. Bergson, 1918, p. 5; Farges", La
l>liilosophie de H. Bergson (Bonne Presse); J. Grivet, art.
Évolution créatrice, dans le Dict. apologétique, t. i; Garrigou-
Cagrange, Le sens commun, 1922, 3e édit. , p. 230 sq.: « Le
panthéisme évolutionniste chez M. Bergson ».
9. Le « panlibidinisme » de Freud qui s'apparente à
« l'élan vital » et au « génie de l'espèce », devient chez
quelques-uns de ses disciples, une sorte de métaphy-
sique vitaliste. Le médecin Mœder de Zurich appelle
de ses vœux une humanité instinctive et croyante,
comme au Moyen Age, par simple besoin du -cœur, en
vue de compenser le rationalisme artificiel de notre
temps. L'amour serait aussi une des manifestations
fondamentales du besoin de se fondre dans le tout, et la
Rédemption un symbole sublime de renoncement au
moi individuel pour devenir une part vivante du Cos-
mos plus harmonieux en ses vouloirs. La libido déri-
verait du plasma germiiiatif immortel : on "se rap-
proche de Bergson. L'individualité est appelée à
rejoindre l'océan de l'être d'où elle est sortie pour s'y
perdre à nouveau. Déjà dans l'amour elle s'oublie en
un autre; s'oublier tout à fait dans l'extase, tel serait
le souverain bien de l'âme. On devine ici une philo-
sophie biologique qui paraît transposer le néoplato-
nisme selon les vœux du cœur. LJne pédagogie de la
libido serait ainsi chose capitale pour le bonheur des
individus : la modérer, la sublimer dans le culte de
l'art, par exemple, ou de la fraternité, libérer certains
refoulements devinés comme facteurs des troubles
mentaux, etc. Cf. Mœder, Guérison et évolution dans la
vie de l'âme, 1918. Cf. Régis et Hesnard, La psycho-
analyse, 2» édit., 1922, p. 189.
L'hypothèse de l'évolution générale des êtres
vivants est devenue de notre temps une sorte de clé
universelle; la catégorie vie a remplacé celle déraison
et celle de science, en grande partie; souvent elle se
fusionne avec le point de vue social et parfois même
cosmique. On ne s'étonne pas outre mesure (pic plu-
sieurs aient cru entrevoir chez des penseurs et des
artistes généreux comme E. .M. de Vogué, Heures
d'histoire; Images romaines, 1892 et M. Barrés, Grande
pitié des églises de France; Enquête aux pays du Levant.
une sorte de naturalisme élevé où le divin serait
immanent à l'univers; beaucoup de romantiques,
laissent une impression analogue.
V. Critique nu monisme. — Contre cette doctrine
portent déjà bien des rafsons opposées au matéria-
331
MATÉRIALISME ET MONISME, CRITIQUE DU MONISME
332
Usine; tenons-nous ici à celles qui militent contre le
monisme sous sa forme générale.
1° Le monisme est une hypothèse gratuite parce qu'il
passe de l'ordre logique à l'ordre ontologique. —
1. L'unité substantielle des êtres, ou bien encore leur
identité foncière de nature, et la tendance immanente
au progrès universel, sont-elles une véritable généra-
lisation de l'expérience, ou plutôt une simple vue de
l'esprit, que favorisent la peur de l'idée de création
et le problème du mal? Voilà la question.
Il y a un monisme vrai, celui qui s'attache à rame-
ner la multiplicité à l'unité, à trouver du haut en bas
de l'échelle des êtres des analogies, des parentés; il
est le propre de toute philosophie des sciences. Je puis
comprendre la constitution de la matière, même celle
des étoiles, et une bonne partie de leurs lois, partout
nous déchiffrons un ordre que nous ne créons pas en
notre pensée — loin de nous ce nominalismel — mais
que nous découvrons. Nous ne sommes pas un empire
dans un empire : notre intelligence retrouve ses propres
lois dans tout l'univers. Il y a des lois communes
entre l'amibe et l'éléphant, par exemple, mais cela ne
prouve rien contre leur essentielle diversité. La trompe
de l'éléphant est « l'analogue » des pseudopodes de
l'amibe ; mais leur identité de nature et leur commune
ascendance dans l'effort universel de la vie ne s'ensui-
vent pas le moins du monde. Il n'y aurait que dans
l'idéalisme subjectif que tous les êtres — purs produits
de la pensée — confondraient leur nature. Il restera
toujours : a) le passage de la matière à la vie, de
la vie à la sensation, de celle-ci à la pensée et à la
liberté; b) la diversité des individus eux-mêmes dans
l'espèce. L'unité ne doit pas faire oublier la multi-
plicité, et inversement. Le monisme paraît impres-
sionné par une sorte de panthéisme que connurent les
« réaux », au temps des disputes fameuses autour du
problème des « universaux ». Il garde la secrète pensée
de déduire le monde des lois générales de l'être, depuis
celles du triangle jusqu'à celles qui fixent le nombre
des étamines de la fleur du marronnier. Illusion !Évi-
demment déduire, d'après la raison propter quid des
choses est bien l'idéal de la science; mais que de pre-
mières données de fait irrémédiablement obscures
d'abord s'imposent! Cf. Meyerson, De l'explication
dans les sciences, 1920; O. Habert, Revue de philo-
sophie, nov. 1921.
A la faveur d'un idéalisme abusif, le monisme passe
spontanément de l'ordre des concepts à l'ordre réel
pour les assimiler; il identifie la nature avec nos clas-
sifications : embranchements, classes, familles, etc.
En bref, il paraît transposer la parenté naturelle des
êtres et leur apparition progressive, saisie en gros par
l'esprit et répartie en rameaux divergents, en filiation
d'un tronc unique : les êtres, en identité et en conti-
nuité de nature. Or il convient de rappeler l'adage
thomiste : Universalia fundamentaliter in rébus, forma-
liter tantum in mente. Cf. Aristote, Metaphys., 1. VII,
c. i ; Vacherot surtout fut tenté par cette assimilation :
La métaphysique et la science, t. n, p. 608, 636.
Parenté logique ne prouve pas continuité naturelle.
Reconnaissons que nous ne pouvons guère nous
faire une idée de la nature des êtres qu'à travers notre
moi et en fonction de celui-ci, dégradé ou amplifié
à l'infini, quand il s'agit de Dieu; pourtant, nous nous
refusons à confondre analogie et identité foncière de
nature et d'origine. Notre esprit, pour une part, s'est
façonné au contact des choses : « le fil de l'analogie ne
nous abandonne jamais », Fouillée, Esquisse, p. lxii;
cela ne peut nous conférer le droit de conclure à je ne
sais quelles virtualités originelles d'où seraient sortis
le monde et l'esprit qui garderaient ainsi l'empreinte
commune du tout. N'y a-t-il pas un anthropomor-
phisme inconscient — reproche que nous retournons
donc — à imaginer le tout à la manière de la croissance
d'un végétal ou d'un sentiment dans le subconscient
ou l'inconscient?
Qu'on ne nous oppose pas le soi-disant « morcelage »
de notre « pluralisme ». En un sens tout est dépendance
universelle dans le cosmos : l'enfant dépend du père,
le nuage du soleil, tel naufrage et ses conséquences de
la marée et celle-ci de la lune, etc. Mais le père et le
fils, même le soleil et le nuage gardent leur individua-
lité. Il est des individus et des personnes qui
jamais ne coupent les fils qui les unissent au tout,
mais qui cependant à leur manière circonscrivent
— réellement ou artificiellement selon les unités natu-
relles ou artificielles — la matière à tel lieu de l'espace
ou à telle place dans le temps.
Rien n'est isolé dans l'ensemble; mais qui prouvera
que le clignement d'yeux d'un Parisien modifie la
hauteur de la marée à Trouville? « L'expérience nous
montre entre les événements et les objets, des limites
parfois flottantes et parfois nettes. Il y a dans le
monde des séries entières de phénomènes qui se com-
portent entre elles comme des étrangères. » Tonquédec,
Dictionn. apol., art. Miracle, t. m, col. 532. Le coeffi-
cient de dilatation des corps ne varie pas avec les
phases de la lune.
Durkheim a voulu voir dans l'emprise exercée par
la société sur ses membres, puis l'emprise intérieure
imaginée par les primitifs en forme d'esprits et
enfin de Dieu, toute l'origine du monde mental :
croyances, coutumes et rites. Mais c'est aller chercher
bien loin. Chaque homme naturellement se sent
flanqué d'un « double » et distingue sa pensée de son
bras; c'est la confiance spontanée dans un certain
ordre moral, au contraire, qui a d'abord contribué à la
soumission aux liens sociaux. Formes élémentaires de
la vie religieuse, 1911, p. 519; Critique, dans O. Habert,
L'école sociologique et les origines de la morale, 1923,
p. 41 sq. Donc le dualisme de la matière et de la
conscience tient à notre nature et non à une illusion
sociale.
Selon Eug. de Roberty (1843-1915), Dieu soi disant
cause du monde ne serait autre chose que le monde
même et l'homme, avec en plus la négation de leur
caractère fini ; l'esprit serait un pur concept très épuré
de la matière, et le mal un moindre bien, la condition
même de celui-ci, Recherche de l'unité, 1893; Le bien
et le mal, 1896, § 19. C'est rester dupe de l'empirisme
et de notre imagerie mentale. Notre conception de
l'immatériel et de Dieu, par la méthode de négation et
d'amplification, ne nous laisse plus dans le sensible.
Dieu est bien pour tout spiritualiste l'Être transcen-
dant. Notre unité dynamique, nous la saisissons dans
l'expérience même de la vie intérieure; elle n'est pas
un simple concept abstrait dont nous serions victimes.
La pensée déborde l'image et commande à la matière.
2° Le monisme est une hypothèse fausse. — Au nom
des sciences inductives on ne peut conclure à l'évolu-
tionnisme radical : que de chaînons manquent qui
seraient nécessaires! D'ailleurs la loi qui exprime le
développement de l'homogène à l'hétérogène a pour
corrélatif la loi inverse, comme l'a prouvé M. A. La-
lande, La Dissolution opposée à l'Évolution, 1899.
Les énergies physiques tendent, en effet, vers une,
chaleur uniforme; la pensée critique et la mode cor-
rodent les instincts divers pour les assimiler à des
coutumes et des croyances générales; les individus
entrent en des groupes de plus en plus universels; à
la limite ce serait le retour à l'unité des consciences
en Dieu leur Père commun. Le surhomme même tra-
vaille à une société future de surhommes.
Poussons plus métaphysiquement l'analyse. Le
monisme aboutit à faire du monde changeant l'être
éternel et par soi; du devenir, du tréfonds de la vie,
333
MATÉRIALISME ET MONISME
M AT HOU D
334
de l'élan créateur, de l'impulsion universelle aux vir-
tualité indéfinies, il fait l'Être absolu.
1. Cela est contradictoire. — L'Être par soi et de
toute façon indépendant ne peut que posséder actuel-
lement toutes les perfections dans la parfaite immuta-
bilité. 11 est l'Acte pur sans mélange ne puissance. On
ne peut avoir l'être à un plus haut degré que l'Être
par soi : donc la plénitude de l'être. Si le devenir
constant est la loi de l'être, chacune de ses phases est
nécessaire, c'est l'hypothèse; et aussi non nécessaire,
puisqu'elle s'écoule sitôt née. Si loin qu'on remonte,
on trouverait donccontradictoirement ce nécessaire- —
Huent, cet écoulement sans une source, la puissance
sans l'Etre!
Comment du point de départ identique seraient
sortis les individus si divers, et la vie, la sensation, la
science, la moralité ? D'abord quelle raison offrir pour
expliquer le degré d'être des modes initiaux de l'uni-
vers? On reculera jusqu'à l'indétermination pure, la
puissance pure; mais comment passera-t-elle à l'acte
toute seule? C'est donc par la Perfection qu'il faut
débuter; la puissance précède l'acte comme la cause
l'effet. Tout être fini est mélangé d'acte et de puissance,
de réalités et de virtualités, c'est ce qui explique que
l'on devienne savant, sage, etc. Mais l'Être subsistant
par soi ne comporte que la parfaite possession éter-
nelle de la perfection. La création n'amena en Dieu
aucun changement. Dieu voit éternellement et par
un acte unique tout ce qui devient dans l'histoire par
son ordre ou sa permission. — Les sciences positives
partent d'un donné de fait : le inonde et ses phases;
la création leur échappe ; en leur ordre, rien ne se fait
de rien. Mais quand des savants prétendent ériger
cet ordre de conditions et de conditionnés, en l'Absolu,
ils font de la métaphysique et tombent sous les cri-
tiques susénoncées.
2. La finalité immanente s'écarte du principe de raison
suffisante. — Si le gland devient chêne et l'embryon
un homme, c'est qu'un Pouvoir intelligent, transcen-
dant à la nature, y a pourvu. Comment concevoir un
produit ordonné, où les forces collaborent, sont gou-
vernées vers un ordre savant — dont le procédé dépasse
l'action de l'ouvrier sur la machine qu'il construit —
alors que la pensée ne serait qu'au point d'arrivée?
Eh quoi, une pointe de flèche indique la présence de
l'homme ; et le sous-marin-poisson, l'avion-oiseau, les
organes générateurs d'électricité, la pompe qu'est le
cœur, les moteurs que sont les muscles et les nerfs, etc.,
ne prouveraient pas qu'une pensée assiste la nature?
Bouyssonie, Bataille d'idées, 1924, p. 20 sq. Un moyen
ne peut être ordonné à une fin que par une cause
intelligente; les êtres dépourvus d'intelligence reçoi-
vent leurs directions et leur organisation d'un être
intelligent : Dieu est ouvrier d'ouvriers, non de
machines, comme fait l'homme. Qui pourra penser
que les yeux ne sont pas pour voir et les ailes pour
voler, les mamelles pour allaiter? Que de conditions
réunies pour former un homme au physique et au
moral ! Et celles-ci seraient le résultat de myriades de
coïncidences et de hasards heureux qui, en continuité,
auraient survécu I C'est là heurter de front notre raison.
Cf. articles Dieu et Création de ce Dictionnaire et du
Dictionnaire apologétique; Paul Janet, Les Causes
finales. Un plan futur, en dernière analyse, ne peut agir
que par l'intervention d'une pensée unie à une volonté.
Toute conception générale des choses comporte,
pour notre intelligence, bien des côtés mystérieux;
mais, entre tous les systèmes, nous devons choisir celui
qui ne choque ni le principe de contradiction, ni le prin-
cipe de raison, ni les valeurs morales. Sans création,
Dieu s'absorbe dans la loi du inonde; alors pourtant
que, de toute évidence, la personnalité est au plus haut
degré dans la ligne de l'être.
L'espèce de dualisme (autre forme du monisme) qui
nous propose un dieu fini, incarné en quelque sorte en
la matière éternelle, pour devenir le Christ perpétuel,
parce qu'il lutte contre elle pour réaliser l'ordre et
l'harmonie fraternelle, tombe sous les critiques anté-
rieurement énoncées : c'est à ce système déjà signalé
chez Vacherot que paru t aussi se référer J. Jaurès,
De la réalité du monde sensible, 1890.
Le pant i ■ me qui souvent se distingue assez peu
de ce dualisme, paraît non moins ému par le problème
du mal; cependant il aboutit à mettre le mal jusqu'en
son dieu qui ne ferait qu'un avec le monde. Pourtant
peut-on oublier que le mal lui-même prouve l'exis-
tence du souverain Dieu, de Celui qui subsiste pleine-
ment? Le mal, en effet, ne peut être une substance, il
n'est jamais qu'une privation, un manque de rectitude
dans le vouloir, s'il s'agit du mal moral. Le mal sup-
pose donc un sujet qui est toujours bon par le côté où
il est un être, où il est une cause capable d'intelligence.
De ce bien partiel, on ne trouve la raison que dans le
bien total — Que de fois aussi la douleur est une néces-
sité naturelle et un mobile d'efforts, une source de
détachement des choses éphémères, et de générosité
du cœur, une occasion de rapprochement entre les
hommes 1 Le fini pâtit inévitablement de son carac-
tère imparfait; mais aussi il peut se perfectionner mo-
ralement en pâtissant. Cf. X. Moisant, dans Revue de
philosophie, déc. 1914, p. 332 sq.; E. Lasbax, Le pro-
blème du Mal, 1919.
3° Le concile du Vatican (sess. m, c. i) enseigne
le commencement du monde, créé du néant, la distinc-
tion de substance et d'essence de Dieu et des choses
créées : celles-ci n'émanent point de Lui, comme de
l'être indéfini en devenir vers ses déterminations.
Conclusion. — Les conceptions savantes sont en
continuité avec le sens commun qui ne saurait voir
dans la pensée des changements de place ou une ombre
sans vertu, qui ramène à l'unité du moi la solidarité
de notre vie, qui toujours admira dans la nature l'acti-
vité d'une Intelligence, qui jamais ne mit sur le même
plan les simples faits et les valeurs morales. Quel
honnête homme ne se révolte à la méprisante pensée
d'un juste et d'un criminel dont la fin dernière com-
mune serait l'infecte corruption! Avant de se séparer
du bon sens de l'humanité — qui toujours répugna au
matérialisme et au monisme — encore faudrait-il avoir
des preuves bien sérieuses. Comment faire de la pensée
un éclair entre deux néants? On a regardé l'intelligence
comme un simple produit de l'action, par une abusive
interprétation des sciences, et en vertu d'un roman-
tisme diffus, pour lequel, l'ivresse de vivre pousserait
le monde vers l'apaisement des désirs : c'est cette
atmosphère mentale pragmatiste qui a favorisé le
monisme psychologique et vitaliste.
Outre les nombreux ouvrages et articles cités : Caro,
Le matérialisme et la science, 1868; J. Grasset, Les limites
de la biologie, 1903; P. Vignon, Revue de philos., 1904,
1905, 1923; Guibert, Les Origines, 5<= édit., 1923; Saulze,
Le monisme matérialiste en France, 1912; les articles
exellents du Dict. apol. : Déterminisme, Évolution, Pro-
vidence, Matérialisme, Monisme, utilisés ici ; Boulroux,
L'idée de loi naturelle, 1893; L'évolution dans les scitnees
morales, Bévue de philosophie, 1911 ; O. Habiit, l.e primai
de l'intelligence, 1926. — La meilleure critique du maté-
rialisme doit provenir de l'étude de la substance et de la
causalité; on sera très bien renseigné avec Couailhac,
S. J., La liberté et la conservation de l'énergie, 1897;
Ed. Thamiry, De l'influence, 1922; Garrigou-Lagrange,
Le sens commun, 3* édit., 1922.
O. Habert.
M ATHOUD Claude-Hugues (1622-1705), naquit
à Mâcon en 1G22 et entra dans la Congrégation
de Saint-Maur le 20 septembre 1639 Après avoir
achevé ses études, il vint à Saint-Germain-dcs-f rés
335
MATHOUD — MATIÈRE ET FORME DANS LES SACREMENTS
33G
pour aider dom Luc d'Achéry, ensuite, il fut prieur
de Saint-Pierre le Vif et de Sainte-Colombe de Sens
et vicaire général de Gondrin, archevêque de Sens, qui
le désigna pour faire partie de la commission chargée
d'établir la censure de l'Apologie des casuistss du
P. Pirot. Devenu infirme, le P. Mathoud se retira à
l'abbaye de Saint-Pierre à Chalon-sur-Saône, où il
mourut le 25 avril 1705.
L'écrit le plus important du P. Mathoud a pour titre:
Robcrti l'alli, S. H. E. cardinalis et caneellarii, theolo-
gorum, ut vocant, scolasticomm anliquissimi, senten-
tiarum libri VIII; item Pétri Pictavien&is, Academhr
Parisiensis olim caneellarii senlentiarum libri V, mine
primum in lucem editi, ac nolis et observationibus illus-
trait, in-fol., Paris, 1655. Cet écrit était dédié à Gon-
drin et fui édité en collaboration avec le P. Hilarion Le
Febvre de Beau vais. Le P. Mathoud y met en relief,
à la fin de l'ouvrage, la doctrine particulière du car-
dinal Robert Pullus sur le suffrage des vivants en
faveur des damnés et sur la coulpe du péché qui est
remise par la contrition elle-même et non point par
l'absolution, laquelle remet seulement l'obligation de
subir la peine éternelle et ne fait que déclarer la rémis-
sion des péchés; enfin, d'après le cardinal, l'attrition
conçue par la seule crainte de la peine est insuffisante
pour la rémission des péchés. Sur ce point, le P. Ma-
thoud attaque très vivement les théologiens qui sou-
tiennent une doctrine opposée, et par ailleurs, il
excuse quelques opinions de Pullus devenues singu-
lières. Incidemment, Mathoud affirme que les moines
bénédictins ont toujours fait les fonctions de la cléri-
cature, et au dire de Tassin, il composa, par les conseils
de Launoy et de Sainte-Beuve, un ouvrage considé-
rable sur ce sujet, Hiérarchie bénédictine, resté manus-
crit à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
Le P. Mathoud attaqua les thèses de Launoy sur
l'évangélisation de la Gaule; il prétend que la foi a
été prêchée à Sens, dès le icr siècle par saint Savinien
et saint Potentien, qui furent envoyés en Gaule par
saint Pierre. L'ouvrage a pour titre : De vera Senonum
origine christiana, adversus Joannis de Launoy, theo-
logi quondam Parisiensis, eriticas observaliones Disser-
tatio. Adjccta est appendix adversus duas proposiltones
recentioris in eadem Parisiensi Facullate thcologi, in-4°,
Paris, 1687; ce théologien est Ellies du Pin qui, dans
le premier tome de sa Bibliothèque ecclésiastique, avait
soutenu l'opinion de Launoy. Journal des Savants du
12 juillet 1688, p. 83-87. Enfin le P. Mathoud a dressé
un catalogue des archevêques de Sens, Calalogus
archiepiscoporum Senonensium, ad fontes historiée
noviter accuratus, in-4°, Paris, 1688, Journal des
Savants, du 12 juillet 1688, p. 87-88. Le P. Lelong a
critiqué ce travail et il affirme qu'il est rempli d'erreurs.
lloefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 265;
Moréri, Le grand dictionnaire, édit. de 1759, t. vn, p. 325;
Feller, Biographie universelle, édit. Perennès, 1842, t. vin,
p. 254-255; Richard et Giraud, Bibliothègue sacrée, t. xvi,
p. 293-294; E. du Pin, Bibliothèque ecclésiastique du
XVII' siècle, t. IV, p. 440-450; Barra], Dictionnaire histo-
rique, littéraire et critique, 4 t. en 6 vol. in-8°, Avignon,
1758-1762, t. m, p. 398; Tassin, Histoire littéraire de la
Congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris et Bruxelles,
1770, p. 192-195 et dom François, Bibliothèque générale des
écrivains de l'Ordre de saint Benoît, 4 vol. in-4°, Bouillon,
1777, t. ij, p. 220-223 (môme texte que Tassin); Le Cerf de
La "Viéville, Bibliothèque historique et critique des auteurs
de la Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye, 1726,
p. 344-346; Desessaxts, Les siècles littéraires, 7 vol. in-12,
Paris, 1800-1803, t. iv, p. 319-320; Papillon, Bibliothèque
des auteurs de Bourgogne, 2 vol. in-fol., Paris, 1723, t. II,
p. 39-40; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. iv, col. 898.
i J. Carreyre.
MATIÈRE ET FORME DANS LES
SACREMENTS. — En théologie, l'emploi des
termes matière, matériellement, est presque toujours
corrélatif à celui des termes forme, formellement. On
trouvera à ces mots, voir t. v, col. 541 , quelles diverses
acceptions peuvent recevoir, dans la langue théolo-
gique, les expressions qu'on vient de citer. Ici, nous
nous attacherons uniquement à la doctrine catholique
relative à la matière et à la forme des sacrements.
Puisque, d'autre part, les particularités relatives à
chacun de ces sacrements sont interdites en cet exposé
général, on se contentera de rappeler : I. Le caractère
doctrinal que revêt la thèse de la matière et de la
forme des sacrements dans l'enseignement de l'Église.
IL La justification historique et traditionnelle de ce
caractère (col. 341). III. Les raisons théologiques
(col. 353). IV. Les conséquences pratiques dans l'admi-
nistration des sacrements (col. 354).
1. Caractère doctrinal de l'enseignement tou-
chant LA MATIÈRE ET LA FORME DES SACREMENTS.
1° Documents ecclésiastiques. — 1. Décret pro Armenis
du concile de Florence. — Après avoir exposé sommai-
rement le nombre et la nature des sacrements, le
décret continue :
H*c omnia sacramenta Tous ces sacrements ont
tribus perficiuntur, videli- leur achèvement en trois élé-
cet rébus tanquam materia, ments à savoir, les choses
verbis tanquam forma, et comme matière, les paroles
persona ministri conferentis comme forme, et la personne
sacramentum, cum inten- du ministre qui les confère,
tione faciendi quod facit Ec- avec l'intention de faire ce
clesia : quorum si aliquid que fait l'Église. Si l'un de
desit, non perficitur sacra- ces éléments fait défaut, le
mentum. Denzinger-Bann- sacrement n'est pas conléré.
wart, n. 695.
On remarquera que dans ce texte, il n'est question
directement que de la confection et de l'administration
des sacrements. C'est à ce point de vue, ad per/cc-
tionem sacramenti, et non sous le rapport de la consti-
tution intime du sacrement, que les trois éléments indi-
qués sont ici exigés. Et précisément parce que l'inten-
tion n'est pas un élément intrinsèque au signe sacra-
mentel, il n'est pas dit : tribus constituunlur, ou compo-
nuntur, ou existunt, mais perficiuntur. L'intention du
ministre est simplement requise pour la confection
du sacrement ; 1er, choses et les paroles sont requises,
— l'expression matière et forme l'indique suffisam-
ment — pour la constitution intime, comme parties
essentielles du sacrement. Le texte de saint Thomas,
dont s'inspire ici le concile, ne laisse aucun doute sur
l'exactitude de notre interprétation. Commune etiam
est omnibus, quod sacramentum consislit in verbis et
rébus corporalibus... Verba quibus sanctificantur sacra-
mentel, dicuntur sacramentorum formée; res autem sancti-
flcalse dicuntur sacramentorum materiœ... Requiritur
etiam in quolibet sacramenlo persona ministri confe-
rentis sacramentum cum intentione conferendi et faciendi
quod facit Ecclesia; quorum trium si aliquid desit...,
non perficitur sacramentum. Opusc. In articulos fuie i et
sacramenta Ecclesiiv. Opéra omnia, Parme, t. xvi,
p. 119-120.
2. Texte du concile de Trente. - - A propos de la
différence qui existe entre la pénitence et le baptême,
le concile se réfère clairement à la doctrine de la
matière et de la forme dans les sacrements :
Hoc sacramentum mul-
tis rationibus a baptismo
differre dignoscitur. Nam...
materia et forma, quibus
saciamenti essentia perfi-
citur, longissime dissidet.
Sess. xiv, c. il. Dcnzinger-
Bannwart n. 895.
De multiples raisons mar-
quent la différence de ce
sacrement par rapport au
baptême. Car..., et par la
matière et par la lorme, ces
deux éléments dont est
constituée l'essence de tout
sacrement, il en diffère nota-
blement.
Ici l'expression : essentia perficitur, nous permet de
parler de constitution intime, puisqu'il s'agit de
l'essence même du sacrement. Il s'agit bien de la cons-
337
MATIÈRE ET FORME, ENSEIGNEMENT ECCLÉSIASTIQUE
338
t il ut ion intime du sacrement : le catéchisme du concile
de Trente, interprète de la doctrine officiellement pro-
mulguée, s'exprime ainsi à l'occasion de la définition
du sacrement : « Il faut tout d'abord expliquer que la
chose sensible, dont on a parlé plus haut dans la défi-
nition du sacrement, n'est pas seulement une, bien
qu'il faille croire à l'unité du signe qu'elle constitue.
Car tout sacrement est composé de deux parties :
l'une remplit le rôle de matière et est dite l'élément;
l'autre joue le rôle de forme, et s'appelle communé-
ment la parole. C'est ainsi que nous l'avons appris des
Pères et. sur ce point, l'axiome de saint Augustin est
connu de tous : Accedit verbum ad elementam, et fit
sacramentum. Sous le nom de chose sensible, on com-
prend donc la matière ou l'élément...; et, en outre, il
faut considérer les paroles, qui ont ici la raison de
forme. » Part. II, c. i, n. 15.
3. Interrogation posée à Wicleff, par ordre de Mar-
tin Y. Bulle Inter cunctas, Denzinger-Bannwart, h. 672:
N. 22 : Utrum credat, Croit-il qu'un prêtre en
quod malus sacerdos, cum état de péché, s'il apporte la
débita materia et forma et matière et la forme re-
cuiii intentionefaciendi quod quises, avec l'intention de
facit Ecclesia, vere confi- faire ce que fait l'Église,
ciat, vere absoivat, vere confère vraiment les sacre-
baptizet, vere conférât alia ments, absolve, baptise, et
sacramenta? administre les autres sacre-
ments?
4. Déclaration de Léon XIII, dans la lettre aposto-
lique sur les Ordinations anglicanes, Apostolicœ curse,
sept. 1896. Cavallera, Thésaurus, n. 961.
In ritu cujuslibet sacra- Dans le rite qui concerne
menti conficiendi et admi- la confection et l'administra-
nistrandi jure discernunt tion de tout sacrement, on
inter partem cœremonialem distingue avec raison entre
et partem essentialem, qua; la partie cérémoniale et la
materia et forma appellari partie essentielle, qu'on ap-
consuevit. Omnesque no- pelle la matière et la forme.
runt, sacramenta novae le- Chacun sait que les sacre-
gis, utpote signa sensibi- ments de la Nouvelle Loi,
bilia atque gratiae invisibi- signes sensibles et efficaces
lis efficientia, debere gra- d'une grâce invisible, doi-
tiam et significare quam vent signifier la grâce qu'ils
efficiunt et efficere quam produisent et produire la
significant. Quse significa- grâce qu'ils signifient. Cette
tio, etsi in toto ritu essen- signification doit se trouver,
tiali, in materia scilicet et il est vrai, dans tout le rite
forma, haberi débet, prae- essentiel, c'est-à-dire dans
cipue tamen ad formam per- la matière et la forme; mais
tinet; quum materia sit pars elle appartient particulière-
per se non determinata, ment à la forme, car la ma-
qti:r per illam determinetur. tière est une partie indéter-
minée par elle-même, et c'est
la forme qui la détermine.
2" Caractère doctrinal de l'enseignement touchant la
matière et la forme des sacrements. — Aux textes géné-
raux que l'on vient de citer, on pourrait ajouter tous
les textes particuliers concernant l'existence d'une
matière et d'une forme dans chaque sacrement déter-
miné. Mais les textes généraux suffisent à justifier le
caractère doctrinal de cet enseignement. Des docu-
ments rapportés, il ressort, en effet, et très clairement,
que l'existence d'une matière et d'une forme dans les
sacrements de la nouvelle Loi appartient à renseigne-
ment officiel de l'Église. Ce n'est pas seulement
l'énoncé d'une discipline, c'est l'exposé d'une doc-
trine. Sans doute cette doctrine n'est pas proposée
par le moyen d'une définition solennelle, mais elle
repose sur de véritables déclarations, qui relèvent du
magistère ordinaire. On n'en saurait douter en ce
qui concerne l'incise du concile de Trente, sess. xiv,
c. n, l'interrogation posée à Wicleff au nom de Mar-
tin V, et la déclaration de Léon XIII. Quant au décret
Pro Armcnis, dont beaucoup contestent aujourd'hui
la portée doctrinale, pour n'y trouver qu'un docu-
ment disciplinaire, il nous paraît impossible de ne pas
admettre qu'il constitue une déclaration officielle de
la doctrine catholique sur les sacrements. Voir sur
ce point De Guibert, Bulletin de littérature ecclésias-
tique, 1919, p. 81 sq.; 150 sq. ; 195 sq., et Imposition
des mains, t. vu, col. 1411-1416. Nous avons d'autant
moins besoin de prouver la vérité de ce sentiment, que
le décret Pro Armenis n'est pas le seul document sut
lequel repose notre assertion. Il est donc tout à faie
insuffisant de dire que le décret Pro Armcnis tout en
étant souverainement respectable, ne s'impose pas à la
foi; que le concile de Trente a employé la termino-
logie matière et forme, sans se prononcer sur la valeur
de la théorie philosophique dont elle s'inspire. Il y a,
en réalité, une véritable doctrine ecclésiastique de la
matière et de la forme dans les sacrements; doctrine
que, dans sa teneur générale, on ne saurait rejeter.
Quant à déterminer exactement la note théologique
qui convient à cette doctrine catholique, il faut pro-
céder avec de prudentes nuances. Ces nuances ont été
marquées par les théologiens eux-mêmes qui ont
enseigné avec le plus de rigueur cette doctrine.
1. Que tous les sacrements de la Loi Nouvelle com-
portent une matière et une forme, c'est une doctrine
au moins théologiquement certaine, c'est-à-dire proche
de la foi et que l'on ne saurait nier sans erreur. Les
théologiens prouvent la vérité de cette note théolo-
gique, en montrant que la formule « matière et forme »
est équivalente à cette autre formule : choses sensibles
et paroles, dont l'existence est affirmée dans les sacre-
ments, au nom de l'Écriture et de la Tradition. En
l'absence de documents infaillibles définissant cette
vérité comme de foi divine et catholique, il reste qu'on
la doive proclamer proche de la foi, c'est-à-dire sus-
ceptible de définition. Il suffit, pour se rendre compte
de la pensée des grands théologiens, commentateurs
de saint Thomas sur ce point, de considérer le processus
de leur raisonnement : suivant la lettre même du Doc-
teur angélique, IIIa, q. lx, a. 1, ils partent de la défi-
nition du sacrement, signe sensible, pour affirmer que
le sacrement doit consister en une chose sensible (a. 5),
déterminée (a. 6), et que, par conséquent, pour obtenir
cette détermination, il est nécessaire qu'une signifi-
cation précise soit apportée aux choses par les paroles
(a. 6), paroles déterminées (a. 9) auxquelles il ne faut
rien soustraire ou ajouter de substantiel (a. 10).
C'est comme en passant, et pour présenter la vérité
sous des expressions plus claires et plus accessibles
que saint Thomas parle de la matière et de la forme
des sacrements : Ex verbis et rébus fit quodammodo
unum in sacramentis, sicut forma et materia, inquantum
scilicet per verba perficitur significatio rerum (a. 6,
ad 2um). Ou encore : In sacramentis, verba se habeni
per modum formée, res aulem sensibiles per modum
materiœ (a. 7). Mais il n'institue nulle part directement
la question : Utrum sacramenta constent materia et
forma? L'assimilation faite par saint Thomas se
retrouve naturellement chez tous ses commentateurs,
Cajétan, Jean de Saint-Thomas, Gonet, les Salmanti-
censes, Billuart, Suarez, Vasquez, De Lugo, Bellar-
min, etc. Si la plupart de ces commentateurs insistent
plus particulièrement sur le problème de la matière
et de la forme des sacrements, c'est qu'ils y sont
poussés par des nécessités apologétiques ou qu'ils
entendent approfondir certains aspects secondaires des
problèmes que recouvrent les expressions matière et
forme. Mais le sens général de leur exposé demeure le
même. Voir Cajétan, In III*m P.,q. lx, a. 6, ad 2l"n;
Jean de Saint-Thomas, Cursus théologiens, De sacra-
mentis, disp. XXII, a. 6, dub. n; Gonet, Clypeus
theologiœ thomislicœ, De sacramentis in communi,
disp. I, a. 7, n. 85 sq.; Salmanticenses, De sacramentis
in communi, diss. I, a. 3 et 4; Suarez, In ///■"" P.,
disp. II, sect. i-m; Vasquez, id., disp. CXXIX, c. 3,
339
MATIÈRE ET FORME, ENSEIGNEMENT ECCLÉSIASTIQUE
340
De Lugo, De saeramentis, disp. II, sect. vin, n. 53;
Bellarmin, Controversiœ, De sacramentis, 1. I,
c. xviii, etc. Il appartient à la théologie positive de
démontrer l'identité des choses et de la matière, des
paroles et de la forme, dans les sacrements de la Nou-
velle Loi : cette démonstration, puisée aux sources
mêmes de l'Écriture et de la Tradition, est l'ohjet de
la seconde partie de cet article.
. On conçoit qu'au problème présenté sous cet aspect
général une seule solution s'impose, laquelle est
acceptée de tous les auteurs catholiques. On ne cite
guère que Durand de Saint-Pourçain qui ait nié,
In I Vum Sent., dist. I, q. ni, n. 6, l'sxistence des choses
et des paroles, ou, en d'autres termes, de la matière
et de la forme dans les sacrements. Et encore cet
auteur ne la'niait qu'en ce qui concerne les sacrements
de pénitence et de mariage. Les commentateurs de
saint Thomas l'excusent, parce qu'il écrivait avant le
concile de Florence, mais ils censurent sa doctrine
avec sévérité.
2. La plupart des théologiens déduisent de la vérité
qu'on vient de rappeler que les sacrements delà Loi
nouvelle se composent de choses (matière) et de paroles
(forme) comme d'éléments intrinsèques et constitutifs
de leur essence. Et ici, nous ne sommes plus en face
d'une vérité théologiquement certaine, mais d'une
de ces opinions que les théologiens qualifient de plus
probables (probabiliores). « Les mots, matière et
forme, signifient par eux-mêmes les parties constitu-
tives : donc, si nous parlons de la matière et de la
forme d'une chose, on comprend immédiatement qu'il
s'agit des parties constitutives de cette chose. Et bien
que les scotistes disent qu'il ne faut pas trop presser la
signification de cette façon de parler toute analogique,
on voit facilement (ce que concède l'un des meilleurs
scotistes, Vega) que la doctrine commune appariât
plus conforme aux définitions des conciles de Florence ■'.t
de Trente, (Defensio Conc. trid., 1. XIII, c. xv). »
Ch. Pesch, Preelectiones dogmatiese, t . vi, n. 34. L'opi-
nion commune a pour elle l'autorité, du catéchisme
romain, voir col. 337 et de saint Thomas, qui écrit :
Verba et res sunt de essentiu sacramenti, In I Vmn Sent.,
dist. I, q. i, a. 3, ad 2um; et encore : Quodlibet sacra-
mentum distinguilur in materiam et formam, sicul in
parles essentiw. Sum. Iheol., IIP, q. xc, a. 2.
Contre cette opinion commune, plus probable, la
théologie relève deux manières de voir divergentes.
C'est, tout d'abord, l'opinion de Scot et de nombreux
scotistes, In 7V»m Sent., dist. III, q. i; dist. VIII, q.iet
n; dist. XIV, q. iv. La matière et la forme ne sont pas
toujours parties constitutives des sacrements, bien
qu'elles soient toujours requises : parfois, en effet, la
signification sacramentelle réside dans tout le composé
de matière et de forme; c'est le cas du baptême, de la
confirmation, de l'extrême-onction : donc, en ces
sacrements, la matière et la forme constituent essen-
tiellement le sacrement. Ailleurs la signification est
dans la seule forme, par exemple, dans la pénitence,
où les actes du pénitent sont simplement prérequis.
Au contraire, dans l'eucharistie, la matière seule
constitue tout le sacrement. Cette doctrine a été
reprise, même après le concile de Florence, non seu-
lement par des scotistes, mais encore par quelques
thomistes, Cabrera, Lcdesma, s'appuyant sur l'expres-
sion dont s'est servie le concile lui-même : perficiuntur,
et non constiliuintur. Cf. Suarez, op. cit., sect. n, n. 2;
Salmanticens.es, loc. cit., n. 35. C'est ensuite l'opinion,
assez répandue, de ceux qui exceptent de la formule
générale l'eucharistie. Dans ce sacrement, en effet,
jeule la matière, qui demeure, représente le consti-
tutif intrinsèque du sacrement; la forme, c'est-à-dire
les paroles de la consécration, passe et ne saurait
constituer intrinsèquement le sacrement. Cette opi-
nion restrictive est formulée par Vasquez, Bellarmin,
Suarez, Coninck et d'autres. Suarez toutefois, op. cit.,
disp. XLII, sect. n, expose avec beaucoup de nuances
son opinion, n. 7, et son explication est de nature à
concilier les sentiments en apparence opposés :
« Quoique les paroles passent physiquement, cepen-
dant elles informent toujours en quelque manière les
espèces sacramentelles : celles-ci, en effet, ne signi-
fient le corps du Christ qu'autant qu'elles sont consa-
crées, c'est-à-dire en tant qu'elles sont informées par
les paroles qui précédèrent. »
Il convient de mentionner, en marge de l'opinion
commune, et facilement réductible à elle, le senti-
ment de D. Soto plaçant la forme dans la signification
sacramentelle, qui se superpose au sacrement déjà
constitué dans ses éléments physiques. En réalité
Soto ne nie pas l'existence de la matière et de la forme
comme constitutifs intrinsèques du sacrement, mais
il envisage, dans le sujet constitué, l'aspect qui lui
donne d'être à proprement parler sacramentel, c'est-à-
dire la signification sacramentelle elle-même, dis-
tincte en effet du sujet. In /yum Sent., dist. III,
q. un., a. 1, ad 3um.
3. Les théologiens ne s'arrêtent pas là. Ayant assi-
milé les paroles à la forme, les choses à la matière, et
conçu le sacrement comme résultant de l'union de
cette matière et de cette forme, ils posent une nouvelle
question touchant la réalité et la nature de l'union
dans le sacrement, de la forme et de la matière. Il
s'agit ici d'un développement tout naturel de la doc-
trine catholique, et la solution du problème qui est à
la source de ce développement est utile pour préciser
la position de la doctrine catholique.
a) Il s'agit tout d'abord d'une union réelle entre les
deux éléments. Quelques auteurs, justement soucieux
d'éviter les exagérations, ne considèrent dans les
sacrements la composition de matière et de forme que
comme une façon de parler, pour exprimer la détermi-
nation plus parfaite apportée par la forme à une
matière encore insuffisamment déterminée. L'union,
en réalité, est inexistante : l'analogie avec les composés
matériels n'a de consistance que sous le rapport du
moins ou du plus déterminé dans la signification sacra-
mentelle. Remota significatione, dit expressément
Bellarmin, loc. cit., nulla est compositio ex re et verbo.
De cette façon de parler se rapprochent Suarez, loc. cit.,
disp. II, sect. i; De Lugo, De sacramentis, disp. II,
sect. n, n. 50. Mais les thomistes enseignent générale-
ment que le sujet lui-même, auquel est attaché la
signification sacramentelle, comporte, comme condi-
tion préalable de cette signification, une composition
réelle entre l'élément formel et l'élément matériel.
Ainsi le sacrement est obtenu par les deux composi-
tions suivantes; la matière et la forme donnent le
sujet; la signification, ajoutée au sujet, donne le
sacrement proprement dit. Ainsi celui-ci nous appa-
raît-il comme un être composé de deux autres êtres :
d'un être réel, qui est le sujet physique, et d'un être
de raison, qui est le signe ; et c'est à cause de cette
composition du réel et de rationnel que les théologiens
l'appellent un être'artificiel. Il y aurait sans doute
quelque exagération à concevoir l'union de la matière
et de la forme comme une union physique, dans le sens .
où l'union physique comporterait ou l'information
proprement dite de la matière par la forme, ou l'inhé-
rence et la continuation réelle des parties. C'est peut-
être là le sentiment de Jean de Saint-Thomas, De
sacramentis, disp. XXII, a. 6, dub. n et de Nuno,
id., In III*m, a. 6, q. lx, diffic. 2. Mais la plupart des
théologiens, même thomistes, affirment-, dans le sujet
des sacrements, une composition morale, quoique réelle
des éléments formels et des éléments matériels. Et,
parce qu'elle est réelle, on peut encore, en un sens
341
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
342
large, appeler cette union une union physique, ainsi
que le notent expressément les Salmanticenses,
disp. II, dub. ii, d.26. L'union, en effet, de la matière
et de la forme se fait selon leur signification, moins
déterminée et par conséquent déterminablc, dans la
matière, plus expressive et par conséquent détermi-
nante dans la forme. Ainsi s'explique la doctrine de
saint Thomas : Quamvis verba, et alite res sensibiles
tint in diverso génère quantum perlinet ad naturam rei,
conveniunt tamen in ratione significandi, qui? perfectius
est in verbis. quam in aliis rébus. Et ideo ex verbis et
rébus fit quodammodo unurn in sucramentis. Sum.
theol., III», q. lx, a. 6, ad 2UU1.
b) Puisque l'union de la matière et de la forme pro-
vient de leur concordance réciproque dans la signifi-
cation, il faut, d'une part, reconnaître que la matière
possède déjà, par rapport à l'effet sacramentel, une
signification native, encore que cette signification
demeure imparfaite et appelle une détermination plus
expressive; d'autre part, affirmer l'unité de significa-
tion dans le sujet constitué par l'union de la forme et
de la matière.
On devra donc, en premier lieu, rejeter la façon
dont s'expriment certains auteurs, affirmant que, dans
les sacrements, la forme « a pour but de donner une
signification à la matière ». Cette signification, dit
expressément Léon XIII, voir ci-dessus, col. 337, doit
se trouver dans tout le rite essentiel, c'est-à-dire dans la
matière et la (orme; mais elle appartient particulière-
ment à la forme. La matière doit posséder par elle-
même une signification encore insuffisamment déter-
minée, mais réelle. Ainsi, c'est parce que le baptême
doit laver l'àme de ses péchés, que l'eau est choisie
comme matière de ce sacrement ; c'est parce que
l'eucharistie est la nourriture spirituelle de l'àme, que
le pain et le vin qui nourrissent le corps en sont la
matière: l'huile adoucit les maux physiques et récon-
forte ceux qui souffrent ; aussi administre-t-on les
malades avec de l'huile. Cf. Melchior Cano, Relectio
de sacramentis, part. I, n. 15. Mais si la matière pos-
sède une signification naturelle et fondamentale, les
paroles qui s'y ajoutent déterminent et spécifient
cette signification dans l'ordre formel et sacramentel.
Encore obscure et, par rapport à l'effet du sacrement
comme tel, indéterminée, la signification fondamen-
tale reçoit de la forme la précision qui lui manque.
N'imaginons pas toutefois, avec Bellarmin et Sua-
rez, deux significations dans le sacrement constitué,
l'une de la matière, l'autre de la forme, les deux
s'unissant pour former une signification totale, mais
composée, la signification sacramentelle. La signifi-
cation sacramentelle, si l'on veut maintenir l'union
réelle des éléments du sacrement, doit être simple et
unique. En réalité, il y a superposition d'une signifi-
cation formelle et d'institution divine à la signification
fondamentale et naturelle, de telle façon qu'il résulte
une signification sacramentelle, simple et indivisible.
Pour la discussion, voir Salmanticenses, loc. cit.,
n. 30-34.
IL Justification historique et traditionnelle
DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE TOUCHANT LA MATIÈRE
et la forme des sacrements. — Il s'agit de démon-
trer que les expressions matière et forme ne sont que la
traduction récente et quelque peu analogique des
termes choses et paroles, reçus dès les premiers siècles
dans la théologie sacramentaire, et que le sens recou-
vert par ces expressions se retrouve en substance, au
moins pour certains sacrements, dans les documents de
l'âge apostolique. Si les mots matière et forme datent
du xnic siècle, la vérité exprimée par eux est bien plus
ancienne et l'hylémorphisme sacramentaire n'est
qu'une formule nouvelle désignant une doctrine tradi-
tionnellement admise.
1» Période du début. — 1. Dès l'âge apostolique, les
documents inspirés nous font voir que l'administra-
tion des sacrements comporte un geste accompagné
de prières; prière et imposition des mains aux diacres,
Act., xi, 6; prière et imposition des mains dans la
confirmation, Act., vin, 15-17; prière et imposition
des mains dans la" communication de l'apostolat à
Paul et à Barnabe, Act., xm. 3. L'imposition des mains
seule est rappelée à propos de Timothée. I Tim., iv,
14; II Tim., i, 0. L'onction de l'huile aux malades est
accompagnée de prières. Jac, v, 14. L'invocation tri-
nitaire ne se sépare pas de l'ablution dans le baptême,
-Matth., xxvni, 19 (cf. Didachè, vu, 1), que saint Paul
appelle lavacrum aquœ in verbo vitœ, Eph., v, 26. Pour
l'eucharistie, les documents nous rapportent les
paroles mêmes par lesquelles Jésus consacra le pain
et le vin, et le précepte imposé par lui aux apôtres de
conserver ce rite. Matth., xxvi, 26; Marc, xiv, 22;
Luc, xxn, 17, 19; I Cor., xi, 24. Voir Baptême, t. n,
col. 170, 172; Confirmation, t. m, col. 975 sq. et, en
ce qui concerne le rôle de la prière accompagnant
l'imposition des mains, col. 998-999; Extrême-
Onction, t. v, col. 1897-1900; Imposition des mains,
t. vu, col. 1305-1306; Eucharistie, t. v, col. 1025;
1054; 1091. On se référera également aux articles cor-
respondants du Dictionnaire de Liturgie et d'Archéo-
logie chrétienne, du Dictionnaire de la Bible de Vi-
goureux, et au livre de M. Coppens, L'imposition des
mains et les rites connexes, dans le Nouveau Testament
et dans l'Église ancienne, Paris, 1925.
2. Les auteurs des premiers siècles, sans décomposer
encore théoriquement les sacrements en leurs éléments
constitutifs, y distinguent toutefois assez nettement
l'élément matériel, et la prière ou la formule qui
l'accompagne. Comme il ne s'agit pas ici d'un ensei-
gnement concernant les sacrements en général, mais
chaque sacrement en particulier, nous devons nous
contenter de renvoyer aux articles spéciaux, déjà
cités : Baptême, col. 180-185; Confirmation, col.
1035-1046; Épiclèse eucharistique, t. v, col. 232 sq.
et Eucharistie d'après les pères, id., col. 1121 sq. ;
Imposition des mains, t. vu, col. 1314 sq. et surtout,
1319, sq., 1331 sq., 1343 sq., 1408 sq. Il ne sera pas
difficile de trouver, dans les rites primitifs de la péni-
tence, l'équivalent de ce que le concile de Trente
appelle la forme et la quasi-matière du sacrement, voir
Absolution, 1. 1, col. 152, 157. On ne doit pas s'éton-
ner, d'ailleurs, que certaines des formules anciennes
aient subi, au cours des siècles, des modifications, ou
même que des additions aient été faites aux formules
primitives. L'institution immédiate des sacrements,
impliquant l'institution immédiate de la forme et de
la matière par le Christ, laisse à l'Église un pouvoir
suffisant pour introduire ces modifications ou ces addi-
tions, lorsque le Christ n'a institué forme et matière
que sous la raison générale de signes symboliques, sans
en déterminer expressément les éléments individuels.
Nous préférons laisser ici de côté cette question diffi-
cile et complexe, dont la discussion sera mieux à sa
place à l'art. Sacrement. Mais il suffira d'avoir
signalé brièvement le pouvoir ministériel de l'Église
sur ce point, pour faire comprendre que, nonobstant
les changements et les additions, la vérité tradition-
nelle subsiste d'une composition des rites sacramen-
tels, constitués d'une part, par les choses, qui en sont
l'élément matériel, d'autre part, par les paroles qui en
sont l'élément formel.
3. Il faut cependant que nous nous arrêtions ici à
une considération particulière, propre aux écrivains
des ive et V siècles, chez qui l'on pense trouver les
premières ébauches d'une théorie du rite sacramentel.
On trouve ces ébauches, mais, assùre-t-on, bien impar-
faites : « Ces imperfections proviennent toujours de ce
343
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
344
que les Pères sont tentés d'appliquer une théorie
identique au baptême et à l'eucharistie, malgré la
nature si différente des deux sacrements. Ce sont les
paroles de la consécration qui font du pain et du vin
le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ. Les
éléments nécessaires à la confection de l'eucharistie
sont donc le pain, le vin et la formule de consécration.
Celle doctrine du sacrement de l'eucharistie est assu-
rément très juste; elle ne l'est plus autant, lorsqu'elle
est appliquée au baptême. Au lieu de dire, comme
aujourd'hui, que le sacramenlum du baptême consiste
dans l'ablution accompagnée de la formule trinitaire,
les auteurs, raisonnant par analogie à l'eucharistie,
enseignent qu'il est constitué par l'eau cl par la prière
de «sanctification » de l'eau (c'est-à-dire par la béné-
diction de l'eau baptismale)... La sanctification' de
l'eau est ainsi considérée comme un élément du bap-
tême, à peu près, proportion gardée, comme la prière
consécratoire du pain et du vin l'est de l'eucharistie. »
Pourrat, La théologie sacramentaire, Paris, 1907, p. 51.
Voir, chez les Latins, Tertullien, De baptismo, n. 4,
P. L., t. i, col. 1204; S. Cyprien, Epist., lxx, n. 1, 2,
P. L., t. m, col. 1037, 1040; S. Ambroise, De mysteriis,
n. 14, 20 et l'auteur du De Sacramentis, 1. I, n 18,
P. L., t. xvi, col. 393, 394, 422. Des assertions de ces
auteurs, on peut rapprocher les formules latines du
Sacramentaire gélasien, P. L., t. lxxiv, col. 1110-
1111. Parmi les Grecs, S. Grégoire de Nysse, Oral, in
bapt. Christi, P. G., t. xlvi, col. 589; S. Basile le Grand,
De Spiritn sancto, n. 66, P. G., t. xxxn, col. 188;
S. Cyrille de Jérusalem, Cat., xxi (Mystag. m), n. 3,
P. G., t. xxxin, col. 1089; dont il faut rapprocher
les formules liturgiques de YEuchologe de Sérapion
<iv siècle), n. 19, 25, 29, dans Funk, Didascalia et
Constitutiones Apostolorum, Paderborn 1905, t. n,
p. 158 sq. ou des Constitutions apostoliques, 1. VII,
c. xliii, n. 5, ibid., t. i, p. 450. On trouvera l'exposé
général de cette assimilation dans Tixeront, Histoire
des dogmes, t. n, pour les Pères grecs, p. 162-163 et
pour les latins, p. 307-308.
Nous pensons que cette remarque fort juste
n'infirme pas la valeur de l'argument traditionnel.
D'une part, en effet, le mot sacramentum n'avait point
encore, dans les premiers siècles, la signification très
déterminée qu'il acquiert au Moyen Age; d'autre part,
les affirmations patristiques relatives à la sanctifi-
cation de l'eau ou de l'huile par les paroles du sacra-
menlum ne sauraient être interprétées comme si
les paroles sanctificatrices appartenaient à ce que
nous appelons aujourd'hui la forme du sacrement.
Les Pères reconnaissent explicitement que « la vertu
régénératrice et sanctificatrice (du baptême) s'exerce
sur le baptisé, lorsque celui-ci est plongé (dans l'eau)
au moment où le ministre prononce la formule trini-
taire ». Pourrat, loc. cit. Voilà le point précis, où, en
dépit des questions de mots, il faut savoir saisir la
vérité qui s'affirme. Et cette vérité traditionnelle
s'affirme chez les Pères avec d'autant plus de force,
que les Pères sont unanimes à ne point considérer
la bénédiction de l'eau comme indispensable, le bap-
tême des cliniques, conféré en cas de nécessité, étant
administré avec de l'eau ordinaire non bénite. Voir
Baptême, t. n, col. 18. Et si les Pères considèrent la
bénédiction de l'huile comme nécessaire à la validité
des sacrements de confirmation et d'extrême-onction,
il ne s'ensuit pas que cette bénédiction appartienne à
la forme du sacrement. Ils expriment une vérité
aujourd'hui encore reçue dans l'enseignement catho-
lique, et concernant la matière elle-même de ces sacre-
ments.
4. L'argument de la tradition aux premiers siècles
prend une force nouvelle si l'on se reporte aux textes
liturgiques des ive et Ve siècles, qui contiennent déjà
les formules que le ministre devait prononcer en
| administrant les divers sacrements. Bien que ces for-
mules ne soient pas identiques partout, elles marquent
cependant la vérité traditionnelle qui est à la base de
l'hylémorphisme sacramentaire : l'élément matériel
« choses », déterminé, précisé par l'élément formel,
« paroles ». On consultera, sur ce point, les articles con-
cernant respectivement chaque sacrement, soit ici, soit
plus particulièrement dans le Dictionnaire d'Archéo-
logie chrétienne et de Liturgie. Il suffit de retenir, dan
cet aperçu général sur la matière et la forme des sacre-
ments, que « les textes liturgiques les plus anciens que
nous possédions mentionnent les formules qui accom-
pagnent toujours le geste sacramentel, onction, impo-
sition des mains, etc. » Pourrat, op. cit., p. 50, note.
L'absence de documents liturgiques plus anciens ne-
doit en rien nous étonner. Les paroles si expressives
de saint Basile, dans le De Spirilu sancto, loc. cit.,
nous rassurent complètement sur l'origine ancienne des
rites sacramentaires : « Des dogmes et des enseigne-
ments conservés dan:; l'Église, les uns nous sont par-
venus par le moyen d'une doctrine écrite ; les autres
nous ont été transmis dans le secret par une traditon
remontant aux apôtres; les uns et les autres ont la
même valeur pour notre piété. Et personne ne voudra
s'insurger contre eux, personne, dis-je, qui possède
quelque connaissance et quelque expérience des insti-
tutions ecclésiastiques. Si nous rejetions des pratiques,
qui nous ont été transmises oralement, sous prétexte
qu'elles ne sont point de grande importance, nous com-
mettrions l'imprudence de blesser l'évangile en ce qu'il
a d'essentiel, et nous réduirions notre prédication à
n'être plus qu'un verbiage inutile... Ces paroles de
l'invocation sur le pain eucharistique et le calice de
bénédiction, quel saint nous les a laissées par écrit?
Et ici nous ne nous sommes pas contentés de ce que
rappelle l'Apôtre ou l'Évangile (les simples paroles
de la consécration), nous récitons, avant et après, bien
d'autres formules, qui sont d'une grande importance
pour le mystère, et que nous avons apprises par une
tradition non écrite. Nous bénissons aussi l'eau du
baptême et l'huile de l'onction; bien plus nous bénis-
sons-aussi celui qui reçoit le baptême. Quel écrit nous
l'a appris? N'est-ce pas d'une tradition tacite et secrète
que nous tenons ces rites? Et qui donc nous a, par un
enseignement écrit, instruits de l'onction de l'huile?
Qui nous a appris la triple immersion du 'catéchu-
mène? Et toutes les autres cérémonies du baptême,
le renoncement à Satan et à ses anges, quelle écriture
nous les a enseignées? N'est-ce pas plutôt une doctrine
cachée et secrète, que nous avons reçue de nos pères,
qu'eux-mêmes ont conservée dans un silence exempt
d'inquiétude et de curiosité, parce que précisément ils
avaient appris à couvrir nos mystères sacrés du respect
du silence ? De la même façon qu'ils avaient prescrit,
dès le commencements de l'Église, l'emploi de certains
rites, les apôtres, nos pères, ont prescrit de conserver
à ces saints mystères leur dignité dans le secret et le
silence. » On est donc fondé à faire remonter jusqu'aux
apôtres et au Christ, du moins dans leurs lignes très
générales, les rites sacramentels, comportant des choses
déterminées par des paroles.
2° Saint Augustin. — Bien que la doctrine de saint
Augustin n'apporte pas à la théologie sacramentaire
sa dernière perfection, et que le mot de sacrement lui-
même soit fort loin d'avoir sous la plume du grand doc-
teur la signification précise et uniforme qu'il possède
aujourd'hui, un progrès remarquable s'y affirme dans
l'analyse des éléments constitutifs de ce que nous
appelons les sacrements. C'est à saint Augustin que les
scolastiques rapportent la première formule didac-
tique de la constitution des sacrements : Accedit verbum
ad clementum, et fil sacramentum. Pour bien com-
345
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
346
prendre le sens de cette formule, il faut reprendre par
le début l'analyse du concept que le grand docteur se
forme du sacrement de la Nouvelle Loi. Avant tout,
pour Augustin, le sacrement est le signe sensible d'une
chose sainte (signa) cum ad res divinas pertinent, sacra-
menta appcllantur. Epist., cxxxvm, n. 7, P. L.,
t. xxxiii, col. 527. Sacrificium visibile invisibilis
sacrificii sacramentnm, id est sacrum signum est. De
civitate Dei, 1. X, c. v, P. L., t. xli, col. 282. Tout
sacrement comporte donc deux éléments, un objet
visible, matériel, qui est le signe et un objet invisible,
spirituel, qui est signifié : Ideo dicuntur sacramenta,
quia in eis aliud videtur, aliud intelligitur, P. L.
t. xxxvm, col. 1240. Et encore, d'une façon plus
expressive : Signacula quidem rerum divinarum esse
visibilia, sed res ipsas invisibiles in eis honorari . De
calechizandis rudibus, n. 50, P. L.,t. xl, col. 344. On
voit dans ces textes que le mot sacrement n'est pas
pris tout à fait au même sens dans les premières
citations et dans les dernières. Dans celles-ci, le mot
sacrement semble désigner exclusivement la partie
matérielle, le signe, tandis que la réalité spirituelle,
qu'Augustin appelle parfois la vertu du sacrement.
vis sacramenti est ce qui est désigné. Sans vouloir
insister sur ces nuances, il est clair qu'un rapport
étroit unit l'élément matériel à l'élément spirituel.
L'élément matériel comporte déjà, par lui-même,
une certaine similitude naturelle avec la réalité sur-
naturelle qu'il doit désigner : Si enim sacramenta quam-
dam simililudinem earum rerum quorum sacramenta
sunt non haberent, omnino sacramenta non essent.
Epist., xc\tu, n. 9, P. L., t. xxxm, col. 363. Par leur
élément matériel, les sacrements appartiennent donc
aux signes naturels, dont parle Augustin, De doctrina
christiana, 1. II, n. 2, 3, P. L., t. xxxiv, col. 36-37.
.Mais la volonté divine s'est servie de ce signe naturel
pour y ajouter le signe conventionnel, signum dalum,
des choses saintes, que représente ou produit le sacre-
ment : « Un sacrement, dit M. Tixeront, est donc avant
tout, pour saint Augustin, le signe à la fois naturel et
conventionnel d'une chose sainte. Il peut n'être que
cela, et c'est en ce sens que notre auteur appelle
sacrements le sel bénit donné au baptisé, De catechiz.
rudib., n. 50, P. L., t. xl, col. 344, les exorcismes du
baptême, Serm., ccxxvu, P. L., t. xxxvm, col. 1100,
la tradition même du symbole et de l'oraison domini-
cale aux catéchumènes, Serm. ccxxvm, n. 3, P. L.,
t. xxxvm, col. 1102. C'est en ce sens encore que les
rites de l'Ancienne Loi — sauf la circoncision — qui
ne faisaient qu'annoncer le Christ et le salut, sans les
apporter, étaient des sacrements. Enarr. in Ps.,
lxxiii, n. 2, P. L., t. xxxvi, col. 930. Mais, outre
cette acception large qui en fait un simple signe,
Augustin donne souvent au mot sacrement un sens
plus étroit qui en rapproche la conception de notre
conception actuelle. Parmi ces rites sacrés, en effet,
le saint docteur en distingue un certain nombre qui ne
vont pas seulement des signes d'une réalité spirituelle
correspondante, mais dont la collation entraîne de plus
la production de cette réalité spirituelle d'une façon
certaine. Au sacramenlum est attachée sa res ou virtus
quand il est posé et reçu dans des conditions données.
C'est, par exemple, pour le baptême, la régénération
spirituelle, pour la confirmation, la personne du Saint-
Esprit, pour l'eucharistie, la vie, fruit de la nourriture
mangée, et d'une manière générale, la grâce qui est la
vertu des sacrements, gratia quse sacramentorum virtus
est. » Enarr., in Ps. lxxyii, n. 2, P. L., t. xxxvi,
col 984; In Joan. evang., tr. xxvi, n. 11, P. L.,
t. xxxv, col. 1611.
En considérant le rite matériel du sacrement,
Augustin se demande comment et par quoi il est élevé
à la dignité de producteur de la grâce dans les âmes.
Pourquoi l'eau, en touchant le corps, purific-t-elle le
cœur? La réponse à cette question fait l'objet d'un
texte classique entre tous, et que les théologiens rap-
pelleront à l'envi, dans la question de la matière et de
forme des sacrements. Ce texte est un commentaire
de Joa., xv, 3 : Jam vos mundi estis propler verbum
quod locutus sum vobis. « Pourquoi ne dit-il pas : vous
êtes purs à cause du baptême dans lequel vous avez
été lavés, mais à cause de la parole que je vous ai
adressée! C'est parce que la parole purifie, elle aussi,
dans l'eau. Enlevez la parole, et l'eau n'est plus que de
l'eau. Mais voici que la parole s'ajoute à l'élément, et le
sacrement est constitué, qui est, pour ainsi dire, une
parole visible. » In Joa. evang., tr. lxxx, n. 3,
P. L., t. xxxv, col. 1840. Donc, pour saint Augustin
(dont l'exégèse ici est cependant contestable) le rite
sacramentel, qu'il faut distinguer tout d'abord de la
res sacramenti, c'est-à-dire de la réalité spirituelle
qu'il produit dans l'âme lorsqu'il est reçu fructueuse-
ment, est composé lui-même de deux éléments, une
matière ou un geste visible, et des paroles. Les paroles
donnent au geste ou à la matière la vertu sanctifica-
trice. Peu importe qu'Augustin, après bon nombre de
Pères, ait entendu, pour le baptême en particulier, la
parole sanctificatrice dans un sens beaucoup plus
étendu que celui que nous accordons aujourd'hui à la
forme même du baptême, restreignant cette forme
aux seules paroles de l'invocation trinitaire. Peut-être,
dans cette « parole » qui s'ajoute à l'élément faut-il
encore comprendre la bénédiction de l'eau, les exor-
cismes, les professions de foi, etc. L'important est qu'il
ait expressément reconnu que l'élément ne pouvait
rien produire sans la sanctification des paroles. Sous
cette forme générale, l'assertion est bien le prélude et
le fondement traditionnel de la doctrine de la matière
et de la forme.
Aussi bien, Augustin admet que, dans l'eucharistie,
le pain et le vin sont consacrés au corps et au sang
du Christ par la prière mystique de la consécration.
De Trinilate, 1. III, n. 10, P. L., t. xlh, col. 874. De
même, pour la confirmation, il reconnaît formellement
que l'huile, même bénite par l'évêque, doit être
répandue sur le front du chrétien en mode d'onction :
sans huile sainte et sans onction, pas de sacrement.
In Joan. evang., tr., cxvm, n. 5, P. L., t. xxxv,
col. 1950. Cf. In spist. Joannis ad Partlios, tract, m,
n. 5, ibid., col. 2000.
Pour les autres sacrements, nous ne trouvons chez
saint Augustin, aucune analyse expresse des éléments
qui les constituent. Aussi bien, l'attention des Pères
n'était pas portée sur ce point particulier; mais les
assertions générales dont ils se servent montrent bien
que, tout en ne parlant expressément que du baptême,
de la confirmation, de l'eucharistie et parfois de l'ordre
(cf. S. Jean Chrysostome, In Actus Apost., homil. xiv,
n. 3, P. G., t. lx, col. 116), leur doctrine vaut pour
tous les sacrements, conférant, par un signe sensible
efficace, la grâce aux âmes.
3° De saint Augustin à Pierre Lombard. — Période
inexplorée, dont M. Pourrat se contente d'écrire :
« Aussi bien, est-ce la doctrine de saint Augustin sur
les éléments du rite baptismal que l'on retiendra dans
la suite. Les auteurs du Moyen Age ne feront que la
généraliser en l'appliquant, autant que faire se peut,
aux sept sacrements. » En substance, cette affirmation
est exacte : elle pourrait cependant comporter
quelques nuances et surtout ne pas restreindre au seul
baptême la considération d'Augustin et de ses suc-
cesseurs. Fulgeme de Ruspe se contente de reprendre
l'analyse d'Augustin relativement au rite sacramentel
sensible et à l'effet spirituel invisible. Ideo dicuntur
sacramenta, quia in eis aliquid videtur, aliud intelligi-
tur. Epist., xii, n. 25, 26, P. /.., t. i.xv, col. 392. C'est à
347
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
348
propos de l'eucharistie qu'Ildephonse de Tolède rap-
pelle la même doctrine. Le corps du Christ, explique-t-
il, est vraiment dans l'eucharistie. Isla ideo dicunlur
sacramenla, quia in eis aliud uidetur, aliud intelliyitur.
Quod videlur, spécimen ha bel corporalem; quod inlclli-
gitur, fructum habet spiritualem. Liber de cogjiitione
baptismi, c. cxxxvn, /'. L., t. xcvi, col. 169.
Il faut ensuite arriver jusqu'Alcuin, pour découvrir
quelque écho des analyses augustiniennes. Mais ici
au sujet du baptême, la pensée de l'auteur est nette :
Tria sunt in baplismatis sacramento visibilia et tria
itwisibilia. Visibilia sunt sacerdos, corpus (il s'agit
du corps du baptisé) et aqua. Invisibilia vero Spiritus
et anima et [ides, llla aulem tria visibilia nihil proficiunt
foris, si hœc tria invisibilia non intus operantur.
Sacerdos corpus aqua abluil, Spiritus sanctus animam
fuie justificat. En ne considérant que le rite sacramen-
tel, l'élément matériel n'a d'efficacité qu'autant que
s'y ajoute la vertu de l'Esprit-Saint, c'est-à-dire les
paroles sanctificatrices. Epist., xxxvi, P. L., t. c,
col. 194. La même pensée, sous une forme plus géné-
rale et valable pour tous les sacrements, est exprimée
par Agobard de Lyon. Cet écrivain déclare que les
sacrements, même administrés par des prêtres prévari-
cateurs, sont valides... s; tamenjuxla re gulam a Domino
posilam vel secundum tradilionem ecclesiaslicam cele-
brenlur. Il y a là une réminiscence de la doctrine tradi-
tionnelle sur le pouvoir accordé à l'Église de déter-
miner plus expressément, là où Jésus-Christ ne l'aurait
pas fait, les éléments du rite sacramentel. Ainsi admi-
nistré, même par un pécheur, le sacrement est valide,
car ad invocationem summi sacerdotis, non humana
virtute, sed sancti Spiritus perficiuntur ineffabililer
majeslate. Les sacrements n'agissent que par la vertu
du Saint-Esprit, à l'invocation du Christ. De privile-
giis et jure sacerdctum, n. 15, 18, P. L., t. civ, col. 142,
145. Jonas d'Orléans établit une comparaison entre
le rite du baptême, l'eucharistie, et le rite de la confir-
mation. Credendum est quia sicut baptismalis et corporis
et sanguinis Domini sacramenla, per sacerdotum myste-
ria visibilia fiunt, et per Dominum invisibiliter cons^-
crantur, ita nimirum Spiritus sancti gratia per imposi-
lionem manuam, ministerium adminislratum episco-
porum, fidelibus invisibiliter tribuatur. De institutione
laicali, 1. I, c. vu, P. L., t. evi, col. 134.
Raban Maur, parlant du baptême, de la confirma-
tion et de l'eucharistie, écrit : Sunt sacramenla, quia
o'j id sacramenla dicuntur, quia sub tegumento corpo-
ralium rerum virlus divina secretius salutem eorumdem
sacramenlorum operalur, unde et a secretis virlulibus
vel sacris, sacramenla dicuntur. Quœ ideo frucluosa
pênes Ecclesiam flunl, quia sanctus in ea manens
Spiritus, eumdem sacramentorum latenter operalur
effectum. L'élément visible est donc rendu efficace par
la vertu de l'Esprit-Saint qui passe pour ainsi dire
dans les sacrements. Bien plus, l'élément visible doit
posséder déjà naturellement une certaine aptitude à
signifier l'effet produit par la vertu de l'Esprit-Saint.
Voluit enim Dominus, ut res Ma invisibilis per con-
gruentiam, sed pro/ecto incontreclabile et invisibile
impenderetur elemenlum... Nam sicut aqua purgat
exterius corpus, ita latenter ejus mysterio per Spiritum
sanctum purifteatur et animus, cujus sanclificalio ita
est. De clericorum institutione, 1. I, c. xxiv, xxv, P. L.,
t. cvh, col. 309, 310. Voir sur le sacrement de confirma-
tion, c. xxvm, sur la chrismation, rite de ce sacre-
ment, c. xxx; sur l'eucharistie, c. xxxi, col. 312-313;
314-315; 316-321.
La controverse bérengarienne ne nous apporte
guère d'élément nouveau. En ce qui concerne le corps
du Christ dans l'eucharistie, les auteurs catholiques
insistent surtout sur la distinction augustinienne du
rite visible et de la chose invisible. Mais à côté de
cette distinction qui ne touche qu'indirectement à
notre sujet, tous admettent aussi que le pain et le vin
sont changés au corps et au sang par la bénédiction
consécratoire. Conficilur sacrificium Ecclesiœ, écrit
Lanfranc, sacramento et re sacramenli, id est corpore
Christi. Ce corps réel du Christ, c'est la bénédiction
qui l'a consacré, benedictio consecravit. Liber de corpore
et sanguine Domini, c. x, xm, P. L, t. cl, col. 321,
423. Il est inutile de multiplier sur ce point incontesté
les citations, Nous renvoyons simplement à Raoul
Heurtevent, Durand de Troarn et les origines de l'héré-
sie bérengarienne, Paris, 1912, IIe part., surtout, c. i;
et Eucharistie, t. v, col. 1217.
Relevons sous la plume du cardinal Geoffroy, aupa-
ravant abbé de Vendôme, dans son Tractalus de
corpore et sanguine Domini Xostri Jesu Christi, P. L.,
t. clvii, une comparaison entre les éléments du sacre-
ment de baptême et la consécration épiscopale. Sicut
in baptismale, aqua et invocatio Spiritus sancti sunt
necessaria, quœ faciunt christianum, ita in ordinando
episcopo electio et conseeralio sunt necessilate conjuncta,
quœ créant episcopum. Sicut aqua sola, aut sola invo-
catione sancti Spiritus nec baptismus fteri potest, nec
homo esse christianus, etc., col. 214. Mais il est aisé de
voir combien ce concept est encore imprécis. — Yves
de Chartres s'en tient aux définitions augustiniennes :
Signum est res, prœter speciem quam ingerit sensibus,
aliud quid ex ss faciens in cognilionem venire... Sacri-
ficium visibile invisibih est sacramenlum, id est sacrum
signum; est alibi sacramenlum invisibilis graliœ visi-
bilis forma. Les formules de bénédiction de l'eau appar-
tiennent sans doute au rite du baptême, mais les
■ paroles de l'invocation trinitaire seules sont néces-
saires à la constitution du sacrement. Panormia, 1. I,
c. cxxxi, cxxx, lxiu, lu, P. L., t. clxi, col. 1074.
1052,1057. — Bruno de Segni note que les paroles
de la consécration proférées à la messe, non par le
prêtre, mais en réalité par Jésus-Christ lui-même,
changent le pain et le vin en la substance du corps et
du sang. Expositio in Leviticum, c. vm. Il rappelle le
rite du baptême et celui de la confirmation. In
Numéros, c xix, P. L., t. clxiv, col. 308, 490. — Pour
Rupert de Deutz, la matière ou substance du sacri-
fice eucharistique est double : elle est céleste, elle est
terrestre. La formule baptismale, In nomine Palris
et Filii et Spiritus Sancti, est appelée sola et unica
régula baptizandi, quam suo sanguine conscriplam
Salvator post resurrectionem suam et non ante, discipulis
suis contradidit. Cette règle possède tant de valeur que
ne pas l'employer dans l'ablution, c'est ne pas conférer
le baptême. Mais l'ablution donnée concomitamment
avec la formule régulière constitue toujours un bap-
tême valide. De divinis officiis, 1. II, c. ix; 1. X, c. v,
P. L., t. clxx, col. 40, 266.
Dans le Tractatus theologicus d'Hildeberl, évêque
du Mans, P. L., t. clxxi, le c. cl nous intéresse. Il
s'agit des sacrements. En raccourci, c'est toute la
théologie sacramentaire générale. Sacramenlum est
sacrœ rei signum, id est, sacramenlum est invisibilis
graliœ visibilis forma, ut in sacramento baptismi signi-
ficalur ablulio vitiorum, per illam exleriorem visibilem
Il faut donc que l'élément visible du sacrement pos-
sède par lui-même une signification naturelle analogue
à l'effet invisible qu'il produit. Unumquodque sacra-
menlum ejus rei similitudinem débet habere cujus est
sacramenlum. Mais la similitude naturelle ne. suffit
pas; le sacrement , pour agir, doit tenir de son insti-
tution une efficacité réelle : Sacramenlum est visibilis
forma gratiœ in eo collatœ, non enim solummodo est
signum sacrœ rei, sed etiam efficientîa. Voilà bien
l'indice de la dualité des éléments, la matière vivifiée
par la forme. Col. 1145 sq. — Honorius d'Autun, dans
e Tractalus de sacramento allaris, P. L., t. clxxii,
349
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
350.
appelle, suivant la formule reçue, les paroles de la
consécration, la « bénédiction » du pain, c. xiv,
col. 1293. Le pain et le vin sont la matière du sacrement
de l'autel, c. xvn. col. 1295.
Avec Hugues de Saint-Victor, nous abordons une
étude plus préeise sur la constitution des sacrements.
De saeramentis, 1. I. part. IX, c. n, P. L., t. clxxvi.
Il reprend tout d*abord la définition reçue : Sacramen-
tum est saerœ rei signum. Ainsi compris, tout sacre-
ment comporte d'Hix éléments, l'élément visible, et
matériel, qui est le rite même du sacrement, c'est-à-
dire le sacrement lui-même, et l'élément spirituel, la
res sacramenti. Mais cette définition est encore super-
ficielle. Si quis aillent plenius ac perfectias quid sit
sacramentum diffinire voluerit, di/Jînire potest quod
saeramentum est corporale vel maleriale elementum
foris sensibiliter proposiluin ex similitudine reprœsen-
tans et ex institutione signifteans, et ex sanctifîcatione
continens aliquam invisibilem et specialem gratiam.
L'analogie naturelle que possède l'élément visible ne
suffit pas à constituer le sacrement; il faut, déplus,
une institution positive qui lui confère la signification
de la grâce que le sacrement doit produire; et, pour
atteindre sa perfection, le sacrement doit encore rece-
voir, au moment même de sa dispensation, la vertu
sanctifiante dont il communique l'effet. Voici l'appli-
cation de cette doctrine dans le baptême. Ibi est aquse
oisibile elementum, quod est sacramentum el inveniuntur
hsec tria in uno : reprœsenlatio in similitudine; signi-
ficatio ex institutione; virlus ex sanctifîcatione. Ipsa
similitudo ex crealione est; ipsa institulio ex dispensa-
tione; ipsa sanctifteatio ex bénédictions; prima indita
per Creatorem; secundo adjuncta per Salvalorem; lerlia
minislrata per dispensalorem. L'eau possède ainsi
naturellement un effet analogue à l'effet du baptême;
elle purifie; mais le Sauveur est venu élever cette
ressemblance lointaine à la signification propre de la
purification de l'âme. Que manque-t-il à l'eau ainsi
choisie pour être un sacrement? Accedit verbum sancti-
ficationis ad elementum et fit sacramentum, ut sit
sacramentum aqua visibilis ex similitudine reprœsen-
tans, ex institutione signifteans, ex sanctifîcatione
continens spiritualem gratiam. Et l'auteur d'ajouter :
Ad hune modum in cseteris quoque saeramentis tria
hœc considerare oportet. Col. 317-319.
Le c. vi est intitulé De maleria sacramentorum. Il
faut entendre ici, par « matière », les éléments consti-
tutifs du sacrement. In Iriplici maleria omnia divina
sacramentel conficiunlur, scilicel aut in rébus, aut in
jadis, aut in verbis. Le mot sacramentum est pris ici
dans un sens assez large, puisqu'il s'étend aussi aux
sacramentaux, par exemple, le signe de la croix.
Toutefois, Hugues fait une observation intéressante :
Cum his tribus modis sacramentel conficiunlur. Jlla
lumen mugis proprie et principaliter sacramcnla dicun-
lur. in quibus virlus est per sanctificutionem, el effectus
salulis per operationem. CoL 326-327. Dans 1er, sacre-
ment, véritables, la parole sanctificatrice doit être
prononcée oralement. L'auteur parle de la forme du
baptême, op. cit., 1. II, pars VI, c. n, vi, xm, mais,
comme chez saint Augustin, cette expression désigne
tout le rite baptismal (voir la même acception,
dans le XVIe concile de Carthagc, can. 2, Denzinger-
Bannwart. n. 102).
D'Hugues de Saint-Victor, il faut rapprocher
Robert Paululus, l'auteur du De officiis ccclesiasticis,
I'. I.., t. clxxvii, qui reprend presque textuellement
les formules d'Hugues. Sacramentum autem in tri-
bus consista, vid?licet, in jadis, in dictis, in rébus. In
rébus, ut est aqua el oleum; in dictis, ut est invocalio
Trinitatis; in jadis, ut est su.bmersio in aquam et
insujflatio. L. I, c. xn, col. 388. A propos du baptême
c. xm, on se demande quelle en est la forme? Hœc
forma servanda est, ut in nomine Palris et Filii et Spi-
ritus Sancti baptizetur. Col. 389. Ilfaut aussi rapprocher
la Summa Senlenliarurn, où la doctrine sacramentaire
est plus simple et plus claire à la fois. C'est surtout à
propos du baptême que l'auteur rapproche le sucra-
mentum, l'élément matériel, l'eau sanctifiée, de la
forma baptismi, qui a été donnée par le Christ et est
constituée par l'invocation trinitaire qui accompagne
l'immersion. Avec une terminologie hésitante et
quelque peu inexacte, c'est déjà la doctrine scolas-
tique de la matière et de la forme. Voir Hugues de
Saint- Victor, t. vu, col. 286.
4° Pierre Lombard. — Une première systématisation
de la pensé? traditionnelle est faite par le « Maître des
Sentences ». Pierre Lombard fait consister les éléments
constitutifs du sacrement dans les paroles et les choses.
Au début du 1. IV, dist. I, après avoir rappelé et
expliqué les définitions reçues, d'après les conceptions
augustiniennes, Pierre Lombard énonce la doctrine
qui sera plus tard consacrée au concile de Florence
Duo autem sunl in quibus sa'ramenlum consista ; scilicel
verba et res. Verba, ut invocalio Trinitatis; res, ut
aqua, oleum, et hujusmodi. On saisit immédiatement
la simplification apportée par cette formule à la for-
mule encore obscure d'Hugues de Saint-Victor. En ce
qui concerne le baptême, dist. III, on doit distinguer
l'ablution faite avec l'eau, et la forme des paroles pres-
crites : en ces deux seuls éléments réside la constitution
essentielle du baptême; tout le reste du rite appartient
à sa solennité. Du sacrement de confirmation, la
forme est claire; ce sont les paroles prononcées par
l'évêque lorsqu'il marque au front le chrétien avec le
saint chrême. Dist. IV. La distinction suivante expose
la doctrine catholique sur le sacrement de l'autel. Le
sacrement, c'est le corps et le sang de Jésus sous
l'espèce du pain et du vin. La forme du sacrement est
uniquement constituée par les paroles : « Ceci est mon
corps; ceci est mon sang. » Quant au sacrement de
pénitence, Pierre Lombard ne paraît pas y distinguer
les paroles et les choses. Toutefois, après avoir longue-
ment exposé les actes du pénitent, dist. XVI-XVII,
l'auteur parle de la rémission accordée par le prêtre,
dist. XVIII. Et nous retrouvons comme une" synthèse
de ces divers aspects dans la dernière partie de la
dist. XXII, où s'agite la question du sacramentum et
res dans la pénitence. C'est à cet endroit que le com-
mentaire de saint Thomas, q. n, a. 2, sol. 2, explique
comment la doctrine de la matière et de la forme peut
s'appliquer à la pénitence. Le sacrement d'extrême-
onction consiste dans l'onction extérieure, faite sur les
membres du malade. Dist. XXIII. Pierre Lombard ne
parle pas expressément des paroles qui accompagnent
les onctions; mais il est hors de doute qu'il applique
à ce sacrement sa théorie générale. Le sacrement de
l'ordre comporte divers degrés : l'application de la doc
trine des choses et des paroles est facile aux cérémonies
de l'ordination, par laquelle est conféré le pouvoir
sacré. Dist. XXIV. Pour le mariage comme pour la
pénitence, l'auteur ne semble faire aucune application
de la théorie des paroles et des choses. Toutefois il la
laisse entrevoir, dans la dist. XXVI, où, après avoir
exposé ce qu'est le mariage, viri mulierisque conjunctoi
maritalis inler legilimas personas, il rappelle que seul
le consentement des conjoints rend effective !a douai ion
mutueiL' des époux.
Le progrès réalisé par Pierre Lombard a donc été
de ramener l'enseignement traditionnel, encore embar-
rassé d'expre sions confuses et hésitantes, à la formule
unique des « choses », res, et des « paroles », verba,
comme éléments constitutifs des sacrements. A l'ex-
pression verba, le Maître des Sentences substitue déjà,
nous l'avons constaté à plus d'une reprise, l'expres-
sion forma.
3 51
MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE
352
5° Guillaume d'Auxerre. — Ce mot forma était donc
déjà entré dans la terminologie catholique; le mot
materia s'était déjà rencontré sous la plume de plus
d'un auteur, lorsque la philosophie aristotélicienne lit
son entrée dans la pensée religieuse du début du
xiii" siècle. Rien d'étonnant que l'hylémorphisme
aristotélicien, entendu dans un sens large et analo-
gique, ait été accueilli pour exprimer la doctrine
augustinienne de Velementum sanctifié par le verbum.
Pierre Lombard avait déjà couramment usé du terme
forma. Guillaume d'Auxerre, au début du xm° siècle,
unifiera la terminologie. Les mots, matière et forme,
dans la théologie sacramentaire, deviendront syno-
nymes, des mots, choses et paroles, éléments constitu-
tifs des sacrements. Voici comment s'exprime Guil-
laume à propos de l'extrème-onction, In IVum Sent.,
dist. XXIII, édit. Paris, 1500, fol. 283, col. 4 : Sicut
de essentia baptisml dicuntur esse tria : scilicet materia
et forma verborum et intentio baptizandi; similiter de
essentia sacramenli eucharistiœ dicuntur esse tria :
scilicet ordo sacerdotalis et forma verborum et materia
scilicet panis et vinum; eodem modo in essentia hujus
sacramenti dicuntur esse tria; scilicet ordo sacerdotalis
et oratio fidei et materia, scilicet oleum consecratum ab
episcopo.
6° La conception hylémorphisle au XIIIe siècle. —
Désormais, la terminologie est acquise, et Alexandre
de Halès, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin
l'emploieront couramment. Le seul progrès réalisé
par eux sera de chercher l'application aux sacrements
de pénitence et de mariage de la théorie que l'on
n'avait encore appliquée explicitement qu'aux cinq
autres sacrements. Voir, sur ce progrès particulier, les
articles spéciaux, Mariage, Pénitenck. Les théolo-
giens s'appliqueront plutôt désormais à justifier par
des raisons d'ordre théologique la doctrine de la matière
et de la forme dans les sacrements de la Nouvelle Loi.
Toutefois, avant de passer à cette justification théo-
logique, il convient de faire observer qu'en emprun-
tant à la philosophie péripatéticienne les expressions
de « matière » et de « forme », la théologie catholique
n'a introduit en sa doctrine aucun élément étranger. Il
faut, en elïet, considérer le sens que ces expressions
revêtent dans la théologie sacramentaire. Ce sens n'est
pas un concept aristotélicien, mais la notion vulgaire
que nous appliquons de nous-mêmes aux œuvres d'art.
Indépendamment, en elïet, de toute philosophie aristo-
télicienne, ne distinguons-nous pas, dans une statue,
la matière dont elle est faite, le marbre par exemple,
et la forme que donne à ce marbre le sculpteur? Nous
pouvons en dire autant d'une maison, d'un vêtement,
d'un chapeau, d'un vase, etc. Les théologiens, voyant
que, dans nos sacrements, il existe un élément dont la
signification sacramentelle est plus confuse, et un
autre élément, dont le rôle est précisément de déter-
miner davantage et d'amener à sa perfection cette
signification, ont donné au premier le nom de matière
et au second le nom de forme. Sans doute la philo-
sophie aristotélicienne présentait cette terminologie
toute faite, mais ne pourrait-on pas dire avec tout
autant de raison que c'est à un fonds commun, celui
du bon sens, que les aristotéliciens eux-mêmes ont
puisé ces notions, par lesquelles ils ont désigné les
éléments constitutifs des êtres matériels. C'est là le
sens exact de la doctrine exposée par saint Thomas,
Sum. theol., IIIa, q. lx, a. 7 : « Dans tous les com-
posés de matière et de forme, le principe déterminant
est la forme, qui est en quelque sorte la fin et le
terme de la matière... Puis donc que, dans les sacre-
ments, sont requises des choses sensibles déterminées
qui en sont comme la matière, à plus forte raison
est requise une forme d paroles déterminées. » Mais I
l'emploi de ces mots matière et forme ne consacre !
pas plus ici le système aristotélicien de la composi-
ton des corps, qu'ailleurs la définition de l'âme, forme
du corps. Voir ce mot, t. v, col. 550.
7° Dernière précision théologique. — Elle fut ajoutée
par Dans Scot, voir t. iv, col. 1909, et elle consiste
dans la distinction d'une matière éloignée, et d'une
matière prochaine, dans le sacrement. La matière
éloignée est l'élément matériel considéré en lui-même,
l'eau baptismale par exemple, et la matière prochaine,
est l'application de la matière éloignée au sujet, au
moment même où le sacrement est administré : telle,
l'ablution baptismale. In IVamSent., dist. III, q. m;
dist. VII, q. i. Saint Thomas n'avait pas encore fait
cette distinction, sauf pour le sacrement de pénitence.
Sum. theol., IIIa, q. lxxxiv, a. 2. Cette distinction a
été communément retenue par les moralistes. Pour
les autres précisions, apportées dans la suite, surtout
en ce qui concerne les sacrements de pénitence et
de mariage, on se reportera aux articles spéciaux.
8° La tradition de l'Église orientale. — Les expressions
de saint Thomas ont été pour ainsi dire canonisées
au concile de Florence. Elles ont été acceptées par
les orientaux. C'est donc qu'elles répondaient à une
doctrine par eux admise. On peut s'en rendre compte
en parcourant les traités sacramentaires d'un théolo-
gien de l'Église orientale, Siméon, archevêque de
Thessalonique, mort en 1429, quelques années avant
le concile de Florence. Les rites sacramentaires y sont
décrits de telle sorte qu'on y peut facilement trouver
les choses et les paroles, équivalentes de la matière et
de la forme. Voir P. G., t. clv, De sacramcnlis, De
sancto unguento, col. 175-302, De sacris ordinationibus,
De pœnitenlia, De matrimonio, col. 360-532.
D'ailleurs, les professions de foi récentes attestent
sur ce point la pleine conformité de l'Église orthodoxe
et de l'Église romaine. Certaines formules, ne tenant
pas compte du progrès accompli à Florence, se conten-
tent de promulguer, dans les sacrements, deux élé-
ments, l'un matériel, l'autre divin agissant dans la
matière pour lui faire produire instrumentalement la
grâce. Ainsi la confession de Dosithée, au synode de
Jérusalem contre les Calvinistes, en 1672 :
Or, les sacrements sont
constitués par un élément
naturel et un élément sur-
naturel. Ce ne sont pas de
simples signes des promesses
divines : sous cet aspect, ils
ne différeraient pas de la cir-
concision. Ce sont, nous le
devons confesser, de véri-
tables instruments confé-
iant nécessairement la grâce
à qui les reçoit.
Hvy/siTM Se toc fADar/j-
pia èx toù cpuaixoû xal
u7rep9uoûç- oùx eia) 8k
<jnXà aY)(u.£Ïa tcôv stocyys-
Xicôv toù GeoG' "Outoj yàp
oùx av Sisvyjvoxe ttjç nspi-
TO[i.TJç... ' Op.oXoYoG[zev S'
aùxà eïvai. ôpyava Spaa-
Tixà toiç (jiuo'jjiivoiç yjxpi-
toç èZ, àvaYXTJç.
Kimmel, Monumenla fidei
Ecclesiœ oritntalis, Iéna,
1850, part. I, p. 450.
La Confession de Métrophane Critopoulos, hiéro-
moine de Bérée en Macédoine, patriarche orthodoxe
d'Alexandrie (f 1639), parle de matière sensible et
d'Esprit-Saint, soit à propos des sacrements, en géné-
ral, soit à propos du baptême et de la communion;
cf. Kimmel, op. cit., part. II, p. 89-90.
Mais c'est surtout la confesson de Moghila (dont on
ait les affinités avec le texte du catéchisme du concile
de Trente) qui contient les déclarations les plus expli-
cites; cf. Kimmel, op. cit., part. I, p. 171 :
nôoa TtpâYpiaToc Çtjtoùv- Q. — Combien de choses
xal elç TÔ p.uaT^piov; sont requises pour le sacre -
'ATr.-Tpia, SX?) àp(i.68io; me«t7 _ . ,
< t i «î- ' i R- — Trois. La mature
û»ç eïvai tÔ uStop elç ^ to idoine; par exemple : reau
PaTtTiana, o apxoç xal o dans le baptême, le pain et
oïvoç elç TY]y eôxapumav, ie vin dans l'eucharistie,
TÔ eXaiov, xalTàX&t7ràxarà l'huile et les autres éléments
353
MATIÈRE ET FORME, CONSÉQUENCES PRATIQUES
354
tô (iua—/jptov. Aeùxepov ô
Upeûç, ôtou va elvai vo[i.i-
(ACOÇ X.Zy£{.p,0T0V7]y.£v0Q Y) ô
è-îaxoTToç. TptTOv rj èm-
xX-rçaiç to\> àyîou ITveû-
ji.aToç. xal tô EÏSoç tûv
Xoytwv, ^erà ôttoîoc ô
îepeùç àyi^Çet tô |i.uanf)piov
tt, o\>vxu,si toû àyîou Ilvsij-
(iaxoç u.è yvwpLYjv £710901-
cau-sv^v toû va tô àyiâaf).
propres a chacun des autres
sacrements. La deuxième est
le prêtre, légitimement or-
donné, ou l'Eoique. La troi-
sième est l'invocation de l'Es-
prit-Saint et la formule
solennelle des paroles. C'est
par la vertu de l'Esprit-
Saint que le prôtre sanctifie
par les paroles le sacrement,
à condition toutefois d'y
apporter l'intention requise.
III. — Raisons théologiques. ■ — La doctrine de
la matière et de la forme des sacrements se justifie
théologiquement par trois principales raisons.
1° L'unité de significalion sacramentelle. — L'emploi
des expressions matière et forme pour désigner les
choses et les paroles se justifie d'une manière générale,
parce que ces mots sont plus expressifs que la termi-
nologie ancienne pour montrer l'unité de signification
sacramentelle. Ils ne nous montrent pas seulement en
effet la dualité des éléments constitutifs du sacrement,
ils caractérisent surtout la manière spéciale dont ces
éléments se complètent l'un l'autre pour former
ensemble le signe sacramentel. Les mots matière et
forme, empruntés à la philosophie aristotélicienne,
désignent respectivement l'élément indéterminé ou
moins déterminé et l'élément déterminant et perfec-
tionnant. Ainsi, dans un sens analogique, les choses,
moins déterminées dans leur significalion sont déter-
minées par les paroles dans l'ordre de la significalion
sacramentelle. Le sacrement est essentiellement un
signe, et d'autant plus parfait qu'il représente et
manifeste plus parfaitement, plus clairement, plus
expressément les mystères cachés en lui. Or, la parole
est, de tous les signes, le plus excellent et le plus
important, parce que les hommes peuvent façonner
la parole librement et la discipliner de mille manières
diverses, et qu'en outre le langage a pour but unique
de traduire et de communiquer à d'autres le monde
intime et invisible de la pensée. Les sacrements sont
des signes très parfaits, et leur signification est une,
voir col. 341. Il faut donc qu'ils soient composés, non
seulement d'élément matériel, de choses, mais d'élé-
ment formel, de paroles, qui, plus parfaitement que
les choses, expriment les réalités surnaturelles qu'elles
recouvrent. Et les choses s'unissant aux paroles selon
l'ordre de la signification moins parfaite à la signi-
fication plus parfaite, constituent un sacrement, pré-
cisément parce que la signification demeure une. Cf.
Billot, De sacramentis, Rome, 1906, t. i, p. 29, note.
Il convient à ce propos de remarquer que les sacre-
ments imparfaits de l'Ancienne Loi consistaient seu-
lement en des actes symboliques, sans être accompa-
gnés de paroles, et ils ne pouvaient figurer les biens à
venir que d'une manière confuse et obscure. Les sacre-
ments parfaits de l'Église ont donc sur eux, entre
autres avantages, celui de ne pas être constitués sim-
plement par des éléments symboliques, mais de joindre
à ces éléments la parole qui est un signe plus expressif,
leur permettant de figurer plus clairement, et sans
laisser subsister l'ombre d'un doute, la réalité de la
grâce qu'ils produisent dans l'âme. Catéchisme du
concile de Trente, part. II, c. i, n. 17. Toutefois les
sacrements les plus parfaits conservent eux-mêmes le
caractère d'obscurité qui est le propre de l'objet de la
foi. Cf. S. Bonaventure, In IVam Sent., dist. III,
p. i, a. 1, q. ra.
2" L'harmonie de la composition hylémorphistc avec la
nature humaine. — Les sacrements sont destinés à la
sanctification de l'homme. Or, leur composition à la
fois de choses et de paroles, de matière et de forme, les
rend plus aptes à obtenir cet effet, parce que leur signi-
DICT. DE THÉOL. CATH.
fication frappe davantage la nature à la fois spiri-
tuelle et sensible de l'homme. La parole, en effet, est
en quelque sorte spirituelle, car elle exprime immé-
diatement un concept intellectuel; elle vient de
l'esprit et s'adresse à l'esprit; la chose, l'élément
matériel a plus d'analogie avec le corps ; elle est perçue
par les sens et sa puissance de signification repose
d'abord sur une analogie ou proportion extérieure cl
sensible.
3° Les sacrements, prolongation et instruments du
Verbe incarné dans la sanctification des hommes. —
Mais la raison théologique la plus élevée est d'ordre
christologique. Saint Thomas l'a notée en quelques
mots dans l'opuscule précité et dans la Somme,
III», q. lx, a. 6 : Verbo incarnato quodammodo conjor-
malur in hoc, quod rei sensibili verbum adhibetur, sicul
in mysterio incarnationis carni sensibili est Verbum
Dei unilum... Sacramenta Novae Legis, ab ipso Chrislo
effluunl et quamdam similiiudinem ipsius in se habent.
Cette raison christologique a deux aspects, qu'ont bien
notés les Salmanticenses, disp. II, dub. i, n. 2. —
1. Les sacrements de la Nouvelle Loi sont de véritables
instruments de la rédemption humaine : il est donc
souverainement convenable qu'ils s'appuient sur le
Verbe divin : les paroles de la forme continuent la
parole du Verbe incarné et véhiculent pour ainsi dire
son efficacité. — ■ 2. D'ailleurs, les sacrements sont
aussi des médications surnaturelles qui doivent se pro-
portionner à la fois au médecin qui guérit et au malade
qu'il faut guérir. Le médecin, c'est le Christ, lequel est
à la fois Verbe et chair, et le malade, c'est-à-dire
l'homme, est à la fois âme et corps. Donc, il est conve-
nable que nos sacrements soient composés à la fois de
choses et de paroles : les paroles correspondent à la
chair du Christ et à l'âme de l'homme. En ce sens,
saint Thomas a écrit son admirable strophe : Verbum
caro panem verum verbo carnem pfficil...
IV. Conséquences pratiques dans l'administra-
tion des sacrements. — 1 ° « Du jour où le sacrement
fut conçu comme un composé résultant de l'union de
deux éléments constitutifs », ordonnés à une signifi-
cation sacramentelle unique, « les conditions de vali-
dité de l'administration dès sacrements furent énoncées
avec une précision et une rigueur inconnues jus-
qu'alors. La théorie de la matière et de la forme permit
aux moralistes d'exposer avec beaucoup de netteté
la manière dont le ministre doit accomplir l'action
sacramentelle et prononcer les formules sacrées. »
Pourrat, op. cit., p. 71.
Nous ne pouvons ici descendre dans des détails,
inai,s il faut rappeler, avec un excellent théologien
contemporain, les grandes lignes de la morale catho-
lique sur ce point :
2° « Puisque la matière et la forme, pour pouvoir
constituer un tout dans l'ordre du signe (sacramentel),
doivent être nécessairement unies entre elles, il faut
veiller, en administrant un sacrement, à joindre la
parole à la matière, afin d'en former un signe unique.
Mais cette union n'est pas la même dans tous les
sacrements. Car si, par exemple, quelqu'un versait
aujourd'hui de l'eau sur la tête d'un enfant et
demain ou en un lieu différent prononçait les paroles,
de ces deux actions séparées ne pourrait résulter le
signe unique de l'ablution sacramentelle, et le bap-
tême serait nul. Au contraire, absolument parlant,
quelqu'un peut se confesser aujourd'hui et recevoir
seulement demain (du prêtre même auquel il s'est
confessé) l'absolution : tout le monde estimera, en
effet, que la preuve juridique de la culpabilité faite la
veille et la sentence du juge portée le lendemain ne
font qu'un seul et même jugement. Donc — laissons
de côté l'eucharistie --on peut accorder dans les
sacrements de pénitence et de mariage un intervalle
X. — 12
355
MATIÈKK ET FORME - MATTHIAS BKLLINTAM DE SALO
356
plus considérable en ce qui concerne l'union de la
forme et de la matière, sans nuire à la validité du
sacrement: mais, dans les autres sacrements, leur
validité exige que l'intervalle qui pourrait exister
entre les paroles et l'application de la forme soit si
bref, que l'on puisse encore estimer, d'après les
contingences ordinaires, que l'une et l'autre action ne
font qu'un comme signe. Le mieux est donc que
paroles et actions soient simultanées; et cette
simultanéité même est prescrite, afin qu'il n'y ait
aucun doute possible touchant la validité.
' « A fortiori, les paroles elles-mêmes de la forme ne
doivent pas être séparées entre elles de telle façon
qu'elles puissent perdre leur signification et par là
cesser de jouer le rôle de forme. Au cas où la chose se
produirait, il faudrait en juger d'après l'estimation
morale qu'on peut en faire. De plus, une seule action
et une seule forme' peuvent en soi être suffisantes pour
l'administration de plusieurs sacrements simultanés
(par exemple, le sacrement de pénitence accordé à un
grand nombre d'individus dans une absolution collec-
tive), parce que un seul signe peut être appliqué à des
sujets multiples. Mais agir ainsi, hors le cas de nécessité
est illicite, parce qu'interdit par l'Église, tout au
moins sous peine de péché véniel ; et ce serait péché
mortel si cette manière d'agir, pouvait créer un péril
de nullité du sacrement. » Ch. Pesch, Prœlectiones
dogmaticae, Fribourg-en-B., 1914, t. vi, n. 35.
A. Michel.
1. MATTHIAS BELLINTANI DESALO,
frère mineur capucin, était né le 29 juin 1534, d'une
bonne famille de Gazzane, dans les environs de la ville
dont il prit le nom, à son entrée en religion, le 4 octo-
bre 1551. Après sa profession il était envoyé à Naples
pour y faire ses études sous la direction du P. Jérôme
de Pistoie (voir son article); mais comme il ne pouvait
supporter le climat du midi, on le transféra dans la
province d'Ombrie, où enseignait le P. Jérôme de
Montefiore, déjà maître en théologie chez les conven-
tuels. Les progrès du jeune religieux ne démentirent
pas les espérances de ses supérieurs et bientôt il devint
un prédicateur de renom. Les dignités l'attendaient
dans sa province de Milan et ensuite dans celle de
Brescia, séparée de la première en 1587. Par deux fois
il fut définiteur général, et il venait d'être élevé à cette
charge, au chapitre du mois de mai 1575, quand on
l'envoya commissaire général en France, où les capu-
cins commençaient à s'établir. Saint Charles Borromée,
qui l'avait en haute estime, le munissait à cette occa-
sion de lettres de recommandation pour Henri III
et le nonce du pape à Paris. Bien accueilli à la cour, le
P. Bellintani s'acquitta avec succès de la mission qui
lui était confiée, et obtint des lettres patentes du roi,
confirmant celles de son prédécesseur Charles IX et
les donations de sa mère, Catherine de Médicis. Il
gagna aussi aux capucins la bienveillance de l'évêque
de Paris, Pierre de Gondi, jusque-là assez peu favo-
rable. Le séjour du P. Matthias en France ne dura que
trois ans. Plus tard, en 1599, il était commissaire
général dans la province de Suisse, et trois ans après
il remplissait les mêmes fonctions en Autriche et en
Bohême, s'attirant partout l'estime et la vénération.
Quand il revint dans sa province, au cours de l'année
1605, il était de nouveau nommé provincial, charge à
laquelle il renonçait au bout de deux ans, pour se pré-
parer tranquillement à la mort, tout en continuant ses
prédications jusqu'au bout. Le P. Matthias mourut
au couvent de Brescia le 20 juillet 1611; il avait
soixante-dix-sept ans.
Parmi les auteurs que saint François de Sales con-
seille à Philothée, là où il lui parle de l'oraison, Intr.
à la vie dév., IIe part., c. i, nous trouvons le nom de
Bellintani. Il avait en effet composé la Prattica deliora-
zione mentale. Opéra molto utile per quelle divole persone
che desiderano occuparsi nelt'orazione con frutto e gusto,
in-12, Brescia, 1573, 1574, 1575, 1580. Le premier tiers
de cet ouvrage est un traité d'oraison, dans lequel il dit
les excellences et les avantages de la prière mentale,
puis indique la méthode pour la faire avec fruit; le
reste du volume propose cinquante-deux sujets d'orai-
son, consacrés à la vie du Sauveur, jusqu'à la mise au
tombeau. En 1584 il en donnait une nouvelle édition;
les huit chapitres d'introduction sont devenus vingt-
deux, dont six pour démontrer la nécessité de l'oraison
conformément aux demandes du Pater. Il publiait
alors la seconde partie, renfermant cinquante-neuf
méditations, sur la résurrection, la descente du Saint-
Esprit, l'Église et les sacrements. Unis ou séparés,
les deux volumes continuent à paraître, Venise, 1586,
1592. Vingt-sept ans après l'apparition de la première
partie, donc vers 1600, il publia la troisième et la qua-
trième, avec des méditations sur les fins dernières,
dont nous n'avons vu qu'une édition de Venise 1607.
Ces deux dernières parties ne semblent pas avoir eu le
même succès que les premières, d'ailleurs la vogue
s'était arrêtée et nous n'avons plus rencontré qu'une
édition de la première partie, Bergame, 1645. Il n'en
était pas de même en France. Quand le P. Bellintani y
fut envoyé, il apporta certainement son ouvrage à ses
confrères italiens, qui étaient assez nombreux. Il
faut cependant attendre plusieurs années avant de
voir la première partie de la Practique de l'oraison
mentale ou contemplative, traduilte d'italien en français
par M. Jacques Gaultier Parisien, in-16, Lyon, Arras,
1593. Peu après paraissait la Practique de l'oraison,
faicte françoise par Jacques Roussin, 2 in-12, Lyon,
1601, 1605, 1613, 1618, 1620, Arras, 1618. De son côté
le P. Blancone, observant du couvent de Toulouse,
traduisait la Troisième et la Quatrième partie de l'oraison
mentale, 2 in-12, Paris, 1609. On les trouve encore De
nouveau reveues et corrigées sur l'Italien, par I. D. IL,
Douai, 1610, 1611. Le chartreux Antoine Volmar don-
nait également une traduction latine des deux pre-
mières parties, Practica orationis mentalis seu contem-
plativœ, in-12, Constance, 1607; Cologne, 1609;
Prague, 1682, et un capucin de la province de Castille
les traduisait en espagnol et les éditait en 1625, Prac-
tica de la oracion mental.
Fervent, apôtre de la dévotion aux Quarante-heures,
dont les capucins étaient les propagateurs, le P. Bellin-
tani publia le premier ouvrage que l'on connaisse sur
cette pieuse pratique, Trattalo délia santa oratione délie
quaranla hore, ncl quale si contiene l'origine di quesla
oratione, alcuni essercitii da fare in quella e gli ordini
che tiene in farla, in-16, Venise, 1586?, Brescia, 1588,
édition différente, Borne, 1588, Pavie, 1590. Un autre
chartreux, Jean Gelderman, en donna une traduction
latine, Tractatus de sancla oratione quadraginta hora-
rum..., in-16, Cologne, 1636. Des extraits de ce traité,
devenu fort rare, étaient plus récemment publiés par
deux anonymes, le P. Jean de Milan, capucin, Una
pagina d'oro délia fede milanese, in-12, Milan, 1895,
et G. Scurati, PU trattenimenti con Gesù inSacramento
per l'orazione délie SS. Quarantore, in-16, ibid., 1896.
Outre ces opuscules mystiques, le P. Matthias en
faisait paraître un autre, où il donnait la mesure de sa
science théologique et scripturaire, In sermones
S. D. S. Bonaventurse et in evangelia de lempore a
Paschatc usque ad Adventum, scripturahs introduc-
tiones, quibus adjecti sunt sermones ipsi ejusdem
S. Doctoris, in-4°, Venise, 1588. On lui avait remis pour
les examiner, des sermons attribués à saint Bonaven-
ture; étaient-ils de lui, méritaient-ils d'être imprimés?
Il ne donnait aucune indication sur leur authenticité,
attestée par ailleurs, car on les retrouve dans l'édition
des Opéra omnia, t. ix, Quaracchi, mais il les publiait
857 MATTHIAS BELLINTANI DE SALO — MATTHIAS DE I.A COURONNE 358
en faisant précéder chaque sermon d'une Iniroductio
scripturalis fort développée, qui forme eHc-inèine un
véritable sermon. Comme son ms. présentait des
lacunes, il les comblait avec des sermons de François
de Meyronnes et un de Pierre Auriol, franciscains. Lui-
même, nous l'avons dit, était un prédicateur estimé
et nous en avons une preuve dans ce volume de ser-
mons, qu'il publia sur les instances du cardinal Fré-
déric Borromée, qui les avait entendus dans sa cathé-
drale de Milan, Delli dolori di Chrislo Sig. nosiro pre-
diche otto, con altre quatlro d'altre materie, in-8°, Ber-
game, 1598. Dans ce genre nous citerons encore VOra-
zione iunebre nclla morte d'Alessandro I.uzzago nobile
Brescfano, Brescia, 1602, prononcée aux obsèques, le
11 mai, ce qui n'empêche pas les bibliographes d'en
indiquer une édition de 1594. Pour lui, en efïet, ils
ont accumulé les bévues les plus grosses.
Vers 1587, le P. Matthias avait été chargé d'écrire
et de publier les chroniques ou Annales de son ordre,
travail dont toutes les missions qu'on lui confia ren-
daient l'exécution difficile. Il composa cependant une
Historia capuccina, 2 ms. in-4°, aux archives générales,
qui sont une des meilleures sources à consulter. La
bibliothèque de la ville de Douai conserve une tra-
duction de l'Histoire capucine, par le P. Philippe de
Cambrai, la Vaticane possède hors classement, une
première rédaction autographe, Croniche dell' ultima e
perfetta rijorma delta religione di S. Francesco di frati
minori osservanti detli capucini. Le P. Papebroch, S. J.,
a publié dans les Acta Sanctorum, t. iv de mai, une
Vila B. Felicis a Cantalicio, ex processible anle annum
1-590 ilalice collecta, écrite par le P. Mathias. Plein de
vénération pour sa bienheureuse compatriote, sainte
Angèle de Mérici, il en écrivit une biographie que l'on
veut avoir servi de base principale au livret du
P. Octave Gondi, S. J., Vita délia B. Angela Bresciana,
prima fondatrice délia compagnia di S. Orsola, in-4°,
Brescia, 1600.
En mourant le P. Matthias laissait de nombreux
mss., imparfaits pour la plupart, dont un de ses deux
frères, capucins comme lui, le P. Jean Bellintani,
publia quelques-uns. Corone spirituali per ialtentione
in conlemplare la Passione del Salvatore, Milan, 1614,
Home, 1616. Son ami, saint Charles, lui ayant demandé
un recueil de méditations, le père le renvoyait à la
l'rattica dell'oratione, mais le pieux cardinal voulait
quelque chose de plus concis; alors il lui offrit ces
Corone, qu'il avait composées pour son usage et il
les donnait également au cardinal Morosini, évêque de
Brescia et à d'autres peut-être. Bien placé pour être
exactement informé, le P. Jean dit qu'il ne voulut
jamais permettre qu'on les imprimât de son vivant.
Lue traduction latine avait été faite pour les novices
pendant son séjour en Bohême; plus tard on les
publiait en allemand, Geisllicher Rosenkranz, in-12,
Ingolstadt, 1616, Munich, 1623, et en français, Sept
couronnes spirituelles pour les sept jours de la semaine,
Rouen, 1622. C'est peut-être le même opuscule que
nous avons rencontré sous le nom du P. Matthias,
Exercice d'amour ou de la Passion, Lille, 1633. C'est
encore à son frère, croyons-nous, que l'on doit un
autre livret, Ulili ricordi e rimedii per quelli che dalla
yiustizia sono alla morte condannati, in-32, Salo, 1614.
Le P. Lucien de Brescia les a réédités en appendice à.
son livre, Il lume acceso ad un moribondo, in-8°, Brescia,
172:,. 1730. Plus important est le Teatro del Paradiso
ooero meditationi délia céleste gloria, 2 in-8°, Salo, 1620,
que traduisit en français le P. Martial deRiom, capu-
cin. Théâtre du paradis, ou méditations de la gloire
céleste, in-8°, Lyon, 1629. Il publia ensuite les Essage-
raiioni moruli, in-8°, Salo, 1622, qui sont de courtes et
ferventes exhortations pour tous les dimanches et
fêtes de l'année. Le P. Jean était assisté d'un neveu,
appelé P. Matthias en souvenir de son oncle, pour
éditer le Quadra.gesim.alt Ambrosianum duplex, 2in-8°,
Lyon, 1624, 1625, avec un beau portrait de l'auteur
gravé par Audran, Cologne, 1628 et 1681, avec un
nouveau titre, Conciones exquisitissinue in singulos
dies quadragesimie et advcnlus. Une lettre du procu-
reur général de l'ordre, en date du 4 septem-
bre 1627, nous fait savoir que la Congrégation (du
Saint Office?) ne permettait pas l'impression du livre
du P. Matthias sur l'Apocalypse. On mentionne en
effet parmi ses manuscrits une Expositio in librum
Apocalypsis B. Joannis Aposloli, qui, dit-on, se con-
servait à la bibliothèque vaticane par ordre de Clé-
ment VIII, mais dont nous n'avons pas rencontré de
traces. Sans nous arrêter à ses autres mss., aujour-
d'hui perdus pour la plupart, nous signalerons encore
un cahier de 26 feuillets, que ne mentionne aucun
bibliographe, mais dont la publication était autorisée
en 1618, Pratlica per la oralione mentale délia bealissima
Vergine Maria. Nous ne saurions dire s'il fut imprimé.
L'autre frère du P. Matthias, le P. Paul, se dévoua
au service des malades pendant la peste qui désola
Milan en 1576, et il écrivit le Dialogo délia peste, publié
en grande partie par F. Odorici, / due Bellintani, dans
la Raccolta di cronisti e documenli storici lombardi
inedili, Milan, 1857, t. n.
Compendio delta vita del P. Matlia Bellintani, Bergame,
1650; Bernard de Bologne, Bibliothcca seriptorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 1747; Fréd. Bonomée, De sacris
nostrorum temporum oraloribus. Milan, 1632; Boverius,
Annales ord. fr. min. capuccinorum, ann. 1575 et 1611, t. I
et il, Lyon, 1632, 1G39; Cozzando, Libraria Bresciana,
Brescia, 1694; A. De Santi, L'orazione dette Quaranlore
e i tempi di calamiià e di guerra, Rome, 1919; Documents
pour servir à V histoire de V établissement des capucins en
France^ Paris, 1894; Jean Antoine de Brescia, Vita del
P. Mattia Bellintani, Milan 1885; Jean de S. Antoine,
Bibliotheca universa franciscana, Madrid, 1732; Mazzu-
chelli, Gli scrittori d' Italia, t. n, p. 629, Brescia, 1753;
Sala, Documenli circa la vita di S. Caria Borromeo, t. il,
Milan, 1857; Vladimir de Bergame, / cappaccini Brescianl,
Milan 1891; Wadding-Sbaraglia, Scriptorcs ord. nnnorum,
Rome, 1806.
P. Edouard d'Alençon.
2. MATTHIAS DE LA COURONNE
(a Corona), théologien et prédicateur carme chaussé
belge du xvne siècle. — Né à Liège, il revêtit l'habit des
carmes en sa ville natale. Ayant pris le doctorat en
théologie à la Sorbonne, il rentra en son couvent de
Liège, dont il fut plusieurs fois prieur et qu'il res-
taura. De même il fut commissaire général pour les
couvents belges de son ordre. Il se distingua aussi
comme prédicateur. Le 18 février 1676 il mourut au
couvent de Liège, qu'il avait embaumé de ses ver-
tus et surtout de son observance régulière, à l'âge
de 78 ans, après 62 ans de profession religieuse,
Il écrivit un ouvrage de grande envergure d'apo-
logie, de théologie positivo-scolastique, de morale et
de droit canon : Sanctitas Ecclesiœ romanw in S. Elia
P opheta Carmelitarum protoparente (igurala, seu
Expositio lilleralis, myslica et moralis sparsim a
cap. S VII Ubri III Regum usque ad cap. XIII lib. I V
Regum inclusive, sancliiutem Ecclesuv romanse deli-
neans, Liège, 1663 sq. Cet ouvrage devait comprendre
12 gros tomes in-folios; huit seulement en ont été
publiés. Le t. i traite de l'existence, des notes, de
l'origine, de la propagation et de la maternité de
l'Église romaine; le t. n de l'Église romaine et de sa
primauté; le t. m du pouvoir infaillible de Pierre et
des pontifes romains ses successeurs en ce qui touche
la foi et les moeurs, du gouvernement de l'Église, etc.;
le t. IV, de la dignité et du pouvoir des évêques; le
t. v du pouvoir judiciaire des évêques et du droit
militaire des prélats qui ont une juridiction temporelle;
359
MATTHIAS DE LA COURONNE MATTHIEU (SAINT)
360
le t. vi des missions apostoliques, de l'utilité des mis-
sions et des vertus, privilèges, office et pouvoir des
missionnaires; le t. vu de la dignité des cardinaux,
légats, nonces et inquisiteurs de la foi; avec un sup-
plément pour prouver la sainteté de l'Église; le
I. vin, montre comment l'Église romaine est sainte
par les princes chrétiens. Les quatre tomes non
publiés (t. ix-xii) traitent aussi de la sainteté de
l'Église romaine manifestée par le peuple fidèle, par la
défense de la sainteté de Dieu et par les sacrements.
Matthias de la Couronne publia aussi en français
une Vie et miracles de S. Albert (de Sicile), Carme.
Daniel de la V. M., Vinea Carmeli, Anvers 1662, p. 585;
Spéculum carmelitanum, Anvers, 1G80, t. i, p. 328 b, n. 1352;
t. n, p. 1013 t>, n. 3538; p. 1106 a, n. 3921; Foppens,
Bibliothtca Belgica, Bruxelles, 1739, p. 872 b; Cosme de
Villiers, Bibliolheca carmelitana, Orléans, 1752, t. il,
col. 407-409, n. lll;'Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv,
col. 88.
P. Anastase de S. Paul.
1. MATTHIEU (Saint), l'un des douze apôtres,
à qui la tradition ecclésiastique attribue la composi-
tion du premier évangile.
Saint Matthieu figure dans les quatre listes d'apôtres
que donne le Nouveau Testament, Matth., x, 3; Marc,
n, 18; Luc, vi, 15; Act., i, 13. Le premier évangile
accompagne son nom de l'épithète ôtsXwvtjç, le publi-
cain, et il raconte, ix, 9, la vocation d'un péager,
nommé Matthieu, qui, au premier appel, quitte le
bureau de la douane pour suivre Jésus. Le même épi-
sode est rapporté avec des circonstances à peu près
identiques par les deux autres synoptiques, Marc, u,
14; Luc, v, 27-28; mais ceux-ci donnent le nom de
Lévi au héros de ce récit. On ne peut sérieusement
douter qu'il s'agisse dans les trois évangiles d'un
même personnage. Il faut donc supposer que le publi-
cain appelé par Jésus portait deux noms, tous deux
sémitiques, car Ma66aioç correspond à l'hébreu "■ÇB
(peut-être abréviation de rp{ln?, qui signifie don de
Jahvé). Matthieu pourrait être, comme dans le cas
de Simon-Céphas, le nom définitif donné par Jésus
à son apôtre. — A part le récit de sa vocation et du
repas qu'il donna aussitôt après, dans sa maison, à
Jésus et à ses disciples, Matthieu-Lévi n'est plus men-
tionné dans aucun épisode du Nouveau Testament.
Les détails que donne la tradition sur son apostolat et
son martyre n'ont pas de valeur historique.
De l'évangile qui porte le nom de saint Matthieu
nous étudierons : I. L'origine et la composition.
II. Les caractères particuliers au point de vue doc-
trinal (col. 366).
I. Origine et composition du premier évangile.
— I. L'origine du premier évangile d'après la tradition
ecclésiastique. II. Le premier évangile et la critique.
III. La composition du premier évangile d'après les
données intrinsèques.
/. LE PREMIER ÉVANGILE ET LA TRADITION.
1° Citations et allusions sans mention de nom d'auteur.
— Pour les Pères apostoliques, les allusions certaines
ou probables au premier évangile sont signalées par
Funk, Patres apostolici, 2e édit., Tubingue, 1. 1, p. 2-36.
On en trouve dans l'épître de saint Clément aux
Corinthiens, plus sûrement encore dans les épîtres
de sa'.nt Ignace, et ces allusions sont plus nombreuses
que celles qui se rapportent au second ou au troisième
évangile. L'épître de Barnabe, iv, 14, fait allusion à
Matth., xxn, 14, avec la formule wç ysypa^xai qui
caractérise les citations scripturaires. La Didachè
contient de nombreuses citations de paroles de Jésus,
faites d'après le premier évangile, qui est dit l'évangile
du Seigneur : Did., vm, 2 et sq. = Matth., vi, 9-13;
Did., xv, 3 = Matth., xvni, 15-17; Did., xv, 4 = Matth.,
vi, 2-4, 5-8. Même prédominance de l'usage du premier
évangile dans saint Justin où l'on a relevé une qua-
rantaine d'allusions à Matth., le Pasteur d'Hermas,
la II* démentis, etc. De ces citations et allusions il
résulte que le premier évangile, en son texte grec,
était connu partout au n« siècle.
2° Témoignages patristiqu.es concernant la composi-
tion du premier évangile. — Le témoignage le plus
ancien est celui de Papias, dans le texte célèbre conser-
servé par Eusèbe, //. E., III, xxxix, P. G., t. xx,
col. 300, où il est question d'abord de l'évangile de
saint Marc, puis de celui de saint Matthieu dans les
termes suivants : « Quant à Matthieu, il a mis en
ordre les discours, xà X6yia, en langue hébraïque, et
chacun les a interprétés comme il pouvait. » Toute la
tradition ecclésiastique a vu dans ces 7.6yiy. l'original
hébreu de l'évangile grec qu'on attribuait à saint
Matthieu. Ainsi saint Irénée, qui cite le texte grec
du premier évangile et dit, Contra hseres., III, i, P. G.,
t. vu, col. 844, que Matthieu a donné par écrit l'évan-
gile dans la langue des Hébreux, pendant que Pierre
et Paul prêchaient l'évangile à Rome; Origène (cité
par Eusèbe, //. E., VI, xxv, P. G., t. xx, col. 552)
qui déclare tenir de la tradition, que le premier évan-
gile écrit est celui selon Matthieu, qui l'a donné à ceux
des croyants venant du judaïsme, composé en carac-
tères hébraïques; saint Cyrille de Jérusalem, Calech.,
xiv, 15, P. G., t. xxxiii, col. 884; saint Épiphane,
Hier, xxx, 3, P. G., t. xli, col. 409; Eusèbe lui-même
qui parle du premier évangile grec comme d'une tra-
duction, et déclare, H. E., III, xxiv, P. G., t. xx,
col. 265, que Matthieu, au moment de quitter les
juifs qu'il avait évangélisés, leur a laissé l'évangile
écrit en hébreu pour compenser son absence. Citons
encore Tertullien qui appelle saint Matthieu ftdclissi-
mus evangelii commenlator, ut cornes Chrisli, De carne
Christi, xxn, P. L., t. n, col. 789; et saint Jérôme qui
résume les données traditionnelles en ajoutant qu'on
ne sait pas qui a traduit en grec l'original de saint
Matthieu. Notons que, d'après ces textes, la langue
originale du premier évangile aurait été l'hébreu.
Mais on peut très bien admettre, et il est plus vrai-
semblable, que saint Matthieu écrivit en araméen,
langue parlée par les juifs à qui il destinait son évan-
gile.
3° Décisions de la Commission biblique pontificale. —
Les données traditionnelles sur l'origine du premier
évangile ont été codifiées dans un décret de la Com-
mission biblique, du 19 juin 1911, complété par une
décision du 26 juin 1912. Il résulte de ces décisions :
a) que l'apôtre saint Matthieu est vraiment l'auteur de
l'évangile qui porte son nom, qu'il a été le premier des
évangélistes et que son œuvre, écrite en araméen, était
bien un évangile, tel que celui que nous possédons,
et non point seulement une collection des discours du
Christ qui aurait été utilisée ensuite par le rédacteur
anonyme de notre premier évangile grec ; b) que la
rédaction du texte original du premier évangile ne
peut être renvoyée après la ruine de Jérusalem; c) que
notre premier évangile grec doit être tenu pour cano-
nique, et identique quant à sa substance avec l'ori-
ginal araméen écrit par saint Matthieu; à) qu'on ne
peut mettre en doute l'authenticité des deux premiers
chapitres où est racontée l'enfance du Sauveur, non
plus que de quelques passages de grande importance
dogmatique, Matth., xiv, 33; xvi, 17-19; xxvm, 19-20,
contestés par certaines critiques modernes; e) que,
si on a le choix entre plusieurs hypothèses pour expli-
quer les rapports entre les trois premiers évangiles,
on ne peut admettre la théorie dite des deux sources,
qui suppose que notre premier évangile grec a été
composé principalement d'après l'évangile de saint
Marc et une collection des discours du Seigneur. Texte
latin dans Denzinger-B., n. 2148-2154; 2164-2165.
361
MATTHIEU (SAINT), ORIGINE DU PREMIER ÉVANGILE
362
//. LU PREMIER KY AN Cl LE ET LA CRITIQUE. —
C'est précisément à cette théorie des deux sources,
présentée d'ailleurs sous des formes assez variées,
que se rangent la plupart des critiques contempo-
rains. En dehors des catholiques, et de quelques exé-
gètes protestants, tels que Th. Zahn, on peut dire que
l'accord est unanime entre les critiques sur les deux
points suivants : notre premier évangile grec est une
œuvre originale et non point la simple traduction d'un
évangile araméen : il est postérieur à l'évangile de
saint Marc qu'il utilise.
On admet généralement que le premier évangile
actuel dépend de deux sources principales : du second
évangile auquel sont empruntés la plupart des récits,
et d'une autre source, désignée sous le nom de Logia
ou de source Q (de l'allemand Quelle), d'où viennent
les discours et sentences de Jésus. Le nom de Logia
a été donné à cette source hypothétique, parce qu'on
l'a longtemps identifiée avec les Xôyioi dont Papias
attribue la rédaction à l'apôtre saint Matthieu. On
n'est d'ailleurs pas d'accord sur le caractère de cette
source, tel qu'il ressort du témoignage de Papias :
les uns pensent que c'était un simple recueil de paroles
du Sauveur; d'autres supposent que les discours étaient
accompagnés de quelques parties narratives, qui
leur servaient de cadre; les plus conservateurs esti-
ment que les Logia constituaient déjà, un véritable
évangile, qu'ils attribuent à saint Matthieu conformé-
ment à la tradition, et ils supposent que le nom de cet
apôtre est resté attaché à notre premier évangile grec,
parce que l'auteur inconnu de cet ouvrage en aurait
emprunté la matière en grande partie à l'œuvre pri-
mitive de saint Matthieu, que saint Luc, de son côté,
aurait utilisée d'une façon indépendante. D'ailleurs,
un attache de moins en moins d'importance parmi les
critiques libéraux au témoignage de Papias, et c'est
surtout pour des raisons de critique interne qu'on
admet l'existence d'un recueil de discours de Jésus
qui aurait servi de source commune aux rédacteurs
du premier et du troisième évangile. C'est précisé-
ment par la comparaison de ces deux évangiles que
Harnack a essayé, après plusieurs autres, de recons-
tituer la source Q. Les critiques les plus radicaux
n'admettent même pas que cette source ait un rapport
quelconque avec saint Matthieu : d'après eux, c'est
Minplement pour donner une autorité plus grande au
premier évangile qu'on aurait imaginé de le présenter
comme la traduction d'un évangile hébreu, écrit par
l'apôtre Matthieu (supposition peu vraisemblable,
notons-le, car on ne voit pas pourquoi on aurait choisi
pour auteur d'un évangile un apôtre obscur comme
saint Matthieu, si son nom n'avait été dès l'origine
attaché à la composition d'un écrit de ce genre).
Ils ne voient d'ailleurs dans le recueil de sentences
évangéliques et l'évangile de saint Marc que les
sources principales de notre premier évangile cano-
nique, où seraient entrés bien d'autres éléments, et
qui serait le résultat d'une compilation faite sans
doute par étapes. Au lieu d'être le plus ancien des
Synoptiques, l'évangile de saint Matthieu aurait des
chances d'être le plus récent, et A. Loisy va jusqu'à
déclarer qu' «il ne paraît pas autrement certain qu'il
ait acquis sa forme définitive dès le commencement
du second siècle ».
Plusieurs critiques catholiques, sans abandonner la
donnée traditionnelle qui fait de l'évangile de saint
Matthieu le premier en date des Synoptiques, n'enten-
dent cette priorité que de l'original araméen de cet
évangile. Quelques-uns, adoptant l'idée générale de
la théorie des deux sources, avaient admis que notre
premier évangile actuel n'était pas une simple tra-
duction du Matthieu araméen, mais le résultat d'une
combinaison de celui-ci avec des récits empruntés à
l'évangile de saint Marc. Celte position ne s'accorde
pas parfaitement avec la décision de la Commission
biblique, d'après laquelle on doit tenir le premier évan-
gile canonique pour une traduction, substantiellement
fidèle à l'original, de l'évangile araméen de saint
Matthieu. Rien néanmoins n'empêche d'admettre ■ —
et c'est l'hypothèse proposée en particulier par
M. Sickenberger et le P. Lagrange — que la traduction
grecque de l'évangile hébreu de saint Matthieu soit
postérieure à l'évangile de saint Marc, et qu'elle en
dépende pour la forme, et même, quant au fond, pour
certains éléments dont l'addition ne modifie pas la
substance du récit.
On n'a pas à entreprendre ici une discussion détaillée
de ce problème littéraire, qui supposerait une étude
d'ensemble sur la question synoptique, et qui sera
abordée dans l'article Synoptiques. Il suffira de
montrer que les objections opposées par les critiques
à l'authenticité du premier évangile ne sont pas déci-
sives, et qu'une hypothèse, telle que celle proposée par
le P. Lagrange, tout en maintenant les données tra-
ditionnelles, rendsufTisammentcompte des faits établis
par la critique interne, qu'il s'agisse des caractères
particuliers de l'évangile de saint Matthieu, ou de ses
rapports avec les deux autres synoptiques.
///. LA COMPOSITION DJJ PREMIER ÉVANGILE
D'APRÈS LES DONNÉES INTRINSÈQUES. ■ — Il ne s'agit
point de prouver par l'examen intrinsèque de notre
premier évangile actuel qu'il a été rédigé dans les
conditions supposées par la tradition ecclésiastique.
Si l'unité littéraire que présente, on le verra, cet
évangile, est incompatible avec une théorie de son
origine qui en ferait une pure compilation, d'autres
hypothèses proposées par certains critiques pour-
raient en effet rendre assez bien compte de sa com-
position. Mais ces hypothèses n'étant pas en accord
avec le témoignage traditionnel ne sauraient être
acceptées que si la critique interne rendait ce témoi-
gnage irrecevable, en constatant des faits en désac-
cord manifeste avec les données de la tradition. Pour
maintenir au contraire la thèse traditionnelle sur
l'origine du premier éyangile, il suffit de montrer
que l'étude interne de cet évangile ne révèle rien qui
s'oppose à son authenticité et à sa priorité (tout au
moins dans sa forme araméenne) par rapport aux
deux autres Synoptiques. Cette démonstration né-
gative pourra être ensuite complétée par la men-
tion de certains caractères du premier évangile qui,
sans imposer la thèse traditionnelle, s'harmonisent
particulièrement bien avec l'attribution de cet écrit à
saint Matthieu.
1° Examen des objections, fondées sur la critique
interne, contre l'authenticité du premier évangile. ■ —
1. Preuves alléguées en faveur de la dépendance de
l'évangile de saint Matthieu par rapport à celui de saint
Marc. — a) Si l'on considère le choix et l'ordre des
épisodes dans les deux premiers évangiles, on constate
une ressemblance frappante, qui s'accuse surtout à
partir du c. xm de saint Matthieu, et qui est spéciale-
ment marquée dans les récils de la Passion. Cette
ressemblance de fond est accentuée par la similitude
d'expressions, parfois d'expressions peu courantes,
dans les passages parallèles. On doit reconnaître, avec
l'ensemble des critiques que cette double ressemblance
ne peut s'expliquer simplement par la reproduction
dans les deux évangiles d'une même catéchèse orale,
et il faut admettre entre l'un et l'autre une certaine
dépendance littéraire.
b) Cette dépendance étant supposée, on fait valoir
en faveur de la priorité de Marc les considérations sui-
vantes. Le second évangile, avec ses récits vivants,
colorés, pleins de détails concrets, a une physionomie
plus primitive et ne peut être considéré comme la
363
MATTHIEU (SAINT), ORIGINE DU PREMIER ÉVANGILE
364
Teprise de la rédaction plus abstraite et plus didactique
de saint Matthieu. En bien des cas les différences de
fond ou de forme entre les deux évangiles dans des
passages parallèles donnent d'ailleurs l'impression de
corrections faites délibérément par l'auteur du premier
évangile, en vue d'abréger, de développer, de clarifier
ou parfois d'introduire des nuances d'ordre théolo-
gique. Enfin on insiste sur les doublets, c'est-à-dire sur
lés répétitions d'un même récit ou d'une même sen-
tence, qui sont assez nombreux dans le premier évan-
gile (plus de 20); ces doublets prouvent, d'après la
plupart des critiques, que l'auteur a rapporté le même
fait ou la même parole une fois en s'inspirant de
l'évangile de saint Marc, une autre fois d'après une
source différente, les Logia probablement.
Nous avons admis, article Marc, t. ix, col. 1947,
que l'évangile de saint Marc est la reproduction fidèle
d'une catéchèse primitive, celle de saint Pierre : il
ne saurait donc être question de le faire dépendre litté-
rairement, tout au moins pour l'ensemble de l'ouvrage,
de l'évangile de saint Matthieu. Mais les rapports
entre les deux premiers Synoptiques n'exigent pas non
plus, semble-t-il, que Matthieu dépende de Marc, à
condition d'admettre, avec la tradition ecclésiastique,
l'existence d'un Matthieu hébreu ou araméen, dont
le traducteur grec aurait connu et utilisé l'œuvre de
saint Marc. Cette hypothèse explique suffisamment
la similitude d'expressions entre les deux évangiles,
le traducteur ayant conformé son texte à celui de
saint Marc; quant aux divergences, elles ne présentent
pas aussi nettement qu'on le prétend le caractère de
corrections systématiques faites par le rédacteur du
premier, évangile. Cf. Lagrange, Évangile selon S. Mat-
thieu, p. lviii sq. ; rien n'empêche d'ailleurs de les
attribuer aussi au traducteur. D'autant que, selon
la remarque du P. Lagrange, si Luc, s'inspirant du
second évangile, reproduit à peu près intégralement
le fond des récits en modifiant librement les expres-
sions, « Matthieu est beaucoup plus rapproché de Marc
par le choix et l'ordre des mots, mais plus différent
pour la façon de présenter les choses. » — Quant aux
doublets, on peut supposer sans invraisemblance dans
la plupart des cas, qu'ils sont de simples répétitions :
on remarque, en effet, en d'autres endroits du premier
évangile la tendance de l'auteur à se répéter; d'ailleurs,
pour certaines paroles du Christ, ainsi répétées, saint
Matthieu, les ayant introduites dans un des grands
discours où il a groupé les enseignements de Jésus,
a très bien pu les reproduire de nouveau dans leur
contexte historique réel, par exemple, Matth., v, 32 et
xix, 9; x, 22 et xxiv, 9. L'explication paraît cepen-
dant insuffisante pour certains doublets, Matth., x, 38
et xvi, 24; xvn, 20 et xxi, 21 en particulier, où la
dépendance par rapport à Marc est plus sensible. Le
P. Lagrange, op. cit., p. l sq., croit pouvoir dans ce cas
attribuer au traducteur la répétition ainsi faite sous
une forme empruntée au second évangile. — Pour
rendre compte de la ressemblance dans le choix et
l'ordre des matériaux qui composent les deux pre-
miers Synoptiques, une solution analogue peut-être
proposée. Cette ressemblance peut s'expliquer tout
simplement en certains cas, pour les récits de la Pas-
sion en particulier, par la conformité à la suite histo-
rique des faits. D'autre part les principaux récits, ainsi
que les paroles de Jésus qui faisaienc le fond de la
prédication chrétienne primitive, ont dû être fixés de
bonne heure dans la tradition orale, et même peut-être
dans des écrits plus ou moins fragmentaires, qui pou-
vaient servir d'aide-mémoire : saint Matthieu et saint
Marc ont pu s'inspirer tous deux de cette tradition
orale ou déjà partiellement écrite, qui déterminait la
matière et la disposition générale de l'évangile. On
peut d'ailleurs admettre que quelques courts récits
ont été ajoutés d'après saint Marc par le traducteur
grec du premier évangile; ces additions peu nom-
breuses n'empêcheraient pas l'identité substantielle de
l'évangile grec avec l'œuvre primitive de saint Mat-
thieu. Lagrange, op. cit., p. XL.
2. Les citations de l'Ancien Testament dans le pre-
mier évangile fournissent à beaucoup de critiques un
argument contre l'attribution traditionnelle à saint
Matthieu. Ces citations, notablement plus nombreuses
dans cet évangile que dans les deux autres Synop-
tiques, sont souvent faites d'après la version grecque
des Septante, tandis qu'un évangile composé en
hébreu ou araméen aurait, dit-on, cité l'Ancien
Testament d'après le texte hébreu.
Il est exact que beaucoup de citations dans le pre-
mier évangile, spécialement celles qu'il a en commun
avec les autres Synoptiques, se rapprochent davantage
des Septante. Par contre, il est remarquable que celles
qui sont particulières à cet évangile s'inspirent plutôt
du texte hébreu de l'Ancien Testament ou du moins
trahissent une influence de l'hébreu. Dès lors, conclut
le P. Lagrange, op. cit., p. cxxn sq., la solution la plus
satisfaisante paraît être la suivante. Saint Matthieu,
écrivant en araméen (non pas en hébreu, car il aurait
cité sans doute plus textuellement), s'est -servi du
texte hébreu de l'Ancien Testament, en l'utilisant
d'ailleurs assez librement. Le traducteur grec, pour
les citations qui n'avaient pas de parallèle dans Marc,
a traduit exactement l'original de Matthieu; tandis
que, là où il trouvait la citation déjà faite dans le
second évangile d'après les Septante, il a adopté de
préférence le texte de Marc, même si le texie s'écar-
tait un peu de la leçon de l'hébreu, qui figurait dans
l'évangile araméen. Cette hypothèse rend mieux
compte des faits que celle des critiques qui pensent
que notre premier évangile a été composé directement
en grec par un écrivain s'inspirant de l'évangile de
saint Marc, car on ne voit pas pourquoi l'auteur aurait
rapproché de l'hébreu certaines de ses citations, s'il
n'avait eu en mains un texte où l'Ancien Testament
hébreu était déjà utilisé.
3. On objecte enfin contre l'attribution du premier
évangile à saint Matthieu, le caractère même de cet
évangile. Est-il vraisemblable qu'un témoin oculaire
ait écrit d'un style aussi schématique, en laissant de
côté les détails concrets, les traits pris sur le vif,
pour s'attacher presque uniquement à la portée doc-
trinale ou apologétique des faits qu'il rapporte?
Il faut reconnaître que rien en effet dans la manière
du premier évangile ne révèle le témoin oculaire. Mais
cette constatation ne suffit pas à ébranler la force de la
tradition en faveur de l'attribution à saint Matthieu,
car, en dehors même de la considération de tempéra-
ment littéraire, le but visé par un écrivain commande
sa manière, et, s'il se propose avant tout de mettre
en lumière un enseignement, il pourra négliger dans
son écrit les circonstances qui n'ont aucune significa-
tion doctrinale.
Insistera-t-on en disant qu'un récit de ce genre ne
peut du moins avoir été la première forme de l'évan-
gile? Le P. Lagrange montre au contraire, op. cit.,
p. xxxvm-xxxix; cxxix sq., que la préoccupation
dominante chez les premiers prédicateurs de l'évangile
ne dut pas être une préoccupation proprement histo-
rique, mais une préoccupation apologétique, et que
les premiers essais de littérature évangélique durent
être conçus en vue de la controverse avec les juifs,
à qui s'adressait la première prédication chrétienne.
« Or, apologie et controverse doctrinale, c'est le trait
principal et particulier de l'évangile de saint Matthieu,
trait qui en décide l'opportunité pour les premiers
jours. »
Les critiques reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes
3(35
.MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE
36G
que la composition d'une biographie proprement dite
ne fut pas le premier souci des écrivains chrétiens,
puisqu'ils admettent généralement, à l'origine de la
littérature évangélique, la rédaction d'un recueil de
sentences, qui fut utilisé plus tard dans notre premier
et notre troisième évangile, et dans lequel ou s'était
préoccupé de fixer, en sauvegardant les termes mêmes
dont Jésus s'était servi, les principaux enseignements
du Sauveur. .Mais de l'étude des genres littéraires dans
le judaïsme et l'hellénisme à l'époque du Nouveau
Testament, de l'analyse surtout des besoins auxquels
dut répondre la littérature évangélique primitive, il
résulte qu'un simple recueil de sentences, sans un
cadre historique contenant un certain nombre de faits,
ne se comprendrait guère comme type premier d'évan-
gile : la biographie dut avoir sa place même dans un
ouvrage de controverse, parce que les faits révélaient
l'attitude prise par Jésus et manifestaient le carac-
tère de sa mission, tout autant que ses paroles. De la
sorte on est amené à concevoir comme évangile pri-
mitif un ouvrage dont on ne peut évidemment prouver
qu'il contenait tout ce qui figure dans notre évangile
actuel de saint Matthieu, mais qui, par le genre de
composition et le caractère, devait tout au moins res-
sembler à cet évangile.
On ne saurait conclure en tout cas du caractère
didactique du premier évangile à son origine récente,
car le développement de la tradition a dû se faire dans
le sens d'une préoccupation historique plus accentuée,
comme cela ressort de la composition de l'évangile de
saint Luc, qui est, beaucoup plus nettement que les
deux autres Synoptiques, œuvre d'historien.
2° Caractères du premier évangile favorables à
l'authenticité. — 1. Il ne semble pas que la fusion d'élé-
ments empruntés à deux sources principales : l'évan-
gile de saint Marc et un recueil de sentences, ait pu
aboutir à une œuvre dont l'unité est aussi marquée
que celle du premier évangile. Celui-ci ne se présente
point en elïet comme un simple recueil d'anecdotes
et de sentences, disposées dans un cadre chronologique
assez large, et sans lien de successsion bien strict. Les
paroles et les faits sont au contraire groupés de façon
à former des ensembles, qui ne tiennent pas nécessai-
rement compte de la suite chronologique. On y remar-
que facilement cinq grands discours nette lient mar-
qués par la façon dont ils sont introduits et surtout
dont ils se terminent (noter les formules de conclu-
sion toutes semblables, vu, 28; xi, 1 ; xiii, 53; xix, 1 ;
xxv , 1), comme aussi par l'unité du thème : discours
sur la montagne, discours sur la mission des apôtres,
discours des paraboles., discours sur les devoirs mutuels
des disciples, discours eschatologique. De même il y a
des groupements de faits : par exemple la collection
de dix miracles, vm, 1-ix, 31. De plus les récits
ne sont pas juxtaposés aux discours, iis sont intime-
ment liés à l'enseignement, qu'ils servent à appuyer,
et dont iis sont généralement inséparables. De là dans
le premier évangile cette unité organique qui n'aurait
pas été obtenue, semble-t-il, s'il avait été formé par
la réunion d'une part de récits, d'autre part de sen-
tences provenant de deux sources différentes.
2. Cette homogénéité se manifeste particulièrement
dans la persistance d'un bout à l'autre du premier
évangile de certains traits qui en accusent le caractère
sémitique, judaïque, et même l'archaïsme, traits qui
s'accordent assez bien avec les données traditionnelles
sur l'origine de cet évangile.
Bien qu'il soit écrit dans une langue qui se rap-
proche du grec classique, on a pu dire de notre pre-
mier évangile que « malgré son vêtement grec, il était
un étranger parmi les Grecs », Claddcr, Unsere Evan-
gelien, Fribourg, 1910, p. 67. Parmi les traits nette-
ment sémitiques, qu'on retrouve dans la littérature
juive contemporaine du Nouveau Testament, on peut
noter l'influence de certains nombres qui dominent
les groupements : les nombres 7 et 3 spécialement, bien
que dans certains cas on puisse hésiter sur le carac-
tère intentionnel de ces groupes et divisions. Un exem-
ple très net est celui de la généalogie, i, 1-17, divisée
en trois séries de 14 =(2x7) générations, ce qui a
obligé i'évangéiiste à omettre certains noms. Il y a sept
paraboles au c. xm, sept malédictions contre les Pha-
risiens au c. xxiii, et l'on compte généralement sept
demandes du Pater. Plus nombreux encore les exemples
de groupements tripartites.
Au point de vue du style, on doit signaler l'emploi
fréquent du parallélisme hébraïque, et même de la
construction slrophique (dans le discours sur la mon-
tagne notamment), avec une tendance marquée à
commencer et terminer un épisode par des mots sem-
blables (procédé fréquent dans l'Ancien Testament et
désigné sous le nom à'inclusio). Lagrange, op. cit.,
p. lxxxi. Pour le vocabulaire aussi, la marque juive
est plus accentuée dans saint Matthieu que dans les
autres Synoptiques. Ce n'est pas qu'il s'y trouve un
plus grand nombre d'expressions araméennes repro-
duites telles quelles, — saint Marc en conserve davan-
tage, en prenant soin de les expliquer ■ — mais le
texte grec est souvent la traduction d'expressions
juives, ou qui ne s'expliquent que par des idées juives :
un des exemples les plus caractéristiques est l'emploi
des expressions royaume, des deux (au lieu de royaume
de Dieu), et le Père qui est dans les deux. On trouvera
un examen complet de ces expressions et tournures
dans Lagrange, op. cit., p. lxxxv sq., qui en tire la
conclusion, sinon que le premier évangile a été écrit
en araméen, du moins, ce qui est assez différent, qu'il
a été composé par un Juif, à la juive et pour des Juifs.
Cette conclusion est appuyée aussi par de nombreuses
allusions aux usages juifs, sans aucune explication
semblable à celles que l'on rencontre dans l'évangile
de saint Marc; cf. spécialement Matth., xv, 2 et Marc,
vu, 1-6; ces allusions sont particulièrement nom-
breuses dans le discours du c. xxm. Elles se trouvent
principalement dans les paroles de Jésus, dont le pre-
mier évangile a ainsi mieux conservé la couleur pri-
mitive. Ces allusions aux mœurs et usages d'une société
qui devait disparaître après la ruine de Jérusalem sem-
blent indiquer d'autre part que l'évangile de saint
Matthieu, tout au moins sous sa forme première, a été
écrit avant 70.
Ces traits caractéristiques du premier évangile
pourraient être sans doute attribués à l'utilisation des
Logia. Mais, comme ils se rencontrent à peu près dans
tout l'évangile, ils s'expliquent mieux encore si l'on
admet que cet évangile a été écrit en araméen- par
saint Matthieu, sous une forme peu difïérente du texte
grec actuel.
II. Caractéristiques doctrinales du premier
évangile. — 1° But et idée centrale. — Plus encore que
les deux autres Synoptiques, le premier évangile a un
caractère didactique. L'auteur veut prouver une thèse,
établir que Jésus était le Messie, et que, par suite, les
privilèges d'Israël ont passé des Juifs demeurés incré-
dules aux disciples du Christ.
Le P. Lagrange atrès bien dégagé l'idée centrale de
cet évangile en le résumant en ces ternies, op. cit.,
p. xxix. « Le grand fait historique mis en lumière, c'est
que Jésus, condamné par les Juifs comme faux Messie
et usurpateur blasphématoire du titre de Fils de Dieu,
s'était cependant révélé à Israël comme son Messie,
continuant le plan divin dans la ligne de la révélation,
et autorisé par des œuvres divines. Les chefs d'Israël
et le peuple même l'ayant rejeté, ils s'étaient privés
d une révélation plus haute, accordée par une grâce
divine aux petits, et surtout à Pierre, ce qui impli-
3G7
MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE
368
quait leur réprobation comme peuple de Dieu et leur
châtiment. Jésus néanmoins avait fait l'œuvre de son
l'ère en organisant d'avance une Église, en dehors du
judaïsme, et ouverte à toutes les nations. »
Certains critiques ont attribué à l'auteur du premier
évangile une intention plus apologétique et polémique
que dogmatique : saint Matthieu aurait visé, en l'écri-
vant, les juifs non convertis, afin de les convaincre de
la mission et de la dignité messianique de Jésus. Mais,
s'il s'était ainsi adressé aux Juifs pour les convertir,
il semble qu'il n'aurait pas dû faire une si large place
aux paroles sévères de Jésus contre les pharisiens,
paroles qui ne pouvaient les disposer favorablement
pour la nouvelle doctrine. En réalité le premier évan-
gile a été composé à l'intention des communautés
judéo-chrétiennes, pour les convertis du judaïsme, en
vue de fortifier leur foi au Christ, et aussi de leur four-
nir des armes dans leurs controverses avec leurs
anciens coreligionnaires. De là l'insistance de l'auteur
sur les arguments qui pouvaient davantage toucher
les juifs : il établit la messianité de Jésus surtout en
montrant qu'il a accompli en sa personne et dans sa
vie ce que les Écritures avaient dit par avance du
Messie; il présente le christianisme comme le véritable
développement du judaïsme, en s'attachant à prouver
que Jésus n'a pas rejeté la Loi, et que son enseigne-
ment ne faisait que la perfectionner, d'où il résulte
que ce sont les Juifs incrédules eux-mêmes qui, par
leur aveuglement volontaire, se sont exclus du salut
messianique, auquel les païens sont appelés à leur
place. Des sévérités de Jésus pour les pharisiens et les
docteurs avaient leur raison d'être dans cette apologie
du christianisme contre le judaïsme, en montrant
comment ceux-ci avaient mal interprété la Loi et les
prophètes, et étaient mal qualifiés par suite à se poser
comme les guides religieux du peuple juif.
2° L'Évangile et la Loi. ■ — Cette destination de
l'évangile de saint Matthieu explique la place qui y est
faite aux rapports de l'Évangile et de la Loi.
La question se posait vis-à-vis des Juifs non conver-
tis; elle se posait dans la communauté chrétienne
elle-même, où l'on se demandait quelle attitude
prendre à l'égard des pratiques du judaïsme. L'évan-
gt liste s'est attaché à mettre en lumière l'enseigne-
ment de Jésus sur ce point, et c'est le thème principal
du discours sur la montagne. L'idée fondamentale en
est la continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testa-
ment, qui trouve son expression la plus nette dans le
texte capital, v, 17 : « Ne pensez pas que je sois venu
pour abolir la Loi et les Prophètes; je ne suis pas
venu pour abolir, mais pour parachever, 7v>.7jpcoaat. »
L'économie de la Loi et des Prophètes, c'est-à-dire
de l'ancienne alliance, subsistera dans son ensemble,
mais elle sera complétée et perfectionnée. Ce complé-
ment et ce perfectionnement ne seront pas obtenus
par des précisions nouvelles ajoutées à la lettre des
commandements, comme faisaient les docteurs juifs
qui avaient surchargé de leurs commentaires minu-
tieux et souvent puérils le texte des observances
mosaïques : cette tradition des anciens, xv, 2, tradi-
tion purement humaine, xv, 9, et qui parfois abou-
tissait par son formalisme à se mettre en opposition
avec ce qui était le plus nettement exigé par l'esprit
de la Loi, xv, 6, Jésus la rejette. La justice de ses
disciples devra être supérieure à celles des scribes et
des pharisiens, v, 20, non point par une observation
plus littérale des préceptes de la Loi, mais par une
intelligence plus profonde, une pratique plus intérieure
des commandements, interprétés dans l'esprit des
deux préceptes fondamentaux de l'amour de Dieu et
du prochain, auxquels tout est subordonné dans la Loi.
Certains textes semblent aller plus loin dans le sens
du respect de la Loi, et l'on a voulu y voir une ten-
dance judéo-cluélienne qui différencierait le premier
évangile des deux autres Synoptiques. Il est dit, v, 18-
19, que pas un seul trait de lettre ne passera de la
Loi, et que celui qui la violera ou enseignera à la
violer sera le plus petit dans le royaume des cieux; la
mention du sabbat, xxiv, 20, suppose que la loi juive
sur ce point reste obligatoire pour les disciples de
Jésus; cf. aussi xxiv, 17-20, où ne figure pas l'incise :
purifiant tous les aliments, qui se trouve dans le pas-
sage parallèle de Marc, vu, 19. On signale d'autre
part, comme procédant d'un esprit analogue qu'on
estime opposé à celui de saint Paul, certaines décla-
rations qui paraissent limiter à Israël la mission du
Christ, xv, 24, et même l'apostolat de ses disciples,
x, 5-6.
A ces textes, par ailleurs, s'en opposent d'autres qui
marquent une tendance contraire. Saint Matthieu
reproduit la parole sur le Fils de l'homme maître du
sabbat, xu, 8; sur la miséricorde qui vaut mieux
que le sacrifice, ix, 13 et xu, 7; surtout la déclaration
sur le vin nouveau qu'il ne faut pas verser dans
de vieilles outres, x, 17; déclaration qui, sans doute,
ne vise directement que les pratiques pharisaïques,
mais dont l'esprit annonce une rénovation spirituelle
plus profonde, qui atteindrait les observances légales
elles-mêmes devenues inutiles. D'autre part le pre-
mier évangile abonde en traits universalistes, en
paroles qui débordent l'horizon purement israélite
et annoncent l'entrée des Gentils dans le royaume, où
ils prendront la place des juifs endurcis, vin, 10-14;
xxv, 43. L'Évangile devra être prêché par toute la
terre, xxiv, 14; xxvi, 13; xxvm, 20. L'évangéliste
qui a reproduit ces déclarations ne peut avoir été
un judéo-chrétien, au sens strict du mot, et certains
critiques estiment en conséquence qu'on doit mettre
non à son compte, mais au compte de ses sources,
les traits qui ont une saveur judaïsanle, Goguel, Intro-
duction au N. T., t. i, p. 437. Mais il faut plutôt se
demander si cette apparence judaïsante n'est pas due
parfois à ce que certaines paroles de Jésus, placées
par l'évangéliste hors de leur contexte historique,
risquent de recevoir une interprétation qui en fausse
ou du moins en exagère la portée. Par exemple, le
f. 19 du c. v sur l'observation minutieuse des com-
mandements est placé par saint Luc, xvi, 17, dans un
autre contexte. Les commandements dont il est ques-
tion ne sont donc pas nécessairement les plus petits
points de la Loi de Moïse, mais de la Loi de Dieu, telle
qu'elle est proposée dans sa plénitude par Jésus.
On doit surtout, pour interpréter sainement ces
textes, se placer dans le moment et les circonstances
où Jésus a parlé. Il devait y avoir nécessairement, du
vivant du Sauveur, et même encore quelque temps
après, jusqu'à l'organisation définitive de l'Église, une
économie provisoire, où la société religieuse nouvelle
ne se dégagerait encore nettement du judaïsme ni
territorialement, ni dans ses formes extérieures.
Saint Matthieu semble avoir insisté, plus que les autres
évangélistes, sur les paroles de Jésus qui se rappor-
taient à cette phase intermédiaire, et paraît avoir
voulu marquer ainsi plus nettement la continuité du
christianisme et du judaïsme. Son universalisme est
par suite moins accentué dans l'expression que celui
de saint Marc et de saint Luc. Mais il y a loin de là à
faire de saint Matthieu un judéo-chrétien au sens
ordinaire de ce mot. Comme le dit très bien le P. La-
grange, op. cit., p. clv, «il est plutôt préjudéo-chrétien,
c'est-à-dire antérieur au moment où le judéo-
christianisme est devenu une thèse. Il est moins
éloigné que Marc du berceau israélite. Il'n'est pas pau-
linien; mais il n'est pas non plus en réaction contre
Paul. Il est prépaulinien, n'ayant même pas les préoc-
cupations dont Marc témoigne. »
309
MATTIIIEI SAINT). CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE
370
3° Jésus Messie et Fils de Dieu. - 1. Le même souci
de présenter le christianisme comme une suite du
judaïsme, qui s'imposait à saint Matthieu en raison
dos premiers destinataires de son évangile, apparaît
dans son insistance à montrer en Jésus le Messie, fils
de David, héritier des promesses divines et de la
dignité royale.
C'est cette filiation davidique que vise à établir la
généalogie placée en tète du premier évangile. C'est
la qualité de Messie et les droits de Jésus au trône de
David que mettent en relief les récits de l'enfance. On
sait de plus avec quel soin particulier saint Matthieu
souligne, tout le long de la vie de Jésus, l'accomplisse-
ment de ce que l'Écriture avait prédit au sujet du
Messie : il ne se contente pas, comme les autres évan-
gélistes, de rapporter les passages de l'Ancien Testa-
ment, que Jésus lui-même avait allégués comme des
prophéties se rapportant à sa personne; il a en propre
un assez grand nombre de citations bibliques dont il
fait l'application aux faits de la vie du Sauveur, i, 22-
23: n,6, 15, 18, 23; iv, 14 sq.; vm, 17; xii, 18,21; xin,
14 sq., 35; xxi, 5; xxvn, 9. Les lecteurs juifs du pre-
mier évangile devaient être très sensibles à l'argument
ainsi tiré de l'accomplissement des prophéties mes-
sianiques, tandis que saint Marc et saint Luc écrivant
pour des chrétiens, moins familiers avec les Écritures
et leur interprétation traditionnelle, devaient natu-
rellement lui donner moins de place.
Par ailleurs, saint Matthieu n'insiste pas moins
que les deux autres Synoptiques sur la valeur pro-
bante des miracles de Jésus en faveur de sa mission
divine. On a,même dit qu'il avait accentué plus que
saint Marc le pouvoir du Christ comme thaumaturge,
et l'on a voulu voir dans ce fait une marque d'origine
tardive. Mais, s'il a en propre quelques récits de
miracles, et de miracles présentant un caractère un
peu exceptionnel, comme celui du didrachme, xvii,
24-27, la marche de Pierre sur les eaux, xiv, 28-31,
la résurrection des morts à la Passion, xxvn, 51, il
omet par contre plusieurs miracles rapportés par
le second évangile, Marc, i, 23-28; vu, 31-37; vm, 22-
26. D'autre part, certaines formules générales em-
ployées par saint Matthieu, et où l'on a voulu voir
l'intention de multiplier les miracles, sont simplement
des expressions vagues, qui ne visent qu'à faire res-
sortir, sans aucune précision, le grand nombre des
guérisons opérées par Jésus.
2. La qualité de Fils de Dieu et celle de Messie sont
étroitement associées dans l'évangile de saint Mat-
thieu, plus encore que dans les autres Synoptiques.
C'est ainsi que la confession de saint Pierre à Cé-
sarée, xvi, 13-16, est présentée sous la forme : « Tu
es le Christ, le Fils du Dieu vivant », plus complète
que celle de Marc : « Tu es le Christ ». ou de Luc :
« Tu est le Christ de Dieu. » Sans doute, c'est bien la
dignité messianique de Jésus qui est, dans les trois
Synoptiques, l'objet direct de la déclaration de Pierre.
Mais l'expression : Fils du Dieu vivant, ne doit pas
être ici, pas plus qu'elle ne doit l'être dans l'adju-
ration du grand prêtre au jugement de Jésus, un
simple synonyme de Messie. Le fait que Jésus attribue
à une révélation du Père céleste la confession de Pierre
indique bien qu'il y voit autre chose, quelque chose de
plus profond, que dans les déclarations des possédés
guéris ou les acclamations de la foule. « Ce n'est pas
le terme Fils de Dieu qui doit être abaissé au niveau
du mot Christ entendu dans le sens de Christ tout
humain; c'est le sens du mot Christ lui-même qui doit
être élevé au niveau supérieur du terme Fils de Dieu,
exprimant une réalité mystérieuse et transcendante.
Kn sorte que l'apposition ajoutée par saint Matthieu,
;i supposer qu'elle ne soit pas entrée authentiquement
dans la confession de saint Pierre, ce qui n'est pas
prouvé, en explique néanmoins et en précise très
exactement le sens. » Lepin, Jésus Messie et Fils de
Dieu, p. 284-285.
La transcendance de Jésus s'affirme d'ailleurs net-
tement en d'autres passages caractéristiques du pre-
mier évangile. La façon dont le Maître, dans le dis-
cours sur la montagne, oppose son enseignement à celui
des docteurs juifs, et même à celui de la Loi : « Et
moi, je vous dis... » explique l'appréciation commune
aux trois Synoptiques sur l'autorité exceptionnelle de
cet enseignement, Matth., vu, 29; Marc, i, 22, Luc,
iv, 32. Le pouvoir souverain et universel du Christ,
pour instruire, commander et sanctifier, est formulé
solennellement dans la dernière parole du Christ
ressuscité, xxvm, 18 : a Tout pouvoir m'a été donné
dans le ciel et sur la terre. » La formule trinitairc
qui suit : « baptisant au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit », place Jésus dans la sphère de la divi-
nité, au même rang que le Père et le Saint-Esprit, et
a une portée dogmatique considérable. On en a
contesté l'authenticité, en particulier Conybeare, Zeit-
schri/t fur N. T. Wissenschaft, 1901, p. 275-288,
s'appuyant sur l'autorité d'Eusèbe, mais les objec-
tions ont été réfutées de façon décisive. Cf. J. Lebre-
ton. Origines du dogme de la Trinité, 2»édit., p. 563-
564. On a contesté aussi l'authenticité, comme on a
discuté la portée théologique 'de la déclaration de
Jésus sur son union avec le Père, Matth., xi, 25-27,
parallèle à Luc, x, 22 : ce texte capital a été étudié
dans l'article Luc, t. ix, col. 991-992.
3. Les récits de l'enfance de Jésus dans saint Mat-
thieu n'ont de commun avec ceux de saint Luc que
la conception surnaturelle de Jésus et la naissance à
Bethléem.
Le point de vue est tout différent dans les deux
évangil.es. Marie paraît être le centre de ceux de saint
Luc, tandis que dans saint Matthieu, c'est Joseph qui
est au premier plan. On n'a pas pu prétendre, comme
on l'a fait pour le troisième évangile, que l'idée de la
conception virginale aurait été introduite après coup
dans des récits auxquels, dans leur teneur originale,
elle était étrangère. Tout le récit de saint Matthieu sup-
pose la croyance à la naissance miraculeuse du Sau-
veur, personne ne le conteste. Mais les critiques se
refusent en général à admettre la valeur historique de
ces récits. L'objection la plus sérieuse repose sur la
difficulté de les concilier avec ceux de saint Luc, et l'on
doit reconnaître qu'il y a là deux conceptions, non
point opposées, mais tout de même entièrement dis-
tinctes, des origines de Jésus. Cf. sur ce point, dans
Lagrange, op. cit. p. 39 sq., une note développée, dont
voici la conclusion : « Nous concluons donc, non pas
précisément que le c. h de Mt., s'il était isolé, se
présenterait avec cet aspect historique qui défie la cri-
tique, mais du moins qu'il doit bénéficier du carac-
tère de l'ouvrage entier. Si Mt., qui est dans tout le
cours de son évangile, un rapporteur sérieux et cons-
ciencieux des faits, a exposé ceux de l'enfance comme
ayant la même réalité que le reste, nous n'avons pas
le droit de lui donner un démenti. »
4° Le rouaume des cicux. — Le royaume ou règne de
Dieu tient dans la prédication de Jésus, telle qu'elle
est rapportée par saint Matthieu, une place plus
grande encore que dans les deux autres synoptiques,
puisque cette expression s'y rencontre cinquante et
une fois, presque toujours sous la forme |3aatXeîa twv
oùpavwv, qui est d'ailleurs l'équivalent dans une ma-
nière plus nettement juive, de l'expression royaume de
Dieu.
Le royaume des cieux, dans saint Matthieu, présente
la même diversité d'aspects, qui a été signalée dans
le troisième évangile. Cf. article Luc, t.ix, col. 995-997.
1. Dans beaucoup de cas, il s'agit du royaume
371 MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE 372
céleste, de Ja vie future, conçue comme un Heu 'où
l'on est appelé, qui est préparé depuis l'origine pour
Ja récompense de ceux qui l'auront mérité. Ceux-ci y
entreront après la consommation, ouvréXeia, xm, 50
(expression propre à saint Matthieu), tandis que les
méchants iront dans un lieu de soulïrance, auquel les
allusions sont beaucoup plus fréquentes dans le pre-
mer évangile que dans les deux autres Synoptiques, et
que saint Matthieu caractérise par l'image du feu,
qui se rencontre aussi, quoique moins souvent dans
Marc et dans Luc, et par l'image des ténèbres exté-
rieures qui lui est propre, vm, 12; xxn, 13; xxv, 30.
2. Mais il y a aussi un règne de Dieu sur la terre qui
est inauguré par la venue du Christ, et dont l'annonce
devra être faite à toutes les nations avant la consom-
mation des choses, xxiv, 4. Ce règne de Dieu sur la
terre est le royaume du Fiis de l'homme, qui y viendra
à la fin des temps. Comparer à ce sujet les textes paral-
lèles, Matth., xvi, 28 et Marc, ix, 1 : dans celui-ci, c'est
le règne de Dieu qui vient en puissance, tandis que,
selon saint Matthieu, c'est le Fils de l'homme qui vient
dans son royaume. Cf. encore xvi, 28 et Marc, ix,
1; Luc, ix, 27. Les paraboles de l'ivraie et du filet,
xm, 47-50, propres à saint Matthieu, mettent bien
en relief la composition de ce royaume : il comporte
à la fois de bons et de mauvais éléments, entre lesquels
la séparation ne se fera qu'à la consommation par le
ministère des anges. Saint Matthieu désigne les bons
par une expression qui lui est propre, les « fils du
royaume »; ce sont les Juifs qui, en vertu des pro-
messes faites à leur nation, auraient dû être les fils du
royaume, vin, 12; mais, par suite de leur incrédulité,
le royaume de Dieu leur sera enlevé, pour être donné
à une nation qui en fera les fruits, xxi, 43, et qui cons-
tituera un nouveau peuple spirituel, les vrais « fils
du royaume ». xm, 38.
3. Beaucoup de critiques estiment que les déclara-
tions de Jésus, telles qu'elles sont présentées dans le
premier évangile, donnent, plus que dans les deux
autres synoptiques, l'impression que la consommation
des choses est proche, et que la venue du Fils de
l'homme dans son royaume ne tardera guère. Elle
devrait même être presque immédiate, si on entend
de la venue définitive et glorieuse du Christ sa décla-
ration au Sanhédrin : « Désormais, à partir de mainte-
nant, iiz'&pTi, vous verrez le Fils de l'homme assis
à la droite de la Puissance, et venant sur les nuées du
ciel. » Mais il ne peut s'agir ici que d'un premier
avènement qui coïncide avec le retour glorieux du
Cluist au ciel par la résurrection. Il reste cependant
certains textes où le second avènement semble se
confondre avec le premier, xvi, 27-28, ou avec la ruine
de Jérusalem, xxiv. Mais la difficulté sur ce point
n'est pas plus grande pour le premier évangile que
pour les deux autres synoptiques, qui présentent les
événements dans la même perspective. Cf. art. Luc,
col. 99G-997, et art. Marc, col. 1954. Malgré le
contexte immédiat — contexte simplement littéraire
d'ailleurs, car les paroles de Jésus rapportées xvr, 27-28
ont très bien pu ne pas être prononcées en même
temps — l'affirmation que certains ne goûteront
pas la moit avant la venue du Fils de l'homme doit
s'entendre de l'inauguration du royaume de Dieu, non
de sa consommation. Car, si l'on peut et doit admettre
que les évangélistes sont restés dans l'ignorance de
la durée véritable du royaume de Dieu sur la terre,
on ne saurait penser qu'ils ont cru qu'il durerait
moins d'une génération, en présence des textes nom-
breux et précis qui supposent une organisation dura-
ble de la société formée par les disciples du Christ. Cette
dernière observation vaut spécialement pour le pre-
mier évangile, dont un critique aussi indépendant
que M. Goguel a écrit : « Bien que la perspective de la
parousie n'ait pas disparu, et qu'elle domine encore
certaines parties de l'évangile, celui-ci n'en est pas
moins la charte d'une société qui s'organise pour
durer. » Coguel, Introduction au N. T., t. i, p. 440.
4. De fait le caractère social, ecclésiastique, du chris-
tianisme est plus fortement marqué dans l'évangile
de saint Matthieu que dans les autres Synoptiques.
« Il est écrit, dit encore M. Goguel, en vue d'une
Eglise, c'est-à-dire d'un groupe qui a besoin de règles
pratiques et de directions concrètes. Les discours de
Jésus, dans Matthieu, fournissent ces règles et ces
directions, sur l'aumône, vi, 1-4, sur la prière, vi,
5-15, sur le jeûne, vi, 1G-18, sur le mariage v, 27-32;
xix, 31-12, sur la conduite à tenir vis-à-vis des enfants,
xvin, 10-14, vis-à-vis des frères, v, 25-2G; vu, 12,
xviii, 15-22, sur l'attitude que les gens du dehors
auront à l'égard de l'Église, et sur la manière dont
celle-ci devra résister et supporter sans faiblir les
persécutions, x, 17-3G; xvi, 24-28. i Saint Matthieu est
d'ailleurs le seul des évangélistes à employer le mot
église, êxxXr,cûa. Dans Matth., xvm, 17, ce mot désigne
une assemblée, qui peut être une assemblée locale, ana-
logue à la synagogue juive, et non pas la société uni-
verselle des disciples du Christ. Mais, xvi, 18, 19, où
Jésus dit à Pierre qu'il bâtira sur lui son Église,
le mot a évidemment le sens précis qu'il a reçu dans
la tradition chrétienne. Jésus déclare qu'il établit une
société, et que Pierre en sera le chef, cette primauté,
cette autorité particulière étant définies par des images ,
l'image de la pierre sur laquelle on bâtit un édifice
et qui en assure la solidité (cf. Matth., vn*, 24-27), et
l'image des clés du royaume qui lui seront confiées,
avec le pouvoir de lier et de délier
Beaucoup de critiques indépendants contestent l'au-
thenticité de ces deux versets, où ils voient une inter-
polation postérieure datant du commencement, ou
même, selon quelques-uns, de la fin du ne siècle, inter-
polation qui aurait eu pour but de soutenir les préten-
tions de l'Église romaine. Les raisons alléguées sont :
le fait que ces versets ne figurent pas dans les passages
parallèles de Marc et de Luc, l'absence de citation
de ce texte chez les écrivains du ne siècle, et surtout
son * caractère où se reflète, dit-on, une conception
qui n'a été ni celle de Jésus lui-même, ni celle du
christianisme primitif. Il faut noter d'abord, en réponse
à ces objections, que la critique textuelle ne donne
aucun appui à l'hypothèse de l'interpolation, le passage
figurant dans tous les manuscrits-, et que Ja critique
littéraire est plutôt favorable à l'authenticité : la
réponse de Jésus à saint Pierre apparaît en effet
comme le complément nécessaire de la question qu'il
lui a posée auparavant, et M. Goguel, pour le citer
encore, reconnaît que « Ja déclaration à Pierre est si
bien intégrée à son contexte que la seule raison qu'il
y ait d'y voir une interpolation est qu'elle paraît
supposer une conception ecclésiastique que l'on hésite
à rapporter à la période de rédaction des évangiles. »
Op cit., p. 408. D'ailleurs ce n'est pas le seul endroit
où saint Matthieu témoigne d'un intérêt particulier
pour saint Pierre et pour son rôle spécial » parmi les
disciples : il rapporte seul deux épisodes, la marche
de Pierre sur les eaux, xiv, 28-31, et le miracle du
didrachme, xvn, 25-27, où cet apôtre joue un rôle
de premier plan. En tous cas, et quoi qu'on pense de
l'idée qui y est exprimée, le passage contesté ne peut
pas avoir été composé tardivement, car il a un carac-
tère sémitique très net, et le jeu de mots sur le nom
de Kephas n'a toute sa valeur qu'en araméen, ce qui
suppose tout au moins, en admettant que ce ne soit
pas une parole authentique de Jésus, que sa première
rédaction a été araméenne, donc beaucoup plus
ancienne que ne l'estiment les critiques qui y voient
une interpolation. Quant au mot sy.xlqa'ia. dont, en
373
MATTHIEU (SAINT) — MATTHIEU CANTACU-ZÈNE
374
5011 sens chrétien, on voudrait faire une création de
saint Paul, il existait déjà dans les Septante, où,
synonyme approximatif de ouvaYwyr), il désignait
l'assemblée des Juifs d*une même localité : il n'est pas
étonnant que de la communauté juive il ait passé à la
communauté chrétienne; il a d'autre part des équiva-
lents araméens qui ont pu être employés par Jésus
lui-même. Sur l'authenticité de Matth., xvi, 18-19,
Cf. Batiffol, L'église naissante et le catholicisme, Paris,
. excursus A; Fonck, Tu es Pelrus, dans Biblica,
1920, p. 240-263; Schepens, L'authenticité de saint
Matthieu, xvi, 18, dans Recherches de science religieuse,
1920, p. 269-302.
1, Commentaires. ■ — 1° Cliez Us Pères. — Les commen-
taires d'Origène sur saint Matthieu nous ont été conservés
en partie : en grec, depuis xui, 36 jusqu'à xxn, 33, P. G.,
t. \in, col. 835-1600; dans une traduction latine, de xxn,
:it a xxvn, 63, ibid., col. 1600-1800; quelques autres frag-
ments, depuis col. 829; S. Jean Chrysostome, 90 homé-
lies sur saint Matthieu, P. G., t. i.vii-lviu ; Cramer, Calenœ
gracorum Palnirn in N. T., Oxford, 1844, p. 1-257; S. Hi-
laire, Comm. in Ev. Matt., P. L., t. ix, col. 917-1078;
s. Jérôme, Comm. in ei>. Malt., P. L., t. xxvi, col. 15-218;
S. Augustin, De sermone Domini in monte, P. L., t. xxxiv,
col. 1229-1308.
2° Au Moyen Age. — ïhéophylacte, Enarrat. in Eu.
Malt., P. G., t. cxxru, col. 139-488; Euthymius, Comm. in
Mali., P. G., t. cxxix, col. 107-765; Ishodad, Comm. de
saint Matthieu, texte syriaque et trad. anglaise, dans
llorœ semitica; Cambridge, 1911; S. Bédé le Vénérable, In
Matt. Ev. expositio, P. L., t. xen, col. 9-132; Raban Maur,
Comm. in Matt., P. L., t. cvn, col. 727-1156; Albert le
Grand, In Matthœum, dans Opéra, t. xx-xxi, Paris, 1893;
S. Thomas, In Matthœum evangclislam expositio, dans Opéra,
Paris, 1876, t. xix, et Catena aurea in Matt. Eu., ibid.,
t. XVI.
3° Aux XIX' et XX'siècles. — 1. Catholiques. — P. Schegg,
Bvang. nach. Matt., iïberselzt und erklàrt, Munich, 2e édit.,
1863; Bisping, Erklàrung des Evang. neich Matthœus,
Munster, 1864; Van Stenkiste, Commenteu-ius in Ed. sec.
Matth., Bruges, 1876, 4' édit., 1903; Fillion, Ev. selon
S. Matthieu, Paris, 1878; Schanz, Comm. ùber das Ev.des
heil. Matthœus, Iribourg-en-B., 1879; Knabenbauer,
Comm. in Ev. secundum Matthœum, Paris, 1892-1893;
Ceulemans, Comm. in Ev. sec Matt., Malines, 1899; Rose,
Évangile selon S. Matthieu, Paris, 1904 ; Gutjahr, Deis heilige
Eoangelium nach Matthœus, Graz, 1904; Dimmler, Das
Eoang. nach Matthœus iibtrsel-t eingeleitel und erklàrt,
Munl.en-Gladbach, 1909; Dausch, Die heil. Schrijt des
n. Teslam., commentaire de S. Matthieu, Bonn, 1918;
I.agrange, Év. selon S. Matlhcw, Paris, 1923; Durand,
Évangile selon S. Matth., Paris, 1924; H. Simon, Prœlec-
tinnrs biblicœ, N. T., t. i, Marielti, 1924.
2. Non-catholiques. — Mcyer, Kril.-exeget. Ilandbuch ùber
das Ev. des Matt., Gœttingue, 1832; 8' édit. 1899; de Wette,
Kurze Aufkli&ung des Ev. Matthœi, Leipzig, 1836; B. Weiss,
Das Matthœusevangelium und seine Lukasparallelen, Halle,
1876, 2e édit., 1902; Das Matthœusevangelium, Gœttingue,
1898; Bruce, The synoptic Gospels, Londres, 1897; Holtz-
mann, Die Synopliker, Tubingue. 1901; Blass, Evang. sec.,
Matthœum, Leipzig, 1901; Meix, Das Evang. Matthœus,
Merlin, 1902; Zahn, Das Evang. des Matthœus, Leipzig,
1903, 4'- édit., 1922; Wellhauscn, Das Evangtlium Matthœi;
B iiin, 1901; J. Weiss, Das Matthœusevangelium, dans Die
Schriften des N. T., Gœttingue, 1907; I.oisy, Les évangiles
synoptiques, Ceffonds, 1907; W. C. Allen, Commenlary on
the Gospel according lo St. Matthew, dans International Crit.
Comm., Édimbouig, 1907; A. Plummer, An exegetical
commenlary on the Gospel eiccording to Matthew, Londres,
1909; E. Klostermann, Die Evangelien, dans Ilandbuch
:um N. T. de Lietzmann, Tubingue, 1909, 2e édit., 1919;
A. H. McXeile, The Gospel according to St. Matthew,
Londres, 1915; C. G. Montefiore, The Synoptic Gospels,
Londres, 1919; H- Strecter, The Jour Gospels, Macrml-
lan, 1926.
IL Études spéciales. — Mangenot, art. Matthieu, dans
Dirt. di la Bible, t. m, col. 872-896; J. W. Bartlet . art
Matthew, dans Dict. of the Bible d'Hastings, t. m, col. 295-
S04; W. C. Allen, art. Matthew, dans Dict. of the Christ and
the Gospels, t. n, col. 143-150.
Camcrlynck, Ed. see. Malt. Mure, et Luc. Synopsis, intro-
duction, Bruges, 1921; Barncs. .Suggestions on the origin
Of the Gospel according to SI Matlhcw, dans Journal of
theol. studies, t. VI, 1905; A. 1 iarnael;, Spriiche und Rcden
Jesu, Leipzig, 1907; dans Oxford studies, Oxford, 1911;
J. Hawkins, Probabililies as the so-called tradition of Si
Matthew and St Luke, et H. Strecter, On the original Order
of Q, The original cxlent of (J, Synoptic enlieism und the
cschalological problem ; Th. Soiron, Die Logia Jcsu,
Munster, 1916; Rendel liai ris, Teslimonies, t. i et n,
Cambridge, 1916 et 1920; Bullmann, Die Geschiehle <Ur
synoplischen Tradition, Gœttingue, 1921; G. de Witt-
Castor, l\Ialtliew's sayings of Jésus, Chicago, 1918; A. Carr,
The autlienticily and originality of the firsl Gospel dans
Exposilor, t. xxxin ; G. Oreselo, Authenticité, ctù e slorica
autorilà del Vangelo di S. Mattio, Rome, 1909; S. Méchi-
neau, II Vangelo di S. Malleo see. le riposte délia Commis-
sionc biblica, Rome, 1912.
.1. Huby, Saint Matthieu, Paris, Action populaire, 1919;
W. C. Allen, The allegcd Catholicism of the firsl Gospel and
its date, dans Expository Times, t. xi, 1909; E. Levesque,
Quelques procédés littéraires de saint Matthieu, dans Revue
biblique, 1916; Lukyn Williams, The hebrew-christiun
Messiah or the Présentation of llie Messiah lo the Jews in
the Gospel according to St. Matthew, Londres, 1916. —
C. W. Wotaw, art. Sermon on the Mount, dans Hastings,
Diclionary of IheBiblc, Extra volume, col. l-45;Hcinrici, Die
Bcrgprcdigte quellenkrilisch untersucht, Leipzig 1900;
Bacon, Sermon on the Mount, Ncw-Vork, 1902.
L. Venabd.
2. MATTHIEU CANTACUZÈNE, (ils aîné
de Jean VI Cantacuzène, empereur byzantin (1341-
1355), fut associé à l'empire par son père, en 1354, et dut
abdiquer, en 1357. On ignore la date de sa naissance, et
aussi celle de sa mort. On sait seulement qu'il précéda
dans la tombe son père, mort en 1383. La vie de ce
personnage n'est connue avec quelques détails que
pour la période 1354-1357, et elle est avant tout du
ressort de l'histoire profane. Elle est racontée par son
père lui-même dans le iv° livre de ses Histoires, c. xxxv-
xlix, P. G., t. cuv. Son élévation à l'empire détermina
la déposition du patriarche de Constantinople, Cal-
liste I", qui refusa d'accomplir la cérémonie du cou-
ronnement, et fut remplacé par Philothce (février
1354). Contraint d'abdiquer en 1355, Jean VI Canta-
cuzène essaya vainement d'amener son fils à imiter
son exemple. Matthieu guerroya encore deux ans
contre Jean V Paléologue; et ce ne fut qu'après avoir
été fait prisonnier par les Serbes et livré par eux
à son rival, qu'il céda enfin aux conseils paternels, et
promit avec serment de ne plus prendre les armes
contre Jean Paléologue et ses héritiers (1357). Après
un court séjour en Morte, il se retira dans un couvent
de l'Athos, et s'occupa, comme son père, à composer
quelques écrits, qui lui valent de figuier dans ce
Dictionnaire.
Les manuscrits nous oui conservé de lui deux com-
mentaires exégétiques : 1° Un commentaire du Can-
tique des cantiques, publié pour la première fois par
Vincent Riccardi, Rome, 1621, et reproduit dans /'. G.,
t. clii, col. 997-1084. Matthieu voit dans l'épouse des
Cantiques tantôt l'Église, tantôt et plus souvent, la
sainte Vierge. Il s'y montre théologien averti, mais ne
nous livre que de pieuses banalités; 2° Lîn Commentaire
du Livre de la Sagesse, encore inédit et conservé dans
plusieurs mss. notamment dans le Valic. grive. 1233,
qui est constitué par cetteseule pièce, et compte 115
feuilles. Incipit : ©sïoç tjjjlTv ô Xoyoç xai auixTiâar.ç.wç
etTCEtv, etc. C'est de là que Mai a lire les quelques
citations dont il a émaillé son édition des Antirrhé-
liques de saint Nicéphore contre les iconoclastes. Cf.
P. G., t. c, col. 395,411, 418. 117, 189, dans les notes.
Signalons encore les deux petils traités d'allure phi-
losophico-ascétique qu'il adressa à l'une de ses filles :
le Ilept qnXopiaôtai; et le ITepi tcôv xpiôv 7'7,ç 't^X^Ç
Suvâ|jt£wv. D'abord publiés par I. Sakkclion dans le
Asa-tîov, t. il (1885-1889), p. 125-139, d'après un
375
MATTHIEU CANTACUZÈNE — MATTHIEU D'AQUASPARTA
376
mauvais ms. athénien; ils ont été réédités par le même
crudit dans le Ha.gva.caoq, t. xi (1888), p. 264-284,
d'après un ms. berlinois. 13. Antoniadès est revenu
sur cotte édition dans le AeXxîov, t. iv (1892-1894),
p. 518-532, pour l'amender d'après un ms. de la
Bibliothèque synodale de Moscou. Peu d'écrits
byzantins ont été si royalement traités.
, Jean Cantacuzône, Ilisloriarum, 1. IV, P. 6'., t. cuv,
co!. 9-370 passim; Ducangc, Famtliœ byzantinœ, p. 258-264;
Fabricius, liibtiothcca grseca, éd. Mariés, t. vu, p. 793;
Krumbacher, Geschichte der byzanl. Literalur, 2' édit.,
Munich, 1897, p. 136, 489, 1058; Lebeou, Histoire du Bas-
Empire, éd. de Saint-Martin, 1. CXIV, t. xx, Paris, 1836,
p. 327-378, passim; Nicolas Cabasilas, Panégyrique de
Matthieu Caniacuzène, édité par M. Jugie dans les Souuelles
de l'Institut archéologique russe de Constantinople, 1. xv
1911).
M. Jugie.
3. MATTHIEU D'AQUASPARTA, des
frères mineurs, philosophe et théologien (1240-1302). —
I. Vie. II. Œuvres. III. Doctrine. IV. Signification
historique.
I. Vie. — 1° Le docteur franciscain. — Matthieu
d'Aquasparta naquit à Aquasparta, près de Todi,
dans l'Ombrie. Analecta franciscana, Quaracchi, 1897,
t. m, p. 510. La date de sa naissance est inconnue,
mais peut être fixée avec vraisemblance aux envi-
rons de 1240. D'après la tradition, Matthieu d'Aqua-
sparta entra dans l'ordre de saint François au cou-
vent de Saint-Fortunat de Todi, YVadding, Annales
O. M., an. 1254, n. 48; sûrement il appartenait à
la province franciscaine de l'Ombrie. Anal, franc,
t. m, p. 406. Ainsi que la plupart des maîtres fran-
ciscains d'alors, il étudia à Paris. Il est appelé, en
effet, doclor in theologia Parisius, dans les listes doc-
torales qui font suite à la Chronique d'Eccleston, Anal,
franc., 1885, 1. 1, p. 262, 274, et par Wadding, Annales,
an. 1287, n. 4; toutefois la Chronique des xxiv Géné-
raux l'appelle seulement sacrée thcologiœ magisicr,
Anal, franc., t. m, p. 406, tout comme Barthélémy de
Pise. Ibid., t. iv, p. 338, 345. L'histoire n'a conservé
aucun détail sur son séjour à Paris. L'œuvre philo-
sophique et théologique de Matthieu révèle pourtant
qu'il étudia, sinon sous saint Bonaventure, du moins
sous un des maîtres qui continuaient sa pensée, Guil-
laume de la Mare, Gauthier de Bruges, Jean Peckam.
Ce dernier, regent de l'école franciscaine de Paris vers
1269-1272, pourrait bien être le maître d'Aquasparta.
Après ses études à Paris, il fut lecteur à Bologne où
les franciscains avaient un studium générale. Il nou^
l'apprend lui-même dans une note autographe ajoutée
à son Commentaire sur le livre des Sentences, Assise,
Biblioth. comm., ms. 132, fol. 298 r°. De secundo dis-
tinctione : « Utrum Deus sit? » argumenta sunt multa in
quœ.stione disputata Bononim et illa solutio leneatur, etc.
Lors de la nomination de Peckam à l'archevêché de
Canlorbéry.le 28 janvier 1279, Matthieu reçut sa chaire
de lecteur au Sacré-Palais. Comme toutes les sources
anciennes assurent qu'il fut le successeur immédiat
de Peckam, il est inexact de fixer la date de son lec-
torat à Rome en 1281, ainsi qu'on le fait souvent,
Anal, franc., t. m, p. 372, n. 7. En 1282, il est sûrement
en charge. Dans le ms. 62 de la Bibl. comm. de Todi
on lit en efïet au fol. 1 v° la note suivante : Iste liber
reddalur magistro Nicolao de Hoccon, anglico, quem
dominus Joannes, Wintoniensis episcopus, volait deponi
pencs fratrem Matlhœum de ordine fratrum minorum
lectorem in curia romana. Or Jean de Pontissera,
l'agent de Peckam à Rome, fut élu évêque de Win-
chester le 15 juin 1282 et retourna en Angleteerre à la
fin de juillet 1282. J. Peckam, Registrum epistolarum,
édit. Martin, Londres. 1882, 1. 1, p. 392. Le 2 août 1285,
Matthieu d'Aquasparta semble bien être encore à la
curie où il intervient en faveur d'OITreduccio d'Aqua-
sparta, chanoine de Todi. G. Ceci, Todi nel medio evo,
p. 278. Par Vexplicit du ms. 159, fol. 302 de la Bibl.
comm. d'Assise, l'on sait que les Questions disputées
sur l'Incarnation de Matthieu sont de cette époque :
disputavil in curia romana. Ce fut aussi « en sa pré-
sence » que Martin IV confirma l'indulgence de la
Portioncule. Anal, franc, t. in, p. 372; Wadding,
Annales O. M., an. 1223, n. 3, et an. 1281, n. 6. Fut-il
en 1282 élu provincial de l'Ombrie et empêché d'exer-
cer ces fonctions par sa charge de lecteur, ainsi que
l'assure le P. Agostino de Stroncone, L'Umbria sera-
fica dans Miscellanca francescana, Foiigno, 1887, t. n,
p. 177, rien ne permet de le déterminer.
En 1287, Aquasparta était élu ministre général de
l'ordre franciscain au chapitre de Montpellier. Au
témoignage de Salimbene, son élection fut assez mou-
vementée, Cronica, éd. Holder-Egger, dans Monum.
Ccrm. hist,, Scriplores, t. xxxn, p. 643. Son générah.t
fut de très courte durée, 1287-1289; ses actes sont
aussi peu connus. En septembre 1287, il est à Fer-
rare où il préside le chapitre qui élut Barthélémy de
Bologne provincial de l'endroit. Sous son influence,
Nicolas IV, précisant le statut général de l'ordre
franciscain, décréta qu'à l'avenir les custodes d'une
province jouiraient d'une seule voix au chapitre, que
le nombre des provinces ne pourrait être augmenté
sans l'assentiment du Saint-Siège et que, le ministre
général venant à mourir, un vicaire généra! ne pour-
rait être élu sans la permission du pape et l'avis du
cardinal protecteur. Eubel, Bullarii franciscani epi-
iome, Quaracchi, 1908, n. 1619-1621; Anal, franc,
t. in, p. 408. Deux jours après ces décrets, le 16 mai
1288, Matthieu d'Aquasparta fut créé cardinal du
titre de Saint-Laurent in Damaso, mais retint, sur le
désir de Nicolas IV, le gouvernement de l'ordre. Le
3 septembre 1288, il signe pour la première fois les
bulles consistoriales. E. Langlois, Les registres de Nico-
las IV, Paris, 1905, t. i, n. 243; Sbaralea, Bull, franc,
Rome, 1 768, t. iv, n. 46. L'année suivante, le 9 février, le
roi Alphonse II d'Aragon lui. recommande ses envoyés
auprès de Nicolas IV. M. Bihl, dans Y Archivum fran-
ciscanum historicum, 1922, t. xv. p. 231. Vers la même
époque, Aquasparta blâma le provincial de France,
Nicolas de Ghistelle, qui avait glosé la bulle Exiit qui
seminat, malgré la défense de Nicolas III. P. Calle-
baut, dans VArchiv. franc, histor., 1917, t. x, p. 346-
7; Wadding, Annales, an. 1289, n. 22. Ce qui caracté-
rise l'administration de M. d'Aquasparta, ce fut sa
bienveillance envers les Spirituels. Il accorda en effet
au bienheureux Jean de Parme, qui depuis son pro-
cès sous saint Bonaventure (c. 1263) était relégué à
Grecchio, de se rendre en pays infidèle. Anal, franc,
t. m, p. 408-9. De plus il réhabilita Pierre Olivi ; liber-
tin de Casale nous l'apprend dans sa célèbre Apologie
présentée au concile de Vienne. Ehrle, Zur Vorgc-
schichte des Concils von Vienne, dans VArchiv fur
Litteratur und Kirchengcschichte des M. A., Ber-
lin, 1886, t. n, p. 389; Olivis Leben und Schriften,
ibid., t. m, p. 430-1. De par la volonté. d'Aqua-
sparta, Olivi fut nommé lecteur au studium générale de
Florence où il exerça une grande influence sur les
mystiques de la Toscane et de l'Ombrie. En même
temps Matthieu révoqua, à la suite d'Arlotto de Prato,
toutes les mesures prises par le ministre général Bona-
gratia contre Olivi et les Spirituels. Ehrle, loc cit.,
p. 387. Aquasparta promut également les études et fit
de nouvelles ordonnances pour le studium de Paris,
rappelées dans les Constitutions du 25 mai 1292.
Déni fie, Chart. Univ. Paris., t. n, p. 56. Il seconda
aussi les intentions de Nicolas IV dans l'œuvre des
missions d'Asie. Golubovich, O. F. M., Bibliotheca
bio-bibliografica délia Terra santa, Quaracchi, 1906,
t. i, p. 323-325. Une relation importante sur les mis-
377
M A T T H I E U 1) ' A Q V A S 1» A H T A
378
sions de Tar tarie lui est envoyée le 10 avril 1288. Eubel
Bull, franc, epit., p. 165. Après une brève administra-
lion, Aquasparta fut remplacé le 29 mai 1289 par
Raymond Gaufredi, élu au chapitre de Rieti. Plu-
sieurs historiens font critiqué et assurent que sous lui
la discipline régulière s'affaiblit notablement. Ainsi
Wadding, Annales O. M., an. 1289, n. 23, cf. Anal,
franc, t. in, p. 415, n. 4. Ces jugements défavorables
cuit été suggérés prcsqu'exclusivement par les vers
suivants de Dante, Parad., cant. xn, 124-120 : Ma
non fia da Casai, ne d'Acquasparta; Là onde vegnon
tali alla scrillura, Ch'uno la fugge e l'allro la coarta.
Ainsi, d'après le poète florentin, un petit nombre de
franciscains aurait été, de son temps, fidèle à la règle
de saint François, et encore ce groupe ne viendrait ni
de Casai • — allusion à Ubertin de Casale — ni d'Aqua-
sparta. En fait rien n'appuie ces assertions. Dante était
l'adversaire politique d'Aquasparta; d'après le séna-
teur F. Riufiini, c'est lui qu'il attaque aussi dans un
passage célèbre de la Monarchia. Danle e il Protervo
decretisla innominalo, dans Memorie délia R. Accade-
mia délie scienze di Torino, 1922, série II, t. lxvi,
I». 09. Par suite la réserve s'impose, les jugements
portés par Dante sur ses adversaires étant tous fort
passionnés. Bien plus, si l'on observe que Matthieu
remit en liberté les Spirituels dont le tort n'était pas
autre que d'être très vivement attachés à l'idéal de
saint François, et qu'Ange deClareno ne iui fait aucun
grief dans sa célèbre Historla septem tribulationum
ordinis minorum, il n'est pas douteux que son atti-
tude ait été conciliatrice et en définitive bienfaisante.
2» Le cardinal. — De 1289 à 1302, M. d'Aquasparta
allait se consacrer aux affaires ecclésiastiques.
Sous Nicolas IV son rôle est moins apparent, bien
qu'il soit souvent délégué dans les affaires des ordres
religieux. Exécuteur testamentaire du cardinal Benti-
vengha, t 1290, Aquasparta recueillit aussi sa charge
de grand pénitencier à la fin de 1288 ou au début de
1289. Langlois, Les registres de Nicolas IV, t.i.n. 1013.
Dans le Formulaire des pénitenciers de Benoît XII,
conservé dans VOttob. lat. 333, 24 lettres de M. d'A-
quasparta relatives à des matières canoniques ont été
conservées. E. Gôiler, Die papstliche Pônitenliarie von
ihrem Ursprung bis zu ihrer Umgestaltung unter
Pins V, Rome, 1907, t. i, p. 30, 90. En 1289, semble-
t-il, il est chargé de terminer un conflit entre domi-
nicains et franciscains au sujet de l'érection d'un cou-
vent à Weissenbach, H. Finke, Ungedruckte Domini-
kanerbriefe des XIII. Jahrhundcrts, Paderborn, 1891,
p. 149. Comme il résulte de la bulle Régis pacifici de
Nicolas IV (12 sept. 1289), il fit partie de la commis-
sion cardinalice chargée d'étudier la question de la
réforme de Cluny et d'élire les quinze définiteurs qui
devaient célébrer le chapitre suivant. Sbaralea, Bull,
franc, t. iv, p. 106-7; dom L. Guilloreau, Robert,
abbé de Cérisy, dans Revue Mabillon, Ligugé, 1921,
n» série, t. xi, p. 273. Vers le début de 1291, il changea
fon titre cardinalice et devint cardinal-archevêque de
Porto et Sainte-Rufine, Anal, franc, t. m, p. 408.
Le 4 avril 1292, Nicolas IV mourait à Rome. Une
longue vacance du Saint-Siège s'en suivit, occasionnée
par les rivalités des Colonna et des Orsini. Matthieu
d'Aquasparta assista d'abord au conclave qui se tint
a. Rome, mais l'accord n'ayant pu se faire au sein du
Sacré Collège, il se retira à Rieti le 29 juin 1292 avec
les cardinaux qui n'appartenaient pas aux grandes
ramilles romaines. R. Morghen, // card. Matteo Rosso
Orsini, dans Archivio délia R. Société Romana di
tloria palria, Rome, 1923, t. xlvi, p. 314-329. De Rieti
il se rendit à Todi, Archives, arm. 4, cass. 5, n. 4 ; Ceci,
loc. cit., p. 238-9. A la fin de septembre Aquasparta
retourna à Rome et y passa l'hiver, prenant part au
conclave qui se tenait à la Minerva. Après Pâques, il
retourna à Rieti. Ce fui alors que le cardinaux réunis
à cet endroit, à l'exception des Colonna, l'envoyèrent
au secours de Stroncone assiégée par les troupes gibe-
lines de Nanti. Le cardinal Jacques Stephaneschi dans
sa Vie métrique de Célestin V, Acta SS., mai, t. iv,
Anvers, 1685, p. 444-5, nous a conservé les détails de
cette expédition. Le corps d'armée d'Aquasparta,
commandé par Rubeone Pallo de Subiaco, dégagea
rapidement la place, et Narni fut obligée de se rendre
aux conditions imposées par le Sacré Collège. Le
17 juillet la paix fut jurée entre les mains de Matthieu
dans la cathédrale de Terni. Les cinq pièces relatives
à cette affaire, transcrites du registre de Bonaiuti de
Casentino, sont encore conservées aux archives publi-
ques de Stroncone. Mazzatinti, Gli archivi délia storia
d'Ilalia, Rocca S. Casciano, 1900, t. m, p. 362. La
réconciliation de Narni causa des ennuis au cardinal.
Les pénitenciers mineurs qu'il y avait délégués n'ob-
servaient pas une prudente modération : un vif mécon-
tentement éclata. Dans un désir de paix, Aquasparta
voulut résigner sa charge de grand pénitencier, mais
les cardinaux refusèrent d'accepter sa démission, tout
en limitant plus étroitement ses pouvoirs. J. Stepha-
neschi, loc. cit., p. 447-448. L'affaire de Narni ne devait
s'achever que le 1" février 1298. Digard, Les registres
de Boniface VIII, Paris, 1890, 1. 1, n. 2394.
A l'automne, le conclave s'étant transféré à Pérouse,
Aquasparta se rendit dans cette ville le 18 octobre.
Un moment les suffrages des cardinaux qui formaient
le groupe des modérés sous la conduite de Latino
Malabranca, O.P., se portèrent vers lui, mais Matthieu
ne put obtenir un nombre suffisant de votes. H. Finke,
Aus den Tagen Bonifaz VIII, Munster, 1902, p. 31.
Finalement le 5 juillet il signa l'acte d'élection de
Célestin V, Raynaldi, loc. cit., n. 6, qu'il avait contri-
bué à faire élire en appuyant la proposition du car-
dinal Malabranca. R. Morghen, loc. cil, p. 321-324. Le
11 du même mois, le Sacré Collège le déléguait avec les
archevêques de Lyon et d'Orvieto pour porter la nou-
velle à l'élu. Raynaldi, Annal., an. 1294, n. 7 Aqua-
sparta se rendit à Aquila en passant par Foligno où
Lotharinge de Florence, ministre général des servîtes,
le reçut avec honneur, Mirini et Solfier, Mon'um. ord.
serv. B. M., Bruxelles, 1899, t. n, p. 135, sans doute
en reconnaissance des services que le cardinal lui
avait rendus en faisant reconnaître par le Saint-Siège
l'ordre des servites supprimé par le concile de Lyon
(1275). A. Giano, Annales ord. serv. B. M. V., Luc-
ques, 1719, 1. 1, p. 157 a, 158 b. Ce que fit Aquasparta
dans la suite, soit durant le pontificat de Célestin V,
soit lors de l'élection de Boniface VIII, est totalement
inconnu.
Le cardinal franciscain avait connu jadis Boni-
face VIII à Todi; il devint bientôt le plus ferme
soutien de sa politique. — Le 21 juin 1295, à
Anagni, il assiste à la confirmation du traité de paix
conclue entre la France, l'Aragon et la Sicile, Digard,
Les registres de Boniface VIII, t. i, n. 184; Raynaldi,
Annal., an. 1295, n. 23; depuis ce jour jusqu'au
27 juin 1298, il signe tous les actes consistoriaux. Le
10 mai 1297, lorsqu'éclata la rébellion des Colonna et
des Spirituels, Raynaldi, an. 1297, n. 26-42, Aqua-
sparta.fut un des premiers à signer le manifeste que
les dix-sept cardinaux envoyèrent à la catholicité
en faveur de Boniface VIII. Déni fie, Die Denkschriftcn
der Colonna gegen Bonifaz VIII und der Cardinale
gegen die Colonna, dans Arch. f. LUI... des M. A., t. v,
p. 493-529. A sa suite, les maîtres franciscains d'alors
les plus célèbres, Pierre Olivi, Gauthier de Bruges,
évêque de Poitiers, Jean de Murro, etc., allaient
défendre la même cause. Ce fut au milieu de ces
troubles qu'eut lieu la canonisation du roi de France,
Louis IX, le 11 juillet 1297, à Orvieto. Aquasparta y
379
MATTHIEU D'AOUASPARTA
380
fit le sermon de circonstance, ainsi que Pierre Colonna
en témoigna au concile de Vienne lors du procès de
Bpniface VIII. Cf. C. Hôfler, Rùckbliclc auf Papst
Bonifacius VIII und die Lileralnr seiner Geschichte,
p. 60. D'après le discours de Boniface VIII, Aqua-
sparta avait été déjà, sous Nicolas IV, l'un des trois
cardinaux chargés d'examiner les dossiers du procès.
Tosli, Histoire de Boni/ace V/7/(trad. Duelos), Paris,
1854, t. ii, p. 447. Que, vers la fin de 1299, il ait tenté,
avec le cardinal Matthieu Orsini, de réconcilier le pape
et les Colonna, des témoins l'assurèrent au procès de
Boniface VIII, Dupuy, Histoire du différend, Paris,
1655, p. 334, mais le t'ait est douteux. Morghen, loc.
cit., p. 346. Quoi qu'il en soit, le lldéc. 1297, Aqua-
sparta était nommé à la place du card. Jacques Colonna
protecteur du couvent Saint-Sylvestre j7j Capile,
transféré à Rome depuis 1284, et où l'élite de la maison
des Colonna s'était retirée. Sbaralea, Bull, franc.,
t. iv, p. 456. Peu après, le 14 décembre, il était créé
légat pontifical pour la Toscane, la Lombardie, les
Marches, la Romagne et les diocèses d'Aquilée et de
Ravenne. Digard, Registres, t. i, n. 2376, et investi
de pouvoirs extraordinaires, ibid., n. 2377-2382; il
devait prêcher la croisade contre les Colonna dans les
États de l'Église. Le 16 décembre il quittait Rome
pour se rendre à Florence. Le 11 janvier 1298, en
qualité de légat, il écrivait de celte ville au provincial
des franciscains de Bologne, lui enjoignant d'enrôler
des troupes au service de Boniface VIII. Giordani,
Acta franciscana e tabulariis Bononiensibus, p. 395-396,
dans Anal, franc, 1927, t. ix. Diverses concessions
d'indulgences établissent que, le 21 janvier et le
5 février, il était toujours à Florence. Le 20 février,
Boniface VIII l'ayant chargé spécialement de prêcher
la croisade contre les Colonna en Toscane et de rame-
ner partout la paix, Digard, t. n, n. 2878, le cardinal
négocia avec Florence et en obtint cent soldats. David-
sohn, Gesch. von Florent, t. m, p. 42-45; F. Perrens,
Histoire de Florence, Paris, 1877, t. n, p. 441-443. Cette
mission achevée, le cardinal retourna à Rome le 22
avril. En juin 1298, il assista au consistoire où Boni-
face VIII porta sa sentence arbitrale entre la France,
l'Angleterre et la Flandre, Digard, t. n, n. 2809,
Potthast, Regesta, n. 24 706-24 713. Devenu presque
l'allié de Philippe le Bel à cause du péril créé par
l'affaire des Colonna, Boniface VIII sacrifiait la cause
de Guy de Dampierre. Kervyn de Lettenhove, Re-
cherches sur la part que l'ordre de Clleaux et le comte
de Flandre prirent à la lutte de Boniface VIII et de
Philippe le Bel, reproduites dans P. L., t. clxxxv,
col. 1833, 1857, 1876. Aquasparta, qui était le défen-
seur de la cause flamande à Rome et avait conseillé
à Robert de Béthune et aux ambassadeurs du comte
de Flandre de s'en remettre à la décision du pape,
K. de Lettenhove, loc. cit., col. 1869, 1871, vit ses
efforts ruinés pour le moment.
Depuis ce jour et jusqu'à la fin de 1299, Aqua-
sparta apparaît moins fréquemment dans les actes
pontificaux, mais reste mêlé aux affaires politiques
et ecclésiastiques. Le 22 août 1298, il écrit à Jaime II
d'Aragon. H. Finke, Acta Aragonensia, Berlin, 1908,
t. i, p. 50, 52, qui eut d'ailleurs avec lui d'autres rela-
tions à propos de l'épineuse affaire du royaume de
Sicile. Finke, Acta etc., t. i, p. 96. C'est lui aussi qui
au nom de Boniface VIII écrit le 14 juillet 1299 à
Charles II, roi de Naplcs, le priant de ne pas mettre
à la tête de l'expédition de Sicile, son fils Philippe,
prince de Tarente. Finke, Acta, 1. 1, p. 59. En 1299, il
suit la curie à Rome, Digard, t. n, n. 2858, à Anagni,
id., t. ii, n. 3180, et de nouveau à Rome, n. 3330.
Plus que jamais il s'occupe de la cause flamande, si
bien que les envoyés du comte de Flandre pouvaient
écrire à Guy de Dampierre le 9 juillet : « Li cardenal
parolent moult bien pour vous tous, et deus espé-
ciaux amis avés-vous mon segneur Gérard de Parme
et mon segneur Malhiu d'Kxpert, et si avés moult
bien le grasse de le court, etc. » K. de Lettenhove,
loc. cit., col. 1886. L'heure était favorable, car Boni-
face VIII était fort mécontent de l'alliance de Phi-
lippe le Bel et d'Albert d'Autriche dont Aquasparta
connaissait les tractations voilées dès le mois de
juillet 1299, et en donnait avis à la curie et aux am-
bassadeurs de Flandre. K. de Lettenhove. loc. cit.,
col. 1898.
Ce fut au milieu de ces difficultés, à l'heure où
éclatait le second différend entre le pape et le roi
de France, que commença le jubilé de 1300. Le 6 jan-
vier, Aquasparta prêcha au Latran, à l'invitation de
Boniface VIII, sur la suprématie du pouvoir ponti-
fical aussi bien au temporel qu'au spirituel. Ses décla-
rations ne nous sont connues que par le rapport
incomplet des ambassadeurs flamands, Jean de Menin
et Michel als Cloketes. Voir K. de Lettenhove, loc.
cit., col. 1901 : « Résolument la théologie franciscaine
se mettait au service de la papauté, à l'heure de la
crise. »
D'autres affaires sollicitaient aussi l'intervention du
Saint-Siège. Et d'abord la querelle du clergé séculier
et régulier au sujet du décret, Omnis utriusque sexus,
du IV» concile du Latran. Boniface VIII y mit fin
par la bulle Super calhcdram (18 fév. 1300), Sbaralea,
t. iv, p. 498-501, faite ad instantiam patris Mathei et
domini Porluensis. H. Finke, Aus den Tagen, etc..
IL Quellen, p. xlviii. Plus grave encore était la situa-
tion politique de l'Italie centrale, déchirée par les
factions des Guelfes et des Gibelins. Le 10 jan-
vier 1300, Boniface VIII avait bien approuvé en
consistoire un compromis de paix entre Este et Fer-
rare, déjà conclu au Latran le 24 décembre 1299 sous
l'influence d'Aquasparta, Digard, t.n, n. 3298; mais
enréalilé toute l'Italie était en feu, surtout Florence.
Le 23 mai 1300, Aquasparta fut nommé légat pontifical
et « pacidire » pour la Toscane et la Lombardie, etc.
Digard, t. n, n. 3892; Raynaldi, Annales, an. 1300,
n. 24. Arrivé à Florence au début de juin, Aquasparta
se retira au palais épiscopal des Spini et après s'être
entouré des plus hautes personnalités du clergé flo-
rentin, Davidsohn, Geschichte, t. m, p. 123, fit con-
naître sa commission. Lassé, après quatre mois de
vaines tentatives de pacification, le légat lança l'inter-
dit contre Florence le 28 ou le 29 septembre 1300.
Davidsohn, Forschungen, t. m, p. 277-279; Geschichte,
t. m, p. 130-132.
Pendant son séjour à Florence, M. d'Aquasparta
avait été nommé recteur de la Romagne le 19 juillet.
Digard, loc. cit., t. n, n. 3900. Il partit donc pour
Bologne où il se trouvait déjà le 14 octobre. David-
sohn, Geschichte, t. m, p. 278. L'année suivante, le
14 février, après avoir séjourné à Bavenne, il fit à
Canozosia, près de cette ville, une réunion générale
des princes et des podestats de la Romagne afin de
pacifier le pays. Annales de Forli, loc. ci/. | Wadding,
Annales ord. min., ad an. 1300, n. 2; Ghirardacci,
Délia hisloria di Bologna, Bologne, 1596, t. i, p. 415-
420. Aquasparta se trouvait encore dans la Romagne
lorsque, le 2 décembre 1301, Boniface VIII, après
avoir appelé à Florence Charles de Valois, ordonna
au cardinal de retourner en cette ville. Raynaldi,
Annales eccles., an. 1301, n. 13; Villani, Histoire, c. 42,
loc. cit., p. 373; Davidsohn, loc. cit., p. 190. L'œuvre
pacificatrice d'Aquasparta, contrariée de toute ma-
nière, se borna à unir par des mariages les grandes
familles florentines des Cerchi, des Adimari, des
Donati et des Pazzi. Le parti des Noirs étant venu au
pouvoir grâce à Charles de Valois, les Blancs et avec
eux Dante avaient été exilés et s'étaient alliés avec
381
MATTHIEU D'AQUASPARTA
382
Pistoie. Aquasparta voulut traiter avec cette ville
mais n'obtint rien et lança contre elle l'interdit. David-
sohn, Forschungen, t. m, p. 290, 303. Quelque temps
après, le 1C janvier 1302, il présida à Florence l'assem-
blée des villes toscanes qui appartenaient à la ligue
guelfe en vue d'organiser la lutte contre les Gibelins.
Davidsohn, Geschichte, t. m. p. 193. Ce fut un de ses
derniers actes en cette ville.
Fendant cette légation le conflit entre Bonifa-
face VIII et Philippe le Bel s'était exaspéré. Les griefs
s'étaient accumulés à Rome contre le roi de France,
avaient amené, les 4 et 5 décembre 1301, les bulles
Sah'alor mundi et Ausculta fili, et provoqué la convo-
cation d'un concile français à Rome pour le 1" no-
vembre 1302. Philippe le Bel répondit à ces actes
par l'assemblée générale du 10 avril 1302. Lorsque ses
envoyés se présentèrent à Anagni le 24 juin, ce fut
Matthieu d' Aquasparta qui, dans un discours de grand
style théologique et juridique, répondit au nom du
Saint-Siège. Dupuis, loc. cit., p. 73-76. Son discours,
très habile, où les torts de Philippe le Bel, ses falsifi-
cations de bulles papales étaient mis au compte de ses
légistes, et où la plénitude du pouvoir pontifical était
vigoureusement affirmée, même dans l'ordre temporel,
de omni temporali rationepeccati, se terminait par cette
déclaration : Ha sentio pro ista vcrilale quod auderem
i-am defendere contra tolum mundum et auderem expo-
nere vitam meam, quod summas poniifex, qui est vica-
rius B. Pétri, habet pleniludinem potestatis, etc. Deux
jours après, le 26 juin, Aquasparta et le Sacré Collège
répondaient à la violente lettre de la noblesse française.
Dupuis, loc. cit., p. 71-72. Ce fut un de ses derniers
actes. A la veille en effet de la bulle Unam Sanctam
(18 nov.) que son discours du 24 juin annonçait,
.M. d'Aquasparta mourait à Rome le 29 octobre, ainsi
que nous l'apprend le Nécrologe des chanoines de
Saint-Pierre. Denifle, Chart. Univ. Paris., t. n, p. 59.
Il fut profondément regretté. Wadding, Annales,
an. 1302, n. 6. Son testament est encore conservé,
mais, depuis 1910, les franciscains de Quaracchi n'ont
pu en obtenir communication. Ce que l'on sait, par
un acte notarié du 23 janvier 1303, c'est qu'une partie
de ses livres et de son mobilier liturgique fut léguée
au couvent de Saint-Fortunat de Todi. Todi, Archives,
arm. 4, cass. 5, n. 35. Le corps du cardinal repose
encore aujourd'hui dans l'église franciscaine de l'Ara
Cœli à Rome, dans un beau monument dû aux
mosaïstes de l'école de Jean Cosmati. Guiraud,
L'Église cl les origines de la Renaissance, Paris, 1902,
p. 17; Pacifici, La chiesa di S. Maria in Ara Cœli,
dans l'Arle cristiana, Milan, 1926, t. xiv, p. 139-155.
II. Écrits. — Les écrits de M. d'Aquasparta ne le
cèdent point en étendue et en richesse doctrinale à
ceux de saint Bonaventure ou de Duns Scot.
1» Ouvrages authentiques. — 1. Concordanliœ super
i Y libros Sentenliarum. — M. d'Aquasparta est l'au-
teur de deux écrits sur les Sentences. Le premier n'est
qu'une table des matières de ce texte classique. Cet
ouvrage est aujourd'hui conservé dans le cod. lat.
S947, fol. 24 v°-49 v°, de la Bibliothèque d'État de
Munich, le ms. //. B. III, 1 de Stuttgart et les ms. 161,
163, 179 de la bibliothèque publique de Brunswick.
Inc. : Abortum procurantes quando sunt homicidœ, 1. IV,
dist. XXXI. Abstinere a malis, etc. Expl. : Chrislus
quare suscitaturus corpora vivorum et morluorum in
forma servi et in ta judicaturus, 1. IV, dist. XLVIII.
Cf. Ehrle, Die Ehrentilel der schol. Lchrer des Mittel-
allers, dans Sitzungsberichte d. Bayer. Akad. d. Wissen-
l'ten, Munich, 1919, p. 40-41; Grabmann, Die
[ihilosophische und theologische Erkennlnislehre des
Kard. M. von Aquasparta (Theolog. Studien d. Leo-
Gcsellschaft, xiv), Vienne 1906, p. 16. L'authenticité
de l'ouvrage est pleinement garantie. Déjà la Chro-
nique des xxir Généraux, Anal, franc, t. m, p. 406,
en fait mention : Hic eliam fr. Malthxus fecit pul-
chram Postillam super epist. ad Romanos et tabulam
per alphabetum pcrutilem super libros sentenliarum.
L'attestation du ms. de Stuttgart est très formelle :
Incipiunl concordanliœ super IV libros sentenliarum
quas composait reverendus pater fr. Matheus de Aqila
Sparta, magisler theologiœ et generalis minister, etc.
De même le ms. de Munich, fol. 24 v°, assure que la
table a été composée per reverendum patrem fr.
Matthœum de Aquasparta, magistrum sacrœ theolo-
giœ ordinis minorum. Cet écrit de M. d'Aquasparta
est encore inédit comme l'ouvrage analogue de Robert
Kilwardby, O. P.
2. Commentarius in libros Sentenliarum. — Le
Ier livre de cet ouvrage est conservé dans le ms. 122,
fol. 2 v°-160r°, de la Bibliothèque communale de Todi.
Inc : Nihil me judicavi scire inter vos nisi Chrislum
Jesum et hune crucifixum, I Cor. xi. In verbis islis
Paulus aposlolus doclor egregius et prœdicator veri-
lalis, etc. Expl. : A quo est omne datum optimum et
omne donum perfeclum lanquam a pedre luminis cui
sil omnis gloria, laus, virtus et imperium per infinita
sxcula sœculorum. La table des matières, autographe
comme le ms. lui-même, donne la liste de 411 questions.
Ainsi que Matthieu d'Aquasparta l'a signalé, fol. 73 v°,
166 v°, les distinctions XVIII et XIX manquent.
Grabmann, loc. cit., p. 17; Ehrle, Das Sludium der
Handschriften der mittelalterlichen Scholastik, dans
Zeitschrift f. kath. Theol., 1883, p. 26. Le IF livre,
également autographe, est dans le ms. 132 de la
Bibliothèque communale d'Assise, fol. 1 v° : Inc. :
Inlravi in domum fîguli et -ipse faciebat opus super
rotam et dissipalum est vas quod ipse faciebat super
rolam, Jerem,, xvm. Diligenter, etc.; fol. 225 c, Expl.:
secundum illam acceptionem supra posilam. Les dis-
tinctions XVIII et XIX ne se lisent point dans le
corps de l'ouvrage, fol. 225 c, mais plus loin aux
fol. 298c-309d. Le commentaire s'arrête à la dis-
tinction XXXIX; la suite du texte de Pierre Lombard
n'a pas été expliquée. Le même ms. contient, immé-
diatement après, le commentaire incomplet de Mat-
thieu sur le IVe livre des Sentences, fol. 226 a : Inc. :
Circa istam distinelienem primam, in qua déterminât
magister de sacramcnlis in gencrali et postmodum in
speciali de sacramcnlis veleribus, quœrunlur duo, etc. ;
fol. 297 d. Expl. : quia irreparabilis est, ut dictum
est. L'écrit s'achève par la dictinction XIV, après le
traité sur l'eucharistie, Le reste manque. De même le
commentaire sur le IIIe livre du Lombard. Tout
incomplet qu'il soit, cet ouvrage n'en est pas moins
un des principaux monuments de la scolastique au
xni» siècle : le IIe livre surtout, très développé, est
d'une grande signification : l'histoire définitive de la
scolastique, de l'influence bonaventurienne et du
conflit qui divisa les augustiniens et les disciples
nouveaux d'Aristote, ne pourra s'écrire qu'à l'aide de
ce texte. L'ordonnance générale est admirable de
clarté. D'ordinaire, Matthieu suit de près le commen-
taire de Bonaventure. Malgré cette importance, l'œuvre
du cardinal franciscain est encore inédite. Deux ques-
tions seulement du premier livre, ayant trait à la
connaissance de Dieu et à l'argument de saint
Anselme, ont été publiées par le P. Daniels, O. S. B.,
Quellenbeitrage und Untersuchungen zur Gesch. der
Goltesbeweise im XIII. Jahrhundert (Beilrage zur
Gesch. der Philos, des Mittelallers, vin), Munster, 1909,
p. 52-63.
3. Quœstiones dispututw et Quodlibeta. - - A l'instar
d'Henri de Gand et de Godefroy de Fontaines, Mat-
thieu d'Aquasparta est l'auteur de nombreuses Ques-
tions disputées et de six Quodlibets. Le cod. 44,
fol. 317 sq. de la Bibliothèque communale de Todi,
383
MATTHIEU D'AQUASPARTA
384
contient à lui seul 155 questions distribuées entre ces
deux groupes de disputes. La liste en a été publiée par
les franciscains de Quaracchi : M. ab Aquaspurta Quies-
tiones disputalir selectœ. Quœst. de fide et cognitione, i,
Quaracchi, 1903, p. vii-xv. Sauf la dernière question,
Ulrum mors Christi fuerit miraculosa an naturalis?
Todi, cod. 44, fol. 315 v°, contenue aussi, mais en
partie seulement, dans le ras. 159, fol. 302 v° de
la Bibliothèque d'Assise, toutes ces Questions et
tous ces Quodlibets se retrouvent aussi dans le
cod. 134, fol. 228 sq. de cette dernière ville, l'un des
plus importants mss. autographes de la scolastique.
L'ordre des questions y est presque le même. Quelque-
fois le texte est conservé dans une rédaction primi-
tive qui transpose les arguments et leurs solutions et
permet ainsi de reconstituer la manière dont la ques-
tion était débattue publiquement entre le maître et le
respondens. Ces disputes portent sur des sujets les plus
différents et d'une façon spéciale sur la psychologie.
Pour l'histoire de la théologie, les Quœstiones de
gratia, Todi, cod. 44, fol. 277 v-308 v°, méritent d'être
signalées avant tout. Aux 155 questions du cod. 44
de Todi et de l'autographe assisiate, il faut ajouter
encore les Quœstiones disputâtes du ms. 159 d'Assise.
Elles comprennent neuf Quœst. de incarnalione,
fol. 216 r°-240 v°, six Quœst. de legibus, fol. 240 v-
262 r°, et six Quœst. de anima, fol. 285 r°-302 v°.
Cf. M. ab Aquasparta, Quœstiones de Christo, Qua-
racchi, 1914, p. vii-ix. De la sorte, 176 questions de
M. d' Aquasparta sont actuellement connues et con-
servées dans les mss. d'Assise et de Todi. En dehors
de ces bibliothèques, quelques-unes seulement pos-
sèdent une partie plus ou moins considérable des
Quœstiones disputâtes du cardinal franciscain. Ainsi le
cod. Aedil. 164, fol. 73 v°-lll v°, de la Laurentienne
de Florence a 15 questions diverses; d'après les indi-
cations de la table, fol. 112 v°, 12 autres devaient s'y
trouver également. A la même bibliothèque le cod.
Conv. sopp. 123, col. 97-98, a aussi une question abré-
gée secundum Mattœum de Aquasparta. Le cod. VII
C. 47, fol. 87 v-157 v°, de la Bibliothèque nationale de
Naples contient 29 questions sur la connaissance et
l'âme. D'après les notes inédites du P. Fidèle de
Fanna, O. F. M., le cod. Burney 352, fol. 33, du Bri-
tish Muséum offre les mêmes textes. C'est aussi à
notre auteur qu'appartiennent les 8 questions sur la
connaissance attribuée à Guillaume de Falgar dans le
ms. 457, fol. 109, de la bibliothèque de l'Arsenal à
Paris. Après Hauréau, Histoire de la philosophie scolas-
tique, Paris, 1880, t. h b, p. 104-109, plusieurs auteurs
se sont mépris à leur sujet, tels Marcellin de Civezza,
// breviloquium super libr. sentcntiaruni di (r. Ghe-
rardo di Prato, Prato, 1882, p. 32-34, les éditeurs de
Quaracchi, De humanœ cognitionis nolione anecdola,
Quaracchi, 1883, p. 63, et S. Belmond dans les Éludes
franciscaines, Paris, 1921, t. xxxm, p. 17. En effet la
liste des questions et les extraits publiés par Hauréau,
sont textuellement chez Matthieu d' Aquasparta,
Quœst. disp. de fuie et cognitione, p. 250-1, 181, 297,
ainsi que l'a observé justement Grabmann, op. cit.,
p. 32-34. Jusqu'ici il ne s'est pas découvert d'autres
mss. Il en existait un jadis à la bibliothèque Saint-
François de Sienne, mais il a disparu dans un incendie.
Papini, L'Etruria francescana, Sienne, 1797, p. 121.
L'importance capitale des Quœslions disputées de
M. d'Aquasparta n'est plus à signaler. Les médié-
vistes les plus distingués en ont loué d'un commun
accord les qualités de premier ordre. Cf. Quœstiones
de Christo, p. v-vi; Grabmann, op. cit., p. 172; Denifle,
Luther und Luthertum, Mayence, 1904, t. i b, p. 524.
« Matthieu d'Aquasparta, écrit M. De Wulf, Hist.
de la philosophie médiévale, 5e édit ., Louvain, 1924,
t. i, p. 358, se révèle comme un écrivain de talent au
style sobre, clair et précis, et par la profondeur de ses
pensées, il ne le cède en rien aux plus célèbres de ses
contemporains. » « Chez aucun des anciens scolastiques,
saint Thomas d'Aquin non excepté, dit à son tour
S. E. le cardinal Ehrle, Das Studium der Handschrif-
len, p. 46, on ne rencontre dans leurs écrits d'école,
une abondance, une élégance de diction et une clarté
d'exposition semblables à celles que nous admirons
dans les Quœstiones disputalœ du savant cardinal. »
4. De œterna processione Spirilus Sancli. — Cet opus-
cule, conservé autographe à Todi, cod. 122, fol. 170 d-
172 d, a été édité, Quœstiones de fide et cognitione,
p. 429-453. Il est dirigé contre les Grecs et a pu être
composé à l'occasion du second concile de Lyon (1274).
5. De Deo uno et trino. — Ce traité, non signalé
jusqu'ici, est conservé autographe à Todi, cod. 122,
fol. 166 c-170 d. Il rappelle de très près le Brevilo-
quium de saint Bonaventure en ce que Aquasparta y
résume en 18 chapitres toute la théologie de Dieu.
6. Commenlarius in Psalmos. — Cet écrit est conservé
autographe à Assise dans le cod. 67, fol. 1 v°-269 v°.
Inc. : Nolite inebriari vino in quo est luxuria, etc.,
Eph., v, 18. In verbo proposilo invitai nos aposlolus
ad psalmorum decantationcm devolam, et lanquam pru-
dens et sapiens doctor, etc. Expl. : Sanclorum cœlibus
aggregati videamus le, amemus alque fruamur te atque
laudemus in sœcula sœculorum. Il ne s'étend qu'aux
50 premiers psaumes. Aquasparta ne paraît point avoir
achevé son œuvre, car si l'on rapproche le ms. 67 et le
ms. 51, fol 279, qui formaient jadis un seul ms. auto-
graphe, l'on voit par l'ancienne pagination que les
deux commentaires d'Aquasparta sur les Psaumes et
sur l'Apocalypse se suivaient à neuf folios de distance
seulement. Le présent ouvrage est extraordinaire-
ment développé; il est d'un intérêt considérable pour
la théologie et surtout pour l'ascèse et la mystique.
7. In Apocalypsim. — Ce commentaire, mentionné
deux fois dans l'ancien catalogue de la Bibliothèque
publique de Saint-François, L. Alessandri, Invento-
ria dell'antica biblioteca del conv. di S. Franccsco in
Assisi, Assise, 1906, p. 58, 62, est conservé auto-
graphe dans le cod. 51, fol. 279 r°-356 v», et le ms. 57,
fol. 69-87, d'Assise. L'ouvrage est incomplet dans son
état actuel, car le cahier 9 de l'original est demeuré
jusqu'ici introuvable, L. Alessandri, loc. cit., p. 159-
160; de plus le texte est dans un grand désordre, car
l'ordre des folios est tout bouleversé. L'incipit se lit
ainsi : Beatus qui legit et audit verba prophetiœ hujus.
Ad commendalionem doclrinœ quœ traditur hoc libre,
nescio unde convenientius auctoritatem assumerem quam
ab ipso Johanne...
8. Commenlarius in Job. — L'ancien catalogue
de Saint-Fortunat de Todi, Todi, cod. 185, et celui
de la bibliothèque de Saint-François à Assise, Alos-
sandri, loc. cit., p. 23, attribuent à Matthieu un
commentaire sur Job. D'après l'incipit du catalogue
assisiate, ce texte longuement recherché me paraît
devoir être identifié avec la Postille sur Job contenu
dans le ms. 35, fol. 286 sq., de la bibliothèque d'Assise.
Inc. : II œc omnia liber vitee et lestamentum altissimi et
agnitio veritatis, Eccl., xxvi. Inter omne somnium gen-
tiumscripturas,c\.c. Ce texte n'est pas un autographe,
mais remonte seulement au début du xve siècle.
9. Sermoncs. — Outre le sermon prononcé au consis-
toire de 1302 et publié par Dupuis, Histoire du diffé-
rend, p. 73-76, Aquasparla a laissé un grand nombre
de sermons et d'homélies très loués dans l'antiquité.
Anal, franc, t. iv, p. 338; Mariano de Florence, Com-
pend. chronic. ff. minorum, dans Archivum franc, t. n,
p. 464. Le texte autographe est conservé dans les
ms. 460 et 461 de la bibliothèque municipale d'Assise
qui originairement ne formaient qu'un seul ms., ainsi
que l'atteste l'ancienne foliation : cod. 460, fol. 1-276,
3K
MATTHIEU D'AQUASPARTA
38C
et cod. 461, fol. 277-464. Ces deuxmss, surtout le 460,
sont dans un mauvais état de conservation: l'ordre des
folios y est aussi très bouleversé. De ces sermon , le
ms. 6S2, fol. 319 sq., de la même bibliothèque contient
un recueil de 1 13 discours sur les dimanches et les prin-
cipales fêtes de l'année. Tous ces textes sont inédits
sauf un. F. Cloarec, O. F. M., M. ab Aquasparta
sermc de S. Francisco, dans Archivum franc, Quaracchi,
1916, t. ix, p. 226-23G.
2° Écrits inauthentiques. — 1, Commentarius in XII
Prophetas minores, et Com. in Matthœum. ■ — Plusieurs
écrivains, Sbaralea, Supplément, ad script. O. M.,
Home, 1806, p. 525, et après eux les franciscains de
Quaracchi, Quœst. de fide et cognilione, p. vi, Grab-
mann, op. cit., p. 15, ont attribue à Aquasparta le
Commentaire sur les petits Prophètes, conservé incom-
plètement dans le ms. 51, fol. 67 r°-80 v°, de la Biblio-
thèque d'Assise et le Commentaire sur S. Matthieu qui
se trouve dans le même ms., fol. 81 r°-114 v°. Mais
comme l'attestent de nombreuses notes marginales,
fralris Illuminati septem petiœ, fralris Illuminali
secundus, ces deux écrits appartiennent certainement
à un fr. Illuminé, probablement Illuminé de Chieti,
O. M., secrétaire d'Hélie et évêque d'Assise en 1274.
É. Longpré, dans la France franciscaine, Paris, 1922,
t. v, p. 429-431.
2. Inauthentique aussi est le Commentaire sur le
I" livre des Sentences contenu dans le ms. 472, fol. 33
sq., de la Bibliothèque Classense de Ravenne, et consi-
déré comme autographe par MM. Bernicoli et Mazza-
tinti, Inventari dei manoscritti délie biblioteche d'Italia,
Forli, 1894, t. iv, p. 246. Ce ms. en effet n'est pas un
autographe d'Aquasparta; il ne fait aucune allusion
au maître franciscain et diffère totalement du Com-
mentaire authentique. Bien plus, l'analyse du contenu
révèle que ce texte est dû à un franciscain d'Oxford,
postérieur à Thomas Bungay, O. M., dont il cite sou-
vent et approuve les critiques à l'adresse de saint
Bonaventure. A cause des indications du fol. 27 a, il y
aurait peut-être lieu d'attribuer ce Commentaire à
Pierre d'Angleterre, O. M. Quoi qu'il en soit, cet écrit
est à ce point étranger à notre auteur qu'il rejette la
thèse bonaventurienne de l'illumination, Prolog.,
q. iv, fol. 2 c.
3. Le Dies irœ a été attribué parfois à Matthieu
d'Aquasparta depuis Oldoini, Athenœum Romanum,
Pérouse, 1676, p. 485. Ce sentiment n'a aucun fonde-
ment. Grabmann, loc. cit., p. 19; Drcves, dans Stimmen
aus Maria-Laach, 1892, t. lxii, p. 528.
3° Écrits douteux. — 1. Commentarius in Danie-
lem. — Ce texte contenu dans le ms. 51, fol. 53 r°-
66 v°, de la Bibliothèque d'Assise a été attribué
à Aquasparta par Sbaralea, loc. cit., p. 525, sans doute
sur l'autorité de l'inscription qui se lit fol. 1 r° du
ms. Mais cette attestation d'un bibliothécaire est très
tardive et fausse, en ce qu'elle attribue à Aquasparta
les écrits d'Illuminé de Chieli. De plus l'ancien cata-
logue de Saint-François n'est pas explicite. Alessan-
dri, loc. cit., p. 58. De la sorte l'authenticité de ce
commentaire est très incertaine.
2. In Epist. Pauli postilla. — Plusieurs écrivains
assurent qu'Aquasparta est l'auteur d'un Commentaire
sur l'épllre aux Romains; ainsi la Chronique des
XXIV généraux. Anal, franc., t. m, p. 406, Sixte
de Sienne, Bibliolhcca sancla, Cologne, 1586, p. 278, etc.
Cf. Grabmann, loc. cit., p. 15. Le fait paraît donc
assuré. Mais que cet écrit doive s'identifier avec la
Postille sur l'cpîtie aux Romains et les autres épîtres
pauliniennes contenue dans le ms 391, fol. 139 sq., de
la Bibliothèque Classense de Ravenne, ainsi que l'assu-
rent MM. Bernicoli et Mazzatinti, Inuenlari, etc.,
p. 229, rien ne le prouve. Ni le ms., ni les anciens
catalogues de la Bibliothèque Classense ne font allu-
mer. DE THÉOL. CATHOL.
slon à Aquasparta. De plus le contenu, longuement
interrogé, ne permet pas de se prononcer sur la ques-
tion de provenance : il est trop impersonnel. Ce qui
est sûr, c'est que cette Postille ne s'identifie avec
aucun des nombreux commentaires "sur l'épître aux
Romains étudiés par Déni fie, Die abendlàndischen
Schri/tausleger bis Luther ùber Justifia Dei und Jusli-
ficatio, Mayence, 1905.
3. A ces écrits il faut aussi ajouter les Quœstiones
de materia, forma et prioatione, contenues dans le
ms. 654, fol. 216 r°-225 r°, de la Bibliothèque d'Assise.
L. Alessandriet Mazzatinti, Inventari, etc., t. iv,p. 129,
signalent cet opuscule comme un autographe d'Aqua-
sparta. En fait, il n'en est pas ainsi, ce texte est d'une
écriture cursive quelconque. Dans l'absence complète
de toute autre donnée positive, il y a lieu d'attendre le
résultat de recherches ultérieures.
4° Écrits perdus ou non retrouvés. — Divers écrits de
M. d'Aquasparta semblent aujourd'hui perdus. L'an-
cien catalogue de Saint-Fortunat de Todi, aujourd'hui
ms. 185, fol. 15 r°, attribue, en effet, au cardinal fran-
ciscain une Tabula super originalia et, fol. 5, une Pos-
tilla in Marcum. Cf. Sbaralea, loc. cit., p. 525. Jusqu'ici
aucune trace de ces écrits n'a pu être trouvée. Il en est
de même pour le traité, De potentia papœ ac primatu
Ecclesiœ Romanœ, dont plusieurs auteurs font mention,
L. Jacobilli, Bibliolhcca Umbriee sive de scriptoribus
prov. Umbriœ, Foligno, 1658, p. 199; Grabmann, loc.
cit., p. 18, etc. Il paraît bien cependant avoir été uti-
lisé au début du xiv8 siècle par Gilles Spiritalis de
Pérouse, lorsqu'il écrit : Dicebant magister meus
archidiaconus Bononiensis et bone memorie magister
meus archidiaconus Bononiensis et bone memorie
frater Matheus de Aquasparta quod non credebant
Gibellinos posse salvari, etc. R. Scholz, Unbekannte
kirchcnpolilische Slreilschriflen aus der Zeit des Lud-
vig des Baijern, Rome, 1914, t. n, p. 114. S'il est vrai
aussi, comme Mariano de Florence l'atteste, Compend.
Chronic, dans l'Archiv. franc, t. n, p. 464, qu'Aqua-
sparta composa un traité méthodique de prédication,
cet ouvrage n'est pas encore connu. Quant auxSermons
un grand nombre paraît être perdu, tel le discours pro-
noncé lors de la canonisation de Louis IX. -
La perte — ou non identification — de ces écrits
ne peut laisser indifférents les médiévistes. Mais ce
qui est infiniment plus regrettable, c'est qu'un groupe
considérable de Questions, disputées par Aquasparta
à Bologne, sont introuvables. Le cardinal franciscain
les signale dans une note autographe qui se lit dans le
ms. 132, fol. 298 r°, de la Bibliothèque d'Assise et que
personne n'avait jusqu'ici observée. Voici l'essen-
tiel de cette note qui, en renseignant les médiévistes
sur le contenu et le titre de ces Questions, leur per-
mettra peut-être de découvrir ces textes ardemment
cherchés, mais en vain, depuis six ans : De secunda
dislinctione, Utrum Deus sil ? argumenta sunt multa
in quœslione dispulala Bononise et Ma solutio teneatur ;
assignanlur tamen rationes et loca sicut sunt scripta in
primo. Simililer secunda (quœslio) : Utrum Deum
esse sil per se notum quod non possit cogilari non
esse? et tertia : Utrum sit objeclum fidei vel scientiœ;
simililer : Utrum sit unus Deus? et Utrum sint plures
psrsonœ? Ma teneanlur quae in eisdem quieslionibus
scripta sunt et prout ibi scripta sunt. [ Inmarg., De
tertia dislinctione] ; Utrum anima sit suie potentiœ?
distinguitur ab alia : Utrum sint sibi consubslantiales?
Responsio quod non sunt ipsa substantia anima; sed
ab ea distinctes... Utrum sint animœ consubslantiales?
Responsio bona est sed addantur rationes. Prima, quia
si anima consideralur in se, etc., et auctoritas Augus-
tini est ad proposilium. Sed quivslio Ma satis prius posila
de vestigiis, utrum Ma sint creatis rebus essentialia,
quœstio non est bene posila. Rationes adoersurii pro
X. — 13
387
MATTHIEU D'AQUASPARTA
388
illa quwstione quod principium immediatum débat
esse proportionatum cffectui immedinlo contra ipsiim
sunl, etc.
III. Doctrine. — Matthieu d'Aquasparta appar-
tient, connue la plupart des maîtres franciscains du
xiip siècle jusqu'à Duns Scot, à la direction augusti-
nienne de la scolastiquc. Après Alexandre de Ilalès et
Thomas d'York, particulièrement sous l'influence de
saint Bonaventure, une synthèse philosophique et
théologique s'était constituée à l'intérieur de l'école
franciscaine et loin au delà, dans les centres universi-
taires de Bologne, de Borne surtout. D'inspiration
profondément augustinienne, mais progressive et
ouverte aux apports de la pensée grecque et aux pro-
grès des sciences expérimentales et de la critique
textuelle, que Bobert Grossetête, le grand initiateur
de la pensée franciscaine, avait cultivées avec éclat,
elle était décidée à "maintenir essentiellement la méta-
physique d'Augustin et de saint Anselme et les intui-
tions de l'école de Saint-Victor. En 1273, elle s'était
affirmée dans les Conférencess ur l'Hexaméron, pro-
noncées par le Séraphique Docteur devant l'Univer-
sité de Paris et où, dans le cadre de ses élévations
théologiques et de ses effusions mystiques, le saint
avait heurté de front et l'averroïsme parisien de Siger
de Brabant et l'aristotélisme mitigé de saint Thomas
d'Aquin. Opéra omnia, t. v, p. 329-449; J. d'Albi,
Saint Bonaventure et les luttes doctrinales de 1267 ù 12 77,
Paris, 1923, p. 139-200; Gilson, La philosophie de
saint Bonaventure, Paris, 1923, p. 29-38. L'écart pro-
fond entre la pensée augustinienne et franciscaine et
le courant aristotélicien, pleinement affirmé par Bona-
venture, devint si vif que, le 1er juin 1285, Jean Pec-
kam écrivait à l'évêque de Lincoln que les deux écoles
de saint Bonaventure et de saint Thomas d'Aquin
étaient en lutte ouverte dans presque toutes les ques-
tions qui n'étaient pas matière de foi, in omnibus dubi-
tabilibus sibi pêne penitus hodic adversari exc?ptis fidei
fundamentis, etc. Registrum epistolarum J. Peckam,
éd. Marin, Londres, 1885, t. m, p. 896-902. Ce fut
précisément dans ces circonstances, et tout pénétré
du souvenir de Bonaventure, que Matthieu d'Aqua-
sparta écrivit ses nombreux ouvrages. Pas un, au
xme siècle — et depuis — ne connaissait mieux que lui
la pensée bonavent urienne; très rares aussi étaient
ceux qui avaient fréquenté Augustin comme lui, car
ainsi que l'a observé le cardinal Ehrle « chez Matthieu
d'Aquasparta resplendissent en tout leur éclat une con-
naissance et une pénétration extraordinaire des écrits
de saint Augustin. » L'agostinismo e l'aristotelismo
nella scolastica del secolo XIII, dans Xenia thomis-
tica, Borne, 1925, p. 68; cf. Grabmann, loc. cit., p. 172.
C'est dire que la pensée théologique, mystique et
philosophique d'Aquasparta ne pouvait pas être
autre chose que le prolongement fidèle et un appro-
fondissement de la synthèse bonaventurienne.
V. Signification historique. — A rencontre des
princes de la scolastique, Matthieu d'Aquasparta
n'a pas laissé de traces dans l'histoire de la pensée.
Pendant cinq siècles, son nom ne se rencontre guère
que dans les catalogues des bibliothèques conven-
tuelles d'Assise, de Todi et de Sienne et chez quelques
bibliographes franciscains. Par un oubli surprenant,
ses précieux "autographes furent délaissés à Todi et à
Assise jusqu'en 1883, alors que. pour la première fois,
le P. F. Ehrle, aujourd'hui cardinal, les signalait dans
son inoubliable article, Das Sludium der Handschrif-
ten mit besonderer Berùcksichtigung der Schule des
ht. Bonavelura, dans Zeitschrift fur kalh. Théologie,
Inspruck, 1883, p. 46. Depuis lors, les éditions des
franciscains de Quaracchi, les études de Mgr Grab-
mann sur la philosophie de la connaissance élaborée
par le cardinal franciscain, Die philosophische und
theologische Erkcnntnislehre des Kard. M. von Aqua-
sparta, Vienne, 1906, et sur sa théorie du droit naturel,
Millelalterliches Geislesleben, Munich, 1926, p. 80-83,
les pages que lui a consacrées M. De Wulf, Histoire
de la philosophie médiévale, Louvain, 1924, t. i,
p. 358-361, ont ramené l'attention sur lui.
Néanmoins, si l'on considère dans leur ampleur
et leur contenu, les écrits presqu'entièrement inédits
de M. d'Aquasparta, il es1, évident que tout reste à
faire et que la publication de ces textes rendrait à la
philosophie et à la théologie d'inappréciables services.
L'œuvre du docteur franciscain est, en effet, du point
de vue philosophique et critique la justification la
plus complète de la synthèse bonaventurienne, et le
terme le plus développé de ses intuitions métaphy-
siques. Ainsi Matthieu d'Aquasparta soutient avec
saint Bonaventure que le fondement de la connais-
sance se trouve dans les raisons éternelles; il déve-
loppe longuement cette thèse éminemment francis-
caine dans ses questions, Qusesliones disputalœ, t. i,
p. 241-269. et dans son Commentaire sur les Sentences,
I Sent., dist. XXXV, a. 39, i et n, Todi, cod. 122,
fol. 115 r°. Il enseigne aussi que l'âme a la connais-
sance intuitive d'elle-même et des habitudes qui
l'informe, Quœst. disp., t. i, p. 317-341, et que l'in-
telligence saisit directement l'individuel ou l'être
existentiel, et non pas seulement d'une façon indi-
recte et réflexe, comme le veut saint Thomas d'A-
quin. Quœst. disp., t. i, p. 298-317; Grabmann, Die
Erkenntnislehre, etc., p. 85-91. Avec une grande péné-
tration il critique l'opinion thomiste de la possibilité
de la création ab seterno. E. Longpré, Thimas d'York
et M. d'Aquasparta. Textes inédits sur le problème de
la création, dans Archives d'histoire doctrinale et litté-
raire du Moyen Age, Paris, 1926, 1. 1, p. 269-309. Dans
le même sens augustinien, il admet l'existence des
raisons séminales dans l'explication du devenir,
II Sent., dist. XVIII, a. 1, q. i-iii, Assise, cod. 132,
fol. 97 r°-99 v°, et soutient la théorie de la composition
hylémorphique des substances spirituelles. // Sent.,
dist. III, a. 1, q. i, Assise, cod. 132, fol. 19 r°-22 v° a.
A ce sujet il observe que la distinction de l'essence
et de l'existence est insuffisante pour expliquer la
composition réelle des êtres et apprécie sévèrement
cette opinion : Iste modus ponendi omnino est frivolus
et magis habetvanœ ftetionis quam veritatis. Avec sainl
Bonaventure enfin, Matthieu d'Aquasparta ne voit
pas le principe d'individuation dans la matière
affectée de quantité, mais dans les deux principes
formels de l'être réalisés en même temps : Indivi-
duatio causatur ex compositione principiorum proprio-
rum, sciltcet malerise et formée, II Sent., dist. III,
a. 2, q. m, Assise, cod. 132, fol. 28 r°-29 v.
Par la connaissance profonde de saint Augustin
dont elle témoigne dans tous les problèmes, F. Ehrle,
L'agostinismo e l'aristotelismo nella scolastica del
sec. XIII, dans Xenia thomistica, Borne, 1925,
p. 68, l'œuvre d'Aquasparta est en même temps la
preuve incontestable de l'augustinisme authentique
et traditionnel des idées soutenues par les maîtres
franciscains, depuis Alexandre de Halès et Thomas
d'York. A la lumière de ces textes inédits plusieurs
problèmes s'éclairent : le sens vrai de maintes idées
bonaventuriennes, en philosophie et en mystique
surtout, le profond conflit de l'augustinisme et de
l'aristotélisme, au cours duquel, bien avant Duns
Scot, et souvent plus complètement que chez lui,
s'élabore une critique intégrale de saint Thomas
d'Aquin que l'histoire de la pensée ne peut oublier,
l'affirmation très nette et très assurée de l'augusti-
nisme bonaventurien, sur le terrain philosophique
comme dans les autres domaines, si bien que, loin de
céder devant l'aristolélisme, comme les médiévistes
389
MATTHIEU D'AQUASPARTA MATTHIEU DE CRACOVIE
390
l'affirment parfois, il atteint précisément sa plus
parfaite expression à la fin du xin" siècle, enfin le
caractère franciscain et traditionnel de la plupart des
grandes thèses scotistes. En d'autres termes le jour
seulement où les écrits de M. d'Aquasparla auront
été édités, l'histoire de la scolastique dans la seconde
moitié du xnic siècle pourra être écrite.
Inconnu a la scolastique postérieure au xm» siècle,
le cardinal franciscain n'a pas laissé non plus de traces
profondes dans l'art . Sa représentation la plus ancienne
se trouve à la chapelle du Bargello de Florence dans
une fresque attribuée à Giotto et où figure aussi Dante.
Lionii, Inventarios, p. 72. Benozzo Pozzoli l'a peint
dans la série des maîtres franciscains qui décore le
cloître de Saint- François à Montefalco. De même
I). Morone,dans les fresques qui ornent la bibliothèque
de Saint-Bernardin à Vérone, et Nicolas Alunno sur
la prédelle d'un vaste retable jadis exposé à Pérouse.
M. Bihl, dans les Éludes franciscaines, Paris, 1907,
t. xviii, p. 302. Dans l'église supérieure de Saint-
François à Assise, il figure aussi parmi les person-
nalités que représentent les marqueteries du chœur.
B. Kleinschmidt, S. M., Die Basilika S. Francesco
in Assisi, Berlin, 1915, t. i, p. 252.
Llbald d'AIençon, O. M. C, dans Éludes franciscaines,
Paris, 1907, t. xvn, p. .'$18-0; A. Schneider, dans Ilislorisches
Jahrbuch, Munich, 1908, t. xxix, p. 108-110; Ueberwegs-
Baumsartner, Grundriss der Geschichte der Philosophie,
Berlin, 1915, p. 312, 447-451, 456; K. Heim, Das Gewissheil-
problent in der sqslematischen Théologie bis zu Schleier-
macher, Leipzig, 1911, p. 40-15; J. Hessen, Auguslinische
und thomistische Erkenntnislehre, Paderborn, 1911, p. 57-
59; A. Tominec, Vorhcrbcslinimung der Menschwerdimg
Christi nach M. von Aquasparla, Mostar, 1920; R. Carton,
L'erpérience mystique et l'illumination intérieure chez Roger
Bacon, Paris, 1924, p. 97, 105-106; S. Belmond, O. M.,
A l'école de S. Augustin, dans Études franciscaines, Paris,
1921, t. xxxit, p. 7-26, 145-173; B. Luyck, O. P., Die
Erkenntnislehre Bonaventuras, dans Beitràge zur Gesch. d.
Phil. des Miltclahers, t. xxm, fasc. 3-4, ?\unster, 1923,
p. 69, 154, 172, 178-9, 234-237; M. Grabmann, Der gôlt-
liche Grund menschlicher Wahrhcitserkennlnis nach Augus-
tin und Thomas von Aquin, Munster, 1921, p. 33-35.
E. Longpré.
4. MATTHIEU DE CRACOVIE, savant
évëque allemand (1335-1410), qu'il ne faut pas
confondre avec Matthieu, évoque de Cracovie, auteur
d'une lettre adressée à saint Bernard, /'. L., t. ci xxxir,
col. G81, mais qui est le mSme que Matthieu de Kra-
kow, en Poméranie, dont on a voulu le distinguer.
I. Vie. ■ — D'après son plus récent historien, qui
rompt sur ce point, et sur bonnes preuves, avec une
tradition vieille de dus «le deux siècles, Matthieu
est né à Cracovie (Poiogne) vers 1335, d'une modeste
famille ; son père était notaire de la ville. Il fut pour-
tant envoyé à Prague pour y faire ses études; bache-
lier es arts en 1355, maître es arts en 1367, il sera
doyen de la faculté des arts en 1378 et 1381. Mais entre
temps il avait commencé l'étude de la théologie et
j>ans doute reçu les ordres; il est bachelier en théo-
logie en 1375, licencié en 1378, maître vers 1381. C'est
en cette qualité qu'il fait partie de l'ambassade
envoyée par l'Université à Urbain VI, en 1382-
1384. Prédicateur en renom, il est nommé par l'ar-
chevêque orateur synodal, et le souvenir s'est conservé
de plusieurs harangues qu'il prononça dans les assem-
blées du clergé. A partir de 1391, on n'entend plus
parler de Matthieu à Prague; à la suite de Tri-
thème, recopié par Du Boulay, beaucoup d'auteurs
le font aller à Paris vers ce moment. C'est peu vrai-
semblable; très attaché à l'obédience de Home, Mat-
thieu aurait difficilement trouvé accueil à l'Univer-
sité de Paris, acquise à la cause avignonnaise, et que
les docteurs de la nation allemande quittaient tous
en ce moment. D'ailleurs les documents publiés par
Denifie sur l'Université de Paris sont entièrement
muets sur son compte. Ce qui est certain c'est qu'on
le trouve en 1394 à l'Université de Heidelberg, tout
récemment fondée, et qui aura sans doute cherché à
l'attirer. Il est nommé professeur de théologie le
27 mai 1395, sera recteur en 1396. Bobert III, élu roi
des Homains le 29 août 1 100, le prend pour confes-
seur (et non pour chancelier, comme le disent beau-
coup d'auteurs); Matthieu se trouve ainsi mêlé aux
grandes questions politiques et religieuses de l'époque,
et on le charge, à diverses reprises, d'ambassades
importantes. C'est ainsi qu'en 1405 il est envoyé au
pape de Rome, Innocent VII, pour régler la question
du couronnement de Robert. Il en revient évèque de
Worms, où le pape l'a nommé; il continue d'ailleurs de
résider à Heidelberg, Worms s'étant mise en révolte
depuis quelques années contre la souveraineté ecclé-
siastique. Le Ï9 septembre 1408, le pape de Rome,
Grégoire XII, le nomme cardinal; mais après quelques
hésitations Matthieu refuse cette dignité. Ce n'était
point, comme certains l'ont imaginé, parce qu'il se
serait alors détaché de l'obédience romaine. Il lui
I resta en effet toujours fidèle; envoyé par Robert au
[ Concile de Pise, il y soutint les droits de Grégoire XII
et protesta solennellement contre la sentence conci-
liaire; aussi Grégoire XII lui confia-t-il, dans les
derniers mois de 1409, une juridiction de plus en plus
étendue sur les diocèses allemands qui s'étaient sous-
traits à son obédience. Matthieu mourut le 5 mars 1410
et fut enterré dans la cathédrale de Worms.
IL Œuvres. — Son œuvre littéraire est très consi-
dérable, mais est demeurée pour la plus grande part
manuscrite, dispersée dans les diverses bibliothèques
d'Allemagne, de France, de Bohême, de Pologne.
Nous indiquerons d'abord les ouvrages imprimés, puis
nous donnerons une brève recension des inédits.
1° Ouvrages édiiés. — 1. Tractatus rationis et cons-
cienliœ de sumplionc pabuli saluli/eri corporis domini
nostri Jesu Christi, imprimé par Gutenberg, à Mayence,
vers 1460, voir Hain, Repertorium bibliographicum,
n. 5803; il y a encore d'autres éditions incunables
cnumérées, ibid., n. 5804-5809, dont les titres sont
assez divers; quelques-uns expriment mieux le contenu
de ce petit livre : n. 5805, Incipitdialogus rationis et
conscientiœ an expédiât vel debeat quis raro vel fré-
quenter celebrare vel communicare; n. 5806, Dialogus...
ulrum, quundo ac quibus molivis missa celebranda
abslinendave sit; n. 5809, Tractatus de eo ulrum expédiai
et deceat sacerdoles missas continuare vel laicos fré-
quenter communicare. Les nombreux mss., dont on
trouvera l'indication dans Th. Sommerlad, Mat-
thœus von Krakau, p. 76 sq., donnent des titres non
moins variés, C'est, en définitive, un traité de la fré-
quente communion, où Matthieu encourage, non seu-
lement les prêtres à célébrer fréquemment, mais les
laïques eux-mêmes à s'approcher souvent de l'eu-
charistie. Il précise les conditions de la communion
fréquente et quelques-unes de ses formules, tout à fait
heureuses, rejoignent presque celles que les récents
documents pontificaux viennent de mettre en circu-
lation. Le livre, à ce point de vue, mériterait une
étude, il marque une date importante dans l'histoire
de la pratique de la communion. Sommerlad, p. 80,
en signale une traduction allemande fort ancienne.
— ■ 2. De squaloribus curiœ romante, conservé en des
mss. de Wolfenbutlel, Berlin, Erfurt, Melk, Vienne,
Bàle, Dijon (Ecole de droit, n. 196). Ce traité, où
l'auteur fait un laLleau très poussé au noir du triste
état de l'Église et esquisse quelques-unes des réformes
nécessaires, a été imprimé à Bille, en 1551, par Wolfg.
Wissenburg, sous le titre De squalore seu de praxi
curiœ romanœ, en même temps que les Canones de
emendatione EccleSise de Pierre d'Ailly: puis à Lon-
391 MATTHIEU DE CRACOVIE — MATTHIEU DE SAINT-QUENTIN 392
dres, en 1090, par Edw. Brown, dans son Appendix
ad fasciculum rerum expetendarum et fugiendarum
Orlvini Gratii; enfin par Walch, dans les Monimenla
Medii JEvi, Goltingue, 1757, t. r, fasc. 1. L'authenti-
cité a été contestée, mais elle n'est pas douteuse, bien
qu'une révision s'impose du texte donné par- Walch. —
3. D'inspiration analogue est le Spéculum aureum de
titulis beneficiorum, publié de même par W. Wissen-
burg, dans Anlilogia'papve, Bâle, 1555, p. 252-401, dans
Goldast, Monarchia romani imperii, t. n, fol. 1725 sq.,
et dans Edw. Brown, op. cit., p. 63. Nombreux mss. à
Bâle, Bonn, Breslau. — 4. Fr. Bliemetzrieder a montré,
dans Studien und Mitlheilungen aus dem Ben. und
dent Cist. Orden, t. xxv, 1904, p. 544-566, qu'il faut
probablement attribuer à Matthieu de Cracovié les
annotations {postulée) à la lettre des cardinaux convo-
quant le concile de Pise, et publiées par J. Weizsacker,
dans Deutsche Reichstagsakten, t. vi, Gotha, 1888,
p. 387-422; il y a bien des points de contact avec le
De squaloribus. — 5 Copinger, Supplem. to Hain,
part. II, t. i, n. 1835, signale un opuscule flamand
attribué à Matthieu de Cracovié : Roexken daer men
in leren mach salichlic te sterven ende eeverlick te leven,
Anvers, 1500, qui serait la traduction d'un opuscule
De arle moriendi, donné par divers mss. comme étant
de Matthieu. Voir Sommerlad, op. cit., p. 66-69. —
6. B. Duellius a imprimé dans ses Misccllanea, t. i,
Augsbourg, 1723, p. 139-154, deux allocutions pro-
noncées à Borne par Matthieu, lors de l'ambassade
envoyée à Innocent VII pour régler la question du
couronnement de Bobert III. — 7. G. Sommerfeidt a
publié aussi une Oratio ad compatiendum mise» ie
sancte malris Ecclesie, dont le ton rappelle beaucoup
le De squaloribus. Zeilschrijt fur die Gcsch. des Ober-
rheins, 1892, t. xi.vi, p. 726-728.
2° Ouvrages demeurés manuscrits. — 1. Ouvrages
scripturaires. — Possevin cite : Expositio Cantici canli-
corum, In Ecclesiasten, In S. Matthœi evangelium, In
epistolam ad Romanos, cf. Apparatus sacer, édit. de
Cologne, 1608, t. n,p. 91, dont la trace ne s'est pas
retrouvée.
2. Ouvrages théologiques. — Le plus important est
celui qui est ainsi décrit par Trithème : Opus de
prœdcstinatione et quod Deus omnia bene fecerit, cujus
dialogi inlerlocutores sunt Pater et Filius, quem prœno-
lavit Rationale divinorum operum hbri VII; d'après
cette indication de Trithème, ces derniers mots
auraient formé le titre du livre; c'est ce que confir-
ment d'ailleurs les divers mss. dont on trouvera un
énumération dans Sommerlad, op. cit., p. 62, 63. L'ou-
vrage, qui est dédié à Henri Soerbom, évèque d'Erm-
land, répond à diverses questions que ce prélat avait
posées à Matthieu sur la providence divine et le pré-
destination. ■ — D'une inspiration toute différente est
un De contractibus emptionis, vendilionis, donationis
tiber I, mentionné aussi par Trithème, et conservé en
de nombreux ms., Sommerlad, p. 64; d'après un
note qui se lit à la fin du ms. 1309 de l'Université de
Cracovié, l'ouvrage aurait été rédigé d'après les traités
analogues d'Henri de Oyta et de Henri de Hesse (Lan-
genstein). — De novem peccatis alienis, intitulé aussi
De peccatis mortalibus et venialibus. ■ — ■ De hypocrisi
et e/us speciebus. — De amore divino (peut-être ana-
logue au De amore charitatis signalé par Possevin,
toc. cit.). — De consolatione theologiœ. ■ — ■ Opusculum
de passione Domini. — ■ De ojficio anlislitum. ■ — ■ De
puritale. conszienliœ, intitulé aussi De mundo corde et
pura conscientia. — Traclalns de modo confitendi et
prenilendi. ■ — - 75e dispositione communicantis. — Sa-
cramentalc.
3. Sermons. — ■ Un grand nombre de sermons sont
attribués par les mss. à notre auteur. Sermones latini
de sanctis per circulumanni; voir Sommerlad, p. 61 ; sur
d'autres sermons de circonstances prononcés soit à
Borne lors des diverses ambassades de Matthieu, soit
à Prague, quand Matthieu était prédicateur synodal,
voir les indications données ibid., p. 72-74.
4. Lettres. — Trithème parle déjà d'un Epislolarum
ad diversos liber I, dont il y a un ms. à Breslau, et
auquel i! conviendrait de joindre un certain nombre
d'autres documents officiels issus de la plume de Mat-
thieu.
Cette riche production, dont on peut voir qu'elle est
à peine connue, laisse l'impression d'une grande acti-
vité qui mériterait à coup sûr d'être étudiée en détail.
Travaux anciens. — ■ Trithème, De scriptoribus ccclesias-
ticis, édit. de Paris, 1512, fol. 140 v°; Possevin, Apparatus
sacer, édit. de Cologne, 1008, t. n, p. 90 et 91, lait, sous
réserve, la distinction entre Matthaeus Ciacoviensis et
Matthteus Polonus; Du Boulay, Jlisloria Univers, paris.;
t. IV, p. 975; Oudin, Commenlarius de scriptoribus Ecclestœ
antiquis,t. m, Leipzig, 1721, col. 1110-1111; Fabricius, Bibl.
lat. med. et infim. œtalis, édit. de Hambourg, 1735, t. v,
distingue un Matthïcus de Cracovia, sive arce Chrochove,
p. 143, évèque de Worms, auteur du Liber desqualoribus, du
Rationale divinorum operum, du De contractibus et du De
celebratione Missae, et un Matthseus Polonus, p. 156, à qui
il rapporte, après Possevin, les commentaires scripturaires;
Le grand Dictionnaire de Morcri, édit. de 1759, partage
plus arbitrairement encore les traités entre deux Matthieu
de Cracovié.
Travaux modernes. — Ils sont recensés et utilisés par
Theod. Sommerlad, Malthœus von Krakau (thèse), Halle,
1891 «et par Fr. Bliemetzrieder, Matthàus von Krakau, der
Verfasser der Poslilkn"! dans Studien und Milleilungcn aus
dem Bencdictiner-und dem Zisterzienscr-Ordtn, 1904, t. xxv,
p. 544-556; voir aussi G. Sommerfeidt, 1903, Ueber den
Verfasser und die Enlslehungszeit der Traktale DE SQUA-
LORIBUS CURl/E ROMAND und SPECULUM AUREUM DE
TITULIS BENEFtCIORUM, dans Zeitschrift fur die Gesch.
des Oberrheins, 1903, t. Lvn, p. 417-433; Sehmitz, Zu
Malthœus von Krakau, dans Rômische Quarlalschrift, 1894,
t. vm, p. 502-505.
É. Amann.
5. MATTHIEU DE SAINT-QUENTIN,
frère mineur capucin de la province de Paris, reçu au
noviciat d'Amiens le 8 septembre 1641, s'employa, une
fois prédicateur, à la conversion des protestants. Dans
le but de les éclairer, il publia, sans y mettre son nom,
qui ne se lit que dans les approbations. Le vray tableau
de l'Église de Jésus-Christ, propre pour la faire recon-
noislre d'avec les églises fausses des hérétiques, et par
ce moyen induire les âmes dévoyées à reprendre la voye
de vérité, et les fidèles à y persévérer, in-12, Arras, 1664,
1666, 4e édit., revue, corrigée et augmentée de nouveau
par l'auteur, avec la profession de foy catholique, Paris,
1673. Ce livre, de plus de 500 pages, est une sorte de
catéchisme raisonné, dans lequel l'auteur expose la
doctrine catholique d'une manière très claire et très
solide. Le P. Matthieu était donc tout indiqué pour
faire partie du groupe de missionnaires envoyés vers
1665 à Londres, à la demande de la pieuse reine Hen-
riette-Marie de France, pour le service de sa chapelle
et celui des catholiques. « Sa modestie, sa ferveur et
ses autres vertus » portèrent le marquis1 de Croissy,
Charles Colbert, ambassadeur du roi de France, à le
choisir pour confesseur, écrit le P. Cyprien de Gama-
ches, qui ajoute : « Il gagna beaucoup d'âmes à Dieu ».
La mission des « capucins de la reine » prit fin avec la
disparition de celle qui l'avait créée et la faisait vivre;
« son trépas lui donna la mort », en 1669. Le P. Mat-
thieu revint en France et mourut au couvent de
Calais, le 18 décembre 1675.
Bernard de Bologne, Bibliotheca scriplorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 1747; Cyjrien de Gamaches, Mé-
moires de la mission des capucins près la reine d'Anghlerre,
publiés par le P. Apollinaire de Valence, Paris, 1881.
P. Edouard d'Alençon.
393
MATTHYS — MAUDUIT
394
MATTHYS Gérard (1523-1574), originaire du
duché de Gueldre, fut longtemps professeur à l'Uni-
versité de Cologne, où il enseigna le grec et la phi-
losophie; niais il se livra aussi à l'étude de la théologie,
où il prit la licence après 1555. C'est en cette qualité
qu'il oblint une prébende à la cathédrale. Son œuvre
écrite, qui est considérable, consiste surtout en tra-
ductions et commentaires des œuvres philosophiques
d'Aristote et de Porphyre. Une de ses publications au
moins intéresse la théologie : D. Thomas Aquinatis de
natura et essentiel rerum libellus (que m vulgo De ente
et essentiel voeant), mine recens a menais quamplurimis
repurgatus et scholiis insuper adjectis illustratus,
Cologne, 1551, réédité en 1560 à la suite de divers
traités aristotéliciens. Noter aussi : In epistolam ad
Iiomanos commenteiria, Cologne, 1562.
J. Hartzheim, Bibliothcca Coloniensis, Cologne, 1747,
p. 99; Paquot, Mémoires pour servir à l'histoire littéraire
des Pays-Bas, t. vm, Louvain, 17G6, p. 302-309.
É. Amann.
MAUCLER Michel, docteur de Sorbonne
(t 1635). — Parisien d'origine, il entra en 1587 au
collège de Sorbonne, dont il fut prieur en 1590. Doc-
teur en théologie en 1592, il enseigna et surtout prêcha
pendant de longues années. Appartenant au parti
duvaliste, et tout dévoué aux doctrines ultramontaines,
il publia en 1622 un volumineux traité où il prenait
position sur les différentes thèses alors débattues dans
les milieux français : De monarchia divina ecclesiaslica
et sxculari christiana, deque sancta inter ecclesiasticam
e sœcularem illam conjuratione, amico respeclu, hono-
reque reciproco, in ordine ad œternam, non omissa
temporali, felicitalem, dédié au pape Grégoire XV et
au roi de France Louis XIII, Paris, Cramoisy, 1622.
Lors des discussions relatives à l'affaire Santarelli,
Maueler chercha à détourner la condamnation que la
Faculté de théologie finit par infliger au livre de ce
dernier en avril 1626; en mai, Maueler s'éleva très
vivement contre la procédure suivie, et fit signer par
le parti ultramontain une prolestation qui fut remise
au nonce. On comprend l'animation des gallicans con-
tre le docteur. Son livre à lui fut épluché de près et, le
15 mars 1627, l'assemblée de l'Université le dénonçait
à la Faculté de théologie, avec preuves à l'appui :
divers extraits devaient montrer que Maueler pro-
fessait les thèses les plus ultramontaines sur le pou-
voir absolu et sans appel du pape, et sur le droit de
celui-ci d'intervenir dans les affaires temporelles des
souverains. L'affaire n'eut d'ailleurs pas de suite, le
roi ayant fait défense à la Faculté de théologie de
faire aucune décision. Maueler mourut le 10 juin 1635.
E. Puyol, Edmond Uicher, Paris, 1876, t. n, p. 310,
n. 2, donne un extrait d'un ms.de l'Arsenal, n. 131, qui
fournit le curriculum vitœ de Maueler; voir aussi ibid.,
p. 292, 310-311; texte des propositions extraites du De
monarchia, dans Duplessis d'Argentré, Colleclio judicio-
rum, t. n b, p. 257-261; sur les agitations de Sorbonne à ce
moment, V. Martin, L'adoption du gallicanisme politique
par le clergé de France, dans Revue d(S sciences religieuses,
t. vu, p. 31 sq., p. 182-225.
É. Amann.
MAUDRU Jean Antoine (1748-1820), naquit à
Adompt (Vosges) le 5 mai 1748; il fut vicaire, puis
curé d'Aydoilles. Au moment de la Révolution, il
prêta serment à la Constitution civile du clergé et
engagea ses confrères à l'imiter. Il fut élu évêque cons-
titutionnel des Vosges le 1er mars 1791 et sacré à Paris
par Lindet le 20 mars de la même année; en 1792, il
donna une série d'instructions pastorales sur la cons-
titution française; en 1793, il refusa de renoncer à
l'épiscopat et au sacerdoce et fut, de ce chef, incar-
céré le 23 mai 1794 et envoyé à Paris; le 9 thermidor
lui sauva la vie : il fut libéré en décembre. Il tint un
synode à Saint-Dié, le 26 juillet 1797 et assista au
concile de Paris. Il fut de nouveau emprisonné en
mars 1798 et libéré quelques mois après, grâce à
l'intervention de Grégoire, mais il fut traduit devant
le tribunal correctionnel d'Épinal, pour avoir publié
un écrit séditieux; d'abord condamné, il fit appel et
les poursuites furent abandonnées. Il reprit ses fonc-
tions le 30 avril 1800, tint un second synode à Mi-
recourt et assista au second concile national de Paris
en 1801. Au moment du Concordat, il donna sa démis-
sion et devint curé de Stenay; aux Cent jours, il se
prononça en faveur de Napoléon et fut exilé à Tours
en 1815, puis il s'établit à Belleville, où il mourut le
13 septembre 1820. Grégoire fit son oraison funèbre.
Outre de nombreux mandements, lettres et ins-
tructions pastorales dont la première est datée du
15 avril 1795 et qui forment comme un cours de
morale civique, on peut citer plusieurs écrits de Mau-
dru: Les Brzfs attribués à Pie VI convaincus de sup-
sition, ou Lettre à Thumery, prêtre à Saint-Dié, in-8°,
1795. Annales de la religion, des 14 et 21 novem-
bre 1795, t. ii, p. 49-59, 73-83. Thumery était le
vicaire général de l'évêque légitime, Mgr de la
Galaisière. Un peu plus tard, il écrivit une Lettre
synodique du concile général de France aux pères, aux
mères et à tous ceux qui sont chargés de l'éducation
de la jeunesse, in-4°, 1798. Les Annales de la religion,
1795-1803, contiennent la plupart des écrits épisco-
paux de Maudru : Instruction sur la Constitution...,
sur les excommunications:.., pour la convocation du
synode général..., au presbytère de Reims..., sur
le serment..., sur la liberté du culte..., sur le Concile,
etc.. Enfin, sur la fin de sa vie mouvementée, Mau-
dru composa un écrit où il fait le récit de ses déboires
et de ses déceptions : Précis historique des persécu-
tions dirigées par l'esprit de parti, dans l'État et dans
l'Église-, contre M. Maudru, ancien évêque de Saint-
Dié et depuis curé de Stenay, enfin exilé à Tours,
in-4°, Paris, 1818.
Michaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 306; Hoefer,
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 346-347; Qué-
rard, La France littéraire, t. v, p. 631 ; Feller, Biographie
universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vin, p. 261-262; Annales
de la religion, t. i, p. 607-614; t. n, p. 49-59; 73-83; 376-
379; t. iv, p. 393-402, 536-537; t. v, p. 156-159; t. vu, p. 126-
139; t. x, p. 355-357; Ami de la religion, t. xxvm, p. 46-
48; Fr. du Chanteau, Maudru évêque des Vosges, Nancy,
1879; E. Martin, Histoire des diocèses de Nancy, de Toul el
de Saint-Dié, Nancy, t. ni, p. 100-297; Pisani, Répertoire
biographique de l'épiscopat constitutionnel, 1791-1802,
Paris, 1907, p. 270-275.
J. Carreyre.
MAUDUIT Michel (1628-1709), naquit en 1628
à. Vire en Normandie et entra tout jeune, en 1646,
à l'Oratoire, où il professa avec succès les huma-
nités et remporta plusieurs prix aux Académies de
Caen et de Rouen. Ordonné prêtre en 1654, il fut sur-
tout célèbre par ses prédications populaires. Il se
retira à Paris où il étudia les saintes Écritures. Il fut
dénoncé comme janséniste par le P. Perrin, jésuite, à
l'Assemblée du clergé de 1700; il mourut à Paris en
1709.
Le premier écrit du P. Mauduit est un Traité de la
religion contre les athées, les déistes et les nouveaux
Pyrrhoniens, où, en supposant leurs principes on les
convainc, par la disposition même où ils sont, qu'ils
n'ont point d'autre parti à prendre que celui de lu reli-
gion clirélienne, in-12, Paris, 1677, et nouvelle édition
augmentée en 1698. C'est un travail solide qui mérite
encore aujourd'hui d'être lu; Mauduit y développe
une idée exposée par Pascal dans un chapitre de ses
Pensées : dans les matières douteuses, la Providence
conseille de choisir le parti où il y a le moins à perdre
et le plus à gagner (Journal des Savants du 5 juil-
et 1677, p. 89-90). La plupart des écrits de Mauduit
395
MAUDUIT
MAUGIS
396
se rapportent à l'Écriture, et on peut, à ce sujet, citer
les ouvrages suivants : Les Psaumes de David traduits
en français, in-12, s. 1. s. d.; Analyse de l'Évangile
selon l'ordre chronologique de la concorde, avec des
dissertations sur les lieux difficiles, 3 vol., in-12, Paris,
1694 (Journal des Savants des 26 juillet et 2 août 1694,
p. 340-355); l'Analyse est suivie de 41 dissertations
intéressantes : dans la septième et dans la trente et
unième, Mauduit attaque les opinions du 1'. Lami sur
la double prison de Jean-Baptiste el sur le temps de la
dernière Pâque de Notre-Seigneur. Lami répondit aux
critiques de Mauduit dans La suite du traité histo-
rique de l'ancienne Pâque des Juifs, in-12, Paris, 1694
(Journal des Savants du 31 mai 1694, p. 241-245). Mau-
duit publia .une seconde édition augmentée de- son
travail en 4 vol. in-12, Paris, 1697, mais qui ne con-
tient plus que 39 .dissertations. Mauduit poursuivit
ses études sur le Nouveau Testament par l'Analyse des
Actes des Apôtres avec des dissertations sur les endroits
difficiles, 2 vol. in-12, Paris, 1696; c'est l'histoire du
berceau de l'Église et de ses premiers développements,
avec 41 dissertations (Journal des Savants du
25 mars 1697, p. 133-138). Puis ce fut l'Analyse des
Épltres de saint Paul el des Épîtres canoniques, 2 vol.
in-12, Paris, 1691 (Journal des Savants du 7 mai 1691,
p. 141-144). Tous ces écrits furent publiés de 1691 à
1697 et réédités plusieurs fois à Paris, Lyon et Rouen;
et l'écrit intitulé : L'Évangile analysé selon l'ordre his-
torique de la Concorde, 8 vol. in-12, Toulouse, 1772,
reproduit ces diverses Analyses auxquelles fut ajoutée
plus tard une Analyse de l'Apocalypse, contenant une
nouvelle explication simple et littérale de ce livre, avec
une dissertation sur les Millénaires, 2 vol. in-12, Paris,
1714 (Journal des Savants du 3 décembre 1714, p. 678-
685).
Ces diverses Analyses sont faites avec beaucoup de
méthode, et les dissertations qui suivent éclairassent
et expliquent les endroits obscurs, mais on a justement
reproché au P. Mauduit de rechercher les subtilités
plus que la solidité, de choisir volontiers les opinions
nouvelles, de se perdre dans des minuties d'érudition
pure, et de critiquer parfois laiVulgate et les opinions
même communes des Pères. E. du Pin, Bibliothèque des
auteurs ecclésiastiques du XVIIIe siècle, t. v, p. 412-
417.
Le P. Mauduit laissa manuscrite une Traduction
complète du Nouveau Testament. Il avait aussi composé
un ouvrage relatif à la querelle du quiétisme et il
l'envoya à Bossuet; dans une lettre à l'évêque de
Meaux, 16 novembre 1698, il recommande à celui-ci
de garder cet écrit comme, dit-il, un « acte de ma décla-
ration pour votre sentiment ou plutôt comme ma pro-
fession de foi », Correspondance de Bossuet, édit.
Urbain et Levesque, t. x, p. 291-292. L'ouvrage est
resté manuscrit aux Archives nationales, Oratoire,
M. M. 607-609. •
Michaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 306-307;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 348;
Qùérard. La France] iltéraire, t. v, p. 632; Moréri, Le grand
dictionnaire historigue, édit. de 1759, t. vu, p 353 et Sup-
plément, t. n, p. 89-90; Feller, Biographie universelle, édit,
Pérennês, 1842, t. vm, p. 262; Richard et Giraud, Biblio-
Ihègue sacrée, t. xvi, p. 303-304; Mercure de mai 1709,
p. 105-108; Dictionnaire historigue des auteurs ecclésias-
tigues, France, 4 vol. in-8°, Lyon, 1767, t. m, p. 182; Deses-
sarts, Les siècles littéraires, 7 vol., Paris, 1800-1803, t. rv,
p. 321-322; Th. I.ebreton, Biographie normande, 3 vol.,
Paris, 1856-1861, t. m, p. 60; Fiére, Manuel du bibliographe
normand, 2 vol., Rouen, 1860, t. n, p. 291-292; Oursel,
Nouvelle biographie normande, 2 vol., Paris, 1886, t. n,
p. 248; Ingold, Essai de bibliographie oratorienne, Paris,
1880, p. 107-109; Jovy, Pascal inédit, Vitry-!e-François,
1908, p. 359 sq.; Hurter, Nomenclator, 3' édit., t. iv,
col. 815-816.
J. Carreyre.
MAUGIS Joseph (1711-1780), naquit à Namur
le 20 novembre 1711, fit ses études chez les jésuites
et, à 18 ans, entra comme novice au couvent des
ermites de saint Augustin, à- Rovignes et à Malines;
il étudia la philosophie à Anvers et la théologie morale
à Louvain; ordonné prêtre en 1734, il enseigna la
théologie morale à Gand, Bruxelles, Anvers, et enfin
à Louvain. Reçu docteur le 19 novembre 1745, il
devint professeur de théologie à l'Université de Lou-
vain en 1747, et il occupa cette chaire jusqu'à sa mort,
le 22 mars 1780.
Les écrits de Maugis, ordinairement très courts, ont
presque tous pour objet les controverses du temps; il
soutint des discussions théologiques avec le P. Wau-
tyer, jésuite (1705-1772) et le P. Billuart, dominicain
(1685-1757). Il faut citer les Thèses theologicse de pec-
catis, de legibus et de gralia, 7 août 1743, in-8°, Lou-
vain, et les Thèses theologicse de religione ac divini
Vcrbi incarnalione, cum appendice de gralia per se
efficaci ac liberlate, 11 août 1747. Dans ces deux écrits,
Maugis expose la doctrine des augustiniens sur la
grâce suffisante et la grâce efficace, et il essaie de
concilier cette dernière avec la liberté. A ces thèses, le
jésuite Wautyer oppose les thèses molinistes dans
Responsio ad appendicem de gratia per se efficaci et
libertale propugnalam, 11 juillet 1748; Maugis répli-
qua par l'écrit intitulé : Thèses theologicse de sacra-
mentis in génère et tribus primis in specie, cum adjuncta
re/utatione prsetensce responsionis ad appendicem de
gratia per se efficaci et libertate, 5 juin 1749. Trois
années plus tard, le P. Wautyer répondit parles Thèses
theologicse de gratia et libertale in syslemate R. P. Ludo-
vici Molina, S.J., concilialis,cum inserta nonnullorum
isti syslemati non recte opposilorum discretione, et
adjuncta ad refulalionem Lovanii propugnalam res-
ponsione, 11 juillet 1752, in-8°, Louvain. Dans cet
écrit, le P. Wautyer veut montrer que la doctrine
de Molina n'est pas nouvelle, mais qu'elle est conforme
à celle des Pères, et en particulier, à celle de saint
Augustin. Les polémiques se poursuivirent encore par
de nouveaux écrits : Thèses theologicse de sanctissima
Trinitale et actibus humanis, cum appendice ad thèses
theologicas die 11 julii 1752 propugnalas, 8 août 1752,
Louvain. Le P. Wautyer riposta avec quelque vivacité,
dans ses Thèses ad appendicem thesibus Lovanii propu-
gnatis die 8 augusti 1752 annexam, 25 novembre 1752,
Louvain. Dans sa réponse intitulée : Thèses theologicse
de gratia per se efficaci et de libertate, 20 janvier 1753,
Louvain, Maugis montre que ses thèses n'ont rien de
commun avec les erreurs de Calvin et de Jansénius,
et que le P. Wautyer, en soutenant le contraire, favo-
rise l'hérésie janséniste. A cette accusation, le jésuite
réplique de nouveau, Thèses theologicse de gratia et
de liberlate ab objectionibus vindicatœ, 31 mars 1753,
Louvain. Comme désormais la discussion s'enveni-
mait, le cardinal Thomas d'Alsace invita son ami,
le P. Maugis, à cesser la polémique; la réponse du
Père étant prête, elle parut avec la lettre du cardinal :
Thèses theologicse de peccatis, de legibus, ^de gratia,
7 août 1753, in-8°, Louvain. Mais un appendice de cet
écrit qui semblait clore les discussions sur la grâce,
en souleva sur un sujet nouveau; il s'agit de la con-
trition; l'appendice était intitulé : De circumstantiis
inlra eamdem speciem notabililer aggravanlibus; Mau-
gis y soutenait qu'il fallait, en confession, accuser les
circonstances notablement aggravantes des fautes. Le
P. Wautyer soutint la thèse opposée à laquelle Mau-
gis répondit par une Dissertatio theologica, in qua exa-
minatur utrum atlrilio mere servilis sufficial in sacra-
mento pœnitenlise, in-8°, Louvain, 1754 et par des
Thèses de virtutibus theologicis, in-8°, Louvain, 1754.
Le P. Wautyer n'y est pas nommé, mais persuadé
qu'il était attaqué, il publia les Thèses theologicse
397
M A l : ( i I S
MAULTROT
398
eum responsionibus ait qutestionem inserlam Ihesibus
i" aprilis I7ô4, I.ovanii. in schola augustiniana pro-
pugnatis, nccnon ad disseilationcm theologiccm de
sufficientiei altrilionis in sacramento pwnitenliw, in-8°,
Louvain, 1754. La question débattue était de savoir
si l'attrition purement servile. née delà seule crainte
des châtiments de Dieu, suffisait pour recevoir la grâce
du sacrement de pénitence. Maugis prétend que la
thèse affirmative n'est pas certaine et ne peut être
suivie en sûreté de conscience : il faut un commence-
ment d'amour de Dieu. La controverse rebondit sur
ii' nouveau terrain jusqu'en 1761, avec quelques
digressions à côté : Digressio de fuie et de polentia Dei...
de cerliludine sufficienlise altrilionis mère servilis...,
sur cette discussion, voir dans le sens janséniste, les
Nouvelles ecclésiastiques du 6 mars 1762, p. 39-40.
Le P. -Maugis se trouva aussi en désaccord avec le
P. Billuart qui, en 1751. avait publié une Qusestio
theologica de relatione operum ad Deum, in-8°, Ypres,
1751. réimprimée à Liège en 1752. Billuart prétendait
que, pour que nos actions soient méritoires, il suffît
qu'elles soient rapportées à Dieu virtuellement et
avec une intention implicite. Le P. Maugis soutint,
au contraire, que, lorsque nous agissons délibérément,
nous devons rapporter nos actions à Dieu et que, si
cette intention fait défaut, il y a péché, bien que l'ac-
tion, bonne en elle-même, ne soit pas viciée en son
fond. Telle est l'opinion que Maugis défendit dans sa
Disserlatio de relatione operum ad Deum, in-8°, Louvain,
1754. à laquelle Billuart répliqua par Ullerior elucidalio
qusestionis de relatione operum ad Deum, in-12, Lou-
vain, 1754. Mais Maugis reprit ses arguments dans sa
Disserlatio de relatione operum in Deum ab objec-
tion i bus vindicala, in-8°, Louvain, 1755, et Billuart
répliqua de nouveau dans Epislola exposlulaloria et
upoloçeticu Ludovici Franc... super Disserlationem
secundam de relatione operum in Deum, in-8°, Anvers,
L756. Le P. Maugis répondit encore dans Vindiciœ
dissertationis de relatione operum in Deum, adversus
larvalum auctorem Epistolœ exposlulaloriœ et apolo-
yetiese sub adscilio nomine Ludovici Franc..., in-8°,
Louvain, 1757. Le P. Billuart mourait le 20 jan-
vier 1757 et le combat cessa, faute de combattants.
Le P. Maugis aborda aussi une question de droit
canonique. Jusque vers le milieu du xvme siècle, les
théologiens et les canonistes étaient à peu près una-
nimes à enseigner que le mariage, même consommé,
entre infidèles, est rompu par la conversion au chris-
tianisme de l'un des époux, lorsque l'autre persiste
dans son infidélité et refuse de cohabiter avec le
conjoint converti, ou, lorsque celui-ci, par la cohabi-
tation avec l'époux resté infidèle, peut être exposé à
perdre la foi, à entendre outrager son Dieu et sa reli-
gion; c'était le commentaire ordinairement admis du
célèbre passage de saint Paul, I Cor., vu, 10-15. Cette
thèse commençait à être attaquée en Allemagne, aux
-Bas et en France. Le P. Maugis entreprit de la
défendre dans sa Disserlatio theologico-canonica :
i'trtim in casu Aposloli, parti conversa' liberum sil ad
rida vola transire? in-8°, Louvain, 1770. Josse Le
Plat, professeur de droit canonique à l'Université
de Louvain, attaqua la thèse du P. Maugis qui répli-
qua par Prosecutio dissertationis llieologico-cunonicœ :
Vtrum in casu Aposloli? in-8°, Louvain, 1771; Le
Plat répondit et soutint que les Fausses-Décre'tales
étaient l'origine de l'opinion commune des théologiens,
touchant la dissolution du mariage d'un infidèle
converti. Nouvelles ecclésiastiques du 21 août 1779,
|>. 134-136.
Le P. Maugis laissa quelques autres écrits qui soule-
vèrent encore des polémiques, mais beaucoup moins
graves : Qusestio quodlibeticu : l'trum in efjectu peccati
mortalis exislens possit aliquem actum supernaluralem
exercere? in-8°, Louvain, 1764 et l'opinion de Maugis
fut attaquée par Pierre Dens, dans des Animadver-
siones, in-8°, Louvain, 1764, auxquelles Maugis répli-
qua par une Responsio ad Animadversion.es, in-8°, Lou-
vain, 1764.
Biographie nationale de Belgique, t. xjv, col. 88-95; Gal-
liot, Histoire de la ville et province de Namur, t iv, p. 351,
Dictionnaire des Pays-Bas, t. n, p. G7; Reussens, Analcctes
pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, IIe série,
t. VI, p. 297-311; Sommervogel, Bibliothèque de la Com-
pagnie de Jésus, art. Wautyer, t. vin, col. 1006-1010;
Hurter, Nomenelator, 3e édit., t. v, col. 242-243.
J. Carreyre.
MAUGUIN Gilbert, parlementaire français
(tl674). — Ce conseiller du roi, président de la cour des
monnaies, intéresse la théologie par une importante
publication relative à la controverse prédestinatienne
du ixe siècle : Veterum scriptorum qui IX sœculo de
pra'destinatione et gralia scripserunt, opéra et fragmenta
plurima nunc primum in lucem édita, 2 vol. in-4°,
Paris, 1650. L'ouvrage renferme deux collections de
textes, dont la première se rapporte à la prédes-
tination seule (t. i), la seconde à la prédestination,
la grâce, la volonté divine, la mort du Christ (t. n).
On trouve là réunies : les deux confessions ' de
Gottschalk, des lettres de Baban Maur et de Loup
de Ferrières, les traités De prœdestinalione de Batramne
de Corbie, de Scot Érigène, de Prudence, de Florus,
etc. Viennent ensuite, dans le t. n, sous une nou-
velle pagination, une histoire résumée de la contro-
verse, et deux longues dissertations de Gilbert Mauguin.
La première dissertation est une réponse à l'ouvrage de
Jacques Ussher (Usserius); évêque anglican d'Ar-
magh, Goitescalci et prœdestinalianœ controversiœ ab eo
motœ hisloria, 1631. Selon ce dernier, Gottschalk
« abusant de l'obscurité de la question, oppose doc-
teurs à docteurs, Pères à Pères, conciles à conciles, au
grand mépris de l'Église »; Mauguin veut exposer
sincèrement la controverse, mais il soutient une thèse
toute nouvelle, celle de l'innocence de Gottschalk, qui
aurait été victime de la violence et de la tyrannie
d'Hincmar. La seconde dissertation est dirigée contre
le P. Sirmond, S. J., qui, dans son Hisloria prœdesli-
niana, avait pris le contre-pied de Mauguin. Celui-ci
reprenant point par point les assertions de son adver-
saire, s'efforce de les réfuter en alléguant la mauvaise
foi d'Hincmar, et en soutenant que les décrets du
concile de Savonnières ont été approuvés par le pape
Nicolas Ier.
Feller-Pérennès, Dictionnaire historique, t. vjh, 1834,
p. 264; Hœler, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv,
col. 354-355; Hurter, Nomenelator, 3e édit., t. îv, col. 157;
Dictionnaire des livres jansénistes, t. iv, p. 214.
E. Vansteenberghe.
MAULTROT Gabriel-Nicolas (1714-1803), na-
quit à Paris le 3 janvier 1714 et fut reçu avocat
au Parlement en 1733. Il s'appliqua surtout à l'étude
du droit canonique, et fut tout dévoué au parti jan-
séniste en faveur duquel il publia un très grand nom-
bre d'écrits. Dans la plupart de ses ouvrages, Maul
trot vise à rabaisser les prérogatives de l'épiscopat et
il encourage les révoltes et l'opposition du clergé de
France contre le siège de Borne. Cependant les excès de
la Révolution lui ouvrirent les yeux : cet avocat zélé
des droits des curés contre leurs évêques, devinl tout
à coup un ardent défenseur des droits de l'épiscopat
et de l'Église; ses derniers travaux, en effet, sont
consacrés à la défense de l'Église contre les empiéte-
ments du pouvoir civil, et, pour cette lâche, il s'asso-
cia à l'avocat Jabineau. Dans de nombreuses bro-
chures, il attaqua la Constitution civile du clergé.
Aussi il vit confisquer ses biens et il supporta sa misère
avec beaucoup de courage. Il mourut le 12 mars 1803.
399
MAULTROT
400
Les écrits de Maultrot sont très nombreux, et, mal-
gré la longue énumération que nous allons faire, nous
ne sommes pas sûr de les indiquer tous, d'autant que
beaucoup d'entre eux ont paru sous le voile de l'ano-
nymat. Les Nouvelles ecclésiastiques des 10-24 mai 1803
p. 40-41, donnent celle liste qui comprend 36 titres.
Presque tous se rapportent au droit canonique et
indirectement à la théologie proprement dite. Nous les
citerons par ordre de date : Mémoire sur le refus de
sacrements à la mort qu'on fait à ceux qui n'acce]>lenl
pas la Constitution et une addition concernant les billets
de confession, in-12, s. 1., 1750. Une note manuscrite
(Bibliothèque nationale, Ld4 2337) attribue cet écrit
à l 'abbé Guéset. — A pologie des jugements rendus par les
tribunaux séculiers en France contre le schisme, dans
laquelle on établit : 1° l'injustice et l'irrégularité des
refus de sacrements, de sépultures et des autres peines
qu'on prononce contre ceux qui ne sont pas soumis à la
Constitution Unigenitus; 2" la compétence des juges
laïcs pour s'opposer à tous ces actes de schismes, 2 vol.
in-12, en Fiance, 1752 et 3 vol. in-12, s. 1., 1752 et
1753. La première partie de l'ouvrage est de Mey et
l'ouvrage tout entier fut condamné par un bref de
Benoît XIV, 20 novembre 1752. —Dissertation sur la
notoriété requise pour autoriser la correction publique
des pécheurs scandaleux et les refus de sacrements, in-12,
s. 1., 1756, œuvre de Maultrot d'après une note de
Van de Praet (i ibliothèque nationale, Ld4 2760). ■ —
Essai sur la tolérance chrétienne, in-8°, 1760, com-
posé en collaboration avec Jacques Tailhié et mis
à l'Index le 8 mai 1761; c'est le même écrit qui a
pour titre : Question sur la tolérance où l'on examine si
les maximes sur la persécution ne sont pas contraires
au droit des gens, à la religion, à la morale, ù l'in-
térêt des souverains et du clergé, in-8°, Genève, 1758,
mis à l'Index le 5 mars 1759. — Maximes du droit public
français, 2 vol. in-12, 1772, 2 vol. in-4° et 6 vol.
in-12, Amsterdam, 1775. Ces maximes sont tirées des
Capitulaires, des Ordonnances du royaume et des
autres monuments de l'histoire de Fiance, et les der-
nières éditions ont été faites en partie par Mey et
Blonde. — Consultation pour les curés du diocèse de
Lisieux contre un mandement de leur évêque, in-12,
1772. ■ — Dissertcdion sur le Formulaire dans laquelle on
établit qu'il est irrégulier, abusif, inutile, dangereux et
que la signature n'en est ordonnée par aucune loi qui
soit actuellement en vigueur dans le royaume, in-12,
Utrecht, 1775. — Les droits de la puissance temporelle
défendus contre la seconde partie des Actes de l'Assem-
blée du clergé de 17 56, concernant la religion, in-12, 1777;
al laque très vive contre le clergé. ■ — Mémoires sur la
nature et l'autorité des assemblées du clergé de France,
in-12, 1777. — Mémoire ù consulter et consultation pour
le diocèse de Senez, au sujet du projet de translation de
l'évéchéel du chapitre de Senez à Digne, 27 janvier 1778,
in-4°. — L'institution divine des curés et leur droit au gou-
vernement généralde l'Église, 2 vol. in-12, 1 778. — Disser-
tation canonique et historique sur l'autorité du Saint-
Siège. Cet écrit avait été composé par Duhamel, cha-
noine de Seignelay, mort le 22 mars 1769; il fut publié
par Maultrot, in-12, Utrecht, 1779. — Le droit des
prêtres dans le synode ou le concile diocésain, in-12,
1779. Maultrot reprit ses thèses dans la Défense du
droit des prêtres dans le synode contre les Conférences
d'Angers, in-12, 1789. ■ — ■ Les droits du second ordre
défendus contre les apologistes de la domination épis-
eopale, in-12, 1779. — Les prêtres juges de la foi, ou Réfu-
tation des Mémoires dogmatiques et historiques de l'abbé
Corgne touchant les juges de la foi, 2 vol. in-12, 1780.
— Les prêtres juges dans les conciles avec les évêques, ou
Liéfutation du Traité des conciles de l'abbé Ladvocat,
3 vol. in-12, 1780. — Dissertation sur les interdits arbi-
traires de la célébration de la Messe aux prêtres qui ne
sonlpasdu diocèse, in-12, 1781. — Dissertation sur l'ap-
probation des prédicateurs, contre l'abbé Corgne, 2 vol.
sn-12, 1782. — Dissertation sur l'approbation des confes-
icurs, in-12, 1784, pour compléter un autre travail.
— L'approbation des confesseurs introduite par le Concile
de Trente, 2 vol. in-12, 1783. — Examen du décret du
Concile de Trente sur l'approbation des confesseurs,
2 vol. in-12, 1784. — Juridiction ordinaire et immédiate
sur les paroisses, 2 vol. in-12, 1781: celte juridiction
appartient au curé pour toutes les fonctions qui ne
sont pas proprement épiscopales. — Traité des cas réser-
vés au pape, 2 vol. in-12, 1785. — Traité des cas réservés
aux évêques, 2 vol. in-12, 1786. — Traité de la confession
des moniales, 2 vol. in-12, 1786. — Défense du second
ordre contre les Conférences d'Angers, 3 vol. in-12, 1 787.
— Consultation sur l'emploi de l'argent en effets royaux
payables ù terme, in-12, 1787. ■ — L'usure considérée rela-
tivement au droit naturel, 4 vol. in-12, 1787, en collabo-
ration avec Jabineau. — Examendes décrets du Concile
de Trente et de la juridiction française sur le mariage,
2 vol. in-12, 1788.- — Véritable nature du mariage, 2 vol.
in-12, 1788; les princes ont le droit exclusif d'apporter
des empêchements dirimants. — Examen des principes
du Pastoral de Paris sur le sacrement de l'ordre; sur
le ministre du sacrement de pénitence et son pouvoir;
sur les censures et les cas réservés; sur le sacrement
de mariage; sur les dispenses de mariage; Nouvel
examen des principes du Pastoral de Paris sur le sacre-
ment de mariage, et récit sur la dispute qui subsista
entre les Cours de Rome et de Naples sur les questions
matrimoniales. Tous ces divers écrits ont paru en
1788-1789 et les six brochures forment 2 vol. in-12. —
Dissertation sur les dispenses matrimoniales, in-12,
1 789. — Origine et étendue de la puissance temporelle sui-
vant les Livres saints et la tradition, 3 vol. in-12, 1789-
1790.
C'est à partir de ce moment que Maultrot aperçoit
les conséquences désastreuses de ses thèses sur la
constitution de l'Église, et il réagit vivement contre
les prétentions des tenants de la Révolution: tous ses
écrits désormais seront dirigés pius ou moins directe-
ment contre la Constitution civile du clergé. L'Ami de
la religion et du roi du 30 août 1820, t. xxv, p. 81-93,
dans un article intitulé : Controverse sur la constitution
civile du clergé, cite un très grand nombre d'écrits et
montre le rôle de Maultrot dans cette polémique. Celui-
ci publia en particulier les ouvrages suivants : Lettre à
M. Faure sur sa Consultation du 27 mai 1790, in-8",
1790; Maultrot proteste contre cette Consultation dans
laquelle Faure, partisan de la Constitution civile, avait
soutenu le droit de l'assemblée législative à ériger et à
supprimer des évêchés. — Lettre à un ami sur l'opinion de
M. Treilhard relativement à l'organisation du cierge,
in-S°, 1790, suivie de deux autres lettres. — Lettre à
M. J. (Jabineau) sur l'écrit intitulé : Opinion de
M. Camus dans la séance du 31 mai 1790, sur le système
d'organisation du clergé proposé par le Comité ecclé-
siastique. — Défense de Richer ou Réfutation d'un
ouvrage intitulé : Découverte importante 'sur le vrai
système de la constitution du clergé, 1790, in-8°, Nou-
velles ecclésiastiques du 1-8 mars 1791, p. 34-40 et
du 3 mai 1791, p. 69-72. — Observations sur le projet de-
supprimer en France un grand nombre d'évêchés, in-8",
1791. — Véritable idée du schisme contre les faux prin-
cipes de Camus et des pasteurs constitutionnels, in-8°,
1791; Maultrot déclare qu'il ne fait qu'exposer les
principes de saint Cyprien. — Défense de la véritable
idée du schisme contre l'auteur des anciennes Nouvelles
ecclésiastiques, in-8°, 1791. Sur La véritable idée du
schisme, voir Nouvelles ecclésiastiques du 13 décembre
1791, p. 179-200. — Lettre à un ami sur le rapport
fait par AI. Marlineau sur la Constitution du clergé
in-8°, 1791. — Preuves de l'incompétence de la puis-
401
MAULTROT - M A U R DE L'ENFANT JÉSUS
402
sance temporelle dans l'établissement de la constitution
civile du clergé, tirées de quelques Conciles des cinq
premiers siècles, in-8°, 1791. — Nouvelles preuves de
l'incompétente de la puissance temporelle, in-80, 1791.
— Consultation sur la compétence de la puissance
temporelle relativement à l'érection et à la suppression
des sièges épiscopaux, in-8°, 1791. — L'indépendance
de la puissance spirituelle défendue contre un écrit
intitulé : Préservatif contre le schisme ou Questions
relatives au décret du 2 7 novembre 1790, in-8°, 1791
(contre Lanière). Sur le Préservatif contre le schisme,
voir les Nouvelles ccclésiastiqu s, des 17, 24, 31 mai
1791, p. 77-88; sur La suite du Préservatif, ibid., 5-19
mars 1792, p. 37-15. — Réplique à M. Charrier de La
Roche sur le décret du 13 avril 1790, in-8°, 1791. —
Quatre lettres à M. Charrier de La Roche, auteur des
Questions sur les affaires présentes, in-8", 1791. —
Preuve de l'intrusion des pasteurs constitutionnels,
in-8°, 1791. — Histoire de saint Ignace patriarche de Con-
staniinople,et de Photius, usurpateur de son siège, où
l'on voit le sort qui attend les intrus et la conduite
qu'on doit tenir à leur égard, in-8°, 1791. — Histoire du
schisme de l'Église d'Antioche, in-8°, 1791. ■ — ■ Explica-
tion du canon XVll du concile de Chalcédoine qui fait le
principal point d'appui de la Constitution civile du clergé,
in-8°, 1791. ■ — Éclaircissement d'un fait tiré de saint
Chnjsostome, in-8°, 1791. — Examen de l'écrit intitulé:
ultimatum à Mgr l'éveque de Nancy, in-8°, 1791; cet
ultimatum était l'œuvre d'un avocat qui avait voulu
réfuter l'écrit de M. de la Fare, évêque de Nancy :
Quelle est la compétence de l'assemblée nationale sur les
matières ecclésiastiques et religieuses? — Examen des
principes sur le schisme posés par M. Larrière et Nou-
velle défense de la véritable idée duschisme, in-8°, 1 792. —
Examen des principes de l'intrusion posés par M. Lar-
rière dans la Suite du Préservatif, in-12, 1792. — L'auto-
rité de l'Église et des ministres défendue contre l'ou-
vrage de M. Larrière intitulé : Suite du Préservatif
contre le schisme ou Nouveau développement des prin-
cipes qui y sont établis, in-8°, 1792. Larrière écrivit, les
29 mai, 18 juillet et 5 avril 1792, trois lettres aux Nou-
vclles ecclésiastiques, 2 juillet 1 792, p. 105-108, 20 avril,
p. 133-136, et 10 septembre, p. 145-148. — Les vrais
principes de l'Église, de la morale et de la raison sur la
Constitution du clergé, renversés par les faux évâques
des déparlements, membres de l'Assemblée nationale,
prétendue Constituante, in-8°, 1792. — Mémoires pour
servir à l'histoire de la Constitution civile du clergé,
depuis le 6 janvier 1792 jusqu'au 4 août de la même
année, avec la collaboration des abbés Jabineau et
Blonde. Après la mort de Jabineau, Maultrot conti-
nua, avec Blonde, la publication des Nouvelles ecclé-
siastiques, ou Mémoires pour servir à l'histoire de la
Constitution civile du clergé.
On attribue ordinairement à Maultrot la Consulta-
talion des 12 avocats du Parlement de Paris, 1" lé-
vrier 1770, en faveur de l'Église d'Utrecht, imprimée
pour la première fois en 1780 et réimprimée en 1791;
elle est dirigée contre « l'oppression de la cour
romaine » et on y établit « la nature et l'origine de la
réserve faite au pape de la confirmation des évoques,
de la concession des dispenses. On y démontre que les
évèques peuvent et doivent exercer tous ces droits par
leur caractère et en vertu de l'institution de Jésus-
Christ, dans tous les cas où les besoins de l'Église
l'exigent », in-8", Paris, 1791, voir Nouvelles ecclésias-
tiques du 27 septembre 1791, p. 154-155.
Michaucl, Biographie universelle, t. xxv», p. 311-314;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 363-
364; Quérard, La France littéraire, t. v, p. 637-640; Feller,
Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vm, p. 264-
265; Chandon et Delandine, Dictionnaire universel, histo-
rique, critique et bibliographique, 5e édit., 1850, t. xi, p. 319-
321; Nouvelles ecclésiastiques des 10 et 24 mai 1803, p. 38-
41; Annales de la religion, t. xvi, p. 542-549 (notice et
catalogue de ses ouvrages); Descssarts, Les siècles litté-
raires, t. iv, p. 324-325; Encyclopédie des sciences religieuses,
t. ix, p. 14-15; Léon Séché, Les derniers jansénistes depuis
la ruine de Porl-Royal, 1710-1870, 3 vol. in-8», Paris, 1891,
t. i, p. 93-98; Gazier, Histoire générale du mouvement jan-
séniste depuis ses origines jusqu'à nos jours, 2 vol. in-8°,
Paris, 1922, t. n, p. 162; Hurter, Nomenclator, 3' édit.,
t. v, col. 791-792.
J. Carreyre.
WIAUPERTUY (Jean-Baptiste Drouet de)
ecclésiastique français (1650-1730). — Né à Paris en
1650, il eut une jeunesse passablement dissipée; vers
la quarantaine il se convertit subitement, renonça au
monde et, après avoir passé quelques années au sémi-
naire, il se retira, simple clerc, à l'abbaye de Sept-
Fonts en Berry, puis, à partir de 1702, en une autre
solitude de la même région. Appelé à Vienne par
Armand de Montmorin, il reçut de lui les ordres
sacrés; à la mort de cet archevêque, 1713, il rentra à
Paris, puis se retira à Saint-Germain-en-Laye où il
mourut en 1736. Son œuvre imprimée est considé-
rable et intéresse, au moins partiellement, le théolo-
gien. Elle comporte d'abord des traductions soit d'ou-
vrages anciens : 1. I des Institutions divines de Lac-
tance; Traité de la Providence et Traité de l'aumône
(Adv. avarit. libri IV) de Salvien; Histoire des Golhs
de Jornandès; Actes des martyrs de Ruinart; soit d'ou-
vrages modernes : Traité sur le choix d'une religion de
Lessius; Pratique des exercices spirituels de saint
Ignace; Euphormion de Jean Barclay. Ensuite des
œuvres d'histoire religieuse : Histoire de la réforme
de l'abbaye de Sept-Fonts, Paris, 1702, dont l'abbé de
Sept-Fonts, Eustache de Beaufort, attaqua publique-
ment l'exactitude; Histoire de la sainte Église de
Vienne, Lyon, 1708; Vie du frère Arsène de Janson,
religieux de la Trappe, connu dans le siècle sous le nom
de comte de Rosemberg, Avignon, 1711. De nombreux
ouvrages de piété et d'édification : Sentiments d'un
chrétien touché d'un véritable amour de Dieu, Paris,
1702, et nombreuses éditions ultérieures; Prières pour
le temps de l'affliction et des calamités publiques, Vienne,
1709; De la vénération rendue aux reliques des saints,
Avignon, 1712; Des confréries érigées en l'honneur des
saints, Avignon, 1714; Le commerce dangereux entre
les deux sexes, Bruxelles, 1715; La femme faible où
l'on représente les dangers auxquels elle s'expose par
un commerce fréquent et assidu des hommes, Bruxelles,
1715.
Moréri, Le grand Dictionnaire, édit. de 1755, au mot
Mauperluy; Feller- Pérennès, Biographie universelle, au mot
Mauperliuj; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. iv, col. 1232.
É. Amann.
MAUR DE L'ENFANT JÉSUS, dans le
siècle Le Man, natif de Manceau (France), embrassa
la réforme carmélitaine de Touraine et lit profession
le 22 février 1634. Il fut adjoint au P. Marc de la
Nativité, chargé par le chapitre provincial de Poi-
tiers (1647) de la rédaction des Directoires, livres
devant servir à la formation des jeunes religieux de la
réforme. En 1650,1e P. Main- prit part au chapitre
provincial de la province de Gascogne comme as-is-
tant du P. Averlan de Saint-Jean, commissaire généra] ;
il y fut élu maître des novices du couvent de Bor-
deaux. Devenu à son tour commissaire général, par
délégation, il présida le chapitre provincial de Bor-
deaux de 1653 et y fut élu prieur du couvent de cette
ville, charge qu'il remplit à trois reprises. Deux ans
plus tard, en vertu d'un compromis avec les membres
du chapitre provincial, le commissaire général,
le P. Matthieu de Saint-Jean, le nomma provincial. Il
remplit cette charge aussi par trois fois. Ce ne fut
qu'après ':ette résidence prolongée dans la province
403
MAUR DK L'ENFANT .JÉSUS - MWJRICE DU PORT
404
de Gascogne, que les supérieurs de Touraine con-
sentirent enfin, le 1er mai 1665, à son affiliation dé-
finitive à cette province. Il mourut au couvent de
Bordeaux, le 19 avril 1G90. Par son zèle ardent.il con-
tribua beaucoup à intensifier le véritable esprit de la
réforme de Touraine, d'abord dans la province de
Touraine même, puis, pendant la plus grande partie
de sa vie, dans la province de Gascogne. Il fut un véri-
table exemple de toutes les vertus; il aima particu-
lièrement la solitude et l'oraison. Résidant à l'ermi-
tage de Loi mont, près de Bordeaux, il consacrait à la
prière souvent jusqu'à sept heures par jour. Aussi
Dieu le combla-t-il de ses faveurs; il fut favorisé, entre
autres, du don de prophétie. On lui doit divers traités
ascético-mysùques. L'auteur ne s'y occupe guère des
faveurs extraordinaires, mais tend surtout à guider
les âmes dans les diverses étapes de la vie spirituelle
et mystique au moyen de la mortification, de l'abné-
gation et de la mort continuelles. Il se montre admi-
rablement pénétré de la doctrine du « rien » de saint
Jean de la Croix, c'est-à-dire de la mort complète à
soi-même et à tout ce qui n'est point Dieu. On con-
naît de lui : 1. La crèche de l'Enfant Jésus, Bordeaux,
in 12; 2. Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans
les âmes divisé en trois parties, Paris, 1664, in-12;
3. L'entrée à la Divine Sagesse, comprise en plusieurs
traitiez spirituels, qui contiennent les secrets de la
théologie mystique, à savoir : a) Les trois portes du
ï'alais de la Divine Sapience; b) La montée sprituellc
contenant huit degrez; c) L'exposition des communica-
tions divines, dans les estats et degrez de la vie mystique
et spirituelle; d) Le Sanctuaire de la Divine Sapience,
dans lequel sont compris les plus profonds secrets de
la vie spirituelle; e) Théologie chrestienne et mystique.
Ce recueil eut beaucoup d'éditions; la lre parut à
Bordeaux, 1652, in-12; le P. Pascal du Saint-Sacre-
ment, CD., en a commencé une nouvelle édition à
Louvain, 1921, 1 vol. in-12; 4 et 5. Réflexions sur la vie
de Noire-Seigneur et Traité de la fidélité de l'âme à son
Dieu parurent à la fin de l'ouvrage précédent, édi-
tion de Paris, 1672 et éditions suivantes.
Daniel de la V. M., Spéculum carmelitanum, Anvers,
1680, t. n, p. 1093, n. 3854; Cosme de Villiers, Bibliotheca
carmelitana, Orléans, 1752, t. n, col. 426-427, n. 127;
P.Pascal du S.-Sacrement,C. D., L'Entrée à la Divine sagesse,
Louvain, 1921, t. i, p. 5 sq.
P. Anastase de Saint-Paul.
MAURICE GAMBARINI, de La Morra
d'Asti, en Piémont, f. ère mineur capucin de la pro-
vince de Gênes, avait revêtu l'habit religieux en 1576.
Nommé professeur de théologie, il suivait dans son
enseignement, conformément à l'usage de son ordre,
les Commentaires de saint Eonaventure sur les Sen-
tences, et sa réputation comme lecteur n'avait point
tardé à franchir les limites de sa province. Le duc
de Savoie ayant, en 1595, demandé des capucins pour
les opposer aux hérétiques qui faisaient des progrès
dans ses États, le P. Maurice était un de ceux qu'on
lui accordait. 11 s'y employait avec zèle et succès dans
les environs de Pignerol, quand une grave maladie,
causée peut-être par les fatigues de cette vie de mis-
sionnaire, le contraignit au repos. Vers cette époque le
cardinal de Sainte-Séverine, protecteur de l'ordre des
capucins, jetait les yeux sur l'ancien lecteur de Gênes
pour continuer la Summa theologica S. Bonaventuree,
dont son confrère le P. Trigoso (| 1593) n'avait publié
que le premier volume. Peu après toutefois, octo-
bre 1600, cédant aux instances qui lui venaient de la
Savoie.il désignait le P. Maurice comme supérieur des
missionnaires de la Sainte-Maison de Notre-Dame de
Compassion à Thonon. Les pouvoirs très étendus qu'il
recevait alors mentionnent avec éloge ses travaux pré-
cédents dans les vallées du Piémont. Le docte et vail-
lant missionnaire « le bon P. Maurice », comme l'appe-
lait saint François de Sales (Lettre, cccxxvu 16 jan-
vier 1606, Annecy, 1904, t. xm, p. 127), mourut à Saint-
Julien en Genevois, le 25 septembre 1613. Le P. Maurice
était un fort savant théologien, écrit l'historien des
missions de Savoie. Il fit imprimer un traité des points
de controverse, l'âîi 1599, que Mgr l'archevêque de
Turin lui ordonna de composer. Ce livre fut si fort
estimé des théologiens, et singulièrement du R. P. In-
quisiteur général, que son Altesse Royale ordonna de
le faire voir au Pape Clément VIII, qui l'approuva
après l'avoir fait examiner aux cardinaux d'Ascoli
(Berneri) et Bellaimin ». Par un privilège du 2 juil-
let 1601, le duc de Savoie en réservait l'impression
pour dix ans à Jean Dominique Tarino, libraire à
Tuiin.qui le faisait paraître cette même année et en
1607. Le bibliographe Rossotto en donne ce titre, que
nous n'avons pu contrôler : Catechismo, 6 vera dottrina
christiana c catholic.a, con il modo di frutluosamenle
eccuparsi nelli ordinarii esercilii di religione chris-
iana, quali sola tiene la santa Chiesa Romana, per
essere vcramenle calholica et apostolica. Il ajoute cet
éloge : c'est un ouvrage que l'on peut à bon droit
appeler l'antidote des catéchismes pestilentiels de
Genève et des calvinistes. En cinq parties l'auteur
traitait des articles de la vraie foi, des sacrements,
delà célébration des fêtes, de l'invocation et de l'in-
tercession des saints, et des textes de l'Écriture
faussement employés par les novateurs. Quant aux
Commentaria in quatuor libros Sententiarum S. D. S.
Bonavcntur.v, datés de 1595, ils furent longtemps con-
servés au couvent de l'Immaculée-Conception à Gênes.
Bernard de Bologne, Bibliotheca scriplorum O. F. M.
capuccinorum, Venise, 1747; Boverius, Annales O. M.
capuccinorum, t. n, p. 982, Lyon, 1639 et Silvestre de
Milan, Appendix ad lomum III Annalium, Milan, 1737;
Bullarium O. M. capuccinorum, t. v, p. 133, Rome, 1748;
Charles de Genève, Histoire des missions des PP. Capu-
cins de Savoy(, Chambéry, 1867; Eugène de Bellevaux,
Nécrologe et notes biographiques des f. m. capitons de la
prou, de Savoie, Chambéry, 1902; Ferreri Mathias de Caval-
lermaggiore, Eationarium chronographicum missionis evan-
gelicœ a capuccinis signantpr in Gallia cisalpinu e.rercitee,
Turin, 1659; F.-X. Mollino, I capuecini genovesi, i. Note
biograficke, Gênes, 1912, ni, Necrologio, ibid., 1921 ; Roch
de Cesinale, Storia délie missioni dei cappuccini, t. i, c. x,
Paris, 1867; Rossotto, Syllabus scriplorum Ptdemontii,
Mondovi, 1667.
P. Edouard d'Alençon.
MAURICE DU PORT (O'FIHELY) naquit en
1460, selon les uns à Clonfert, selon les autres à
Baltimore dans le comté de Cork, Irlande. Après son
entrée dans l'ordre de saint François, il étudia à
l'Université d'Oxford. En 1488, le chapitre de Cré-
mone le nomma régent du studium générale de Milan;
trois ans après, en 1491, il devenait professeur à
l'Université de Padoue où l'école de Duns Scot bril-
lait alors d'un vif éclat. Dans le Rolulus dominorum
artistarum de l'année 1500, Maurice du Port est men-
tionné comme titulaire de la chaire de théol'ogie sco-
tiste. A. Favoro, Lo Studio di Padova nei diarii di
Marino Sanuto, dans le Nuovo Archivio Veneto, nouv.
série, n. 71-72, 1918, t. xxxvi, p. 75. Le 22 février 150 1,
Pierre Barozi, évêque de Padoue, intercédant en sa
faveur auprès de la Seigneurie de la ville, en faisait
un grand éloge : Homo doctissimo et exeroilatissimo, il
quale, a judicio mio, non ha alcune pare in Ilalia, cavando
fora li reverendi maistri Antonio Trombela et Gratia.
Favoro, loc. cit., p. 82-83. Provincial d'Irlande, Mau-
rice du Port dénonça vigoureusement 'au chapitre
célébré à Rome en 1506 le ministre général de l'ordre,
Égide Del fini et provoqua sa démission. Wadding,
Annal's Ordinis Minorum, an. 1506, n. 4. La même
année, le 26 juin, Jules II le nomma à l'archevêché
405
MAURICE DU PORT
MAURISTES
i06
de Tuam en Irlande et le sacra lui-même à Rome.
Wadding, ibid., an. 1510, n. 15. Maurice du Port ne
prit pas immédiatement possession de son siège, mais
demeura en Italie. Le 29 mars 1512, il était de pas-
sage à Padoue. l'avoro, loc. cit., p 92. La même année
il assista au Ve concile œcuménique du Latran et
signa les Actes des deux premières sessions. Peu après
il partit pour l'Irlande et mourut à Galway, !e 24 juin
1513 selon Wadding, le 25 mars d'après Euhcl, Hie-
rarchia catholica medii sévi, Munster, 1910, t. ni,
p. 310.
Maurice du Port fut un très actif disciple de Duns
Scol . Il écrivit plusieurs commentaires sur les ouvrages
du maître franciscain : Annotationes in qu.i'stiones
melaphysicales Scoii, Venise, 1-197: Expnsitio inquœs-
tiones melaphysicales Sco/i, Venise, 1497; Exposilio in
qiuvstiones dialecticas Scoti, Venise, 1505. Il édita en
outre plusieurs ouvrages importants de Duns Scot et
de ses disciples immédiats: Qutesiiones Scoti in AJeta-
physicam Aristolelis. Ejusdem de primo principio trac-
talus atque theoremata, Venise, 1497; Quœstiones Scoti
super uniuersalibus Porphyrii et Aristolelis prsedica-
mentis et perihermeneias ac elencliorum neenon discipuli
ejus Antonii Andreœ super libro sex principiorum
Gilberti Porretani, Venise, 1500; Expos'tio Antonii
Andreœ in Melaphysicam Aristolelis, Venise, 1501;
Libri IV Sent, scripti Oxonicnsis D. Scoti, Venise,
1506. Ces diverses éditions ne sont pas sans mérite.
Maurice du Port a été tenu en grande estime par les
théologiens de son temps. Eck, De prsedestinatione,
s. 1., 1513, cent. 4, n. 35. La douceur de son caractère
lui a valu le titre honorifique de flos mundi. "SYadding,
Annales, an. 1510, n. 15.
Franchini, O. M. Conv., Bibliosofia e memorie letterarie
degli scritlori (ranciscani convenluali, Modène, 1693, p. 454;
Jean de S. Antoine, Bibliotheca unioersa /ranciscana,
Madrid, 1732, t. il, p. 357-358; Little, The Grey Friars in
Oxford, Oxford, 1892, p. 267-268; D'Alton, M. O' Fihily,
art. de la Calbolic Encyclopœdia, 1911, t. xi, p. 221 ; Sba-
ralea, Supplementum ad Scriptores, édit. Mardecchia,
Rome, 1921, t. n, p. 242-243.
H. Loncphé.
MAURISTES. — De l'avis de tous les érudits,
la Congrégation de Saint-Maur, de l'ordre de saint
Benoit a, pendant plus de cent cinquante ans, rendu
des services signalés dans le domaine des sciences
sacrées et profanes. Étendue, variée et féconde, sui-
vant les expressions de Ch. Langlois, l'activité des
Mauristes mérite d'être relevée dans ce Dictionnaire,
où les plus marquants d'entre eux ont eu déjà ou
auront dans la suite, une notice spéciale. Ce qu'il
importe de faire ressortir ici, au risque de quelques
répétitions, ce sont les résultats d'ensemble, obte-
nus par un travail intellectuel dont l'organisation fut
de tous points excellente, qu'il s'agît d'aller explorer
les archives des bibliothèques en France ou à l'étran-
ger, de mettre ensuite en œuvre les copies et les notes
recueillies, de publier enfin des traités d'érudition ou
des collections de textes précieux. L'œuvre pourtant
ne se réalisa pas sans des difficultés qui en rehaussent le
mérite : les obstacles vinrent des querelles religieuses
de l'époque auxquelles bon nombre de mauristes
furent mêlés, et parfois aussi du défaut d'entente par-
faite pour l'exécution des travaux. Il est curieux d'en-
tendre un dom de Sainte-Marthe se plaindre du déclin
des études au moment même où un Mabillon, un
Montfaucon et tant d'autres avec eux étaient dans
toute l'ardeur du travail. Il n'en reste pas moins
établi qu'aucune compagnie religieuse, aucun groupe-
ment de savants n'a égalé la Congrégation de Saint-
Maur, ne peut même se vanter de l'avoir suivie à une
/. longue distance. A l'heure actuelle, beaucoup
d'érudits trouvent à s'instruire et se documenter dans
les manuscrits des mauristes, sauvés du pillage de la
Révolution, et conservés dans les bibliothèques de
Paris ou de la province.
Avant de dire ce que furent les travaux des mau-
ristes nous donnerons : I. Un aperçu historique sur
la Congrégation de Saint-Maur; IL L'exposé du jan-
sénisme au sein de la Congrégation (col. 411); III. Une
description de la formation des religieux et de l'oro
ganisation du travail intellectuel (col. 417); IV. Les
travaux des mauristes (col. 423).
I. Aperçu historique sur la Congrégation de
Saint-Maur. — La Congrégation bénédictine de
Saint-Maur tire son origine de celle de Saint-Vai ne à.
Verdun, où dom Didier de la Cour, profès de 1575,
avait opéré une réforme en 1600; unie à la commu-
nauté de Moyenmoutier en 1601, celle de Verdun
forma une congrégation à. laquelle une bulle de Clé-
ment VIII, en 1604, donna l'existence canonique sous
le nom des Saints- Vanne-et-Hydulphe. En peu d'an-
nées la nouvelle congrégation groupa plus de qua-
rante monastères. Plusieurs maisons de France vou-
lurent s'y agréger, entre autres Saint-Augustin de
Limoges, Saint-Junien de Noaillé, Saint-Faron de
Meaux; mais comme la Lorraine n'appartenait pas
à la France, il y eut des difficultés et l'on résolut d'éri-
ger en France une autre congrégation. L'instrument
dont se servit la Providence pour l'exécution de ce
dessein fut un jeune religieux de l'ordre de Cluny,
dom Laurent Renard (ou Besnard) alors prieur du
Collège de Cluhy à Paris, et docteur en Sorbonne.
Ayant trouvé son prieuré dans un état déplorable, il
demanda et obtint des religieux lorrains pour son
collège. Parmi ceux-ci se distinguaient dom Athanase
de Mongin et dom Colomban Régnier. Au chapitre
général de Saint-Mansuy à Toul, en 1618, la demande
des Français fut agréée parles Lorrains, dom Laurent
Renard fut désigné pour faire les démarches néces-
saires, et, dès le mois d'août, il obtenait de Louis XIII
des lettres patentes; les bénédictins réformés français
purent tenir leur premier chapitre au couyent des
Rlancs-Manteaux : on nomma dom Martin 1 esnière
président de la Congrégation de Saint-Maur. Dom
Laurent Renard, un de ses assistants, ne tarda pas
à mourir (1620). Peu de temps après, arrivait du Lan-
guedoc à Paris dom Tarrisse, désireux d'établir la
réforme bénédictine dans les couvents de sa région :
né à Cessenon dans l'Hérault, en 1575,il avait d'abord
appartenu à la Congrégation des Exempts ; il venait aux
Rlancs-Manteaux réclamer les conseils des religieux.
A force d'instances, il obtint que deux Pères, dom
Colomban Régnier et dom Placide le Simon l'accom-
pagneraient à Toulouse et rapporteraient au chapitre
général de Jumièges, ce qu'ils auraient vu. Grâce à
la générosité du cardinal de La Valette, archevêque, un
séminaire bénédictin fut établi à Toulouse Dom
Tarrisse y entra en juin 1623, se soumit de nouveau
aux épreuves du noviciat, obtint que son prieuré de
Cessenon serait uni à Saint-Maur et fit profession le
29 juin 1624; il prit alors le nom de Grégoire. Suc-
cessivement prieur de la Daurade à Toulouse, en
1627, de Saint-Junien de Noaillé près de Poitiers en
1629, il fut envoyé l'année suivante au chapitre général
tenu à Vendôme, où on le nomma dé finit eur.
La Congrégation de Saint-Maur, jusqu'àcette date,
avait été gouvernée par des supérieurs qui avaient le
titre de président du régime, ils étaient renouvelés tous
les trois ans : tel fut le cas de dom Martin Tesnière,
de 1618 à 1621 et de 1624 à 1027, de dom Colomban
Reimier, de 1621 à 1024, de dom Maur Dupont, de
1627 à 1630. Ces présidents du régime résidaient
au couvent des Rlancs-Manteaux dont ils étaient
prieurs. Elu au chapitre général de Vendôme pour
succéder à dom Maur Dupont, dom Grégoire Tarrisse
407
MAURISTES, APERÇU HISTORIQUE
408
eut le titre de supérieur général et établit sa résidence
à Saint-Germain-des-Prés en 1631, quand les moines
de Chezal-Benoît se furent retirés.
En 1618, la Congrégation naissante de Saint-Maur
n'avait pu, faute de ressources, obtenir une bulle
d'érection. Grégoire XV, en 1021, accorda la remise
des droits à payer. Urbain VIII, en 1628, donna une
bulle de confirmation; au cours de ces dix années, les
chapitres généraux procédèrent régulièrement à l'élec-
tion du Président du régime qui pouvait être maintenu
dans sa charge pendant trois ans. On ne tarda pas à
constater que ces changements trop fréquents avaient
bien des inconvénients. En vue d'y remédier, dom
Grégoire Tarrisse, avec une discrète lenteur, élabora
un nouveau 'corps de Constitutions qui fut d'abord
mis à l'essai, et ne fut définitivement arrêté qu'après
avoir reçu les suffrages presque unanimes des inté-
ressés, au chapitre général de 1645.
Les Constitutions de Saint-Maur comprennent deux
parties : 1. les Déclarations ayant pour objet la disci-
pline régulière : elles exposent la règle de saint Benoît ;
2. les constitutions proprement dites ou lois du gouver-
nement. Pour toute la congrégation il y a au sommet
un Supérieur général avec deux assistants; la France
ayant été partagée en six provinces, chacune de ces
provinces eut un visiteur; il y eut dans chaque monas-
tère un prieur. Tous les trois ans devait se tenir le
chapitre général, dont le pouvoir était souverain :
nomination à toutes les dignités, pouvoir législatif,
pouvoir exécutif. Un représentant choisi par chaque
communauté et nommé conventuel, allait siéger au
chef-lieu de la province avec les prieurs, et cette
assemblée nommait quatre délégués. Ces vingt-quatre
membres joints aux six visiteurs, aux deux assistants
et au supérieur général formaient un total de trente-
trois membres qui constituaient le chapitre général.
Pendant la tenue de l'assemblée, toutes les charges
demeuraient suspendues : on nommait un président
et huit capitulants qui composaient avec lui le défl-
nitoire. Le général était rééligible à perpétuité, les
visiteurs et prieurs ne pouvaient pas rester plus de
six ans dans leur emploi; transférés ailleurs, ils repre-
naient leur rang de profession. Les changements de
province à province n'étaient pas ordinaires, ceux
d'une maison à une autre étaient plus fréquents, on
considérait, avant tout, l'intérêt général. Dans chaque
maison, il y avait un prieur investi par le chapitre
général. Son conseil ou séniorat était formé de quatre
de ses confrères, deux à son choix dont le premier
devenait le sous-prieur, les deux autres nommés par
la communauté, dont le premier prenait le titre de
doyen. Ce petit sénat préparait et discutait les pro-
jets dont l'adoption revenait au seul prieur et ces
projets étaient soumis à l'assemblée capilulaire. Les
autres charges dépendaient du prieur. Notons enfin
dans les constitutions, le soin d'assurer la pratique
de la pauvreté : pour chaque moine, une cellule dont
l'unique mobilier se composait d'un lit dur et grossier,
d'une table de bois et de deux chaises de paille; .
l'obligation du silence rigoureux en dehors des récréa-
tions; la célébration de l'office dont personne n'était
dispensé, sauf le cas de maladie ou de raisons graves;
l'application au travail intellectuel qui devait pro-
curer à l'ordre bénédictin une gloire unique durant
les deux siècles que vécurent les mauristes.
A la mort de dom Tarrisse, on lui donna pour suc-
cesseur dom Jean Harel, lequel, originaire de Jumièges,
avait fait profession en 1620 aux Blancs-Manteaux.
Il fut élu au chapitre général de Vendôme en 1648 et
gouverna douze ans; il obtint d'être déchargé en 1660
et fut remplacé par dom Bernard Audebert. Limousin
d'origine, profès à Saint- Junien de Noaillé en 1620,
celui-ci gouverna la congrégation de 1660 à 1672.
Homme d'action et aussi homme d'étude, il prit un
vif intérêt au développement des travaux scientifiques
au sein de la congrégation de Saint-Maur. Il a laissé
des instructions concernant l'organisation du travail,
a écrit des mémoires qui renseignent sur l'histoire de
la congrégation de 1642 à 1654. Archives de la France
monastique, t. xi, avant-propos, p. v-ix. Sous son
généralat parurent lcscinqvolumes des Acta sanctorum
comprenant les trois premiers siècles bénédictins; par
son ordre on commença à travailler à l'édition des
œuvres de saint. Augustin. A sa mort (en 1675), on
comptait 3 000 religieux en 178 monastères gagnés à
la réforme.
Dom Vincent Marsolle, qui lui succéda, fut supé-
rieur général de 1672 à 1681. Originaire de l'Anjou, il
avait été quelque temps religieux de Fontevrault,
avait fait profession comme bénédictin de Saint-Maur
à Saint-Melaine de Rennes en 1643. Au moment de
son élection en 1672, il reçut les félicitations du car-
dinal Bona, puis du roi de Pologne, alors abbé de
Saint-Germain-des-Prés. En dépit des inquiétudes
et des difficultés qui ne lui manquèrent pas, il mit
tous ses soins à ce que les religieux fussent appliqués
à d'utiles travaux, comme la révision des ouvrages
des Pères; il poussa activement l'édition de saint
Augustin, bien qu'il eût été auparavant opposé à
cette entreprise; il en confia la direction d'abord à
dom Delfau, et ensuite à dom Blampin ; quand cette
édition eut obtenu du succès, il appela dom Coustant
pour en dresser les tables; il prit l'initiative de faire
travailler à l'édition des oeuvres de saint Ambroise,
en confia la direction à dom Du Frische. et chargea
dom Gerberon de travailler aux œuvres de saint
Anselme. Il conçut la première idée du Monasticon
gallican de dom Michel Germain, puis le projet de la
Bibliotheca maxima Patrum ou commentaire de l'Écri-
ture sainte avec des extraits des Pères et des Conciles.
Il rédigea tout un programme qu'il remit aux six
autres visiteurs pour que la besogne fut partagée
entre les provinces. Il veilla néanmoins à ce qu'une
telle activité au travail ne fût nuisible ni à l'obser-
vance régulière, ni à l'assistance aux offices divins.
Il se montra soucieux de vivre en bonne confraternité
avec les autres ordres religieux, particulièrement avec
les jésuites qui avaient déjà manifesté leur hostilité
contre lès mauristes. Dom G. Mommole, Relation des
actions mémorables des quatre premiers supérieurs géné-
raux de la congrégation de Saint-Maur et de quelques
autres supérieurs de la même congrégation,restée manus-
crite, Bibl. Nat., fonds franc. 79 622.
Les supérieurs généraux qui suivirent avaient été
formés par ses soins; ils rencontrèrent bien des ob-
stacles, dont leur prudente fermeté et leur austérité
de vie leur permirent de triompher. Dom Michel Bra-
chet, natif d'Orléans, profès en 1627 à Saint-Faron
de Meaux, prieur de Saint-Germain à trente ans,
demeura constamment à Paris sous les quatre pre-
miers supérieurs généraux. Malgré son grand âge, il
fut élu en 1681 pour succéder à dom Vincent Mar-
solle et mourut en 1687. Dom Claude Boitard, origi-
naire de l'Anjou, profès à Saint-Augustin de Limoges,
était l'un des assistants de dom Brachet; il lui suc-
céda comme supérieur général en 1687. Il fut main-
tenu dans cette charge jusqu'en 1702, d'autres disent
en 1705, où il devint assistant de dom Simon Bougis,
son successeur. Ce dernier originaire de Séez en Nor-
mandie, avait fait profession à Vendôme sous dom
Marsolle, alors prieur; il fut élu supérieur général en
1702 (ou 1705), gouverna avec sagesse, jusqu'en 1711,
où il fut déchargé, et mourut simple moine à Saint-
Germain en 1714. Dom Arnoul de Loo, originaire de
Rouen, avait fait profession à Jumièges en 1663; les
années 1690 à 1708 où il fut prieur à Saint-Germain
409
MAURISTES, APERÇU HISTORIQUE
410
furent la période la plus brillante de l'histoire de l'ab-
baye et aussi la plus féconde. Devenu supérieur géné-
ral, il n'eut pas le temps d'appliquer les règlements
qu'il avait proposés contre le jansénisme; son géné-
ralat ne dura que deux ans, de 1711 à 1714.
Charles de l'Hostallerie, originaire du diocèse de
Chartres, avait fait ses études chez les jésuites et
les oratoriens; il fit profession à Vendôme en 1659.
Comme prieur et comme visiteur, il encouragea de
tout son pouvoir les études littéraires; en 1712, il se
préoccupait du projet d'un Dictionnaire historique de
l'Ordre bénédictin. Durant son généralat qui fut de
sept années, de 1714 à 1720, il demeura fidèle à son
rôle de protecteur des études, faisant agrandir la
bibliothèque de Saint-Germain, voulant qu'on ras-
semblât des matériaux pour une histoire monastique,
dont la direction confiée à dom Guillaume Roussel
passa ensuite à dom Rivet. Mais de graves difficul-
tés surgissant après la publication de la bulle Uni-
genilus, vinrent entraver son action durant tout le
cours de son généralat; d'une orthodoxie au-dessus
de tout soupçon, il eût voulu faire accepter la bulle
par tous ses religieux; mais cette tâche fut rendue
impossible par l'attitude du cardinal de Noailles,
archevêque de Paris; d'autre part, la congrégation de
Saint-Maur, menacée de suppression par des enne-
mis acharnés, était fort desservie à Rome par le pro-
cureur général, dom Philippe Raffier, qui s'était donné
tout entier aux jésuites. Tous les efforts du supérieur
général durent se borner à réparer les fâcheuses
démarches, à protéger la congrégation contre les
jalousies et les défiances du dehors, contre les impru-
dences du dedans. Cependant, en 1717, on projetait
une nouvelle édition des Historiens de France; confiée
à dom Martène, elle fut interrompue et ne put être
reprise que plus tard par dom Bouquet. Un voyage
d'exploration accompli par Martène et Durand dans
les bibliothèques d'Allemagne et des Pays-Bas en 1718,
procurait une ample moisson de documents. Un acte
d'appel, lancé par le cardinal de Noailles en cette
même année 1718 amena une recrudescence dans
l'opposition à la bulle; la majeure partie des bénédic-
tins de France renouvela l'appel : dom de l'Hostallerie
n'y pouvait rien. Déchargé de ses fonctions en 1720, il
mourut l'année suivante.
Il eut pour successeur dom Denis de Sainte-Marthe,
né à Paris en 1650, prof es à Saint-Melaine de Rennes
en 1668; il rendit des services signalés comme prieur
de Bonne-Nouvelle de Rouen, s'occupa de l'édition
de saint Grégoire, intervint pour défendre ses con-
frères attaqués dans l'édition des œuvres de saint
Augustin. Il fut supérieur général de 1720 à 1725. Il
eut pour successeur dom Pierre Thibault qui, de 1725
à 1729, s'appliqua avec zèle à faire accepter par les
religieux de son ordre la bulle Unigenitus. C'est aussi
l'attitude que prit son successeur Jean-Baptiste
Alaydon. Celui-ci, avant son élection comme supé-
rieur général en 1729, avait fait opposition à la bulle.
Au retour du chapitre qui l'avait élu, il trouva à
Orléans l'ordre de s'arrêter dans cette ville et de n'en
point sortir. Dom Vincent Thuillier fit des efforts pour
obtenir que la cour rappelât à Paris, dom Alaydon et
celui-ci, après des tergiversations, finit par accepter la
bulle, ce qui rendit plus difficile l'exercice de sa charge ;
les chagrins occasionnèrent sa mort survenue en 1733.
Son exemple fut un acheminement vers la soumission
officielle de la congrégation. Cf. Le cardinal de Fleury,
dom Alaydon et dom Thuillier, dans Rev. bénédictine,
1909, t. xxvi, p. 325.
Sous dom Hervé Ménard, qui fut supérieur général
de 1733 à 1736, l'abbaye de Saint-Germain eut des
démêlés avec la cour de Rome ; dom Ménard y fit
preuve d'une grande fermeté. Il faut placer ici I e
supériorat éphémère de dom Claude Dupré qui,
proclamé d'une voix unanime en mai 1736, mourut le
30 décembre suivant. Voir Revue Mabillon, 1908, t. iv.
De 1737 à 1754, dom René Laneau fut supérieur géné-
ral ; au moment de la mort de dom Bernard de Mont-
faucon (t 1741), il reçut une lettre de condoléance
du cardinal Quirini. De 1754 à 1756, le supérieur
général fut dom Jacques {alias Nicolas Maumousseau).
Dom Marie Joseph Delrue fut supérieur général de
1756 à, 1766; on a de lui une fort belle lettre datée du
27 juillet 1762, et dans laquelle il offre les services des
religieux de sa congrégation pour les recherches histo-
riques exposées dans le plan des travaux littéraires
ordonnés par Sa Majesté. Voir Revue bénédictine,
1898, t. xv, p. 347. Mais son généralat fut marqué
par un acte d'une haute gravité : le 15 juin 1765,
28 religieux de l'abbaye de Saint-Germain adres-
saient au roi, par l'entremise de M. de Jarente, évêque
d'Orléans, une requête dans laquelle ils se plaignaient
des pratiques introduites dans l'ordre bénédictin, d'un
habillement singulier et avili aux yeux du public,
d'austérités étrangères, disaient-ils, à la lettre de la
règle. Cet acte de religieux rougissant de leur habit, de
leur nom et de leurs observances fit scandale : il
renouvelait l'agitation au sein de la congrégation' de
Saint-Maur. Dès le 23 juillet suivant, dom Delrue
et le régime de la congrégation présentaient au roi une
autre requête dans laquelle la démarche des 28 était
blâmée très fortement. Le chapitre général tenu à
Saint-Germain le 28 septembre 1766 fut orageux. On
élut comme supérieur général dom Pierre François
Boudier, prieur du Bec, qui avait protesté contre la
requête des 28. Il fut décidé que les Constitutions
seraient révisées, et la nouvelle rédaction fut unani-
mement approuvée par le chapitre général de 1769.
Porée,' Histoire de l'abbaye du Bec, t. n, p. 507-513.
Le supérieur général adressait cette rédaction à toutes
les maisons des mauristes exprimant l'espoir qu'elle
mettrait fin aux dissensions intérieures. Mais le mal
avait déjà jeté de profondes racines. Pour faire
refleurir les études dans la congrégation de Saint-
Maur, le chapitre général de 1767 avait établi un
Bureau de littérature, en vue d'exécuter et perfectionner
un plan d'études. Dom Boudier en était le président
de droit; en 1769, ce bureau fut supprimé par ordre
du roi.
De 1772 à 1778, le supérieur général fut dom René
Gilloi, né à Bar-le-Dixc, profès à Saint-Faron de
Meaux en 1735; il avait collaboré avec dom Hcrvin
et dom Bourotte à la collection des Conciles de France;
il mourut à Saint-Germain en 1787. De 1778 à 1781,
le supérieur général fut dom Charles Lacroix. Des scis-
sions continuaient à se produire. Au chapitre général
de Marmoutier, en 1781, il y eut des réclamations
contre l'admission des députés de Normandie; dom
Mousso fut élu supérieur général le 17 mai 1781 sans
qu'il fût tenu compte du dissentiment. L'Assemblée
du clergé de 1782 voulut prendre les moyens de rame-
ner la paix. Un arrêt du Conseil d'État du roi, du
21 juin 1783, convoqua un chapitre extraordinaire à
Saint-Denis pour le 9 septembre; dom Mousso refusa
de s'y rendre et fut destitué. Son appel à Rome fut
frappé de nullité. Bien des irrégularités furent com-
mises dans le chapitre de Saint-Denis. On crut remé-
dier au mal en élisant, le 5 octobre 1783, dom Ambroise
Chevreux, comme supérieur général. Celui-ci devait
être le dernier; après avoir rétabli l'ordre et la paix, il
faisait reprendre le travail intellectuel, quand la Révo-
lution le chassa de son monastère. Il se réfugia momen-
tanément chez une parente, fut pris, enfermé dans
l'Église des Carmes et massacré le 2 septembre 1792
avec deux autres bénédictins, dom Barreau de la
Touche et dom Massey. Tous trois ont été béatifiés
411
MAURISTES, INFILTRATIONS JANSENISTES
412
avec les Martyrs de Septembre, le 16 octobre 1926.
Pour bien connaître l'histoire de la congrégation
de Saint-Maur, il faut savoir encore que, de
1623 à 1733, elle eut à Rome des procureurs géné-
raux dont plusieurs jouèrent un rôle important. Le
procureur était assisté d'un socius qui lui servait de
secrétaire et parfois aussi le suppléait. Ces procu-
reurs généraux furent : dom Placide Le Simon de 1623
à 1 661 ; puis après une interruption de quatre années :
dom Gabriel Flambart, de 1665 à 1672; dom Antoine
Durban de 1672 à 1681 ; dom Gabriel Flambart, pour
la seconde fois, de 1681 à 1684; dom Claude Estion-
not, de 1684 à 1699; dom Bernard de Montfaucon,
de 1699 à 1701; dom Guillaume Laparre, de 1701 à
1711; dom Philippe Rainer, de 1711 à 1716; dom
Charles Conrade de 1716 à 1725; dom Pierre Maloet,
de 1725 à 1733. Dom Claude de Vie, qui avait été
socius de 1701 à 1715, fut désigné par le chapitre de
1733 pour remplir les fonctions de procureur général;
il mourut en janvier 1734 et, de fait, la procure fut
supprimée. L. Lecomte, Les deux derniers procureurs
généraux, dans Revue Mabillon, année 1920-1921,
t. x-xi, p. 291.
II. Le jansénisme des mauristes. — Avant
d'aborder la période très brillante de l'histoire des
Mauristes, pendant laquelle, de 1630 à 1725 surtout,
on vit la forte organisation des études donner de si
merveilleux résultats, il faut dire quelques mots de
cette autre période déplorable pendant laquelle, de
1725 à 1780, le jansénisme vint détourner de leurs
travaux un certain nombre de ces hommes en qui
l'étude entretenait l'esprit de piété et de fidélité à
leurs observances.
L'histoire du jansénisme à Saint-Germain-des-Prés,
dit M. Vanel, Les bénédictins de Saint- Germain-des
Prés et les savants lyonnais, in-8°, Paris, 1894, p. 234,
reste encore à écrire : il y faudrait le dépouillement de
la volumineuse correspondance manuscrite, qui dort
dans les rayons de la Bibliothèque nationale. Dom
Paul Denis, O. S. B., s'était livré à cette tâche, il y a
une vingtaine d'années, et il a publié d'intéressants
extraits des Lettres des mauristes, dans la Revue
Mabillon; la mort ne lui a pas laissé le temps de pour-
suivre son travail, ni de réaliser le dessein qu'il expri-
mait ainsi dans une note, Revue Mabillon, 1909-1910,
t. v, p. 354 : « J'espère que le loisir me sera donné un
jour d'établir, en me basant sur des documents irré-
futables, que les bénédictins de Saint-Maur, auxquels
on a tant reproché d'être jansénistes, étaient, à de
rares exceptions près, beaucoup moins encore fau-
teurs des erreurs doctrinales qu'antagonistes déter-
minés des jésuites. Les longues querelles relatives à
l'édition de saint Augustin, ou à la Diplomatique de
Mabillon, le rappel du procureur général, exigé par
le confesseur de Louis XIV, pour la seule raison que
le religieux bénédictin était trop considéré à la cour
de Rome (il s'agit de dom Guillaume Laparre en faveur
auprès de Clément XI, Revue Bossuet, t. v, p. 224-225),
la confiscation, au profit de la Compagnie, de quan-
tité de prieurés de l'Ordre, d'autres rivalités encore
avaient créé entre les deux familles religieuses une
animosité qui dura jusqu'à la Révolution. »
Le jansénisme eut deux phases principales : la
première le montre avant tout, comme un système
théologique avec des polémiques ordinairement doc-
trinales; elle se termine à la paix de Clément IX en
1669; on y rencontre les grands noms de Jansénius et
d'Arnaud, elle est marquée par la condamnation des
cinq propositions en 1653, sous Innocent X, et parle
formulaire d'Alexandre VII en 1665. La seconde phase
qui commence aux dernières années du xvue siècle,
révèle, dans le jansénisme, un parti d'opposition poli-
tique, parlementaire et philosophico-religieuse. Le
nom de Quesnel y émerge avec son livre des Réflexions
morales, condamné par la bulle Unigenilus en 1713;
c'est alors que l'on vit un bon nombre de religieux
mauristes se ranger parmi les appelants.
1" Durant la première phase, il paraît bien que l'accu-
sation d'être janséniste ne fut pas justifiée en ce qui
concerne les bénédictins de Saint-Maur. Nous ne relè-
verons pas ici les attaques au sujet de l'édition de
saint Augustin; il en a été question à diverses
reprises dans ce dictionnaire (voir les mots Blampin,
Langlois, Mabillon). Ajoutons seulement quelques
détails caractéristiques. Voici ce qu'on relève dans
la correspondance de dom Antoine Durban, procu-
reur général à Rome, sous le supériorat de dom
Vincent Marsolle : On est en 1679; présentés au pape
Innocent XI, les deux premiers volumes de l'édition
des œuvres de saint Augustin sont reçus avec la
plus grande satisfaction, et pourtant la renommée de
cet ouvrage a suscité contre la congrégation une
incroyable jalousie de la part de certaines gens. Après
la mort du cardinal de Retz, ami sincère et dévoué
protecteur des mauristes, les haines se déchaînèrent;
on prétendit que le texte de saint Augustin avait été
corrompu à dessein et retouché témérairement dans
le but de favoriser les erreurs du jansénisme. Ainsi le
fait d'avoir imprimé dignetur pour dignatur, fut
dénoncé, au souverain pontife, comme une preuve
que les mauristes voulaient combattre son infaillibi-
lité, alors que ce changement d'un a en e venait tout
simplement de l'inadvertance d'un typographe. Tout
un mémoire, concernant cette faute d'impression, fut
remis au supérieur général par l'archevêque de Paris,
au nom du P. de la Chaise... Le même Père, confes-
seur du roi, accusait auprès de l'archevêque de Paris,
le supérieur général d'être janséniste, àcaused'un index
de livres de spiritualité où quelques ouvrages d'au
teurs jansénistes étaient cités avec éloge; pourtant
cet index n'avait pas édité sous le gouvernement de
dom Marsolle et il y était complètement étranger.
Dom P. Denis, La correspondance de dom Antoine
Durban, dans Revue Mabillon, 1910-1911, t. vi,
p. 200-203.
Le même procureur général, dom Durban,
connut d'autres ennuis : ainsi, un ordre royal
prescrivit son rappel en France. L'ordre royal avait
été sollicité par le P. de la Chaise et l'ambassadeur du
roi à Rome : dom Durban était, bien à tort, rendu
responsable des retards apportés à la sécularisation de
l'abbaye d'Ainay; de plus, il avait, disait-on, pris
nettement parti contre le gouvernement français dans
la très grave affaire de la régale, alors qu'il avait
observé la défense de s'en mêler, intimée par son
supérieur général. A l'occasion de ce rappel, il avait
même été question de supprimer l'office de procureur
général en cour de Rome. Sur les vives représenta-
tions des supérieurs majeurs, le roi renonça à ce
projet; dom Gabriel Flambart fut envoyé pour rem-
plir cette charge : c'était pour lui la seconde fois;
entre autres recommandations, on lui faisait celle de
dissiper le soupçon de jansénisme constamment renou-
velé contre les mauristes. Ibid., p. 209-210.
Les premiers supérieurs généraux avaient tout fait
cependant pour écarter ce soupçon. Il est bon de rap-
peler à ce sujet qu'en 1650, sous dom Jean Harel,
la congrégation de Saint-Maur n'avait voulu se jeter
dans aucun parti sur les disputes de la grâce, remettant
le tout au jugement de l'Eglise; dès 1658, avis avait
été donné aux visiteurs de retirer des monastères le
livre de Jansénius et autres du temps. En 1652, quand
la bulle d'Innocent X contre les cinq propositions fut
imprimée à Paris, le supérieur général en fit acheter
des copies et envoyer par tous les monastères. Les
mémoires du R. P. dom Bernard Audebert, dans Archives
413
MAURISTES, INFILTRATIONS JANSENISTES
414
de la France monastique, t. xi, Paris 1911, p. 176
et 27«">.
Inquiet des projets de Louis XIV qui, dès 1C72,
voulait unir d'un seul coup à la congrégation de Saint-
Maur, par mesure impérative, les abbayes non encore
réformées du royaume, puis tous les monastères de
l'étroite observance de Cluny, dom Vincent Marsolle
s'y était opposé de tout son pouvoir; il ne voyait pas
de moindres inconvénients à entreprendre la réforme
des monastères d'Italie. Il était soucieux de vivre en
bonne confraternité avec les ordres religieux, parti-
culièrement avec les jésuites, qui déjà avaient mani-
festé leur hostilité. Durant les deux années qu'il fut
procureur général à Rome, dom Bernard de Mont-
faucon eut encore à défendre l'édition bénédictine
de saint Augustin; il le fit avec une verve extrême
et une absence de ménagement qui dérouta ses adver-
saires: il n'avait gardé aucune mesure, les jésuites
surtout avaient eu fort à se plaindre de sa vivacité.
E. de Broglie, Mabillon et la Société de l'abbaye de
Sainl- Germain, 2 in-8°, Paris, 1888, t. n, p. 272.
Cependant il se montra l'un des partisans décidés de
la bulle Unigenitus et, avec ses disciples, désignés
sous le nom de Bernardins, il eut une grande influence
sur le changement de dom Vincent Thuillier. Cf.
E. de Broglie, Bernard de Monljaucon et les Bernardins
(1716-1750), 2 in-8°, Paris, 1891, t. i, p. 43, et t. n,
p. 52.
2° C'est durant la seconde phase du jansénisme, où,
après la condamnation du livre de Quesnel, on voit
paraître les Constitulionnaires et les Appelants, que les
mauristes se compromettent dans cette fâcheuse
dispute.
Il y a cependant de l'exagération dans la façon
dont s'exprime A. Gazier. A l'entendre, « les bénédic-
tins de Saint-Maur et ceux de Saint-Vanne avaient
été les premiers à rejeter la bulle Unigenitus, parce
qu'elle ruinait l'autorité des Pères de l'Église, et,
quand il fut possible de protester officiellement, ils
entrèrent en foule dans la voie de l'appel au concile.
A leur tète se trouvaient leurs supérieurs et les plus
savants de leurs confrères. » A. Gazier, Histoire géné-
rale du mouvement janséniste, t. u, p; 320. J.-B. Vanel
est beaucoup plus dans la note juste, quand il fait
cette remarque : « certainement, nulle part ailleurs, on
ne trouverait associés dans l'étude et vivant sous le
même cloître des partisans aussi décidés de la bulle
Unigenitus, que dom B. de Montfaucon par exemple
ou dom Thuillier, et des appelants aussi irréductibles
que dom Gerberon, dom Duret ou dom Louvart. Il
arrivait même que deux compagnons de labeur, tels
que les fameux dom Martène et dom Ursin Durand,
unis dans leurs études, dans leurs voyages et dans
leurs publications, se séparaient dès qu'il s'agissait des
controverses du temps. » J.-B. Vanel, Les bénédictins
de Saint- Germain-des-Prés et les savants lyonnais,
1894, p. 233-234.
Dans une étude sur le Journal (ou relation) de dom
Claude de Vie, socius du procureur général à Home
(1701-1715), M. Hyrvoix de Landosle, présente ce
mauriste comme un janséniste dissimulé, en corres-
pondance avec les plus opiniâtres appelants; il nous
expose à cette occasion la situation des bénédictins à
Borne, les difficultés qui leur venaient de la part du
roi et des jésuites. Au moment de l'élection de dom
Arnoul de Loo, comme supérieur général en 1711, cet
auteur constate la bienveillance du pape Clément XI
envers la congrégation : la régularité et les labeurs
des mauristes édifiaient le Saint Père. « Sans doute,
dit M. Hyrvoix, les mauristes étaient gallicans; tout
bon français l'était alors. Quoi que le monde ignorant
suppose a priori, les jésuites ne l'ont guère cédé, à cet
é^ard, aux bénédictins, sous Louis XIV, et même
jusqu'à la suppression de leur compagnie... Quant au
jansénisme qui envahit la congrégation des bénédic-
tins de Saint-Maur nous en parlerons sans ambages.
Les jésuites, sous la pression du pouvoir césarien par-
venu en France à son apogée, ont laissé s'amoindrir
leur rôle de milice d'élite du souverain pontife... Péné-
trée, plus qu'il n'est bon, du sentiment de son utilité,
la Compagnie en est venue parfois à perdre la notion
du juste en usurpant, par des moyens plus ou moins
détournés, les domaines de l'ordre monastique.
Louis XIV, en haine des jansénistes, proches parents
des calvinistes, et si activement mêlés pendant sa
minorité, à l'insurrection véritablement républicaine
de la Fronde, s'est beaucoup confié aux protagonistes
de l'école adverse, qui flattaient de toute façon l'au-
torité absolue du prince. Quoique les deux célèbres
confesseurs que leur Compagnie lui fournit, le très
gallican P. de la Chaise et le P. Le Tellier, meilleur
catholique, fussent très différents d'attitude, les
jésuites par l'intermédiaire de l'un et de l'autre surent
énormément profiter de la bienveillance de leur tout
puissant pénitent; il faut admettre que ce ne fut pas
toujours pour leur concilier celle des autres religieux. »
Revue Mabillon, t. n, 1906, p. 23-49. La constatation,
faite par un laïque, ne manque pas d'être significa-
tive; elle nous aidera à plaider les circonstances atté-
nuantes, en faveur des mauristes, imbus de jansé-
nisme. Assurément on rencontra parmi eux de fou-
gueux partisans de l'appel contre la bulle, mais l'on
n'est pas en droit de dire que ces appelants furent le
plus grand nombre, encore moins qu'ils furent enga-
gés dans cette voie par leurs supérieurs. Au moment
où parut la bulle Unigenitus, en 1713, le supérieur
général dom de l'Hostallerie devait user d'une grande
circonspection, n'ignorant pas que la congrégation
des mauristes était vue d'un fort mauvais œil par
l'entourage immédiat du pape, et souvent décriée à la
cour de France par des adversaires irréductibles. Il
ne pouvait ignorer complètement que, dans l'audience
du 8 juin 1713, le P. Timothée de la Flèche avait remis
à Louis XIV, un mémoire qui promettait la publica-
tion de la constitution .Unigenitus dans un avenir
très rapproché, tout en exprimant des craintes qu'elle
ne fût pas reçue comme il convenait en France. Un
des articles de ce mémoire était ainsi conçu : « Un des
moyens les plus efficaces et les plus prompts d'arrê-
ter le cours d'un si grand mal serait de supprimer la
Congrégation de Saint-Maur, que tout le monde sait
être la source la plus féconde de l'erreur. Ce coup d'au-
torité arrêterait le cours du mal; vous savez depuis
longtemps que j'en ai formé le dessein, mais je ne puis
réussir, si Sa Majesté n'entre de concert avec moi dans
cette bonne œuvre. » Pas une seule fois, pourtant, l'or-
thodoxie de dom Charles de l'Hostallerie ne put être
soupçonnée au cours des luttes doctrinales qu'allait
déchaîner la Constitution. Cela ne l'empêchait point
d'ailleurs, en écrivant à un ami et confident, de lancer
quelques pointes contre les jésuites, qui depuis long-
temps déjà étaient sur bien des sujets les adversaires
intraitables des bénédictins. Revue Mabillon, t. v,
p. 353, 354. Durant tout son généralat qui dura jus-
qu'en 1720, dom de l'Hostallerie connut des difficul-
tés que dom Philippe le Cerf a exposées exactement,
encore qu'il soit un janséniste ardent, dans son His-
toire de la Constitution Unigenitus, en ce qui regarde la
Congrégation de Saint-Maur, in-12, Utrecht, 1736.
Des châtiments sévères furent infligés parle roi pour
briser les premières résistances; dom Jean Yaro-
queaux, des Blancs-Manteaux, fut arrêté et empri-
sonné à la Bastille; dom Georges Poulet, gravement
compromis, n'attendit pas qu'on vînt l'arrêter pour
se réfugier dans les Pays-Bas et s'embarquer ensuite
pour le Canada.
415
MAURISTES, INFILTRATIONS JANSÉNISTES
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A la suite de la dièle qui fut tenue à Saint-Germain
le 23 niai 1715 et qui se montra sévère pour dom
• Chopelet et dom Varoqueaux, on put voir que les
supérieurs majeurs n'autorisaient nullement leurs reli-
gieux à protester contre la constitution Unigeniius :
une lettre circulaire enjoignait à tous les prieurs, de
faire défense à tous les religieux « d'avoir aucune rela-
tion ni aucun commerce avec toute personne suspecte
au sujet de la Constitution ». Il y eut de la part du roi,
et plus tard de la part du cardinal de Bissy, abbé
commendataire de Saint-Germain, des instances
auprès du supérieur général pour que l'un de ses reli-
gieux écrivît en faveur de la Constitution; dom
Charles de l'Hostallerie fit de vains efforts auprès de
quelques religieux qui se récusèrent. La mort du roi
étant survenue, on abandonna le projet, et pendant
plus de quinze ans, le cardinal de Noaillcs, archevêque
de Paris, devait, par son attitude, entretenir les
funestes germes d'une division. Le 9 octobre 1718, à
Saint-Germain, une assemblée capitulaire, convoquée
et présidée par le prieur, domCharles d'Isard, signait,
en majorité, un second et un troisième appel et faisait
cause commune avec le cardinal de Noailles dans sa
résistance aux ordres du souverain pontife. Pour
arrêter un tel élan, dom de l'Hostallerie ne pouvait
rien. L'abbé Dubois qui, dès cette époque, influen-
çait le P.égent, déclarait en 1719 au cardinal de la
Trémoille, notre ambassadeur à Rome « que le pape
avait grand tort d'être mécontent de la conduite du
général de la congrégation de Saint-Maur, que s'il
avait agi contre ses religieux appelants, comme le pape
le désirait, les Parlements auraient agi contre le
général et auraient soutenu les religieux et leurs
appels. » Journal de l'abbé Dorsanne, Rome, 1753, 1. 1,
p. 450, cité dans Revue Mabillon, t. v, p. 589. Ainsi
donc, il ne dépendait pas de la bonne volonté de dom
de l'Hostallerie d'enrayer à leur début les troubles
provoqués par les appels contre la bulle Unigeniius,
au sein de la congrégation de Saint-Maur.
Dom Denis de Sainte-Marthe, qui fut supérieur
général de 1720 à 1725, fut suspect à Rome parce
qu'on le jugeait favorable aux appelants, mais, à sa
mort, une réaction se produisit dans la congrégation
de Saint-Maur; le nouvel élu, qui fut dom Pierre
Thibault, était un partisan notoire de la bulle et il mit
beaucoup de zèle à procurer la soumission des récal-
citrants; dom Vincent Thuillier, qui avait figuré au
nombre des appelants, avait changé de sentiment :
propagateur de l'acceptation, il s'adressait en parti-
culier aux professeurs de théologie. Son rôle de paci-
ficateur était ardemment soutenu par Mgr de Tencin,
archevêque d'Embrun; il n'était pas facile depuis
le chapitre tenu à Marmoutier en juin 1729, où les
appelants avaient triomphé. Dom Alaydon, un des
leurs, avait été élu supérieur général; arrêté à Orléans
sur l'ordre de la Cour, il refusait de faire ce qu'on lui
demandait, tant que la liberté ne lui serait pas rendue.
Dom Thuillier, à force de négociations, amena néan-
moins la soumission du supérieur général qui termina
ses jours dans le chagrin. Ce fut un acheminement
vers la soumission officielle de la congrégation; les
cardinaux Fleury, de Rohan et Bissy chargèrent dom
Thuillier d'écrire l'Histoire de la Constitution, de concert
avec dom G. Leseur, son compagnon d'études. Vanel,
Les bénédictins de Saint- Germain et les savants lyon-
nais, p. 258; dom P. Denis, Le cardinal Fleury, dom
Alaydon et dom Thuillier, dans Revue bénédictine, 1909,
t. xxvi, p. 325 et 370. Dom Thuillier avait-il sollicité
ce mandat ou du moins laissé deviner l'empresse-
ment avec lequel il l'accepterait? Cela paraît pro-
bable : il s'en promettait beaucoup, disant que « ce
travail est le coup le plus mortel que l'on puisse porter
an parti qui trouble l'Église de France ». D'après dom '
Tassin, cette histoire ne vit pas le jour. Au début du
xxe siècle, M. Ingold en a publié les livres VII-XIII.
Ingold, Rome et la France : la deuxième phase du jan-
sénisme, fragment de l'Histoire de la Constitution par
dom Thuillier, Paris, 1901. Si l'on en croit dom Mar-
tène (Choses mémorables, Bibl. nat., fonds fran-
çais, 18817), dom Thuillier, qui avait obtenu de
la communauté de Saint-Germain qu'elle rédigeât
une lettre au souverain pontife pour exprimer son
obéissance et son attachement au Saint-Siège, eût
souhaité porter lui-même ce message à Clément XII
et en obtenir le titre de procureur général, mais il
fut frappé par la mort le 8 janvier 1736.
Pendant que, chez les jansénistes, se produisait une
évolution et qu'abandonnant les Réflexions morales
comme arme de combat, on faisait grand bruit autour
des faux miracles du cimetière de Saint-Médard, dom
Bernard La Taste, prieur des Blancs-Manteaux,
honoré de la confiance du cardinal Fleury, publiait
ses 25 lettres théologiques qui obtinrent un grand
succès contre les prétendus miracles du diacre Paris.
Voir Yves Laurent, Dom Bernard La Taste, dans le
Bulletin de Ligugé, 1903, t. xi, passim; voir aussi
Vanel, Les bénédictins de Saint- Germain et les savants
lyonnais, p. 263. Il devint second assistant sous le
supériorat de dom Laneau, et le cardinal Fleury le fit
nommer évêque de Bethléem (évêché érigé sous ce
nom à Clamecy).
Durant la seconde moitié du xvni» siècle, les dis-
cussions théologiques s'apaisèrent, ou plutôt, la lutte
s'engagea surtout entre le Parlement, l'archevêque
Mgr de Beaumont et ses curés; les bénédictins se tin-
rent plus à l'écart. Malheureusement l'indiscipline
des esprits avait été funeste au respect des règles et
des observances. En 1765, vingt-huit moines de Saint-
Germain adressèrent au roi une requête pour être
exemptés des jeûnes et du chant de l'office. Vanel,
op. cit., p. 284; Porce, Histoire de l'abbaye du Bec,
t. ii, p. 507. Voir aussi plus haut col. 410. Cette
requête a été généralement jugée avec sévérité et
considérée comme un scandale. Picot, Mémoires pour
l'histoire du XVIH« siècle, t. iv, p. 171; E. de Bro-
glie, Mabillon, t. h, p. 306; Ch. Gérin, dans Revue
des Quesl. hist., 1876, p. 479. Quelques auteurs pourtant
ont voulu y voir l'œuvre de moines désireux d'une
observance plus stricte. Ainsi dom Anger, dans Revue
Mabillon, t. iv, p. 196; dom Butler, Monachisme
bénédictin, trad. Grolleau, p. 362. Pendant que dom
Thuillier, sous le supériorat fort mouvementé de dom
Alaydon, s'efforçait de ramener la communauté de
Saint-Germain à l'acceptation de la bulle Unigeniius,
la cour de Rome s'impatientait ; elle exigeait la révoca-
tion des appels. Les lettres des procureurs généraux
se faisaient l'écho de graves menaces ; on parlait d'une
dissolution de la congrégation de Saint-Maur. Le car-
dinal de Bissy, abbé commendataire de Saint-Ger-
main, avait rompu avec la communauté; il exigeait
que tous les appelants fussent congédiés. Le dernier
procureur général, dom Pierre Maloet, avait dû quitter
Rome en 1729 et s'était réfugié à Frascat'i. En 1733,
Clément XII déclarait qu'il ne voulait plus recevoir
de procureur de la congrégation tant qu'elle compte-
rait des appelants. Dom Maloet alors quittait Rome
définitivement. Un ancien dominicain devenu béné-
dictin, dom Malachie d'Inguimbert, venu à Rome
pour travailler à la vie de Clément XI, resta le cor-
respondant des mauristes après le départ du procu-
reur général. Une détente se produisit, due à la pru-
dence et au zèle du supérieur général, dom Hervé
Ménard. Le cardinal de Bissy, abbé commendataire de
Saint-Germain, tenta de faire revenir à de meilleurs
sentiments les bénédictins révoltés. En 1735, les reli-
gieux capitulaires de l'abbaye, les appelants comme
117
MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL
418
ceux qui ne l'étaient pas, sauf un petit nombre qui
furent dispersés dans divers couvents de province,
signèrent une lettre de soumission au Saint-Siège.
Alors, l'orage qui menaçait la communauté, tant du
côté de Rome que de la part du pouvoir royal, fut
conjuré, et les bénédictins purent continuer en paix
leurs travaux d'érudition. C'était, malgré les cris du
parti janséniste, avoir sauvé de la ruine une des gloires
de la France lettrée, et ce résultat était en grande
partie dû au zèle du cardinal de Bissy. E. de Broglie,
Bernard de Montfaucon et les Bernardins, t. i, p. 167-
168.
III. Formation des religieux et organisation
du travail intellectuel. — On peut dire que les
travaux accomplis en moins de deux siècles par les
mauristes (1630-1789) sont dus à ces deux causes
réunies : la formation des religieux et l'organisation
du travail.
1° Formation des religieux : piété, régularité, abné-
gation sont des qualités qu'on retrouve chez les plus
érudits, le travail ne les dispense pas de la célébration
de l'office divin, tous leurs instants sont utilisés pour
la tâche qu'ils ont entreprise; d'autre part, ils ne con-
naissent ni les rivalités, ni les jalousies communes
parmi les écrivains : « Quand ils parlent de 'leurs
devanciers, c'est toujours dans les termes du respect
et de la piété filiale; s'il s'agit de leurs collaborateurs,
de leurs émules, ils font abnégation d'eux-mêmes et
s'empressent de rapporter à ceux-ci le mérite de leur
propre travail. Dom Tassin nous fournit un bel exem-
ple de cette conduite toute fraternelle. Dès la fin du
premier volume de son Tratilé de diplomatique, ayant
à pleurer la mort de dom Toustain, son compagnon
littéraire, il lui consacre, à la tête du second volume
un pieux éloge dans lequel il lui laisse tout l'honneur
de l'ouvrage, et quoiqu'il soit resté seul pour la tâche
qu'ils avaient entreprise ensemble, il n'en continue
pas moins de mettre dans le titre des volumes sui-
vants cette inscription touchante : par deux religieux
bénédictins. La science de ces hommes était encore
relevée par la modestie. Leurs noms sont omis dans
beaucoup de leurs œuvres. » Préface du Polyplique de
l'abbé Irminon, par M. Guérard, Paris, 1844, cita-
tion dans E. de Brogiie, Mabillon, t. i, p. 30.
Préparation par de fortes études : dès le début tout
se trouva réglé pour que, dans les diverses maisons
où la réforme fut établie, les sujets fussent préparés
de loin à la tâche qui leur serait confiée. Dom Gré-
goire Tarrisse, le premier supérieur général, y donna
tous ses soins. C'est ce que constate dom Tassin :
" Persuadé que l'ignorance avait fait de terribles
ravages dans les monastères de l'Ordre, il mit toute
son application à faire fleurir les sciences dans la
congrégation. Il ne se contenta pas d'établir des cours
de philosophie et de théologie dans chaque province;
il lit faire une étude particulière de l'Écriture sainte
et des langues orientales. Il députa des religieux pour
visiter les bibliothèques de l'Ordre, y examiner les
manuscrits, et en tirer les vies des saints bénédictins,
dont les exemples pouvaient contribuer à la gloire de
Dieu, à l'utilité de l'Ég.iseel au progrès de la Réforme. »
Histoire littéraire de la congrégation de Sainl-Maur,
p. 53-54 ; on trouve là une citation de dom Mabillon,
Aeta SS. O. S. B., prxfutio in 2am partem sœculi VI,
Il appliquait tous les religieux selon leur capacité.
En 1648, dom Tarrisse chargea dom Luc d'Achery de
rédiger pour le chapitre une lettre programme. Revue
Mabillon, t. vi, p. 145. Le fol. 217 de la Collection de
Picardie, t. clxiv, ms., en donne une copie qui porte
en marge les annotations de dom B. Audebert ; après
des avis sur la reconnaissance dont l'ordre est rede-
vable à Dieu pour y avoir suscité des grands saints, on
y recommande « d'étudier l'Écriture sainte (que dans
dict. de théol. cathol.
ce but chaque religieux ait une Bible en sa cellule),
d'apprendre à bien écrire, de s'instruire es huma-
nités, de faire de bonnes lectures, de travailler et
l'histoire de l'Ordre cl de la congrégation. » Dom Gre-
nier Pierre (f 1789) auteur d'un plan d'études, qui
nous a conservé ce précieux document, a écrit au dos :
« Cette pièce est d'autant plus importante pour la vie
de dom Luc d'Achery qu'il y paraît avoir été le fon-
dateur des études dans la congrégation de Saint-Maur. »
Dom B. Audebert, l'annotateur du document, présida
le chapitre de 1648.
Dans une note annexée par dom Luc d'Achery aux
décrets des chapitres généraux, se trouvent des
indications pour bien enseigner : ces indications
concernent les directeurs et régents des études, les
maîtres qui ont charge d'enseigner, et en particulier
chaque professeur depuis la 5e classe jusqu'à la rhé-
torique. Une pièce analogue, qui remonte à l'an-
née 1668, a été publiée par dom Jean-François au
t. iv de la Bibliothèque générale des écrivains de l'ordre
de Sainl-Bencîl ; on ne détermine pas par quel cha-
pitre général cette pièce a été approuvée. Le traité
des Études monastiques, publié par Mabillon en 1691,
donne dans les c. xvm-xxi de la seconde partie, un
plan général pour la théologie, non moins nécessaire
aux ecclésiastiques qu'aux religieux. Mabillon a soin
de déterminer les études propres aux moines : il pres-
crit une manière d'étudier; on l'a trouvée si excellente
que les étrangers eux-mêmes l'ont adoptée. Il expose
de quelle manière et avec quelles dispositions les reli-
gieux doivent lire l'Écriture sainte et les Pères; il leur
apprend à profiter de cette lecture. Il ne veut pas
qu'ils s'amusent à ces questions inutiles des scolas-
tiques qui ne servent ni à appuyer la foi ni à régler
les mœurs; il blâme le relâchement de la conduite des
casuis-tes et leur principe de probabilité. Dom Tassin,
Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur,
p. 252.
Les études ne pouvaient se faire sans livres ou ma-
nuscrits, instruments de travail. Aussi dom Luc
d'Achery fut-il chargé de former la bibliothèque de
Saint-Germain, et il publia dans la suite, un Cata-
logue des ouvrages ascétiques ou traités spirituels des
Pères et des auteurs modernes dont la lecture est très utile
aux religieux, Paris, 1648. En appendice à son traité
des Études, Mabillon, de son côté, donna le Catalogue
des meilleurs livres avec les meilleures éditions, en vue
de composer une bibliothèque ecclésiastique; les livres
y sont classés sous dix chapitres : textes latins, grecs,
hébraïques de l'Écriture sainte, avec concordances;
interprètes de l'Écriture; conciles et droit canonique;
Pères grecs; Pères latins; théologie scolastique; théo-
logie morale; controversistes; prédication; ascétisme
(à ce chapitre se rattache le catalogue de d'Achery).
Suivent huit autres chapitres concernant les juris-
consultes, les philosophes, les mathématiciens, les
historiens sacrés et profanes, les grammairiens, les
poètes, les orateurs. En 1653, les supérieurs majeurs
firent dresser une liste des livres destinés à former le
fond des bibliothèques monastiques. On peut voir
dans la Revue Mabillon, t. vi,p. 437, déjà citée, la repro-
duction de ce catalogue, d'après le manuscrit des
Archives nationales, registre L. L. 991, fol. 190-200 :
on y trouve en marge le signe h ( habemus), niais on
ne peut dire de quel monastère il s'agit.
2° Organisation du travail intellectuel dans la congré-
gation. — Le mérite propre de dom Grégoire Tarrisse
a été de dresser les programmes à l'aide desquels se
sont formés des hommes éminents.
Après s'être orné l'esprit et le cœur par l'étude de-
là sainte Écriture, de la théologie, du droit canonique;
de l'histoire de l'ordre, le bénédictin de Saint-Maur
orientait ses recherches vers l'objet le plus en rap-
X. — 14
419
MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL
420
port avec ses inclinations, le plus profitable à sa sanc-
tification. Chaque prieur devait discerner parmi ses
religieux les plus aptes à recueillir des matériaux, à
rédiger des mémoires; la congrégation tout entière
devait coopérer à une œuvre entreprise, et chacun
était mis à même de mettre à profit ce que la collec-
tivité avait amassé avant lui. Par les soins du supé-
rieur général, la bibliothèque de Saint-Gcrmain-des-
Prés fut réparée, enrichie, classée; dom Luc d'Achéry,
en dépit de sa maladie, fit ce classement. La sollici-
tude de dom Tarrisse s'étendit aux bibliothèques des
autres monastères; dans ce dessein il fit dresser des
listes d'ouvrages par dom Luc d'Achéry et les envoya
aux différents prieurs; le catalogue en fut imprimé
avec l'assentiment du chapitre général de 1618. Bien-
tôt Saint-Germain-des-Prés devint le centre du grand
mouvement littéraire de l'époque : tous ceux qui s'oc-
cupaient d'érudition y vinrent chercher des conseils
ou un appui; on y discutait les questions controver-
sées, on s'y informait des travaux préparés à Rome ou
à Vienne. Le supérieur général fut secondé par des
hommes éminents dont il sut s'entourer; son œuvre
fut continuée par ses successeurs immédiats.
Ici encore, dom G. Tarrisse apparaît comme un
initiateur : il voulut que les sciences ecclésiastiques
fussent en honneur dans la congrégation et donna ses
préférences aux travaux d'histoire bénédictine. Ce
cadre ne devait pas tarder à s'élargir. En 1631, dans
une lettre à dom Ambroise Tarbouriech, prieur de la
Daurade, à Toulouse, dom Tarrisse dressait un plan
pour l'histoire chronologique de l'ordre. Seize ans
plus tard, en 1647, il envoyait à tous les monastères
une lettre circulaire ou se trouvent de? Mémoires,
<' en vue d'appliquer ceux de nos confrères jugés capa-
bles à faire des recueils et remarques des choses adve-
nues dans le monastère et es lieux circonvoisins,
appartenant à l'histoire de l'ordre ». La lettre contient
en outre les avis à suivre par celui qui écrira quelques
pages, puis la méthode pour la recherche des manus-
crits. De là devait sortir le grand ouvrage des Actes
des saints de l'Ordre de Saint-Benoît, dont le dessein
est exposé dans les Annales bénédictines. On eut
ensuite un recueil des monuments relatifs à l'histoire
ecclésiastique et monastique: puis l'histoire de chaque
monastère en particulier, base du Gallia Christiana.
Le service le plus considérable rendu à la religion fut
de réviser les ouvrages des Pères grecs et latins sur
les anciens manuscrits conservés dans les monastères
et les bibliothèques. De plus, on voulut rendre ser-
vice à l'État en particulier, toutes les fois que le per-
mettaient les obligations de la réforme, ce qui four-
nit des éléments pour les histoires des provinces.
Ces desseins n'auraient pas été réalises, si l'on s'était
borné à des efforts isolés. Sans doute, l'activité pro-
digieuse et la rapidité dans le travail d'un Mabillon
et d'un Montfaucon donnèrent de merveilleux résul-
tats, mais ces deux hommes en particulier, à la suite
de dom Luc d'Achéry, favorisèrent l'éclosion de
talents qui s'associèrent et qui, restés isolés, n'eussent
presque rien produit. Sous leur influence puissante et
douce, l'abbaye de Saint-Germain devint un foyer
d'érudition que nos sociétés de savants modernes ne
sauraient faire oublier. Non seulement on y mit à
profit ce que les religieux des diverses maisons de la
congrégation avaient amassé de documents, mais on
y rassembla les sujets des divers monastères reconnus
les plus aptes pour mener à bonne fin les grandes
entreprises. — 1. — C'est ainsi que nous voyons arriver
à Saint-Germain en 1664, dom Mabillon, l'une des
plus douces et des plus aimables figures du xvne siècle,
qui, pendant plus de quarante ans, va donner à l'ab-
baye tout son lustre. A côté de dom Luc d'Achéry
qui acheva sa formation, il rencontra des esprits dis-
tingués, comme dom François Lamy, dom Thomas
Blampin, dom Jacques Du Frische et d'autres encore,
figures de bénédictins à la fois uniformes au premier
aspect, diverses cependant quand on apprenait à les
connaître à fond. Dans ce petit cercle de travailleurs,
Mabillon par son activité personnelle, sa régularité
exemplaire, son esprit de suite, entretint le feu s:acré.
Nous n'avons pas à énumérer ses nombreux travaux
signalés ailleurs, art. Mabillon, mais à dire sa
douceur, sa modestie dans le succès, son humilité
quand l'érudition le met en désaccord avec quelqu'un
de ses contemporains (par exemple le P. Papebroch
à propos de la Diplomatique), le soin qu'il mit, en
mainte circonstance, à modérer le vif et bouillant
dom Michel Germain, son dévoué disciple et son fidèle
compagnon. Lorsque sa réputation de science et de
sûre critique l'eut mis en rapport avec les érudits de
l'Europe entière, Mabillon se mit de bonne grâce au
service de ceux qui le consultaient ; il est presque
impossible de s'expliquer comment il a pu écrire à
tant de gens sur des sujets variés, tout en continuant
des travaux d'érudition qui réclamaient un patient
labeur. Quand il lui fallut quitter sa cellule et entre-
prendre des courses pour recueillir, dans les biblio-
thèques, les matériaux nécessaires aux grandes entre-
prises littéraires de la congrégation, ce solitaire
demeura toujours calme et doux, le plus actif au tra-
vail, le copiste infatigable, l'érudit au coup d'œil
prompt et perspicace, parlant peu, ne se faisant jamais
valoir. Il fut toujours l'enfant soumis à l'autorité de
l'Église; dom Ruinart qui fut, après la mort de dom
Michel Germain, le compagnon dévoué de ses dernières
années, dit en parlant de la dernière préface écrite par
Mabillon pour le t. iv des Annales bénédictines : « C'est
comme le suprême acte de foi de l'écrivain, plus que
jamais attaché à l'Église. Ce pieux solitaire, qui avait
remué plus de do uments que personne et avait
enseigné à sa génération l'art de distinguer ceux qui
étaient vrais de ceux qui n'étaient que des falsifica-
tions, croyait fermement, avec cet instinct supérieur
des gens de génie, que c'est grandir la science que de la
consacrer à Dieu. » Ce qui entoure sa personne comme
d'un reflet de véritable grandeur, c'est la persévérance
et l'ardeur du plus rude travail de l'esprit mises
au service de la défense des idées morales les plus
élevées.
D'une activité personnelle vraiment prodigieuse
qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie, Mabillon ne
se fit pas faute de faire appel à la collaboration de ses
frères. Il fut l'âme de ce foyer intellectuel qu'était
l'abbaye de Saint-Germain et, par son exemple, entre-
tint l'émulation chez ses confrères. Dom Estiennot, qui
passa des années à Rome, fut pour Mabillon un actif
pourvoyeur des documents dont celui-ci avait besoin.
Entre tous ces travailleurs régnait la plus grande
charité quand il s'agissait de se prêter un mutuel
concours pour mener à bien une œuvre entreprise.
D'ordinaire on les voyait associés deux ou trois en-
semble pour un même travail; bien qu'avec des
caractères différents et des tendances souvent oppo-
sées, ils mettaient en commun leurs lumières, pré-
parés qu'ils étaient à faire abstraction d'eux-mêmes
par une sérieuse formation intellectuelle et le res-
pect de la discipline régulière.
2. ■ — L'influence, exercée par Mabillon à Saint-
Germain-des-Prés, va se continuer durant la première
moitié du xvin0 siècle par les soins de dom Bernard
de Montfaucon (1655-1742). Dans ce bénédictin,
devenu, à son tour, la gloire de l'érudition française,
nous retrouvons un travailleur actif et infatigable,
cf. art. Montfaucon, un chef et un maître qui sut
découvrir de robustes ouvriers littéraires, les mettre
en valeur, les tenir groupés autour de sa personne
421
MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL
422
dans ce groupe qu'on appela, de son vivant. l'Académie
des Bernardins.
Maître, Montfaucon le fut par ses qualités de tra-
vailleur acharné. Dans un mémoire qu'il rédigeait sur
la lin de sa vie, en 1739, il révélait lui-même son
secret : « Je ne dois pas omettre, écrivait-il, que trois
ou quatre ans avant de partir pour l'Italie (c'est-à-
dire vers 1G95), je m'étais fort appliqué à l'hébreu, au
syriaque et à l'arabe, et que j'employais plusieurs
heures du jour à l'étude de ces langues. Je continuais
aussi en même temps la lecture des historiens grecs,
Hérodote, Thucydide, etc., et des historiens ecclé-
siastiques, Eusèbe. Socrate, Sozomène, etc. J'em-
ployais treize ou quatorze heures par jour à lire et à
écrire, comme j'ai toujours fait jusqu'à présent. »
Maître, il le fut encore par le don de se faire aimer.
Avec sa science profonde, son incroyable facilité de
travail, il avait beaucoup d'esprit et beaucup de
cœur. Aimable, vif, gai, aimant à rire, bon et tendre
sous des dehors un peu rudes, il avait tout ce qu'il
faut pour réunir les hommes autour de soi, leur inspirer
ce mélange d'affection et de respect qui achève d'as-
surer leur dévouement ; il savait vite discerner celui
à qui il avait affaire et mesurer sa capacité. Ses défauts
mêmes étaient de ceux qui attirent au lieu d'éloigner.
D'une modestie que rien ne pouvait troubler, que son
savoir même entretenait, parce qu'il en voyait les
limites, il aimait à faire briller les autres, fût-ce à ses
propres dépens ; il affectionnait surtout les jeunes gens
et se mettait à leur disposition avec une inépuisable
complaisance.
Ce qui acheva de lui donner une place à part dans
l'abbaye de Saint-Germain, ce fut son attitude dans
les querelles suscitées par la bulle Unigenitus. Dès le
début, il se montra nettement hostile à toute tenta-
tive de résistance à la cour romaine. Autrefois, à Rome
même, il avait été le plus chaud défenseur de l'édition
bénédictine des œuvres de saint Augustin; mais il ne
se plaisait point aux querelles théologiques : il avait
a la fois un trop grand esprit, un cœur trop droit, pour
se laisser prendre aux subtilités jansénistes. Au lieu
d'adhérer à l'appel de la bulle comme beaucoup de
ses confrères, il accepta purement et simplement les
décisions pontificales. Bien plus, il s'efforça de détour-
ner de l'appel ceux qui l'entouraient; à ce point de
vue, ses efforts eurent d'heureux résultats et le parti
janséniste s'en montra fort irrité. En 1720 après l'élec-
tion, comme supérieur général, de dom Denys de
Sainte-Marthe, qui avait été appelant, Montfaucon,
pour rassurer Rome, écrivit au cardinal Paolucci :
• Je prends sur moi d'affirmer que le P. de Sainte-
Marthe fera tout au monde pour se concilier les bonnes
grâces du souverain pontife et s'efforcera d'amener
tous les membres de notre congrégation à lui obéir.
Et, chose digne de remarque, dans ces agitations,
aucun écrit, pas même le plus petit, n'est sorti de notre
congrégation où cependant les écrivains ne font pas
défaut. » Rome garda le silence, dom de Sainte-Marthe,
l'année même où il fut élu, révoqua son appel, em-
ploya tout son crédit à ramener ses religieux à la
soumission, Montfaucon l'aida de son mieux. Tout en
se prononçant ainsi pour la bulle, Montfaucon avait
soin de ne s'engager dans aucune polémique person-
nelle; uniquement occupé à ses travaux d'érudit, il
s'y tenait enfermé à dessein et n'en sortait pas. Il était
homme à imposer silence aux imprudents qui eussent
voulu introduire dans les réunions de ses disciples, les
discussions irritantes sur les querelles religieuses du
moment. S'il n'eut pas la piété douce et humble qui
s'alliait si bien chez Mabillon au savoir le plus éma-
nent, Montfaucon était un ponctuel observateur de sa
règle, attentif à se faire éveiller le matin pour l'assis-
tance à l'office.
Dans le groupement des religieux qui se fit autour
de lui, on vit des religieux aux caractères fort diffé-
rents, aux opinions bien tranchées, à la physionomie
nettement marquée, allant parfois jusqu'à la bizarre-
rie; vu l'influence du maître, tout cela ne nuisit en
rien à l'œuvre de ces travailleurs qui savaient faire
abnégation de leurs idées personnelles. Ainsi nous
apparaissent parmi les principaux : dom Martin
Bouquet, travailleur acharné, capable de mener à
bien, à force de patience, les œuvres les plus longues
et les plus ardues; janséniste obstiné, appelant et
réappelant, il ne voulut jamais recevoir la bulle ;
dom Jacques Martin offrant avec le précédent le plus
complet contraste : ce fut l'un des plus originaux
écrivains de l'abbaye, préoccupé des origines de la
France, et avec cela hébraïsant distingué. Excellent
homme et religieux fervent, il se prononçait avec pas-
sion en faveur de la bulle Unigenitus et était l'ami
des jésuites; dom Simon Mopinot, entré chez les béné-
dictins plus encore par goût du cloître que par amour
de l'étude, était un latiniste distingué; sa préface
à la publication de dom Coustant sur les Lettres des
papes fit l'admiration des connaisseurs; dom Claude
de Vie et dom Joseph Vaissette, deux bernardins à la
physionomie bien caractérisée, s'illustrèrent par la
publication de Y Histoire de Languedoc.
L'union de ces deux noms nous amène à faire cette
remarque, une fois pour toutes : l'usage chez les
bénédictins d'avoir un compagnon d'études, un ami
du cœur, un aide dans le travail, devint plus fréquent
au cours du xvme siècle. On se mettait ainsi par petits
groupes de deux ou de trois ensemble, on poursuivait
en commun les mêmes études; souvent même l'union
était si complète que, l'humilité aidant, tout nom
propre disparaissait sur le fruit des efforts mis en com-
mun. Et cela, nonobstant des idées tout opposées :
ainsi dom de Vie et dom Vaissette avaient un carac-
tère fort dissemblable, le premier habile diplomate, ne
s'effrayait pas de la plus rude besogne, le second pieux
et zélé se tenait en dehors des querelles de l'époque
bien qu'il fût ardent janséniste ; il se soumit néan-
moins avant de mourir.
Dom Charles de la Rue et dom Vincent Thuillier,
tous deux pleins d'entrain, plus jeunes et plus animés
que les autres, apportaient de la gaieté dans le cercle
des bernardins : le premier fut le disciple chéri de
Montfaucon, le rival de son maître pour la connais-
sance du grec; le second fut célèbre surtout par la
part active qu'il prit aux controverses théologiques
du moment; d'abord appelant janséniste, il changea
sous l'influence de Montfaucon, révoqua son appel
avec éclat et s'attira la haine du parti. Dom Bernard
lui-même, tout grave qu'il fût, applaudissait à l'entrain
qu'ils mettaient dans la petite société. Dom Guillaume
Leseur complétait le très aimable groupe; dom Lobi-
neau, l'historien de la Bretagne, était un intraitable
érudit, n'aimant que le travail et dans le travail la
vérité historique : à l'abbaye, on l'avait surnommé le
Père scrupuleux, parce que rien n'avait pu le décider
à joindre à son ouvrage un mémoire tendant à réta-
blir l'existence d'un fabuleux roi de Bretagne, Conan
Mériadec, dont les Rohan prétendaient tirer leur ori-
gine.
On ne peut que mentionner ici rapidement, parmi
les autre Bernardins, dom Pierre Guarin, qui rédigea
deux grammaires hébraïques et un dictionnaire
hébreu-latin; dom Joseph Doussot, actif et modeste
collaborateur de Montfaucon; dom Félix Hodin, conti-
nuateur du Gallia Cliristiana; le vieux dom Martène,
étonnant de travail jusque dans la plus extrême
vieillesse, avec dom Ursin Durand son compagnon,
janséniste avoué; dom Maur Dantine et dom Prudent
Maran, deux érudits de grand talent, également
423
MAURISTES, TRAVAUX
424
jansénistes; dom Louis La Taste, le plus redoutable
adversaire du parti. Cette réunion de bénédictins
s'inspirait toujours de l'exemple des devanciers pour
le goût et la passion même de l'érudition; cependant,
au xvni» siècle, la liberté d'esprit était devenue plus
grande, les querelles religieuses jetaient parmi ces
savants la division qui, à la longue, leur deviendrait
funeste.
Jusqu'à la fin de sa vie, Mont faucon demeura le
centre de la docte Académie et maintint la cohésion
de ses éléments : sa réputation incontestée de grand
savant, d'homme d'esprit, d'excellent religieux, le
plaçait au-dessus des querelles sans cesse renais-
santes du jansénisme; les tenants des anciennes tra-
ditions bénédictines continuèrent à se grouper autour
de lui. De nouveaux visages vinrent remplacer les
disparus : les uns, comme Doussot, Le Maître, Fave-
rolles étaient les modestes coopérateurs de dom Ber-
nard, les autres continuaient les grandes entreprises
littéraires de la congrégation ou cherchaient à ouvrir
des voies nouvelles à l'érudition française. Dans cette
dernière catégorie se placent un Jean Raverdy, le
plus habile homme de la congrégation pour déchiffrer
et collationner les manuscrits; un dom Joseph Caf-
fiaux, préparant pendant de longues années un ouvrage
sur les généalogies des vieilles familles françaises, un
dom Jean Hervin, « doux et aimable, à l'esprit si
orné et si juste que plusieurs de nos pères le consul-
taient et lui donnaient même leurs ouvrages à exami-
ner avant de les envoyer à l'impression », est-il dit,
de lui dans le Nécrologe de Saint- Germain-des- Prés,
Bibliothèque Nationale, fonds français, 10 801, fol. 187.
Ce bénédictin a composé lui-même plusieurs ouvrages
auxquels, par humilité, il n'a point voulu mettre son
nom. Il a travaillé à la collection des Conciles de
France, dont il y avait près de six volumes à mettre
au jour quand on le chargea de la bibliothèque après
la mort de dom Lemerault. Il aimait tellement l'étude
qu'on ne le trouvait jamais sans un livre à la main.
Nous serions entraînés bien loin si nous voulions
■ parler ici des travaux de dom Grenier sur la Picardie,
de Guillaume du Plessis sur la ville et les évêques de
Meaux, de dom Tassin et dom Toustain sur la diplo-
matique.
IV. Travaux des maubistes. — Les mauristes,
au point de départ de leurs travaux, ne semblent pas
avoir eu un plan aussi vaste que celui qui fut réalisé
par eux dans la suite.
L'objet primitif fut de faire connaître les grandeurs
passées de l'ordre bénédictin, ce qui nous a valu la
publication des Acta Sanctorum ordinis sancli Benc-
dicti (1668-1701), conçue par Luc d'Achéry, dirigée
par Mabillon, continuée par Ruinart. Elle s'arrête au
xnc siècle : la suite en manuscrit est à la Bibliothèque
nationale, fonds de Saint-Germain. « Tout y est à louer,
écrit A. Mobilier, Les sources de l'histoire de France :
Introduction générale, n. 233, la correction des textes,
l'excellence des notes, l'ampleur et la science des
savantes dissertations; rarement la critique de Mabil-
lon et de ses collaborateurs a été en défaut. » A rôté
de cette œuvre monumentale, il y a les Annales
ordinis sancti Benedicti, excellente histoire critique
de l'institut bénédictin; des publications de textes
comme les Vêlera analccta, les Itinera d'Italie et
d'Allemagne; les Acta martijrum sincera de T. Rui-
nart, recueil des textes hagiographiques de la primi-
tive Église.
Vint ensuite la grande entreprise des éditions pa-
tristiques. Comme nous l'avons fait remarquer dans
l'aperçu historique, l'élan, dans cette direction, fut
donné principalement par dom Vincent Marsolle,
quatrième supérieur général de la congrégation; dési-
reux d'occuper utilement ses religieux, il voulut leur
faire réviser les ouvrages des Pères de l'Église, il favo-
risa l'édition des œuvres de saint Augustin à laquelle
il s'était montré d'abord opposé; il prit ensuite l'ini-
tiative de faire éditer saint Ambroise, etc., conçut la
première idée du Monasticon gallicanum de dom
Michel Germain, puis d'une grande Bibliothèque des
Pères. Il rédigea un programme de cette œuvre à
laquelle devaient prendre part les diverses provinces:
il veilla cependant à ce que le travail ne portât
atteinte ni à la célébration de l'office divin, ni à l'ob-
servance régulière. Ses trois successeurs immédiats
formés à son école entrèrent pleinement dans ses
vues. Dom Arnoul de Loo (1711-1713) parut un mo-
ment moins bien disposé à l'égard des savants qui
séjournaient à Saint-Germain; mais, après lui, dom
Charles de l'Hostallerie encouragea les hommes
d'étude, malgré tous les ennuis que lui causa l'affaire
du jansénisme; il songea à faire composer une his-
toire monastique, et, si ce projet n'aboutit pas, il fit
éclore plus tard des ouvrages analogues. Nombreux
furent les ouvrages composés durant son généralat
(de 1714 à 1720); dom P. Denis a relevé la liste des
principaux. Revue Mabillon, t. v, p. 452-457. Entre
temps dom Mabillon fut amené à formuler les règles
d'une science nouvelle : La Diplomatique. Puis sur le
terrain de l'Histoire, on conçut le dessein de donner
l'Histoire littéraire de la France, l'Art de vérifier les
dates, le Gallia christiana, le Recueil des historiens
de France, etc., de ces entreprises la première et la
dernière seront continuées après la Révolution.
En 1762, à l'époque où l'agitation régnait au sein
de la congrégation de Saint-Maur, on vit le supé-
rieur général, dom Marie-Joseph Delrue, offrir au roi
les services de ses religieux pour les Recherches histo-
riques exposées dans le plan des travaux littéraires
ordonnés par sa Majesté.
Dans cette énumération rapide, nous n'avons pas
signalé les écrits concernant la théologie et le droit
canonique, la liturgie, l'ascétisme : et cependant les
travaux en ces diverses branches occupent une place
respectable dans l'œuvre des mauristes, comme on va
le voir. Le plus simple serait maintenant de renvoyer
aux sources dont les principales sont : dom Tassin,
Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur,
ordre de saint Benoit, in-4°, Bruxelles Paris, 1770;
U. Robert, Supplément ù l'histoire littéraire de la con-
grégation de Saint-Maur, in-4°, Paris, 1881; Ch. de
Lama, Bibliothèque des écrivains de la congrégation de
Saint-Maur, in-8°, Paris, 1882; U. Berlière, Nouveau
supplément à l'histoire littéraire de la congrégation
de Saint-Maur : Notes de Henry Wilhelm, t. i, A-L.,
in-8°, Paris, 1908. Ce dernier est malheureusement
inachevé. Ces divers ouvrages se complètent l'un
l'autre et renseignent même sur la correspondance
et les travaux restés manuscrits. Nous ne pouvons les
suivre; mais, comme en dehors des mauristes qui ont
une notice spéciale dans ce Dictionnaire, il s'en trouve
un grand nombre d'autres qui ont travaillé, soit sur
la théologie, soit sur les sciences auxiliaires de la
théologie, nous ferons ici des uns et des autres une
mention rapide, en les groupant sous les titres géné-
raux qui suivent .
Écriture sainte; patrologie; théologie dogmatique,
morale et droit canonique; ascétisme chrétien et
monastique; histoire ecclésiastique; liturgie et vie
des saints. Il y aura forcément des répétitions de
noms, car beaucoup de nos mauristes ont produit des
œuvres dans ces diverses branches, et l'on en trouve
plusieurs groupés autour d'une même œuvre sous la
direction d'un chef; on n'enverra que mieux de quelle
activité étaient capables ces ouvriers.
1° Écriture sainte. ■ — L'œuvre scripturaire sera
exposée plus sommairement, ayant sa place au Die-
•Vif)
MAURISTES, TRAVAUX
426
tionnaire de la Bible. — Dom J. Ansart (1723-1790),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 10 et Dictionnaire de la Bible,
t. i. col. 656 : Expositio in canlicum canticorum Salo-
monis, in-12, Paris. 1771.- Dom Fr. Aubert (1019-
lti79 ou iCkSI». cf. Berlière-Wilhelm, p. 19, avait com-
mencé un Commentaire sur toute l'Ecriture sainte lire
principalement des œuvres de saint Augustin; par
obéissance il abandonna la lecture de ce saint doc-
teur et son travail. — Dom .M. Dantine (1088-17-16),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 140; une notice dans Yigou-
roux. Dictionnaire de la Bible, t. n, col. 167. Les
psaumes traduits sur l'hébreu avec des notes, Paris,
1739, 3e édit. 1740 (parurent d'abord sous l'anony-
mat). — Dom Th. Dufour (1613-1647), cf. Berlière-
Wilhelm, p. 18.5 : Lingual hebraicœ opus grammaticum
cum hortulo sacrarum radicum. Accedil exercitatio rabbi-
nica ad lectionem sine punctis, cum opusculo de arcanis,
ziphrisque mysticis hebrœorum, Paris, 1642; cette
grammaire fut estimée des savants et eut plusieurs
éditions. D'après Tassin, p. 34, il composa aussi une
Paraphrase sur le cantique des cantiques ; un Essai de
commentaire sur les psaumes. Il avait adhéré au projet
d'une réédition de la Polyglotte de M. Lejay, mais y
renonça parce qu'on ne voulut pas accepter ses vues
sur la préparation. — Dom P. Guarin (1678-1729),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 269, parfait grammairien,
entreprit de publier : Grammatica hebraica, ex optimis
qu<v hucusque prodierunl collecta, ac in usum monacho-
rum O. S. B. e Congr. S. Mauri potissimum claborata,
Paris, 1717, et 2 in-4° 1724; Lexicon hebraicum et
chaldœo-biblicum, 2 in-4°, Paris, 1746; son travail
va de a à m inclus. Les sept lettres suivantes sont de
domN'ic. Le Tournois (1676-1741); les deux dernières de
dom Ph. Girardet (1718-1754). La préface est de dom
.1. Martin qui fit l'éloge de P. Guarin. Ce dernier pro-
jetait encore de publier !e texte hébreu de la Bible
en face duquel un religieux de Saint-Germain aurait
placé la version des Septante. — Dom Bob. Guérard
(1641-1715), cf. Berlière-Wilhelm, p. 270, a publié
L'abrégé de la sainte Bible, en (orme de questions et dt
réponses familières, tiré de différents auteurs, 2 in-12,
Bouen 1707 : l'ouvrage a eu plusieurs éditions de 1711
a 1739, dont une en latin publiée à Anvers. Associé
à dom Delfau pour l'édition des œuvres de saint
Augustin, il trouva le texte de Y Opus imperfeclum
contre Julien. Ces deux pères ayant été soupçonnés
d'avoir composé le livre intitulé : L'abbé commendalaire,
furent séparés et exilés de Saint-Germain. — Dom
J. Martianay (1647-1717), Dict. Bibl., t. iv, col. 827,
et ci-dessus, col. 181, a divers traités sur l'Écriture
sainte : De la connaissance et de la vérité de l'Écriture
sainte, 4 in-12, Paris, 1694; Continuation du premier
traité, solution des difficultés, Paris, 1699; Suite des
entretiens du traité... second traité du canon des livres de
la sainte Écriture depuis leur première publication
jusqu'au concile de Trente, Paris, 1703; Traité métho-
dique ou manière d'expliquer l'Écriture par le moyen de
Irais syntaxes, propre, figurée, harmonique, Paris, 1704;
Harmonie anedytique de plusieurs sens cachés et rap-
ports inconnus de l'A. et du N. Testament, avec une
explication littérale de quelques psaumes, le plan d'une
nouvelle édition de la Bible latine, Paris, 1708; Essais
de traduction, ou remarques sur les traductions fran-
çaises du N. T., Paris, 1709; Le Nouveau testament
de S'.-S. J.-C. trad. en françois sur la Vulgate, Paris,
1712; Traité des vanités du siècle, trad. de S. Jérôme,
ou de son commentaire sur l'Ecclésiaste, Paris, 1715;
Méthode sacrée pour apprendre et expliquer l'Écriture,
Paris, 1716; Psautier en trois colonnes, selon la Vul-
gate, Bruxelles, 1716. De plus, comme éditeur des
œuvres de saint Jérôme, il a donné Défense du texte
hébreu et de la chronologie de la Vulgate, contre le livre
de l'Antiquité des temps rétablie, Paris, 1689; Conti-
nuation de la défense..., Paris, 1693; Remarques sur
la version italique de l'évangile de saint Matthieu qu'on
a découverte dans de fort anciens manuscrits, Paris, 1695;
ces remarques font suite à la Vulgala antiquu lalina
et itala versio evanqelii sec. Matthwum, e vetustissimis
eruta monumentis, Paris, 1695. ■ — Dom J. Mars
(t 1702). U. Bobert, p. 60, signale comme étant de lui.
Psautier suivant l'ordre des pseaumes traduit selon
l'hébraïque et la Vulgate, illustré sur chaque pseaume
d'un clair, docte et relevé sommaire... ms. 80 de la Bibl.
de Tours. — Dom Jacq. Martin (1684-1751), cf. ci-
dessus, col. 217. Les explications de plusieurs textes
difficiles de l'Écriture sainte, 2 in-4°, Paris, ne purent
être mises en vente à cause de leurs bizarreries.
Cependant le Journal de Trévoux compte ce religieux
parmi les plus illustres écrivains de la congrégation
de Saint-Maur. — Dom J. Mège (1625-1691) a publié :
Le psautier général ou les pseaumes de la confession
traduits en français, Toulouse, 1671; Explication ou
paraphrase des pseaumes de David tirée des saints
Pères et des interprètes, Paris, s. d. ■ — Dom de Mont-
faucon (1655-1741), a sur l'Écriture sainte : La vérité
de l'histoire de Judith, Paris, 1690 et 1692; Hexaplo-
rum quœ supersunt (hebr. grec, lat.) ex ms. et ex libris
editis eruit et notis illustravit, B. de Montfaucon.
Accedunt opuscula quœdam anecdota, 2 in-fol., Paris,
1713. — Dom J. G. Morillon (1633-1694) est auteur
de Paraphrases sur le livre de Job, en vers français,
Paris, 1668, et Tours, 1679, sur l'Ecclésiaste, Paris,
1670; sur Tobie, Orléans, 1674, et Paris, 1675; son
poème, Saint Joseph ou l'esclave fidèle, Tours 1679,
fut supprimé à cause de quelques passages trop libres.
— Dom P. Sabbathier (1682-1742). Son œuvre capi-
tale a pour titre : Bibliôrum sacrorum versio vêtus
italica et ceeterze quœcumque in codd. mss. et antiquo-
rum libris reperiri poluerunt, 3 in fol., Beims, 1743;
elle ne fut imprimée qu'après sa mort. Dom Clémen-
cet, qui en rédigea la préface, y fait un bel éloge de
l'auteur et le présente comme un parfait religieux.
Aux références données sur ces religieux, on peut
ajouter E. Mangenot : Les travaux des bénédictins de
Saint-Maur, de Saint-Vanne et de Sainl-Hydulphe, sur
les anciennes versions latines de la Bible, Amiens, 1889.
2° Patrologie. — C'est ici particulièrement que les
mauristes ont fait éclater leur supériorité.
Dom Luc d'Achéry (1609-1685). Avant lui les
œuvres de Lanfranc n'avaient jamais été imprimées;
il les copia, les recueillit, en donna une édition avec
notes et observations, table générale sous ce titre :
B. Lanfranci Cantuarienstis archiepiscopi et Anglise
primatis, O. S. B., opéra omnia quœ reperiri poluerunt,
in fol., Paris, 1648; Venise, 1745; Sur L. d'Achéry, cf.
Berlière-Wilhelm, p. 2-8, et ici t. i, col. 310. — Dom
A. Beaugendre (1628-1708), cf. Berlière-Wilhelm,
p. 32 : Ven. Hildeberti, primo Cenomanensis episcopi,
deinde l'uronensis archiepiscopi opéra, tam édita quam
inedila. Accesserunl Marbodi Redonensis episcopi opus-
cula, in fol., Paris, 1708; dans une préface pleine de
candeur, l'éditeur déclare que ses notes ont été
revues par dom Bené Massuet : il est pa ticulière-
ment digne d'éloges pour avoir entrepris ce travail
dans sa vieillesse. A l'occasion de quelques passages
d'Hildebert assez mal entendus, il se déclare ouver-
tement contre le jansénisme. — Dom Th. Blampin
(1640-1710), cf. Berlière-Wilhelm, p. 45, et ici t. n,
col. 903. Avant lui, dom F. Delfau eut la direction de
l'édition des œuvres de saint Augustin, mais comme
on lui attribua le livre : L'abbé commendalaire, il en
fut retiré en 1675 et exilé à Landevenec. Ce fut donc
dom Blampin qui lui succéda et avec l'aide des reli-
gieux que nous allons nommer publia : .S. Aurelii
Auyuslini opéra emendata studio monuchorum O. S. B.,
congregationis S. Mauri. 11 t. en 8 in-fol., Paris, 1681-
427
MAURISTES, TRAVAUX
428
1700. Les volumes parurent successivement dans
l'ordre suivant tout d'abord en 1681, le t. iv, puis en
1683, le t. v, en 1685, les t. vi et vu, en 1687, les t. i
et ii, en 1688, les t. vin et ix, en 1690, le t. x et en
1700, le t. xi. En 1689 on réimprima les 1. 1 et n sous
la dale de 1679; mais à l'insu de dom Blampin on y
laissa beaucoup de fautes. Cette édition de 1689 se
reconnaît à l'épître dédicatoire, t. i. Au t. x, dans
plusieurs exemplaires se trouve l'analyse du livre de
la Correction et de la Grâce d'Arnaud, pièce qui fut
supprimée par ordre de M. de Harlay. Les éditions
subséquentes furent nombreuses. A signaler celle
d'Anvers de 1700-1701, 12 tomes en 9 in-fol. : elle
contient au t. x l'analyse d'Arnaud et un Appeniix
Augustiniana; celles de Venise, 1729, 1735, et 1833-
1862 sont une réimpression de la première édition de
Paris; celle de Bassano, en 1807 a 18 vol. in-4°. Dans
la Collectio SS. Ecclesise Patrum, Paris, 1838, on compte
43 vol. in-8°. En 1836-1839, l'éditeur Gaume donna
avec la collaboration des bénédictins de Solesmes
VEditio Parisina altéra, emendata et aucta, 11 t. en 13
in-8°; Migne dans sa Patrologie latine, en 1841, a
donné 10 vol. in-4°. Les collaborateurs de dom
Blampin furent dom P. Coustant (1654-1721), qui fut
chargé des tables et dom C. Guesnié. (1647-1722). Ce
dernier est l'auteur de la table générale des ouvrages
de saint Augustin; dom Coustant après avoir tout
relu, ajouta beaucoup de choses qui avaient été omises
dans les tables particulières, et fit insérer la table des
sermons faussement attribués au saint docteur. Dom
H. Vaillant (1619-1678) de concert avec dom J. Du
Frische (1641-1693), avait fait la traduction latine
de la vie de saint Augustin qui fut placée au t. xi.
J. Mabillon composa en 1700 la préface générale pour
laquelle il s'attira de vifs reproches, parce qu'ayant
ménagé les ennemis de la doctrine de saint Augustin, il
mécontenta ses plus zélés défenseurs. Voir art. Mabil-
lon, Dom Nie. Coysot (1726), prit soin de l'impression
et se donna la peine de corriger les épreuves. — Dom
Coustant (1654-1721), cf. Berlière-Wilhelm, p. 142, a
édité les œuvres de saint Hilaire de Poitiers, précédées
d'une vie d'Hilaire d'après ses écrits et d'anciens
monuments, puis de la vie du saint par Venance For-
tunat : S. Hilarii Pictaviensis opéra studio monachortim
O. S. B., in-fol., Paris, 1693. Cette édition fut considérée
comme l'une des meilleures de celles données par les
bénédictins. Dom Coustant eut à défendre son œuvre;
d'où ses Vindicise mss. codd. a R, P. Barth. Germon
impugnatorum, cum appendice in quo S. Hilarii qui-
dam loci ab anonymo obscurati et depravati illuslran-
tur... Paris, 1706, et Vindicise vet. codd. confirmatse,
in quibus plures Patrum atque conciliorum illuslrantur
loci..., Paris, 1715. — Dom M. Didier (1666-1716),
après avoir enseigné la théologie, entreprit une nou-
velle édition de Tertullien : l'affaire n'aboutit pas.
Plusieurs autres bénédictins s'y employèrent, dom
Mcpinot, dom J.-B. Malinghen, dom Duret, dom
P. Henri : la difficulté était de réunir les manuscrits.
— Dom Du Frische (1641-1693), cf. Berlière-Wilhelm,
p. 185, de concert avec dom Le Nourry, travailla
à l'édition des œuvres de saint Ambroise : S. Ambrosii
Mediotanensis episcopi opéra ad manuscriptos codices
vaticanos, gdlicanos, belgicos, neenon ad ediiiones
veteres emendata stud. et labore monachorum O. S. B.,
e congregatione S. Mauri, 2 in fol., Paris, 1686-1690.
Dupin l'a jugée correcte. Une réédition préparée par
dom Le Nourry et dom J. Carré passa ensuite à dom
L. Lemerauit qui fit imprimer le premier volume, et
mourut en 1756. — Dom J. Garet (1627-1694), cf.
Berlière-Wilhelm, p. 236, a édité Cassiodore : Magni
Aurelii Cassiodori senatoris opéra omnia in II tomos
dislribula, ad ftdem mss. cod. emendata et aucta cum
indicibus, 2 in-fol., Paris et Rouen, 1679. — Dom
J. Garnier (1670-1725). cf. Berlière-Wilhelm, p. 237, fut
chargé de donner une nouvelle édition des œuvres de
saint Basile; aidé de dom Favcrolles (1652-1724) il
publia à la suite d'une ample préface : S. Basilii opéra
omnia quœ exstant, vet quœ ejus nomine circumjeruntur,
gr. et lat. op. et studio dom J. Garnier, 1730 et P. Ma-
ran, 3 in-fol. 1721-1730; dom Maran qui a édité le
3e volume a cru devoir refaire en entier la traduction
des Lettres. — Dom G. Gerberon (1628-1711), cf. Ber-
lière-Wilhelm, p. 245 et ici, t. vi, col. 1290, ardent et
fougueux janséniste, a édité S. Anselmi opéra omnia
neenon Eadmeri, monachi cantuariensis hisloria... et
alia opuscula, in-fol., Paris, 1675; cette édition est
loin d'être parfaite; Migne, P. L., t. clvhi-clix, l'a
reproduite avec beaucoup de fautes. ■ — Dom F. Lou-
vard (1661-1739), cf. Berlière-Wilhelm, p. 407 et ici,
t. ix, col. 968, publia Prospectus novse edilionis S. Gre-
gorii Nazianzeni, Paris, 1708; son manuscrit, pour les
œuvres du saint docteur, fut remis à dom Maran, qui
ne put mener l'entreprise à bon terme; dom Clémen-
cet (f 1778) édita seulement le premier volume, sous
ce titre : S. Gregorii Nazianzeni opéra omnia gr. et
lat. ad codd. gdlicanos, vatic, germ., angl. et anli-
quiores edd. casligala, op. et stud. monachorum O. S. B.
e congr. S. Mauri, in-fol., Paris, 1778. L'édition n'a
été complétée qu'au xixc siècle. — Dom J. Mabillon
(1632-1707), cf. t. ix, col. 1425, donna l'édition de
saint Bernard : S. Bernardi abbalis primi Clarevallen-
sis opéra omnia post Horstium denuo recognita,-Q t. en
2 in-fol., Paris, 1667. Il mit la dernière main à l'œuvre
commencée par dom Chantelou (1617-1664); il y fit
paraître tant d'exactitude et d'érudition qu'on en
conclut au rang considérable qu'il allait tenir parmi
les savants de son siècle. — Dom P. Maran (1683-1762),
cf. t. ix, col. 1933, l'un des plus habiles théologiens
de son époque, au dire de dom Tassin, a édité les
œuvres de saint Justin, sous ce titre : S. P. N. Jus-
tini philosophi et marhjris opéra omnia, neenon Tatiani
adversus Grsecos oratio, Athenagorœ legalio pro chris-
tianis, S. Theophili Antiocheni 1res ad Autolycum libri,
Hermise irrisio gentilium philosoph. (gr. et lat.) cum
mss. codd. collata.., in fol., Paris, 1742; celles de
saint" Cyprien : S. Cypriani opéra studio et labore St. Ba-
luzii absolula ac prœjatione et vita Cypriani adornata,
opéra unius e congr. S. Mauri, in-fol., Paris, 1726; on
a vu qu'il avait collaboré aux éditions de S. Basile
et de S. Grégoire de Nazianze. — Dom J. Martianay
(1647-1717), cf. ci-dessus, col. 181, publia : DM
Hieronymi prodromus, seu epistola D. J. Martianay ad
omnes viros doctos cum epistola S. Hieronymi ad Sun-
niam.., Paris, 1690, où il s'agit de montrer la néces-
sité de revoir les ouvrages de ce docteur sur de bons
manuscrits, d'où surgit une ardente polémique avec
Bichard Simon; S. Eusebi Hieronymi opéra emendata,
studio ac labore monachorum O. S. B. (dom A. Pouget et
dom J. Martianay), in-fol., Paris, 1693, 1706. Dom
P. Maran eût voulu revoir et perfectionner cette édi-
tion, mais n'a pu exécuter son projet. — Dom A. Pou-
get (1650-1709), le collaborateur de Martianay, a eu
part également à l'édition des œuvres de S. Athanase.
— Dom R. Massuet (1666-1617) travailla à une édi-
tion de saint Irénée qui parut sous ce titre : S. Irensei
contra hxreses libri V, post Fr. Feuardentiii et J.-B.
Grabbe recensionem castigati denuo, ad mss. codd.
neenon ad antiquiores editiones, observationibus ac
nolis... locupletati, in-fol. 1710; il prit soin également
d'une nouvelle édition de saint Bernard. — Dom
H. Ménard (1585-1644) prépara une œuvre patristique
qui parut seulement après sa mort : S. Barnabœ
aposloli (ut fertur) epistola calholica ab 'antiquis olim
Ecclesise Patribus sub ejusdem nomine laudala et
usurpala, Paris, 1645. — Dom B. de Montfaucon
(1655-1721). A cet étonnant travailleur, le digne émule
429
MAURISTES, TRAVAUX
430
de Mabillon on doit l'édition de deux œuvres patris-
tiques considérables, celles d'Athanasc et de Jean
Chrysoslome : S. P. N. Athanasii, arehiep, Alexandrini
opéra omnia qua citant cl circumfcrunliir, 3 in-fol.,
Paris, 1689, en quoi il fut aidé par dom J. Lopin
(t 1693) et dom A. Pouget ; S. P. N. Joannis Cliryso-
stotni opéra omnia quie extant vel quœ ejus nomine
circumferunlur, 13 in-fol., Paris, 1718-1738; ont col-
laboré, pour la collation des manuscrits, dom F. Fave-
rolles (t 1724), dom Ch. de la Rue (t 1739), dom
M. Bouquet (f 1754) et dom Doussot (t 1752) auxquels
Montfaucon rend un juste hommage dans sa préface.
A -Montfaucon revient encore la Collectio nova Pa-
trum et scriplorum grœcorum, Eusebii Cœsaricnsis,
Athanasii et Cosmœ JEgypti, 2 in fol., Paris, 1706. —
Dom Ch. de la Rue (1684-1739), fut chargé par Mont-
faucon de donner une collection exacte et complète
des œuvres d'Origène; il put en commencer l'impres-
sion, le 3e volume était prêt quand il mourut, le 48 vo-
lume est de son neveu dom V. de la Rue (t 1762). Il
avait été aidé par dom J.-B. Robart (f 1763); on eut
ainsi : Origenis opéra omnia ex variis edit. et codd.
recensila lat. versa atque annotationibus illustrata...
4 in-fol., Paris 1733-1759. — Dom D. de Sainte-Marthe
(1650-1725) se consacra aux œuvres de saint Grégoire
le Grand. Après avoir publié, l'Histoire de saint Gré-
goire le Grand tirée principalement de ses ouvrages,
Rouen, 1697, il remarqua une notable différence entre
les imprimés et les manuscrits des œuvres, et entre-
prit l'édition qui a pour titre : S. Gregorii Magni
opéra omnia studio et labore monachorum O. S. B. c
congr. S. Mauri, 4 in-fol., Paris, 1705; ont pris part
à cette édition : dom G. Bessin (1654-1726) qui fit
l'arrangement et la critique des Lettres avec notes,
dom B. de la Croix, bibliothécaire de Saint-Germain
qui lut les épreuves; l'hommage de cette édition à
Clément XI fut particulièrement agréable au pontife
qui dans un bref fit de grands éloges de la congré-
gation de Saint-Maur. — Dom A. Touttée (1677-1718),
après avoir donné le Programme d'une nouvelle édition
des œuvres de S. Cyrille de Jérusalem, Paris, 1715, édita:
S. Cyrilli Hierosolymitani opéra quœ extant omnia et
ejus nomine circumferuntur ad mss. codd. castigala,
dissertationibus et notis illustrata, in fol., Paris, 1720;
dom Touttée avait achevé la préface et les disserta-
tions, puis fait imprimer le texte quand il mourut.
L'œuvre parut, grâce aux soins de dom P. Maran,
auquel on doit la Dissertation sur les semi-ariens, dans
laquelle on défend la nouvelle édition de S. Cyrille
de Jérusalem contre les auteurs des Mémoires de Tré-
voux, in-12, Paris, 1722.
3° Théologie et Droit canonique. — Moins connue en
général que l'œuvre patristique, cette œuvre théolo-
gique ne laisse pas d'être intéressante.
Dom Louis Bulteau (1625-1693), cf. Berlière-
Wilhelm, p. 88, a donné plusieurs publications con-
cernant l'usure, savoir : La défense des sentiments de
Jactance sur le sujet de l'usure, contre la censure d'un
ministre de la religion prétendue réformée, Paris, 1670,
3« édit., 1677 ; Le /aux dépôt : réfutation de quelques
erreurs populaires louchant l'usure, Lyon et Mons,
1674; 2« édit. sous le titre : Traité de l'usure; ouvrage
très utile à tous les chrétiens, Paris, 1720; Petite morale
de L. Vives, traduction française avec le texte latin,
Paris, 1670. — Dom J. Castel (1677-1741), cf. Ber-
lière-Wilhelm, p. 101 : Lettre ù M... pour servir de
réponse au P. Le Grand et à la dissertation sur la ma-
nière dont les bénéfices simples sont acquis et possédés
par quelques congrégations religieuses, Paris, 1725. —
Dom P. Deforis(tl794 guillotiné), cf. Berlière-Wilhelm,
p. 150-152, fut l'éditeur des œuvres de Bossuet. lia
publié : Réfutation d'un nouvel ouvrage de J.-J. Rous-
seau, intitulé Emile ou de [Éducation, Paris, 1762;
Préservatif pour les fidèles contre les sophismes et les
impiétés des incrédules, Paris, 1764. — Dom J.-B. De-
vienne d'Agneaux (f 1792), cf. Berlière-Wilhelm,
p. 165-170 : Lettre en forme de dissertation contre l'in-
crédulité, Avignon, 1756; Dissertation sur la religion
de Montaigne, Bordeaux, 1773; Éloge historique de
Michel Montaigne et discours sur sa religion, s. 1.,
1775. — Dom M. Fougueré (1641-1709), cf. Berlière-
Wilhelm, p. 227 : Synodus Bethlemilica adversus calvi-
nistas hœreticos, 1672, s. 1., 1676; Celebris historia
monoihelilarum atque Honorii controversia scrutiniis
octo comprehensa, Paris, 1678 (sous le pseudonyme de
J.-B. Tagmanni). — Dom G. Gcrberon (1628-1711),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 245, et ici t. vi, col. 1200.
De ses nombreux écrits mentionnons ici : Apologia pro
Ruperto abbate Tuitiensi in qua de eucharislica veri-
taie eum eatholice sensisse et scripsisse demonslral
vindex G. Gcrberon, Paris, 1669; Catéchisme de la péni-
tence, Paris, 1672. — Dom F. Gesvres (| 1705), cf.
Berlière-Wilhelm, p. 250, et ici t. vi, col. 1340, em-
pêché par la maladie de travailler à une théologie dog-
matique a publié : Theologise et Philosophiœ sophis-
licœ tumulus, brochure de 5 pages in-4°, réponse à une
attaque dans un libelle attribué aux jésuites; Defensio
Arnaldina, Anvers, 1700, où il justifie les bénédictins
d'avoir introduit l'analyse d'Arnaud au t. x' des
œuvres de saint Augustin. — Dom D. Godard (1741),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 254 : Lettre des religieux béné-
dictins à S. Ém. le card. de Fleury et à leur Père général
aux fins d'obtenir la liberté des suffrages qui leur a été
ôtée dans les trois derniers chapitres généraux, s. 1.,
1732; publiée de nouveau, dans dom Louvard, Droits
des chapitres généraux de la congrégation de Saint-
Maur, Nancy, 1739. — Dom M. Gourdin (t 1708),
cf. Berlière-Wilhelm, p. 258-262 : Illuslr. Principis
DD. Guilclmi Egonis landgravi Furstenbergi, arehiep.
Coloniensis legati, violenta abduclio et injusta deteniio,
Anvers, 1674, en vue d'établir que les lois de l'Église,
le droit des gens, la foi publique ont été violés dans
cette détention. — Dom A. Guyard (1691-1760), cf.
Berlière-Wilhelm, p. 275 : Entretien sur les mœurs
du siècle, Nancy, 1736, et Orléans, 1738; Dissertation
sur l'honoraire des messes, s. 1., 1748. — Dom E. Hideux
(1670-1743) et dom P. du Bos (1680-1755), cf. Ber-
lière-Wilhelm, p. 282 et 176 : Traité historique cl moral
de l'abstinence de la viande... par dom G. Berihelet, de
la congrégation de Saint-Vanne, revu, augmenté et im-
primé par les soins de deux mauristes, Rouen, 1731.
— Dom N. Jamin (1710-1782), cf. Berlière-Wilhelm,
p. 291-294 : Pensées théologiqucs relatives aux erreurs
du temps, Paris, 1769, réimprimé avec le suivant;
Traité de la lecture chrétienne, Dijon et Paris, 1774;
Le fruit de mes lectures ou pensées extraites d'auteurs
profanes relatives aux différents ordres de la société,
s. 1., 1775; Placide à Maclovie, ou traité des scrupules,
s. 1., 1774; Placide à Scholastique, ou manière de se
conduire dans le monde, s. 1., 1775. — Dom N. Jomart
(1671-1738), cf. Berlière-Wilhelm, p. 297. Les œuvres
de ce Père, restées manuscrites, sont à mentionner :
Explication du S. Sacrement de l'Eucharistie selon les
principes de M. Descartes; Theologi ad amicum lillerœ
de mystica prece qua fit corpus Christi; Summa conlro-
versiarum ad normam scholarum digcsla; de Ecclesia,
fide, theologia genuinisque carumdem fundamentis; Spi-
cilegium privilegiorum congr. S. Mauri in Gallia,
O. S. B.; Parallèle des anciens et des nouveaux caté-
chismes des Églises de France où l'on voit les change-
ments introduits dans la doctrine sur plusieurs points,
pendant le cours des dernières disputes. Trois imprimés
du même Père se trouvent à la Bibliothèque de Saint-
Nicaise de Reims. Ce sont : Avis important d'un théo-
logien conlrovcrsiste catholique à une personne de consi-
dération de la religion prétendue reformée sur la nëces-
431
MAURISTES, TRAVAUX
432
site d'admettre une seule communion chrélenne, 1710;
Avis important touchant la conscience erronée, 1712;
Avis aux ecclésiastiques de Tournai touchant la crainte
servile, s. d. — Dom I). Labbal (f 1803), cf. Berlière-
Wilhelm, p. 396-310 : Mémoire sur une nouvelle col-
ection des conciles de France, Paris, 1785; Concilio-
rum Galliie tam cdilorum quam ineditorum collectio
op. elslud, monacborum congr. S. Mauri, in-fol., Paris,
1789; la Révolution a arrêté l'impression à la 680°
colonne du t. il, le 1. 1 est très rare; la collection devait
avoir 10 ou 12 volumes. — Dom Fr. Lamy (1636-1711),
cf. Berlière-Vilhelm, p. 319-323 et ici, t. vm, col. 2552.
— Dom L. La Tastc (1684-1751), mort évèque de
Bethléem, cf. Berlière-Wilhelm, p. 332-335 : Lettres
théologiques (25) aux écrivains défenseurs des convul-
sions et aulr2s, miracles du temps, 2 in-4°, Paris, 1733-
1710. Ces lettres excitèrent la bile de la secte. —
Dom Ph. Le Cerf de la Viéville (f 1748), cf Berlière-
Wilhelm, p. 346-347, et ici, t. ix, col. 101 : Histoirede
la Constitution Unigenitus en ce qui regarde la congré-
gation de Saint- Maur, Utrecht, 1736; dom Tassin qui
était janséniste estime que les faits n'y sont pas tou-
jours exactement rapportés. — Dom H. Le Febvre
(t 1660), cf. Berlière-Wilhelm, p. 357; bien qu'on
n'ait de lui aucun écrit, nous le mentionnons ici
parce qu'on le donne comme l'un des plus habiles
théologiens de la congrégation de Saint-Maur; il y
a formé d'excellents élèves, comme dom Mathoud et
d'autres. — Dom P. Le Gallois (1640-1695), cf. Ber-
lière-Wilhelm, p. 359; prédicateur controversiste, il
avait vu un certain nombre de ses propositions censu-
rées par la faculté de théologie de Caen. Il répondit
pour démontrer son orthodoxie : L'abrégé des contro-
verses agitées entre les catholiques et les protestants,
Caen, 1684; Éclaircissements apologétiques de quelques
propositions de théologie contre trois censures de quel-
ques docteurs..., Caen, 1686; Lettre d'un écolier en théo-
logie à un ecclésiastique de ses amis sur deux censures
faites par les soi-disant facultés de théologie, Caen,
1686; Réponse charitable à la lettre diffamatoire adres-
sée à l'Université de Caen..., Caen, 1686. — Dom
F. Le Tellier (1669-1743), cf. Berlière-Wilhelm, p. 378 :
Dissertatio de Ecclesia, s. 1., 1702; beaucoup de ses
dissertations sont restées manuscrites, en voici quel-
ques-unes : De la pénitence des Ninivites sur ce prin-
cipe de théologie morale : qui veut la cause, veut l'effet;
Noies sur l'étendue des obligations des religieux; Sur
les prêts usités dans le commerce. — Dom F. Louvard
(1662-1739). Voir son article, t. ix, col. 968. — Dom
J. Mabillon (1632-1707), cf. t. ix, col. 1425. — Dom
J.-B. Magnin (1670-1752), cf. t. ix, col. 1656, un appe-
lant, élève de dom Gesvres dont il a conservé soigneu-
sement les traités de théologie; il a édité VAndgse
d'Arnauld sur le traité De correptione et gralia de
saint Augustin; Bibliothèque augustinienne ou cata-
logue des ouvrages de MM. de Port-Rogal et autres écri-
vains ecclésiastiques qui ont trave illé comme de concert
pour la défense de l'Église dans le dernier siècle (de-
meuré manuscrit). — Dom P. Maran (1683-1762), voir
t. ix, col. 1934; signalons ici : Divinilas J. C. mani-
festa in Scripturis et Traditione, Paris, 1742; La divi-
nité de N.-S. J.-C. prouvée contre les hérétiques et les
déistes par les écritures de l'A. et du N. Testament,
Paris 1751; Les grandeurs de J.-C. et la défense de sa
divinité contre les P. P. Harduin et Berruger, S. J.,
France (Paris), 1756. — Dom E. Martène (1654-1739).
Voir son article, col. 179. — Dom L. de Massiot (1643-
1717) : Traité du sacerdoce et du sacrifice de J.-C. et de
son union avec les fidèles dans ce mgstère, Poitiers, 1708.
— Dom. R. Massuet (1664-1716) : Lettre d'un ecclésias-
tique au R. P. [Langlois] S. J.,sur celle qu'il a écrite aux
bénédictins de la congrégation de Saint-Maur touchant
le dernier tome de leur édition de S. Augustin, Osna-
bruck, 1691, est donnée comme le meilleur écrit qui
ait été publié dans cette contestation; Lettre à Mgr
l'évêque de Bageux (de Nesmond) sur son mandement
du 5 mai 1707 portant condamnation de plusieurs pro-
positions soutenues par les religieux bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur, La Haye, 1708. — Dom
H. Mathoud (1622-1705). Voir son art., col. 334. —
Dom Fr. Méri (1675-1723) : Discussion critique et
théologiquc des remarques de Al. (Laurent Josse Le
Clerc, sulpicien) sur le Dictionnaire de Moréri, de
l'édition de 1718 par M. Thomas, docteur de Louvain,
s. 1., 1720; sous le nom de Thomas qui était celui de
sa mère, c'est dom Meri qui fait cette discussion. —
Dom B. de Montfaucon (1655-1741), voir son article.
— Dom D. Nageon (1657-1717); on a de lui un poème
sur les écrits des jésuites contre la nouvelle édition des
œuvres de S. Augustin, Besançon, 1702. — Dom
E. Perreau (1675-1741), un des appelants de la bulle :
Traité philosophique et théologique de la vérité, Utrecht,
1731; Histoire des derniers chapitres généraux de la
congrégation de Saint-Maur, s. L, 1736. On l'a regardé
comme l'auteur de la Dénonciation des fameuses
Lettres théologiques de dom L. La Taste, voir plus haut,
col. 416. — Dom L. Pisani (1646-1726) : Lettres d'un
prêtre sur la signature du formulaire, Reims, 1708;
Traité historique et dogmatique des privilèges et exemp-
tions ecclésiastiques, Luxembourg, s. d.; Lettre de M.
à un ecclésiastique qui possède un prieuré en commende,
s. 1. ; a des raisonnements tout à fait singuliers :
confond toujours l'Église avec le pape. — Dom
J.-F. Pommeraye (1617-1687) s'est occupé des conciles
provinciaux : Sanclœ Rotomagensis Ecclesise concilia
et sgnodalia décréta, Rouen, 1677; cette œuvre avait
été commencée par dom Ange Godin (1609-1665),
dom Pommeraye a utilisé ses notes et observations,
continué l'œuvre à partir du concile de Lillebonne
(1080) et mis au jour le travail; dom G. Bessin (1654-
1726) a donné une édition beaucoup plus ample des
conciles de Normandie sous le titre : Concilia Rotoma-
gensis provinciœ, Rouen, 1717, en s'aidant des notes
de dom J. Bellaise (1651-1711). — Dom R. Quatre-
maire (1612-1671) est un défenseur des privilèges :
Privilegium S. Medardi suessionensis propugnatum,
Paris, 1659, réfutation de MM. de Launoy et David
Blondel, par recours à la voie de la prescription ; Concilii
Remensis, quod in causa Godefridi Ambianensis ep.
celebratum fertur, falsitas demonslrala, Paris, 1663,
cette dissertation a été écrite pour défendre les droits
de l'abbaye de Saint-Valéry et justifier les moines du
crime de faux dont les aurait convaincus un concile
(supposé) de Reims vers 1106; Privilegium S. Ger-
mani adversus D. Launog doctoris Parisiensis inquisi-
lionem propugnatum, Paris, 1657; Regalis Ecclesise
S. Germani a Pfalis jura brevi compendio propugnata,
Paris, 1668. — Dom Denys de Sainte-Marthe (1650-
1725) a un Traité delà confession auriculaire contre les
erreurs des calvinistes, Paris, 1685. — Dom V. Thuil-
lier (1685-1736) : Lettre d'un ancien professeur en
théologie de la congrégation de Saint-Maur qui a révo-
qué son appel à un autre professeur de la même congré-
gation qui persiste dans le sien, Paris, 1727; Seconde
lettre de dom V. Thuillier, bénédictin de la congrégation
de Saint-Maur, servant de réplique à la réponse que
lui a faite un de ses confrères qui persiste dans son appel,
avec approbation de MM. Raguet et Tournzlg, et
permission de dom Thibault, supérieur général, Paris,
1727; Troisième lettre, en 1728 (le professeur en ques-
tion était dom J. Gomaut, dont on a la réponse ci-
dessus mentionnée). — Dom Fr. Toustain (1700-1754):
Remontrances adressées aux R. R. P. P. supérieurs
de la Congrégation de Saint-Maur assemblés pour la
tenue du chapitre général de 1733, Paris, 1733; La
vérité persécutée par Terreur ou Recueil de divers
433
MAUHISTES, TRAVAUX
434
ouvrages des saints Pères sur les grandes persécutions
des huit premiers siècles de l'Église pour prémunir les
fidèles contre la séduction et la violence des novateurs,
2 in-12, La Haye, 1733: De l'autorité des miracles dans
l'Église, Paris, s. d. : du même en collaboration avec
doni Tassin : Défense des titres et des droits de l'abbaye
de Saini-Ouen, contre le mémoire de M. Térisse, abbé
commendalaire de Saint-Yictor-en-Caiix. Avec la réfu-
tation d'un anonym; en deux parties, Rouen, 1713. —
Dom A. Trablaine (1098-1702) : Question importante :
Est-il plus avantageux à l'État et à la religion de pro-
téger les communautés religieuses que de les anéantir?
s. 1. n. d. (les idées de l'auteur ne sont pas toujours
justes).
A cette série, se rattachent les nombreux écrits
pour ou contre l'acceptation de la bulle Unigenilus;
il serait trop long de les mentionner.
4° Ascétisme chrétien et monastique. — Sur ce point
encore les mauristes ont apporté une contribution
importante à la théologie.
Dom Luc d'Achéry (1009-1085) : Asceiicorum vulgo
spiritualium opusculorum... indiculus, in-4°, Paris,
PUS; 2« édit. par D. J. Rémi, Paris, 1071; Régula
solitariorum seu exercitia quibus ad pietatem et ad
eccles. munia inslruebat candidalos, sœculo circiter
nono Grimlaieus sacerdos, nunc primum édita, Paris,
1053. — Dom J. Ansart (1723-1790) : Dialogué sur
l'utilité des moines rentes, Paris, 1709; Histoire de saint
Maur, abbé de Glanfeuil, Paris, \112\Elogedc Charles-
Quint traduit du latin de Masenius, Paris, 1777; His-
toire de saint Fiacre et de son monastère, Paris, 1784;
Manuel des pèlerins de Sainte-Reine d'Alise V. et M.,
Paris, 1780; L'esprit de saint Vincent de Paul ou mo-
dèle de conduite proposé à tous les ecclésiastiques, Paris,
1780; Manuel des supérieurs et réguliers... ou l'art de
guérir les maladies de l'âme, Paris, 1776. — Dom
E. Badier (t 1719) : La sainteté de l'état monastique
où l'on fait l'histoire de l'abbaye de Marmoutier... pour
servir de réponse à la Vie de saint Martin de l'abbé Ger-
raise, Tours, 1700. — Dom P. Bastide (1620-1690) :
De antiqua O. S. B. intra Gallias propagatione disser-
talio, Paris, 1072 (contre l'oratorien Lecointe); De
ordinis sancti Benedicti gallicana propagatione liber
anus in quo Regulœ benedictinœ per Gallias omnes
progressus sœc. VII, VIII et IX explicantur, Auxerre,
1683 (réplique au même P. Lecointe). — Dom L. Be-
nard (f 1620) : De l'esprit des ordres religieux, en quoi
il consiste et des moyens de l'acquérir, spécialement de
l'esprit de l'ordre de saint Benoît avec Apologie pour
sa règle, Paris, 1616; Parénèses chrétiennes, ou Ser-
mons très utiles à toutes personnes tant laïques, ecclé-
siastiques que régulières, 2 in-8°, Paris, 1670; Instruc-
tions monastiques sur la règle de S. Benoît, Paris, 1616;
L'éloge bénédictin et combien les bénédictins par leur
science et leur vertu ont honoré et obligé la chrétienté,
Paris, 1618 ; Police régulière tirée de la règle de S. Benoît,
Paris, 1619, — Dom S. Bougis (1630-1714) : Médita-
tions pour les novices et les jeunes profès, et pour toutes
sortes de personnes qui sont encore dans la vie purga-
tive, Paris, 1674 et 1684; Méditations pour tous les
jours de l'année, 2 in-4°, Paris, s. d.; Méditations sur
les principaux devoirs de la vie religieuse, in-4°, Paris,
1699; Exercices spiriluils tirés de la règle de S. Benoît,
Paris, 1712; Régula S. P. X. Benedicti, Paris, 1713. —
Dom Cl. Bretagne (1025-1094) : Méditations sur les
principaux devoirs de la vie religieuse marqués dans
les paroles de la profession religieuse, avec des lectures
spirituelles tirées de l'Écriture sainte et des saints Pères
pour une retraite de dix jours, Paris, 1089; 2e et 3e édit.,
1696 et 1703. — Dom L.Bugnot(t 1073) : Vita et régula
S. Benedicti carminibus expressa, Paris, 1002; Sacra
elogia sanclorum O. S. B. versibus reddilu, Paris, 1663.
— Dom L. Bulteau (t 1093) : Cura clericalis, français
et latin, Paris, s. d. ; Dialogues de S. Grégoire le Grand
traduits en français avec des notes et une dissertation
touchant la vérité de ces dialogues, Paris, 1089. — Dom
N. Canteleu (1629-1002) : Insinuationes divinse pielatis
seu vita et revelationes S. Gerlrudis, V. et abbatissa'
O. S. B., Paris, 1002; 2° édition par dom Mège en
1004. — Dom Cl. Chantelou (1617-1664) : Bibliotheca
l'alrum ascelica, seu selecta veterum Patrum de chris-
tiana cl religiosa per/ectionc opuscula, 5 in-4°, Paris,
1001-1004 (rare); .S. Bernardi abb. Clarevall. parœne-
ticon, pars prima, Scrmones de tempore et de sanclis,
compleclens neenon et vilain S. Malachise, Paris, 1002;
S. Basilii Cœsureœ Cappad. archiep. regularum
fusius dispulalarum liber, s. 1., 1004. — Dom C. Clé-
mencet (f 1778) : Conférences de la mère Angélique de
S. Jean (Arnauld) abbesse de Port-Royal sur les consti-
tutions du monastère de Port- Royal du S.-Sacremenl
(avec le texte des constitutions ^,3 in-12, Utrecht (Paris),
1700. — Dom J. le Contât (1007-1090) : Méditations
pour la retraite des dix fours, pour les supérieurs, Rennes,
1053, Paris, 1008; Méditations pour la retraite des dix
fours, pour les religieux, Rennes, 1002, une 2° édition
sous ce titre : Exercices spirituels propres aux religieux
pendant la retraite des dix fours, Paris, 1004; 3e édit.
1703; Les mêmes ouvrages traduits en latin, par
Fr. Metzger, O. S. B. sous le titre : Dioptra polices
religiosse, Salzbourg, 1094, 1095; L'image du supé-
rieur accompli dans la personne de S. Benoît, Tours,
1050; Conférences ou exhortations monastiques pour
tous les dimanches et fêtes de l'année, Paris et Tours,
1071. — Dom P. Deforis (f 1794) : Exposition de la
doctrine de l'Église sur les vertus chrétiennes, s. L,
1770. — Dom F. Delfau (+ 1076) : Libri de Imitatione
Christi Johanni Gerseni, abb. O. S. B. ilerum asserti
maxime ex fide mss. cxemplarium, Paris, 1673,1674;
dom Delfau ne fut pas !e seul mauriste à revendiquer
le Livre de l'Imitation pour Jean Gersen : ce fut l'opi-
nion courante dans la congrégation de Saint-Maur à
cette époque. — Dom I. Du Four (1613-1047).
Dom Tassin attribue à ce mauriste, le testament spiri-
tuel pour servir de préparation à la mort, sans dire s'il
fut imprimé. Dom Heurtebize, La vie des justes de dom
Martène, 1. 1, p. 52, paraît l'ignorer. — Dom Ed. Duret
(tl758) : Entretiens d'une âme avec Dieu, Avignon,
1740; c'est une traduction de l'ouvrage latin, Chris-
tiani cordis gemitus par Hamon, 1732. — Dom C. Ger-
beron (f 1711) : Le combat spirituel composé en espa-
gnol par Jean de Castagniza O. S. B., et traduit en fran-
çais sur l'original manuscrit, Paris, 1075, Catéchisme
du Jubilé et des indulgences, Paris, 1075; Dissertation
sur l' Angélus, Paris, 1675; La règle des moeurs contre
les fausses maximes de la morale corrompue, Cologne,
1688; Rouen, 1733; Utrecht, 1735; Méditations chré-
tiennes sur la providence de Dieu à l'égard du salut des
hommes, s. 1., 1689; Occupations intérieures pendant la
messe, Bruxelles, 1089 et Paris, 1708 ; La rénovation des
vœux du baptême, Paris, 1708; Le véritable pénitent
ou apologie de la pénitence, Cologne, 1092; La confiance
chrétienne, Utrecht, 1700. — Dom P. Haudiquier
(prieur aux Blancs-Manteaux en 1790, cf. Berlière-
Wilhelm, p. 277) : Histoire du vénérable dom Didier
de la Cour, avec une apologie de l'étal monastique, Paris,
1772. — Dom M. Jourdain (f 1782) : Défense des
constitutions de la congrégation de Saint-Muur, Tou-
louse, s. d. ; Régula S. P. Benedicti et conslitutiones
congr. S. Mauri, Paris, 1770. - - Dom Fr. Lamy
(t 1711): Sentiments de piété sur la profession religieuse,
applicables ù la profession du chrétien dans le baptême,
Paris, 1097, ouvrage le meilleur de ce mauriste; De
la connaissance de soi-même, 0 in-12, Paris, 1094; Lds
saints gémissements de l'âme sur son éloignemcnl de
Dieu : la tyrannie du cor)>s premier sujet de gémir, Paris,
1701 ; Les leçons de la sagesse sur l'engagement au ser-
435
MAURISTES, TRAVAUX
436
vice de Dieu, Paris, 1703; Réflexions sur le traité de la
prière publique, Paris, 1708; De la connaissance et de
l'amour de Dieu avec l'art de (aire un bon usage des
afflictions en cette vie, Paris, .1712. — Dom B. La
Taste (t 1754) : Lettres de sainte Thérèse, trad. de
l'espagnol en français par feue la R. M. Marie-Margue-
rite de Meaupou, dite Thérèse de S. Joseph, prieure du
couvent des carmélites de Saint-Denys, Paris, 1748, t. h
(le 1er volume avait été publié par Pélicot en 1000,
et par Armand en 1600). — Dom Mabillon (1632-
1707) : S. Bemardi de Consideratione libri V ad Euge-
nium III, Paris, 1701 ; La mort chrétienne sur le mo-
dèle de celle de N.-S.-J.-C. et de plusieurs saints et
grands personnages de l'antiquité, le tout extrait des
originaux, Paris, 1702; Instruction sur le renouvelle-
ment de vie adressée aux bénédictines de Dieppe, Rouen,
1874 (publiée par M. de Bouis, d'après un ms. de
Mabillon au fonds Saint-Germain). — Dom Cl. Martin
(1619-1696) : Méditations chrétiennes pour les diman-
ches, les fériés et les principales fêtes de l'année, propres
à toutes sortes de personnes qui aspirent à la perfection
de la vie chrétienne, composées et divisées en deux parties,
par un religieux bénédictin de la congrégation de Saint-
Maur, 2 in-4°, Paris, 1669; le même ouvrage traduit en
latin par Fr. Metzger, 4 in-12, s. l..n. d. ; Conduite
pour la retraite du mois à l'usage des religieux de la
congrégation de Saint-Maur, Paris, 1670 (sept éditions
de cet ouvrage, de 1070 à 1712); Pratique de la règle
de S. Benoît, Paris, 1674 (a eu également plusieurs
éditions en français et en latin); Méditations pour la
fêle et pour l'octave de sainte Ursule, Paris, 1678;
Méditations pour la fête et pour l'octave de saint Nor-
bert, Caen, s. d.; Lettres de la vén. Marie de l'Incar-
nation (sa mère, au Canada), Paris, 1677; Retraite
de la vén. Mère Marie de l' Incarnation, avec une expo-
sition succincte du Cantique des cantiques, Paris, 1682;
L'école sainte ou explication familière des mystères de
la foi, par la Mère Marie de l' Incarnation, Paris, 1684;
Maximes spirituelles tirées des écrits de dom Cl. Martin
(publiées par dom Martène), Rouen, s. d. — Dom
Jacq. Martin (f 1751) : Les confessions de saint Augus-
tin, trad. en français avec le latin, 2 in-8°, Paris, 1741 ;
Le même ouvrage sans le latin, Paris, 1741. — Dom
J. Martianay (1047-1717) : La vie de sœur Magdelaine
du S.-Sacremenl, religieuse carmélite du voile blanc, du
monastère de Beaune, avec, des réflexions sur l'excellence
de ses vertus, Paris, 1711; Tullius christianus, seudivi
Hieronymi Slrid. epistolee selectœ in 1res classes distri-
bulse: éd. nova ab uno e congr. S. Mauri, Paris, 1718
(cette édition anonyme serait posthume, s'il s'agit
de Martianay). — Dom L. Massiot (f 1717) : Traité du
sacerdoce et du sacrifice de J.-C. et de son union avec
les fidèles dans ce mystère, Paris, 1708. ■ — Dom J. Mège
(1025-1691) : S. Ambroise, de l'origine de l'excellence
et des avantages de la virginité, trad. franc, Paris,
1655 et 1664; La morale chrétienne fondée sur l'Écri-
ture sainte et expliquée par les saints Pères, Paris, 1661
(traduction du De institutione laicali de Jonas, év.
d'Orléans); La vie et les révélations de sainte Gertrude,
en français, Paris, 1671 et 1673; Commentaire sur la
règle de S. Benoît, Paris, 1687; Dissertation où l'on
explique l'origine, l'excellence et les avantages de l'état
de virginité, avec divers traités de S. Ambroise sur ce
même sujet, Paris, 1689; La vie de saint Benoît par
S. Grégoire le Grand, avec une explication des endroits
les plus importants et un abrégé de l'histoire de son
ordre, Paris, 1690. — Dom H. Ménard (1585-1644) :
Concordia regularum, auclore S. Benedicto Anianse
abbate, nunc primum édita ex bibliotheca Floriacensis
monasterii, Paris, 1638, ouvrage précédé de la Vie de
S. Benoît d'Aniane, d'après un manuscrit. — Dom
G. Millet (t 1647) : Les dialogues de S. Grég ire le
Grand traduits du latin en français et illustrés d'obser-
vations avec un traité de la translation du corps de
S. Benoît en France, Paris, 1624. — Dom A. de Mon-
gin (1589-1633) : Les flammes eucharistiques, Paris,
1634, publiées un an après sa mort par son frère jésuite.
— Dom R. Morel (1653-1731) : Entretiens spirituels
en forme de prières sur les évangiles des dimanches et des
mystères de toute l'année avec l'ordinaire de la messe,
2 in-12, Paris, 1714-1715; Entretiens spirituels en
forme de prières sur la passsion de Jésus-Christ, dis-
tribués pour tous les jours de carême, Paris, 1716 et
1718; Effusions de cœur ou Entretiens spirituels et
affectifs d'une âme avec Dieu, sur chaque verset des
psaumes et des cantiques de l'Église, Paris, 1716;
Méditations sur la règle de S. Benoît pour tous les jours
de l'année, Paris, 1717; Entreliens sur l'Incarnation de
N.-S.J.-C, distribués pour tous les jours de l'Avent,
Paris, 1718 et 1720; Entretiens spirituels pour servir
de préparation à la mort, Paris, 1721 (et non 1621),
1727, 1755; Entreliens spirituels pour la fêle de l'octave
du S.-Sacremenl, Paris, 1722; Imitation de N.-S.
J.-C, traduction nouvelle avec une prière affective, ou
affection de cœur, à la fin de chaque chapitre, Paris, 1723 ;
Retraite de dix jours sur les principaux devoirs de la vie
religieuse, avec une paraphrase sur la prose du Saint-
Esprit : Veni, sancte Spiritus, Paris, 1723, 1727;
Méditations sur les évangiles de toute l'année, et pour
les principales fêles des saints avec leurs octaves, 2 in-12,
Paris, 1726 ; Du bonheur d'un simple religieux qui aime
son étal et ses devoirs, Paris, 1727; De l'espérance chré-
tienne et de la confiance en la miséricorde de Dieu, Paris,
1728, 1743. — Dom J. Pernetty (f 1801) : Manuel
bénédictin, Paris, 1754; La connaissance de l'homme
moral par celle de l'homme physique, Berlin, 1776; La
vertu, le pouvoir, la clémence et la gloire de Marie, mère
de Dieu, Paris, 1790. — Dom B. Planchette (1607-
1680) : La vie du grand S. Benoît, patriarche des
moines d'occident : ses vertus, ses maximes, les excellences
de sa règle et un abrégé des grands hommes de son ordre,
Paris, 1652. — Dom R. Quatremaire (1612-1671) :
Joannes Gersen, Verccllensis, O. S.B. libri de Imitationc
Christi, contra Th. a Kempis vindicalum J. Frontœi,
can. regul.O. S. August., auctor assertus, Paris, 1649;
Joannes Gersen, ab. Vercell., O. S. B. librorum de Imi-
latione Christi iterum assertus auctor contra refuta-
tionem J. Fronteau, can. regul., Paris, 1650. ■ — Dom
F. Rainssant (f 1651) : Méditations pour tous les jours de
de Tannée, tirées des évangiles qui se lisent à la messe
et pour les principales fêtes des saints avec leurs octaves,
Paris, 1633, 3e édit., augmentée par L. Bulteau, Paris,
1679. — Dom Ch. Rousseau (f 1787) : Le cénobilo-
phile ou lettre d'un religieux français à un laïc son ami,
sur les préjugés publics contre l'état monastique, Paris,
1708. — Dom P. du Sault (1650-1724) : Entreliens
avec J.-C. dans le très S.-Sacrement de l'autel, 5 in-12,
Toulouse, 1701-1703 ; édité en 1706, réimprimé en 1840 ;
Abrégé des entreliens avec J.-C. dans le très S.-Sacre-
ment, pour les prêtres, Toulouse, 1 706 ; Avis et réflexions
sur les devoirs de l'état religieux pour animer ceux qui
l'ont embrassé, Toulouse, 1708, Avignon, 1711; Le
même, augmenté par dom Roussel, 3 in-12, Paris, 1714,
Avignon, 1717; Le religieux mourant ou de la prépa-
ration à la mort pour les personnes qui ont embrassé
l'état religieux, Avignon, 1718; Abrégé du précédent,
Toulouse, 1725. — Dom G. Tarrisse (1575-1648) :
Avis aux RR. PP. supérieurs de la congrégation de
Saint-Maur, Paris, 1632; ce premier supérieur général
a dirigé les travaux concernant la Règle et les cons-
titutions des mauristes. — Dom A. Thévart (1599-
1685) : Exercices spirituels du vén. dom Garcie de
Cisneros, traduits de l'espagnol, Paris, 1655. — Dom
Cl. Turpin : Manuel religieux ou recueil de considéra-
tions affections et pratiques, Paris, 1783. — Dom
Cl. Vidal (t 1724) : La journée chrétienne, Limoges,
437
MAUHISTES, TRAVAUX
438
1678. — Dom B. Vincéans (t 1769) : Conférences mo-
nastiques, 5 in-12, Orléans et Rouen, 1760-1773; Dis-
cours adressés aux religieux de la congrégation de Sainl-
Maur, s. 1., 1763,
5° Histoire générale et locale. — C'est le domaine
où s'est particulièrement exercée l'activité des mau-
ristés.
Dom Luc d'Achéry (t 1685) : Veterum aliquol sirip-
torum qui in bibliothecis maxime benedictinorum latue-
runt spicilegium, 13 in-4°, Paris, 1655-1677; Spicile-
gium sive collectio veterum aliquot scriptorum qui in
GalUiv bibliothecis delituerant, olim opéra et studio
L. d'Achéry... nova editio, ad fidem mss. codd. quo-
rum varias lectiones S. Baluze ac R. P. Ed. Martènc
collcgerunt, 3 in-fol., Paris, 1723. ■ — Dom J. de Bav
(t 1767) : État de la France, par des bénédictins (dom
<le Bar, dom Radier, dom Jalabert), Paris, 1749. ■ —
Dom Ch. Bévy (f 1830) : Histoire des inaugurations
des rois, des empereurs et des autres souverains de l'uni-
vers. Paris, 1776; Histoire de la noblesse héréditaire et
successive des Gaulois, des Français et des autres
peuples de l'Europe, s. 1., 1741. — Dom Cl. Bretagne
(t 1694) : Les merveilles de N.-D. de Bethléem de Fer-
rières en Galinois, s. 1. n. d. ■ — Dom L.-G. Brosse
(t 1686) : Les tombeaux et mausolées des rois inhu-
més dans l'église de Saint-Denis... avec un abrégé des
choses les plus notables arrivées pendant leur règne,
Paris, 1656. — Dom J. Bouillart (f 1726) : Histoire
de l'abbaye royale de Saint- Germain-des-Prés, Paris,
1724. ■ — Dom M. Bouquet (f 1754) : Recueil des histo-
riens des Gaules et de la France, ou Rerum Gallicarum
et Francicarum Scriptores, 23 in-fol., Paris, 1738-
1876; t. i-vm, publiés par dom Bouquet; t. ix et x,
par dom C. Haudiquier (f 1741) et J.-B. Haudiquier,
son frère (t 1775); t. xj, par dom Housseau, Précieux,
Poirier: t. xn et xm en 1786, par dom Clément et
Brial; t. xiv-xvm, par dom Brial, comme mem-
bre de l'Institut de 1806 à 1882. L'Institut de France
fit paraître ensuite les t. xix-xxm (collection devenue
rare). Le même ouvrage, nouv. édit sous la direction
de M. L. Delisle, 19 in-fol., Paris Palmé, 1869-1880
(formera 25 vol.). Les bénédictins avaient laissé pour
les publier à part les Historiens des croisades, tant
orientaux que latins et grecs ; on y travaillait au mo-
ment de la Révolution, dom Berthereau (f 1794) avait
laissé 31 vol. mss. Bibl. nat. 9050-9080, fonds fran-
çais. — Dom C. Bourdin (f 1726) : La relation d'un
voyage en Italie, s. 1. n. d. — Dom J. Bourget (t 1776) :
Histoire de l'abbaye royale du Bec (publiée au t. xn
des Mém. de la société des antiquaires de Normandie). —
Dom G. Bugnatre (t 1779) : Prospectus de mémoires
pour servir à l'histoire du Laonnais, s. 1., 1768. ■ —
Dom L. Bulteau (f 1693) : Essai de l'histoire monas-
lique d'Orient, Paris, 1678; Abrégé de l'histoire de
l'ordre de S. Bencît, 2 in-4°, Paris, 1684-1694, les
I. m et iv sont restés mss. ■ — Dom M. Carrière (?) :
Discours pour servir de prospectus à l'histoire générale
de Guyenne, Bordeaux, 1742. — Dom P. le Cerf de la
Viérille (f 1748) : Bibliothèque historique et critique
des auteurs de la congrégation de Saint-Maur, La
Haye, 1726; Histoire de la constitution Unigenitus,
en ce qui concerne la congrégation de Saint-Maur,
l'trecht, 1736. — Dom J. Cladière (t 1720) : Histoire
des miracles de N.-D. de Vaslinières (7) sous le
Mont d'Or, Clermont, 1690 (réimprimé en 1844 sous
le titre : Histoire de la sainte-Chapelle de N.-D. de
Vassivière, près du Mont d'Or, en Auvergne, Cle-mont).
— Dom C. Clémencel (t 1778) : Histoire générale de
Port-Royal depuis la réforme de l'abbaye jusqu'à son
entière destruction, 10 in-12, Amsterdam, 1755-1757.
•— Dom I. Coquelin (f 1682). Historiée regalis abba-
tiœ Corbeiensis compendium (publié par la Soc. des anti-
quaires de Picardie). Dom M. Dantine (t 1746) :
L'art de vérifier les dates des faits historiques, des
chartes, des chroniques et autres monuments depuis la
naissance de J.-C, par les religieux bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris, 1750; ont
collaboré à cette œuvre dom Durand, domClémencet:
2° édit. par dom Clémencct, Paris, 1770; le même
ouvrage, réimprimé avec des corrections, annotations et
continué jusqu'à nos jours par M. \A. Viton] de
Saint-Alais, 18 in-8°, Paris, 1818-1819; L'art de vérifier
les dates des faits historiques des chroniques et autres
anciens monuments, avant l'ère chrétienne... par un
religieux de la congrégation de Saint-Maur (dom Clé-
ment), imprimé, pour la première fois, 5 in-8°, Paris,
1820. L'ouvrage a une continuation, ou 4e partie
sous le titre : L'art de vérifier les dates, depuis l'année
1770 jusqu'à nos jours (jusqu'en 1827)... Cette partie
rédigée par une société de savants et publiée par
M. (Julien) de Courcelles, 19 in-8°, Paris, 1821-1824.
■ — Dom J.-B. Devienne d'Agneaux (f 1792) : Prospec-
tus de l'histoire générale de Guyenne par des religieux
de la congrégation de Saint-Maur; Éclaircissements sur
plusieurs antiquités trouvées à Bo deaux (ms.); His-
toire générale de la France, écrite d"après les principes
qui ont opéré la Révolution, 2 in-8°, Paris. 1791 (l'ou-
vrage n'a pas été achevé, et l'édition des 2 premiers
volumes a été en grande partie détruite). — Dom
Félibien (f 1719) : Histoire de l'abbaye royale de Saint-
Denis en France, in-fol., Paris, 1706; L'histoire de la
ville de Paris composée par dom Félibien, augmentée
et mise au jour par dom Lobincau, 5 in-fol., Paris,
1725. — Dom D. Fournier (t 1737) : Description des
saintes grottes de l'église de l'abbaye royale de Saint-
Germain d'Auxerre, contenant l'abrégé de la vie des
saints dont les corps y reposent, Auxerre, 1714. —
Dom G. Gerberon (f 1711) : Histoire de la robe sans
couture de N.-S. J.-C. qui est révérée dans l'église des
bénédictins d'Argenteuil, avec un abrégé de l'histoire
de ce monastère, Paris, 1676 (ouvrage revendiqué par
dom R. Wyard). — Dom M. Germain (t 1694) : His-
toire de l'abbaye royale de N.-D. de Soissons de l'ordre
de S. Benoît, Paris, 1675; Monasticon gallicanum, Col-
lection de vues topo graphiques représentant les monas-
tères de l'ordre de S. Bencit de la congrégation-dé Saint-
Maur (elle devait former trois volumes) ; le ms a fourni
des matériaux pour le Gallia christiana. — Dom
N. Grenier (t 1789) : Introduction à l'histoire générale
de la province de Picardie, in-4° (manuscrit imprimé à
Amiens, en 1856). -— Dom E. Housseau (t 1763):
Catalogue analytique des diplômes, chartes et actes
relatifs à l'histoire de Touraine, contenus dans la collec-
tion de dom Housseau, par Em. Mabile, employé à la
Bibliothèque nationale, s. I., 1863. — Dom J. Huynes
(t 1651) : Histoire du Mont Saint-Michel au péril de la
mer, éditée par M. de Beaurepairc, 2 in-8°, Rouen,
1872-1877. — Dom J. Langelé (t 1689) : Histoire du
Saint-Suaire de Compiègne, Paris, 1682. — Dom
P. Le Duc (f 1707) : Histoire de l'abbaye de Sainte-
Croix de Quimperlé, publiée par M. Le Men, Quim-
perlé, 1879. — Dom I. Lenoir (f 1792) : Mémoire
relatif au projet d'une histoire générale de la province
de Normandie, s. J., 1760; Collection chronologique
des actes et des titres de Normandie (prospectus), Paris,
1788. ■ — Dom J. Liron (t 1749) : Dissertation sur Victor
de Vite, avec une nouvelle vie de cet évéque, Paris, 1706;
Dissertation sur le temps de l'établissement des Juifs
en France, Paris, 1708; Apologie pour les Armoricains
et pour les églises des Gaules, particulièrement de la
province de Tours, où l'on fait voir que celle province
a reçu la foi dès le IV' siècle, Paris, 1708 (contre le
sentiment de dom Lobincau qui fil alors une Contre
apologie); Les aménités de la critique ou Dissertations
et remarques nouvelles sur divers points de l'antiquité
ecclésiastique et profane, 2 in-12, Paris, 1717; Biblio-
439
MAURISTES, TRAVAUX
440
tltèque générale des auteurs de France, 1. I, contenant la
bibliothèque charlraine, Paris, 1718; Singularités his-
toriques et littéraires, contenant plusieurs recherches,
découvertes et éclaircissements sur un grand nombre de
difficultés de l'Histoire ancienne et moderne, Paris,
1743-1710, recueil curieux, recherché. — - Uom A. Lo-
bineau (t 1727) : Lettre à nos seigneurs les États de
Bretagne touchant la nouvelle Histoire de la province,
composée par les soins du R. P. dom M. Audren sur les
titres et les auteurs originaux, in-4° s. 1., 1703; His-
toire générale de Bretagne composée sur les titres et les
auteurs originaux depuis l'année 458, jusqu'en 1532
(ouvrage commencé par dom Le Gallois, continué par
dom Lobineau), 2 in-fol., Paris, 1707; Lettre ù nos
seigneurs les Étals de Bretagne pour la continuation
de l'Histoire 'de Bretagne, Paris, 1707; Contre-apologie
ou Réflexions sur l'Apologie des Armoricains (de dom
Liron), Nantes, 17-08; Histoire des deux conquêtes de
l'Espagne par les Maures d'Abontarique, trad. de
l'espagnol, Paris, 1708; Lettre à M. de. Brillhac pour
servir de réponse aux dissertations sur la mouvance de
Bretagne, Nantes, 1712; Réponse au traité de la mou-
vance de Bretagne, Nantes, 1712. — Dom J. Mabillon.
Voir son article. — Dom J. -Marie Malherbe (f 1827) :
Testament du publiciste patriote ou précis des observa-
tions de M. l'abbé de Mably sur l'Histoire de France,
La Haye et Paris, 1789. — Dom E. Martène. Voir son
article. — Dom J. Martin (t 1751) : Éclaircissements
littéraires sur un projet de bibliothèque alphabétique sur
l'Histoire littéraire de Cave, et sur quelques autres
ouvrages semblables avec des règles pour étudier et
pour bien écrire un ouvrage périodique, s. 1. n. d.;
Éclaircissements historiques sur les origines celtiques
et gauloises, avec les quatre premiers siècles des Annales
des Gaules, Paris, 1744; Histoire des Gaules et des
conquêtes des Gaulois depuis leur origine jusqu'à la
fondation de la monarchie française, 2 in-4°, Paris,
1752-1754. — Dom H. Mathoud. Voir son article. —
Dom J. Mège (t 1691) : La sainte montagne de N.-D. de
Rocheforl, célèbre par les miracles que Dieu y fait
continuellement par les puissantes intercessions le sa
divine mère, Toulouse, 1671. — Dom J. Merle (?)
Lettre d'un bénédictin sur une charte contenant des
privilèges accordés par Clovis 7er au monastère de
Réomé, aujourd'hui Moulier Saint-Jean, s. 1., 1771;
Introduction à l'Histoire de France avec la carie géo-
graphique de la Gaule celtique, Paris, 1795. — Dom B.
de Montfaucon (f 1741). Voir son article. — Dom
H. Morice (f 1750) : Mémoire pour servir de preuves à
l'histoire de Bretagne, avec des planches, 3 in-fol.,
Paris, 1742, 1746; Histoire ecclésiastique et civile de
Bretagne, 2 in-fol., Paris, 1750. — Dom Noël Mars
(t 1702) : La vie du vénér. P. Mars, supérieur des béné-
dictins de la Société de Bretagne, Rennes, 1650. —
Dom J. Pernetty (f 1801) : Relation de la reconnais-
sance des îles Malouines et de l'établissement de la
nouvelle colonie française qui y a été fondée en 1764,
Paris, 1765; Dissertation sur l'Amérique et les Améri-
cains, contre les recherches philosophiques de M. Paw,
Berlin, 1769; Examen des recherches philosophiques sur
l'Amérique et les Américains, et de la défense de cet
ouvrage, Berlin, 1770. — Dom U. Plancher (t 1750) :
Histoire générale et particulière de Bourgogne, avec des
notes, des dissertations et des preuves, 4 in-fol., Dijon,
1739-1748 (dom Salazar et dom Merle ont travaillé au
dernier volume). — Dom T. du Plessis (f 1764) fut
un des collaborateurs du Gallia chrisliana. De plus
on a de lui : Histoire de la ville et des seigneurs de
Coucy, avec des notes, dissertations, pièces justifica-
tives, Paris, 1728; Histoire de l'Église de Meaux et
pièces justificatives, 2 in-4°, Paris, 1731; Lettre au
sujet de la dissertation de M. Lebeuf sur le Soissonnais,
avec la réponse de celui-ci, Paris, 1736; Justification
de dom du Plessis contre quelques endroits de deux
Mémoires de M. l'abbé Tcrrisse au sujet des droits et
des titres de l'abbaye royale de Sainl-Ouen de Rouen,
Rouen, 1744; Nouvelles annales de Paris jusqu'au
règne de Hugues Capel; on y a joint le poème d'Abbon
sur le siège de Paris par les Normands en 885 et 886,
avec des notes, Paris, 1753; Dissertation où l'on démon-
Ire qu'Orléans est l'ancienne ville de Gennabum dont
il est parlé dans César, Orléans, 1736; Description de
la ville et des environs d'Orléans avec des remarques
historiques par Polluche, Orléans, 1736; Description
géographique et historique de la Haute-Normandie, en
deux parties : le pays de Caux, le Vexin, 2 in-4°, Paris,
1740; Histoire de Jacques II, roi d' Angleterre, Bruxelles,
1740. — Dom G. Poirier (t 1803) a été un des conti-
nuateurs de dom Bouquet : Instruction sur la manière
d'inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent
servir aux arts, aux sciences et ù l'enseignement, Paris,
1794. Bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés au
moment de la Révolution, il a, au péril de sa vie,
sauvé du pillage et de la destruction, une grande
partie des manuscrits de l'abbaye. — Dom F. Pom-
meraye (t 1687) : Histoire de l'abbaye royale de Saint-
Ouen de Rouen, ensemble celle des abbayes de Sainte-
Catherine-du-Monl, et de Saint-Amand de Rouen,
Rouen, 1662, Paris, 1663-1664; Histoire des arche-
vêques de Rouen, Rouen, 1667; Histoire de l'église
cathédrale de Rouen, Rouen, 1686. — Dom R. Qua-
tremaire (f 1671) : Histoire abrégée du Mont-Saint-
Michel avec les motifs du pèlerinage, Paris, 1668. —
Dom F. Raissant (t 1651) : Lettre adressée à Mgr le
prince de Lorraine, évêque et comte de Verdun, prince
du saint Empire, pour l'éclaircissement du différend
mû entre les R.R. P. P. de la congrégation de Saint-
Vanne, s. 1., 1630. — Dom Rivet de la Grange (f 1749) :
Nécrologe de Port-Royal-des-Champs (publié par dom
Rivet et le P. Desmares avec un supplément par
Lefèbvre de Saint-Marc), Amsterdam (Rouen), 1723-
1735; Histoire littéraire de la France, par des religieux
bénédictins de la congrégation de Saint-Maur (dom
Rivet, Taillandier, Clémencet et Clément), 12 in-4°,
Paris, 1733-1773. Cet ouvrage a été continué par
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il
atteint présentement le xiv" siècle; Histoire littéraire
de S. Bernard et de Pierre le vénérable (par dom Clé-
mencet), Paris, 1773 (servait de suite à l'Histoire lit-
téraire de la France avant 1814). — Dom T. Ruinart
(t 1709) : Apologie de la mission de saint Maur, apôtre
des bénédictins de France, avec une addition touchant
S. Placide, premier martyr de l'O. S.B., Paris, 1702;
Ecclesia Parisiensis vindicata adv. R. P. Germon duas
disceplationes de antiquis Regum francorum diplo-
matibus, Paris, 1706; L'abrégé de la vie de dom J. Ma-
billon, prêtre et religieux bénédictin, de la congrégation
de Saint-Maur, Paris, 1709. — Dom Denys de Sainte-
Marthe (t 1725) : Réponse aux plaintes des protestants
touchant la prétendue persécution de France, Paris,
1688; Entretiens touchant l'entreprise du prince
d'Orange en Angleterre, Paris, 1689 et 1691; Lettres à
M. de Rancé, abbé de la Trappe, Amsterdam, 1692;
Recueil de quelques pièces qui concernent les quatre
lettres écrites à M. l'abbé de la Trappe, Cologne, 1693;
Gallia chrisliana, seu séries omnium archiepiscoporum,
episcoporum et abbaium Francise, etc., 13 in-fol., Paris,
1715-1785 ; les trois premiers volumes portent le nom
de Sainte-Marthe; les dix autres sont op. et stud.
monachorum congr. S. Mauri, O. S. B. Ces moines
sont dom Thiroux, Hodin, Duclou, Brice, Du Plessis,
Verninac, Henri, Taschereau. En 1856, 1860,
1865, ont paru trois nouveaux volumes;'il ne manque
plus que la province d'Utrecht au plan des bénédic-
tins. Les nouveaux volumes ont, dans le titre :
l Condidit B. Hameau, 3 in-fol., Paris, 1856-1863; le
4ÎI
MAURISTES, TRAVAUX
442
même ouvrage : Editio accuratissime correcla cura
D. Piolin, congre g. Galliiv O. S. B., vol. i-v, xi et xm,
Paris, Palmé," 1872-1880. — Dom Tassin (f 1777) :
Histoire littéraire de la congrégation de Sainl-Maur
O. S. B. où l'on trouve la vie et les travaux des auteurs
qu'elle a produits, in-l°, Bruxelles-Paris, 1770 (à
tendances jansénistes). — Dom Thiroux (| 1731) :
Histoire de l'abbaye de Saint-Florentin-dc-Bonneval
(sous les auspices de la Soc. Danoise), Châteaudun,
1875. — Dom V. Thuillier (f 1736) : Vêtus disciplina
monastica seu Collectio auctorum O. S. B. maximum
partcm ineditorum qui ante sexcenlos fere annos per
Italiam, Galliam, Germanium de monastica disciplina
traclarunl (op. et stud. D. D. Hergolt (?) et Thuillier)
Paris. 1726; Histoire de la nouvelle édition de S. Au-
gustin, Paris, 1736. — Dom V. Tixier (t 1703) : Livre
des choses mémorables de l'abbaye de Saint-Denys entre
les années 1649 et 1652 (publié par M. Douet d'Arcq et
Roux de Limy, au t. m des Registres de l'Hôtel de Ville
de Paris pour le monde). — Dom F. Toustain (t 1754) :
Nouveau traité de Diplomatique par deux religieux
bénédictins, 6 in-4°, Paris, 1750-1765; le second est
dom Tassin, qui après la mort de dom Toustain fut
aidé par dom Baussonnet (t 1780); le même ouvrage
traduit en allemand par Ch. Adelung, 9 in-4°, Erfurt,
1759-1769. — Dom F. de Vaines (?) : Dictionnaire
raisonné de Diplomatique, 2 in-8°, Paris, 1774, excel-
lent ouvrage qui ne se trouve plus dans le commerce.
Les Annales de philosophie chrétienne l'ont réimprimé
avec quelques changements, t. xiv, IIe série, t. v,
p. 1737-1762. — Dom Vaissette (f 1756) : Histoire
générale du Languedoc avec des notes et des pièces jus-
tificatives par deux bénédictins (le second étant dom
C. de Vie) 5 in-fol., Paris, 1730-1745 (est une des meil-
leures histoires particulières de province), a été réé-
ditée au xix» siècle : Histoire générale du Languedoc
commentée et continuée jusqu'en 1830, et augmentée d'un
grand nombre de chartes et de documents inédits,
10 in-8°, à 2 col., Toulouse, 1838-1845. — Dom Cl. de
Vie (t 1734) collaborateur du précédent; de plus :
Vita J. Mabillonii, presbyteri et mon. O. S. B. congr.
S. Mauri a Th. Ruinart, ejus socio, olim gallice scripia,
nunc vero in latinum sermonem translata, Padoue,
1714. — Dom Cl. Vincent (t 1777) : Lettre d'un Rémois
à M. le M. D., ou doutes sur la certitude de celte opinion
que le sacre de Pépin est incontestablement la première
époque du sacre des rois de France, Liège, 1775. —
Dom R. Wyard (t 1714) : Histoire de Saint-Vincent
de Laon, publiée par MM. Cardon et Mathieu, Saint-
Quentin, 1858.
6° Liturgie et Vie des saints. — Plusieurs des
travaux précédemment cités se rapportent à ces deux
sujets.
Dom J. Bouillart (f 1726) : Usuardi marlyrologium
sincerum ad autographi in Sangermanensi abbatia
servati fidem editum, et ab observationibus R. P. Sol-
lerii, S. J., vindicatum, Paris, 1718. — Dom G. Brosse
| ; 1686) : La vie de sainte Euphrosine, V. M., patronne
de l'abbaye de Saint-Jean de Beaulieu-les-Compiègne
tirée des anciens auteurs et trad. en vers français, Paris,
1649; La vie de saint Valéry, en vers latins et français,
Paris, 1659; La vie de sainte Marguerite en vers fran-
çais, Paris, 1669. — Dom L. Bugnot (t 1673) : Sacra
elogia sanctorum O. S. B. versibus redacta, Paris, 1063.
- Dom Fr. Chazal (t 1729) : Office de la translation cl de
filiation de S. Benoît, s. 1. n. d. ; Heures à l'usage de
la congrégation de l'Enfance de Jésus, s. 1. n. d. —
Dom A. Lobineau (t 1727) : Histoire ou Vie des saints
de Bretagne et de personnes d'une éminente piété de celte
province avec une addition à l'Hvtoire de Bretagne,
in-fol., Rennes, 1723 et 1725, rééditée par M. Tres-
voux, 5 in-8°, Paris, 1836-1838. — Dom H. Ménard
(t 1644) ; Martyrologium sanctorum O. S. B. duobus
observationum libris illustralum, in quibus continenlur
multorum sanctorum vitse nunquam haclenus editœ et
prœclara alia antiquitatis monumenla, Paris, 1629; De
unico Dionysio Areopagita Athcnarum et Parisiorum
episcopo, adversus J. Launoy discussionem millitianœ
responsionis dialriba, Paris, 1643. — Dom G. Millet
(t 1647) : Le trésor sacré, ou Inventaire des saintes
reliques et autres précieux joyaux de l'église et du
trésor de l'abbaye de Saint-Denys en France, Paris,
1638; Vindicalse Ecclesiœ Gallicanœ de suo Areopagita
Dionysio gloria, Paris, 1638; Ad disserlationem nuper
evulgatam de duobus Dionysiis responsio, Paris, 1642.
— Dom F. Pommeraye (f 1687) : La vie et les miracles
de S. Romain, archevêque de Rouen, avec un discours
de l'ancienne procession du corps sacré faite tous les
ans en l'église de Saint- Godard, Rouen 1652. — Dom
T. Ruinart (f 1709) : Acta martyrum primorumsincera..,
in-4°, Paris, 1689; traduit en français par Drouet de
Maupertuy sous ce titre : Les véritables actes des mar-
tyrs, 2 in-8°, et 2 in-12, Paris, 1708; Hisloria persecu-
tionis vandalicœ, in II part, dislincta, in-8", Paris,
1694. — Dom H. Vaillant (f 1678) : In nova transla-
tione corporis S. Benedicli apud Floriacum epinicium,
Paris, 1663; Fasti sacri..., Paris, 1674. — Dom G. Vi-
dal (f 1760) : Lettres critiques... sur la vérification des
prétendues reliques de S. Germain d'Auxerre,s. 1., 1702.
— ■ Dom G. Viole (f 1669) : La vie de sainte Reine, V.
M. avec son office et un catalogue des reliques de l'abbaye
de Flavigny, Paris, 1649; La vie et les miracles de saint
Germain, évêque d'Auxerre, avec un catalogue des
hommes illustres de la ville et du diocèse, Paris, 1656.
Bibliographie. — ■ Anger, Les dépendances de Sainl-
German-des-Prés, 3 in-8°, Paris, 1906-1909; U. Berlière, Les
correspondants littéraires des bénédictins de Saint-Maur;
Lettres inédites des bénédictins de Saint Maur, dans Revue
bénédictine, 1889, t. vi, p. 542, 1907, t. xxiv, p. 415;
J. Besse, O. S. B., Les fondateurs de la congrégation de Saint-
Maur, dans Revue des sciences ecclésiastiques,' 1902, t. Il,
p. 141, 230,552; DomBeaunier, Recueil historique des arche-
vêchés, évêchés, abbayes et prieurés de France, dans Archives
de la France monastique, t. IV, Ligugé, 1906; E. de Broglie,
Mabillon et la Société de l'abbaye de Saint- Germain-des-
Prés, 2 in-8", Paris, 1888; du même, Bernard -de Mont-
faucon et les Bernardins (1715-1750), 2 in-8", Paris, 1891;
Chavan de Malan, Bibliothèque des écrivains de la congré-
gation de Saint-Maur, Le Mans, 1881; A. Dantier, Rap-
port sur la correspondance inédile des bénédictins de Saint-
Maur, Paris, 1857; A. de la Borderie, Correspondance his-
torique des bénédictins bretons, Paris, 1880; Ch. de Lama,
Bibliothèque des écrivains de la congrégation de Sainl-Maur,
Paris, 1882; François, O. S. B., Bibliothèque générale des
écrivains de l'ordre de saint Benoit, 4 in-4°, Bouillon, 1777;
Duret, Catalogue des livres composés par les religieux de
Saint- Germain-des- Prés et auteurs de la congrégation de
Sainl-Maur, dans Bouillart, Histoire, de l'abbaye royale de
Saint- Germain, Paris, 1724; E. Gigas, Lettres des bénédictins
de la congrégation de Saint-Maur (1652-17 il), 2 in-8°,
Copenhague, 1892, 1893; Hélyot, Histoire des ordres reli-
gieux et militaires, Paris, 1792, t. vi, p. 288; B. Kukula,
Die Mauriner Ausgabe des Auguslinus, Vienne, 1890-1898;
Le Cerf de la Viéville, Bibliothèque historique et critique
des auteurs de la congrégation de Saint-Maur, La Haye,
1726; Le Comte, L'histoire littéraire de la L'rance, par dom
Rivet, etc., dans Revue Mabillon, 1906, t. n, p. 210 et 1907,
t. in, p. 22 sq., 134 sq.;Mac Carthy, The Hues of the principal
writers of the congrégation of Sainl-Maur, Londres, 1868;
E. Mangenot, Les travaux des bénédictins de Sainl-Maur,
de Saint-Vanne et Saint-llydulphe sur Us anciennes versions
de la Bible, Amiens, 1883; E. Martène, La vie d,s justes,
publiée par dom Heurtebize, dans Archives de lu France
monastique, t. xxvii-xxvm, xxx, Ligugé, 1924-1920 ;Mcrc er,
abbé de Saint-Léger, Remarques critiques sur la biblio-
thèque générale des écriveiins de l'ordre de Sainl-Bcnoil...
adressées aux rédacteurs de l'Esprit des journaux et insé-
rées dans ce journal, octobre et novembre 1778; B. Pez,
Bibliotheca benedictino-mawiana, Augsbourg, 1710; Force
(abbé), Histoire de l'abbaye du Bec, 2 in-8", Evrcux, 1901 ;
Revue Mabillon, publiée par dom Besse, etc., années 1905
443
MAURISTES
MAUROPOUS
444
et sq.; U. Robert, Supplément à l'histoire littéraire de la
congrégation de Suinl-Maur, Paris, 1881; F. Rousseau,
Dont Grégoire Tarrissi, premier su]>érieur général de la con-
grégation de Saint-Maur, Paris, 1924; A. Sicard, Les élu-
des classiques avant la Révolution, Paris, 1887;! \. Stein, Le
premier supérieur général de la congrégation de Saint-Maur,
dans Archives de la France monastique, t. v, Ligugé, li)08;
Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur,
Bruxelles, 1770; Vabuti, Los benediclinos di San Mauri,
Palma de Mallorca, 1899; J.-B. Vanel, Les bénédictins de
Saint- Germai n-des- Prés et les savants lyonnais, Paris, 1894;
du même, Nécrologe des religieux de la congrégation de
Saint-Maur, décédés à l'abbaye de Saint- Germain-des-Prés,
Paris, 1896; Wilhelm et Berlière, Noiwtau supplément à
l'histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, Paris,
1908, le t. i seul a paru; Ziegelbauer, O. S. B., Historia rei
litterariic ordipis sancti Benedicti, Augsbourg, 4 in-:foI.
1754. — ■ Voit aussi les articles : Mauristes dans Catholic
Encyclopaedia, t. x, p. 69-72; Maurus, dans Kirchenlexicon,
t. vm, p. 1059; Mauriner, dans Prot. Realencyclopacdie,
t. xn, p. 446-452.
J, Baudot.
MAUROEIDES Nicolas, prédicateur grec du
xviii6 siècle, né à Argostoli, dans l'île de Céphalonie,
mort en 1788. — D'abord élève de son compatriote,
Vincent Damodos, qui a laissé un cours de théologie
dogmatique encore inédit, il alla compléter ses études
à. Padoue, où il acquit une connaissance sérieuse de la
littérature latine et de la rhétorique. De retour au
pays natal, il se fit ordonner prêtre, et fut bientôt
appelé à Constantinople par le patriarche Séraphin Ier
(1733-1734), qui le nomma prédicateur. De 1734 à
1756, il fit entendre sa parole tantôt à Constantinople,
tantôt en Moldavie, en Valachie et ailleurs. A partir
de 1756, il se fixa dans sa patrie, où il continua son
ministère jusqu'à sa mort. — En 1756, il publia à
Jassy un recueil de semions pour le grand carême et
l'A vent sous le titre : 'Attooto) ixôv Sbcruov, •rçxoi Xôyoi
^uxojepeXeît; eîç ttjv àyîav xal ^syàXyjv TeaaapxxoGTYjv
xal elç tt)v TsaaapaxovOYJjjiepov v/jcrrEiav tôv Xpia-
Touyévvwv. L'ouvrage eut une seconde édition en 1780.
Mazarakés, Bcoypa^i'at tmv êhht'/Juiijv KsçaXXïjvtdv;
K. Sathas, NsoeXXï|V[xt] ptXoXoyta, Athènes, 1868, p. 517.
M. Jugie.
MAUROPOUS Jean, métropolite d'Euchaïtes,
orateur et poète byzantin du xie siècle. I. Vie. II.
Écrits.
I. Vie. — Né en Paphlagonie sur la fin du xc siècle
ou au début du xie, Jean surnommé « aux pieds
noirs », Maup6ro>uç, et plus communément désigné par
le nom de son siège épiscopal : « Jean d'Euchaïtes »,
u//]Tpo7toX''T7]ç Eù-^at'Tcav, parcourut le cycle des
connaissances de son époque sous la direction de deux
de ses oncles, dont l'un fut évêque de Claudiopolis
en Bithynie, et l'autre missionnaire en Bulgarie. Il
acquit même, chose rare à Byzance en ce temps-là, une
connaissance suffisante de la langue latine. Son ins-
truction fut si complète, qu'il put se présenter, en 1044,
à la cour de Constantin Monomaque (1042-1054),
et fut nommé professeur à l'école de philosophie que
dirigeait Michel Psellos. Ce fut lui qui rédigea la No-
velle impériale relative à l'école de droit publiée
d'abord par Leunclavius, Jus grseco-romanum, t. i,
p. 471, et rééditée par P. de Lagarde dans le recueil
des œuvres de notre auteur : Johannis Euchailarum
métropolites quœ in codice vaticano grœco 676 supersunt,
dans Abhandlungen der Gôttingen Gesellschajt der
Wissenschaften, 1881, t. xxvm, p. 202. Le basileus le
prit en affection, et il semble bien qu'il l'ait nommé son
historiographe. Il est sûr, en tout cas, que Jean
commença une Chronique, qu'il interrompit sur un
ordre venu de la cour, comme il le raconte lui-même.
Il tomba en même temps en disgrâce. Sans doute,
sa plume avait été trop audacieuse et pas assez flat-
teuse. Cette disgrâce arriva en 1046. Dégoûté du
monde, notre professeur se fit moine, .et fut bientôt
nommé métropolite d'Euchaïtes, ville du Pont située
entre Gangres et Amasée (aujourd'hui Tchoroum?).
Jean considéra cette nominal ion comme une sen-
tence d'exil, et il n'avait pas tort. Nous voyons par ses
lettres qu'il fit toute sorte de démarches pour obtenir
de revenir à Constantinople. 11 sollicita, en particulier,
l'appui du patriarche Michel Cérulaire et celui de son
ami, Michel Psellos. La faveur de revoir la capitale lui
fut, de fait, accordée sur la fin de l'année 1047, au
moment où se produisait la révolte de Léon Tornikios
(septembre-décembre). Jean profita de la circons-
tance pour étaler son loyalisme envers le basileus en
deux discours, que nous possédons encore. Lagarde,
op. cit., p. 165 sq. Il perdit sa peine, et dut bientôt
regagner sa métropole, où il prononçait un panégy-
rique dans le courant de l'année 1048. Lagarde, ibid.,
p. 141-147. Tout ce que Psellos put pour lui fut de
l'exhorter à rester au poste où la Providence l'avait
placé. C'est alors qu'il chercha sa consolation dans la
prière et la poésie, comme avait fait autrefois saint
Grégoire de Nazianze, après sa démission. Il corrigea
les menées de son église, et institua, dit-on, la fête des
trois hiérarques, c'est-à-dire des trois saints docteurs
de l'Église grecque: Basile de Césarée, Grégoire le
Théologien et Jean Chrysostome, fête que l'Église
orientale de rite byzantin adopta et qu'elle célèbre
encore de nos jours, le 30 janvier. Voir sur l'institution
de cette fête et la légende des menées à ce sujet,
l'article de E. Lamerand, dans le Bessarione, 1898,
t. iv, p. 164-176.
On serait curieux de connaître quelle fut l'attitude
de notre métropolite durant les démêlés de Michel
Cérulaire avec les Latins. Il était sans doute trop loin
de Constantinople pour avoir à y prendre part. Son
nom ne figure pas au bas du décret synodal du 20 juil-
let 1054, qui excommunie les légats du pape et tous
ceux qui sont entrés en communion avec eux. En fait,
la séparation des deux Églises était consommée avant
les événements de 1053-1054, que les contemporains
considérèrent comme une nouvelle escarmouche plus
politique que religieuse de la lutte depuis longtemps
engagée entre l'Ancienne Rome et la Nouvelle. Dans
les écrits publiés de Jean Mauropous, on ne trouve rien
qui sente la polémique anti-latine. On lit, au con-
traire, des affirmations très nettes de la primauté de
saint Pierre dans les canons qu'il a composés. Le
Prince des Apôtres est salué dans l'un d'eux comme
l'intendant du royaume des cieux, la pierre de la foi,
le ferme fondement de l'Église catholique, 'Pô>jjLY)ç ô
7roXioùxoç xal ttjç (îaaiXsiaç ô -c/xnioûyoç, 7) 7T£Tpa t%
TrîaTsœç, ô areppôç ÔEtiiXioçTÎjçxaôoXixr.ç 'ExxX/)o-îaç.
Cf. Pitra, Hymnographie de l'Église grecque, p. cxx.
A peine peut-on apercevoir une allusion à la contro-
verse sur la procession du Saint-Esprit dans ce pas-
sage de la VIe ode du canon pour la fête des trois
hiérarques : « Au commencement était le Verbe
auprès du Père; sans commencement comme lui;
avec le Verbe était l'Esprit, mais il tirait son origine
du Père, tû A6yw IIve5[i.a auvîjv, àXX'lx tou Lev-
V^TOpOÇ. »
La date de la mort de Jean Mauropous est incer-
taine. On sait seulement qu'il survécut à Constantin
Monomaque, pour lequel il composa une épitaphe
(1054), et qu'il précéda dans la tombe Michel Psellos,
mort en 1079. Celui-ci nous a laissé, en effet, l'éloge
funèbre de son ancien ami, où les belles phrases
abondent plus que les données historiques précises.
Le morceau a été publié par Sathas, Meaoacùv ixr]
Pl6Xio67)xy), 1876, t. v, p. 142-167. Certains auteurs,
comme Lequien, Oriens christianus, 1. 1, p. 544 et 1144,
et Fabricius, Bibliotheca graeca, édit. Harlès, t. vm,
p. 627-633, ont prolongé l'existence de Jean jusqu'en
445
MAUROPOUS
446
1092, parce qu'ils l'ont confondu avec son homonyme,
évêque d'Euchaneia en Thracc, qui signa au synode
de Constantinople de 1092, présidé par le patriarche
Nicolas III Grammaticos.
II. Écrits. — L'héritage littéraire de Jean Mau-
ropous comprend des discours, des poésies, des lettres,
une Vie de saint.
1° Les discours publiés sont au nombre de 12, et se
trouvent réunis dans l'édition déjà citée de P. de
Lagarde, qui les reproduit dans l'ordre du Cod. vatic.
grive. 676 : 1. Discours pour la synaxe des saints anges,
z':i Tr(v crjvaçiv tcov àyicov àyysXcùv; 2. Discours pour
la fête des trois hiérarques, etç tooç àytouç rotTÉpaç xai
âiSaaxàXouç, BaaîXeiov tôv Msyav, rprjyôpiov tov
OeôXoyov xal 'Icoâvvr,v tôv Xpua6axo[i.ov. Les mss.
contiennent deux rédactions de ce panégyrique, une
plus courte, dans un ms. du fonds Vatican de la reine
de Suède, l'autre plus développé, représenté par le
texte du Vatic. grœc. 676. Certains critiques, comme
J. Dràseke, Johanncs Mauropus, dans la Byzanti-
nische Zeilsciiri/t, 1893, t. n, p. 490, considèrent la
rédaction plus courte comme l'édition originale. Cela
ne signifie pas, du reste, que la rédaction plus déve-
loppée ne soit pas de la main de Jean, qui a pu retou-
cher lui-même son discours, et en donner une seconde
édition. Pour résoudre la question avec certitude, il
faudrait utiliser les autres sources manuscrites du
discours, qui sont assez nombreuses, et aussi l'édition
parue à Constantinople, en 1852, par les soins de
l'École de Halki d'après un manuscrit de la biblio-
thèque de cette école. Cf. J. Drâseke, ibid., p. 490-491 ;
3. et 4. Deux panégyriques de saint Théodore, martyr,
£'.; Trjv u,v7)pl.y1v toù àyîou (/.âprupoç HeoSœpoo ; 5. Un
panégyrique du saint martyr Théodore célébré le qua-
trième jour après Pâques, eîç tt,v u,VT];j.rjV toù fzeyâXou
TpoTTxioçôpoo [lezà. xpÎTTjv rjfxépav toù nâaxa
tô> o-juivou ; 6. Autre panégyrique du même saint
rappelant un miracle arrivé récemment à l'occasion d'une
incursion des Barbares, elç xr;v rjuipav ttjç [XVT)pi7;ç
toù |i.£yâXou xpoTtaioçopou xal ty)v vùv ysvojzévrjv ènï
toîç 6ap6âpot.ç GaujAaToupyîav ; 7. Discours sur la
dormition de la très-sainte Théolocos, sic, T7)v xoî[i.r1mv
TÎjç ùrcôpayLaç (tleoroxou. Ce discours fut d'abord
publié par Ant. Ballerini dans le tome n de sa Sylloge
monumenlorum de immaculala conceptione B. Virginis,
Rome, 1851, p. "528 sq. C'est le seul discours de Jean
que contienne la P. G. de Migne, t. cxx, col. 1075-1114,
d'après l'édition de Ballerini; 8. Allocution aux fidèles
d'Euchaïta, prononcée par Jean, à la prise de posses-
sion de son siège, npoCTcpcôv^aii; rcpôç tôv Iv Wr/crt-zotç,
Xaôv, ôtî TrpwTOV ènéa-rt] T7) ÈxxXrjaîa ; 9. Discours
prononcé à Constantinople, à l'occasion de la révolte de
Léon Tornikios, elç toùç IxTapâaaovTaç tpôoouç xal
Tàç yivouivaç Qsoaqij.el'xç ; 10. Discours pour remer-
cier Dieu de l'extinction de la révolte, xapiarr]pi.oç Xoyoç
lm Tfj xaOaipsasi ttjç TupavvôSoç, prononcé à Cons-
tantinople le 30 décembre 1047; 11. Un panégyrique
■' sainte Eusébie, martyre d'Euchaïtes, sic ttjv (i.v7)|i.7]v
rijç ôctîxç u.âp-upoç fjfxôv t^ç èv toîç EùxaÎTOiç; 12.
Panégyrique du suint martyr Théodore, dit le Fantassin,
eiç tïjv |i.v/)[i.y)v toù ày'oo [iàpTupoç 7);j.côv ©soScopou,
Ijro! toù ttî^où. — Ces discours sont remarquables au
point de vue littéraire, et on y trouve de beaux mou-
vements d'éloquence. Au point de vue doctrinal, le
plus important est l'homélie sur la Dormition. L'ora-
teur enseigne clairement la mort et la résurrection
glorieuse de la Mère de Dieu, et parle de sa sainteté
en des termes qui peuvent le faire ranger parmi les
docteurs de l'Immaculée Conception. Cf. art. Imma-
culée Conception, t. vu, col. 938.
2° Les poèmes de Jean Mauropous sont de deux
sortes. Les uns sont conformes à la métrique clas-
sique, et constituent une série d'épigrammes en iam-
biques sénaires de longueur inégale. L'édition de
Lagarde en donne 99. Ils furent d'abord publiés par
l'Anglais Matthieu Bust, Joannis, metropolitani
Euchailensis, versus iambici in principalium feslorum
pictas in tabulis historias atque alia varia, Eton, 1610.
C'est l'édition qui est reproduite dans P. G., t. cxx,
col. 1119-1200. La plupart de ces courtes poésies
roulent sur des sujets religieux. On les admire juste-
ment pour leur belle facture classique, leur clarté, leur
concision. Jean excelle à exprimer en quelques mots
bien choisis les vérités les plus hautes et les senti-
ments d'une tendre piété.
Les autres poèmes de l'évêque d'Euchaïtes sont
conformes aux règles de la poésie syllabique des canons.
Leur nombre est considérable et ils sont encore
presque tous inédits. A quelques exceptions près, ils
se rapportent aux fêtes liturgiques. Quelques-uns ont
passé dans les livres liturgiques de l'Église grecque.
Signalons le canon en l'honneur de l'ange gardien, dans
le Grand Horologe; le canon en l'honneur des trois hié-
rarques, dans les Menées, au 30 janvier. Un autre canon
en l'honneur des mêmes saints a été publié par les
Bollandistes dans le t. n de juin des Acta Sanctorum.
Voir ces deux canons sur les trois hiérarques dans
P. G., t. xxix, col. 355 sq. La seule bibliothèque de
Vienne, codd. theolog. grœc. 299 et 309, contient
26 canons paraclétiques en l'honneur de Notre-
Seigneur; 67 canons en l'honneur de la sainte Vierge,
11 canons en l'honneur de saint Jean-Baptiste. Pitra,
Hymnographie de l'Église grecque, p. 83, en signale
8 en l'honneur de saint Pierre, et Barth 8 autres sur
saint Joseph l'Hymnographe. Cf. J. Drâseke, loc. cit.,
p. 463-465. L'inventaire complet de ces pièces dans les
sources manuscrites est encore loin d'être dressé. Les
canons de Jean mériteraient de voir le jour, non seule-
ment pour leur intérêt littéraire, liturgique et doctri-
nal, mais aussi pour les renseignements historiques
qu'on pourrait y puiser, attendu que plusieurs se
rapportent aux événements politiques et religieux
ainsi qu'aux personnages célèbres de son temps. La
perte de la Chronique qu'il avait commencée serait
ainsi en partie compensée.
3° Les lettres de notre auteur publiées dans le recueil
de Lagarde sont au nombre de 77. Leur valeur litté-
raire et historique n'est pas médiocre. Elles nous ren-
seignent, en particulier, sur quelques épisodes de la vie
et sur le caractère de leur auteur.
4° Enfin Jean Mauropous a laissé une pièce hagio-
graphique : la Vie de saint Dorothée le Jeune, son
contemporain, fondateur du monastère de Khilio-
komon, dans le Pont. Publiée d'abord par les Bollan-
distes dans le 1. 1 de juin des Acta Sanctorum, p. 594 sq.,
reproduite dans P. G., t. cxx, col. 1051-1074, elle a été
rééditée par de Lagarde d'après le Vatic. grœc. 676.
En 1884, Papadopoulos Kérameus a publié sous le
nom de Jean Mauropous, dans la MaupoyopSdcTeioç
(3i6Xio07)xrj, p. 38-15, un panégyrique du saint moine
Baras ou Varas, fondateur du monastère de Pétra,
à Constantinople, èyxwfziov eîç tôv ôctiov xal Ge6^o-
pov racrépa Y]u.c5v Bâoav. Mais il ne semble pas
que cette attribution puisse être maintenue, s'il est
vrai, comme l'affirme Gelzer, dans la Zeitsclirijt jùr
wissensch. Théologie, t. xxix, p. 59 sq., que le monas-
tère en question ne fut fondé que sous Alexis Com-
nène (1081-1118). Il faudra songer à Jean, métropo-
lite d'Euchaneia, en Thrace, qui vivait justement sur
la fin du xic siècle.
I. Édition des œuvres. — L'édition la meilleure et la
plus complète des oeuvres de .Jean Mauropous est celle de
Paul de Lagarde : Johaimis Euchaitarum mttropolitœ, f/uœ
in codice Valicano graux S7U sapersunl Johanncs Bollig,
S. J., descripsit, Paulus de Lagarde cdidil, Gœttingue, 1882,
p. 1-288. Elle païut d'abord dans les Abhandlangen der
447
MAUROPOUS MAXIME DE CHRYSOPOLIS (SAINT)
448
Gôltinger Gcsellschaft, hist. phil. Classe, 1881, t. xxvni,
p. 1-288. Comme le titre l'indique, elle avait été préparée
par le jésuite Jean Bollig. Voir sur cette édition les cri-
tiques de S. Lambros, Deutsche Litteralur-Zeitung, 188:5,
t. iv, p. 737-739; celles de K. J. Neumann, Tlieologiselie
Litter-Zeit., 1886, p. 565 sq., celles de W. Fischer, Sludien
zur byzontinischen Gescliichte des XI. Jalirlumdtrls. Pro-
gram. n" 495 des Kônigl. Gymnaxiums zu PUiuen, celles de
V. Vassilievskii, Journal du Ministère de. l'Instruction
publique, Saint-Pétersbourg, 1882, t. ccxxii, p. 388-400;
Matthieu Bust, Joannis mttropolitani Euchailensis versus
iambici, Eton, 1610, et P. G., t. cxx, col. 1119-1200; Acla
Sanctorum Junii, t. i, p. 593 sq., et P. G., t. cxx, col. 1051-
1074; A. Ballerini, Sylloge monnm. de immacul. concept.
B. Mariœ Virgims, Rome, 1851, t. H, p. 528 sq., et P. G.,
t. cxx, col. 1075-1114.
II. Thavaux. — Michel Psellos, Panégyrique di-Jean
Mauropous, éd. J. Sathas, M -.«TatiovtxT, fJtëXeo67JxY|, t. v,
1876, p. 142-167; Fabricius, Bibliotlieca grœca, (dit. Ilarlés,
t. vm, p. 627-637; P. Lambecius, Commentarii de bibliolh.
Vindobon., t. v (éd. Kollar), p. 66 sq., 560 sq.; G. Dreves,
Jolianncs Manropus, Biographischc Sludie, dans Stimmen
aus Maria-Laach, t. xxvi, 1884, p. 159-179, la meilleure
notice biographique avec celle de J. Dràseke, Johanncs
Mauropus, dans la Byzantinische Zeitschrijt, t. n, 1893,
p. 461-493; Krumbacher, Geschichle der byzantinischen
Lilsratur, 2- édit., Munich, 1897, p. 171-172, 740-741;
N. Skabalanovitch, La science byzantine et les écoles au
XIe siècle (en russe), dans la Lecture chrétienne, t. i,
1884, parle des lettres de Jean Mauropous; Arthur Berndt,
Joannes Mauropus. Gedichle ausgeu>ahll und metrisch
iibersetzt, Plauen, 1887 (traduction allemande de quelques
poésies de Jean Mauropous, choisies dans le recueil de
Paul de Lagarde); E. I.amerand, La fête des trois hiérarques
dans l'Église grecque, dans le Bessarione , t. IV, 1898, p. 164-
176; Pitra, Hymnographie de l'Église grecque, p. 61 sq,;
C. Emereau, Hymnographi byzantini, dans les Échos
d'Orient, 1924, t. xxm, p. 197-198. Jean Mauropous a été
canonisé au moins par son neveu Théodore, cubiculaire et
notaire impéiial, qui a composé tout un office ou akolouthie
avec canon, contenu dans le Palat. grive. 138 (de 1299),
fol. 214 V-216 v°.
M. Jugie.
MAURUS Sylvestre, célèbre théologien de la
Compagnie de Jésus (1619-1687). — Né à Spolète
le 31 décembre 1619, il fit à Rome ses études litté-
raires, entra dans la Compagnie le 21 avril 1636 et
continua au Collège romain l'étude de la philosophie
et de la théologie. En 1653 il entre comme professeur
dans ce même établissement qu'il ne quittera plus
guère. D'abord appliqué à l'enseignement de la phi-
losophie, il passa, en 1658 ou 1659, à la chaire de
théologie, qu'il occupa avec la plus grande distinction
pendant vingt-trois ans. Nommé recteur du Collège
romain en 1684, il y mourut le 13 janvier 1687.
Son œuvre littéraire, fort volumineuse, est le fruit de
son enseignement. Elle comporte en premier lieu des
ouvrages philosophiques : Quœslionum philosophica-
rum lîbri quinque, 5 vol. in-8v Rome, 1658; 2° édit,,
Rome, 1670; dont il s'est fait au xixe siècle une réim-
pression en 3 vol., Le Mans, 1875-1876; exposé clair
et complet de la philosophie scolastique telle qu'elle
l'enseignait dans la Compagnie de Jésus, et qui est
demeuré classique. Aristolelis opéra quœ extant omnia
brevi paraphrasi et litterx perpeluo inhœrenle exposi-
tione illustrata, 6 vol., Rome, 1668; l'Éthique parut
séparément, en 2 parties, Venise, 1696 et 1698. Ce
très utile commentaire de l'œuvre philosophique
d'Aristote a été réimprimé récemment par les soins
de F. Ebrle, avec l'aide de plusieurs collaborateurs,
4 vol. in-4», Paris, 1885-1886, t. i : Logique, Rhéto-
rique, Poétique; t. n : Éthique, Politique, Écono-
mique; t. m : Physique; t. iv : Traité De anima et
Métaphysique. Les récents éditeurs ont laissé de côté
les traités aristotéliciens relatifs aux sciences natu-
relles et à la mathématique, que Sylvestre Maure avait
aussi commentés. — Théologien, l'auteur a laissé deux
ouvrages considérables : Quœslionum theologicurum
libri sex, 6 vol. in-12, Rome, 1676-1679, qui recou-
vrent une bonne partie de lu théologie : Dieu, un et
trine (t. i-m); fondements de la morale (t. iv); grâce et
mérite (t. v); vertus théologales (t. \i). — Quelques
années plus tard il reprenait son œuvre sous une forme
un peu différente : Opus theologicum in 1res tomos
distributum, in quo prœcipua lotius theologiœ capila
accurale pertractanlur, qui parut après la mort de
l'auteur, 3 vol. in-fol., Rome, 1687; 1. 1, surtout relatif
à la vie divine; t. h, fondement de la morale, vertus
théologales, justice; t. m, incarnation, sacrements en
général et sacrement de pénitence. Sylvestre Maur
peut compter comme un des bons représentants de la
théologie classique de la Compagnie au xvne siècle;
s'il est moins connu, et aussi moins original, que Gré-
goire de Valencia et que Jean de Lugo, il n'en reste pas
moins un auteur fort estimable.
Il y a une notice importante sur Sylvestre Maur en tète
du t. i de VOpus theologicum; en voir un court résumé en
tête de l'édition de 1885 des Aristolelis opéra; Sommervogcl,
Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v, col. 765-769;
Hurter, Nomenclalor, 3' édit., t. IV, col. 344.
É. Amann.
MAXENCE Jean, l'un des moines scythes, voir
Scythes (moines).
1. MAXIME BERTANI de Valence en Pié-
mont, frère mineur capucin de la province de Milan,
vivaitdans la première moitié du xvme siècle. Par un
sort commun à plusieurs de ses confrères qui s'em-
ployèrent à écrire les Annales de leur ordre, il n'a trouvé
personne pour s'occuper de sa mémoire. On rapporte
seulement qu'il fut un prédicateur de mérite, et sa
mort est mentionnée au nécrologe de la province à la
date du 30 août 1740. L'usage d'alors était que le pré-
dicateur du carême, en plus de son sermon, fit chaque
jour une instruction familière sur la doctrine chré-
tienne. Le P. Maxime y excellait et pendant le carême
qu'il prêchait en 1714, dans la cathédrale de sa ville
natale, la vaste église était pleine pour l'entendre.
C'est le thème de ces instructions qu'il publia dans un
Lezionario calechistico composto e dalo in tuce non solo
per commodo di chi hà cura d'animé, ma anche per utile
di qualunque fedele, in-8°, Milan, 1714. Toute la doc-
trine y est résumée en quarante leçons. L'utilité de ce
modeste ouvrage est suffisamment attestée par ses
nombreuses éditions : 2° augmentée de deux leçons,
ibid., 1717, Venise, 1720, 4° Milan, 1740, Venise, 1750,
1763, 1769. Le P. Maxime composa en outre Rislretlo
délia vita, miracoli e canonizazione di S. Felice da
Canlalice, capuccino, in-8°, Milan, Bologne, 1712, tra-
duit en allemand, Leben, Wunderwerk und Heilig-
sprechung des h. Félix von Cantalicio, Soleure, 1713:
Vita di S. Massimo vescovo di Pavia e protellore di
Valenza, in-8°, Milan, 1716. Nommé annaliste de son
ordre en 1708, il publia Annali dell'ordinc de' fratri
minori cappuccini, parle terza del tomo terzo, in-fol.,
Milan, 1714. Il avait préparé un Appendice aux deux
premiers volumes, mais nous ne savons pour quels
motifs il renonça à ses fonctions avant de le faire
paraître.
Bernard de Bologne, Bibliotlieca scriptorum ord. min.
capuccinorum, Venise, 1747; Vladimir de Bergame, / cap-
puccini dtlla provincia Milanese, Crème, 1898; Necrologio
dtlla pronincia di S. Carlo in Lombardia, Milan, 1910.
P. Edouard d'Alençon.
2. MAXIME DE CHRYSOPOLIS ou
MAXIME LE CONFESSEUR (SAINT). —
I. Vie. II. Écrits. III. Doctrine.
I. Vie. — Les renseignements sur saint Maxime de
Chrysopolis sont contenus dans la Sancti Maximi vita
ac certamen, les Actes de son martyre, œuvre d'Anas-
tase, auxquels il faut joindre l'Hypomnesticon, tous
449
MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR
450
documents qui se trouvent en tète de l'édition des
œuvres de Maxime par Combefls, Paris, 1675, P. G.,
t. xc. ci enfin les lettres dt saint .Maxime lui-même.
Le premier de ces documents est l'œuvre d'un admi-
rateur postérieur qui a utilisé, consciencieusement du
reste, les Actes susdits, en racontant les dernières
années de son héros, mais a dû suivre certaines conjec-
tures au sujet de sa jeunesse et de sa lutte contre
l'hérésie. Les autres documents sont de première
valeur, tout à fait contemporains; ils servent à contrô-
ler, à corriger au besoin, la biographie anonyme. De la
comparaison et de l'examen critique de ces sources,
résulte le tableau suivant de la vie du saint.
Maxime naquit en 580 à Conslantinople d'une
famille illustre, et reçut une éducation très soignée:
vers l'âge de 30 ans, il fut appelé à la cour d'Héraclius
pour y remplir les fonctions de premier secrétaire.
Quelques années plus tard, vers 613-014, il renonçait
à la gloire du siècle et s'enfermait au couvent de
Chrysopolis en face de Constantinople. Plus tard, en
626, il fuyait devant l'invasion perse et passait les
mers. Est-ce Chrysopolis qu'il abandonnait ainsi,
est-ce une autre résidence plus éloignée de la capitale,
on ne sait. L'absence de Maxime dura fort longtemps,
peut-être même fut-elle définitive, malgré les dé-
inarches qu'il fit pour rentrer dans son couvent. Le
lieu de refuge de Maxime fut sans doute l'Afrique.
C'est là que nous le trouvons avec Sophrone, le futur
patriarche de Jérusalem, avant les commencements
publics du monolhélisme. Il assiste probablement aux
efforts de Sophrone à Alexandrie pour abolir le pacte
d'union monénergiste. En 633 ou 634, Maxime, qui
se trouve alors loin de la capitale, reçoit un écrit
volumineux de Pyrrhus qui cherche à l'engager dans
le monénergisme. Maxime se défend assez faiblement
et demande un supplément d'explications; il loue
même Sergius dont la sentence a procuré la paix de
l'Église. Ces éloges montrent que Maxime n'était pas
encore entré en lutte contre la nouvelle doctrine.
En effet, c'est après YEcihèse, et pour défendre les
deux volontés, comme il nous l'apprend lui-même, que
le saint s'est séparé de Pyrrhus, vers 640-641. Jus-
qu'alors, c'est uniquement contre le monophysisme
qu'il dirige sa polémique. En 641, nous constatons
encore la présence de Maxime en Afrique, où il appa-
raît l'ami et le conseiller du préfet Georges. En juil-
let 645, a lieu, à Carthage, en présence du patrice
Grégoire, la célèbre conférence avec le patriarche
déchu Pyrrhus, à la suite de laquelle celui-ci s'avoue
convaincu et accepte d'aller porter à Rome sa pro-
fession de foi orthodoxe. Avant de se rendre dans cette
ville, Maxime provoque en Afrique plusieurs conciles
antimonothélites auxquels il assiste.
Vers la fin de 646, il est au centre de la chrétienté.
Il ne dut pas être étranger à la convocation et à la
tenue du concile du Latran, présidé par Martin Ier
l); mais, simple moine, il n'apparaît pas dans les
délibérations conciliaires. On voit seulement le nom
de Maxime moine au bas d'une supplique des moines
présents à Rome présentée aux Pères du concile. La
force publique impériale vient l'arracher de Rome,
ainsi que le pape Mari in pour faire taire les seules voix
qui dans l'empire proclament l'orthodoxie. En 653,
Maxime est à Constantinople, en compagnie des deux
Anastase, l'un, son disciple, l'autre, l'upocrisiaire
romain. Il y subit plusieurs interrogatoires, où il
confesse la vraie foi. Le premier eut lieu entre sep-
tembre 654 et mai 655. Un l'y accusa, sans pouvoir
le prouver, d'avoir trahi les intérêts de l'Empire. Il
n'en fut pas moins condamné à l'exil, à Byzias. A
Byzias même, le 24 août, commença un second int cr-
oire. Ce fut plutôt une conférence théologique
sur les deux volontés, où Maxime eul tous les avan-
DICT. DP. THÉOL. CATHOL.
tages, si bien que l'envoyé de l'empereur, l'évêque
Théodose, en vint à parler, sincèrement ou non, de
refaire sans tarder l'union avec Rome. Ce n'était pas
là ce qu'on voulait, et Maxime, le 14 septembre,
s'entendait condamner à l'exil et à la prison à Perbcra.
On le ramena en 662 à Constantinople pour y subir
un dernier assaut. Peine perdue. Il fut alors condamné
à l'exil perpétuel, et conduit au pays des Lazes.
Séparé de ses compagnons et enfermé au château de
Schemarum, il y mourut le 13 août de la même année.
Malgré l'affirmation de son biographe, il apparaît
fort douteux que saint Maxime ait jamais été higou-
mène, et le titre d'abbé qu'on lui attribuait n'était
sans doute qu'une appellation respectueuse. Et si
c'est bien lui qui signe dans la supplique des moines
au concile du Latran, comme il est infiniment pro-
bable, l'on doit ajouter qu'il n'était pas prêtre non plus.
Tout son ascendant était fait de sa science et de sa
vertu. Sur le cadre chronologique que nous venons de
tracer, voir notre exposition détaillée, Notes d'histoire
et de clironologie sur la vie de saint Maxime le Confes-
seur, dans les Échos d'Orient, 1927, t. xxvi, p. 24-32.
II. Œuvres. — Malgré une vie agitée, Maxime eut
une grande activité littéraire. On peut classer ses
écrits en cinq groupes : écrits exégétiques; commen-
taires des Pères; écrits théologiques de controverse;
écrits de contenu ascétique et mystique; écrits litur-
giques et divers. Nous donnerons ici les références à
Combéfis, dont la pagination est reproduite dans
Migne (le 1. 1 de Combéfis = t. xc de P. G., le t. u de
Combéfis = t. xci de P. G.) Pour les ouvrages qui ne
sont pas dans Combéfis, nous nous référons directe-
ment à P. G.
1° Écrits exégétiques. — Maxime cherche surtout
dans l'Écriture des leçons morales. Le texte sacré
n'est le plus souvent pour lui qu'un point de départ
pour des considérations ascétiques et mystiques.
Le plus important des écrits de ce genre est celui
intitulé : 1. Queestiones ad Thalassium in locos Scrip-
lurœ difficiles, Comb., t. i, p. 1-296, qui s'ouvre par
un traité sur le mal. Cet ouvrage est un de ceux qui
donnent la plus haute idée de la puissance d'esprit et
de l'originalité du saint; les scholies qui accompagnent
les chapitres sont d'un auteur inconnu du xi» siècle.
2. Quœsliones, inlerrogationes et responsioncs, connu
aussi sous le nom de Quœsliones et dubia, t. i, p. 300-
334. 3. Expositio in Psalmum LIX (Deus, repulisti
nos) ; l'auteur y déploie une exégèse où les nombres
jouent un grand rôle. 4. Orationis dominiez, brevis
expositio, 1. 1, p. 334-356, où l'auteur fait correspondre
chaque demande du Pater à un degré ou état de la vie
chrétienne. 5. Ad Theopemptum scholasticum, sur trois
passages du Nouveau Testament, t. r, p. 635-640.
6. Fragments divers dans les Chaînes qui n'ont pas
encore été réunis.
2° Commentaires des Pères. — Les Pères commentés
par Maxime sont Denys le Mystique et saint Grégoire
de Nazianze.
Le premier surtout fut commenté avec un soin reli-
gieux, dans la persuasion où était notre auteur de
l'identité du personnage avec l'Aréopagite converti
par saint Paul. Ce fut Maxime qui fixa pour ainsi dire
d'une manière définitive l'interprétation catholique
des œuvres de Dcnys. Plusieurs écrits furent consacrés
x cette t ;ti e ( ■■■.iddia m beali Ditnysii libros (Ha
rarchic céleste, Hiérarchie ecclésiastique, Noms divins.
Théologie mystique ). précédés d'un prologue et
d'une êpjxïjveia Àsçewv. On les trouve avec la
traduction latine de Lansselius dans /'. G., t. iv,
col. 14-526. 7. Scholia in epislolas Dionysii, ibid., avec
la traduction de Cordier, col. 527-576. H. Sancli
Maximi Con f essor is de variis diffleillimis locis SS. PP.
Dionysii et Gregorii Nazianzeni ad Thomam virum
X.
15
451
MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR
452
sanctum, sur quatre passages des discours de saint
Grégoire de Nazianze De Filio, et un passage d'une
lettre de Denys à Gaïus. P. G., t. xci, col. 1031-1060.
9. Ambigua in Gregorium Nazianzenum ad Joannem
Cijzici archiepiscopum, ibid., col. 1001-1417.
3° Écrits théologiques et de controverse. — .Maxime a
touché à beaucoup de sujets théologiques dans ses
divers ouvrages, mais il a consacré, peut-on dire, la
plus grande. partie de son activité à la défense du
dogme christologique.
Plusieurs de ces écrits sont dirigés uniquement
contre le monophysisme et ont été composés probable-
ment avant l'entrée en lutte contre le monothélisme,
vers 640-641. Ce sont : 10. De duabus Chrisli naturis,
Comb., t. ii, -p. 76-78. 11. De qualitate, proprietate cl
différentiel ad Theodorum presbylerum in Mazario,
t. h, p. 134-140; 12. Une défense du concile deChal-
cédoine, t. u, p. 140-142. 13. Capita de substantiel seu
essentia et naturel, deque hypostasi et persona, t. u,
p. 143-146. 14. Epislola ad Joannem cubicularium.de
redis Ecclesice decrelis, et adversus Severum hœrelicum,
t. u, p. 259-291. 15. Ad Petrum illustrcm oratio brevis
seu liber adversus dogmala Severi, t. u, p. 291-307, écrite
avant l'avènement de Sophrone au patriarcat, car il y
est question de lui comme moine. 16. Ad eumdem
epistola dogmatica, t. u, p. 307-313. 17. De commuai et
proprio, h. e., de essentia et hypostasi ad Cosmam
diaconum Alex., t. n, p. 313-334. 18. Une autre lettre
au même, t. u, p. 334-336. 19. Ad Julianum Alexan-
drinum de ecclesiastico dogmate quod attinet ad Domi-
nicam incarnationem, t. n, p. 336-339. 20. Ex persona
Georgii làudatissimi prœfecti Africse ad moniales quœ
Alexandriœ a fîde caiholica discesserant, t. u, p. 339-
342. Les écrits énumérés de 14 à 20 occupent dans la
collection des lettres éditées par Combéfis la série xii-
XIX.
Mais c'est surtout contre le monothélisme que le
grand moine eut à lutter. A cette question se rapporte
un grand nombre d'opuscules ou de fragments : 21.
Ad Marinum epistola de duabus in Chrislo voluniatibus,
t. u, p. 1-17. 22. Ad Marinum ex traclatu de operatio-
nibus et voluniatibus, t. n, p. 18-27. 23. Ad Georgium
presbylerum ac hegumenum de Chrisli mysterio, t. n,
p. 27-31. 24. Trois courts fragments contre les mono-
thélites : Super illud : Pater, si ficri polesl, transeal a
me calix, t. n, p. 32-34. 25. Tomus dogmalicus ad
Marinum diaconum in Cyprum insulam missus, t. n,
p. 34-46. 26. Ad episcopum Nicandrum, de duabus in
Chrislo operationibus, t. n, p. 46-58. 27. Ad catholicos
per Siciliam constitutos, t. il, p. 58-69. 28. Ad Marinum
presbylerum Cypri, écrite de Carthage, t. n, p. 69-72.
29. Defloratio ex epistola scriptu ad Petrum illustrem,
où il est question de Pyrrhus, de divers papes, de
Sophrone, écrit sous le pape Théodore, mine pré-
cieuse de renseignements historiques, t. n, p. 74-76.
30. Variœ definitiones, t. n, p. 78-81. 31. Spirilualis
lomus ac dogmalicus adversus Heraclii Eclhesim, ad
Slcphanum Dorensem episc, t. n, p. 81-98, écrite de
Rome avant que parût le Type de Constant (648).
32. De duabus unius Chrisli Dei nostri voluniatibus,
t. n, p. 98-114. 33. Distinclionum et unionum defi-
nitiones, t'. n, p. 115-116. 34. Theodori byzanlini
monolhelilœ quœsliones cum Maximi solulionibus, t. n,
p. 116-123. 35. Tomus dogmaticus ad Marinum presby-
terum, t. n, p. 123-134. 36. Fieri non posse ut dicatur
ima in Chrislo volunlas, t. n, p. 146-149. 37. Capita
decem de duplici voluntate Domini ad oiihodoxos, t. n,
p. 149-151. 38. Ex quœstionibus a Thcodoro monacho
proposais, t. n, p. 151. 39. Divcrsie definiliones
SS. Palrum de duabus operationibus Domini, t. n,
p. 154-158. 40. Disputatio cum Pyrrho, le plus impor-
tant des écrits de Maxime contre le monothélisme,
4. n, p. 159-195. 41. Epistola ad Pyrrhum presbylerum
et hegumenum, t. h, p. 343-347, écrite en 63 I : Maxime
n'avait pas encore pris parti dans la querelle. 42.
Quelques courts fragments, t. n, p. 31-32 et 151. On
peut aussi rattacher à la classe des écrits antimono-
thélites de Maxime : 43. Les Actes de la conférence de
Hyzias entre Maxime et Théodose, évêque de Césarée
de Bithynie, t. i, p. xliv-lviii.
Des écrits de Maxime touchant la Trinité, il ne
reste que : 44. Une lettre à Marin, prêtre de Chypre,
où il a un passage sur la procession du Saint-Esprit,
t. n, p. 70, notre auteur y justifie la ,formuie latine
Filioque; 45. Un fragment ex opère LXII1 dubiorum
ad Achridse regem, t. i. p. 071, et l'explication du pre-
mier texte de saint Grégoire de Xazianze mentionné
plus haut sous le numéro 9.
Au sujet de l'âme humaine, saint Maxime a laissé
un opuscule plein de doctrine : 46. De anima (nature
et propriétés de l'âme), t. n, p. 195-200, et deux lettres :
47. Ad archiepiscopum Joannem, animam esse incor-
poream, t. n, p. 238-243; 48. Ad Joannem (ou Jorda-
nem), animam a morte inlelligere, nec ullam ex jacul-
tatibus quœ insunt a natura amillere, t. n, p. 243-247.
4° Ouvrages de contenu ascétique et mystique. —
Outre les commentaires de l'Écriture et de Denys cités
plus haut, Maxime a composé plusieurs ouvrages à but
directement ascétique.
En premier lieu vient : 49. Le « discours ascétique d
Liber ad pielalem exercens (Xôyoç àa/C/)Tix6ç), t. i,
p. 363-393, dialogue entre un abbé et un jeune moine
sur les principales obligations de la vie religieuse.
50. Les Capita de charitate, 1. 1, p. 394-460, au nombre
de 400, divisés en quatre centuries, forment comme
un appendice du livre précédent. 51. Les Capita
theologica et ceconomica, 1. 1, p. 461-511. 52. Alia capita
243, 1. 1, p. 640-671 53. Ad Georgium prœfectum Africse
sermo horlatorius, t. n, p. 201-218. 54. Trois lettres à
Jean le cubiculaire, De charitate, t. n, p. 219-231, De
trislilia secundum Deum, t. n, p. 231-235, Cur alii
aliis divino judicio prœsinl homines, t. n, p. 253.
5° Ouvrages liturgiques. — 55. Mystagogia, ouvrage
sur le symbolisme de la liturgie, t. n, p. 489-527. Cet
ouvrage a connu de nombreuses éditions, et jusqu'à
une traduction turque en caractères grecs, publiée
à la suite des Proverbes de Salomon à Constantinople
en 1799, in-8"; l'écrit de Maxime, Sep'.ç £xxXï]osvy;v
poo/avisr [xaveoi, occupe la seconde moitié du livre
p. 73-132. Un résumé grec a été fait du traité de saint
Maxime et traduit par Anastase le Bibliothécaire.
Cf. S. Pétridès, Traités liturgiques de saint Maxime et
de saint Germain traduits par Anastase le Bibliothécaire,
dans Revue de l'Orient chrétien, 1905, t. x, p. 289 sq.
et 350 sq. 56. Brevis enarratio christiani paschalis,
écrite en 640 et dédiée à Pierre l'Illustre, P. G., t. xix,
col. 1217-1280.
6° Divers. — Un ms. de Vienne attribue à Maxime
57. Chronologie! succincla vitse Chrisli, extrait d'un
ouvrage plus considérable, publiée par Bratke, dans
la Zeitschrift fiir Kirchengeschichte, t. xm, p. 382-
384. 58. Un certain nombre de lettres de circonstance,
Combéfis, t. ii, passim. 59. Trois hymnes, P. G., t. xci,
col. 1418-1424.
A cette longue liste il faut ajouter les ouvrages iné-
dits suivants : 60. De secundo adventu, Bibliotheca
Coisliniana, p. 310. 61. Suvaywy/) Xéïecov, Combéfis,
t. i, p. 680.
Sous le nom de Maxime sont signalés d'autres
écrits qu'il faudrait examiner de près pour en fixer
l'authenticité. Ce sont : 62. Quœsliones sacrœ miscel-
laneœ ad Nicephorum, Nessel, t. n, p. 2,6.(53. MaÇîfAOO
ôtAoXoyrçToo xscpdcXaia xoct' 'Apeîou, XaêsXXîou x.aî
Eùtù^ouç, dans Cod. sinait., n. 385 de Gardthausen.
64. Sancli Maximi capita XV, dans Cod. palat. grœc.
91, fol. 247. 65. De S. Trinilale et de Christo brevis
MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONI'ESSEUR
454
formula fidei, dans Cad. pal. greec. 328, fol. 151.
66. 'AvriXoY'a u-srà 'Avou,oîou, tîyouv 'Apiavtoxou,
Lambros, Mont Athos, coçl. 4506, fol. 244. 67. Quid
sit peccatam contra Si>iritum Sanction, Bodl. Cromw .,
cod. 10. fol. 347. — Georges Scholarios attribue aussi à
saint Maxime une o\âXs;iç 'OpÔoSôEouxocl Mavixaîou;
cf. Lequien, dans P. G., t. xciv, col. 1505-1506.
7° Ouvrages douteux ou apocryphes. — 1. KeçiXaia
GeoXoy.xà ^TOt ÈxXoyal èx Staçôpcov [3i6Xîa>v tcov te
xa6' '/);a5tç xai tcov OJpxOsv, ou Loci communes, Comb.,
t. ii, p. 528-689, florilège abondant de sentences
inorales dont on n'a pas encore fixé l'auteur ni
l'époque. On a remarqué une certaine relation litté-
raire entre ce recueil et les Sacra Parallela attribués à
saint Jean Damascène. Cf. là-dessus Holl, Texte
und Unlers., nouvelle série, 1. 1, 1897, fasc. 1, p. 342
sq. et t. v, 1901, fasc. 2. p. xxi sq. ; Byzant. Zeilschrift,
t. vu, p. 166 sq. 2. KsçxXoaa Siâcpopx QzoXoyixi te
y.xl olx.ovou.ixa xat 7rept àperîjç xal xaxtxç, Comb.,
t. ii. p. 512-640, divisés en cinq centuries. C'est
l'œuvre d'un compilateur postérieur qui a réuni
là un grand nombre de sentences prises dans les
ouvrages de saiiit Maxime, y compris les ayokiv. qui
les accompagnent. W. Soppa, Die diversa capita unter
den Schrijten des ht. Maximus Confessor in deulscher
Bearbeitung und Quellenkritischer Beleuchtung, 1922,
est parvenu à identifier tous ces Capita, sauf les
48 premiers de la première centurie, qu'il conjecture,
pour des raisons internes, appartenir à saint Maxime,
et le 49e de la troisième centurie, qu'il suppose être
une scholie. Antoine Mélissa serait l'auteur de celte
compilation. 3. Les cinq Dialogues sur la Trinité
(parmi les oeuvres de saint Athanase, P. G., t. xxvin,
col. 1115-1286), souvent attribués à saint Maxime,
sont d'une origine plus ancienne.
III. Doctrine. — 1° Christologie. Nous étudierons
successivement la manière dont Maxime conçoit la
constitution et les opérations de Sauveur.
1. Constitution du Christ. — Les notions métaphy-
siques qui servent à Maxime à exposer le mystère
de l'incarnation paraissent dans l'ensemble emprun-
tées à Léonce de Byzance. Nature, hypostase, union
hypostatique, rôle du nombre, distinction entre
'j~oc77x<y'.ç, àvUTCoaTOCTOv, èvu7TÔ(7TaTov. rapports entre
la nature et l'hypostase, Maxime a là-dessus les
mêmes idées que son devancier. Nous ne les répéterons
donc pas, et nous nous contenterons d'indiquer cer-
tains points de divergence qui marquent chez notre
auteur un efl'ort et un progrès vers plus de clarté.
Tout d'abord, et cette différence est d'importance,
la notion qu'a saint Maxime de l'union physique est
tout à fait distincte de celle de Léonce. Celui-ci, pour
qui toute nature est parfaite et complète, ne conçoit
point d'union naturelle permanente où deux natures
imparfaites concourent à former une nature parfaite,
mais seulement des unions naturelles in fieri et transitu,
où deux natures, altérant mutuellement leurs pro-
priétés, donnent naissance à une nature nouvelle et
distincte. S'il y a donc union permanente entre deux
natures, c'est une union hypostatique. C'est une union
hypostatique donc et non physique qui existe dans
l'homme entre l'âme et le corps. Saint Maxime
s'écarte là-dessus de Léonce. Cette idée d'union natu-
relle permanente qui échappe à celui-ci, il la conçoit
parfaitement. Pour lui, deux natures incomplètes et
imparfaites peuvent former une nature complète et
parfaite, et c'est ce qui a lieu pour notre âme et notre
corps. Entre eux, il n'y a pas seulement union hypo-
statique, mais union naturelle, et d'abord union natu-
relle, car un rapport mutuel d'essence les unit l'un à
l'autre. Telle est la principale dillérencc de concepts
philosophiques qui sépare Maxime de Léonce.
Une autre dillérencc qui découle de la première
concerne l'existence des hypostases. Pour Léonce,
deux hypostases préexistantes peuvent fort bien,
par une union hypostatique, devenir une seule
hypostase et de nouveau se séparer et redevenir deux
hypostases. Rien de tel n'apparaît chez saint Maxime.
Il déclare même expressément qu'une hypostase
préexistante ne peut passer à une hypostase d'une
autre espèce, et se sert de ce principe pour nier la
préexistence des âmes. P. G., t. xci, col. 1024 A.
On conçoit d'après tout cela quelles seront les pré-
cisions nouvelles qu'apporte Maxime dans la théologie
de l'incarnation. La célèbre comparaison de l'âme et
du corps ne peut être pour lui ce qu'elle était pour
Léonce : un pur décalque. Il l'admet, certes, dans les
grandes lignes, à savoir, que de part et d'autre il y a
union entfe substances diverses, et que le résultat en
est une seule hypostase, mais, à descendre dans le
détail, ce n'est pas ressemblance, mais opposition qu'il
constate, puisque dans l'homme que nous sommes, il y
a d'abord union naturelle, fondement de l'union
hypostatique, et qu'entre le Verbe et son humanité il
n'y a qu'union hypostatique, sans union physique.
Aussi, beaucoup plus justement que son devancier,
Maxime peut-il repousser l'expression p.f.a tpûaiç
aûvOeroç. Il est également mieux inspiré que lui quand
il dénie à l'humanité du Christ la possibilité de sa
préexistence à l'incarnation. Cf., sur l'exposé précé-
dent, V. Grumel, La comparaison de l'âme et du corps
et l'union hypostatique chez Léonce de Byzance et saint
Maxime le Confesseur, dans Échos d'Orient, 1926,
t. xxv, p. 393-406.
Dans sa défense du dogme christologique, notre
saint insiste avec force et sur l'unique hypostase et
sur la double nature. C'est une seule et la même hypo-
stase qui subsiste avant et après l'incarnation. Comb.,
t. ii, p. 36, 265, 299. Il accepte franchement la formule
cyrillienne : Mîa çùcnç toû 0eoù Aoyoo aeaapxouiv/;,
ibid., p. 286. Mais c'est sur les deux natures qu'il
insiste le plus volontiers, à cause des monophysites. Il
accentue encore les formules antérieures sur ce sujet.
On disait communément avant lui : « de deux natures
et en deux natures. » Il précise : Le Christ est de deux
natures, il est en deux natures, et il est deux natures.
C'est sa formule favorite : on ne compte pas le nombre
de fois où elle revient sous sa plume. Avec le nombre
des natures, c'est aussi leur intégrité qu'il a à cœur
de maintenir, en particulier l'intégrité de la nature
humaine. De l'homme, le Verbe a tout pris, tout sauf
la qualité d'individu, zcjptç toù ÛTioxstuivou, P. G.,
t. xci, col. 1320. C'est ce principe qu'il poussera
jusqu'au bout dans sa lutte contre les monothélites.
Les passions elles-mêmes ont été assumées, celles du
moins qui sont compatibles avec la sainteté du Sau-
veur. Mais elles ont été en lui d'une manière surnatu-
relle, c'est-à-dire, qu'elles étaient toujours mues, et
non motrices, ibid., col. 1053 C.
Un dernier point que Maxime affirme avec une
particulière énergie est la maternité divine de Marie.
Il dit expressément que Marie est la mère du Verbe
lui-même, l'un de la Trinité, Comb., t. n, p. 287, qu'elle
a conçu vraiment le Verbe lui-même, engendré du
Père avant tous les temps, ibid., t. n, p. 332, que le
Verbe lui-même a été en elle le germe qui la féconda.
Ibid., t. h, p. 29, 537, 553.
• 2. Les opérations du Christ. — A propos des opéra-
tions du Christ se pose un double problème, le second,
du reste, grelfé sur le premier. Il y a d'abord le pro-
blème qu'on peut appeler ontologique, à savoir : Étant
donné qu'il y a en Jésus-Christ deux natures et une
hypostase, devra-t-on dire qu'il y a deux activités, ou
bien une seule activité.' en d'autres termes : l'activité
ressortit-elle à la nature ou à l'hypostase'? Le second
problème, qu'on peut appeler psychologique ou moral,
455
MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR
456
est celui-ci: La personnalité divine dans l'union hypo-
statique supprime-t-elle le ressort de l'activité hu-
maine, la volonté?
La réponse de Maxime au premier problème est que
l'activité est chose de nature, et par conséquent suit
toujours la nature et en est inséparable. Comb., t. n,
p. 71, 191-192. Le Verbe, ayant assumé la nature
humaine, a donc pris avec elle l'activité humaine.
Maxime établit longuement, et à toute occasion, que
l'agir est chose de nature. C'est même, pour lui,
l'action qui fait la distinction des choses. On ne les
connaît que par là. L'activité des êtres tient à leur
essence, et rien n'est qui n'agisse; ce qui n'agit pas
n'a pas d'être. Ce n'est pas que Maxime sépare tota-
lement l'action de l'hypostase. Il ne l'en sépare pas plus
qu'il n'en sépare la nature. C'est bien l'hypostase qui
agit, mais par la nature, et donc l'agir doit se dénom-
brer par la nature. C'est pourquoi en Dieu, où il n'y
a qu'une nature en trois hypostases, il y a, non pas
trois activités, mais une seule. Inversement, en Jésus-
Christ, où il y a deux natures en une hypostase, il y a
aussi deux activités, et non une seule, t. h, p. 174. C'est
là l'un des principaux arguments que saint Maxime
reproduit sans cesse contre les hérétiques. Mais, si les
hypostases de même nature ont une même espèce
d'activité, il y a cependant des différences dans la
manière de la réaliser, t. n, p. 71. Tous les hommes
parlent, ou rient, mais chacun a sa manière particu-
lière de parler ou de rire, et vis-à-vis de la loi des
mœurs, les uns sont bons, les autres sont mauvais. A
l'hypostase appartient donc quelque chose de l'acti-
vité, un mode particulier qui lui est propre et qui est
incommunicable, et qui est une propriété hyposta-
tique. Mais ce mode ne change pas l'espèce ontologique
de l'activité, il n'en est qu'une expression différente
selon les individus, t. n, p. 186-187.
La solution que Maxime apporte au problème onto-
logique des opérations du Christ est donc très simple
et très claire. L'activité, comme propriété naturelle,
appartient à la nature, en est inséparable, et donc se
multiplie selon la nature. Puisqu'en Jésus-Christ il y a
deux natures, il est nécessaire qu'il y ait aussi deux
activités. Par suite, l'hypostase unique, qui ne fait
point de deux natures une seule nature, ne saurait
faire non plus de leurs deux activités une seule acti-
vité; elle fait seulement que les opérations humaines,
ont leur cachet propre, du fait que la nature humaine
qui les produit appartient hypostatiquement à la
divinité et participe à sa puissance, t. n, p. 52-53.
L'effet de ces deux activités, humaine et divine peut
être unique, comme il arrive dans les miracles, et
c'est dans leur conjonction que Maxime voit réalisée
la parole de Denys : èvépyeoa GeavSptxr), dont se pré-
valaient les monénergistes. Cette célèbre expression
contient pour lui l'affirmation des deux natures. Il
explique aussi en ce sens la ouyTev/); xoù Si'àfJKpoïv,
è7riSe8eiY(jiévY] èvépyeia de saint Cyrille d'Alexandrie,
t. il, p. 43-44.
Le problème psychologique ou moral concernant la
volonté était plus délicat, à cause du caractère
d'autonomie que présente à première vue cette faculté
et de la dépendance absolue où doit rester l'humanité
du Christ vis-à-vis de sa divinité. Avant tout, il fallait
sauvegarder la sainteté du Christ, lui dénier la possi-
bilité de pécher, et par suite le libre choix entre le bien
et le mal, et même la moindre tendance vers le mal.
En ce sens moral, on ne pouvait dire qu'il y avait en
Jésus-Christ deux volontés. On devait même dire
qu'il n'y en avait qu'une. C'est ce qu'avait dit, plus ou
moins clairement, Honorius. Mais les monénergistes
s'emparèrent de cette expression pour lui faire signifier
leur doctrine. Rome, vite remise de la première sur-
prise, les condamna. A Maxime revint l'honneur de
formuler les distinctions nécessaires qui devaient
dissiper toutes les équivoques.
Notre moine-philosophe distingue 0sXr((/.a, OéXr.aiç
et 9eXt]t6v, t. ii, p. 2-3, 162. Le 0ÉXy;|jia est la tendance
vers le bien, la faculté du bien. Il signifie aussi le
pouvoir d'autodétermination. QiXr^'.ç, signifie une
tendance particulière, abstraction faite de son contenu.
0sXt)t6v est l'objet désiré. 0s>Y)u,a est aussi employé
dans le sens de GéXïja'.ç. La distinction capitale que
Maxime introduit est la distinction de 8é).r,|xa çuauc6v
et de 0éÀ7)[i.a yvco;.ux6v. Le 0sXr;[jia 'pua'.xov est la ten-
dance foncière de l'être vers son bien. L'objet en est
Ta xaxà 9'jaiv, c'est-à-dire les choses conformes à
l'ordre établi par le Créateur. En l'homme, la faculté
de vouloir est en dépendance de celle de connaître. Le
Qz'/rt[j.'x yva>[.ux6v, c'est la volonté qui agit après une
réflexion de la raison (yvcou,7J). La volonté physique
n'est pas autre chose que la faculté ou l'acte de vouloir,
le simpliciler velle, tô cctzIou; 0sXeiv, t. h, p. 161, la
volonté gnomique signifie toujours tel ou tel vouloir
précis, le sic velle, t6 ttwi; OsXeiv, t. u, p. 162, Maxime
appelle encore cette dernière : GsX^jxa 7tpoaips-7ixôv
ou 7rpoaîpeai<;, volonté d'élection. La 7rpoaîpeaiç
provient de l'incertitude de la connaissance qui néces-
site la délibération (PouXyj). Aussi comporte-t-elle la
possibilité de pécher, c'est-à-dire, de vouloir des
choses en dehors de l'ordre établi pour les natures
par Dieu, xà Tuapà cpua'.v, t. n, p. 171-172. Il en est de
la propriété de vouloir comme des autres propriétés.
Identique en tous selon l'espèce, elle se diversifie selon
les individus. Le 0éXr,[i.a cpijo'.xôv se trouve en tous
également et semblablement, comme la nature elle-
même, mais le OéX/j[j.a yvw^ixov est une caractéris-
tique de la personne, une propriété hypostatique.
Appliquant ces données au Christ, Maxime enseigne
qu'en lui il y a le QèXy]y.a. çycixov avec les actes
simples, sans délibération (parce que sans ignorance),
qu'il comporte. Cette volonté naturelle est prouvée en
cent endroits de l'Écriture où sont manifestés des
désirs ou des sentiments de Jésus-Christ, qui ne peuvent
point être élicités par la nature divine, t. n, p. 177-179.
Quant à la volonté gnomique, fruit de la délibération,
signe d'ignorance, elle ne se trouve point en Jésus-
Christ. Il faut la repousser, selon Maxime, parce qu'elle
entraînerait avec soi une personnalité humaine, t. u,
p. 13, parce qu'elle signifierait l'ignorance dans l'âme
de Jésus-Christ, et parce qu'elle comporterait par
suite la peccabilité, sinon le péché. La volonté humaine
du Sauveur n'est point indéterminée, elle est tou-
jours sous l'emprise de Dieu, et divinisée, 0ew6sv,
selon l'expression de saint Grégoire le Théologien.
C'est par la rectitude de sa volonté qu'il a sauvé notre
nature perdue par une volonté dépravée. Comb.,
t. u, p. 95. Par cette distinction lumineuse de volonté
physique et de volonté gnomique, Maxime explique
la prière de l'agonie; la volonté que le Christ expri-
mait était simplement la tendance de la nature à qui
la mort fait horreur, et il l'exprimait pour montrer la
réalité de sa chair : ce n'était point un choix, de raison
contre le choix de Dieu, t. n, p. 40. Il faut noter de
plus ici que le OéX'/j^a cpuaixâv ne procédait pas dans
le Sauveur comme en nous, mais d'une manière surna-
turelle, ÛTcèp <pôai.v, t. n, p. 128; P. G., t. xci, col.
1053 B. Les passions, avons-nous dit, n'étaient pas
motrices en lui, mais mues. Elles suivaient, et ne
précédaient pas le mouvement de sa volonté raison-
nable, t. n, p. 166. En fait de liberté, la volonté du
Christ, toute divinisée, n'en eut point pour le mal, mais
sa liberté fut comme celle des saints dans le ciel. Saint
Maxime n'examine pas le problème du mérite du
Christ.
2° Sotcriologie. — Le premier état de l'homme fut un
état de justice. Sa tendance vers Dieu, son amour de
457
MAXIME DE C1IUYS0P0LIS OU MAXIME LE CONFESSEUR
458
Dieu n'était gêné par aucun penchant inférieur. Il
n'avait pas à lutter pour être vertueux. Les passions
même n'existaient pas. t. :, p. 267. Il était à l'abri
de la souffrance et devait jouir de l'immortalité. La
propagation du genre humain par le mariage n'entrait
pas dans le plan primitif, t. i, p. 3(Jl. Résumé et
centre de la création visible, l'homme, par sa fidélité,
devait réaliser le plan d'unification totale en Dieu.
Le péché a ruiné ce plan. Les conséquences en furent
l'ignorance, la tyrannie des passions et la mort,
1. 1, p. 96
Sur la faute originelle, saint Maxime s'exprime d'une
manière obscure. 11 distingue dans Adam deux
âjxap-rîai, l'une volontaire et blâmable, à savoir,
l'aversion du bien ; l'autre involontaire et non blâ-
mable, à savoir la perte de l'immortalité, et la passi-
bilité. La première est cause de la seconde, t. i, p. 94.
Cette distinction a pour but d'expliquer le texte de
saint Paul, II Cor., vu, 21 : Eam qui non noverat
peccatum, peccatum fecit. Par amour pour l'homme, et
pour l'honneur de Dieu dont le plan avait été détruit
par le démon, le Verbe s'est incarné pourré parer la
ruine du péché. La seule raison de la naissance hu-
maine du Verbe a été le salut de l'homme, et c'est
pourquoi il a pris tout ce qui était de l'homme, hormis
le péché, P. G., t. xci, col. 1039. Saint Maxime résume
bien sa conception sotériologique dans cette phrase
lapidaire : yivexai tîXe'.oç àvOpwTcoç é£ ï)o_cov Si 'rjuûv
xa6' rju.*;, 7rxvTa -rà f,u,côv àvsWaTCWç syov, âu.apTÎaç
Xwpiç. P. G., t. xci, col. 1309 A. Il était convenable que
ce fût le Verbe, lumière et force du Père qui descendît
sur la terre, où régnaient l'ignorance et la tyrannie du
péché, pour donner à notre nature la lumière inextin-
guible de la vraie connaissance et la force des vertus.
Comb., t. i, p. 254.
Le salut s'opère d'une manière opposée à celle dont
Adam nous a perdus. C'est par le plaisir qu'Adam nous
a perdus, c'est par son contraire, la souffrance, que
le Christ vient nous sauver. Le plaisir d'Adam, qui ne
procédait pas de la souffrance, a engendré la souf-
france. La souffrance du Christ, qui ne procède pas du
plaisir, nous rend la félicité. Par son péché volontaire
et blâmable, Adam a été sujet involontairement aux
passions, que Maxime appelle péché non blâmable.
En acceptant volontairement ce péché-châtiment, le
Sauveur a détruit l'empire du péché volontaire. Ce qui
domine surtout dans la sotériologie de notre auteur,
c'est l'idée de la miséricorde divine. Le Verbe s'est
incarné non pour lui, mais pour nous. Comb., t. i,
p. 201. Tout est conçu en vue de la instauration de
l'homme. L'idée de la réparation de l'offense faite à
Dieu n'apparaît aucunement. Si la justice brille dans
la rédemption, c'est dans ce fait que Jésus-Christ a
mérité la destruction de l'empire du péché et de la
mort, en acceptant volontairement, sans y être sujet,
la malédiction et le châtiment du péché. L'économie
est donc conçue en fonction du salut de l'homme et non
de la satisfaction à Dieu. Encore moins est-il question
d'une rançon à donner au démon, car celui-ci est
voleur et parjure, et a été chassé d'un lieu qui ne lui
appartenait pas, 1. 1, p. 228.
Au sujet du sort final des damnés, saint Maxime,
dans le but de donner un sens orthodoxe à un passage
difficile de saint Grégoire de Nysse, expose une sorte
d'apocatastase mitigée, qui consiste en ceci que les
âmes, quand tous les siècles seront révolus, perdront
le souvenir du péché et parviendront à Dieu par une
certaine connaissance, Tyj èm^ôiaei, mais non par
la participation de ses biens, où Tfl \xz§lc,z<. twv
iyaôûv, t.i, p. 304. ;• |
3° Autres points de doctrine. — 1. Sur Dieu. — Dieu
est connu par l'ordre et la grandeur de l'univers créé
comme son auteur et son artisan, P. G., t. xci,
col. 1176. Les raisons des choses, Xoyoi twv ovtcov,
sont en lui dès avant les siècles. Sa prescience et sa
providence éternelle règlent le monde et y ordonnent
toutes choses, ibid., col. 1328-1329. La connaissance
que nous avons de Dieu concerne son existence et ce
qu'il n'est pas. En lui-même, iï demeure incompréhen-
sible, ibid., col. 1229. Sur notre science de Dieu,
Maxime a naturellement les mômes conceptions que
Denys, le maître qu'il commente.
2. Ail sujet de la Trinité, Maxime reproduit l'ensei-
gnement des Pères antérieurs. Il y a lieu seulement de
rappeler ici que son témoignage a été invoqué au
concile de Florence, et a inauguré la conciliation entre
les Grecs et les Latins. Il déclare en effet expressément,
dans une lettre à Marin, que la formule des Latins
Filioque n'est point opposée à l'orthodoxie, mais
marque la parfaite consubstantialité des personnes
divines. Comb., t. n, p. 70. En plusieurs autres
endroits, il enseigne que le Saint-Esprit procède du
Père par le Fils, et de telle manière qu'il est impos-
sible de l'interpréter autrement que d'une production
véritable du Saint-Esprit par le Fils, t. i, p. 238-239,
313, 671 (ces deux derniers textes sont identiques
sauf la ponctuation).
3. Sur l'âme. — Maxime prouve philosophiquement
l'existence de l'âme, sa simplicité, son immortalité,
sa rationalité, t. h, p. 354-361. La définition qu'il
en donne est celle-ci : Ouata àoa)(j.aToç, voepâ, èv
cwjjKXTi 7roXt.Teuoo.Ev7;, Çmtjç TOtpama, ibid., p. 361.
Pour lui, il y a union intime entre les deux substances
diverses de l'âme et du corps pour former une seule
espèce. Entre eux, il y a une relation essentielle que la
mort même ne supprime pas: P. G., t. xn, col. 1101 BC.
Les facultés principales de l'âme sont la raison,
l'irascible et le concupiscible, Xôyoç, 6i>o.oç, êTtt.6u[jia.
Comb:, 1. 1, p. 337. L'âme, après la mort, garde toutes
ses opérations, t. n, p. 245-246.
4. Au sujet de la primauté romaine, les témoignages
de notre auteur sont des plus explicites. « Depuis
l'incarnation du Verbe, écrit-il, toutes les Églises
chrétiennes du monde entier n'ont eu et n'ont encore
d'autre base et fondement que cette Eglise très
sublime. » T. n, p. 72, 73. Il affirme ailleurs que le seul
moyen pour Pyrrhus de prouver son orthodoxie est
« de faire amende honorable au très saint pape de
Rome, c'est-à-dire au Siège apostolique qui a reçu
du Verbe incarné lui-même et des saints conciles le
pouvoir de commander à toutes les saintes Églises de
Dieu dans le monde, entier, ainsi que le droit et la
puissance de lier et de délier en tout et pour tout. »
T. h, p. 76. Cf. également Acla Maximi, t. n, p. 17;
Comb., t. i, p. lv-lvi.
5. Théologie ascétique et mystique. — Saint Maxime
est avant tout un moine profondément pénétré de vie
intérieure. Ses tendances et sa tournure d'esprit se
ressentent beaucoup de sa fréquentation de Denys
l'Aréopagitc. 11 se l'est assimilé en le commentant.
Il y a ajouté de son fonds beaucoup de vues élevées et
originales. Il est à regretter qu'il ne les ait pas ramas-
sées lui-même en un système cohérent et logique, et
qu'aucun ouvrage n'ait encore paru qui en donne une
synthèse fidèle et complète. Nous nous contenterons
ici de montrer les principales idées qui dominent dans
l'ascèse et la mystique de Maxime. C'est l'idée du
Verbe incarné, auteur et modèle de notre sainteté, et
l'idée de la charité ou de l'amour de Dieu.
Le Verbe incarné est pour Maxime le centre de sa
théologie mystique comme de sa théologie spéculative,
si tant est qu'on puisse distinguer ces deux domaines.
La fin de l'homme est Dieu. L'homme devait arriver
à la possession par l'innocence, mais, par son péché, il a
perdu ce bonheur. L'ignorance el les passions, suites
du péché, sont pour l'homme un obstacle éternel à sa
459
MAXIME DE CHRYHOPOLIS — MAXIME L'HAGHIORITE, DIT LE GRE<
460
félicité, C'est le Verbe incarné qui, venant sur la terre,
nous délivre de l'ignorance, nous donne la force de
la vertu et détruit par sa mort l'empire du péché. Il a
guéri notre nature en se l'appropriant. Le Christ est
aussi le modèle et l'idéal de notre perfection. Comme sa
volonté physique est toute divinisée et impuissante
pour le mal, ainsi doit-il en être proportionnellement
pour nous. Notre liberté doit être d'adhérer à Dieu,
P. G., t. xci, col. 1076, notre fin et félicité sera d'être
plongés en lui, et ainsi il se fera par notre unification
avec lui comme une seconde incarnation du Verbe dans
les élus qui réalisera la parole de l'Écriture : Dieu
sera tout en tous. P. G., t. xci, col. 1084.
La fin de l'homme, c'est l'union avec Dieu. Elle
s'effectue par la charité. Mais la charité parfaite
comporte tout un ensemble de dispositions et d'opéra-
tions saintes. En tète de tous les biens spirituels,
saint Maxime place les vertus théologales : la foi,
l'espérance et la charité. La foi est la source de tous
les biens qui sont en nous. Comb., t. n, p. 139. Notre
auteur la définit une puissance d'union surnaturelle,
immédiate entre le fidèle et Dieu l'objet de la foi,
t. n, p. 77. Assurément, il s'agit de là foi qui opère
par les œuvres. La foi est la base des vertus qui
viennent après elle, l'espérance et la charité. L'espé-
rance est la force des deux extrêmes, la foi et la cha-
rité. La charité est l'accomplissement des deux autres,
t. h, p. 220-221. La charité est le contraire de l'égoïsme,
cpiXauxta, cause du premier péché. Elle vient le
détruire et opérer notre union parfaite avec Dieu et
avec tous les hommes, t. n, p. 221-222.
La charité contient toutes les vertus, t. n, p. 220.
Pour acquérir la perfection de la charité, il faut se
détacher de soi-même. Dieu étant notre but comme
vrai et comme bien, il faut aller à lui par la contem-
plation et l'action, par la philosophie théorique et la
philosophie pratique. Celle-ci, de caractère négatif,
a pour but de dominer ses passions de manière à n'en
être plus troublé, et à arriver à cet état paisible de
l'âme presque inaccessible au péché qui s'appelle
ànàOsia. La philosophie théorique consiste à s'élever
au-dessus des connaissances sensibles pour atteindre
celle de Dieu, qui consiste dans une ignorance au-
dessus de toute science. L'action découle et dépend de
la contemplation, t. n, p. 500-503. Le signe de la vraie
charité est dans une affection sincère et une bienveil-
lance spontanée pour le prochain. C'est du reste par la
même charité que l'on aime Dieu et le prochain, t. n,
p. 225. Tout se ramène donc à la charité. Pour ce qui
est en notre pouvoir, faire la volonté de Dieu, pour le
reste, se confier en lui, en tout, l'aimer, t. n, p. 203.
Pour la bibliographie, voir Krumhacher, Gtsch. der
byzant. Literatur, 2< edit., p. 63-64 et 26. U. Chevalier au
mot Maxime le confesseur. Consulter en outre Wetzer et
Welte, Kirchenlexicon, t. vin, col. 1096-1103; Realcneycl.
fur prot. Th. u. K., t. xi, p. 457-470; Bardenhewer, Patro-
logie, 3e édit., p. 497; Hefele, Histoire des conciles, trad.
Lecleicq, t. m a p. 401-426, 461-470; E. Montmasson, La
chronologie de la vie de sant Maxime le Confesseur, dans
les Échos d'Orient, t. xm (1910), p. 149 sq. ; V. Grume],
Notes d'histoire et de chronologie sur la vie de saint Maxime
le Confesseur, ibid., t. xxvi (1927) p. 24-32; cf. ibid., t. xxv,
p. 393-406, et L'Union des Églises, 1927, p. 295-311;
H. Straubinger, Die Christologie des hl. Maximus Confessor
(1906), XI-135 pages; 'fixeront, Histoire des dogmes, t. m,
voir à la table analyt., p. 572; W. Soppa, Die diversa
capita unler den Schriftcn des hl. Maximus Confessor in
deulschcr Bearbeitung u. quellenkrttischer Beleuchtung, 1922,
132 p.; P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, 1919, t. i,
p. 474-477; L. Duchesne, L'Église au VI' siècle, 1926, p.
431 sq.
V. Grumel.
3. MAXIME LE DOMINICAIN (Chryso-
berga ou Chrysobergès) (fin du XIVe et commencement
du xv» siècle) était un grec d'origine, vraisemblable-
ment un crétois. Il fut un controversiste remarquable.
Il reste de lui un Discours aux Crétois où il traite de
l'origine du schisme et de la procession du Saint-
Esprit sous le titre unique : ITepl tt.ç èx7Topeûaswç
toû &y(ou IiveûfiotTOÇ. On trouve aussi des échos de
son activité littéraire chez deux polémistes orthodoxes
ses contemporains, Joseph Bryennios et Nil Damilas
auxquels il écrivait des lettres théologiques. La réfu-
tation de Nil Damilas est adressée tw sù/aSsaTâTW
èv XpiaTÔi roxTpîxaî àSsXçw, aoepâi te xai XoYioTdcTtp
xupîoi MaÇÊu.cp, -rw àrcô Tpaixcov 'IraXcp... Elle
concerne uniquement la question de la procession du
Saint-Esprit. Les œuvres de Bryennios contiennent
une lettre à notre personnage avec la suscription :
Tw ànb rpaixôjv 'ItocXcS, ' A8eX<pÇ> MaÇ£[Kp t% TaSecoç
twv Ktqp'jxojv et un dialogue sur la procession du
Saint-Ëspit, tizzà. toû XaTtvÔ9povoç Ma^tu.ou ttjç
tkÇswç tûv K/]puxwv. Ce dialogue eut lieu en Crète,
èv àxpoâcrei TOxavjç xr,ç êxei y.r^ponôXzutç. Les deux
premières pages sont des jeux d'esprit puérils, inven-
tion sans doute de Bryennios. Celui-ci se donne le
beau rôle dans tout le dialogue, mais on aimerait
avoir un compte rendu de la discussion par la partie
adverse.
Maximi Chrysobergœ de processione Spiriius Sancti ad
Cretenscs oralio, texte grec et traduction latine dans Alla-
lius, Grœcia orlhodoxa, t. n, col. 1074-1089, reproduit dans
P. G., t. cliv, col. 1217-1230; Arseny, Réponse de Nil
Damilas hiéromonaque au gréco-latin Maxime sur sa
défense des nouveautés et de la foi latines (texte grec et
traduction russe), Novgorod, 1895, m-96 pages. — 'ïutiTyf
[i.ovayoC tùv Bpuswîou r'a. TiapaXîmôp.Eva, Leipzig, 1768-
1784, t. I, lic-y'/.cci; A' rcspl Tf,; TOÛ ôycovi I1vï-J(j.o:tû;
Èy.7EOp£-j<T?b>c, p. 407-423; t. m, lettre 10e, T<ô à.r.h Toa.iv.ihs
,lta),(;', 'ASeXipû Ma?;'(j.ti), p. 148-155. Consulter aussi
Ph. Meyer, Des Joseph Bryennios Schriften, Leben und
Bildung, dans Byzant. Zeitschrift, t. V p. 74-111.
V. Grumel.
4. MAXIME L'HAGHIORITE, dit le
GREC, théologien gréco-russe (1480?-1556). — I. Vie.
II. Ouvrages.
I. Vie. — Celui que les Russses appellent Maxime
le Grec et qui reçoit également le surnom à'Haghio-
rite, parce qu'il fut, pendant quelques années, moine
au Mont Athos, naquit à Arta (Épire) vers 1480.
Comme beaucoup de Grecs de cette époque, il alla
faire ses études en Occident, et spécialement à Venise,
où il fut l'élève de Jean Lascaris, et à Florence, où il
connut Savoranole. Le fougueux dominicain fit sur
lui une profonde impression, et il parlait plus tard de
lui avec admiration. Il visita aussi la France, et
s'arrêta quelque temps à Paris. Vers 1507, il se fit
moine au monastère athonite de Vatopédi, dont la
riche bibliothèque l'attirait. En 1515, le grand Kniaze
moscovite Vassili Ivanovitch ayant demandé aux
Vatopédiotes de lui envoyer le moine Sabba pour tra-
duire des ouvrages grecs en slave et en russe, les
moines, au lieu de Sabba, vieux et décrépit, lui dépê-
chèrent Maxime, bien que celui-ci ignorât encore la
langue russe. Reçu à Moscou avec beaucoup d'hon-
neur, Maxime se mit aussitôt au travail. Il apprit
vite le russe,- sans en saisir, du reste, toutes les
nuances, ce qui lui occasionna par la suite plus d'un
désagrément. Au début, on lui donna comme aides
deux traducteurs, qui rendaient en slave ecclésias-
tique ce qu'il leur dictait en latin. Sa première tra-
duction, celle du Commentaire du Psautier, fut bien
accueillie par le Kniaze et par le métropolite Varlaam.
Maxime s'était cependant permis de corriger çà et là le
texte des psaumes, et avait commis quelques inexac-
titudes. Il mena de front cette traduction avec celle
d'un Commentaire du livre des Actes; puis le Kniaze
lui fit transcrire et traduire plusieurs ouvrages pour sa
bibliothèque. Ayant remarqué que les traductions
461
MAXIME I." II AT. HIORITi:. DIT LE GREC
462
slaves des livres liturgiques fourmillaient de fautes et
d'incorrections, Maxime, en entreprit la réforme, et
corrigea successivement le Triodion, YHorologc, les
Menées des jetés et l'Apôtre'.
Maxime ne se borna pas à ce rôle scientifique. Il se
posa aussi en réformateur de toute la société mosco-
vite, alors en pleine décadence morale. Il s'en prit
aussi bien aux vices des grands qu'aux défauts des
clercs et des moines et aux superstitions populaires.
Les moitiés étaient alors divisés en deux factions
rivales : il y avait les Zavolgskii slarisi, partisans de la
pauvreté évangélique et de la vie intérieure, et les
Iossi/lianes, du nom de leur chef Joseph Volotskii,
qui aimaient pour leurs monastères les grandes pro-
priétés et les revenus opulents, et pour leurs églises les
riches icônes et tout ce qui favorisait les splendeurs
du culte extérieur. Maxime se rangea du côté des
Zavolgskii. Il mécontenta le métropolite Daniel, qui
avait succédé à Varlaam en 1521, en refusant de
faire la traduction de l'Histoire ecclésiastique de
Théodoret; et, en 1524, il perdit les bonnes grâces du
Kniaze. dont il désapprouva le divorce. Il fit si bien
qu'il eut bientôt contre lui tout le monde à Moscou.
Pour le perdre, ses ennemis les plus acharnés l'accu-
sèrent de correspondre secrètement avec les Turcs
et, en particulier, avec l'ambassadeur de la Porte,
Skinder. Dans les premiers mois de 1525, son procès
fut instruit en plusieurs synodes, et il fut finalement
condamné comme hérétique. I.a grande hérésie dont
il s'était rendu coupable, c'était d'avoir osé prétendre
qu'il y avait des fautes dans les anciens livres litur-
giques slavons, et d'avoir opéré lui-même des correc-
tions dans ces livres. Certaines de ces corrections
étaient, en effet, fautives, et s'expliquaient par la
connaissance insuffisante que Maxime avait du slave
et du russe. L'une d'entre elles se rapportait à la
sessio Filii ad dexteram Patris. Par le verbe qu'il avait
employé en traduisant un passage du Triodion,
Maxime avait enseigné que le Fils n'était assis à la
droite du l'ère que dans le temps, et non de toute
éternité. Il avait eu aussi le tort de mettre en doute
l'autocéphalie de l'Église russe. Enfermé d'abord dans
la prison du monastère Volokolamskii « pour conver-
sion, amendement et pénitence » et avec défense
d'écrire et de composer, il eut beaucoup à souffrir
physiquement et moralement. Traduit de nouveau
en jugement au concile de Moscou de 1531, après la
mort de Skinder, il se vit accusé de toutes sortes de
délits religieux, politiques et scientifiques. Il eut beau
s'humilier, reconnaître qu'il lui avait échappé des
incorrections et des inexactitudes dans ses traduc-
tions, il n'arriva pas à désarmer la haine du métropo-
lite Daniel, qui l'envoya dans la prison du monastère
d'Ostrotch, au diocèse de Tver. Il passa là plus de
douze ans, privé de la communion. C'est en vain que
les patriarches orientaux, les moines de l'Athos et
Maxime lui-même par plusieurs suppliques s'adres-
Bërent à Ivan IV le Terrible, qui avait succédé à
Vassili en 1533, pour obtenir que le prisonnier fût
rendu à sa patrie. Ce ne fut que dans les dernières
années de sa vie qu'on adoucit un peu son sort, et
qu'on lui permit d'assister aux offices et de commu-
nier. En 155:!, il fut transféré à la laure de la Trinité
prés de Moscou, où Ivan IX le visita un jour. Convoqué
au concile de Moscou de 1554, qui s'occupa de l'hérésie
de Bachkine, il refusa de s'y rendre, craignant qu'on
ne le mêlât encore à cette affaire. Il mourut en 1556.
Persécuté de son vivant par les Russes, Maxime s'est
vu auréolé par eux, après sa mort. Les historiens
ecclésiastiques et profanes de la Russie saluent en lui
un saint et un grand homme, un précurseur des
réformes nécessaires de Nicon, un martyr de la civi-
lisation, un des éducateurs du peuple russe. Lui qui
passa une grande partie de sa vie dans les prisons
monastiques pour crime d'hérésie est regardé main-
tenant comme un grand défenseur de l'Orthodoxie,
et il figure dans la liste des saints russes, au 21 janvier.
IL Ouvrages. — On a quelque peine à comprendre
ces éloges dithyrambiques, quand on considère la
médiocrité de son héritage littéraire, spécialement
dans le domaine théologique, qui fut cependant
pour lui le principal.
Mis à part ses travaux de traduction et de gram-
maire, cet héritage est constitué par une série d'opus-
cules de polémique religieuse roulant sur des sujets
de dogme, de morale ou de liturgie. Maxime s'attaque
aux latins, aux luthériens, aux mafiométans, à la
secte rationaliste des judaïsants, qui avait fait son
apparition en Russie sur la fin du xve siècle. Il s'en
prend à l'astrologie, qui faisait alors fureur en Mos-
covie. Dans la querelle de l'Alleluia — il s'agissait de
savoir s'il fallait chanter un double ou un triple
Alléluia, à la messe — il prend parti pour le double
Alléluia, « que les anges incorporels apprirent, un jour,
à Ignace le Théophore ».
Parmi ces opuscules, les principaux sont les sui-
vants : 1. Discours contre l'écrit mensonger de Nicolas
Niemtchine, qui avait prétendu qu'entre la foi latine
et la foi grecque il n'y avait pas de différence. 2. Éloge
des saints Apôtres Pierre et Paul, où l'on attaque les
trois innovations latines des azymes, du purgatoire et
de la procession du Saint-Esprit. 3. Deux autres opus-
cules contre les latins, dont l'un, relatif à la procession
du Saint-Esprit et à l'addition au symbole, fut traduit
en latin par Georges Krijanitch (f 1678), et a été
publié par A. Palmieri, dans le Bessaricne, série III,
1912, t. ix, p. 54-79, 379-384. Il est dirigé contre le
même Nicolas Niemtchine (il s'agit de Nicolas Boulev,
premier médecin du Kniaze Vassili Ivanovitch), qui
avait écrit une lettre sur la procession du Saint-
Esprit au boiar Théodore Karpov. On peut, en par-
courant cet opuscule, se faire une idée de la manière
de Maxime : citations scripturaires et patristiques,
accompagnées de commentaires empruntés pour la
plupart aux polémistes byzantins, et de violentes
diatribes contre les Latins. 4. L'ouvragé intitulé
Loulsidarious, qui est à la fois une réfutation et une
imitation du traité d'Honorius d'Autun, intitulé
Elucidarium sive dialogus de summa totius christianse
theologiœ. Le Grec, tout en attaquant çà et là le Latin,
le pille sans vergogne; il s'inspire aussi de l'ouvrage
du même intitulé Imago mundi. Le Loutsidarious fut
publié à Moscou en 1859 par Tikhonravov dans les
Annales (Lietopis) de littérature russe et d'antiquités,
1859, t.i.
Malgré le peu de valeur intrinsèque de ces produc-
tions, Maxime exerça une réelle influence sur les
Russes, qu'il dépassait de beaucoup par sa culture.
Tout en le condamnant et en le persécutant, ces der-
niers lui empruntèrent plus d'une idée. On s'en aper-
çoit en parcourant la collection canonique du Stoglav
ou des Cent chapitres, promulguée au concile de
Moscou de 1551. On peut regretter que ce Grec, qui
connaissait l'Occident catholique et en avait reçu
le meilleur de son savoir, ait entretenu chez les Mosco-
vites ce violent esprit d'hostilité à l'égard du catholi-
cisme, qui leur avait été déjà infusé parles Byzantins
dans la période précédente.
Les œuvres de Maxime Le Grec ont été publiées en trois
volumes par l'Académie ecclésiastique de Kazan, de lKf><i à
1862. Les œuvres théologiques et polémiques se trouvent
dans le t. I. Cette collection ne renferme pas certains opus-
cules déjà édités, soit dans le Scrigial de Nicon (1656),
soit dans VHistoirr de l'Église russe du métropolite Platon
LevUhine (f 1812), soit dans le Journal du Ministère àe
l'Instruction publique (1834), dans le Moskvitianine (1842),
4G3 MAXIME L'H AGHIORITE, DIT LE GREC MAXIME DE TURIN (SAINT ■ 464
dans la Description des manuscrits du Musée Roumianlsev
(n° 254), p. 39'.). — L'ouvrage principal sur Maxime et son
œuvre est celui d'Ikonnikov, Maxime le Grec, 2 vol., Kiev,
1865-1866. Gmakine, Le métropolite Daniel et ses œuvres,
Moscou, 1881, parle aussi souvent de lui. On trouve des
aperçus partiels ou des résumés de sa vie et de son acti-
vité littéraire dans les divers manuels de littérature russe,
et dans les articles ou dissertations suivantes : 1° du métro-
polite Eugène : Renseignements historiques sur Maxime le
Grec, dans le Messager de l'Europe, n. 21 et 22 (1813);
2" de Pliilarèle de Tchernigov, article dans le Moskvilia-
nine, 1812, n° 11 : 3° d'A. (lorskii, article sur la vie de Maxime
le Grec jusqu'en 1520, dans les Suppléments aux œuvres des
saints Pères, t. xvm (1859), p. 1 11-192; î" de Nilskii, consi-
dérations générales sur l'influence de Maxime, dans la
Lecture chrétienne, 1862, t. î, p. 313-385, sous le titre :
Maxime le Grec, martyr de la civilisation; 5° de Nélidov,
Maxime le Grec, dans le recueil : Dix leçons sur la littéra-
ture russe, Moscou, 1895; 6° de Pypine/Quesli'ons d'awienne
littérature russe dans le Messager de l'Europe, 1894, n. 7;
de Sinaïskii, Court aperçu de l'activité religieuse et sociale de
saint Maxime le Grec pour réfuter et corriger les é rreurs, les
déficits et les vices de la société russe au XVI" siècle, Péters-
bourg, 1898; 7° Procès de Maxime le Grec et de Bassian
Patrikiev, et Dispute du métropolite Daniel avec le moine
Maxime le Grec, dans les Lectures de la Société impériale
d'histoire et d'archéologie à l'université de Moscou, 1847,
n. 7 et 9. Notice de A. Gorileld, dans l'Ei}tsiklopcditcheskii
Slovar, t. xxv, Pétersbourg, 1896, p. 447-449.
M. Jugie.
5. MAXIME MALATAKIS (1862-1910),
prêtre de la communauté grecque catholique de
Constantinople, est l'auteur de plusieurs articles remar-
quables de controverse dans la KaOoXwo) 'E7u0ewp7;oiç,
organe de ladite communauté, et surtout d'une
réponse pertinente, appréciée des missionnaires du
Levant, à l'encyclique que le patriarche Anthime
opposa à celle de Léon XIII sur l'Union des Églises.
Le travail du P. Maxime parut en double rédaction,
grecque (1895) et française (1896). Un signe de son
mérite et de l'estime dont il jouissait est l'invitation
que lui fit Léon XIII de prendre la direction du
Collège Saint-Alhanase de Rome. Il se récusa pour
des raisons de santé qui furent agréées.
\-y.-irrl'7i; il: -,-t;i Ttspi -r,\-i ■/topt'o.uo'ûv Ta; Sûo 'ExxXï)-
t. a; cix'fipû)-/ 7TX:ptxp/!/..-lv xii 0"jvoSc47]V ÉyxûxXiov TYÎ;
'L/.7.Ar|<7'.a: IûovaTavTi /o\,7ï',ai<.>: ûiïo M. M. Ispeio; xxûc-
Xc/.ov, 1895, in-8°, 183 pages; Réponse à la lettre patriarcale
et synodale de l'Église de Constantinople sur les divergences
qui divisent les deux Églises par M. M. (traduction du grec),
Constantinople, 1896, in-8°, 201 pages. Notices nécrolo-
giques sur le P. Maxime, dans la KaOo/.r/.r, 'EntÔîtopYio-t;.
1910, et dans le Bulletin du Vicariat Apostolique'de Constan-
tinople, 1911.
V. Grumel.
6. MAXIME LE PÉLOPONÉSiEIM, polé-
miste et prédicateur grec de la fin du xvie siècle et du
commencement du xvne. — On connaît fort peu de
chose de sa vie. Né dans le Péloponèse, Manuel se fit
moine de bonne heure sous le nom de Maxime.
En 1590, nous le trouvons protosyncelle de la métro-
pole de Chio. Il devient ensuite archidiacre de Mélèce
Pigas, patriarche d'Alexandrie. Après la mort de
celui-ci (1601), il est ordonné prêtre (1602). En 1620,
il est établi à Jérusalem. Nous ignorons la date de sa
mort.
Le principal ouvrage de Maxime est un long traité
polémique contre les Latins écrit en grec vulgaire, que
publia Dosithée, à Bucarest, en 169C, sous le titre
suivant : 'Ey^eipiSiov xa-rà toù o-yôerpiaToç Tzonzia-iùv,
210 p., avec une préface de Dosithée lui-même, où les
Latins sont fort maltraités et où est rééditée la fable
de la papesse Jeanne. Un sous-titre indique la division
de l'ouvrage : 1° Sur la primauté du pape, 7repl tî;ç
vswT£pio-0£tCTr)ç âpyfr]q toù tcxtox, p. 4-138. A l'école
de Mélèce Pigas, Maxime avait puisé une haine vio-
lente de la papauté. Près des deux tiers de son Manuel
ont pour but de ruiner les preuves de la primauté de
saint Pierre et du pape, d'établir que l'Église n'a pas
de chef suprême visible, que la cause du schisme est la
primauté romaine; 2° Sur la procession du Sainl-
Espril, qui est examinée très brièvement, Ilspl t?,ç
èxnope'jastùq, toù àyîou Ih/eù\unoç, p. 139-142; 3° Sur
les azymes, IlsplàÇ ù|j.wv, p. 113-159; 4° Sur le change-
ment ou la transsubstantiation des saints mystères,
Ilepl |i.ETx6oX"?,ç •fyroi [i.eTouatwcrew^ twv fjLuarnplcav
(question de l'épiclèsc), p. 159-171; 5° Sur le feu du
purgatoire, LTepl toù xa8apT»jptou 7rup6ç, p. 171-183;
0° .Sur la béatitude des saints : s'ils ont déjà reçu la
promesse, Hept. àw/Acùcssoiç râv Sixaîtov, to'jtscttw
av È'Xa6ov tt,v ÈTrayysXîav, p. 184-210. Le traité, on le
voit, roule sur les points controversés au concile de
Florence. C'est avant tout une œuvre de vulgarisation.
C'est pourquoi la procession du Saint-Esprit y tient
si peu de place. Dosithée fit distribuer gratuitement
l'édition aux fidèles instruits; elle est aujourd'hui
d'une extrême rareté. Le même motif de propagande
explique pourquoi on en fit sans retard une traduction
roumaine en caractères cyrilliques, qui fut imprimée
au monastère de Snagov, en 1699, aux frais du voïvode
d'Oungro-Valachie.
On signale, parmi les écrits inédits de Maxime, un
Kyrakodromion ou Recueil d'homélies pour tous les
dimanches de l'année, et un Recueil de passages de
l'Ancien Testament ayant trait au mystère de l'Incarna-
tion : EuXXoy/j ypyjo-ecov 7roXXà>v èx IlaXaiôéç rpa<pf(ç
[AapTupoDcxôjv ty)v Ivaapxov toCS Za>rr;poç oîxovo(itav.
Fabricius, Bibliolheca grœca, éd. Harles, t. xi, p. 522,
qui reproduit la courte notice de Démétrius Procopios, dans
son opuscule écrit en 1720 : 'Kmr£TU.r|[iévir) ïr.-j-o'.bu.r^i.^
•rmv v.x-'c. tôv irap;'/.6ovTa ai<7iva Àoyt'iov Ppeeixwv; A.K. Dé-
métracopoulos, 'Op0o8o;o; 'EXXâ;, Leipzig, 1S72, p. 146;
C. N. Sathas, NsoïXXt)v(xy] <çiko\o*(la, Athènes, 1868,
p. 224. Sur l'édition de 1* 'EyjjeisfSiov zi:i zoZ tryiayAxm
TtaTîCTTCùv. voir Legiand, Bibliographie hellénique du
XVII' siècle, t. iv, p. 475-478; Hodos et Bianu, Biblio-
grafia romanesca veche, Bucarest, 1903, p. 297-298; A. Pal-
mieri, Dositco patriarca greco di Gcrusalcmme (1041-1707),
p. 81-86.
M. Jugie.
7. MAXIME DE TURIN (Saint) (v siècle).
— On est mal renseigné sur le curriculum viiœ de
ce personnage, qui fut évêque de Turin au ve siècle.
Gennade, qui semble avoir de son œuvre écrite une
connaissance sérieuse, est moins informé de ses per-
sonalia, puisqu'il le fait mourir sous Honorius et
Théodose II, par conséquent avant 423, alors que
très certainement Maxime vivait encore en 465. A
cette date en effet l'tvêque de Turin signe, le premier
après le pape Hilaire, les actes d'un concile romain.
Mansi, Concil., t. vu, col. 965, cf. 959 ; de même, en 451,
il souscrivait en huitième lieu les Actes d'un concile
de Milan. Ibid., t. vi, col. 143. Par ailleurs, dans l'un
de ses serinons, Maxime parle du martyre des saints
Alexandre, Martyrius et Sisinnius, massacrés à
Anaunia (Trente) en 397, comme d'un événement
dont il a été le témoin oculaire. Serm., lxxxi, P. L.,
t. lvii, col. 695. Il faut donc qu'il soit né entre 380 et
385, et probablement dans les Alpes rhétiques. Nous
ne savons rien d'autre sur sa vie; son œuvre écrite
témoigne d'un grand zèle pour combattre en son dio-
cèse les restes encore vivaces des superstitions
païennes; elle montre aussi qu'il a rassuré ses fidèles
au moment où l'invasion hunnique menaçait l'Italie.
451 ; elle laisse en somme l'impression d'un pasteur
tout dévoué à son peuple et très conscient de ses
devoirs.
L'œuvre assez volumineuse de Maxime (elle com-
prend le t. lvii tout entier de la P. L.) est exclusive-
ment oratoire. Malgré les divisions factices que les
divers éditeurs ont prétendu y établir, les homilise,
165
MAXIME DE TURIN (SAINT) MAXIMIN
466
les sermones, les Iraclatus sont tous de même nature.
Ce sont des serinons, ou plus exactement des thèmes
de sermon, car il n'en est guère qui dépassent, deux
petites colonnes de la Pulrologie. Ces brèves esquisses
où l'évèque marquait les idées principales qu'il allait
développer ne permettent donc pas de se faire une
idée complète du talent oratoire de Maxime; du
moins donnent-elles l'impression d'une grande variété
dans le choix des sujets, d'une réelle habileté à décou-
vrir et à exploiter les thèmes populaires. Elles ont été
divisées, avons-nous dit, par les éditeurs modernes
en trois catégories : homélies, sermons et traités. Les
homélies, au nombre de 118, sont réparties entre le
temporal (63), et le sanctoral (19) où figurent les fêles
des saints Etienne, Jean-Baptiste, Pierre et Paul,
Laurent, Eusèbe de Verceil, Cyprien et les martyrs de
Turin, Octavius, Adventius et Solutor, à quoi viennent
s'ajouter 3G homélies de Diversis, où l'on remarquera
celles sur la tradition du symbole (n. 83), sur les
angoisses causées par l'invasion hunnique (n. 86-89),
sur l'éclipsé de lune (n. 100), sur les usages supersti-
tieux du 1er janvier (n. 103). Les sermons, au nombre
de 116 sont pareillement répartis entre le temporal
(55), le sanctoral (38) : sainte Agnès, saint Jean-
Baptiste, les saints Pierre et Paul, Laurent, Cyprien
les frères Machabées, les martyrs d'Anaunia, et divers
autres martyrs, et enfin 23 pièces De Diversis, parmi
lesquelles on retiendra les n. 101 et 102 sur la perma-
nence de pratiques idolàtriques. A la suite prennent
place trois Traclalus sur le baptême, explication des
cérémonies de l'initiation aux néophytes, correspon-
dant aux trois premières catéchèses mystagogiques de
saint Cyrille de Jérusalem.
Les deux traités qui viennent ensuite et qui ont été
intitulés : Contra paganos et Contra Judœos n'ont
aucun droit de figurer parmi les œuvres de l'évèque
de Turin ; on en dira autant des Expositiones de capitu-
lis evangcliorum, qui, nous le dirons plus loin, sont
dé la même plume que les deux Traclalus précédents.
Un appendice enfin rassemble 31 sermons et 3 homé-
lies dont l'appartenance à Maxime est considérée
comme douteuse parles éditeurs même (le sermon vne,
col. 853 sq. figure aussi parmi les œuvres de saint
Ambroise, à tort d'ailleurs, Explanatio sijmboli ad
initiandos, P. L., t. xvn, col. 1155), enfin deux longs
traités sous forme d'épîtres adressées Ad amicum
ecgrolum, qui sont imprimées aussi parmi les œuvres
inauthentiques de saint Jérôme, Epist., vi et vne,
!'. /..„ t. xxx, col. 61-105. — Enfin pour délimiter
plus exactement l'œuvre de Maxime, il convient d'en
retrancher au moins les textes suivants : Homil. cvni,
P. L., t. lvii, col. 502 (qui est de saint Pierre Chry-
sologue, t. lu, col. 339); Scrm., u, col. 533 (reprodui-
sant saint Augustin, Quœst. evang., n, 44, t. xxxv,
col. 1357); Scrm., lvt„ sur sainte Agnès, col. 641, dont
Tillemont avait déjà contesté l'appartenance à
Maxime, et que les bollandistes donnent à saint
Ambroise; Serm., lxxii, sur saint Laurent, col. 679
(qui est de saint Léon, Serm., lxxxv, t. liv, col. 435).
Il est vraisemblable d'ailleurs qu'un examen plus
attentif de la production oratoire attribuée à Maxime,
découvrirait d'autres pièces encore de provenance
étrangère ou douteuse. L'ensemble néanmoins ne
laisse pas de présenter un tout homogène, et c'est bien
le même style, les mêmes idées générales, la même
manière qui se retrouvent dans la plupart des morceaux
de l'actuelle édition. Il n'est pas impossible non plus
que divers sermons de Maxime soient encore dissi-
mulés sous d'autres noms aussi bien dans les mss. que
dans les éditions.
Toutefois certaines pièces récemment publiées
comme étant de Maxime par C. H. Turner, dans le
Journal o/ theological sludics, t. xvi, p. 161-176;
p. 314-322; t. xvn, p. 225-232, se sont révélées, à plus
ample examen, comme étroitement apparentées aux
deux Tractatus contra paganos et contra judœos, et aux
soi-disant Exposilioncs de capilulis evangcliorum, avec
lesquels elles figurent d'ailleurs dans le ms. de Vérone
LI. Dans une étude fort habilement menée, dom
Capelle a montré que tous ces morceaux apparte-
naient à un même auteur, arien militant, qui n'est
autre que l'évèque Maximin. Un Iwmiliaire de l'évèque
arien Maximin, dans Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv,
p. 81-108. Voir l'art. Maximin.
Débarrassée de tous ces corps étrangers, l'œuvre de
Maxime de Turin mérite de retenir l'attention de
l'historien de la théologie. Bruni, dans la seconde
partie de sa préface, reproduite dans P. L., t. lvii,
col. 41-127, a rassemblé avec beaucoup de diligence
et un esprit suffisamment critique les témoignages
relatifs aux institutions, aux pratiques, aux dogmes
chrétiens qui abondent chez ce prédicateur. Il reste-
rait à relever et les renseignements fournis par lui sur
l'état religieux et moral des populations de l'Italie
au milieu du ve siècle, et les arguments auxquels les
croyait accessibles un orateur populaire, et la façon
parfois très prenante dont il leur exposait l'enseigne-
ment chrétien. Il conviendrait enfin d'instituer- un
parallèle entre Maxime et ses deux contemporains, le
pape saint Léon et Pierre Chrysologue, avec Césaire
d'Arles aussi, qui le suit de près. Avec ces divers
auteurs il a bien des traits de ressemblance.
1. Éditions. — C'est peu à peu que s'est produit le
rassemblement des pièces qui ont chance d'appartenir à
Maxime. Schônemann a retracé l'histoire compliquée des
éditions de cet auteur dans sa Bibliotheca Iiislorico-liileraria,
t. n, p. 618, reproduit dans P. G., t. lvii, col. 177 sq. La
première édition séparée (plusieurs homélies avaient déjà
paiu en divers recueils) vit le jour à Cologne, en 1535, chez
.!. Gymnicus; il faut signaler aussi une édition parisienne
de 1618, où Maxime figure entre saint Léon et saint Pierre
Chrysologue, et les contiibutions importantes apportées
par Mabiilon dans le Muséum ital., 1678, t. n, p. 1-31, par
Muratori au t. iv des Anecdota, 1713, p. 1-117; par les tra-
vaux des bénédictins relatifs aux semions de saint Augus-
tin et de saint Ambroise. C'est en utilisant tous ces tra-
vaux que Bruno Bruni put réaliser en 1784, sur les encou-
ragements de Pie VI, sa magnifique édition; c'est cette
édition qui est reproduite dans P. L., t. i.vn.
2. Notices littéraires et travaux. — La notice de Cennade,
De vir, ill., 40, P. L., t. lvih, col. 1081, bien qu'eironée
pour ce qui concerne la date obiluaire de Maxime, est de
première importance pour la restitution de son oeuvre; il
resterait à retrouver l'ouvrage qui est indiqué par cette
phrase : Scd et de capitulis ivangehorum et de Aciibus
apostolorum milita sapienltr exposuit, depuis que les Expo-
silionts de capitulis evangcliorum sont passées au compte
de l'évèque arien Maximin. — Les autres notices littéraires
anciennes sont négligeables : Honorius d'Autun, Tritliême
(qui recopie Gennade), Bellarmiu, Fabricius. Notices im-
portantes dans Ceillier, Histoire des auteurs sacrés et ecclé-
siastiques (il y a intérêt à comparer les deux éditions,
lre édit., t. xiv, p. 602, et t. xvm, p. 98; 2P édit., 1861, t. x,
p. 319-329); dans Fessler-Jungmann, Instit. Patrol., t. n b,
p. 256-276; Bardenhewer, Gesch.der altkirchl. LUI., t. IV,
1921, p. 610-613; Kriiger, dans Schanz, Gesch, der rômischen
LUI., t. îv b, 1920, § 1217. — C. Ferreri, S. Massimo ves-
covo di Torino, cenni slorici c versioni, Turin, 1858.
É. A MANN'.
1 . MAXIM IN, évêque arien (Cm du iv, début du
vc siècle). ■ — La personnalité de cet évêque est encore
entourée de bien des obscurités, bien que diverses
découvertes toutes ici eut es aient attiré sur lui un
regain d'attention. Nous procéderons ici en parlant
des données les plus certaines, pour aboutir à celles
qui restent encore conjecturales.
1° Le contradicteur arien de saint Augustin. —
En 427 ou 428 eut lieu à Ilippone une discussion
publique sur la question trinitaire, entre Augustin
et un évêque arien nommé .Maximin. I.e procès-verbal
467
M A X I M I N
408
de cette conférence contradictoire s'est conservé
parmi les (envies d'Augustin : Coll'ilio cuni Maximino
arianorum rpiscopo, P. I.., t. m.ii, col. 709-742.
L'évêque d'Hippone n'ayant pas eu le temps néces-
saire pour développer tous ses arguments les reprit
dans un ouvrage qu'il publia ultérieurement : Contra
Maximinum hœreticum arianorum episcopum libri
duo, ibid., col. 743-814. Quelques renseignements sur
le contradicteur d'Augustin nous sont tournis tant
par le début du procès-verbal, col. 709, que par le
sermon cxl du même Augustin. Ce dernier porte le
titre : Contra quoddum dictum Maximini arianorum
episcopi, qui cum Segisvulto comité constitutus in Africa
blasphemabat. T. xxxvni, col. 773. Enfin Possidius,
dans sa Vila Augustini, ajoute des indications qui
coïncident avec les précédentes. C. xvn, t. xxxn,
col. 48. Il résulte de tout ceci que Maximin avait
accompagné sur la terre africaine un contingent goth,
commandé par le comte Sigisvult, que la cour de
Ravenne y avait expédié pour combattre la révolte
du comte Boniface. Voir Prosper, Chronicon, a. 427,
dans Monum. germ. hist., Auct. antiquiss., t. ix,
p. 471, et Chronica gallica, a. 424, ibid., p. 658. Aumô-
nier, si l'on peut dire, de ce corps expéditionnaire goth,
dont les hommes et les chefs étaient ariens, Maximin
avait été encouragé par Sigisvult à faire en Afrique
de la propagande en faveur de l'arianisme. II avait
provoqué à une conférence publique un prêtre catho-
lique, nommé Éraclius, lequel, ne se sentant point
de force, avait fait appel à Augustin.
De ces données l'on conclura que Maximin, malgré
son nom romain, était vraisemblablement, lui aussi,
d'origine gothique; que dès lors il faut chercher sa
patrie dans les régions danubiennes, où les Goths,
convertis au christianisme arianisant par Ulfila,
étaient venus s'établir au milieu du ive siècle. Voir
J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les provinces
danubiennes, p. 446 sq.
2° L'auteur de la Dissertatio Maximini contra
Ambrosium. — Si la précédente conjecture est exacte,
on ne doit pas s'étonner de voir ce Maximin très au
fait des événements religieux qui se sont déroulés,
dînant le dernier quart du iv° siècle, dans la même
région danubienne. On sait avec quelle vigueur saint
Ambroise, évêque de Milan, y avait mené la lutte
contre l'arianisme. En 375, il avait réussi à donner un
successeur catholique à Germinius, évêque de Sir-
mium, acquis au symbole de Rimini; et le concile
qu'Anémius, ce nouvel élu, n'avait pas tardé à réunir,
avait contribué à promouvoir dans tout Vlllyricum
une réaction nicéenne, bien nécessaire après les
longues années de la domination homéenne. Un peu
plus lard, en septembre 381, le concile d'Aquilée
continuait l'œuvre d'assainissement; deux évêques
illyriens, PaJladius de Ratiaria, et Secundianus de
Singidunum, n'ayant pas voulu renoncer à l'homéisme,
avaient été déposés. La situation d'Auxence, évêque
de Duroslorum, avait été ébranlée, elle aussi; et celui-
ci, contraint d'abdiquer ses fonctions, se réfugierait
en 383 à la cour de l'impératrice Justine, où il ne
tarderait pas à créer de sérieux embarras à saint
Ambroise.
Or ces deux événements sont vivement exploités
contre Ambroise de Milan dans un texte qui s'est
conservé d'assez curieuse façon. — Dans les marges
supérieures, latérales et inférieures du Parisin. lat.
8907, lequel contient, entre autres, les deux premiers
livres du De fide de saint Ambroise et les Actes du
concile d'Aquilée, on trouve, d'une écriture nettement
différente de celle du ms. quoique à peu près du
même âge, un texte latin où revient fréquemment !a
phrase Maximinus episcopus dicit. Ce texte est d'ail-
leurs en fort mauvais état, et il est impossible d'en
déchiffrer les premières lignes. Reprenant d'anciennes
tentatives, le plus récent éditeur, I-'r. Kaufîmann, a
fini par reconstituer un texte à peu près lisible qu'il a
proposé d'appeler Dissertatio Maximini contra Ambro-
sium. I.a dernière partie du titre est justifiée par les
violentes invectives adressées par l'auteur à l'évêque
de Milan. On remarquera d'ailleurs que cette diatribe
accompagne précisément les textes ambrosiens qu'elle
entend réfuter. Il s'en faut d'ailleurs que celle œuvre,
même en tenant compte des mutilations du texte,
soil un chef-d'œuvre de composition et de style. On
peut y distinguer néanmoins trois parties. La première,
fol. 208 r°-303 v°, discute la procédure suivie, à
l'instigation d'Ambroise, par le concile d'Aquilée,
dont elle reproduit partiellement les actes; la deuxième
fol. 303 v°-311 v°, est introduite par une phrase où
l'auteur annonce qu'il va justifier Paliadius par divers
témoignages, et d'abord par une lettre d'Auxence de
Durostorum sur la vie et les doctrines d'UJfila. Cette
lettre se termine par une courte profession de foi du
premier évêque goth, que l'auteur de la dissertation
fait suivre d'une longue amplification sur la lettre
d'Auxence. Cette première déposition en faveur de
Paliadius était suivie d'autres témoignages que le
scribe se proposait sans doute de reproduire plus tard,
et pour lesquels il a laissé disponibles les marges des
fol. 312 r°-336 r°. Allant sans doute au plus pressé, il a
repris dans les marges du fol. 336 r°(où commence dans
le texte principal du ms. les Actes du concile d'Aquilée)
une discussion entre Paliadius et Ambroise, fol. 336 r°-
337 r°, qui appartient évidemment à la même œuvre
antiambrosienne que le début. Cette discussion est, à
coup sûr, un fragment des Actes d'Aquilée, mais à
partir du fol. 337 v°, jusqu'à la fin, fol. 349 r°, elle
prend l'allure d'une invective serrée à l'endroit
d'Ambroise et de la doctrine qu'il a fait prévaloir au
concile de Sirmium de 375. Les avis sont partagés sur
l'appartenance de cette dernière pièce. Est-elle une
production de Maximin lui-même, comme l'a pensé
Fr. Kaufîmann, ou bien une longue citation faite
par lui d'un ouvrage spécial de Paliadius contre
Ambroise? Cette dernière hypothèse, proposée d'abord
par L. Saltet, et à laquelle s'est rangé J. Zeiller, nous
semble la plus probable.
La solution de ce petit problème a quelque impor
tance pour fixer la date de la Dissertatio. Si l'on admet
en effet que Maximin est l'auteur de la diatribe finale
contre Ambroise, il faut placer la composition de tout
l'ensemble avant la fin de 384, puisqu'il y est- parlé
du pape Damase (t 11 décembre 384) comme s'il
était encore vivant, fol. 344 r° et v°. Si Maximin, au
contraire, ne fait que transcrire ici un texte de Palia-
dius, la composition de la Dissertatio peut être retardée
de quelques années, sans que l'on puisse beaucoup
dépasser 397, date de la mort d'Ambroise : on ne
polémique guère contre un mort avec i'acharnement
que Maximin déploie contre l'évêque de Milan.
Cette hypothèse admise, on voit tomber l'une des
plus fortes objections qui aient été faites à l'identité
de l'auteur de la Dissertatio avec le contradicteur
d'Augustin. Il est difficile, pense O. Bardenhewer,
de faire un même personnage du polémiste qui, en 383,
prend si vivement à partie Ambroise et de l'aumônier
golh qui s'en va, 45 ans plus lard, provoquer Augustin
à Hippone, Altkirchliche Littcralur, t. iv, p. 479, n. 1
Encore que ceci n'ait rien de tout à fait invraisem-
blable, la difficulté s'atténue sérieusement si l'on
rabaisse, comme il semble possible, d'une quinzaine
d'années la date de la Dissertatio. Le plus difficile, c'est
de prouver l'identité de l'adversaire d'Ambroise et du
contradicteur d'Augustin. On ne peut rendre accep-
table cette conjecture que par les considérations que
nous avons faites au début sur le pays d'origine du,
469
M A X I M I N
470
Maximin de 127, et les accointances danubiennes de
l'auteur de la Dissertatio. Toute fragile qu'elle soit,
l'hypothèse, présentée d'abord par Kauffmann, a reçu
l'assentiment de Zeiller; Kxilger s'y rallie avec un peu
d'hésitation dans Schanz, Gesch. der rômischen I.itte-
ratur, t . îv b, 1920, p. 438 sq., et aussi Rauschen-Wittig,
Grundriss der Patrologie, 9° édit., 1926, p. 345.
3° L'auteur des truites et sermons faussement attribués
à Maxime de Turin. — En établissant son édition des
oeuvres de saint Maxime de Turin, Bruni avait utilisé
un ms. de Vérone, (actuel LI, ancien 49), auquel il avait
emprunté : le Tract, iv, Contra paganos, le tract, v,
Contra Judxos, et les Exposiliones de capitulis evange-
liorum. Voir P. L., t. lvii, col. 781-794; 793-806;
807-832. Ce même ms. avait été exploité en ces derniers
temps par C. H. Turner, qui avait publié d'après lui,
toujours sous le nom de saint Maxime, d'une paît une
édition infiniment meilleure du Contra paganos et du
Contra Judeeos, Journal of iheological sludies, 1916,
t. xvn, p. 321-337; 1919, t. xx, p. 293-310, d'autre
part divers sermons inédits : Ibid., 1915, t. xvi,
p. 161-176 (7 sermons); p. 314-322 (5 sermons);
1916, t. xvn, p. 225-232 (3 sermons).
Toutefois une publication antérieure de Turner
aurait dû lui inspirer quelque défiance à l'endroit de
l'origine de ces diverses pièces. En 1911, en effet, ce
même critique avait publié sous ce titre : An arian
sermon from a ms. in the Chapter library of Verona,
un texte incontestablement arien, emprunté au
même ms. de Vérone. Ibid., t. xni, p. 22-28. Cette
circonstance a donné l'éveil à dom B. Capelle, qui
s'est convaincu que toute la première partie de ce
ms. (jusqu'au fol. 136 r° pour le moins) n'était pas
autre chose qu'un homiliaire de l'évêque arien
Maximin. Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv, p. 81-108;
cf. p. 224-233. D'une paît en effet tout le lot des
productions groupées dans cette première partie
(dom Capelle en donne la suite p. 82), est incontesta-
blement du même auteur; et, d'autre part, cet auteur
est un arien, et un arien militant. La comparaison
entre les textes de Vérone et les explications fournies
par Maximin, le contradicteur d'Augustin, montre
que l'on a affaire avec le même personnage. Ainsi
Maximin est bien l'auteur des diverses productions
qui figurent dans le ms. LI de Vérone; et le ms.
d'ailleurs a dû porter autrefois le nom même de
Maximin, comme il résulte d'un catalogue sommaire
des mss. de Vérone ajouté par MafTei à son Istoria
teologica (1742).
Les conclusions de dom Capelle nous paraissent
tout à fait plausibles. Elles ne font d'ailleurs que ren-
forcer l'hypothèse qui identifie l'auteur de la Disser-
tatio contra Ambrosium et le Maximin de la Collatio.
Encouragé par- sa trouvaille, dom Capelle essaie d'aug-
menter encore le bagage de Maximin, en po.tant à son
compte un certain nombre des fragments ariens publiés
jadis par Ma: et reproduits dans P. L., t. xm, col. 593-
632. M. Zeiller avait proposé l'attribution en bloc de
ces fragments à Palladius. Op. cit., p. 490 sq. ; dom
Capelle voudrait mettre à part les fragments i, n, ni, iv
et xiv « qui trahissent leur commune origine » et lui
paraissent être de Maximin. Par contre il n'y aurait pas
lieu d'attribuer à celui-ci ie Sermo arianorum reproduit
et réfuté par saint Augustin. P. L., t. xlii, col. 678-708.
Du moins pourrait-on penser « à une dépendance
indirecte, par exemple à l'utilisation d'un traité de
l'évêque arien par les auteurs du sermon ». Revue
bénédictine, toc. cit., p. 106.
L'avenir dira ce qu'il faut retenir de ces diverses
conjectures. Ces travaux d'approche ont, tout au
moins, l'avantage d'attirer l'attention sur la littéra-
ture arienne de langue latine. Elle est si mal connue
que tous les débris doivent être soigneusement recueil-
lis et examinés par qui veut se faire une idée précise
du néo-arianisme.
4° L'auteur de Z'Opus imperfectum in Matthjeum.
— De cette littérature le monument le plus considé-
rable est, à coup sûr, le recueil de 54 homélies sur saint
Matthieu qui ligure, d'une manière si surprenante,
parmi les œuvres de saint Jean Chrysostomc, P. G.,
t. i.vi, col. 611-946. Commentaire continu du premier
évangile, l'ouvrage est incomplet en bien des endroits,
d'où le nom d'Oplis imperfectum in Matthseum qui lui a
été donné de bonne heure. Tout le Moyen Age latin,
jusqu'à Érasme, l'a considéré comme une traduction,
d'ailleurs mutilée, d'un commentaire de Jean Chryso-
stome, fermant plusoumoins volontairement les yeux
sur l'arianisme qui y transparaît à maint endroit. Des
tentatives furent faites d'ailleurs pour amender dans
le sens orthodoxe une rédaction dont on attribuait
les défauts aux insuffisances du traducteur, ce qui
explique l'histoire assez mouvementée du texte, qu'a
esquissée Fr. KaufTmann, Zur Textgeschichte les
Opus imperfectum in Matthœum, Kiel, 1909. L'appar-
tenance à Chrysostome n'est plus acceptée par per-
sonne, et, sauf l'exception de J. Stiglmayr, tout le
monde est d'accord aujourd'hui pour y reconnaître
non une traduction, mais une œuvre originairement
composée en latin.
Ce commentaire est un travail extrêmement remar-
quable, qui mériterait, tant du point de vue de l'exé-
gèse que de celui de la doctrine une étude approfondie.
Avec une grande habileté l'auteur fait sortir du texte
évangélique et les enseignements moraux qu'il com-
porte, et les leçons doctrinales qui s'y peuvent rat-
tacher. Préoccupations de moraliste et soucis de polé-
mique contre la doctrine de Nicée se partagent l'au-
teur. Aussi bien la doctrine de Bimini, qu'il expose
parfois sur un ton de singulière piété, traverse-t-elle,
au moment où il écrit, un fort mauvais pas. Mais Dieu
ne l'abandonnera pas, ni ceux qui lui sont fidèles
malgré tout; le triomphe de la vérité sur l'erreur est
certain, les adversaires de la saine doctrine finiront
tôt ou tard par recevoir le châtiment mérité. Tout cela
dit d'ailleurs sur un ton de grande modération, par
quelqu'un qui parle d'autorité et semble jouir parmi
ceux qu'il exhorte d'un prestige incontesté. Une
partie des homélies semble avoir été prononcée de vive
voix ; d'autres sont adressées par écrit à une commu-
nauté dont l'auteur se trouve momentanément séparé.
La date de composition est relativement facile à
déterminer. L'ensemble remonte à une époque où la
doctrine homéenne est en recul devant une réaction
catholique appuyée par l'autorité civile. Ce ne peut
guère être, bien qu'on l'ait soutenu, la période qui
suivit en Italie et en Afrique la conquête byzantine du
vie siècle; divers indices (doute sur la canonicité de la
11* Joannis, ignorance des écrivains ecclésiastiques
postérieurs à saint Jérôme, de certaines institutions
ecclésiastiques) empêchent de s'arrêter à une date
aussi basse. Mieux vaut remonter jusqu'aux dernières
années du IVe ou au début du v« siècle, alors que se
prononce la réaction catholique inaugurée par Théo-
dose le Grand. La patrie semble d'abord plus difficile
à retrouver; pourtant, éliminées diverses hypothèses,
il semble qu'il faille s'arrêter aux provinces les plus
orientales de l'Empire où se parlait le latin. « Si
l'auteur, dit J. Zeiller, est de culture romaine, il a vécu
dans une région où s'étaient introduits des éléments
barbares : les allusions que renferme son Commentaire
à la vie politique, sociale et économique, telle qu'il a
pu l'observer autour de lui, dénotent un homme au
courant des mœurs germaniques. Il parle de l'élection
des rois et des royautés contemporaines; il semble
vivre au milieu de gens qui ne pratiquent que la guerre
ou l'agriculture et ignorent le commerce; il mentionne
471
MAXIMIN — MAXIMIN D'AIX
47^
l'usage gothique de donner aux enfants des noms sus-
ceptibles de leur conférer les qualités qu'on leur
souhaite. Mais, dans le même endroit, il appelle
barbarie génies les peuples qui se distinguent par ces
pratiques. S'il est lui-même Germain de naissance, c'est
donc un Germain de l'Empire, un Germain civilisé
ou dégermanisé. » Les origines chrétiennes, p. 478.
Tous ces indices nous invitent à chercher vers la
Thrace ou la Mésie la patrie de notre auteur, en ces
régions où Valens avait cantonné les premiers Goths.
Dans ces conditions, pense M. Zeiller, il semble que
l'on ait quelque droit d'attribuer à Maximin, l'auteur
de la Dissertalio contra Ambrosium, la paternité de
l'Opus imper fectum. Les autres auteurs de cette région
que nous connaissons (assez mal, d'ailleurs) se trou-
vent exclus : Ulfila, Palladius.le second Auxencc, par
des considérations chronologiques diverses. Reste donc
Maximin. « Il fut un écrivain fécond puisque, outre le
développement de la Dissertalio de Palladius contre
Ambroise, nous possédons de lui une Disputatio contre
saint Augustin, et que, l'évêque d'Hippone ayant
renouvelé la controverse dans un traité spécial, Maxi-
min promit et vraisemblablement publia une réplique
dont ie texte ne s'est pas conservé. » Ibid., p. 473. Mais
l'auteur de l'Opus imperjectum est aussi un écrivain
fécond; il avait composé (il nous en avertit lui-même,
P. G., t. lvi, col. G80, 726, 802) des commentaires sur
Marc et Luc; il polémique contre la doctrine nicéenne
de la même façon que le contradicteur d'Augustin; ii
utilise, sembie-t-il, un texte biblique analogue. Mais,
surtout, il a un point de doctrine commun avec lui et
qui lui semble particulier; le contradicteur d'Augustin
et l'auteur de l'Opus imperfectum nient tous deux la
conception du Christ par l'opération du Saint-Esprit.
Comparer Op. imperf., P. G., t. lvi, col. 634, et S. Au-
gustin, Contra Maximinum lisereticum, II, xvn, 2,
P. L., t. xlii, col. 784. On entendra que, de part et
d'autre, est niée non la conception virginale, mais le
fait qu'elle s'est accomplie par l'œuvre de l'Esprit.
Créature du Fils, qui lui est supérieur, ia troisième
personne n'a pu que sanctifier Marie, mais c'est la
Sagesse de Dieu (autrement dit le Verbe) qui s'est
édifié le temple où il a habité. « Concluons, ajoute
J. Zeiller, qu'il y a de très fortes présomptions pour
que l'Opus imperfectum soit sorti de la plume de
l'évêque Maximin. » Ibid., p. 480.
A vrai dire, dom Capelle ne se rallie pas à cette
démonstration. Le bagage littéraire de Maximin qu'il
vient d'enrichir de tout ce qui lui avait été ravi par
Maxime de Turin, ne lui semble pas autoriser l'attri-
bution à cet auteur de l'Opus imperfectum. La compa-
raison entre les sermons du ms. de Vérone et les
homélies de l'Opus, ne plaide guère, il faut l'avouer,
pour l'identité d'auteur. Dom Capelle signale d'une
-manière générale que la manière n'est pas la même;
qu'en particulier la préoccupation pratique de mora-
liser, si apparente dans les homélies, ne se retrouve
guère dans les sermons, beaucoup plus tournés vers la
parénèse à tendance dogmatique. Il y a plus. Une
comparaison attentive entre les passages parallèles
dos homélies de l'Opus et des sermons de Vérone, nous
a montré qu'il n'y a jamais de rencontre entre les deux
textes dans l'explication du même passage évangé-
lique. Ces passages sont, à la vérité, assez rares; par
un malheureux hasard, il se trouve, en effet, que les
péricopes expliquées dans les sermons figurent rarement
dans les homélies. Mais il est bien extraordinaire que,
dans la demi-douzaine de textes évangéliques qu'expli-
quent en commun les sermons et les homélies, il
n'y ait aucun rapprochement, ni d'expression, ni
d'idée entre les deux développements. Sans doute, un
prédicateur développant un thème évangélique n'est
pas obligé de se répéter chaque fois, mais il est presque
impossible que telle idée favorite et bien caractéris-
tique ne revienne pas sous une forme ou sous une
autre. Comparer : Malth., v, 11 ; P. L., t. lvii, col. 821,
et P. G., I. j.vi, col. 6X5-686; Malth., n.ll : Journ. of
theol. stud., t. xvi, p. 162, et P. G., col. 642; Matth.,
m, 15; J. T. S., p. 164, et P. G., col. 658; Matth., u,
16 sq.; J. T. S., p. 315, et P. G., col. 644. Par contre
une comparaison générale du style du Contra paganos
(édit. Turner) et de l'Opus imperfectum se montrerait
plus favorable, nouVsemble-t-il, à l'identité des auteurs.
Il reste néanmoins que les divers ouvrages que nous
venons sommairement d'étudier appartiennent a coup
sûr à une même famille. C'est ce qui justifiera leur
groupement sous le nom de Maximin, groupement
tout provisoire, en attendant que de nouvelles recher-
ches aient permis d'éclairer ce point d'histoire litté-
raire.
Les textes dont il a été question au cours de l'article
ont été publiés comme suit : La Dissertalio Maximini, par
l"r. Kauffmann, _4i/s der Scliule des Wulfila : Auxenti
DOROSTORENSIS El'ISTULA DE FIDE, V1TA ET OBITU WUL-
filae, im Zusammenhang der Dissertatio Maximini
contra Ambrosium, Strasbourg, 1899; les traités et ser-
mons provenant du ms. de Vérone par C. II. Turner dans le
Journal of theological sludies, voir énumération des pas-
sages, col. 469; l'Opus imperfectum in Malthœum, dans
P. 67., t. lvi, col. 611-946; le Sermo arianorum, dans P. L.,
t. XLn, col. 677 sq. ; les Sermonum arianorum fragmenta anti-
quissima (d'après Mai, Vêler, script, nova collect., t. m b,
p. 208) dans P. L., t. xm, col. 593-652.
Les travaux importants ont été signalés au cours de
l'article; renseignements plus completset abondante biblio-
graphie dans J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les
provinces danubiennes de l'Empire romain, Paris, 1918,
p. 474-505. Voir aussi O. Bardenhewer, Gesch. der altldr-
chlichcn Litercdur, t. iv, 1924, p. 479 sq.; Rauschen-Wittig,
Grundriss der Patrologie, 9e édit., 1926, p. 345.
É. Amann.
2. MAXIM IN D'AIX, frère mineur capucin de
la province de Provence, se nommait au siècle Pierre
Gigots et appartenait à une famille d'avocats. Entré
jeune encore en religion, le 25 septembre 1624, il mou-
rait à Aix en 1687, après avoir rempli différentes
charges dans son ordre. En 1667 paraissait à Mons la
célèbre traduction du Nouveau Testament, commencée
par Antoine Le Maistre et continuée par son neveu
Isaac Le Maistre de Saci et Antoine Arnauld. Attaquée
dès son apparition, condamnée par l'archevêque de
Paris et le Conseil d'État avant de l'être par Clé-
ment IX, le 20 avril 1668, la traduction fut défendue
par Arnauld et Nicole. Le P. Maximin composa contre
elle et ses défenseurs un ouvrage qui rencontra des"
oppositions même avant de voir le jour. Bien que muni
de toutes les approbations officielles, l'auteur se vit
refuser le Privilège du roi pour l'impression, et ce ne
fut que deux ans après l'avoir achevé qu'il put le taire
paraître hors de France. Il a pour titre Réflexions sur
les vérilcz évangéliques, contre les passages que les tra-
ducteurs de Mons ont corrompus dans le Nouveau Tes-
tament de Nostre Seigneur Iésus Christ, traduit en
françois, selon l'édition Vulgate, avec les différences du
Grec : et les Réponses qui détruisent la Défense de la
traduction du mesme Nouveau Testament imprimé à
Mons, qui anéantit la plupart des articles de la Foi),
et des Sacrements de l'Église, in-4°, Trévoux, 1681.
L'auteur y fait voir les erreurs doctrinales que favo-
rise cette traduction. Le livre du P. Maximin irrita les
jansénistes, qui trouvaient chez les capucins de nom-
breux et vigoureux adversaires; aussi l'un d'eux,
Jean Barbier d'Aucour, publia sous le voile de l'ano-
nyme un Manifeste ou la préconisation en vers burles-
ques d'un nouveau livre intitulé Réflexions sur les véritez
évangéliques, contre la traduction et les traducteurs de
Mons, par les R. P. Capucins de Provence, Riorti,
1681, 1683. Ce poème burlesque est un tissu de vul-
473
M \ XI MIN D'AIX
MAZOLINI
474
gaires injures contre le P. Maximin et ses confrères.
« Leur rage ne fut point assouvie, écrit le P. Calixte
de Brignoles, ils attaquèrent la forme de cet ouvrage
et ils parvinrent par leurs brigues à le faire regarder
comme un ouvrage suspect, parce qu'il avait été
imprimé dans les pays étrangers. Ils surprirent une
lettre à M. Le Tellier, chancelier de France, par
laquelle il ordonnait au Provincial des capucins d'en
saisir tous les exemplaires et de les envoyer à M. de
Morand, intendant de Provence. Celte lettre datée du
21 janvier 1G82 eut son efTet et rendit cet excellent
livre assez rare. »
Acliard, Dictionnaire liisiorique des hommes illustres de
Provence, Aix, 1783-1S77 (art. Henri de la Seyne); Bernard
de Bologne, Bibliothecascriptorum ord. min. capuccinoriim,
Venise, 1747; Hurler, Xomenclalor, 3e édit., t. iv, col. 460.
P. Edouard d'Alençon.
IWAYER Christophe, né à Augsbourg en 1564,
entra dans la Compagnie de Jésus en 1582, et ensei-
gna les diverses sciences ecclésiastiques à Passau,
Brixen, Gratz et Vienne. Il mourut en cette dernière
ville le 11 octobre 1626. Il reste de lui un volume de
controverses contre les protestants qui eut sa célébrité
et fut souvent réimprimé. Octo fidei controversix ob
quas solas plerique hoc tempore difficultalem hubcant
redeundi ad Ecclesiam manifeste catholicam, 1 vol. in-8°,
Cologne, 1622; Vienne, 1622; Nuremberg, 1626;
Cologne, 1627. On y traite successivement des
œuvres, de la communion sous les deux espèces, de la
présence réelle, du purgatoire, du culte des saints,
des images, des reliques, enfin de la tradition. Lupe-
nius, Biblioth. realis théologien, t. n, p. 656, en signale
une traduction allemande de 1629 : Sechs streitige
Religionspunctcn darinn manche anstelien und eben
durum catholisch zn werden bedencken tragen. De fait,
l'académie de Leipzig demanda à Jean Hofer de
réfuter l'ouvrage, qui lui paraissait fort dangereux
pour la cause luthérienne. Or l'étude que fit Jean
Hofer de l'argumentation de Christophe Mayer le
convertit lui-même au catholicisme; il se fit même
jésuite, comme le narre agréablement Mgr Raess,
Die Convertiten, t. v, p. 387-398.
Soinmervogel, Bibliothèque dt la Compagnie de Jésus, t. v.
col. 799; Hurter, Xomenclalor, 3° édit., t. ni, col. 738-739.
É. Amann.
MAYNARD, docteur en théologie et chanoine
de Saint-Sernin de Toulouse, avait publié, à Nantes,
1720, des Lettres d'un théologien catholique où il invi-
tait les réformés à entrer en conférence avec lui sur
la religion. Armand de la Chapelle, pasteur de l'Église
wallonne de la Haye, ayant répondu, le chanoine fit
paraître : La religion protestante convaincue de faux
dans ses règles de foi particulières, 2 vol. in-12, Paris,
1740, ouvrage qui est fort loué par le Journal des
Savants, 1741, p. 62.
Richard et Giiaud, Dictionnaire des sciences ecclésias-
tiques, édit. de 1824; Jôchcr-Rotermund, Gelchrten-Lexicon,
t. iv, 1813, qui commet une assez jolie bévue, répétée par
Hurler, Xomenclalor, 3« édit., t. IV, col. 1107.
É. Amann.
MAYOL Joseph, frère prêcheur (xvn° siècle). —
Natif de Saint-Maximin, il fit ses études théologiques
au couvent d'Avignon, puis enseigna dans divers
collèges dominicains du midi de la France, en même
temps qu'il donnait carrière à un réel talent de prédi-
cateur. Il mourut en 1701 après avoir rempli d'impor-
tantes charges dans son ordre, notamment celle de
provincial de Toulouse. Fin lettré et, comme dit son
contemporain Échard, Musei ac librorum cultor assi-
duus, Mayol était un théologien précis et profond, ('.es
deux qualités dont la rencontre est peu commune firent
le charme de sa personnalité et assurèrent le succès de
divers opuscules qu'il composa, en particulier de son
Abrégé de la dévotion du Rosaire de la Mère de Dieu,
in-12, de 192 pages, qui eut cinq éditions en six ans
(1679-1685).
Mais Joseph Mayol est surtout connu pour sa
Summa moralis doclrinœ thomisticœ circa decem praz-
cepta decalogi : Item virlulum theologicarum fidei, spei
et caritalis, vitiaque illis opposita, nec non circa propo-
siliones morales de. hac maleria ab Ecclesia damnalas,
variis in locis sparsas. Qua; omnia ad rigidam scholas-
tiese disputationts trutinam ponderantur, juxta i/i-
ceneussa tutissimaque doctoris angelici D. Thomas
Aquinatis dogmata, cujus vera mens inler laxiores et
rigidiores novellislarum opiniones média dependilur,
Avignon, 1704, in-4». Échard néglige de préciser
qu'il s'agit de deux volumes, l'un de 440 pages et
l'autre de 366 pages, imprimés sur deux colonnes en
caractères très serrés. Il s'agit même de bien davan-
tage que d'un simple -exposé du Décalogue. En vrai
thomiste, Mayol part d'un traité complet des vertus
théologales, avant d'aborder la vertu générale de jus-
tice et les vertus particulières que suppose chaque
précepte du Décalogue. Il étudie, à la manière de
saint Thomas dans sa Somme, les vices correspondants
à chaque vertu et il entre, de plus, dans des considé-
rations pratiques appropriées aux préoccupations des
casuistes modernes. Dans cette vaste synthèse morale,
il en veut surtout à ces casuistes auxquels, dit-il, il
ne répugne pas « de flotter à tous les vents de la doc-
trine » pourvu qu'ils réussissent à « aduler » les
hommes. Avec quelque préciosité, il explique qu'il
vogue, entre Charybde et Sylla, sur la mer agitée par
la querelle du jansénisme et du laxisme.
Quétil-Échard, Scriptores ordinis prœdicalorum, Paris,
1721, t. il, p. 765; Hurter, Nomenclalor, 3e édit., t. îv,
col. 944.
M.-M. Gorce.
1. MAYR Antoine, né à Nesselwang (Bavière)
en 1673, entra dans la Compagnie de Jésus en 1689,
et fut longtemps professeur de théologie scolastique
aux universités de Fribourg-en-B. et d'Ingolstadt. Il
mourut en 1749. — Son œuvre imprimée, assez volu-
mineuse, comprend : d'une part deux cours complets,
l'un de théologie scolastique, en 8 vol. in-8°, publié à
Ingolstadt de 1729 à 1732 (édit. en 2 vol. in-fol., ibid.,
1732), l'autre de Philosophia peripatetica, en 4 vol.
in-4°, Ingolstadt, 1739 (réédit. à Venise, 1745. et à
Genève, 4 vol. in-fol.) ; d'autre part deux traités spé-
ciaux : Tractatus theologicus de primo et secundo adventu
Chrisli Domini, ejusque vita in terris, item de geslis ac
privilegiis B. Virginis ac plurium Salvatoris nostri
consanguineorum aul familiarium, in-8°, Ingolstadt,
1742; Quœsliones thcologicœ de contritione, in-4°, ibid.,
1746.
Soinmervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus,
t. v, col. 807 ; Hurter, Nomenclalor, 3= édit., t. iv, col. 1337;
É Amann.
2. WIAYR Antoine, de la Compagnie de Jésus
(1710-1772), a laissé un De locis theologicis, vera reli-
gione et Ecclesia, in-8°, Augsbourg, 1771.
Sommervogel, Bibliothèque, t. v, col. 809.
É. Amann.
MAZOL1NI Silvestre, dit SH.VESTRE
PRIERIAS, (on trouve aussi les orthographes
Mazzolini et Mozolini), frère prêcheur piémontais
(1156-1523). — Il naquit en 1456 à Prierio, près d'Asti,
cl prit à quinze ans l'habit dominicain au couvent
de Gênes. Ses qualités religieuses et intellectuelles
lui valurent rapidement le magistère en théologie. Il
devint donc régent du collège des dominicains à
l'université de Bologne et y fut par l'éclat de sa parole
un professeur célèbre. Le sénat d<' Venise rechercha
ses services et l'on se demande s'il n'a pas enseigné
plusieurs années ù l'université do Padoue. Prieur à
475
MAZOLINI
476
Milan, à Vérone, à Côme, supérieur majeur de sa
congrégation de l'une et l'autre Lombardics en 1508,
de nouveau prieur à Bologne en 1510, on le retrouve
en 1511 à Home où il avait été appelé par le pape
Jules II. En 1515 comme la charge de Maître du
Sacré Palais était vacante, le pape Léon X, sur les
conseils du cardinal Cajétan, confia cette charge, par
bref du 15 novembre, à Mazolini qui devait l'occuper
jusqu'à ce qu'il mourut de la peste en 1523.
La dernière page du Conflati ex angelico doctore
S. Thoma primum volumen de Mazolini, contient la
liste de ses ouvrages : Commenlurium in spheram;
In theoricas planetarum, Venise, 1515; Tzxlum dialec-
ticse, Venise, 1496; Brcvissimum epiloma Capreoli;
Aliud epiloma Capreoli ejusdem cum addilionibus
opinionum el nolabilium, Crémone, 1497; Aurea Rosa,
Bologne, 1503; Quxstioncs ad Evangelia; Vila de la
scraphica cl fervenlissima amatrice di Jesu Christo
salvatore santa Maria Magdalena ricolia cum moite
nove historié. Milan, 1519; Parvum confessionale;
Magnum confessionale; Trialogum de B. Magdalena
in spelunca, Milan, 1519; Scale del sanlo amore, imité
d'Henri Suso; Rcjugio di sconsolati, également imité
d'Henri Suso; Trialogum in Sol; Vita di la gloriosa
regina del cielo per modo liistoriale; Stimma Summarum
quse Silvestrina dicitur nuperrime magna cum dili-
genlia recognila adjectis eliam adnotatiunculis et nume-
ris hactenus non impressis, 1519, in-4°, Ia pars., p. 790
IIapars.,p. 777; Libellumde sublevalione inftrmanlium;
Brève compendium de secundis intentionibus, Bologne,
1599; Brevis tractalus de exorcismis, Bologne, 1573;
Quœstiuncula de œlerna veritate propositionum in
mater ia nalurali; Brève opusculum de judicio temerario
ad illuslrcm D. Matthseum Standardum; Definitiones
omnium legum ad fratrem Theramum de Janua; Consi-
lium de Monte Pietalis; Consilium de facto retroven-
dendi; Sermones prsedicabiles; Upusculus de immolât io ne
agni spiritualis et sacrificio novœ legis; Malleum contra
Scosticas; Opus de irrefragabili el authora veritate
Romanee Ecclesiœ Romanique pontificis contra Marli-
num Luther um ordinis Eremitarum et sunl libri très :
1. De ipsa quam diximus veritate in se, 2. De ea quantum
ad efjicaciam ejtis in Murtinum, 3. Forte eril Epitoma
diclorum; il est porté au titre : In prœsumpliones
Martini Lutheri conclusiones de potestate papse dia-
logus, Borne, 1518; Errata et argumenta Lutheri
recitata délecta et copiosissime trita, Home, 1590, in-4°;
Replica ad eumdem Lutherum; Epitoma responsionis
ad eumdem Lutherum; Conflati ex angelico doctore
D. Thoma primum volumen, Pérouse, 1519.
Il faut ajouter à cette liste : De Strigimagarum
diemonumque mirandis libri très, una cum praxi
exactissima el ralione formandi processus contra opéras,
Home, 1521; Dialogus de S. Paulo, Borne, 1516; La,
sacra hisloria de S. Agnese da Montepoliciano dell'or-
dim de predicadori, Bologne, 1514. On a attribué aussi
à Silvestre Prierias un commentaire des Sentences,
une défense de la doctrine de saint Thomas, un traité
du naître, vivre et mourir, une introduction à la
logique, d'autres traités contre Luther. On a même
mis sous son nom, en manière de dérision, un violent
libelle d'inspiration luthérienne.
Mazolini Prierias, comme maître du Sacré Palais,
avait fait partie de la commission chargée d'examiner
le cas de l'humaniste Reuchlin. Tout naturellement
il fut le premier à prendre part à la polémique catho-
lique contre Luther, dès que celui-ci eut promulgué,
le 31 octobre 1517, les quatre-vingt-quinze thèses qui
firent scandale. Par-dessus la question des indulgences,
Luther attaquait toutes sortes d'abus réels ou pré-
tendus. La papauté romaine elle-même était raillée, et
seul un léger voile de catholicisme apparent masquait
sur ce point la profondeur de l'hérésie. En cette
affaire compliquée, Prierias vit très juste. Il discerna
que la plus fondamentale des doctrines luthériennes
étail celle qui, sous couleur de limiter le pouvoir du
pape relativement aux indulgences, battait en brèche
la suprématie de la primauté romaine. Léon X de-
manda lui-même à Prierias de prendre position, en
orthodoxe, contre l'hérésie naissante. Prierias imagina
un dialogue qui visait spécialement les prœsumpluosas
Martini Lutheri conclusiones de potestate papse, et
attaquait directement la doctrine de Luther à propos
de l'Église romaine. L'ouvrage était solide, rempli
d'arguments de bon sens, mais de composition rapide
et d'un ton non seulement vif, mais fort piquant. Écrit,
dit-on, dès 1517, il fut répandu par l'imprimerie à tra-
vers l'Allemagne et l'Europe dans le courant de 1518.
Certains auteurs ont décrié ce premier traité de
Prierias contre le luthéranisme naissant. Pallavicini,
dans son Histoire du concile de Trente, 1. I, c. vi,
n. 3, a élevé de violentes critiques dont le P. Hurter
s'est fait l'écho : « L'argumentation de Prierias se
ramène au simple argument d'autorité, disent-ils.
Elle ne repose sur aucun contexte solide. Son style
est dur et négligé. » Il est plus exact de dire qu'il
n'y avait pas encore, sur la matière, les précieuses
définitions du concile du Vatican pour éclairer la foi
des théologiens et des fidèles. Dès la première attaque
des protestants, on ne pouvait demander à la première
riposte de Silvestre Prierias une teneur absolument
scientifique. Il est déjà intéressant de constater qu'il
s'est trouvé, au début même de l'apostasie de Luther,
un scolastique de race pour frapper au point faible par
un recours pertinent à l'Écriture et à la Tradition.
D'ailleurs, Prierias n'avait pas voulu composer un
traité didactique, mais une rapide réfutation où, pour
les besoins de l'exposé et de la contradiction, l'ordre
même des thèses de Luther n'avait pas à être respecté.
Prierias s'en explique dans sa dédicace au pape : tant
que Luther n'irait pas plus loin, il se bornerait à
énoncer les justes principes opposés aux erreurs nou-
velles. Ces principes, énoncés par Prierias avec la plus
grande clarté et la plus absolue orthodoxie, sont au
nombre de quatre : sur la nature de l'Église, sur la
plénitude des pouvoirs spirituels du pape, sur l'infail-
libilité de l'Église, sur le concile et le pape. Acces-
soirement, Prierias donne une excellente théorie des
indulgences. Enfin, il se propose de poursuivre 'sa
démonstration, si Luther poursuit son erreur.
Luther était trop avancé dans son évolution anti-
catholique pour entendre humainement raison. La
contre-attaque brusquée de Silvestre Prierias le mit
au comble de la fureur. Il reçut son écrit des mains du
cardinal Cajétan alors à Augsbourg, dans le courant
d'août 1518. Le cardinal Cajétan lui remit également
une assignation, signée de Girolamo Gniorucci et de
Prierias lui-même, ordonnant à Martin Luther de se
rendre en cour de Rome, pour répondre aux imputa-
tions d'hérésie et de mépris de l'autorité du Saint-
Siège. Soixante jours de délai lui étaient laissés pour
comparaître. Luther n'alla pas à Rome et.il adressa
au Dialogue de Prierias une réponse où il le couvrit
d'injures personnelles. Le maître du Sacré Palais,
vilipendé comme théologien officiel de la papauté et
comme juge en matière doctrinale, eut pourtant la
longanimité de n'opposer, en cette même année 1518,
qu'une réplique d'un ton conciliant et où les attaques
personnelles contre lui-même n'étaient pas relevées.
Prierias publia ensuite un Epitoma, résumé de son
écrit précédent et préface d'un autre écrit plus vaste
qui devait paraître en 1520. Avant même que l'ou-
vrage projeté ne parût, Luther avait riposté par la
plus vigoureuse négation de la papauté qui se pût
imaginer. « Si ce que dit Prierias sur l'autorité du
pape, écrit-il, est conforme à l'opinion du pape et des
477
MAZOLI.XI
M V/ZOTTA
47S
cardinaux, il faut proclamer publiquement que l'anlc-
christ siège dans le temple de Dieu, et que la Curie
romaine est la synagogue de Satan... Si le pape et les
cardinaux n'étouffent pas cette bouche de Satan
(c'est-à-dire Prierias), moi,. Martin Luther, je romprai
d'avec l'Église romaine, le pape et les cardinaux
comme étant l'abomination de la désolation dans le
saint lieu. > Edit. de Weimar. t. vi. p. 328.
Enfin parut à Rome le 17 mars 1520 le grand
ouvrage attendu de Prierias, Errata et argumenta
Martini Lutheri, qui devait être promptement réédité
à Florence en 1521, et à Rome en 1527. Il est divisé en
trois livres dont le troisième n'est qu'une réédition
deVEpitoma. Dès le début, Prierias avait vu que la
querelle des indulgences n'avait été qu'un prétexte, et
que le vrai conflit portait sur l'autorité du pape. Aussi,
plus que jamais reprenait-il les quatre thèses fon-
damentales de son premier Dialogus. Luther négligea
de répondre à cette œuvre considérable. De son côté
Prierias avait dit ce qu'il avait adiré. Il n'y revint plus.
On a prétendu que Léon X avait été mécontent de
l'attitude prise par Prierias dans cette dispute contre
Luther, où le pape avait pourtant engagé lui-même
notre théologien. On a tout lieu de croire au contraire
que Léon X s'en montra satisfait. L'ouvrage définitif
de Prierias contre Luther comporte une lettre de félici-
tations du pape datée du 1U juin 1519. Amservicede la
papauté attaquée par Luther, Silvestre Prierias avait
consacré toutes ses forces et tout son temps, laissant
inachevé, comme il l'explique lui-même, son Conflatum
ex angelico doclore S. Tlioma, la grande œuvre de toute
sa vie. Son mérite était d'autant plus grand qu'il se
sentait vieilli et au terme de sa carrière.
L'examen des ouvrages théologiques de Prierias
nous a conduit à cette conclusion, que les principes
de ce théologien sont toujours strictement conformes
à ceux de saint Thomas et de son école. Prierias ne
cherche pas à subtiliser et à faire des distinctions nou-
velles à propos de toutes les difficultés possibles. Plus
synthétique qu'analytique, son esprit saisit plus
clairement les ensembles qu'il n'éprouve le besoin
d'interpréter les détails. Ce fut sa force et aussi sa fai-
blesse dans la polémique contre Luther. S'il se fait
l'éditeur deCapréolus, c'est en l'abrégeant, et si beau-
coup de ses écrits sont considérables par leur longueur,
c'est qu'il y traite de sujets extrêmement vastes par
eux-mêmes. On doit citer comme plus remarquable
son Aurea Rosa saper Evangclia totius anni, recueil
d'homélies émouvantes précédé d'une importante dis-
sertation sur les divers sens de l'Écriture selon
saint Thomas. Son Con/lati ex angelico doclore S. Tho-
ma primum volumen, établi sur le plan de la Somme
Théologique de saint Thomas, est, en 600 pages très
serrées de grand format, un lumineux traité De Deo
Uno et Deo Trino. Ce vaste commentaire, s'il avait été
poursuivi, eùt-il égalé Prierias à Cajétan et à Jean de
saint Thomas? Il serait téméraire de l'affirmer, et, en
tout cas, notre auteur n'a pas dépassé la première
partie de la Ia pars.
Mikashi, De Silvestri Prieriatts ord. prœd. Mag.
S. Palatii (1456-1523) vila el scriplis, Munster, 1892;
Quétif-Échard, Seripiores Ordinis Pnedicatorurn, t. il,
p. 55-58; Hurter, Nomenclator, 3* édit., t. (i, col. 1344-
1347; Mortier, Histoire des maîtres généraux de l'ordre dis
(rires prêcheurs, t. V, Paris, 1912, p. 221 et p. 316; Pastpr,
Histoire des Papis, édit. française, t. vu, p. 285-288 et 307-
308, utilise Lauchert, Les adversaires italiens de Luther;
X. Paulus, Johann Tclzel der Ableissprediger, Mayence,
1899; Catalani, De Magislro S. Palatii, Rome 1751, p. 109,
sq.; KaluolT, Forschungen tu I.uthers romischen l'rozess,
Rooie, 1903.
M. -M. Gorce.
IV1 AZZARON I Marc-Antoine (xvp siècle), natif
de Monterubbiano (Marche d'Ancône), a laissé un
traité Deprsedeslinalioneel rsprobatione, in-1", Pérouse,
1579, et un traité De tribus coronis romani pontificis
et de osculo ejus pedum, in-4°, Home, 1588.
Dupin, TabH des auteurs ceci. elu.WL siècle, col. 2116;
Richard et Giraud, Dictionnaire des sciences ecclésiastiques,
édit. de 1824, t. xvi, p. 301; Hurter, Nomenclator, 3" édit.,
t. in, col. 157.
É. AMANN.
MAZZELLA Camille (18:53-1900). né à Vitu-
lano, diocèse de Bénévent, le 10 février 1833, entra
dans la Compagnie de Jésus le 4 septembre 1855. Les
troubles de 1800 le forcèrent à quitter l'Italie; il se
retira en France, où pendant quelques années il pro-
fessa la théologie à Lyon, puis il passa en Amérique
au collège que la Compagnie venait de fonder à
Woodstock, près de Baltimore. Il y enseigna la théo-
logie jusqu'en 1878, date à laquelle il fut nommé, sur
l'ordre de Léon XIII, professeur à l'université grégo-
rienne. Sa fidélité aux doctrines thomistes le désigna
à l'attention du pape, qui le nomma cardinal évêque
de Préneste, le 7 juin 1886. Il mourut à Rome le
26 mars 1900. Les quelques ouvrages publiés par lui
sont le reflet de son enseignement professoral : 1° De
Deo créante, Baltimore, éditions ultérieures, Rome,
1880-1896; 2° De gratia, Woodstock, 1878; 5e édit.,
Rome, 1905; 3° De religione el Ecclesia, Rome, 1880;
5e édit., 1896; 4° De virlutibus infusis, Rome, 1879,
4e édit., 1894. On attribue également au cardinal
Mazzella un ouvrage anonyme, paru à Rome en 1892,
Rosminianarum propositionum trutina, quas S. R. U.
inquisilio reprobavil, proscripsit, damnavit, commen-
taire de la condamnation portée par le Saint-Office en
1887 contre la doctrine de Rosmini.
Notice biographique sommaire dans la revue Sint
unum, t. i, p. 86, 87.
É. AMANN.
MAZZINELLI Alexandre, théologien italien,
t 1741, ne publia rien, mais un de ses élèves, Laurent
Migliaccio, sur les exhortations de Benoît XIV, entre-
prit de donner l'œuvre de son maître : Inslilutiones
tlicologicœ dislribulœ in queesliones historiens, criticus,
dogmaticas; il n'en est paru que le 1. 1, in-fol.; Païenne,
1744, qui traite des lieux théologiques, de Dieu, de la
Trinité, de l'Incarnation.
Journal des Savants, 1744, p. 122; Richard et Giraud,
Dictionnaire des sciences ecclésiastiques, édit. de 1824,
t. XVI, p. 361 ; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. iv, col. 1357,
n. 1.
E. A'mann.
MAZZOTTA Nicolas, né à Lecce, dans la Pouille
en 1669, entra dans la Compagnie de Jésus en 1690,
et, après avoir enseigné les lettres et la philosophie,
fut appliqué à l'étude de la théologie morale. Il mourut
à Naples, le 21 janvier 1737. On a imprimé de lui, après
sa mort, une théologie morale complète souvent réé-
ditée : Theologia moralis in quatuor tomos distributa,
utque omnem rem moralem absolutissime complectens,
Naples, 1748; Bologne, 1750; Venise, 1751; Augs-
bourg et Cracovie, 1756; l'édition de Naples, 1756,
en un in-fol., donne cette théologie comme rédigée
fid mentem prxcipue R. P. Claudii Lacroix celeberrimi
ejusdem socielatis theologi; ainsi fait aussi l'édition de
Venise, 1760, en 5 vol. in-8°. La disposition des matières
varie un peu selon les éditions; mais l'ordre général
est le suivant : théologie fondamentale (conscience cl
lois); préceptes de Dieu et de l'Église; contrats et
restitution; sacrements en général; pénitence, ma-
riage; censures et irrégularités. Hurter loue le solide
probabilisme de l'auteur; au xvm' siècle, plusieurs de
ses assertions firent scandale en France; en 1762
l'ouvrage fut condamné par le Châtelel cl brûlé en
place de Crève. C'est un des multiples épisodes de la
lutte contre le probabilisme et les jésuites. I.a théologie
479
MAZZOTTA — MEDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS DES;
480
de Busembaum et celle de Lacroix avaient déjà été
condamnées en 1757 et 1758.
Sommcrvogel, Bibliothèque de la Compagnie da Jésus,
t. v, col. 851-8Ô3; Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv,
col. 1625; et comparer l'appréciation tort différente du
Dictionnaire des sciences ecclésiastiques de Richard et
Giraud, édit de 1824, t. xvi, p. 359 : 'IWazzotta est, ainsi que
La.croix son modèle, un probabilistc des plus relâchés. »
É. Amann.
MEDA Philippe, éveque italien (1668-1733). —
Né à Milan en 1668, d'une noble famille, il lit ses
études ecclésiastiques au séminaire de Milan, les
compléta à Rome et fit d'abord carrière à la Rote
romaine. Nommé administrateur des diocèses de
Crémone, puis de Spolètc, il obtint de Clément XI,- en
1702, l'évêché de Conversano dans la Pouille. Sage
administrateur, il .laissa aussi un certain nombre
d'ouvrages de dogme et de pastorale : 1. Discorsi leo-
logici supra il giudizio universelle, Naples, 1724; 2.
L'incontinente senza scusa, 172S; 3. Sous le titre géné-
ral : Segrcti spirituaii morali les publications sui-
vantes : Corne si possa ageiwlmente intendere il gran
ponto dell' eterna predestitiazione ô repr'ovazione, 1729;
Non esser tanii gl' ippocrili, ne probabilmente lanli gli
uomini da bene, 1729; Per conoscere, se siasi ô no /alla
una buona confessione sagramentale, 1730; Per andare
al l'aradiso in currozza, 1730; Per iscuoprire se tal'uno
ami Iddio sopra ogni cosa ed il prossimo corne se stesso,
1731 ; Per induire ogn'uno à volontieri osservare il
precelto délia sanla quaresima, 1732. Philippe Meda
mourut dans sa ville épiscopale le 18 juillet 1733.
F. Ughelli, Ilalia sacra, édit. de Venise, 1721, t. vu,
col. 718; P. Argelati, Bibliolhcca scriplorum mediolancn-
sium, Milan, 1745, t. n, col. 908.
É. Amann.
MÉDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS
DES). — Les médecins, en premier lieu, comme tous
ceux du reste, qui exercent une profession ou le bien
général et l'intérêt des particuliers sont sérieusement
engagés, ne doivent l'aborder qu'avec une science
compétente. Ils ont le devoir, en outre, de s'y consa-
crer avec l'attention et le dévouement que la société
et les malades sont en droit d'attendre d'eux. L'igno-
rance et l'incurie dans la matière seraient d'autant
plus répréhensibles que la vie humaine dont le soin
leur est confié, l'emporte davantage sur les autres
biens temporels. Un médecin est. tenu pour respon-
sable vis-à-vis des malades qu'il traite; si donc, par
une véritable faute théologique grave, il est manifeste-
ment cause de la mort de quelqu'un d'eux, il est obligé
en conscience, bien que la perte de la vie, en soi, ne se
répare point, d'indemniser les siens, ses héritiers d'une
façon quelconque et qui est à débattre.
A la suite de cette observation préliminaire nous
groupons ici diverses obligations de l'ordre moral qui
incombent aux médecins.
1° De l'obligation du médecin vis-à-vis des malades
qu'il entreprend de traiter. — Il y a pour un médecin
une obligation de charité à ne pas refuser ses soins à
un malade pauvre et dont il ne recevra pas d'hono-
raires; l'obligation est grave, si personne autre ne se
trouve là qui s'en charge, et si lui-même le peut sans
un grave inconvénient. Le traitement que le médecin
aura entrepris par une inspiration de charité, il est
tenu en justice, et par une sorte de contrat envers son
client, de le poursuivre du mieux qu'il lui est possible;
ce malade, il ne lui est point loisible de l'abandonner,
même dans un cas de contagion, mais seulement de
le confier à un confrère qui accepte de le soigner.
Quant au médecin à qui on remet des honoraires, il
s'engage en justice, à se rendre auprès de ses malades
à toute réquisition, même la nuit et malgré de sérieux
inconvénients pour sa santé, à inoins qu'il ne sache
très bien que tel ou tel d'entre eux peut attendre un
peu. Dans aucun cas, même en temps d'épidémie, il ne
lui est permis de les abandonner.
2° De l'obligation pour un médecin de ne prescrire
que des remèdes éprouvés et licites. — Le médecin doit
soigner ses malades du mieux qu'il peut; donc il
n'emploiera que des médicaments qu'il sait cire cer-
tains, les plus sûrs. S'il n'a pas le choix entre des
remèdes éprouvés et des remèdes douteux, il aura du
moins recours à ceux dont l'efficacité est plus pro-
bable. Lorsque l'état du malade est fort grave et que
le médecin n'a d'espoir que dans l'emploi d'un remède
douteux, pourvu d'ailleurs qu'il le juge inoffensif, il
peut et il doit l'essayer. Dans un cas désespéré, le
médecin pourrait encore recourir à un remède dou-
teux et qui ne serait pas sans danger, c'est-à-dire apte
ou à rendre la santé, ou à amener la mort plus vite,
s'il conserve quelque faible espoir de sauver un malade
par ce moyen fort chanceux. S'agit-il d'expérimenter
un remède qui est encore assez mal défini, un médecin
ne saurait y recourir si le malade n'est pas perdu sans
ressource; il ne le peut, même avec son consentement,
lorsque par là il met sa vie en danger. Le fait de mettre
en péril la vie des autres est toujours un mal, et jamais
il n'est permis pour faire l'essai d'un médicament nou-
veau, même du consentement d'un malade, d'exposer
sa santé ou sa vie. Un malade n'en dispose pas en
maître. La raison qu'un remède une fois bien connu
deviendrait utile au public, qu'il servirait à procurer
la santé à beaucoup de gens, ne vaut pas; car il n'est
pas permis de faire un mal pour qu'il arrive un bien.
Il n'est pas défendu cependant d'expérimenter un
remède, du consentement d'un malade, si ce malade
n'en doit éprouver qu'un mal léger, facilement répa-
rable. Lorsqu'un médecin hésite à se prononcer sur la
nature de la maladie d'un client ou quand il ne sait
quelle médication il doit adopter, il est obligé de
recourir aux conseils de confrères, ou même il ne doit
pas trouver mauvais que la famille demande une
consultation.
Les médecins ont le devoir de s'abstenir absolument
de remèdes ou d'opérations que la loi morale interdit
comme illicites, tels que l'avortement, voir Avorte-
ment, t. i, col. 2613-2652, l'embryotomie, voir
Embryotomik, t. iv, col. 2409-2415, l'hypnotisme,
voir Hypnotisme, t. vu, col. 357-365.
On doit en dire presque autant de l'abus de la mor-
phine, de l'opium, de la cocaïne et autres anesthé-
,siants, lorsqu'on y recourt par habitude et à une dose
telle qu'il y a lieu de craindre pour la santé du corps
et de l'esprit. Le désir de soulager le malade en lui
enlevant la conscience de son état ou le sentiment de
son mal, n'est pas une excuse.
Il faut regarder comme illicites et injustes des opé-
rations entreprises sur des malades sans leur consente-
ment, et qui niellent leur vie en péril, ou même des
opérations auxquelles des malades se prêtent, sans en
avoir le droit, parce qu'elles exposent leurs jours. Il
n'est, en effet, permis de s'exposer à la mort que dans
l'espoir fondé de se guérir d'un mal grave, ou de faire
disparaître une infirmité dangereuse. Vu la facilité
étonnante, chez beaucoup de médecins, de recourir à
des opérations chirurgicales, d'user de remèdes nocifs
ou douteux, nombre de fautes contre la justice leur
sont imputables qui entraînent l'obligation d'indem-
niser les victimes ou leurs ayants-cause.
3° De l'obligation pour un médecin vis-à-vis des
malades qu'il traite, d'user des réserves nécessaires, de
garder le secret professionnel et de ne p.as se désinté-
resser du salut de leur âme. — Un médecin honnête
évitera de regarder ou de toucher sans nécessité ou
sans une utilité évidente les parties délicates ou hon-
teuses du corps d'une femme; il ne pourrait se le per-
4SI
MÉDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS DES)
MEDINA
482
mettre sans une faute plus ou inoins grave. A n'en pas
douter, il pécherait mortellement s'il donnait aux
malades des conseils directement contraires au pré-
cepte de la chasteté.
Un médecin traitant est tenu au secret professionnel
vis-à-vis de ceux ijni le consultent, sur tout ce qu'il
apprend ou découvre de leurs maladies.
Un médecin sérieux, chrétien surtout, n'omettra
pas d'avertir un malade ou son entourage du danger
assez proche qu'il court, afin qu'il ne meure pas sans
avoir reçu les sacrements et mis ordre à ses affaires.
Il le fera par acquit de conscience, pour obéir au pré-
cepte de la charité chrétienne ou tout au moins par un
sentiment d'honnêteté naturelle. A défaut d'autres
qui n'oseraient faire au mourant la pénible communi-
cation, ou par un respect trop grand ou par crainte
de ne pouvoir le persuader, le médecin ferait bien de
l'avertir en personne. Il n'est dispensé de ce devoir que
s'il est certain moralement que son malade est en
règle avec sa conscience et qu'il a rangé ses affaires,
ou, malheureusement, qu'il est tout à fait résolu
à repousser les secours de la religion.
4° De l'obligation pour le médecin de ne pas exagérer
ses prix, ni d'occasionner à ses clients des dépenses
exorbitantes. — Les médecins ont le devoir d'épargner
à leurs malades les frais inutiles. Ils pécheraient donc
si, dans une pensée de lucre et sans utilité aucune, ils
multipliaient leurs visites, s'ils exigeaient pour cha-
cune un honoraire excessif, s'ils faisaient durer outre
mesure leur médication, ou encore s'ils prescrivaient
des médicaments superflus, d'un prix trorj élevé. Il y a'
un prix communément reçu, déterminé par l'usage et
auquel s'attend le maiade-qui fait appeler le médecin.
L'honoraire est en rapport avec la difficulté, par
exemple d'une opération chirurgicale, l'expérience tt le
renom du praticien, sa clientèle nombreuse, son dépla-
cement, ou encore la condition des personnes qui le
consultent. Ce sont là autant d'éléments dont un doc-
teur peut légitimement tenir compte. Cependant il ne
majorera pas ses prix au point de dépasser considéra-
blement ce que les médecins les plus réputés deman-
dent à des gens qui ont de la fortune et pour des ser-
vices ordinaires.
On ne pourrait taxer d'injustice un médecin qui
prescrirait à un malade perdu sans ressource, des médi-
caments inoflensifs, mais parfaitement inutiles. C'est
chose permise, en raison du consentement présumé du
malade, si d'ailleurs la famille est dûment avisée et si
les frais occasionnés ne sont pas considérables. Dans
l'espèce on ne peut dire que les remèdes sont absolu-
ment inutiles; ils sont pour cet infortuné un adoucisse-
ment au moins moral! Ils l'empêchent de concevoir un
vif chagrin, de se désespérer comme quelqu'un qui se
verrait abandonné et perdu.
Saint Thomas, Summa Iheologica, IIl-IIœ, q. lxiv, a. 8;
q. lxv, a. 1 ; q. lxxi, a. 1, a. 3, ad 1":"; Lehmkuhl, Theo-
logia moralis, Fribourg-cn-Brisgau, 1890, t. i, p. 993-995;
Noldin, Summa theologiœ moralis, Inspruck, 1911, n. De
prœeeplis, 713-746; Sebastiani, Summarium Iheologiœ mora-
lis, Turin, 1918, n° 385. Enfin d'une manière générale les
cours de Déontologie médicale.
A. Thouvenin.
1. MED SNA (Barthélémy de), frère prêcheur
espagnol (1528-1580;. — Né à Médina del Rio Sicco
dans ia pro\ ir.ee de Léon, Médina entra dans l'ordre
de saint Dominique à Salamanque. Il occupa d'abord
dans l'université la chaire de théologie consacrée en
principe à l'enseignement des doctrines de Durand de
Saint-Pourçain, et qui était une des originalités de
Salamanque. Médina occupa ensuite la première
chaire de théologie, depuis 1576 jusqu'à sa mort qui
advint le 30 décembre 1580. Dans cette chaire célèbre,
il se fit le commentateur à la fois zélé et très personnel
DICT. DE THÉOL. CATIIOL.
de saint Thomas d'Aquin. A ce double titre, il jouit
de son vivant même d'une grande réputation, et ce
fut le maître général de son Ordre qui lui enjoignit de
publier ses commentaires. - - Outre l'explication des
soixante premières questions de la IIIa pars de la
Somme tliéologique, In IIIiim parlem, Salamanque,
1578; Venise, 1582 et 1602; Salamanque 1584 et
1596, Cologne, 1618, Médina publia un commentaire
de la Ia-IIœ, maintes fois imprimé. C'est sans fonde-
ment qu'on a assigné à ia première édition de ce der-
nier commentaire la date llottanle de 1571 ou 1572.
La première édition, et qui se donne comme telle, est
de 1577, Salamanque. D'autres suivirent en 1582,
Bergame, en 1586, Côme, en 1587, Saragosse, en 1588,
Salamanque, en 1590 et 1602, Venise, en 1602, Barce-
lone, en 1619, Cologne. On a également de Médina une
Brève instruction en espagnol sur la manière d'admi-
nistrer le sacrement de pénitence, Salamanque, 1580 et
maintes rééditions, traduites en latin, Venise, 1601,
et en italien Venise, 1582, Ferrare, 1584.
Médina intéresse surtout l'histoire de la théologie
pour avoir, selon une opinion commune, formulé pour
la première fois la théorie du probabilisme qui devait
entraîner dans les siècles suivant une si profonde scis-
sion entre les moralistes. Afin d'étudier ce point par-
ticulier il convient dî procéder ainsi : 1. Le probabi-
lisme avant Médina; 2. La thèse de Mcdina; 3. L'in-
teiprétation largement probabiliste de la thèse de
Médina et sa destinée historique; 4. L'interprétation
stricte de la thèse de Médina.
1° Le probabilisme avant Médina. — Avant Médina,
certains auteurs ecclésiastiques anciens ont bien pu
recommander la modération .et la prudence en matière
de morale. Mais faut-il voir à l'école dominicaine de
Saiamanque, dont Médina fut d'abord l'élève avant
d'être l'un des maîtres, se dessiner avant notre théo-
logien les premiers linéaments du probabilisme? Non.
Dans une partie originale d'un article du Dictionnaire
apologétique de la Foi catholique, t. iv, coi. 316, le P. de
Blic mentionne seulement chez un des initiateurs de
l'école de Salamanque, Vittoria (f 1546), une thèse de-
là liberté en cas de doute : Vir literatus si repulct duas
opinioncs probabilcs, tune quam.cum.que opinionem
sequatur non peccat. In Iàm-IIœ, q. xv, a. 5, commcii
taire manuscrit delà Bibl. valicane, n. 1630. Melchior
Cano (î 1560) admet qu'au confessional on peut céder
à une conscience mieux éclairée que la sienne propre,
en matière de probabilité du meilleur. Les autres
thomistes de Salamanque, tel Dominique Soto (t 1560)
admettent, hors le cas in dubiis libcrlas, que le juge,
le médecin, le théologien doivent suivre le plus pro-
bable dans leurs décisions professionnelles. Ainsi,
même à Salamanque, on ne peut vraiment pas dire
que Médina ait trouvé le probabilisme tout l'ait ou
même en formation.
2° La thèse de Médina. ■ — Ce que l'on considère
comme la charte du probabilisme est une disserta-
tion concise et nette, insérée par Médina dans son
commentaire de la Ia-IF°, comme explication de
l'article 6 de la question xix : Utrum volunlas con-
cordons rationi erranti sit bona? Médina réduit préa-
lablement le texte de saint Thomas à trois propo-
sitions, selon lesquelles la volonté vaut ce que vaut la
raison qui la commande. Si la raison se trompe, on
ne doit pas faire le contraire de ce qui paraîl à tort
raisonnable, car s'écarter de l'apparence même de la
raison, c'est déjà pécher. Médina amplifie ces données
en expliquant que, pour saint Thomas, la conscience
est un acte de la raison particulière en matière parti-
culière. La conscience faussée oblige <lc par la loi
divine qui veut quel'on agisse selon sa conscience, et
il y a toujours péché à agir contre sa conscience.
Des lors, si l'on ne se sent pas coupable d'avoir
X.
16
483
MEDINA
484
faussé sa conscience, on n'a qu'à agir prudemment
selon ce qu'elle prononce. Tant pis si l'on se trompe.
Ce même principe comporte qu'en cas d'hésitation
on prenne le parti le plus sûr à son jugement. In dubiis
tutior pars eligenda est. Néanmoins, si le parti le plus
héroïque est très préjudiciable à de légitimes intérêts,
on a le droit de défendre ces légitimes intérêts. Si le
doute esl trop difficile à résoudre, on doit se renseigner
et'ne jamais prendre la solution la plus commode à la
légère. Par exemple, une femme qui douterait si le
mari qu'elle a est vraiment le sien, doit absolument
lui rendre les devoirs qu'une femme doit à son mari.
On ne doit non plus absolument rien faire, sous aucun
prétexte que ce soit, contre la loi de Dieu. Si l'on
agit selon une opinion qui laisse le doute, on n'agit
pas conformément à la droite conscience et l'on
pèche. Si deux conduites paraissent également bonnes,
comme l'explique Sbto, on a le choix. Par contre, le
confesseur parlant comme ayant autorité morale, il
faut obéir quelquefois à ses injonctions plutôt qu'à
son sens propre : cela est conforme au bon sens et à la
conscience.
Mais ici se pose une question très grave. A-t-on le
droit de mépriser une opinion plus probable pour
suivre une opinion moins probable, mais encore pro-
bable? Soto, Sylvestre de Ferrare, Conrad, Cajétan
ne le pensent pas, craignant qu'on s'expose par là
au péril de pécher. Et puis, l'on peut estimer que cette
latitude de suivre l'opinion relativement la moins
probable, n'est pas compatible avec je tutiorisme qui
vient d'être recommandé en matière douteuse : que
dirait-on d'un juge qui, ayant deux témoins diffé-
rents en présence, rendrait sa sentence d'après le
moins probable?
Cependant Médina demande, après avoir exposé
cette manière de voir en matière de deux opinions
inégalement probables, qu'on examine les choses
de plus près, et qu'on considère ce que c'est en morale
qu'une opinion probable, de façon à ce qu'on lui
accorde de dire. « Il me semble que, si une opinion
est probable, il est permis de la suivre, lors même
que l'opinion opposée serait plus probable. »
« En effet, en matière de spéculation, on appelle
opinion probable celle que nous pouvons suivre sans
péril d'erreur et de déception. Analogiquement, on
peut définir l'opinion probable en morale pratique
celle que nous pouvons suivre sans péril de péché. En
outre une opinion probable, du fait qu'elle est dite
probable, est telle que nous la pouvons suivre sans
avoir à en être blâmé : il y a donc une contradiction
à prétendre qu'une opinion est probable et que nous
ne pouvons pas la suivre licitement. En effet, une
opinion n'est pas rendue probable par le fait qu'on
apporte simplement en sa faveur des raisons appa-
rentes, qu'il y a des gens qui l'affirment et la défen-
dent : à cette enseigne, toutes les erreurs seraient des
opinions probables. Une opinion est probable lors-
qu'elle est certifiée bonne par les hommes sages, et
confirmée par des arguments excellents qu'il n'est
pas improbable de suivre. Ainsi la définit Aristote.
Une opinion probable est conforme à la droite raison
et à l'appréciation des hommes prudents et sages et
donc ce n'est pas pécher que de la suivre. Si en effet
une opinion est contre la raison, ce n'est pas une opi-
nion probable, mais manifestement une erreur. On
dira peut-être que l'opinion probable a beau être
conforme à la raison, du moment qu'il existe une
opinion plus probable et plus conforme à la raison,
cette opinion plus probable nous oblige parce qu'elle
est plus sûre. Cet argument ne vaut pas. Nul n'est
obligé à ce qui est meilleur et plus parfait : il est plus
parfait d'être vierge que d'être marié, il est meilleur
d'être religieux que d'être riche. Mais personne n'est
obligé d'accomplir ces actions plus parfaites. N'est-il
pas permis d'enseigner dans les écoles une opinion
probable et de la proposer, comme les adversaires nous
le permettent eux-mêmes? Il est donc permis de
conseiller une telle opinion. Il est en effet permis de
donner à une telle conclusion son adhésion intime. Il
est donc permis de la proclamer publiquement. Ce
confesseur ne peut pas forcer le pénitent à suivre
l'opinion la plus probable. En effet, il n'y a pas d'obli-
gation à suivre l'opinion la plus probable. Enfin, si
l'on n'admettait pas cette présente thèse, on cause-
rait la torture des âmes timorées. En effet il faudrait
toujours rechercher s'il n'y a pas d'opinions plus
probables. » Médina termine alors sa dissertation par
des généralités sur la conscience du scrupuleux qui
semble surtout pour lui un malade.
3° L'interprétation largement probabilistc de la thèse
de Médina et sa destinée historique. — Médina définit
l'opinion probable comme étant celle qui est suffi-
samment fondée, et d'un autre côté il considère une
seconde opinion qui est la négation et la suppression
de la première et qui se trouve plus solidement fondée;
de sorte que, dans la complexité de l'action le oui et
le non le vrai et le faux visant le même objet, pour-
raient simultanément avoir d'excellents fondements,
optirna argumenta. On peut dire que la théologie de la
vie morale donnée par Médina, sans aller nécessaire-
ment jusqu'au laxisme, semble inclure un complet
probabilisme allant jusqu'au relativisme en matière
d'obligation morale. La liberté de l'homme, vis-à-vis
de sa conformité à la volonté de Dieu, jouirait donc
de grandes possibilités. Cette doctrine est bien l'op-
posé du jansénisme, du tutiorisme et même de l'augus-
tinisme et du strict et authentique thomisme.
La thèse de Médina fut répandue immédiatement,
notamment par Banez en 1584 et par les théologiens
dominicains non seulement espagnols, mais italiens,
français et flamands. Aussi, lorsque certains jésuites
prônèrent une morale large et en établirent le fonde-
ment sur le probabilisme, expliquèrent-ils, avec l'un
des leurs, Etienne Dechamps, Quœslio facti, 1659, que
leur doctrine avait pour auteur Barthélémy de Mé-
dina "lui-même.
4° L'interprétation stricte de la thèse de Médina. —
On ne peut s'assimiler la thèse de Médina sans avoir
bien compris la dictinction entre opinion spécula-
tive et conscience pratique. La définition du pro-
bable que donne Médina n'est pas celle du « relati-
vement douteux », du « demi-assuré seulement » ; mais
celle du certain en matière contingente. Il s'agit de
certitude appuyée sur les meilleures raisons person-
nelles et sur les raisons des meilleures personnes. Le
probable de Médina est celui dont parle saint Thomas
en énonçant ce principe de conduite, qui est celui
même de Médina en sa dissertation : Circa contingentia
et variabilia sufficil probabilis certitudo, quse ut in
pluribus verilatem attingat, etsi in paucioribus a
veritale deficiat. I Ia- II33, q. lxx, a. 2, comme l'a
discerné le P. Gardeil dans son étude de « La certi-
tude probable », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 1911, p. 237-266 et 441-485. Ce sont
des théologiens modernes qui ont introduit la notion
de doute dans le probable moral.
C'est parce que Dominique Soto adopte cette der-
nière opinion, récente de son temps, que, sur la ques-
tion de savoir si l'on a le droit de suivre une opinion
moins probable quoique encore probable, il répond
par la négalive, comme le note Médina lui-même.
Au fond si ce dernier avait mis sous le mot pro-
bable la même notion- minimiste que- met Soto, il
aurait enseigné la même doctrine que Soto. D'ailleurs
sous la terminologie de conscience douteuse, c'est
bien cette doctrine qu'il a enseignée dans un passage
485
M E D I N A
486
du début de sa fameuse dissertation. Mais, même au
sens traditionnel du mot probable que garde Médina,
si certain qu'on soit en matière probable, on n'a pas
la démonstration apodictique de la certitude qu'on
possède, d'où une crainte de se tromper qui l'ait qu'une
proposition probable, sans être le moins du monde
douteuse, ne détermine pas la volonté et laisse le champ
libre à l'élection. Dès lors le dernier jugement pra-
tique, celui qui impère l'action, pourra, sous la vertu
de prudence, déclarer que pour nous, subjectivement,
c'est telle ou telle conduite qui est la meilleure, dans
un ensemble de conduites honorables possibles, quelle
que soit la hiérarchie qu'objectivement ces conduites
puissent soutenir entre elles. A l'imprudence nul n'est
tenu. Au conseil même, et même évangélique, nul n'est
tenu, on n'est tenu qu'au précepte. Il ne s'agit pas
chez Médina de conflit entre plusieurs obligations
morales contradictoires et où l'on aurait le droit de
choisir la moindre. Bien au contraire, sur ce point-là
Médina est formel, presque tutioriste. Il s'agit seule-
ment chez Médina de conduites honnêtes, libres, en
conflit possible : il est bien, comme il le dit, de se
marier et il est mieux d'être chaste. Médina permet à
tel homme particulier, selon sa prudence, de se
marier. On ne peut donc pas dire qu'il tombe dans
un tutiorisme outrancier. Il reste cependant que sa
doctrine est ni plus ni moins celle du bon sens chré-
tien, auquel tout le monde se rallie.
La confusion, il faut le dire, était d'autant plus
permise pour les moralistes qui suivirent Médina,
que celui-ci y prêtait par- un vocabulaire impropre.
Puisqu'il admet, au sens ancien du mot probable, que
le probable est ce qui peut être fermement considéré
comme certain en matière d'action contingente, il
n'a pas le droit d'opposer des opinions plus ou moins
probables les unes que les autres, ce qui fait croire
qu'il donne au mot probable son sens moderne, selon
lequel il est possible de distinguer dans le probable
des degrés allant du doute à la certitude. Aux
exemples qu'il donne, on voit que Médina parle de
gradation dans la certitude de jugements de valeur,
tandis qu'il pense en réalité à la gradation des valeurs
jugées, telles que la chasteté ou le mariage. En fait,
le chrétien sait avec la même certitude morale que
le mariage, de soi, est un bien et que la chasteté, de
soi, est un très grand bien.
Par l'incompréhension de certains casuites, Médina
est devenu historiquement, mais bien malgré lui, le
père du probabilisme absolu. Néanmoins, on ne peut
mettre sous le prétendu probabilisme de Médina
qu'une doctrine trop sage et trop générale pour être
compromise dans des querelles d'écoles.
Pour une question aus-i débattue, il est difficile de
donner une bibliographie complète. Voici quelques
indications : Quétit-Échard, Scriplores ordinis preedica-
torum, t. n, p. 256-257; Mandonnet, Le décret d'Inno-
cent XI contre le probabilisme, p. 81-88; Mortier, Histoire
SË8 maitres généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. vu,
p. 178-180; Hurter, Nomenclalor, 3e édit., t. ni, col. 144;
Concilia, Delta sloria del probabilismo, 1743, t. n, p. 18-20.
M.-M. Gorce.
2. MEDINA Jean, né à Alcala de Hénarès vers
1490, enseigna pendant vingt ans la théologie à l'uni-
iié de cette ville; il mourut, épuisé de travail, en
lô 10. Fort estimé de ses contemporains, il avait acquis
une véritable renommée comme professeur; ses remar-
quables qualités pédagogiques attirèrent autour de sa
chaire un grand nombre d'étudiants. Il n'a rien
imprimé lui-même, mais on fit paraître après sa mort
deux volumes représentant une partie de son ensei-
gnement moral : 1. De reslitutione et contractibus truc-
tatus sive codex, nempe de rerum dominio alque earum
restilutione et de aliquibus contractibus, de usura, de
cambiis, de censibus. 2. In tilulum de pmnilentia
e jusque parti bus commentarius, se. de pœnitentia cordis,
de con/i'ssione, de satisfactione, de jejunio, de eleemo-
syna, de oratione, 2 vol. in-fol-, Salamanque, 1550;
réédités à Ingolstadt, 1581; Brixen, 1589, 1606;
Cologne, 1607. — F. Ehrle a attiré l'attention sur
deux mss. du Vatican : VOitob. 1044 qui contient,
fol. 162-231, et fol. 231 v°-261, une rédaction du cours
de Médina par un de ses élèves; elle porte sur le Liber
lus Sent., et sur un partie du 7/us Sent., et VOtlob
714, qui contient aussi quelques fragments de cours.
Le texte du Lombard est expliqué selon G. Biel.
Médina occupait en effet la Caledra de los nominales.
Il y aurait intérêt, pour l'histoire de la théologie, à
étudier de près les particularités de l'enseignement
de Jean Médina, soit d'après les traités imprimés
(particulièrement celui de la pénitence), soit d'après
les textes inédits.
N. Antonio, Bibliotheca hispana nova, 2' édit., Madrid,
1783, t. i, p. 740-741 ; art. de Morgott, dans Wetzer et
Welt, Kirchenlexikon, 2e édit., t. vin, 1893, col. 1162; Hur-
ter, Nomenclator, 3e édit., t. n, col. 1559; F. Ehrle, Die
vatieanischen Hss. der Salmanticcnser Thcologen des XVI
Jahrhunderts, dans Der Kalholik, 1885, 1. 1, p. 512-514.
É. Ahann.
3. MEDINA Michel, frère mineur de l'obser-
vance, de la province de Castille (1489-1578) originaire
de Belalcazar, au diocèse de Cordoue, appartenait à
la famille noble des Médina. Il l'abandonnait à l'âge
de vingt ans pour entrer en religion. Après ses vœux,
ses supérieurs l'envoyèrent suivre les cours de la
célèbre université d'Alcala, où il perfectionna une
première éducation très soignée, s'appliquant surtout
à l'étude de l'Écriture sainte et des langues grecque
et hébraïque. En 1550 il était nommé lecteur d'Écri-
ture sainte à cette même université, et i! s'acquit une
telle renommée que le roi Philippe II le choisissait
pour être un des théologiens qu'il envoyait représenter
l'Espagne au Concile de Trente. Le P. Michel était
également considéré dans sa famille religieuse ; le cha-
pitre général de 1571 le nommait définiteur général, et
il était sur les rangs pour, la première dignité de l'ordre.
Il devait toutefois achever sa vie dans l'épreuve : un
de ses ouvrages attira sur lui les rigueurs de l'Inqui-
sition de Tolède; cité à comparaître devant son tribu-
nal, malgré son grand âge, Médina était condamné
à la prison et il n'en sortit qu'au bout de cinq ans
et demi, car ses forces épuisées commandaient cet
élargissement tardif. Le 29 avril 1578, on le trans-
portait en litière au couvent de Saint-Jean-des-Rois,
dont il avait été gardien. C'était pour y mourir deux
jours après.
Le P. Médina avait publié plusieurs ouvrages dont
voici les principaux : Enarralio tiium locorum ex cap. il
Deuteronomii, cathedree sacrarurn Scripturarum Aca-
démies Complutensi assignalorum et in publico thea-
tro explanalorum, in-4°, Alcala, 1560; Clirisliana
parsenesis sii>e de recta in Deum fide libri scplem
in-fol., Venise, 1564. Ce volume n'est qu'une partie
de l'ouvrage qu'il se proposait de faire paraître, dans
laquelle il traite des principes de la foi, des motifs de
crédibilité, du caractère surnaturel de la foi, de sa
nécessité, des livres canoniques et de la nécessité d'un
interprète autorisé pour leur explication. Ses contem-
porains louèrent fort cet ouvrage; ils comparaient l'au-
teur aux anciens coryphées de la doctrine catholique
et l'un d'eux, Eysengrein, Calalogus teslium veritatis,
saluait en lui un nouvel Hercule de la théologie.
Disputatio de indulgentiis adversus nostri temporis hœre-
ticos, ibid., 1564, dédié aux Pères du concile de Trente.
Expositio in quartum Symboli uposlolici articulum, qui
parut avec le précédent et faisait partie des travaux
préparatoires à la rédaction du catéchisme romain.
487
MEDINA
MEDISANCE
488
Le 16 décembre 1567, Philippe II demandait au pape
la permission de faire imprimer l'œuvre de Médina
contre les Centuriateurs de Magdebourg. Il s'agit,
pensons-nous, de l'ouvrage suivant : De sncrorum
hominum continentia libri quinque, in quibus sacri et
ecclesiastici cœlibatus, orign, progressifs et consummatio
ex sacris Scripturis sanclorumque Palrum scriptis propo-
nilur, staluitur et ab hsereticorum nostri temporis calum-
niis propugnutur et defenditur, in-fol., Venise, 1568. II
écrit, flans sa préface, avoir composé cet ouvrage par
ordre de François Gustnan, commissaire général ultra-
montain des mineurs observants, et sur la demande
de plusieurs évèques réunis au synode de Tolède, en
opposition aux instances, qui étaient adressées au
Concile de Trente, pour obtenir, dans un but de paci-
fication, qu'il fût permis aux prêtres d'Allemagne, qui
auraient élé mariés avant leur entrée dans les ordres,
de continuer à cohabiter avec leurs femmes, comme
les membres du clergé oriental. Bellarmin et Petau lui
ont reproché d'avoir; 1. I, c. v, attribué à saint Jérôme
et à d'autres Pères, l'erreur d'Aérius, enseignant qu'il
n'y avait de droit divin, aucune différence entre les
évèques et les simples prêtres. Médina s'était appliqué
dans ce livre à s'affranchir de la terminologie scolas-
lique, afin d'écrire dans une langue- plus élégante,
comme il convient au philosophe et au théologien, qui
tient aux idées plus qu'aux mots. Au besoin il aban-
donnait le latin pour la langue vulgaire, suivant le
public auquel il s'adressait, comme dans le Tratado de
la christiana g verdadera humilidad, et VExercicio de la
verdtdera y christiana humilidad, 2 in-8°, Tolède 1570.
Wadding lui attribue encore un Traclatus depurgatorio,
imprime à Venise; quant aux deux autres, De salutari
pœnitentia et. .De reslitutione et contractibus, qu'il inscri-
vait sous son nom, ils appartiennent à Jean Médina,
voir ci-dessus.
Nous avons omis de parler du premier ouvrage de
notre auteur, celui qui sera cause des épreuves de la
fin de sa vie, pour le faire plus en détail. En 1554
le célèbre Dominique Soto, O. P., publiait à Sala-
manque des Annotalioncs, dans lesquelles il censurait
assez vivement, comme luthériennes, soixante-sept
propositions du fameux franciscain, Jean Wild (Férus),
mort cette même année, et qu'il avait relevées dans
ses Enarraliones in Joannis euangelium cl primant
ejus epistolam, Mayence, 1550, Paris, 1552. Le P. Mé-
dina prit la défense de son confrère et écrivit non
moins vivement une Apologia Joannis Feri, in qua
LXVII loca Commcnlariorum in Joanncm quœ Domi-
nicus Soto lutherana Iradnxerat, ex sacra Scriplura
sanclorumque docirina lesliiiiuntur, Alcala, 1558. Soto
laissa passer cette Apologie sans même la lire, assure-
t-ii, préférant ne pas y répondre, ne bos longo jam
jago decalvatus cum eleganli vitulo corrixari viderelur.
In IV libr. Sententiarum commentarii, Salamanque,
1560, à la dernière page. Deux ans après, Alcala,
15C2, Médina publiait un nouveau livre, dans lequel
il corrigeait les Enarraliones in Joannis euangelium
de Wild et aussi celles in Mallhœum, Lyon, 1559, que
la Sorbonne avait jugées indigues de correction. C'est
cet ouvrage qui devait quelques années plus tard
être condamné par l'Inquisition de Tolède et faire
jeter l'auteur en prison. Inscrite au catalogue de
l'Index, l'Apologie en a été effacée lors de la révision
du catalogue sous Léon XIII.
HurteivVoméficiator, 3'édit., t.n.col. 1189, Kirchenlexikon,
t.vm, 1893; Melchiorri, Annales minorum, t. xxi, ad an. 1578,
n.66-7.S ; Paslor, Gesch. der Pàpsle, t. vn, p. 306, n. 4 ; Wad-
ding-Sbaraglia.Scriptortsordmisminorurn.Rome, 1906-1921.
P. Edouard d'AIençon.
MÉDISANCE. — I. Qu'est-ce que médire?
IL Façons de médire. III. Gravité de la médisance.
IV. Péché de ceux qui l'écoutent. V. Réparation.
Le prochain a droit à sa renommée; or on la lui
dérobe par la détraction. C'est un vice malheureuse-
ment trop commun. Il y a des gens dont le palais est
ainsi fait qu'il ne peut souffrir les douceurs, qu'il se
plaît, au contraire, à savourer les amertumes et les
acidités. Bien plus nombreux sont les esprits mal-
veillants ou légers, pour qui la louange d'autrui, lt
récit du bien sont chose insipide, insupportable, et
qui, par l'effet d'un goût dépravé, aiment les chroni-
niques scandaleuses, les propos médisants, font leurs
délices des conversations qui entament la réputation
du prochain. Entretenez-les de sujets pourtant dignes
d'intérêt, mais que vous n'aurez point relevés par
quelque censure des défauts d'autrui, ils deviennent
muets, ils s'endorment; donnez à vos paroles un Ion
dénigrant, quelque saveur médisante, aussitôt ils
s'éveillent, ils s'animent, ils sont subitement élo-
quents.
I. Qu'est-ce que médire? — La détraction se produit
sous deux formes, la calomnie et la médisance. La
calomnie a la spécialité des imputations fausses et
mensongères. La médisance consiste à découvrir sans
nécessité les fautes et les défauts du prochain.
1° Par fautes ou défauts, on entend surtout ici des
fautes et des défauts d'ordre moral, de nature par
conséquent à ruiner dans les autres l'estime à laquelle
il a droit, une réputation justement acquise, ou qu'il
n'a point mérité de perdre. Des défectuosités de
nature, soit physiques, soit intellectuelles, où le libre
arbitre n'entre pour rien, ne sont pas proprement
matière à médisance car elles n'enlèvent rien à la
bonne renommée de quelqu'un. Toutefois il convient
de n'en parler, de ne les faire connaître qu'avec une
extrême prudence. Manifestées, publiées sans discer-
nement, elles ne font peut-être rien perdre à autrui
de sa valeur morale, mais elles ne laissent pas, en
général, de lui causer de la peine, ou même quelque
autre préjudice. Ce sont là des distinctions délicates
et sages dont une conscience droite, sérieuse et timo-
rée, sait tenir pratiquement compte. A part donc
cette réserve qu'il importe de ne point perdre de vue,
une manifestation des fautes ou des défauts du pro-
chain, telle qu'il en résulte pour lui une réelle dimi-
nution d'estime, ou une atteinte à sa bonne renom-
mée, voilà ce qui donne vraiment à ia médisance son
fond de malice. /
La réputation est un de ces biens impalpables, im-
matériels qui n'ont de réalité que dans la pensée des
hommes ; c'est de notre imagination ou de notre esprit
seuls qu'iis tirent ce qu'ils ont d'effectif. Quoi qu'il en
soit de leur consistance ou de leur solidité, on les
évalue souvent un grand prix; et pour ne parler que
de la réputation, d'aucuns la préfèrent aux richesses,
à la vie même « Bonne renommée vaut mieux que
ceinture dorée », dit un proverbe d'une vulgaire, mais
profonde sagesse. Quoi d'étonnant? La réputation est
une extension, un prolongement dans l'esprit des
autres de notre personnalité; par elle nous vivons
en autrui d'une vie d'honneur et d'estime. Cette sorte
de vie civile et sociale qu'on appelle la renommée,
chacun trouve un plaisir naturel à la posséder, à la
faire naître et grandir. Il y a plus, c'est presque tou-
jours un instrument de prospérité matérielle, une
condition d'influence, un élément nécessaire de suc-
cès, que tout le monde a intérêt de garder, que d'au-
cuns même ont le désir de conserver intacts. A quelle
funeste erreur donc se laissent entraîner ceux qui
médisent d'un cœur léger 1 Leurs paroles frappent l'air
un instant, s'envolent et passent; c'est à quoi ils font
seulement attention; mais une chose -à laquelle ils
négligent trop de réfléchir, c'est que leurs paroles
tiennent du vol et de l'homicide. Elles vont dévaster
chez. les autres l'estime due au prochain et avec elle
489
MEDISANCE
490
y détruire tous les biens dont elle est le nécessaire
fondement, elles vont y luer le souvenir respecté,
honoré par lequel ce prochain y vivait d'une seconde
vie.
2° La renommée d'autrui est chose sacrée et digne
de respect: il est nécessaire pourtant d'ajouter : tant
que des raisons supérieures n'autorisent point à la
sacrifier. Une clause restrictive entre dans la défini-
tion reçue : la médisance consiste à découvrir sans néces-
sité. Il y a. par conséquent, des ciconstances où il est
permis ou c'est même un devoir de parler. L'amende-
ment d'un coupable, que l'on n'espère guérir qu'en
le dénonçant à ceux qui en ont la charge, un conseil
à demander à une personne prudente, ou même par-
fois, quoique plus rarement, le motif seul de consola-
tion, un dommage à éviter ou pour soi ou pour
d'autres, la raison du bien général, tels sont quel-
ques-uns des cas qui méritent d'être pris en consi-
dération et peuvent l'emporter sur la réputation
d'autrui. Ce sont là de légitimes exceptions que la
justice et la charité ne condamnent point, dont une
conscience timorée sait apprécier la valeur, qu'elle
ne confond point avec une coupable démangeaison
de parler.
II. Façons de médire. — Voilà définie la médisance
sous sa forme la plus simple. Ne lui croire qu'un seul
visage, ce serait mal la connaître. Il y a tant de ma-
nières détournées, tant de façons ingénieuses de mé-
dire; c'est un art que d'aucunes gens pratiquent avec
une certaine coquetterie. La médisance formelle, à
visage découvert, parce qu'elle est trop grossière ou
trop odieuse ne saurait manquer d'inspirer de l'éloi-
gnement et du mépris. Que fait-on? On la cache
sous de belles apparences de modération, de sincérité,
de compassion ou de zèle; c'est le moyen le plus sûr
de ménager les oreilles et de capter l'altention des
gens timorés. Il n'est pas nécessaire pour médire
de parler beaucoup ni même d'ouvrir la bouche. A
défaut de la voix, un geste, un signe, un coup d'œil,
un sourire suffisent, en disent, en font deviner sou-
vent beaucoup plus long qu'un discours. La conver-
sation amène à parler de quelqu'un, on vient à pro-
noncer seulement son nom, au grand étonnement de
vos interlocuteurs qui ne savent rien, vous haussez
les épaules, vous secouez la tête, vous marquez un
air de mépris, ou de pitié, c'est déjà médire.
Le médisant ne s'attache pas toujours à raconter
le mal, il déprécie également le bien ou le diminue.
Quelque voix s'élève-t-elle par hasard pour louer
autrui, il témoignera par des signes non équivoques,
voire même un silence désapprobateur, qu'il désavoue
l'éloge; ou bien il s'y associera, mais avec un accent
si peu sincère qu'un blâme serait moins cruel que
cette louange ironique et forcée.
Un autre procédé, mauvais autant qu'habile, et dont
les simples sont la dupe, consiste à couvrir d'abord
de fleurs ceux qu'on a dessein de noircir. On les loue,
on les élève, on les encense, peut-être au fond sans
ajouter foi à l'honneur qu'on leur rend, à coup sûr
afin de mieux réussir à les éclabousser. Que de conver-
sations commencées sur le ton de la louange aboutis-
sent à ce petit mot. mais, où les gens honnêtes n'ont
pas de peine à reconnaître le signal d'une détrac-
tion. Les éloges accréditent la médisance et la font
passer comme une marchandise de contrebande.
Aussi cruelle est la pitié, aussi coupable est la
dérision de ceux qui commencent à témoigner une
hypocrite compassion envers ceux qu'ils ont résolu
de mordre. Ils ont l'air de ne parler qu'à regret et
comme forcés par une impérieuse nécessité; on dirait
qu'entre leur conscience qui leur commande de parler
et l'amour qu'ils font mine d'avoir pour le prochain,
il y a une lutte véritable engagée; à dire vrai, ces
paroles d'intérêt et de zèle qu'ils ont dans la bouche
n'ont souvent pour but, en dissimulant le poison, que
de le faire avaler plus sûrement. La plaie n'en est
que plus profonde, plus envenimée, plus difficile à
guérir.
D'autres fois on se borne à des interrogations habile-
ment posées, à des doutes semés négligemment , avec
une indifférence voulue, à des paroles, irréprochables
en elles-mêmes, mais perfides, en ce qu'elles insi-
nuent. Interrogations, doutes, insinuations qui tien-
nent en éveil l'esprit de ceux qui écoutent, aiguisent
leur curiosité, font travailler leur imagination et
souvent leur font concevoir plus de choses qu'un
long diseours.
Enfin il y a certaines formules générales, pleines
de réserve, de réticence, de mystère, mais aussi de
perfidie coupable que la médisance affectionne : « On
ne peut pas tout dire; ne parlons pas de cela; que de
choses je sais là-dessus; je ne veux pas faire le médi-
sant ; si on savait ! » Ces expressions et d'autres sem-
blables, qu'elles aient pour but de faire travailler
les imaginations ou même qu'elles soient simplement
le fait de l'imprudence, sont pernicieuses, elles ont
pour effet quelquefois plus sûrement que la vérité
pleinement connue, de ruiner la réputation du pro-
chain. Il est d'ailleurs trop facile par là de glisser de
la médisance dans la calomnie. Car souvent que
savent et retiennent ces mystérieux détracteurs?
Rien. Le vague de leurs paroles peut très bien ne
cacher autre chose que la méchanceté de leur cœur.
On ne saurait non plus avoir trop de mépris pour
cette formule de la médisance anonyme : On dit.
Qui, on? Peut-être personne, peut-être aussi la foule
des sots; certainement un lâche qui ne veut point
assumer la responsabilité de ses paroles. C'est qu'en
efïet'un des caractères les plus saillants de la médi-
sance, est la lâcheté. On ne médit que des absents;
or n'est-ce pas le propre d'un lâche de s'y attacher,
de les déchirer parce qu'il les sait dans l'impossibilité
de se défendre. Il y aurait sinon plus de charité ou de
justice, du moins plus de courage et de dignité à leur
jeter une injure à la face. Saint Augustin, dans un
distique fameux, avait interdit sa table à ceux qui
sont assez lâches pour mal parler des absents.
Cependant la médisance, si elle nuit à ceux contre
qui on la dirige, se retourne également pour leur faire
encore plus de mal, contre ceux qui l'ont mise au jour,
III. Gravité de la médisance. — La médisance
peut-elle constituer une faute grave? Oui, répondons-
nous. Quelles conditions suffisent donc à la rendre
mortellement coupable? Voici là-dessus quelques
éclaircissements utiles.
Il n'est pas rare de rencontrer des gens qui s'accu-
sant d'avoir médit, ajoutent aussitôt que ce fut sans
intention, sans malice. On devine leur erreur. Les
propos médisants pour eux n'ont de réelle portée
que s'ils prennent leur source dans quelque mauvais
sentiment. La haine, la vengeance, la jalousie ou
même le simple besoin de parler, telles sont les sources
auxquelles d'ordinaire la médisance s'alimente; pour
ceux dont nous parlons, seuls les motifs qui tiennent
de l'animosité, rendent les paroles coupables; la
légèreté qui ne sait rien taire, excuse à peu près
tout. Que dire cependant d'un enfant qui, tirant de
l'arc, s'amuserait à viser des personnes amies, au
risque de les blesser grièvement, quoique sans inten-
tion meurtrière? On n'aurait pas de paroles assez
sévères pour son cruel jeu. Une flèche, parce qu'elle
part d'une main amie, est-elle moins funeste? D'où
qu'elle vienne, le résultat est le même.
Le résultat, c'est à quoi doit surtout prendre garde
celui qui médit. Celui-là commet une faute grave
dont les paroles, quels que soient d'ailleurs la pensée
491
MEDISANCE
492
ou le sentiment qui tes inspirent, sont de nature à
entamer notablement la réputation d'autrui, qui le pré-
voit au moins confusément, et sans de sérieuses rai-
sons, malgré tout, se les permet. Qu'une intention
mauvaise, une rancune, une jalousie attentive à
recueillir et à propager ce qu'elle sait de répréhen-
siblc dans le prochain, communiquent aux propos
médisants un excédent, une nouvelle espèce de
malice, c'est incontestable; mais il n'est pas néces-
saire pour que la faute soit mortelle, que ce soit la
passion, la méchanceté, la vengeance ou tout autre
motif inavouable, qui ait dicté les paroles. Il suffit
qu'elles aient pour la réputation du prochain quel-
que conséquence grave, qu'elles lui causent quelque
notable préjudice, qu'on l'ait prévu, et que malgré
tout on n'ait pas craint d'en assumer la responsa-
bilité.
Un autre sujet d'excuse est celui-ci : « Ce n'est
point moi qui ai dit telle chose le premier. » .Mauvaise
raison qui ne diminue pas la faute et qui ne vien-
drait même pas à la pensée, si l'on avait pratiqué
davantage ce conseil de l'Écriture : « Audisti verbum
adversus proximum tuum, commoriatur in te, vous
avez entendu quelque parole contre votre frère :
faites-la mourir en vous. » Soyez un de ces puits perdus
où tous les bruits expirent, et les paroles entendues
n'auront jamais d'écho, elles n'iront pas se réper-
cuter indéfiniment, portées par tous les souffles de
l'air. Ce n'est point rvous qui avez dit telle chose
le premier? Vous êtes le premier, assurément, par
rapport à tous ceux qui la tiennent de vous et vont
la répétant à votre suite.
« J'ai dit peu de chose, mais les autres sont partis
de là pour déchirer le prochain. » C'est encore une
excuse que parfois on allègue. Que de réunions où
chacun n'attend qu'un signal pour ouvrir la bouche
et tailler à belles dents dans la réputation d'autrui!
On sent qu'il y a de l'électricité en l'air et qu'une
étincelle suffirait pour déchaîner l'orage, on s'aperçoit
que les langues, prisonnières du silence, démangent
furieusement et que, semblables à des eaux à peine
contenues entre leurs digues, elles menacent de
tout envahir, de tout dévaster. Quelque esprit léger,
imprudent, donne le signal attendu, il est respon-
sable de l'incendie qu'il allume et d'où le prochain
sort dépouillé, abîmé. Il n'a dit qu'un mot peut-être,
mais cette parole dont il a prévu le funeste résultat,
a produit un débordement de propos médisants où la
réputation du prochain a sombré : la faute est
grave.
Le caractère de gravité de la médisance, y a-t-il en
pratique quelque moyen de le reconnaître? Oui; mais
sur ce point les juges les plus avisés hésitent parfois,
tant il y a de circonstances dont il faut tenir compte.
Nature et importance des fautes ou des défauts
révélés; honorabilité et crédit de ceux qui parlent;
valeur morale, crédulité, malveillance et nombre
de ceux qui écoutent; condition, autorité, dignité
et charge de ceux dont on médit; profondeur de
l'impression qu'ont produite les paroles diffamatoires;
retentissement qu'elles peuvent avoir; chagrin pré-
sumé qu'en éprouveront ceux qui en sont l'objet ;
dommages matériels et pécuniaires qui en sont la
suite; occasions avantageuses, facilité d'accomplir le
bien qu'elles font perdre : autant de choses qui méri-
tent d'entrer en ligne de compte, qui peuvent sin-
gulièrement modifier, augmenter la gravité des
propos médisants.
Qui pourrait calculer au juste la somme de malice
qui entre dans une détraction? On ne saurait en
concevoir trop d'effroi, après les paroles et les com-
paraisons dont l'Écriture se sert pour les flétrir.
« Les médisants ne posséderont pas le ciel », assure
l'apôtre saint Paul; «les détracteurs sont odieux
et dignes de la mort», dit-il ailleurs ; « le médisant est en
abomination aux hommes», lisons-nous au livre des
Proverbes. Langues taillées en rasoirs et en rasoirs
aigus, glaives -affilés, flèches trempées dans une
liqueur amère, morsures de serpents, ce sont quel-
ques-unes des virulentes expressions nar lesquelles,
afin d'en inspirer plus de haine, l'Ecriture carac-
térise et flagelle le vice de la médisance.
IV. PÉCHÉ DE CEUX QUI ÉCOUTENT OU N 'EMPÊ-
CHENT pas la médisance. — Ce sont les oreilles
complaisantes qui font le succès de la détraction.
Il y a donc péché ù écouter la médisance avec plaisir,
avec une complaisance telle qu'on paraît approuver
celui qui médit, qu'on l'encourage même à dire
tout ce qu'il sait : « continuez, vous m'intéressez. »
Approuvant extérieurement le détracteur, on se rend
complice de sa faute; comme lui on pèche contre la
justice et la charité, et l'on contracte solidairement
avec lui l'obligation de réparer le tort fait au pro-
chain.
Il en serait autrement si, tout en écoutant avec
intérêt la médisance, on ne disait ni on ne faisait
rien qui pût être pris pour une approbation positive.
On pécherait assurément contre la charité, mortel-
lement, en matière grave, véniellement, en matière
légère, mais non contre la justice, ni sans qu'il résulte
non plus le devoir de réparer.
Différent encore est le cas de celui qui prête l'oreille
à la médisance comme à une chose nouvelle ou
curieuse, sans se réjouir cependant du dommage
qu'en éprouvent les personnes en cause. Sa faute
n'est que vénielle. S'il avait quelque motif raison-
nable d'écouter, afin d'apprendre à mieux connaître
les gens dont on parle, il serait exempt de tout péché
même léger.
Y a-t-il pour quelqu'un une obligation d'empê-
cher la médisance? Les supérieurs, en charité et
en justice, peuvent être tenus d'office, par leur
état ou une sorte d'engagement tacite, de protéger
et de défendre la réputation de leurs subordonnés
contre les calomniateurs. En ce qui regarde la médi-
sance, ils sont également obligés de l'arrêter, quand
ils le peuvent facilement et sans inconvénient. Le
supérieur ou de celui qui médit ou de celui duquel
il entend médire, pèche assurément contre la charité,
s'il tolère les propos médisants qu'on se permet en
sa présence, pouvant commodément les empêcher;
et, s'il s'agit d'un supérieur de l'ordre temporel, il
pèche contre la justice.
Rarement les particuliers sont tenus sub gravi
d'empêcher la médisance même grave. Saint Tho-
mas estime que la crainte, la fausse honte, ou même
la négligence, excusent d'ordinaire du péché mor-
tel ceux qui ne l'arrêtent pas, pourvu qu'ils n'aient
aucun plaisir à l'entendre, Summa theol., IIa-IIœ,
q. lxxiii, a. 4. C'est une opinion très commune, au
rapport de saint Alphonse de Liguori, que le devoir
de la correction n'oblige pas sous peine de péché
mortel vis-à-vis de celui qui tient des propos médi-
sants, Theologia moralis, 1. III, n° 981. Sait-on
jamais quel sera l'effet d'un avertissement même
charitable? Peut-être celui qu'on reprend devant
d'autres s'offensera-t-il? N'est-il pas à craindre que
le détracteur, au lieu de retirer ce qu'il a dit, ne le
répète, au contraire, avec plus de force? C'est pour-
quoi, d'ordinaire, il suffit, pour éviter toute faute
même vénielle, de témoigner que la médisance déplaît
ou en se retirant, ou en gardant le silence, ou en
changeant la conversation, ou en prenant un air
sérieux.
V. Réparation. ■ — La médisance tient du vol;
car elle dérobe au prochain sa réputation. Comme
493
MEDISANCE
MEGANCK
494
le vol donc, dont elle partage l'injustice, elle crée
un devoir, celui de restituer.
L'obligation est stricte, rigoureuse: elle découle
de ce principe d'équité naturelle qui défend de nuire
au prochain et qui ordonne, après quelque dommage
à lui causé, de le rétablir dans son premier état, qui
delrahit alicui rei, ipse se in fulurum obligat. Le
médisant, dit l'Écriture, s'oblige pour l'avenir. Et à
quoi s'oblige-t-il? A rendre l'honneur qu'il a enlevé,
à refaire les réputations que sa langue a déchirées,
ravagées, à réparer même tous les dommages maté-
riels ou autres qu'il a causés par sa faute. Le voleur
parfois peut se trouver dans l'impossibilité de
rendre; s'il n'a plus rien. Dieu content de son repen-
tir, lui tient compte de sa bonne volonté. Diffé-
rente est la situation du médisant; tant qu'il a une
langue dans la bouche, si difficile que soit l'accom-
plissement de ce devoir, il est en son pouvoir de
restituer sinon totalement, du moins en partie ce
qu'il a fait perdre.
L'obligation est stricte, rigoureuse. Il faut ajou-
ter : elle est trop rarement accomplie, quelquefois
malheureusement impossible... Pourquoi rarement
accomplie? Et d'abord parce que la volonté manque.
Quels sont ceux d'ordinaire qui cultivent la médi-
sance'? Xc faut-il pas les chercher surtout parmi les
orgueilleux, les haineux, les jaloux, les vindicatifs.
Il en coûte trop à ceux-là de sacrifier leur passion
et de remettre en honneur un prochain dont ils
ont médit pour mieux le fouler aux pieds. La répa-
ration d'un vol a lieu souvent, par intermédiaire, la
réparation d'une médisance est affaire personnelle,
elle n'est même possible qu'aux dépens de l'honneur
de celui qui l'assume. Iront-ils ces détracteurs, plus
jaloux de leur propre réputation que respectueux de
celle des autres, s'avouer coupables, se décerner un
brevet authentique d'injustice et de méchanceté,
de légèreté imprudente, se donner un certificat de
mauvaise langue"? — Pourquoi encore rarement accom-
plie? Parce qu'on n'a pas de repentir sincère des
propos médisants, parce qu'on n'en fait pas sérieu-
sement pénitence. On les prononce légèrement; ils
sont encore plus vite, plus facilement oubliés que
dits. Les voleurs, dit-on, les grands voleurs surtout
ne se confessent pas. Les médisants se confessent-ils'?
Ou, s'ils se confessent, le font-ils autrement que par
des accusations vagues, générales, enveloppées, qui
retiennent la vérité prisonnière. — Pourquoi enfin,
parfois malheureusement impossible? Eh! parce qu'il
s'agit d'imposer silence à la renommée, parce qu'il
s'agit d'arracher de l'esprit et de la tête des autres
la mauvaise opinion qu'ils ont conçue du prochain.
E.st-il au pouvoir de quelqu'un de replacer dans la
pensée d'autrui ce souvenir honoré, respecté du
prochain qu'on en a d'abord chassé? Autant vau-
drait essayer de rendre à une étoffe brillante et déli-
cate l'éclat et la fraîcheur qu'une tache lui avait
fait perdre. Quelle que soit la réparation, chacun
gardera des paroles entendues quelque fâcheuse
impression ou tout au moins quelque Soupçon,
quelque doute. Voir Diffamation, t. iv, col. 1300-
1307.
Si difficile à remplir que soit le devoir de la répa-
ration, malgré l'impossibilité parfois d'y satisfaire
pleinement, les médisants n'en sauraient être tota-
lement dispensés. C'est à raison de cette obligation
que l'Esprit-Saint nous avertit de bien veiller sur
notre langue et de ne pas la laisser parler à tort à
travers, afin de ne pas rendre notre salut impossible
et désespéré. Ils ont méchamment dévoilé, impru-
demment mis à nu les défauts et les fautes du pro-
chain, qu'ils cherchent, mais sans une nouvelle
injustice, sans se servir du mensonge, à les couvrir
à nouveau d'un manteau protecteur, d'un voile
discret; ils ont dit, parlant d'autrui, le mal; qu'ils
se fassent les fervents apologistes du bien. Qu'ins-
truits par l'expérience, ils apprennent enfin à parler
des autres avec réflexion, jugement et charité.
Saint Thomas, Summa tlieologica, II»- II^, q. lxxui-
i.xxiv, a. 1.2; q. lxxv, a. 1 ; Thomas Gousset, Théologie
morale, Paris, 1S45, t. i, p. 545-554; Clément Marc, Insiitu-
iiones morales Alphonsianœ, Rome, 1885, t, i, n. 1195-
1209; Xoldin, Summa Ihtologiie moralis, Inspruck, 1911.
De prseceptis, n° 644-654; Sebastiani, Summarium théolo-
gies moralis, Turin, 1918, n° 344-347; Sertillanges, La phi-
losophie morale de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1916,
p. 261-263; et, d'une manière générale, les sermonnaires.
A. Thouvenin.
IVIÉGANCK François-Dominique (1684-1775),
naquit à Menin le 27 mai 1094, fit ses humanités
dans sa ville natale et sa philosophie à Louvain en
1710; puis suivit les cours de théologie d'Opstraet
et reçut les ordres à Tournai. Il partit en Hollande
le 15 février 1713, et devint un des plus zélés parti-
sans de Quesnel. L'archevêque Barckman le nomma
chanoine d'Utrecht et il fut doyen du chapitre,
6 octobre 1751. C'est en cette qualité qu'il essaya
de gagner aux théories des jansénistes hollandais un
sous-diacre de Rouen, Pierre Leclerc; mais l'obs-
tination de celui-ci força la communauté d'Utrecht
à réunir un concile le 13 septembre 1763. Méganck
fut nommé rapporteur du concile et il attaqua très
vivement les thèses de Leclerc sur les propositions
de Jansénius, sur la primauté du pape, le témoignage
des Pères et l'autorité de l'Église dispersée, la supé-
riorité des évèques, les excommunications et les
indulgences. Le concile janséniste suivit, en cette
occasion, la conduite des congrégations romaines que
les jansénistes critiquaient si vivement, pouç l'examen
des ouvrages estimés dangereux. Méganck mourut à
Utrecht le 12 octobre 1775, et son corps fut déposé
à Egmont où avaient été placées les cendres du
P. Quesnel.
Tous les écrits de Méganck sont favorables au
jansénisme. On peut citer : Propositionum in Cons-
titutione démentis Pgpœ XI, ab exordio dicta,
Unigenitus, damnatarum collatio cum quibusdam
sacrée Scripturae locis, ac sanctorum Patrum testi-
moniis, in-8°, Lille, 1716. Son ouvrage le plus connu
est la Réfutation abrégée du livre qui a pour titre :
Traité du schisme, où l'on justifie, par le seul fait
de la dispute de saint Cyprien avec saint Etienne, lis
évèques et les théologiens qui refusent d'accepter la
Constitution Ltnigenitus de Clément XI, du crime
de schisme que leur impute l'auteur de ce Traité, in-12,
s. 1., 1718; d'après Méganck, les évèques ont encore
plus raison que saint Cyprien de s'opposer à Rome,
car il s'agit présentement de plusieurs points impor-
tants soit pour la foi, soit pour la morale, soit pour
la discipline; d'ailleurs il est absolument faux que
la majorité des évèques ait accepté la Bulle. Le Traité
du schisme, ainsi attaqué par Méganck, avait été
publié en 1718, par le P. Longue val, sous les aus-
pices du cardinal d'Alsace. Méganck prit ensuite
part aux discussions du jour dans les trois écrits sui-
vants : Défense des contrats de vente, rachelables des
deux côtés, communément usités en Hollande, ou
Réflexions sur la lettre de M***, docteur de Sorbonne
du 25 mars 1730 à M. Van Erkel, in-l°, Amsterdam,
1730; Suite de la défense des contrats de vente rache-
lables, in-4°, Amsterdam, 1731, enfin Remarques sur
la lettre de Mgr Vévéque de Montpellier à M. Van Erkel
au sujet d'un écrit qu'il avait envoyé à ce prélat, intitulé
Suite de la défense des contrats, in-1", Amsterdam, 1731.
Par ces Irai lés, Méganck, d'accord avec la plupart
des jansénistes, s'élève contre les contrats de vente
rachetables, et identifie le prêt à intérêt avec l'usure.
495
MKdANCK
MEKHITAR
496
La lettre sur la primauté de saint l'ierre et de ses suc-
cesseurs, in-12, Utrecht, 17<il et 1772, est dirigée
contre Pierre Leclerc, janséniste appelant. Méganck
veut montrer que la primauté du pape est une pri-
mauté d'autorité, de juridiction et qu'elle est d'ori-
gine divine. Nouvelles ecclésiastiques, du 21 mai 1764,
p. 81-81. Ce traité, qui donne un formel démenti à la
conduite de -Méganck, fut attaqué par le P. Pinèl,
ex-oratorien, dans l'écrit intitulé : De la primauté du
pape, in-4", La Haye, 1769, el Londres, 1772; l'écrit
de Pinel fut critiqué par les Nouvelles ecclésiastiques
du 21 mars 1770, p. 45-46, e< traduit en latin en 1782,
dans une édition dédiée à l'empereur Joseph II, in-8°,
Vienne, 1782.
Micliaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 500; Hœfer,
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 718; Quérard,
La France littéraire, t. vi, p. 14; Goetlials, Lectures relatives
à l'histoire des lettres, des sciences il des arts en Belgique et
dans les pays limitrophes, t. I, Bruxelles, 1840, p. 379-387;
Delvenne, Biographie du royaume des Pays- Bas ancien et
moderne, 2 vol. in-8°, Liège, 1829, t. H, p. 139; Vandeputte,
Biographie des hommes remarquables de la Flandre occi-
dentale, 4 vol. in-8«, Bruges, 1843-1849, t. iv, p. 98-105;
Suite du nécrologe des plus célèbres défenseurs el amis de la
vérité du XVIII' siècle, depuis 1767 jusqu'à 1778, t. vn,
p. 182-185; Nouvelles ecclésialiques du 9 octobre 1770,
p. 161-162; Biographie nationale de Belgique, t. XIV,
Bruxelles, 1897, p. 286-290.
J. Carreyre.
ME1NDARTS Pierre Jean (1684-1767), né à
Groningue (Pays-Bas), le 7 novembre 1684, entra à
l'Oratoire de Maiines, puis à Louvain; il fut ordonné en
Irlande en 171G. Vicaire à Rotterdam, il fut élu arche-
vêque (schismatique) d'Utrecht, le 2 juillet 1739, et
sacré le 9 juin 1740 par Varlet. Ce fut lui qui créa
les évèchés suffragants de Harlem en 1742 et de
Deventer en 1757. Il fut en relations avec les jansé-
nistes français, en particulier, avec l'évêque d'Auxerre,
de Caylus. Il convoqua et présida le concile d'Utrecht
en septembre 1763. Il mourut le 31 octobre 1767.
Voir Utrecht.
Meindârts a toujours eu une grande influence dans
l'Église janséniste d'Utrecht, mais il a relativement
peu écrit. On peut citer : Lettres sur les affaires de
l'Église, 4 novembre 1755; Lettre à Benoît XIV,
13 février 1758, pour justifier sa conduite; Mandement
du 22 mai 1758, sur la mort de Benoît XIV; Recueil
de témoignages en faveur de l'Église catholique des
Provinces- Unies, in-4», 1763, et 2 vol. in-12, 1763;
Actes du concile d'Utrecht, de 1763; ils furent traduits
en français et condamnés par Rome le 30 avril 1765;
Lettre au pape au sujet du concile d'Ulrecht, 10 octo-
bre 1766, dans laquelle Meindârts réclame contre les
jugements de Rome. < f. Picot, Mémoires pour servir à
l'histoire ecclésiastique pendant le xviii» siècle, t. iv,
p. 231-232.
Micliaud, Biograpliie universelle, t. xxvn, p. 528; Hœfer,
Nouvelle biograijhie générale, t. xxxiv, col. 771; Nouvelles
ecclésiastiques des 16-23 mai 1768, p. 77-84; Delvenne,
Biographie du royaume des Pays-Bas ancien et moderne,
2 vol. in-8°, Liège, 1829, t. n, p. 139.
J. Carreyre.
MEKHITAR religieux et savant arménien
catholique, fondateur de la Congrégation des Mékhi-
taristes (1676-1749). Il naquit ù Sivas (Anatolie), l'an-
cienne Sébaste, le 7 février 1676, de deux pieux Armé-
niens dissidents de cette ville, Pierre et Charistan,
dont il fut l'unique enfant. Il reçut au baptême le nom
de Manouk auquel il ajouta plus tard celui de Mékhi-
tar (consolateur), quand il embrassa la vie religieuse.
Son goût pour l'étude se manifesta de très bonne heure.
Quand il eut appris les premiers éléments à l'école
de deux religieuses, il alla perfectionner son instruc-
tion au monastère de Carmir Vanq (Couvent-Rouge),
situé a 16 kilomètres nord-ouest de sa ville natale. Il
y prit l'habit monastique et, par une exception assez
fréquente dans certaines Églises orientales dissi-
dentes-, il fut ordonné diacre dès l'Age de quinze ans
(1691). Peu de temps après, poussé par le désir d'aug-
menter ses connaissances, il se rendit à Etchmiadzin,
centre religieux le plus important de l'Arménie et
siège du calholicos (patriarche), parce qu'on lui avait
représenté ce monastère comme la source la plus riche
de la science ecclésiastique. Cependant, la rencontre
qu'il fit à Erzéroum d'un missionnaire catholique,
puis celle d'un gentilhomme arménien qui avait
voyagé en Europe, lui inspirèrent un vif désir de
connaître la science occidentale dont il n'avait que
des données très vagues. A son retour, il se fixa au
monastère de Passen, où l'évêque-supérieur lui confia
la surveillance de l'Église et l'éducation des enfants.
Il en repartit bientôt pour de nouveaux voyages,
particulièrement en Syrie. A A!ep il se lia avec un
jésuite, le P. Antoine Beauvoller, qui le fit entrer dans
l'Église catholique et lui conseilla de se rendre à Rome.
Le jeune Mékhitar, qui n'avait encore qu'une idée
très imparfaite de la science occidentale, vit dans ce
projet de voyage un moyen sûr de la connaître et de
l'approfondir. Muni d'une lettre du missionnaire, il se
mit en route, mais une grave maladie dont il fut
atteint à Chypre l'obligea à renoncer à son dessein
(1695). I! revint à Sivas et fut ordonné prêtre à l'âge
de vingt ans (1696), au monastère de Sourp-N icltan
(Sainte-Croix), situé à 4 kilomètres à l'ouest de la
ville. Il lut les traductions arméniennes des saintes
Écritures et des Pères grecs et syriens, parcourut la
région environnante pour prêcher, et reçut en 1699
la crosse et le titre de vardapet (docteur).
Une de ses grandes préoccupations était l'union
de son Église avec Rome. En 1700 il se rendit à Cons-
tantinople dans l'intention d'y fonder un collège pour
ses compatriotes, mais il n'eut pas le temps de réaliser
ce projet. Il s'établit dans le quartier commerçant
de Galata et fit de l'église Saint-Georges le centre de
son apostolat. Les succès croissants de ses prédica-
tions lui amenèrent des disciples, mais son ardeur pour
le catholicisme lui suscita des ennemis. La situation
était alors difficile pour les Arméniens unis à Rome,
à cause des persécutions dont ils étaient l'objet de la
part du patriarche Éphrem et de son successeur Avé-
dik. Mékhitar jugea prudent de disperser ses disciples
et se retira lui-même au couvent des capucins, sous la
protection de la France. L'acharnement de ses enne-
mis devint tel qu'il n'y fut bientôt plus en sécurité.
Après s'être mis sous la protection de la sainte Vierge
avec ses disciples, il leur donna rendez-vous en Morée,
alors territoire vénitien, où ils devaient le rejoindre
par petits groupes. Il se rendit d'abord à Smyrne, au
couvent des jésuites, puis à Modon, en Morée, où il
fut fort bien accueilli par les autorités vénitiennes.
C'est là qu'il se fixa et qu'il groupa de nouveau ses
disciples qui avaient réussi à fuir de Constantinople
par des chemins divers. Il attribua le salut, de tous à
Marie et se mit une seconde fois sous son patronage,
le 8 septembre 1702. Les Vénitiens lui ayant donné
quelques propriétés, Mékhitar songea à transformer
sa pieuse société en congrégation régulière. Le pape
Clément XI la confirma en 1712, mais en substituant
la règle de saint Benoît à celle de saint Antoine que
l'on avait suivie jusqu'alors. En même temps, il don-
nait à Mékhitar le titre d'abbé. Trois ans plus tard,
les Turcs envahissaient la Morée et en chassaient les
Vénitiens. Au mois d'avril 1715, Mékhitar et ses reli-
gieux, recueillis par la flotte du gouverneur de la
Morée, Angelo Emo, débarquaient à Venise. Sur les
instances de Clément XI, la Sérénissme République
leur céda à bail l'île de Saint-Lazare, ancien lazaret
497
MÉKHITAR
MEKHITARISTES
498
de la ville (8 septembre 1717). Ils n'y trouvèrent que
des ruines et se mirent immédiatement à bâtir un
couvent et une église, tout en se préparant à réaliser
le but de leur fondateur qui était le relèvement intel-
lectuel et moral du peuple arménien. Mékbitar ne se
laissait pas absorber par les soucis matériels, et don-
nait à ions l'exemple du travail en consacrant ses
loisirs à l'étude. Il fonda même une imprimerie dont
les productions devaient porter en Turquie les
lumières de la foi chrétienne. Il termina le monastère
en 1710. Trois ans plus tard, il sentit les premières
atteintes d'une grave maladie qui finit par l'emporter
le 27 avril 1749, à l'âge de soixante-treize ans. En
18 1 1, le cardinal Moonnico fit le procès de l'Ordinaire
pour introduire sa cause de béatification à Rome,
mais les troubles politiques qui ne taillèrent pas à
éclater dans la péninsule arrêtèrent les démarches.
Mlles ont été reprises en 1901, sous les auspices du
cardinal Sarto, patriarche de Venise, le futur Pie X.
Mékhitar a laissé des œuvres assez nombreuses,
parmi lesquelles il faut citer un Commentaire sur
l'évangile de saint Matthieu (1737), un Commentaire
sur l' Ecclésiastique, une Grammaire et un Dictionnaire
arméniens (1744), un Catéchisme en arménien vulgaire,
un Poème à la sainte Vierge, et une Bible arménienne
H 733), considérée comme fort précieuse.
Vita detl'abbate ^lechitar, Venise, 1810; La vie du ser-
viteur de Dieu Mcchitar, fondateur de l'ordre des moines
arméniens ùléchilaristes de Venise, ainsi que la vie des abbés
généraux et des moines les plus célèbres de la congrégation,
Venise, 1901; P. Minas Nurikian, II servo di Dio Abbate
Mechilar, fondatore dei PP. Mechitarisli (Padri Arment
Benedictini) di Venezia, di Viena, Sua vita et suoi lempi,
Rome, 1914; Notice sur le couvent arménien de Saint-Lazare
de Venise, Venise, 1921.
R. Janin.
MEKHITARISTES, bénédictins arméniens,
fondés par Mékhitar. — Il est difficile de déterminer
la date exacte à laquelle fut constituée cette nouvelle
congrégation, bien que l'on accepte habituellement
celle du 8 septembre 1701. La Société se composa tout
d'abord des disciples que Mékhitar avait groupés autour
de lui à Constantinople et dont plusieurs étaient prê-
tres. Avant de fuir devant la persécution, il s'était
mis avec eux sous la protection de la sainte Vierge
et leur avait donné le double titre d' « Enfants de
Marie » et de « Docteurs de la Pénitence ». Ils se
retrouvèrent tous à Modon, en Morée, où ils bâtirent
bientôt une église et un monastère dédiés à saint
Antoine, ermite. Le but de la société était et demeure
encore la diffusion de la foi chrétienne parmi les
Arméniens et leur formation à la fois religieuse, litté-
raire et scientifique. On n'y admet que des Armé-
niens. Au début, la règle était celle de saint Antoine,
assez commune parmi les moines orientaux, encore
qu'il ne faille pas donner à ce terme de règle le sens
rigoureux qu'il a pris en Occident. Les mékhitaristes
ont conservé dans leurs armes des traces de ces ori-
gines. Elles représentent en effet une croix contournée
aux quatre cantons des emblèmes de saint Antoine :
la flamme, la cloche, l'évangile et le bâton.
En 1711, Mékhitar envoya à Rome deux de ses
religieux, les PP. Élie Mardyros et Jean Simon, pour
oiïrir à Clément XI l'humble hommage du monastère
de Saint-Antoine de Modon et de ses habitants. Ils
devaient également solliciter l'approbation de la nou-
velle société et de ses constitutions. Le pape accueillit
favorablement cette demande et approuva la petite
congrégation, mais en modifiant la règle. Jugeant que
les coutumes du monachisme oriental, qui visent plus
à la sanctification personnelle des religieux qu'à leur
action sur les âmes, convenaient assez mal au but de
l'institut, il demanda aux mékhitaristes de renoncer
à la règle de saint Anloinc et de choisir entre celles
de saint Augustin, de saint Basile et de saint Benoît.
En même temps, il nommait Mékhitar premier abbé
du monastère (1712). Ce fut la règle de saint Benoît
que l'on adopta. Mékhitar et ses religieux émirent de
nouveaux voeux selon cette règle (1715). Le 4 décem-
bre 1702, Clément XIII approuvait encore les consti-
tutions.
En 1717, les mékhitaristes prenaient possession de
l'île de Saint-Lazare à Venise et s'y construisaient un
monastère et une église sur les ruines d'un lazaret.
Tout était organisé en 1740. Les mékhitaristes n'a-
vaient pas attendu ce moment pour travailler efficace-
ment au relèvement de leur nation. L'imprimerie que
Mékhitar avait installée dans le couvent envoyait en
Turquie les ouvrages de science et de religion qu'ils
composaient dans leur solitude, et des missionnaires
allaient porter les lumières de la vraie foi en Asie
Mineure. A la mort de Mékhitar (1749), la congréga-
tion comptait 41 prêtres et 13 frères convers. Vingt-
quatre ans plus tard, ils se séparèrent pour former
deux branches différentes, qui existent encore aujour-
d'hui.
I. Mékhitaristes de Venise. — Mékhitar eut pour
successeur Etienne Melkom ou Melkior, originaire de
Constantinople. Le nouvel abbé voulut modifier les
constitutions, ce qui amena de profondes dissensions,
Le chapitre général de 1772 fut très agité et les oppo-
sants, sous la conduite du P. Babighian, se séparèrent
rjour former une congrégation distincte. Nous en
reparlerons plus loin (Mékhitaristes de Vienne).
Melkom mourut en 1800 et laissa le gouvernement
de la congrégation à Aconce Kôver, né en Transylvanie,
où se trouve encore aujourd'hui une forte colonie
arménienne. Aconce prenait le pouvoir en des temps
difficiles, à cause de la conquête de la Vénétie par les
armées françaises. Pour éviter la dispersion des reli-
gieux et la vente des biens du monastère, il imagina
de faire reconnaître Saint-Lazare comme une aca-
démie. La nationalité des mékhitaristes, les travaux
littéraires et scientifiques auxquels ils se livraient
depuis plus d'un demi-siècle, aplanirent les difficultés
et Bonaparte leur accorda la reconnaissance désirée.
Ils purent ainsi continuer en paix leurs travaux apos-
toliques. Aconce oblint de Rome le titre d'arche-
vêque, attaché depuis cette époque à celui d'abbé
de Saint-Lazare (18 mai 1804). — Sukias de Somal
lui succéda en 1824 en cette double qualité. Ce fut
lui qui donna la plus vive impulsion aux travaux litté-
raires et scientifiques. des religieux. Il prêchait d'ail-
leurs d'exemple, car il fut un écrivain distingué et
publia de nombreux ouvrages. Il fonda les deux col-
lèges nationaux de Venise et de Padoue. — A sa
mort (184G), il fut remplacé par Georges Hurmuz,
auteur de traductions arméniennes fort nombreuses
de classiques anciens et modernes. — La congréga-
tion de Venise fut gouvernée pendant près d'un demi-
siècle (1876-1921) par Mgr Ignace Ghiurékian, qui
lui donna un plus grand développement. Il réorganisa
l'imprimerie, qu'il dota de machines perfectionnées,
restaura et agrandit, l'église du monastère et fonda
plusieurs missions en Turquie, missions qu'il eut la
douleur de voir à pfcu près toutes disparaître au
cours de la guerre mondiale.
La congrégation de Venise reçut sous son gouverne-
ment de nouvelles constitutions que Rome approuva
pour six ans, le 6 août 1909. Elle est gouvernée par
l'abbé-archevêque, assisté d'un Conseil de dix mem-
bres nommés par le chapitre général. Elle se recrute
exclusivement parmi les Arméniens. En général, on
préfère prendre de jeunes enfants de manière à faire
toute leur éducation dans le monastère. Quand ils
ont terminé leurs études classiques, c'est-à-dire vers
la dix-septième année, ils entrent au noviciat et conti-
499
MEKHITARISTES
500
nuent à étudier la rhétorique, le latin et les sciences.
Puis ils consacrent plusieurs aimées à la philosophie
et à la théologie, après quoi ils sont ordonnés piètres
et appliqués à divers emplois avant d'être envoyés
en mission. Quand ils quittent le monastère ils
reçoivent le titre de vartapel (docteur). Les religieux
portent une double tunique à manches larges et le
manteau à capuchon, le tout de couleur noire. Ils
gardent la barbe longue, comme tous les moines orien-
taux. Leur nombre a bien diminué dans les quinze
dernières années. En 1910, ils étaient 65 prêtres et
30 moines; en 1925, ils ne comptaient plus que
39 prêtres, 6 clercs et 7 convers. Quatre des leurs ont
été massacrés par les Turcs de 1915 à 1918. Depuis la
dispersion des Arméniens à travers le monde, causée
par la guerre mondiale, leur recrutement devient de
plus en plus difficile.
Leurs œuvres ont également diminué d'importance
et de nombre. Le monastère de Saint-Lazare à Venise
reste le centre de la congrégation, la résidence de
l'abbé-archevêque. Il possède une vaste imprimerie,
une bibliothèque de plus de 30 000 volumes, une
collection de 2.000 manuscrits arméniens dont le
P. Basile Sarguissian a entrepris le catalogue raisonné
(le premier volume a paru en 1914' et renferme les
manuscrits de l'Ancien et du Nouveau Testament,
in-4°, xx pages et 838 colonnes). Outre les multiples
ouvrages qu'ils publient et dont nous parlerons plus
loin (on en compte déjà plus de 800 en arménien et
200 en diverses langues européennes), les Mékhita-
ristes de Venise font paraître, depuis 1843, une revue
mensuelle d'histoire et de littérature très appréciée
des connaisseurs, le Pazmavèp (le Polyhislor). Ils
exercent aussi un ministère actif, desservent à Venise
même la petite église de la Sainte-Croix, construite
aux frais des Arméniens, et dirigent deux collèges en
Italie, celui de Venise, collège Raphaélian, fondé en
1836 grâce aux libéralités d'un riche Arménien de
Madras, et un autre à Milan. Un troisième, le collège
Mouradian, fondé à Padoue en 1834, installé à Paris
de 1846 à 1878, fut uni plus tard à celui de Venise.
En Turquie, il y avait en 1914, en dehors de Constan-
tinople, plusieurs missions à Ismidt (Nicomédie),
Bagtchédjik, Trébizonde, Mouch, Van, Bitlis. Il ne
leur reste plus que le collège Saint-Grégoire-lTllumi-
nateur à Constantinople; encore a-t-il beaucoup perdu
de son importance depuis le triomphe des. nationa-
listes turcs (1922). Les Mékhitaristes ont dû également
abandonner leurs missions de Théodosia et de Simfé-
ropol en Crimée et de Salmas en Perse. A Rome, le
pape Grégoire XVI leur donna l'église de Saint-Biaise,
et l'hôpital pour les Arméniens qui lui est annexé.
Le but poursuivi par Mékhitar en fondant sa con-
grégation a été en grande partie réalisé, car elle a res-
tauré la littérature arménienne et conservé à sa nation
les trésors de connaissances accumulés par les ancêtres,
elle a initié les jeunes générations aux littératures et
aux sciences de l'Occident. Nous avons indiqué plus
haut, col. 497, les principaux ouvrages de Mékhitar.
Ses disciples ont brillamment continué l'œuvre com-
mencée et acquis chez les Arméniens, catholiques et
dissidents, et dans lç monde entier, une réputation
méritée de culture littéraire et scientifique. Nous ne
prétendons pas donner ici la liste complète des livres
composés par ceux de Venise et qui dépassent le
millier; nous nous contenterons d'indiquer les prin-
cipaux auteurs et les meilleurs de leurs ouvrages.
Remarquons d'ailleurs que ces derniers sont surtout
consacrés à l'histoire, à la littérarure et aux sciences.
Les écrits proprement ecclésiastiques des mékhita-
ristes, quoique assez nombreux, ne sont le plus sou-
vent que des traductions ou des adaptations d'ou-
vrages orientaux ou occidentaux, anciens et modernes.
On y trouve cependant d'excellentes éditions armé-
niennes de l'Ancien et du Nouveau Testament, et de
multiples manuels de piété en turc ou en arménien.
Pour la théologie proprement dite, signalons Avé-
dikian, Sopra la processione dcllo Spirilo santo dal
Pâtre e dal Filio, Venise, 1824, ouvrage très estimé.
Les mékhitaristes ont surtout étudié la patrologie.
Ils ont donné des éditions pratiques des anciens
auteurs arméniens, comme Moïse de Khorène, Zénobe
de Glak, Elisée, Lazare de Pharbe, Fauste de
Byzance, etc. Ils ont publié les œuvres du catholicos
Jean Otznéti ou le Philosophe, du vme siècle, Dom.
Johannis philosophi Ozniensis Armeniorum catho-
lici opéra per P. P. J.-B. Aucher, Venise, 1834, les
œuvres poétiques du catholicos Nersès de Claj
(xvue siècle), Venise, 1830, les œuvres en prose du
même, édition Cappeletti, Venise, 1833, etc. Ils ont
donné de nombreuses traductions des Pères grecs,
comme l'Hexaméron de saint Basile, les Lettres de
saint Ignace d'Antioche, des traductions d'ouvrages
grecs et syriaques dont l'original avait disparu, et qui
ne se conservaient plus que dans les versions armé-
niennes. Ils ont édité des livres liturgiques, comme la
Lilurgia Armena, Iransporlata in italiano, du P. Avé-
dikian, Venise, 1832, The Armenian Rilual, du P. Issa-
verdentz, 4 vol., Venise, 1863-1876.
L'ouvrage d'histoire le plus important est celui du
P. Michel Tchamtchenian, Histoire de l'Arménie,
3 vol., Venise, 1784-1786. Le P. Alichian a publié
Haïabadoum, histoire de l'Arménie, en deux parties,
Venise, 1901-1902, où la critique est malheureusement
en défaut. Le même auteur publia aussi divers tra-
vaux de géographie, comme la Topographie du distri<:l
de Chirag, 1891, V Aïrarad, 1890, le Sissagan, 1893,
le Sissouan, 1895, etc. Longtemps avant lui, le P. In-
djidjian avait donné la Description de l'ancienne Armé-
nie, 3 vol., Venise, 1835, et les Recherches archéologiques
sur l'Arménie, 3 vol., Venise, 1835. Le P. Sarguissian
avait publié la Topographie de la Grande et de la
Petite Arménie, Venise, 1864. Citons encore Aiva-
zovski, Seth, et -tant d'autres, qui ne s'occupèrent
pas. seulement d'histoire et de géographie armé-
niennes, mais publièrent des ouvrages d'intérêt plus
général et qui sont particulièrement appréciés.
Les mékhitaristes de Venise se sont préoccupés de
fournir à la jeunesse arménienne des livres classiques,
non seulement de littérature, mais encore d'histoire,
de géographie, de sciences mathématiques et natu-
relles. Outre les auteurs nationaux dont ils ont donné
mainte édition, ils ont traduit en arménien de nom-
breux ouvrages grecs et latins, et de multiples œuvres
modernes en diverses langues européennes. Les ques-
tions de linguistique les ont également passionnés.
Aussi ont-ils fourni un nombre considérable de dic-
tionnaires, de grammaires et d'études variées sur la
langue arménienne. Plusieurs d'entre eux se sont révé-
lés des poètes remarquables, comme les frères Hur-
muz, dont l'un, Mgr E. Hurmuz, traduisit l'Enéide
et les Églogues de Virgile, et donna un poème, le
Jardin, en quatre chants. Le P. Alichan a publié
plusieurs volumes de poésies anciennes et modernes,
et en a composé lui-même un grand nombre, Œuvres
poétiques, 5 vol., 1857-1858, Souvenirs de la patrie '
arménienne', 1869-1870, etc. Le même auteur a publié
des études critiques de divers auteurs arméniens
anciens. Mgr Sukias de Somal, dans son Quadro délia
letteratura armena, Venise, 1829, donne, siècle par
siècle, une idée juste et raisonnée des produits de la
littérature arménienne.
Cette rapide esquisse suffit à montrer l'activité lit-
téraire et scientifique des mékhitaristes de Venise
depuis deux siècles qu'ils existent. On en aura une
idée plus complète en parcourant l'ouvrage du P. Ar-
501
MEKHITARISTES
MELANCHTHON
502
sène Gazikian, Xouvelle bibliographie arménienne,
Venise. 1909.
II. Mékhitaristes de Vienne. — Ils forment une
branche séparée de la congrégation de Venise.
Melkoni, successeur de Mékhitar, ayant voulu faire
des changements dans les constitutions, un certain
nombre de religieux s'y opposèrent. Le chapitre
général de 1772 ne parvint pas à rétablir l'accord
entre les deux camps. Les opposants furent expulsés
et allèrent fonder à Trieste une maison qui compta
bientôt 19 prêtres. L'impératrice Marie-Thérèse les
prit sous sa protection, et c'est ainsi que se forma,
en 1773, la nouvelle congrégation. Pie VII lui donna
un abbé général en 1803 dans la personne du P. Babi-
ghian. Les biens de ces religieux ayant été vendus
sous la domination napoléonienne, ils cherchèrent un
refuge à Vienne, où ils étaient invités à s'occuper de
la colonie arménienne de cette ville (1809). Le bienheu-
reux Clément Hofbauer, rédemptoriste, prit en main
leur cause et les aida puissamment. Après le premier
abbé-archevêque, Babighian (1773-1827), ils furent
gouvernés par le P. Ariste Azarian qui releva la
congrégation et la fit prospérer. Leurs constitutions
furent approuvées provisoirement par Pie IX en
1852 et définitivement, avec quelques modifications,
par Léon XIII, le 23 janvier 1885.
Les mékhitaristes de Vienne se consacrèrent, comme
leurs confrères de Venise, au relèvement intellectuel et
moral des Arméniens. Ils s'intéressèrent tout d'abord
à ceux qui étaient fixés en Autriche-Hongrie, parti-
culièrement en Transylvanie, et fondèrent des mai-
sons à Trieste, à Neussatz, à Peterwardein, puis ils
songèrent à ceux de Turquie et s'établirent à Conss
tantinople, à Smyrne, à Aïdin, etc. Pour les mission-
d'Orient, ils firent un effort considérable dans la pre-
mière moitié du xixe siècle. L'Association pour la
propagande des bons iivres, fondée par eux, répandit,
de 1830 à 1850, 445 989 volumes; malheureusement
elle fut obligée de se dissoudre, au bout de vingt ans,
faute de ressources suffisantes. Les mékhitaristes de
Menue ont publié plus de 500 ouvrages en arménien
ou en turc
Leur maison généralice se trouve toujours à Vienne,
où réside l'abbé-patriarche. n y a un collège, des cours
de théologie, un splendide musée d'histoire naturelle,
une collection numismatique de 15 000 pièces, une
bibliothèque de 35 000 volumes et une grande impri-
merie qui édite des livres en plus de cinquante langues
différentes. En 1891, les mékhitaristes de Vienne ont
commencé la publication, non encore achevée, du
catalogue de leurs manuscrits arméniens. Us font
paraître également une revue arménienne fort appré-
ciée, le Handès Amsorya. En 1914, ils possédaient en
Turquie : à Constantinople, un lycée, à Smyrne, une
■école supérieure et une paroisse, à Aïdin, une paroisse.
Ils n'ont pu conserver qu'une résidence à Constanti-
nople. Les missionnaires qui évangélisaient l'intérieur
■du pays, à Erzéroum, à Trébizonde, etc., ont dû se
retirer. En 1925, trois Pères se sont établis au Pirée
pour s'occuper des Arméniens immigrés en Grèce.
■Quelques mékhitaristes de Vienne habitent la Galicie;
ils ont un couvent à Lemberg et s'occupent des Armé-
niens de cette province. La congrégation a diminué
•depuis quelques années, car le recrutement devient
■de plus en plus difficile. Au lieu de 35 prêtres et de
15 frères qu'elle avait en 1910, elle ne compte plus en
1925 que 28 prêtres, 1 clercs, 4 convers et un novice.
Les mékhitaristes de Vienne ont fourni un effort
littéraire et scientifique presque aussi grand que leurs
•confrères de Venise. On trouve chez eux quelques
ouvrages de théologie, comme le De fidei symbolo,
<ju<> Arnuni ulunlur, du P. Catergian, Vienne, 1892,
d'autres de liturgie, comme La liturgie des Arméniens
du même. L'étude des sources de l'histoire nationale et
la publication des textes patristiques et autres ont
occupé des hommes remarquables, comme les PP. Da-
chian, Daghbachian, Der-Boghossian, Kalemkiarian,
Tchakédjian, etc. Le P. Dachian s'est également fait
un nom dans la paléographie arménienne. La littéra-
ture et les sciences n'ont pas été non plus négligées.
Les PP. Ménéchian, Vardanian, Akinian, Kalem-
kiarian ont brillé ou brillent encore dans ce domaine.
Il est sorti de l'imprimerie de Vienne de nombreux
livres classiques arméniens et des manuels scolaires
divers. On peut donc affirmer que, si leurs œuvres sont
moins connues que celles de leurs confrères de Venise,
les mékhitaristes de Vienne n'ont pas moins contribué,
pour une large part, au relèvement de leurs compa-
triotes et permis à la science occidentale de faire des
progrès nouveaux dans la connaissance de l'Orient
ancien et moderne.
Tchamtchenian, Histoire de l'Arménie (en arménien)
3 in-4°, 1784-1786; Compendiose notizie sulla congregazione
dei monaehi Armeni Mechitaristi, Venise, 1818; Neumann,
Versuch einer Geschichte der armenischen Lileraiur, nach
den Werken der Mechitarislen frei bearbeitel, in-16, Leipzig,
1836; P. Minas Nurikian, Il servo di Dio Abbate Mechitar,
Fondalore dei PP. Mecbitaristi (Padri Armeni Bentdictini)
di Venezia, di Viena, sua vita et suoi lempi, Rome, 1914;
Notice sur le couvent arménien de Saint-Lazare de Venise,
1921; P. Arsène Gazikian, Nouvelle bibliographie arménienne
(en arménien), Venise, 1909; Kalemkiarian, Une esquisse
de l'activité littéraire-typographique de la congrégation méchi-
tariste à Vienne (en arménien).
B. Janin.
MELANCHTHON Philippe (1497-1560), ami
et associé de Luther dans l'œuvre de la Réforme.
Comme pour Luther, mais beaucoup plus succincte-
ment, on verra d'abord, I. la vie de Mélanchthon,
puis, II. sa philosophie et sa théologie (col. 505).
I. Vie. — Philippe Mélanchthon naquit à Bretten,
petite ville du Bas-Palatinat, maintenant dans le
duché de Bade, le 16 février 1497. Le nom de la
famille était Schwarzerd, Terre noire. Vers 1597,
Jean Reuchlin, le célèbre humaniste, qui était son
grand-oncle maternel, grécisa son nom : Mé/.ocwa
/Ôo'jv : Terre noire. A partir de 1531, Mélanchthon
employa la forme adoucie Mélanthon. Corpus Refor-
matorum, t. i, p. cxxxi.
Les parents de Mélanchthon étaient à l'aise; ils lui
firent donner une forte instruction. Reuchlin s'y
employa aussi. Le 16 octobre 1507, l'enfant perdit
son père. Les deux années suivantes (1507-1509), il
fréquenta l'école de Pforzheim, très renommée à
l'époque; dès 1509, le 14 octobre, il fut immatriculé à
l'université de Heidelberg, et, selon l'usage, à la
faculté des arts. Là, et bientôt à Tubingue, il s'initia
à toutes les connaissances de l'époque; il acquit une
science particulièrement profonde de la langue grec-
que. En 1511, il passa son baccalauréat. En 1512, il
voulut passer le doctorat; à cause de son âge on s'y
opposa. Il partit pour Tubingue, où, le 17 septembre,
il se fit immatriculer. Le 25 janvier 1514, il pas- ait
son doctorat; sur onze candidats, il était reçu pre-
mier. Dès lors il commença à enseigner. La fameuse
querelle autour de Reuchlin n'était pas encore éteinte;
Mélanchthon y prit parti pour son grand oncle, ce à
quoi ses propres goûts l'inclinaient aussi.
En 1518, sur la recommandation de Reuchlin, on
l'appela à Witlcnberg, pour y enseigner le grec. Il y
arriva le 25 août. Au dire de Spalatin, il eut vite jus-
qu'à 500 auditeurs, et plus tard jusqu'à 1500. Rapi-
dement, il se lia avec Luther. Sous son influence, il
s'adonna à l'étude de la Bible, el notamment de saint
Paul. En 1519, il assista à la dispute de Leipzig entre
Jean Eckel Luther; les mois suivants, il écrivit contre
Jean Eck : Defensio contrit Iohannem Ekium, C. H.,
303
MÉLANCHTHON, VIE
504
t. i, col. 108 sq. Sous l'impulsion de Luther, il s'adon-
nait dès lors de plus en plus à la théologie. Il goûta
peu la théologie du xv siècle, avec ses subtilités et
ses arguties; ses goûts le portèrent plutôt vers l'étude
de la Bible et des Pères. Lel9 septembre 1519, il avait
acquis le grade de bachelier en théologie: dès lors
il appartint à la faculté de théologie. Mais il ne voulut
jamais conquérir le grade de docteur en cette matière.
C. R., t. iv, col. 811. Le 25 novembre 1520, sur le
conseil de Luther, il se maria avec Catherine Krapp,
fille du maire de YViltenbcrg. Ainsi Luther l'atta-
chait pour toujours à cette ville. Catherine devait
mourir en 1557; le ménage eut quatre enfants. Au
mois de décembre 1521, Mélanchthon fit paraître
son fameux' manuel de théologie, les Loci communes
rerum theologicarum, seu Hypotijposes theologicse. Ce
manuel eut un très grand succès. Porr le contenu,
voir ci-après, col. 508 sq.
En 1525, les paysans du Palatinat prirent Mélanch-
thon comme arbitre entre leur prince-électeur et eux.
Tout en conseillant au prince la douceur et la clé-
mence, il fut très dur pour les paysans : « Leur
demande d'être affranchis du servage n'a aucune
raison valable. Au contraire, brutaux et indisciplinés
comme ils le sont, les Allemands ont déjà trop de
liberté. Avec leur violence et leur soif de sang, il fau-
drait les mener beaucoup plus durement encore. »
Widcr die Artikel der Bauerschaft, C. R., t. xx,col. 655,
657.
En 1528, Mélanchthon publia l' Instruction pour la
visite des Églises. En 1529, il parut à la diète de Spire, et
se joignit à ceux qui protestèrent contre lerecès de cette
diète. En 1530, se tint la fameuse difte d'Augsbourg.
Toujours sous le coup de la condamnation portée
contre lui à la diète de Wôrms (1521), Luther ne put
y paraître; il s'en tint le plus près qu'il put, dans la
forteresse de Cobourg, qui appartenait à l'électeur de
Saxe. Ce fut donc Mélanchthon qui rédigea la fameuse
Confession d'Augsbourg; le 25 juin, il la lut devant
les États. La théorie de la justification par la foi en
était l'âme; aussi, sur le fond de cette Confzssion,
Luther donna son assentiment. Mais « sur le purga-
toire, sur le culte des saints, et surtout sur l'Anté-
christ de pape », il la trouvait trop peu catégorique.
Enders, Luthers Briejwcehsel, t. ix, p. 133; 21 juil-
let 1530.
Dans la suite des négociations., Mélanchthon fléchit
davantage encore, et tout particulièrement dans une
lettre au légat Campeggio (6 juillet 1530). C. R., t. n,
col. 168 sq. Cette lettre est pleine de formules de
soumission; pour les désaccords doctrinaux, ils
n'existaient qu'en apparence : Dogma nullum habc-
mus diversum ab Ecclesia Romana (!) col. 170. Les
semaines suivantes, il engagea son parti à n'insister
que sur deux points : la communion sous les deux
espèces et le mariage des prêtres. Puis il se ressaisit
et écrivit VApologie de la Confession d'Ausgbourg
(1530-1531); il y est plus catégorique que dans la
Confession elle-même. Il est vrai que, quand il la
retoucha et y mit la dernière main, c'était déjà plu-
sieurs mois après la diète.
Tous ceux qui avaient vécu les négociations d'Augs-
bourg emportaient de Mélanchthon la même impres-
sion,: ses hésitations doctrinales étaient peu dignes
de l'auteur d'une profession de foi, et ses habiletés
étaient inconciliables avec la loyauté. Dans la Confes-
sion et l'Apologie de la Confession, lorsqu'il parle de la
justification par la foi, il se recommande hautement
de saint Augustin. C'était un mensonge formel; dès
cette époque, il savait fort bien que saint Augustin
n'était pas pour cette théorie (ci-dessus, article
Luther, t. ix, col. 1256).
Après la diète d'Augsbourg, il put s'adonner à
loisir à ses fonctions de professeur. En 1532, il publia
son Commentaire sur l'Èpitre aux Romains; il y dis-
tinguait nettement la justification, sentence exté-
rieure de Dieu sur nous, et la sanctification ou chan-
gement intérieur. A cette- époque, il reçut des ofl'res
réitérées de venir en Pologne, en France et en Angle-
terre. Il aurait sans doute accepté de se rendre dans
l'un ou l'autre de ces deux derniers pays; mais son
électeur s'y opposa.
En 1529, à Marbourg, puis en 1534 à Casse), il se
rencontra avec les sacramentaircs Zwingle et P.ucer;
il finit par pencher de plus en plus du côté des sacra-
ment aires (ci-après Rctations avec Luther).
Les années suivantes, en dehors de ses relations
avec Luther (ci-après), il y a peu de points saillants à
noter dans sa vie. Il songea à la réunion d'un concile
avec les catholiques, projet auquel il fut tantôt favo-
rable et tantôt opposé, à la tenue de synodes entre
protestants, auxquels il était plus favorable que
Luther.
Après la mort de Luther (nuit du 17 au 18 fé-
vrier 1546), Mélanchthon resta comme le chef du luthé-
ranisme, mais chef souvent contesté et harcelé. Plu-
sieurs de ses coreligionnaires ne cessèrent de s'élever
contre ce qu'ils qualifiaient d'apostasies : concessions
aux catholiques ou plutôt au bon sens dans la théorie
de la justification; concessions sur des points de
culte, etc.
De plus en plus, Mélanchthon avait incliné vers
l'utilité religieuse des œuvres. Dans l'Intérim d'Augs-
bourg (1548), revisé par lui à Leipzig, on les décla-
rait nécessaires au salut. De là, les protestations de
Nicolas d'Amsdorf, de Mathias Flacius Illyricus, de
Nicolaus Gallus, Schnepf, Stolz, Aurifaber et autres.
Dans l'Intérim, Mélanchthon avait aussi concédé
beaucoup de points du culte catholique : l'usage des
vases et des ornements sacrés, des cierges, du latin,
le bréviaire et les jeûnes, les sacrements de la confir-
mation et de l'extrême-onction, celui de la pénitence,
quoique non dans le sens catholique. la messe, mais sans
la croyance à la transsubstantiation, le culte des
saints et des images. Il regardait ces points comme
indifférents : adiaphora. « La vraie doctrine évangé-
lique », se disait-il, suffirait à renseigner le peuple
sur ce que ces rites avaient de fâcheux. Flacius,
Gallus et autres protestèrent vivement contre cette
prétendue indifférence. En 1552, Mélanchthon aban-
donnait l'Intérim. Toutefois, la lutte ne finit vrai-
ment qu'avec la Formule de concorde de 1577 : Solida
declaratio, art. 10 : chaque Église recevait le droit de
se servir de ces rites et objets selon sa convenance.
En même temps se poursuivait la lutte sacramen-
taire. Finalement, là encore, Mélanchthon essaya de
garder une position intermédiaire entre Calvin et les
luthériens, et naturellement ne parvint à contenter
personne. Sous des formes diverses, cette lutte, comme
les précédentes, se continua jusqu'à sa mort. Aux dis-
ciples de Mélanchthon on donna le nom de Philip-
pistes. A l'origine, ce nom leur vint de Flacius et
autres adversaires, et comportait un seiis satirique.
Il devint quelque peu synoinmede cryptocalviniste.
En 1551, il pensa aller au concile de Trente. A cette
fin, il écrivit la Confession saxonne, sorte de reproduc-
tion adoucie de la Confession d'Augsbcurg. Il se
rendit jusqu'à Nuremberg: mais au mois de mars 1552,
il était de retour à Wittenberg.
De plus en plus, les infirmités étaient devenues
crucifiantes. La mort de sa femme (1557) et de plu-
sieurs amis avait accru ses tristesses. Souvent, dans
ses dernières années, il soupirait après l'union dans
son Église; il répétait le mot du Sauveur dans saint
Jean : < Qu'ils soient un comme nous sommes un. »
C'était vouloir la quadrature du cercle. Enfin; le
50J
MÉLANCHTHON, LA JUSTIFICATION
506
19 avril 1560, il rendit le dernier soupir. Il fut ense-
veli à côté de I. lit lier, dans la chapelle du château
de Wittenberg.
Trois grands peintres nous ont laissé le portrait de
Mélanchthon : Jean Holbein, dans un petit médaillon
maintenant au musée de Hanovre; Albert Durer,
dans une gravure sur bois, de 152C; et Lucas Cra-
nacli, ou plutôt les artistes de son atelier, en plusieurs
répliques. Sa physionomie fait quelque peu penser
à celle de Benoît Labre. Ce n'est qu'à force d'énergie,
de régularité et de sobriété qu'il put se maintenir
dans s;. i<- de travail. Il était désintéressé et fidèle
à ses amis. Dans ses écrits et ses propos, il y a moins
de laisser aller que chez Luther.
D'ailleurs, d'autres côtés de son caractère sont
beaucoup moins à son éloge. Avant tout, chez cet
auteur d'une Profession de foi fameuse, l'on a à
regretter l'instabilitié de la croyance sur des points
importants de la doctrine chrétienne, et plus encore
le manque de sincérité. A Augsbourg, on se demandait
s'il voulait tromper les catholiques ou abandonner les
protestants. De plus en plus, il pencha vers les sacra-
mentaires, mais il s'en cacha avec dissimulation.
Pourtant, il supportait fort mal la contradiction, et fut
loin d'être toujours d'une douceur parfaite: en 1510,
par exemple, il poursuivit de sa haine et de ses injures
le pauvre et doux visionnaire Gaspard Schwenkfeld.
En résumé, Mélanchthon a été un grand humaniste,
neurasthénique, jeté malencontreusement sous l'in-
fluence de Luther et dans les luttes de la Réforme.
IL Philosophie kt théologie. — Mélanchthon
a embrassé tout le savoir de son temps. Ce savoir,
il semble le posséder sans peine; il le communique
d'une manière facile et naturelle.
Mais ce savoir n'a ni grandes envolées, ni vastes
horizons : Mélanchthon ne fait pas penser au delà de
ce qu'il sait ; c'est un bon vulgarisateur. Cum viderem
res magnas et necessarias divinitus patefacias esse in
nostris Ecclesiis per viros pios et doctos, duxi màterias
illas in variis scriplis sparsas colligendas esse et quo-
dam ordine explicandas, ut facilius percipi a juvenibus
possent. liane operam et hoc velut pensum debere me
in hoc scholastico munere, quod gero, Ecclesise juiica-
bam. C. R., t. xxi, col. 341 (1535). Vulgarisateur,
Mélanchthon a partagé les illusions de son temps. Il
a cru fortement à l'astrologie. En 1558, il répugnait
fort à accompagner son électeur en Danemark : dans
les étoiles, il avait lu qu'il ferait naufrage. Finalement
le voyage n'eut pas lieu. Comme Luther, il croyait
fermement à la fin très prochaine du monde.
Mélanchthon a été « le Précepteur de l'Allemagne,
Prwceplor Germanise ». Précepteur par les nombreuses
universités qu'il a réformées ou fondées : Wittenberg,
Tubingue, Leipzig, Rostock, Heidelberg, Erancfort-
sur l'Oder, Marbourg, Kremgsberg, Iéna. Précepteur
par ses manuels et ses méthodes, par les idées qu'il
a vulgarisées; dans les humanités, en philosophie et
en théologie, son influence domine toute la période
de l'orthodoxie. Dans les humanités : en Saxe, par
iple, sa Grammaire latine a été en usage jusqu'en
1734. En philosophie: dans le monde luthérien alle-
mand, ses manuels de philosophie ont prévalu jus-
qu'à Leibniz et à Wolf. En théologie: il a codifié et
assagi la doctrine de Luther; celte codification a duré
jusqu'au piétisme et au delà (1550 à 1700). Dans ce
multiple enseignement, ce n'est pas à la spéculation
qu'il vise, c'est à la pratique; c'est là la caraetéris-
tisque, caractéristique assez Lerne, que lui reconnais-
sent tous ses biographes.
Contrairement à Luther, .Mélanchthon écrit mieux
en latin, et même en grec, qu'en allemand. Une
difficulté de parole, une santé fragile lui interdi-
saient les grands éclats d'une éloquence de tribun.
Dans ce dictionnaire de théologie, nous iibus arrê-
terons aux cinq points suivants : 1. La philosophie
de Mélanchthon; 2. Ses idées sur la justification;
3. Ses idées sur l'Église et le pouvoir temporel; 4. Ses
relations avec Luther; 5. Ses relations avec les catho-
liques.
1° Philosophie. — L'initiation de Mélanchthon à la
philosophie se fit d'après les deux courants de la
philosophie scolastique; à Heidelberg, d'après la via
antiqua, autrement dit le réalisme thomiste; à Tu-
bingue, d'après la via moderna, autrement dit le
nominalisme. Un moment, à Wittenberg, il suit Luther,
il plaisante sur Aristote et la philosophie en général.
(1518-1522). Didymi Faventini oratio, février 1521,
C. R., 1. 1, col. 301 sq. ; Adversus theologorum Parisi-
norum deerctum pro Luthero apologia, juin 1521,
C. R., t. i, col. 400 sq. Mais bientôt il se reprend;
le 20 décembre 1524, il écrivait à Spalatin : Sed heus
tu homo theologus philosophari cœpisti! nescis hoc
lempore quantum cum philosophia thcologis bellum
sil? Ego summo labore curaque eam tueor; non aliter
alque aras nostras ac focos solemus. C. R., t. i, col. C95.
Aux environs de 1530, il commença à écrire ses
manuels de philosophie; en 1528, les Dialecticcs
libri IV, qui eurent rapidement huit éditions, etc.
Dans ces ouvrages, il est aristotélicien. D'Aristote il
a gardé le goût de l'observation, de la constatation
des faits; volontiers, il étudie la nature physique. Du
reste, d'une manière générale, il goûtait les vues
modérées et la logique d' Aristote. C. R., t. xi, col. 282
(1536); col. 423 (1538). D'Aristote, néanmoins, il
élimine toute la métaphysique; il a vu Aristote au
travers de Cicéron et de ses traités pratiques de reli-
gion et de morale, le De Falo, le De nalura Deorum, le
De offtciis.
Comme la doctrine catholique, Mélanchthon est
pour l'unité du savoir humain. Aujourd'hui, il y a
une tendance à disjoindre et même à opposer trois
ordres de vérité : la vérité philosophique, fondée sur
la raison, la vérité religieuse, que l'on nomme plutôt
vérité théologique, et que l'on fonde sur la tradition;
enfin la vérité mystique, fondée sur l'expérience
intime. Cette disjonction, remonte aux nominalistes;
à la fin du xiue siècle, Duns Scot en pose les prémisses,
et, dans la première moitié du xiv, Guillaume d'Oc-
cam, l'a fait explicitement enseigner. Luther, son
disciple, l'a encore accentuée; d'une manière fou-
gueuse, il a opposé la raison à la foi. De cette théorie.,
les protestants modernes ont tiré des conséquences
extrêmes; ils ont particulièrement excellé à dissocier
la doctrine contenue dans la Bible, et les données de
l'expérience religieuse personnelle. Aristotélicien, Mé-
lanchthon ne tombe pas dans cette dissociation. Dans
la recherche de la vérité, toutes les sciences devaient
s'unir, et finalement contribuer à former « l'hon-
nête homme » et le chrétien.
2° La justification. — Penchant vers Aristote, Mé
lanchthon était plus que Luther porté à s'intéresser
à l'intelligence. C'est ce qui se manifeste dans son
concept de la foi.
Là aussi sans doute, il marche à la suite de Luiner;
il conçoit la foi comme une confiance : fiducia miseri-
cordise divinse. Loci communes, éd. de 1521, c. Dejusti-
ficatione et fi.de; — Ne quis suspicetur taritum notiliam
esseaddemusamplius;estvclleetaccipcrcoblalampromis-
sionem remissionis peccalorum et justificationis. Apo
logia Confessionis Auguslanee, H. 69. Toutefois, c'est
avant tout l'élément intellectuel que Mélanchthcn
voit dans la foi : Fides est assentiri universo verbo
Dei, nobis tradito, alque Un et promissioni gratis; d
est fiducia acquiescent in Deo pTqpter mediatorem. C !!.,
t. xxin, col. 455 ; Expllcatio Symboli Niceni, édit.
de 1561. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres,
507
MKLANCHTHON, I/ÉGLISE
508
il fixa la théologie de l'orthodoxie luthérienne (1550-
1700).
Humaniste, Mélanchthon devait être porté à croire
à la bonté native de l'homme. De fait, il prise beaucoup
la morale d'Aristote, celle des stoïciens et plus encore
celle de Cicéron. Entre ces morales antiques et la
morale chrétienne il ne devait pas percevoir de diffé-
rence appréciable. La grande supériorité de la morale
chrétienne, le précepte de tendre vers Dieu par l'amour,
n'avait sans doute pas fixé son attention; pour lui,
l'avantage du christianisme, c'était la rémission des
péchés. Apologia, R. 62. Aussi, entre l'homme déchu
et le chrétien, il ne sera pas porté comme Luther à voir
un abîme. Epilome philosophise moralis, lro édit.,
1538, C. R., t. xvi, col. 21 sq. ; 2» édit., 1550, sous le
titre Ethicse àoetrinœ elementa, C. R., t. xvi, col. 165 sq.
A la suite de Luther, il enseigna d'abord une som-
bre prédestination çt la négation absolue de la liberté
humaine; c'est la doctrine de la première édition des
Lieux communs de théologie : Quando quidem omnia,
quœ eveniunt, necessario juxta divinam prœdeslina-
lionem eveniunt, nulla est volunlalis noslrse liberlas.
Cap. De hominis viribus adeoque de libero arbilrio. Peu
à peu, il adoucit cette théorie sauvage. En 1527, dans
son Instruction pour la visite des Églises, Dieu n'est
déjà plus l'auteur du péché, et l'homme reçoit une
certaine liberté, pour ce qui touche à « la justice
civile ». C. R., t. xxvi, col. 27; éd. de 1528, en alle-
mand, l'édition définitive, C. R.,t. xxvi, col. 78. Dans la
seconde édition des Lieux communs, en 1535, l'a liberté
humaine est encore plus affirmée. Sans doute, deux ans
après, il signe les Articles de Schmalkalde comme
« pieux et chrétiens »; or, dans ces articles, Luther
niait la liberté. Mais, dans ses écrits personnels, il se
ressaisissait; en 1548, dans une nouvelle édition de
ses Lieux communs, il en venait à accepter pour la
liberté une définition peut-être semi-pélagienne :
facultas upplicandi se ad gralium. C. iv, De humanis
viribus seu de libero arbitrio; ci-dessus, article Luther,
col. 1290. Sur ce point capital, ce sera la dernière
expression de sa pensée.
Libre, l'homme devait avoir une part à sa justifi-
cation. De fait, dans la seconde édition des Lieux
communs (1535), Mélanchthon énonce trois causes de la
justification : Verbum, Spiritus sanclus et voluntas,
non sane oliosa, sed répugnons infirmilali su&, cap. De
humanis viribus... Dès lors, il ne séparera jamais les
bonnes œuvres de notre justification; en 1530, par
exemple, dans un Commentaire sur l'évangile selon
saint Jean, il dit qu'elles sont une condition nécessaire
de cette justification. De là le nom de Synergisme que
l'on donnera à sa théorie de la justification. Ce point
d'arrivée est aux antipodes de celui de Luther.
Dans ses Loci communes de 1535, son discours De
Philosophia, de 1536, son Epitome philosophiœ mora-
lis, de 1537, il étudie les rapports de la philosophie
et de la théologie. La philosophie est l'interprète de
la Loi, la théologie, l'interprète de l'Évangile. Luther
se plaisait à opposer la Loi et l'Évangile; pour
Mélanchthon, au contraire, la Loi prépare la voie à
l'Évangile. C. R., t. xxiii, col. 8 sq. (1552). La loi,
lumen naturœ, nous conduit jusqu'à la connaissance
de Dieu. Pour ce qui est de la religion et de la morale,
le péché a troublé et affaibli les forces naturelles.
C'est pourquoi la révélation a dû de nouveau
roemulguer la Loi, notamment par le Décalogue. La
révélation n'est pas seulement une nouvelle promul-
gation de la Loi; elle en est le complément et le
couronnement. C. R., t. xm, col. 651 (1547), etc.
Aussi la philosophie est-elle inférieure à la théologie
et doit-elle lui être soumise. Comme on le voit, c'est
à peu près la doctrine traditionnelle catholique.
A l'opposé de Luther, Mélanchthon a condensé ses
idées théologiques dans un manuel didactique. Ç. R.,
t. xxi ; Plitt-Kolde, Loci communes, 3' édit., 1900. Ce
manuel a eu trois éditions principales : en 1521, en
1535 ut en 1512. En 1521, il l'intitula : Loci communes
rerum theologicarum, seu hypoty poses theologicse. En
1535, il l'appela simplement : Loci communes theolo-
gici; c'est le titre que l'ouvrage garda jusqu'à la fin.
Pour l'ordonnace des matières, Mélanchthon suit à
peu près les Sentences de Pierre Lombard. Mais les
diverses éditions subirent des remaniements impor-
tants; comme on vient de le voir, elles nous don-
nent notamment un résumé de l'évolution des idées
de l'auteur sur le libre arbitre et l'utilité des œuvres.
En 1521, sur ces deux points, comme du reste sur
tous les autres, il enseigne intégralement la doctrine
de Luther. Inviclus libellus, écrira Luther en 1525,
non solum immortalitale, sed et canone ecclesiastico
dignus. De servo arbitrio, éd. de Weimar, t. xvm,
1908, p. 601. En 1535, il adoucit sa négation de la
liberté, et commence à enseigner Te que plus tard on
nommera le Synergisme. En 1548, dans une addition
de l'édition de 1542, il en vient à déclarer acceptable
une définition inspirée d'Érasme et qui tend au semi-
pélagianisme (col. 507).
3° L'Église, en face de la Bible, des inspirations
privées et du pouvoir temporel. — A l'origine, Mélanch-
llion, lui aussi, fut pour l'Église invisible. C'est encore
ce concept qu'en 1535 il donne dans la seconde édition
des Loci communes : Ecclesia proprie et principaliter
signifteat congregalionem justorum, qui vere credunl
Christo et sancti ficantur spiritu Chrisli, cap. De Ecclesia.
Il ne rejeta jamais complètement cette doctrine. Mais
peu à peu, et beaucoup plus encore que Luther, il
pencha vers une Église visible : Ecclesia visibilis est
coetus amplectentium Evangelium Chrisli et recte uten-
lium sacramentis, in quo Deus per minislerium Evan-
gelii est efficax et multos ad vitam setemam régénérai.
C. R., t. xxi, col. 826 (1545). On sent du reste aussitôt
la faiblesse de cette définition; qu'est-ce que le vrai
« Évangile »; et quel est « le bon usage des sacrements»?
Cet Évangile et cet usage varieront avec chaque pro-
testant ; autant dire que chaque protestant constituera
son Église.
Dans l'Église de Mélanchthon, comme dans celle de
Luther, tous les vrais chrétiens sont prêtres. C. R.,
t. xm, col. 1158 (1553-1555). Dans cette communauté,
il est vrai, il faut une organisation; l'on gardera donc
les formes de l'administration catholique, et jusqu'à
l'épiscopat. C. R., t. iv, col. 627 (9 nov. 1541); t. ix,
col. 937 (1er oct. 1559). Mais celte hiérarchie ne vient
pas de l'institution de Jésus-Christ; elle sort unique-
ment des besoins de la communauté, et c'est de la
communauté qu'elle reçoit ses pouvoirs religieux.
En effet, Mélanchthon, comme Luther, s'en tint
toujours au rejet d'une autorité doctrinale dans
l'Église. Pour nous transmettre et nous expliquer la
révélation, Dieu et Jésus-Christ ont pris trois canaux :
la Bible, la Tradition avec l'Église, les illuminations
privées. Avec Luther, Méianchthon accepte la Bible et
les illuminations privées, il rejette la Tradition et
l'Église. C'est ce que déjà il disait dans ses thèses
pour le baccalauréat en théologie : Quod calholicum,
prœter articulos, quos Scriptura probat, non sit necesse
alios credere. Deinde conciliorum aucloritatem Scrip-
turœ auctoritate vinci. C. R., t. i, col. 138; Plitt-
Kolde, Loci, 3" édit., 1900, p. 251 (19 sept. 1519).
C'est ce qu'il ne cessa de dire dans la suite, par
exemple, dans les Loci communes, 2e et 3" édit., cap.
De Ecclesia, De Libertate christiana, etc., et dans le
De Ecclesia et auctoritate verbi Dei, C.- R., t. xxni,
col. 595 sq. (1539).
En conséquence, Mélanchthon attachait une impor-
tance singulière à la connaissance de la Bible. Il aida
509
MELANCHTHON. RAPPORTS AVEC LUTHER
510
Luther (huis sa traduction, et i! se réjouissait grande-
ment de ce travail. C. R., t. xi, col. 710, 729 (15 10).
On comprend aussi qu'il ait été le père de la théologie
historique et de l'histoire vies dogmes; il aimait à
considérer les dogmes moins dans leur côté révélé que
dans les différentes manières dont l'intelligence
humaine les avait saisis.
Comme l'Église de Luther, celle de Mélanchthon est
SOUS la dépendance de l'État; le prince est custos non
solum secundœ tabulse sed etiam prîmse. C. R.,t. xxi,
col. 553 (1535); de même, t. xvi, col. 91 (1538).
Princeps est custos utriusque tabula: legis : cette formule
demeurera célèbre dans le luthéranisme; le prince
peut et doit s'occuper, non seulement des sept der-
niers commandements, qui regardent nos relations
avec nos semblables, mais aussi des trois premiers, qui
regardent nos relations avec Dieu. En 1539 apparaî-
tront les consistoires;;! côté d'ecclésiastiques, ils comp-
teront des laïques. Les meilleurs des laïques auront
même à décider de la doctrine. C. R., t. iv, col. 548,
De abusibus Ecclesiarum emendandis (1511). Dès lors,
que peut signifier l'article 28 de la Confession d'Augs-
bourg : Non commiscendœ sunt potestales ecclesiastica
et ciuilis, R. 38, Miiller-Koide, Die symbolischen
Bûcher, 11e édit., 1912, p. C3. En pratique, ce sera une
belle formule livresque.
4° Mélanchthon et Luther. — Déjà, dans les pages qui
précèdent, il a souvent été question de Luther; il est
impossible d'écrire une page sur Mélanchthon sans que
le souvenir de Luther apparaisse. Toutefois, il est
utile de présenter un résumé de leurs relations.
Chez Mélanchthon. ces relations allèrent de l'enthou-
siasme à une sombre résignation. Le 17 avril 1520, il
écrivait : « J'aimerais mieux mourir que de me séparer
d'un tel homme. » C. R., 1. 1, col. 160. Et vers la fin de
la même année : •< Martin est plus admirable que je ne
le saurais dire. » C. R., t. i, col: 264. De son côté,
Luther estimait Mélanchton « un homme admirable,
ou plutôt un être à peine retenu dans les liens de
l'humanité ». E. L. Enders, Luther's Briejwechsel,
1. 1, p. 322 (14 déc. 1518). Dans les premières années de
son séjour à Wittenberg, Mélanchthon se tint donc
étroitement aux côtés de Luther et dans sa dépen-
dance. Ainsi, c'étaient deux jeunes gens qui diri-
geaient la Réforme allemande; en 1520, Luther avait
trente-sept ans, et Mélanchthon, vingt-trois.
Mais peu à peu les divergences apparurent.
D'abord, une différence de nature. Pendant le séjour
de Luther à la Wartbourg (mai 1521-mars 1522),
Mélanchthon commença à montrer sa tendance à l'indé-
cision et à l'anxiété. Puis, vers 1523-1524, des diver-
gences de pensées et d'inclination.
En 1525, Mélanchthon regrette vivement le mariage
de Luther. « C'est un homme très léger, écrit-il alors à
Camérarius ; avec une grande habileté, les religieuses
[qu'il a fait sortir de leur couvent] l'ont entouré de
leurs filets, et elles l'y ont fait tomber. » (10 juin 1525).
Dans Denifle-Paquier, Luther et le Luthéranisme, 1914,
i. ii, p. 119. La même année, dans la lutte entre
Érasme et Luther sur le iibre arbitre, Mélanchthon
resta plutôt spectateur; il était déjà moins porté vers
le serf arbitre, dont Luther avait surtout trouvé la
preuve dans ses violentes impulsions intimes.
De plus en plus, comme on l'a vu, Mélanchthon
pencha vers le Synergisme, c'est-à-dire vers la colla-
boration de l'homme avec Dieu dans l'œuvre du salut
(col. 507). A côté du libre arbitre et de l'utiiité des
œuvres pour le salut, un autre point devait peut-être
séparer davantage encore Luther et Mélanchthon :
c'est la question de la présence réelle de Jésus-Christ
dans i le Sacrement », autrement dit dans l'eucharistie.
Avec des restrictions, Luther était pour la présence
réelle; Zwingle la niait, et son opinion rappelait à
Luther le nom abhorré de Carl.stadl, qui avait soutenu
la même négation. En 1529, luthériens et sacramen-
taires, Luther, Mélanchthon, Zwingle, Œcolampade,
Bucer se rencontrèrent à Marbourg (1-1 octobre).
Dans ce premier colloque, Mélanchthon se tint complè-
tement du côté de Luther. Mais, peu après la diète
d'Augsbourg, des raisons politiques et doctrinales le
firent changer d'avis, et se ranger plutôt du côté des
sacramentaires. C'est en ce sens qu'il inclina à Casse],
en 1534, dans son colloque avec Bucer; en 1536, dans
les discussions qui précédèrent la Concorde de Witten-
berg. C. R., t. m, col. 75 sq. En 1537, de nombreuses
lettres à Camérarius, à Veit DieLich et autres sont
remplies de plaintes et de tristes pressentiments. A ce
moment, c'était à la fois sur les œuvres et sur la Cène
que portait le désaccord. En 1544, à propos de la Cène
et de son contenu, Luther en vint à exprimer haute-
ment son mécontentement, et Mélanchthon à se
demander s'il n'allait pas être obligé de quitter Wit-
tenberg : Hic quamdiu esse possum ignoro. (,'. R.,
t. v, col. 478 (8 sept. 1544).
Dans le même sens enfin, nous avons la terrible
lettre à Carlowitz, du 28 avril 1548. Wittenberg et son
université étaient tombées sous la domination de Mau-
rice de Saxe, alors allié de l'empereur. Dans cette situa-
tion si nouvelle, comment Mélanchthon pourrait-il
continuer d'enseigner? Oh! répond mélancoliquement
le professeur, je sauvai garder le silence; ce ne me
sera pas difficile : Tuli etiam antea seruitulem pxne de-
formem, cum sœpe Lutherus magis suœ nalurw, in qua
9iXovsi.x[a erat non exigua, quam vel personœ suœ vel
utilitati communi seruiret. C. R., t. v, col. 880. Il y avait
plus de deux ans que Luther était mort ; dans le cœur
de Mélanchthon quel souvenir affreux I Et que l'on
se souvienne que nous avons devant nous un lettré
discret, pour qui un mot à l'emporte-piècc est un
coup d'État :
En apparence, toutefois, l'accord avait subsisté,
s'affirmant dans des circonstances importantes et
dans les écrits publics. En 1539, Mélanchthon s'unit à
Luther pour permettre à Philippe, landgrave de Hesse,
d'avoir deux femmes légitimes à la fois; à Rothen-
bourg, le 4 mars 1540, il assista même à la cérémonie
du second mariage. Quelques mois après, l'affaire
s'ébruita. Alors, mais fait digne de remarque, alors
seulement Mélanchthon tomba malade; à lui aussi,
comme à Luther (Luther, t. ix, col. 1178), l'auto-
risation elle-même avait donc laissé la conscience fort
tranquille.
En 1545, Luther écrivait une préface pour la col-
lection de ses œuvres latines; il y célèbre encore les
Lieux conmiuns de Mélanchthon, quelques change-
ments qu'ils eussent subis. Opéra latinaimrii argumenli,
1865, 1. 1, p. 15. De son côté, le 19 février, le lendemain
de la mort de Luther, Mélanchthon disait à ses élèves:
Obiil auriga et currus Israël, qui rexit Ecclesiam iit hac
ultima senecta mundi. C. R., t. vi, col. 59. Quelques
jours après (22 février), il prononçait son oraison
funèbre. C. R., t. xi, col. 726-734. Ce discours, il est
vrai, est sans grande chaleur; mais enfin les confi-
dences privées avaient beau être amères; de part et
d'autre les éloges publics avaient persisté. En outre,
quelques mois après la mort de Luther, en tête du
t. ii de ses œuvres latines, Mélanchthon publiait la
biographie du Réformateur.
D'ailleurs, le désaccord avait-il été total et pre «
fond? Il avait peut-être attaqué les nerfs et la sensi-
bilité plus que l'intelligence et le cœur. Si Mélanchthon
était resté à Wittenberg, à côté de Luther, était-ce
uniquement à cause dis liens de famille, d'une certaine
accoutumance, et de la crainte de l'inconnu? Au
contraire, les panégyristes ajoutent : « Mélanchthon
était dominé, fasciné par Luther. Sous des dissenti-
)11
MÉLANCHTHON, RAPPORTS AVEC LE CATHOLICISME
512
ments de surface demeurait une attache profonde au
grand Réformateur. » Il se peut; dans cette impossibi-
lité de s'échapper, il y avait peut-être je ne sais quel
ascendant exercé par le tribun sur l'intellectuel sans
flamme, je ne sais quelle fascination physique s'impo-
sant à la fatigue du neurasthénique. El sans doute
aussi Luther eut-il toujours un reste d'attache pour
l'ami des jours de lutte; jamais en public il ne s'échap-
pa contre Mélanchthon à des attaques violentes
comme il en dirigea contre Carlstadt, Mtinzer, Érasme,
et tant d'autres. i
Pour Luther, Mélanchthon avait été l'ami des pre-
miers jours; plus tard, il n'avait jamais brisé avec lui;
ce sont ses lettres qui contiennent ses plaintes, et dans
l'ensemble sa correspondance resta ignorée des contem-
porains. Il n'y a donc pas à s'étonner qu'après le
mort de Luther, il ait été considéré comme le succes-
seur du Réformateur et comme le chef de la Réforme
allemande.
On comprend que Luther et Mélanchthon ne se
soient pas séparés : ils se complétaient merveilleuse-
ment l'un l'autre. Les Lieux communs et la Confession
d'Augsbourg sont le complément de l'Appel à la
Noblesse allemande et du rejet de la bulle Exurge. En
152lJ, Luther exprimait heureusement la tâche de
Mélanchthon à côté de la sienne : « Je suis né pour
lutter et tenir la campagne contre les bandes et les
démons; c'est pourquoi mes ouvrages soufflent la
tempête et la guerre. Je dois déraciner les arbres avec
leurs troncs, tailler les haies avec leurs épines, et
combler les mares stagnantes. Je suis le rude bûcheron
qui doit frayer et tracer la route en pleine forêt. Alors
maître Philippe s'avance discrètement et sans bruit;
il se livre au plaisir de bâtir et de planter, de semer et
d'arroser; il fait valoir ainsi les dons heureux que Dieu
lui a départis. » Éd. de "Weimar, t. xxx b, p. 08-69.
Luther est le torrent descendant des montagnes,
Mélanchthon, le ruisseau serpentant dans la plaine
5° Mélanchthon et l'Église catholique. — Souvent les
catholiques ont cherché à ramener Mélanchthon à
l'Église.
En 1524, Mélanchthon était à Rretten, chez sa mère;
le légat Campeggio, qui était alors à Stuttgart, lui
envoya son secrétaire, Frédéric Nauséa. Cette tenta-
tive n'eut aucun succès. En 1528, Jean Faber, prédica-
teur du roi des Romains Ferdinand, lui offrait une
place à la cour impériale, s'il voulait abandonner la
Réforme. En 1530, à la diète d'Augsbourg, Mé-
lanchthon fit lui-même à Campeggio des avances
étranges, qui mettent sa bonne foi en fâcheuse
posture (ci-dessus, coi. 503). De 1530 à 1537,
André Éricius, humaniste, ami d'Érasme et évêque
en Pologne, l'invita plusieurs fois à venir auprès de
lui, et à abandonner Luther. En vain Jean Cochlœus,
le seul catholique que Mélanchthon ne put tromper,
mettait-il Éricius en garde contre le caractère fuyant
de son correspondant. Mélanchthon ne fît jamais de
réponse nettement négative. La correspondance ne
se termina qu'avec la mort d'Éricius. Ces mêmes
années-là (1531-1539), Campeggio, Aiéandre, Vergerio,
Bracetto multiplièrent des démarches du même genre.
Avec tous, Mélanchthon avait des mots polis et onc-
tueux; pour berner un dignitaire ecclésiastique, il n'en
faut souvent pas davantage.
En France, depuis sa mort, on a assez fréquemment
opposé sa modération aux violences de Luther.
Bossuet avait tracé la voie dans son Histoire des
variations, 1. V.
Sous cette modération et ces tractations avec les
catholiques, que se cachait-il? Sans doute, le regret de
la scission, peut-être du remords. En mourant, le père
de Mélanchthon avait conjuré les siens « de ne jamais
se séparer de l'Église ». Neuf jours avant sa mort,
Mélanchthon rappelait cette parole à son entourage.
Protest. Kealencijclopadie, 3e edit., 1903, art. Mé-
lanchthon, p. 531.
On connaît aussi le langage qu'il aurait tenu à sa
mère. Sur ce point il y a deux versions. L'une est de
Florimond de R;cmond, L'histoire de la naissance,
progrès et décadence de l'hérésie de ce siècle, I. II, c. ix,
Rouen, 1629, p. 186, 187. Mélanchthon était sur son
lit de mort; sa mère lui avait demandé quelle était la
meilleure religion, celle des ancêtres ou la nouvelle.
Mélanchthon avait répondu : Hœc plausibilior, illa
securior; « la nouvelle doctrine est la plus plausible,
mais l'autre est la plus sûre. » Cette version est évidem-
ment à rejeter. La mère de Mélanchthon mourut
longtemps avant son fils, en 1529; et Florimond de
Raemond est un historien sans critique. L'autre version
est plus plausible; elle se rapporterait à l'un des deux
voyages de Mélanchthon à Bretten, en 1521 ou mieux
en 1529. Au printemps de 1529, Mélanchthon alla de
Spire, où se tenait la diète, à Bretten, sa ville natale,
où vivait sa mère. Sa mère lui aurait témoigné son
trouble : au milieu de toutes ces discussions, à quoi
s'en tenir? Mélanchthon lui aurait répondu « de conti-
nuer à croire et à prier, comme elle avait fait jusque-là,
sans se laisser troubler par toutes ces discussions et ces
conflits. » Melchlor Adam, Vitse theologorum, 1620,
p. 333, dans Grisar. Luther, t. m, p. 228.
Mais chez Mélanchthon la modération venait d'une
nature faible et timide, d'une santé épuisée qui devait
s'interdire les grands éclats; à quoi s'ajoutaient sou-
vent des préoccupations d'habileté politique. Pour
ses réminiscences catholiques, elles n'allaient pas au
delà d'émotions littéraires. Dans le fond, il réprouva
toujours le côté « superstitieux » du culte catholique,
et le côté « tyrannique » de sa hiérarchie.
Aussi a:t-on pu dire avec beaucoup de raison
qu'avec ses faux-fuyants et sa douceur apparente,
Mélanchthon était plus dangereux que Luther. Grisar,
Luther, t. n, p. 268.
Vraisemblablement, la tendance de Mélanchthon
aux positions intermédiaires cachait une certaine indi-
fférence à l'égard du dogme : à quoi bon tant de luttes
sur .des rites, ou même sur des points de doctrine!
Plus loin, plus profondément, il y a l'union intime
de l'âme avec Dieu : c'est le seul point essentiel :
Avide exspecto illam lucem, in qua Deus erit omnia in
omnibus, et procul aberunt sophistica et sycophantica.
C. R., t. ix, col. 898 (à Buchholzer, 10 août 1559).
C'est là, semble-t-il, la tendance qui permet le
mieux de comprendre la raison des sinuosités de
Mélanchthon; dans la théologie, cet humaniste fut
toujours quelque peu dépaysé. C'est aussi celte ten-
dance qui fait le mieux saisir la raison de son oppo-
sition profonde à l'Église catholique. L'Égii'se catho-
lique ne goûte pas cette attitude dégagée à l'endroit
des dogmes; c'est pourquoi, malgré des apparences
contraires, Mélanchthon a toujours été aussi éloigné
que Luther d'un retour au catholicisme.
Pourtant Mélanchthon voulait l'unité de la doctrine,
et pour maintenir cette unité, il entendait établir des
moyens pratiques : profession de foi et surveillance
doctrinale. Comment ces institutions s'ailient-elles
avec l'indifférence doctrinale qui serait sa tendance
profonde? La Rochefoucauld répondra : « L'imagina-'
tion ne saurait inventer tant de diverses contrariétés
qu'il y en a naturellement dans le cœur de chaque
personne. » Par la demande profonde du sentiment
religieux, par- son éducation catholique, Mélanchthon
sent la nécessité d'une doctrine; par le besoin de
garder un lien d'union entre les protestants, il en
arrive à l'indifférence à l'endroit des dogmes, à la reli-
gion du sentiment. Et, elles aussi, ses tendances
propres le conduisaient dans la même direction; elles
513
MELANCHTHON
MELCHISEDECIENS
514
l'amenaient à comprendre la religion sous la forme
d'une vague union myst que avec le divin.
I. Œuvres de Mfunchthon. — Éditions incomplètes :
Bàle, 1541; Wittenberg, 1562-1634; K. Bretschneider et
Bindseil, dans le Corpus Reformalorum [C. R.],t. i-xxvm ,
Leipzig, 1S31-1S60, publication incomplète et défectueuse;
voir ci-après Sappkmtnla... 1910...; H. Bindseil, Ph. Me-
lanchthonis epislolœ, judicia, consilia, etc., Halle, 1874;
K. et W. Krafft, Brie/e und Doktwientc ans der Zeit dcr
Reformation, Elberfeld, 1875; K. Hartfelder, Melanchlho-
niana p;vdagogica, Leipzig, 1892. Dans le volume A us der
Scinde Melanchthon, 1S97, J. Hausleiter a parlé des Dis-
putes de Melanchthon, de 1546 a 1560. G. Plitt et Th. Kolde,
Die Loci communes Ph. Melanchthons, in ihrer Urgestalt,
3« édit., Leipzig, 1900; J. Muller et Th. Kolde, Die symbo-
lischen Biiclierder ei'angeliseh-luthcrisehen Kirche, 11e édit.,
Gutersloh, 1912. Nombreuses autres pièces, publiées çà et
là, notamment dans les deux revues Theologische Studien und
Kritiken, et /.eitschri/l fur Kirche.ngesdiicb.te. 11 laut signaler
notamment P. A. Kirsch, Me lanchthon' s Bric/ an Camera-
rius ùber Luther's Ileirath, vom 16 luni 1525, Mayence,
1900. 1res bonne bibliographie dans K. Hartfelder, PMI.
Melanchthon als Pnvceplor Germani:r, 1899, p. 567 sq.
En 1897, à l'occasion du quatrième centenaire de la
naissance de Melanchthon, on a décidé la publication de
Suppléments i\ l'édition du Corpus Réf. (Cf. Theologische Stu-
dien und Kritiken, 1S97, p. 846.) En 1910 a commencé la
publication de ces suppléments : Supplementa Melanch-
thoniana, Leipzig; il en a paru 4 volumes; le dernier est
intitulé : Briefivechsel, 1510-152S, 1926. Ces suppléments
menacent d'être très volumineux; ils comprendront vrai-
semblablement six sections.
Depuis 1910, en dehors de ces Suppléments, quelques
autres documents ont été publiés : Wrampelmeyer, Un-
gedruckte Schri/len Philipp Melanchlhons (Bcilage zur
Jahresbericht des kôniglicl.en Gymnasiums zu Klausthal,
1910, 1911 ; (morceaux littéraires de peu d'importance).
IL Travaux. — Les travaux catholiques sont précédés
d'un astérisque. — ■ Jo. Camerarius, De Philippi Mclan-
chthonis ortu, tolius vitœ curriculo et morte, Leipzig, 1566;
autre édition avec Index, La Haye, 1655 (première bio-
graphie).— *I. Dœllinger, Die Reformation, 1. 1, Batisbonne,
1846, p. 349-40S; trad. Perrot, t. i, Paris, 1848, p. 340-394.
— G. Ellinger, Philipp Melanchthon, Berlin, 1902. —
K. Hartfelder, Ph. Melanchthon als Prœceptor Germaniœ,
Berlin, 1889 (t. vu des Monumcnla Gcrmaniœ pivdagogica).
— -H. Rremer, Die Entinicklung des Glaubensbegriffs bei
Melanchthon, Dissertation, Bonn, 1901. — G. Kawerau,
Die Versuche W; lanchthon zur kalholischen Kirche zuriick-
zufûhren, Halle. 1902. — C. F. Fischer, Melanchlhons
Lettre von der Bekehrung, Tubingue, 1905. — Fr. Loots,
Leitfadcn zur Dogmengeschichte, 4e éd., Halle, 1906. —
K. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengrschichle, t. iv, 1" et
2« parties, Leipzig, 1917-1920, surtout 2e partie, p. 420 sq.
— *H. Grisar, Luther, V-2e éd., Frihourg-en-Brisgau,
1911-1912, 3 éd., 1924-1925; les suppléments seuls
différent; t. i et n, supplément de 48 p., t. m, supplément
de 15 p. Sur Melanchthon, surtout t. n, p. 265-315;
t. m, p. 211-230. — G. Wolf, Quellenkunde der deutschen
Re/ormationsgcschichlc, 3 vol., 1915-1923 (très soigné). —
P. Peters, Geschichle der aristolelischen Philosophie in pro-
testantischem Deuischland, 1921, p. 19-108.
J. Paquier.
MELCHIADE, pape, voir Miltiade.
MELCHISEDECIENS, secte d'hérétiques
décrite par saint Épiphane, Hœres., lv, qui leur attri-
bue toutes sortes d'opinions étranges sur la personne
de Melchisédech.
I. LES MELCHISEDECIENS D'APRÈS SAINT ÉPIPHANE
— C'est à saint Épiphane que nous devons le premier
emploi du nom de melchisédéciens, attribué à une
secte déterminée, et l'hérésiologue prétend que les
hérétiques en question se désignent eux-mêmes de la
sorte, Hœres., lv, 1, 5, édit. Holl, t. n, p. 324, Leipzig,
1919. II leur consacre une notice assez longue et assez
embrouillée.
Dès le début, il nous met en présence d'hérétiques
qui se rattachent à Théodote le Corroyeur, et qui
regardent Melchisédech comme une grande puissance;
D1CT. DE THÉOL. CATHOL.
ils le font vivre en des lieux ineffables, et déclarent,
d'après le ps. cix, qu'il est supérieur au Christ. Ils
ajoutent, selon l'Épîtrc aux Hébreux, qu'il est sans
père, ni mère, ni généalogie. Hœres., lv, 1. Épiphane
ajoute qu'il connaît certains érudits qui savent les
noms des parents de Melchisédech : son père, disent-
ils, s'appelait Héraclas et sa mère Astarth ou Astoriane,
ibid., 2, p. 325. Ces érudits doivent avoir emprunté
leurs renseignements à des traditions juives. L'hérésio-
logue ne nous dit pas s'ils faisaient partie de la secte.
Après une assez longue digression sur Salem, la ville
de Melchisédech, la notice continue en rappelant une
série d'opinions plus ou moins étranges au sujet du
personnage : Hiéracas enseigne que Melchisédech est
l'Esprit-Saint, ibid., 5, p. 330; les Samaritains préten-
dent qu'il n'est autre que Sem, fils de Noé, ibid., 6,
p. 331 ; des juifs soutiennent qu'il était un homme juste
et bon, dont les Livres saints ne donnent pas la généa-
logie, parce qu'il était le fils d'une prostituée, ibid., 7,
p. 333; certains, dans l'Église catholique, pensent que
Melchisédech était en nature le Fils de Dieu, qui
apparut à Abraham sous forme d'homme, ibid., 7, 3,
p. 333-334; d'autres, à ce qu'a entendu dire Épiphane,
croient qu'il n'est autre que le Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ibid., 9, 11, p. 336. Quant à l'hérésie sus-
dite, ajoute l'écrivain, ibid., 8, 1-2, p. 334, elle présente
les offrandes au nom de Melchisédech, et dit qu'il est
l'introducteur, elCTaywyéa, auprès de Dieu, parce qu'il
est prince de la justice et établi pour cela même par
Dieu dans le ciel, étant spirituel et constitué pour le
sacerdoce de Dieu, Trveuu.aTtx6ç tiç wv xal tic, lepcù-
aûvrjv ©sou TËTayiiivoç (texte à lire ainsi avec Holl;
les anciennes éditions portent xal ulôç HeoG, ce qui
semble une erreur). C'est pourquoi, continuent les
sectaires, nous devons lui présenter nos offrandes, afin
qu'il' les présente à son tour pour nous, et que par lui
nous obtenions la vie.
Naturellement les écrivains postérieurs à Épiphane
reproduisent un certain nombre de ses renseignements ;
ils lui empruntent en particulier le nom de melchisé-
déciens : ainsi font saint Jean Chrysostome, Hom. de
Melchis., 3, P. G., t. lvi, col. 260;Théodoret, Hseret.
fab. comp., n, 6, P. G., t. lxxxiii, col. 392 D; saint
Augustin, De hœres., 34, P. L., t. xlii, col. 31; le
Prœdestinatus, hœres., i, 34, P. L., t. lui, col. 598;
saint Isidore de Séville, De hœres., 17, P. L., t. Lxxxn,
col. 299; Honorius d'Autun, Hœres., 32, P. G.,
t. CLxxn, col. 237, etc.
II. Critique du témoignage d'Épiphane. ■ —
Comme on a pu le voir d'après l'analyse qui précède,
la notice d'Épiphane est très confuse, et rapproche,
en une unité factice, des éléments extrêmement divers.
L'hérésiologue a été frappé de la multitude des opi-
nions émises, par des hérétiques aussi bien que par des
catholiques, au sujet de Melchisédech, et pour rap-
porter ensemble toutes ces opinions, il a constitué,
un cadre qui ne répond à aucune réalité historique
assignable. A défaut de melchisédéciens proprement
dits, nous connaissons du moins l'existence d'héré-
tiques qui ont longuement spéculé sur le personnage
de Melchisédech.
1° Le premier, semble-t-il, qui ait fait ainsi, est
Théodote le Banquier, qui vivait au début du me siècle
et fut disciple de Théodote le Corroyeur. La plus
ancienne notice que nous ayons sur lui est celle de
saint Hippolyte, Philosiph., \n, 36, édit. Wendland,
Leipzig, 1916, p. 222 : « Différentes recherches étant
faites parmi eux, quelqu'un qui s'appelait aussi
Théodote et était banquier de son état, en vint à dire
que Melchisédech était une très grande puissance, et
qu'il était plus grand que le Christ. Ils disent que le
Christ est à son image; et eux aussi, comme les théo-
dotiens sus-mentionnés, prétendent que Jésus est un
X.— 17
515
MELCHISÉDÉCIENS — MELCHITE ^ÉGLISE]
516
homme, et, de la même manière, que le Christ est
descendu en lui. » Avant d'avoir rédigé les Philoso-
phoumena, Hippolyte avait déjà parlé de Théodote
dans le Syntagma, d'où proviennent les notices de
pseudo-Tertullien, Ado. omn. hœres., 8, P. L., t. n,
col. 72-74, de Filastrius, Hœres., lu, édit. Marx,
Vienne et Leipzig, 1898, p. 27, et le début de celle de
saint Épiphane. Le pseudo-Tertullien nous fait con-
naître les arguments scripturaires de Théodote, que
reproduit également saint Épiphane, à savoir Ps., cix,
4 et Ilehr., vu, 1-6. Nous apprenons ainsi que Melchi-
sédech, était, d'après le banquier, la grande puissance
de Dieu et qu'il intercédait pour les anges et les vertus
célestes, tout comme le Christ intercédait pour les
hommes. Il ne semble pas que l'école théodotienne a'it
longuement survé%u à ses fondateurs. Le traité
Contre Arlémon, cité' par Eusèbe, H. E., v, 28, édit.
Schwartz, Leipzig, 1903, p. 500 sq., signale les divisions
de la secte et la conversion de son évêque Natalis,
mais déjà Novatien, dans le De Trinltate, ne fait plus
aucune allusion à Théodote et à ses rêveries touchant
Melchisédech.
2° Au début du ive siècle, d'autres hérétiques, sans
aucun lien avec les théodotiens de Rome, prétendent
que Melchisédech est le Saint-Esprit. Tel est le cas de
Hiéracas, que nous a déjà fait connaître la notice de
saint Épiphane, Hœres., lv, 5, et sur lequel l'évêque de
Salamine revient longuement, Hœres., lxvh. Pour
soutenir son opinion, Hiéracas s'appuyait principale-
ment sur Hebr., vu, 3 : du moment où Melchisédech
est assimilé au Fils de Dieu, il ne peut être confondu
avec lui; il faut donc croire qu'il est l'Esprit-Saint,
Hœres., lxvii, 3, P. G., t. xlii, col. 76. Il faisait aussi
appel à V Ascension d'Isaïe et à d'autres apocryphes.
Nous ne connaissons aucun disciple de Hiéracas, et il
ne semble pas que ses opinions étranges aient donné
naissance à une secte. Saint Épiphane lui-même
lorsqu'il signale Hiéracas parmi les melchisédéciens
ne va pas jusqu'à le prétendre.
III. Spéculations postérieures a Épiphane. —
S'il n'est pas possible de trouver une secte de melchi-
sédéciens, du moins est-il assuré que pendant long-
temps on chercha à savoir quelle place il fallait donner
au mystérieux roi de Salem et que beaucoup l'identi-
fièrent à une personne divine.
1° Aux environs de 375, quelques exégètes romains
essayaient de prouver que Melchisédech n'était autre
que le Saint-Esprit. Telle est la thèse longuement
démontrée par le pseudo-Augustin, dans la 109° des
Quœstiones Veteris et Novi Testamenli, édit. Souter,
Vienne et Leipzig, 1908, p. 257-268. Cette thèse,
lorsqu'elle fut connue par saint Jérôme, quelques
années plus tard, fut de sa part l'objet d'une réfuta-
tion vigoureuse, Epist., lxxiii, Ad Evangelum, édit.
Hilberg, t. n, p. 14-22. Elle fut également réfutée par
l'auteur inconnu d'un sermon conservé sous le nom
d'Origène, et qui peut provenir d'un monastère pales-
tinien de la fin du iv° siècle, édit. Baehrens, Ueberlie-
ferung und Textgeschichte der lateinisch erhaltenen
Homilien des Origenes, Leipzig, 1916, p. 243-252.
2° Vers la même époque et au début du ve siècle,
un certain nombre de chrétiens d'Egypte exprimaient
des opinions étranges sur Melchisédech. Plusieurs
l'identifiaient au Saint-Esprit, cf. Cyrille d'Alexandrie,
Glaphyra in Gènes., n, P. G., t. lxix, col. 84 sq. ;
d'autres, parmi les moines, disaient qu'il était le Fils
de Dieu, Apophtegm. Patr., De abbate Daniele, 8,
P. G., t. lxv, col. 160. Saint Cyrille les combattit les
uns et les autres.
3° Un peu plus tard, semble-t-il, aux environs de
420, Marc l'Ermite connaissait en Galatie, et spéciale-
ment dans la région d'Ancyre, des sectaires qui
voyaient en Melchisédech le Fils de Dieu, et il écrivit
un important ouvrage pour les réfuter, De Melchisé-
dech, 1'. G., t. lxv, col. 1117-1140. Pour la première
fois, semble-t-il, nous nous trouvons en face d'un
groupe d'hérétiques déclarés, excommuniés par les
évêques, et qui font de Melchisédech le centre de leurs
spéculations. Il n'est pas impossible que ces hérétiques
se rattachent par quelque lien aux raisonneurs dont
parle saint Épiphane, Hœres., lv, 7, édit. Holl.,
t. ii, p. 333; cf. J. Kunze, Marcus Eremita, Ein neuer
Zeuge jùr dus allkirchliche Taufbekenntnis, Leipzig,
1895, p. 82, 83, et ci-dessus, t. ix, col. 191
4° Dans la seconde moitié du vi= siècle, existait,
paraît-il, en Phrygie, une hérésie qui se réclamait de
Melchisédech. Elle nous est connue par une notice de
Timothée de Constantinople, De recept. hœrel., P. G.,
t. lxxxvi a, col. 33 : « Il y a des melchisédéciens, ceux
qu'on appelle maintenant Athinganes. Ils se glorifient
de Melchisédech, de qui ils ont tiré leur nom. Ils
habitent la Phrygie; ils ne sont ni Hébreux ni païens;
car ils semblent garder le sabbat, mais ne pas circon-
cire leur chair. Ils ne permettent à aucun homme de les
toucher... » Quelques renseignements complémentaires
sur ces hérétiques sont fournis par un texte anonyme,
De Melchisedecianis et Theodotianis et Atthinganis,
contenu dans les mss. Paris, grœc. 364, fol. 43, et
Coislin. 39, fol. 270, de la Bibliothèque nationale de
Paris. D'après ce texte, œuvre d'un érudit qui connaît
les anciens hérésiologues, les hérétiques en question
prétendent que Melchisédech est une grande puissance
supérieure au Christ; quelques-uns d'entre eux l'iden-
tifient même à Dieu le Père. Tous observent le sabbat,
pratiquent la divination et la magie et invoquent les
démons. Nous n'avons malheureusement aucune
donnée historique qui nous permette de suivre les
vicissitudes de la secte.
La notice sur les Athinganes est le dernier texte
qui parle d'hérétiques melchisédéciens. Nous avons
essayé de montrer ici combien ce nom servait à recou-
vrir de spéculations variées, et sans lien entre elles.
Les spéculations sur Melchisédech sont d'ailleurs anté-
rieures à Théodote, elles se sont longuement pour-
suivies après le vu" siècle. Nous n'avions pas ici à faire
leur histoire, mais seulement à nous demander leur
influence Sur la constitution de systèmes hérétiques.
L. Borgesius, Hisloria crilica Melchisédech, Berne, 1706;
Dom Calmet, Dissertation sur Melchisédech, dans le Com-
mentaire latéral de tous les livres de l'A. et du N. T., Paris,
1726, t. vra, p. 636-642; M. Friedlânder, La secte de Mel-
chisédech et l'Épitre aux Hébreux, dans Revue des Études
juives, 1882, t. v, p. 1-26, 188-198, 1883, t. vi, p. 187-199;
A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. I, 4e édit.,
Leipzig, 1909, p. 713, 745; .1. Tixeiont, La théologie anténi-
céenne, 9e édit., p. 351-352; G. Bardy, Melchisédech dans la
tradition palrislique, dans Revue biblique, 1926, p. 496-
509; 1927, p. 25-45.
G. Bardy.
MELCHITE (Église) — Les chrétiens de
Syrie qui restèrent fidèles à la doctrine de Chalcédoine
reçurent par dérision, de leurs compatriotes monophy-
sites, le surnom de malkânyia ou impérialistes (du
syriaque malka, roi, empereur), parce qu'ils accep-
taient les définitions dogmatiques en honneur à la
cour de Constantinople. Plus tard, les auteurs arabes
musulmans employèrent aussi la forme malkânyia,
mais les chrétiens adoptèrent celle, plus arabe, de
melkî, pluriel melktln, d'où l'on a tiré Melchite. A
part une faible minorité d'origine grecque (marchands,
colons, soldats ou fonctionnaires) les melchites étaient
de race syrienne, comme les monophysites et les
maronites. Les orthodoxes, c'est-à-dire- ceux d'entre
eux qui n'ont pas fait leur union avec Rome, s'inti-
tulent aujourd'hui Roûm ou Romains, au sens byzantin
du mot grec 'PcofxaToi,. Les catholiques ont conservé le
nom de melchites, qui leur est souvent donné à titre
517
MELCHITE (EGLISE!
518
exclusif, bien qu'il convienne également aux ortho-
doxes. Cf. C. Charon, L'origine ethnographique des
melkilcs. dans les Échos d'Orient, 1908, t. sa, p. 82-91.
Nous nous conformerons à la tradition commune en
ne parlant que de l'Église mclehite unie à Rome.
1° Les origines. — L'hérésie monophysite était
devenue au vi" siècle la doctrine religieuse de presque
toute la Syrie, surtout après l'organisation de l'Église
dissidente appelée jacobite, du nom de son fondateur
Jacques Baraddaï. Les catholiques ne comprenaient
qu'une minorité grecque ou fortement hellénisée qui
continuait à demander ses directives à Constanti-
nople. Tant que dura la domination des empereurs
byzantins, leur situation demeura satisfaisante, malgré
l'hostilité des hérétiques. Les invasions perses de 540,
576, 606, 613-615, avaient cependant causé bien des
dévastations. L'arrivée des Arabes musulmans, en
635, rendit précaire la position des melchites, soup-
çonnés par leurs nouveaux maîtres de se faire les
agents des Byzantins, tandis que les jacobites accueil-
laient les envahisseurs avec plus ou moins de sympa-
thie pour se débarrasser de la domination détestée de
Constantinople. Il s'ensuivit une émigration grecque
considérable qui diminua fortement le nombre des
fidèles. C. Karalewskij, art. Antioche, dans le Diction-
naire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, t. in,
col. 589-90. Les premiers temps de l'occupation arabe
ne virent cependant point de persécutions proprement
dites. Si le Coran fut enseigné aux Syriens et si les
chrétiens furent assujettis à un impôt spécial, les
califes permirent aux diverses confessions de s'orga-
niser librement en communautés autonomes, système
que les Turcs imitèrent plus tard. La persécution ne
commença que vers la fin du vn« siècle. Il y eut de ce
fait plusieurs vacances du siège patriarcal d'Antioche
et quelques-unes furent de longue durée, comme celle
de 702 à 742. Les Byzantins réussirent à occuper
Antioche pendant plus d'un siècle (969-1085) et
rétablirent l'autorité du patriarche dans la Syrie du
Nord.
2° Le schisme. — Les melchites avaient toujours
suivi, même sous la domination arabe, les diverses
phases de la politique religieuse de l'empire byzantin.
C'est dire que leur union à Borne dépendait de la cour
de Constantinople, puisque c'était par elle qu'ils
conservaient quelques relations avec l'Occident. Beau-
coup de leurs patriarches et de leurs évêques étaient
d'ailleurs grecs ou de formation byzantine. Le schisme
de Michel Cérulaire (1054) fit sentir ses funestes effets
jusqu'en Syrie. Si le patriarche Pierre III hésita à
suivre son collègue de Constantinople, il n'en fut pas
de même de son successeur, Théodose III Chrysober-
gès, partisan avéré de Cérulaire, nommé au trône
d'Antioche probablement en 1057. L. Bréhier, Le
schisme oriental du XI' siècle, Paris, 1899, p. 231-236.
Les relations avec Borne devenaient d'ailleurs diffi-
ciles. Les patriarches de cette époque furent pris exclu-
sivement parmi le clergé byzantin, dont ils avaient
naturellement les préventions antilatines mises en
honneur par Photius et Michel Cérulaire. Le bas
clergé, entièrement indigène et souvent ignorant,
subissait l'influence de ses chefs. Le régime instauré
par les croisés augmenta encore l'hostilité des mel-
chites contre Borne. Depuis l'établissement d'un
patriarche latin à. Antioche, les titulaires grecs rési-
daient le plus souvent à Constantinople, d'où ils diri-
geaient le mouvement antiromain. L'un d'eux, Théo-
dore IV Villehardouin, de la famille de ce nom et
passé à l'orthodoxie grecque, souscrivit cependant à
l'union proclamée au concile de Lyon en 1274. Bentrés
en Syrie après le départ des croisés, les patriarches
grecs d'Antioche résidèrent en divers lieux, surtout
après la ruine de la ville. C'est probablement Pa-
côme Ier qui transporta le siège à Damas, dans la
seconde moitié du xiv» siècle.
3° Tentatives d'union. — Dorothée I" (1434-35-
1451) se fit représenter au concile de Florence par
Isidore, métropolite de Kiev, acquis à l'union. Il
semble que les décisions du concile furent bien
accueillies en Syrie. Malheureusement le voyage que
le métropolite de Césarée de Cappadoce, Arsène, fit à
Jérusalem en 1443 détruisit en grande partie cette
bonne impression et l'union fut éphémère. Allatius,
De Ecdesise orientalis et occidentalis perpétua consen-
sione, Cologne, 1648, 1. III, c. v, col. 938-942. Le pape
Calixte III, tout à l'idée de reprendre Constantinople
aux Turcs, chercha à se ménager des alliances en
Syrie et y envoya en mission Moïse Giblet d'origine
française et probablement de rite byzantin. Moïse fit
des ouvertures d'union au patriarche Michel II et
gagna à la cause de Borne Joachim, évêque d'Epi-
phanie (Hama), en 1456. Il écrivit de Chypre à
Marc III, frère et successeur de Michel III, une longue
lettre sur le même sujet et lui envoya un discours de
Grégoire Mammas, patriarche catholique de Constan-
tinople. En février 1457, il vint trouver Marc III et
finit par le décider à faire l'union. Un synode local
rétablit le nom du pape dans les diptyques. Marc III
se mit en relations avec Calixte III. Son successeur,
Joachim II d'Epiphanie, était déjà catholique. A
peine élu, il se rendit en Palestine, où il eut une
longue conférence avec les patriarches Marc d'Alexan-
drie et Joachim de Jérusalem, qui se prononcèrent
tous deux pour la reconnaissance du pape. Moïse
Giblet, devenu le mandataire des trois prélats, se
rendit à Borne pour remettre à Pie II leur acte d'union
(1459). Cette démarche collective n'eut malheureuse-
ment pas de résultat durable, sans doute à cause du
manque de relations suivies entre l'Orient et l'Occi-
dent.
La conquête de la Syrie par les Ottomans, en 1516,
ne changea pas la situation des Églises chrétiennes,
sauf que le patriarche œcuménique de Constantinople,
devenu par la volonté des sultans le chef spirituel et
temporel des orthodoxes de l'empire, fit tous ses
efforts pour établir en Syrie une hiérarchie purement
grecque. S'il réussit assez souvent pour le siège patriar-
cal, il ne put jamais en faire autant pour les sièges
épiscopaux, qui restèrent toujours en nombre plus
ou moins grand entre les mains des indigènes.
De nouvelles relations se créèrent entre Borne et la
Syrie dans la seconde moitié du xvi" siècle. Gré-
goire XIII avait envoyé en Orient un prêtre maltais,
Léonard Abel, pour travailler à l'union des jacobites
qui venaient de lui faire des ouvertures et faire accep-
ter la réforme récente du calendrier (1583). Léonard,
créé évêque titulaire de Sidon, se mit en relations avec
le patriarche d'Antioche, Joachim V, qui éluda sa
réponse sous prétexte de s'entendre avec ses collègues
d'Alexandrie et de Constantinople, puis avec Mi-
chel VII, qui souscrivit la profession de foi qu'on lui
présenta, voir Ab:l (Léonard), dans le Dictionnaire
d'histoire et de géographie ecclésiastiques, 1. 1, col. 69, 70.
Le vieux prélat mourut avant d'avoir pu travailler
sérieusement pour la cause de l'union.
Les tentatives de rapprochement ne reprirent
qu'avec le xvne siècle. Mélèce Karmi, devenu arche-
vêque d'Alep en 1612, se préoccupait de reviser les
traductions arabes qui supplantaient de plus en plus
les syriaques. Pour atteindre ce résultat, il entra en
relations avec Borne, afin d'obtenir des livres grecs
et de bons traducteurs. La Propagande, nouvellement
fondée, répondit avec bienveillance, mais ne crut pas
devoir encore accorder ce qui lui était demandé. Les
jésuites et les capucins s'établirent à Alep en 1625,
les carmes en 1626 et travaillèrent également au rap-
519
MELCHITE (EGLISE'
MELECE D'ANTIOCHE
320
prochcment des esprits. Le P. Queyrot, jésuite, eut
bientôt la confiance de l'archevêque, dont l'archi-
diacre, Michel Baja, enseignait l'arabe aux mission-
naires latins. L'idée de l'unicn lit par ces moyens de
rapides progrès, à tel point qu'en 1631 le patriarche
Ignace III Atyyé, qui se reconnaissait coupable de la
mort de son compétiteur Cyrille IV Dabbâs, pria les
capucins d'intervenir à Rome pour obtenir l'absolu-
tion de son crime et aussi des secours pécuniaires pour
son Église. Le 5 juillet 1631, la Propagande répondit
qu'il fallait d'abord accepter l'union. Mélèce Karmi
devint patriarche en 1634 sous le nom d'Euthyme II.
Il emmena avec lui à Damas le P. Queyrot et lui laissa
liberté complète de prêcher dans les églises. Il envoya
ensuite à Rome le prêtre Pacôme pour demander
l'union. Pacôme revint avec une profession de foi que
lui avait remise la Propagande, mais Euthyme II, ne
pouvant payer une forte somme que lui réclamait le
pacha de Damas, avait dû se retirer à Alep et donner sa
démission. Il mourut d'ailleurs au début de 1635.
Pacôme, chargé par la Propagande de négocier avec
Euthyme III le Chiote, n'obtint probablement aucun
résultat. Les efforts du P. Queyrot (f 1653) avaient
gagné à la cause de l'union plusieurs milliers de mel-
chites. Le patriarche Macaire III (1647-1672) s'inté-
ressa à ce mouvement et envoya sa profession de foi à
Rome en 1664, mais sans oser la rendre publique. Il
avait de trop bonnes relations avec les chefs de l'ortho-
doxie et avec la cour de Moscou pour s'exposer à les
perdre. Sa succession amena des troubles parla compé-
tition de plusieurs prélats. Athanase III, élu en 1685,
crut fortifier sa position en faisant profession de foi
catholique. Il y réussit et, le 16 juin 1687, la Propa-
gande confirma son élection. Cet acte ne mit pas lin
à ses démêlés avec Cyrille V. En octobre 1694, il se
retira devant son compétiteur et obtint en retour le
siège d'Alep. Innocent XII annula la convention
passée entre les deux prélats et demanda à Athanase
de reprendre le trône patriarcal. Par ailleurs, l'arche-
vêque d'Alep, qu'il aurait fallu déposer'pour donner
son siège à Athanase, envoya sa profession de foi à
Rome, en même temps que Macaire de Tripoli,
converti parles capucins de cette ville (1698).
La cause de l'union faisait de rapides progrès, parti-
culièrement à Damas et à Alep, qui étaient les deux
centres principaux d'apostolat. En 1701, elle gagna
Baalbek et Beyrouth, dont les évêques, Parthénios et
Sylvestre, faisaient leur profession de foi. Le neveu
d'Euthyme II Karmi, Euthyme Saïfi, qui avait été
l'élève du P. Queyrot, s'était rallié à Rome en 1684,
un an après être devenu archevêque de Tyr. La plu-
part des adhésions épiscopales restaient secrètes et
aucune rupture n'existait entre le patriarche et ses
suffragants unionistes. C'était l'effet de la méthode
adoptée par les jésuites d'obtenir le plus grand
nombre possible d'adhésions secrètes pour créer un
mouvement sérieux au moment opportun. Cependant
Cyrille V voyait d'un mauvais œil les tentatives
d'union et frappait de suspense les prêtres qui fai-
saient profession de foi romaine. Ce n'est qu'au début
du xvme siècle que des tentatives furent faites pour
donner aux catholiques une organisation particulière.
Le 6 décembre 1701, l'archevêque de Tyr, Euthyme
Saïfi, obtint de la Propagande un rescrit qui le nom-
mait administrateur de tous les melchites unis de
Syrie qui étaient gouvernés par des prélats orthodoxes.
Il se préoccupa immédiatement de trouver des prêtres
capables d'accroître le mouvement qui portait les
populations vers Rome. En 1697, neuf religieux du
monastère de Balamand, près de Tripoli, avaient
fondé au village de Chouéir, dans le Liban, la Congré-
gation basilienne chouérite. Euthyme Saïfi jeta, en
1708, les fondements du monastère de Saint-Sauveur»
près de Sidon, berceau de la Congrégation de ce nom.
De son côté, Rome travaillait à préparer des prêtres
instruits dans son collège grec de la Propagande. Le
plus célèbre de ceux qui y étudièrent à cette époque
fut Séraphin Tânâs, neveu d'Euthyme Saïfi, moine de
Saint-Sauveur, qui se fit l'apôtre de l'union dans le
diocèse d'Acre. Euthyme Saïfi développait le mouve-
ment dans toutes les régions du patriarcat. Le consul
de France à Sidon, Poullard, profita des bonnes rela-
tions qu'il avait avec Cyrille V pour l'amener à
l'union. Il y réussit en 1716. La voie avait du reste été
préparée par l'influence du P. Lorenzo Cozza, custode
de Terre sainte. P. Livarrio Oliger, O. F. M., Vita e
diarii dcl curd. Lorenzo Cozza, Quaracchi, 1925,
p. 56-57. Une difficulté sérieuse faillit compromettre
cette soumission. La Propagande avait confirmé, en
1687, l'élection d'Athanase III et celui-ci était tou-
jours en vie. Bien que son catholicisme fût très dou-
teux, il semblait difficile de le déposséder de son titre.
En 1717, la Propagande lui demanda d'y renoncer,
mais il se garda bien de le faire. Elle se décida, le
9 mai 1718, à reconnaître Cyrille V, qui mourut le
16 janvier 1720. ■ — La suite de l'histoire de l'Église
melchite a été donné à l'art. Antioche, t. i, col, 1417.
Pour plus de détails voir l'art, cité ci-dessous de
C. Karalevskij.
A. d'Avril, Les Grecs Melkiles, dans la Rcmie de l'Orient
chrétien, t. m, 1890, p. 1-10; C. Charon, L'Église grecque
mclkile catholique, dans les Échos d'Orient, t. iv, 1900-1901,
p. 208-275, 325-333; L'origine ethnographique des melkiles,
ibidem, t. xi, 1908, p. 82-91; A. Fortescue, The uniate
easlcrn Churchcs, Londies, 1923, p. 183-194; C. Kara-
levskij, article Antioche, dans le Dictionnaire d'histoire et
de géographie ecclésiastiques, t. m, col. 585-646.
R. Janin.
1. MÉLÈCE D'ANTIOCHE, ainsi nommé de
la ville dont il fut évêque de361à381 (les anciens textes
donnent les deux graphies Ms^stioç et MsXîtioç; cette
dernière semble avoir pour elle les témoignages les
plus sûrs). — Le nom de Mélèce rappelle surtout à l'his-
torien la situation troublée qui se perpétua durant
toute la seconde moitié du iv° siècle dans la capitale
de l'Orient, et qu'on est convenu d'appeler, très impro-
prement d'ailleurs, le schisme mélétien d' Antioche. Un
bref résumé de cet épisode a été donné à l'art. An-
tioche, 1. 1, col. 1403. Mais le schisme mélétien eut de
telles répercussions dans le domaine théologique, il a
été exploité en des sens si divers, qu'il convient de
l'étudier ici avec un peu plus de détails. I. La situation
à Antioche en 360. II. L'élection de Mélèce et celle
de Paulin. III. Les efforts pour réduire le schisme.
IV. Flavien et l'extinction définitive du schisme antio-
chien.
I. La situation a Antioche en 360. — L'Église
d'Antioche avait été la première troublée par la réac-
tion antinicéenne, menée par Eusèbe de Nicomédie et
les amis d'Arius. Voir Arianisme, t. i, col. 1802 sq.
Dès 330, l'évêque saint Eustathe, vigoureux adver-
saire de l'arianisme, avait été déposé, sous divers pré-
textes, et exilé en Thrace, où il ne tarda pas à mourir
(probablement avant 337). A sa place la coterie eusé-
bienne installait successivement des prélats qu'elle .
pouvait croire dévoués à ses idées, sans que toutefois
leur hétérodoxie fût sensiblement plus accentuée que
celle de nombreux évêques de la région.
Les fidèles d'Antioche s'étaient de très bonne heure
divisés sur la question de l'attitude à prendre par rap-
port aux évêques qui leur furent ainsi imposés. Ne par-
lons pas des neutres ou des tièdes, prêts à toutes les
compromissions. Mais les orthodoxes mêmes n'étaient
pas unanimes. La plus grande partie, s'appuyant à ce
qu'il paraît, sur une consigne donnée par Eustathe,
accepta, tout suspects qu'ils fussent, les pasteurs eusé-
52 1
MÉLÈCE D'ANTIOCHE
522
biens, quitte à maintenir vigoureusement contre eux
l'orthodoxie nicéenne. Par ailleurs un petit groupe
de fidèles se sépara, avec quelque fracas, de l'ensemble
de la communauté. Fidèles" au souvenir d'Eustathe,
ils furent désignés sous le nom d'eustathiens et for-
mèrent dès lors une petite Église, Église encore
incomplète, il est vrai, puisqu'elle était dirigée par un
simple prêtre, nommé Paulin. L'intransigeance la plus
absolue y fut bientôt à l'ordre du jour; on affectait d'y
englober sous le même anathème tous ceux, quels
que fussent leurs sentiments intimes, qui se rangeaient
sous la houlette des pasteurs suspects.
Pourtant les catholiques unis (nous appelons ainsi
avec F. Cavallera, ceux qui reconnaissaient la hié-
rarchie établie) ne laissaient pas de s'inquiéter de la
pénétration à Antioche des idées antinicéennes. L'évê-
que Léonce (344-358) surtout marquait à l'égard de
l'arianisme à peine larvé de son disciple Aétius, voir,
t. i, col. 516. une complaisance qui devenait compli-
cité. Nous ignorons si le parti catholique comptait un
certain nombre de dignitaires ecclésiastiques. En tout
cas la direction effective lui était donnée par deux
laïques, faisant depuis longtemps déjà profession d'as-
cétisme, appelés l'un et l'autre à de hautes destinées :
Diodore, qui sera un jour évêque de Tarse et Flavien
qui montera sur le siège même d'Antioche. Pour le
moment, en ces dernières années du règne de Cons-
tance, où il semblait que la foi de Nicée, en Orient, eut
partout le dessous; ils maintenaient, autant que faire
se pouvait, dans le troupeau catholique les principes
mêmes de l'orthodoxie, et leurs efforts contribuèrent, à
coup sûr, à préserver Antioche d'une submersion
totale par la vague antinicéenne.
Telle était donc la situation à Antioche vers 360.
Sous des prélats hostiles à la foi de Nicée se rangeaient
aussi bien des fidèles qui partageaient leur défiance
à l'endroit du consubstantiel que des orthodoxes
demeurés fidèles au concile de 325. A leur gauche, des
ariens exaltés, qui n'allaient pas tarder à connaître
ou avaient déjà connu les rigueurs impériales. A leur
droite, des nicéens intransigeants, serrés autour de
Paulin, opposés à toute collusion avec qui n'était pas
de leur bord. Il faut ajouter que cette chapelle dissi-
dente pouvait se vanter d'un semblant de reconnais-
sance officielle par l'Église. Quand, en 346, saint Atha-
nase rappelé de son second exil était passé à Antioche,
c'était chez les eustathiens qu'il avait célébré la
synaxe liturgique, pour eux, qu'il avait, sans succès
d'ailleurs, demandé à l'empereur la concession d'un
lieu de culte. Rufin, H. E., I, xix, P. L., t. xxi, col. 492,
résumé par Théodoret, II, ix et complété par Sozomène,
III, xx. P. G., t.Lxxxii,col.l021;t.Lxvn,col. 1001.
IL L'ÉLECTION DE MÉLÈCE ET CELLE DE PAULIN.
— Les années 360 à 363 allaient compliquer encore
cette situation. Trois Églises se constitueraient à
Antioche, ayant chacune à leur tête un évêque.
1° Élection de Mélèce. ■ — ■ Antioche, comme nombre
d autres sièges, avait subi le contre-coup des multiples
revirements qui avaient successivement donné la
faveur impériale aux anoméens, aux homéousiens, fina-
lement aux homéens. Cf. Arianisme, t. i, col. 1821 sq.
L'évêque Eudoxe, un homéen qui, en 358, avait réussi
à se faire transférer de Germanicie sur le siège d'An-
tioche, avait été victime de la réaction homéousienne
déclenchée par Basile d'Ancyre. Exilé en Arménie,
déposé à Séleucie en 359, il avait été remplacé par
Annianos. Mais, peu de temps après, l'homéisme triom-
phait à Séleucie, où Annianos, à peine élu, était déposé,
puisa Constantinople, en 360. Tandis que les homéou-
siens étaient décimés, les homéens s'installaient au
pouvoir. Le 27 janvier 360, Eudoxe remplaçait sur le
siège de Constantinople Macédonius exilé. De ce chef
Antioche demeurait sans évêque.
Elle n'était pas seule dans ce cas, et le parti homéen
fut obligé de pourvoir aux nombreux sièges vacants .
S'il fallait prendre au mot l'historien anoméen Philo-
storge, H.E.,V, i, édit. Bidez, p. 66, il aurait procédé
de telle sorte que, presque partout, aux homéousiens
exilés auraient succédé des prélats défenseurs du
consubstantiel. Exagération d'homme de parti 1 Ce
qu'il faudrait dire plutôt, c'est que bien des choix de
cette année 360 furent influencés moins par des ques-
tions de doctrine que par des considérations de per-
sonne; et il se trouva finalement, résultat assez inat-
tendu, que plusieurs des évêques promus par les
homéens étaient plus rapprochés de l'orthodoxie
nicéenne que les gens auxquels ils succédaient. Ce fut
le cas à Antioche. Acace de Césarée, le grand chef du
tiers parti fit élire un certain Mélèce.
On n'est pas très au clair sur les antécédents du
personnage. Originaire de Mélitène, dans la Petite
Arménie, il n'apparaît guère dans l'histoire avant 358.
Saint Épiphane le considère comme un homéen, à la
remorque d'Acace de Césarée, Hœres., lxxiii, 23, P. G.,
t. xlii, col. 445 A, opposé à des homéousiens comme
Basile d'Ancyre, Georges de Laodicée, Eustathe de
Sébaste. Ce dernier ayant été déposé, peut-être à Méli-
tène en 358, Mélèce fut élu comme son successeur. Les
difficultés qu'il rencontra à Sébaste l'amenèrent à se
retirer à Bérée (Alep). Théodoret, H. E., II, xxvn,
P. G., t. lxxxii, col. 1080 D. Figura-t-il au concile de
Séleucie, et signa-t-il le formulaire homéen? Épi-
phane insinue qu'il l'a fait, Hœres., lxxiii, 23, com-
parer col. 445 A et col. 448 B; Socrates et Philostorge
l'indiquent expressément. H. E., II, xliv, P. G.,
t. lxvii, col. 356; H. E., V, i, édit. Bidez, p. 67. Mais
les témoignages de ces deux derniers sont viciés par de
graves erreurs chronologiques ; et quant à l'auteur du
Panarion, il est bien curieux qu'il ne donne pas le nom
de Mélèce dans sa liste des signataires de Séleucie;
ibid., n. 26, col. 452-453. La question reste donc au
moins douteuse; il peut se faire que, pour une raison
ou pour l'autre, Mélèce n'ait pas été convoqué au
concile. S'il ne faisait plus fonction d'évêque en 360,
on comprend aussi qu'il n'ait pas eu l'occasion de
signer la formule élaborée à Niké, et promulguée à
Constantinople. De la sorte on s'explique qu'il ait été
considéré par Acace comme étant de son parti, sans
pourtant qu'il ait donné des gages précis à la coterie
homéenne. Sur cette question très difficile, voir les
appréciations divergentes de F. Loofs, art. Meletius,
dans Protest. Realenc., t. xn,p. 553, et de F. Cavallera,
Le schisme d'Antioche, note D, Antécédents de Mélèce,
p. 94-97.
Il nous semble, pour notre compte, que l'élévation
de Mélèce au siège d'Antioche doit être attribuée au
grand désir de paix religieuse que l'on avait un peu
partout, après les révolutions successives des années
précédentes. On voulait voir à l'œuvre des hommes
nouveaux, moins compromis, moins nettement embri-
gadés dans les partis anciens. Mélèce devait être dans
le cas. Alep, où il s'était retiré, n'est pas éloignée d'An-
tioche, et dans la capitale de l'Orient l'ancien évêque
de Sébaste était connu comme un homme pacifique,
modéré. Il fut reçu avec enthousiasme par la majorité
de la population chrétienne; seuls les eustathiens lui
firent grise mine et continuèrent leurs réunions sépa-
rées.
2° Premier exil de Mélèce et formation du groupe
mélélien. — Mais il était inévitable que des mécon-
tentements n'éclatassent un jour ou l'autre dans le
troupeau quelque peu bigarré qui se rangeait sous
la houlette du nouvel évêque. Certaines mesures admi-
nistratives, se rapportant de près ou de loin à la ques-
tion religieuse, indisposèrent la partie arianisante de
la communauté; surtout un célèbre discours où le
523
MÉLÈCE D'ANTIOCHE
524
nouvel évoque exposa, en faisant l'exégèse du texte de
Prov., xiii, 22, sa doctrine sur la génération du Verbe,
montra clairement que, si condescendant qu'eût été
jadis Mélèce à l'endroit des hautes personnalités
homéennes, il ne laissait pas de professer une foi où
les nicéens pouvaient se reconnaître. Ce discours a été
conservé par Épiphane, Hssres., lxxiii, 29-33, P. G.,
t. xlii, col. 457-465; on a beaucoup discuté l'étiquette
théologique qu'il convient de lui accoler; F. Loofs, loc.
cit., et E. Schwartz, Zur Gesch. des Athanasius, p. 36i,
n. 2, déclarent, sans ambages, le discours homéen;
F. Cavallera, op. cit., p. 84 sq., le tient pour ortho-
doxe, et ces appréciations contradictoires ne font que
refléter des divergences bien plus anciennes. Il nous
paraît qu'étant données toutes les circonstances 'de
temps et de lieu, le discours est une manifestation
voulue en faveur de la foi traditionnelle. S'il n'emploie
aucune des formules autour desquelles se disputaient
les théologiens, il affirme tout ce qu'affirmait le Credo
de Nicée, il répudie toutes les interprétations ambi-
guës, qui, de près ou de loin, frisaient l'arianisme.
D'ailleurs F. Loofs lui-même est bien forcé de convenir
que l'arrivée de Mélèce àAntioche avait été le point de
départ d'un mouvement en faveur de .la foi nicéenne.
Le discours en question s'harmonise de tous points
avec cette constatation.
L'empereur Constance, qui séjournait pour lors à
Antioche, avait assisté à ce sermon. On comprend de
reste qu'il ait fait entendre que Mélèce était désor-
mais impossible. L'évêque fut exilé à Mélitène sa
patrie et remplacé tout aussitôt par un arien de la
première heure, Euzoius, jadis condamné par Alexan-
dre d'Alexandrie avec les premiers adeptes d'Arius.
Cette fois les orthodoxes d'Antioche ne pouvaient plus
hésiter; ils rompirent définitivement avec les aria-
nisants de toutes nuances. Sous la conduite de Diodore
et de Flavien, ils formèrent un groupe compact : ce
furent les fidèles de Mélèce, les mélétiens, comme on
s'habitua à dire. Il semblait tout naturel que ces ortho-
doxes se réunissent tout aussitôt aux vieux eust athiens,
que gouvernait Paulin. Leur antipathie commune à
l'endroit des ariens, leur commune adhésion à la même
foi traditionnelle auraient dû rapprocher les deux
groupes. Les mélétiens, paraît-il, proposèrent la fu-
sion; leurs propositions furent repoussées avec hau-
teur par les eustathiens, qui se jugeaient seuls ortho-
doxes, seuls purs de toute compromission. Il arrivera
donc que, pendant de longues années, les catholiques
d'Antioche vont se trouver divisés en deux factions
rivales, bientôt fort animées l'une contre l'autre. Le
schisme, si improprement dit mélétien, était com-
mencé.
3° Élection de Paulin et affermissement du schisme.
— ■ Ce schisme allait bientôt se constituer de façon
définitive.
L'avènement de Julien avait amené le rappel de
tous les évêques exilés par Constance. De la lointaine
Arménie, Mélèce au printemps de 362 se mettait en
chemin pour venir reprendre la direction de son trou-
peau. A Alexandrie, Athanase était rentré beaucoup
plus vite, et le concile rassemblé par ses soins, en
mars 362, prenait les mesures propres à ramener la
paix religieuse, en précisant certains points de doc-
trine, en réglant aussi les questions de personnes. On y
reconnaissait entre autres que les deux formules, en
apparence opposées, de l'unique hijpostase (hypostase
étant synonyme d'ousie) et des trois hyposlases (hypo-
stase étant synonyme de personne) étaient suscepti-
bles l'une et l'autre d'une explication orthodoxe, et
que chacun était libre de garder sa terminologie tout
en s'en tenant aux expressions nicéennes. Ceci avait
son application directe à Antioche, où les eustathiens
se réclamaient de la vieille formule de l'unique hypo-
stase, tandis que les mélétiens, pour éviter tout soup-
çon de sabellianisme préféraient user de l'expression
trois hypostases. Non moins sage avait été à Alexan-
drie le règlement des questions personnelles. Au lieu
d'exclure impitoyablement de leur communion tous
les évêques ayant signé quelque profession douteuse,
les orthodoxes déclaraient que tous les évêques de foi
correcte à qui on aurait extorqué des signatures pour-
raient, en les répudiant, être maintenus dans leurs
fonctions. Pour Antioche, où cette question de signa-
ture ne semblait pas se poser, le concile insistait vive-
ment sur la nécessité de rétablir l'union entre eusta-
thiens et mélétiens. Sans mettre les deux groupes
exactement sur le même pied (il était plutôt question
pour les eustathiens de recevoir les mélétiens), on
engageait les premiers à ne pas exiger pour l'union
des conditions excessives et déraisonnables; mais on
ne considérait pas, à coup sûr, les mélétiens comme
des hérétiques revenant à résipiscence. Ces diverses
stipulations sont conservées dans la pièce inexacte-
ment nommée Tomus ad Antiochenos, parmi les
œuvres d' Athanase, P. G., t. xxv, col. 796-809;
cette pièce renferme bien plutôt les instructions
données aux deux délégués que le concile envoyait
à Antioche. Sur place, ces personnages, à savoir
Eusèbe de Verceil et Astérius de Pétra, prendraient
toutes mesures convenables pour faire l'union des
catholiques.
Or, quand ils arrivèrent à Antioche, l'irréparable
était consommé. L'intransigeant évêque de Cagliari,
Lucifer, voir ici t. ix, col. 1032 sq., les avait précédés.
Après quelques efforts pour rétablir la paix entre les
deux groupes orthodoxes, il avait cru mettre un terme
aux discussions en consacrant évêque, au mépris de
tous les canons, le prêtre Paulin, qui dirigeait la com-
munauté eustathienne; celle-ci était de ce chef promue
à la dignité d'Église. Oui, mais d'Église dissidente, car,
serrés plus que jamais autour de Mélèce, qui juste à ce
moment rentrait d'exil, les mélétiens déclaraient ne
reconnaître d'autre chef que lui. Eusèbe de Verceil ne
put que constater l'imbroglio, et partit pour l'Occident,
sans- être entré en communion ni avec l'un ni avec
l'autre des partis. On a dit ailleurs ce qu'il était
advenu de Lucifer.
III. Les efforts pour réduire le schisme. —
Cette situation anormale de la capitale de l'Orient ne
pouvait laisser indifférents les amis de l'orthodoxie.
Une fois passée la rapide tourmente du règne de
Julien l'Apostat, des efforts vont être faits, de divers
côtés, pour réunir en un seul corps les catholiques
d'Antioche et les opposer aux ariens dont la fortune
allait durer encore jusqu'en 378. Nous allons briève-
ment esquisser ces tentatives, qui d'ailleurs n'abou-
tirent pas.
1° Athanase et Mélèce. Le concile d'Antioche de 363.
— - L'empereur Jovien, au retour de l'expédition de
Perse où il avait remplacé Julien, avait convoqué
Athanase à Antioche, en septembre-octobre 363. Or-
thodoxe lui-même, il témoignait par ailleurs une
grande révérence à l'endroit de Mélèce. L'occasion
était bonne d'amener un rapprochement entre les deux
évêques. Athanase fit connaître à Mélèce son désir
d'entrer en communion avec lui. Saint Basile, de qui
nous dirons tout à l'heure la grande amitié pour Mé-
lèce, n'hésite pas à reconnaître que, dans la circons-
tance, l'évêque d'Antioche, mal conseillé, repoussa la
main qui se tendait. S. Basile, Epist., lxxxix, 2, P. G.,
t. xxxii, col. 472 A. Ce fut une lourde faute, car Atha-
nase se tourna vers Paulin, et le reçut à sa communion
moyennant signature du Tomus ad Antiochenos. Dé-
sormais l'Église d'Alexandrie aura partie liée avec la
communauté schismatique de Paulin. L'influence dont
Alexandrie jouissait en Occident et spécialement à
521
MÉLÈCE D'ANTIOCHE
526
Rome, passera au service des adversaires de Mélèce.
S'il est vrai qu'Athanase ne manifesta jamais une ani-
mosité spéciale à l'endroit de l'évêque d'Antioche, son
successeur Pierre, élu en 373, ne manquera aucune
occasion de présenter au pape Damase Mélèce et ses
amis comme des hérétiques.
Or rien n'était plus inexact. Tout l'effort de Mélèce,
au contraire, depuis 363, tendait à regrouper les ortho-
doxes, à leur adjoindre ceux qui, dans les années pré-
cédentes, étaient tombés par faiblesse ou par préjugé,
à former, en définitive, ce parti nouveau qui, accep-
tant les décisions de Nicée, les expliquant par cer-
taines précisions devenues nécessaires, devait fina-
lement triompher de toutes les tendances ariani-
santes. Cette œuvre commençait à un concile réuni à
Antioche à l'automne de 363, au moment même où
Athanase, qui malheureusement n'y put prendre paît,
était encore dans la ville. On y vit figurer, aux côtés
de Mélèce, Acace et plusieurs de ses amis. Socrates,
III, xxv; Sozomène, VI, iv. P. G., t. lxvii, col. 452 B;
col. 1302 C. Mélèce leur fit signer une confession de foi
confirmant celle de N'icée, acceptant l'homoousios, en
tant qu'expliqué par l'homoiousios, et faisant des
trois hypostases le complément utile, nécessaire même,
de la formule nicéenne. Il convient d'ajouter que de
vieux orthodoxes trouvèrent fort mauvaises ces expli-
cations; un pamphlet anonyme ne tarda pas à cir-
culer sous ce titre: Réfutation de l'hypocrisie des amis
de Mélèce et d'Eusèbe de Samosale sur l'homoousios,
s/îy/oç ttjç û— oy.pîaewç xàv uspl MeXÉTiov xal
E'jctéoiov tôv Sap.oaaTsa xaxà toO ôp.oouaLou ; il
figure parmi les œuvres d'Athanase, P. G., t. xxviii,
col. 85-88.
On sait comment ce regroupement des forces ortho-
doxes aboutit en 366 à la réconciliation avec le pape
Libère d'une bonne partie de l'épiscopat oriental. "Voir
art. Libère, t. ix, col. 636 au bas. Il est remarquable
néanmoins que le nom de Mélèce ne figure pas dans
la liste des évêques, qui avaient député à Rome Eu-
stathede Sébaste et ses deux collègues, et auxquels le
pape accorda la communion romaine. Jafîé, Regesta,
n. 22S. F. Loofs, art. cit., en tire la conclusion que la
défiance des homéousiens (ce sont des gens de cette
nuance qui ont fait à Rome la démarche en question)
persistait encore à l'endroit de Mélèce, toujours classé
par eux parmi les homéens. Ce n'est pas impossible:
ces questions d'amitiés et de groupements ont joué un
grand rôle en toutes ces affaires. L'absence de Mélèce
à Tyane et sur la liste des évêques avec qui Libère
entra en communion peut néanmoins s'expliquer
autrement. F. Cavallera estime, op. cit., p. 135, que,
m Mélèce n'était pas à Tyane, c'est peut-être qu'il
était encore exilé: il fait observer de plus qu'il s'y
trouvait de ses amis, signataires du concile d'Antioche
de 363. Voir la note H : Les adhérents de Mélèce,
I). 209, 210. De fait, quand saint Basile, en 371, entre-
prendra de faire reconnaître Mélèce par Athanase, il
tirera cette conclusion de la lettre apportée de Rome
par Sylvain de Tarse, que les Occidentaux ont reconnu
le bon droit de Mélèce. Epist., lxvii, dernières lignes,
P. G., t. xxxn, col. 128 B. Avouons pourtant que cela
aurait pu être plus explicite, et que l'on ne peut affir-
mer que cette reconnaissance était dans les intentions
de Rome.
2° Basile et Mélèce. Les négociations avec Rome. —
C'est si vrai, que, pendant près de dix ans, les démar-
ches se multiplieront pour faire admettre par le pape
le bon droit de Mélèce. Sans doute le remplacement de
Libère par Damase (366-381) a pu changer les dispo-
sitions du Siège romain à l'endroit de l'évêque d'An-
tioche. Le fait aussi que Damase a été renseigné sur les
affaires de l'Orient à peu près exclusivement par des
adversaires de Mélèce, explique l'attitude plus que
réservée du pape à l'égard de celui-ci. Tout cela ne se
comprendrait pas néanmoins si, dès 366, on avait à
Rome considéré Mélèce comme un ferme représen-
tant de l'orthodoxie, et comme le seul évêque légi-
time de l'Église antiochienne.
Mais cette cau:e va être prise en main par
saint Basile lui-même, ordonné évêque de Césarée de
Cappadoce en 370. Devant le renouveau de Ja persé-
cution homéenne qui, après un premier essai en 3G5
(Mélèce avait été exilé de 365 à 367), reprenait plus
active que jamais en 370 (Mélèce est de nouveau exilé
en 371), Basile estime qu'il faut tout d'abord faire
l'union de tous les orthodoxes. A cette condition
seule l'Église d'Orient pourra obtenir l'appui de l'Oc-
cident et l'intervention de Valentinien auprès de son
frère Valens. Et dans la capitale de l'Orient, l'union
ne peut se faire qu'autour de Mélèce; pas un seul ins-
tant Basile n'envisage la possibilité de la reconnais-
sance de Paulin. Et si l'on songe aux susceptibilités
de l'orthodoxie de Basile, il faut bien conclure qu'il a
reconnu en Mélèce, quoi qu'il en fût de ses antécé-
dents, un ferme soutien de la foi nicéenne. D'ailleurs
les exils successifs de l'évêque d'Antioche, en 360,
en 365, en 371, exils auxquels il est condamné par
Constance et par Valens, n'étaient-ils pas une garantie
de la pureté de son orthodoxie? Si, jadis, il avait été
l'ami d'Acace, la communauté des souffrances le rap-
prochait maintenant des néo-nicéens.
Cette confiance de Basile ne se démentira jamais.
Elle l'engage, dès 371, dans une première négociation
avec Alexandrie pour la reconnaissance de Mélèce.
Epist., lxvi, lxvii, lxix, P. G., t. xxxn, col. 424 sq.
Athanase répond à cette démarche en envoyant un
prêtre de son Église pour s'entendre avec Basile.
Celui-ci décide alors de dépêcher à Rome même, un
diacre de Mélèce, Dorothée. Il supplierait le pape
d'envoyer sur place des personnages qui ramèneraient
à l'unité les Églises et « feraient connaître très exac-
tement au pape ceux qui étaient la cause du trouble
afin qu'il sût avec qui, à l'avenir, il conviendrait
d'entrer en communion ». Epist., lxx, col. 433-436.
Cette demande sera inlassablement répétée par Basile
au cours des années suivantes : que Rome se ren-
seigne plus exactement sur l'état des choses en
Orient, qu'elle n'accorde sa communion qu'à bon
escient. LIne enquête faite sur place par des person-
nages qualifiés ne pourra que démontrer le bon droit
de Mélèce, les torts réels de Paulin, les graves suspi-
cions qui pèsent sur l'orthodoxie de ce dernier, quand
seront révélées certaines de ses amitiés. Toutes ces
idées se retrouvent dans une lettre rédigée par Mélèce
en 372, et qu'il proposa, avant de l'envoyer à Rome, à
la signature d'un grand nombre de ses collègues. Elle
figure parmi les lettres de saint Basile, Epist., xen,
col. 477-484.
Il s'en faut que Basile ait d'abord obtenu gain de
cause. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des
longues et difficiles tractations qui lassèrent à plu-
sieurs reprises la patience de l'évêque de Césarée, et lui
arrachèrent sur l'attitude du pape Damase des appré-
ciations plus que sévères. Cf. surtout Epist., ccxv,
col. 792. A Rome, en effet, on ne semblait pas se
rendre un compte exact de la situation; de plus en
plus, on considérait Mélèce et son groupe comme des
gens plus ou moins suspects, qui seraient trop heu-
reux de se réunir à l'Église en souscrivant des formu-
laires et en renonçant à leurs prétentions. C'est ce qui
transparaît clairement dans plusieurs documents
romains dont Ed. Schwartz nous paraît avoir donné
la véritable exégèse, loc. cit., p. 365 sq. Le premier
est une synodique d'un concile romain, probablement
de 372, qui répond à la première démarche de Basile,
et paraît bien lui opposer une fin de non-recevoir.
527
MÉLÈCE D'ANTIOCHE
528
Lettre Confidimus, dans P. L., t. xm, col. 347 sq. ;
voir surtout le passage Unde advertit, col. 349 B. Le
second semble répondre à la deuxième ambassade de
Basile en 374. Fragment Ea gratia, ibid., col. 350-352,
dont le dernier paragraphe est, à l'estimation d'Ed.
Schwartz, une mordante critique des prétentions de
Mélèce. Les fragments qui suivent : Illud sane mira-
mur, col. 352, et Non nobisquidquam, col. 353, et qui
semblent des réponses à des instances ultérieures de
Basile, faites par le concile romain de 377, condamnent
au point de- vue dogmatique, les erreurs d'Apollinaire
et des pneumatomaques. Mais ils ne sont pas plus
satisfaisants pour Basile et ses amis au point de vue
des questions personnelles: ni Eustathe de Sébaste,
dont il pressait l'explicite condamnation, ni Apolli-
naire devenu si compromettant pour Paulin n'y sont
nommément désignés. Un peu auparavant, en 375,
une démarche tout à fait significative de Rome avait
montré vers qui allaient ses préférences. Un prêtre de
Mélèce, Vital, s'était laissé séduire par les doctrines
d'Apollinaire et avait pris la direction d'un groupe
assez important qui se réclamait de l'évêque de Lao-
dicée. Sozomène, Vf, xxv, P. G., t. lxvii, col. 1357 B.
Sur les difficultés qu'on lui fit de divers côtés, Vital
partit pour Rome, soumit son enseignement à Damase,
qui, provisoirement rassuré sur son orthodoxie, lui
donna des lettres de communion, mais en réservant la
décision dernière à Paulin. Lettre Per filium meum
Vilalem, P. L., t. xnr, col. 556-557. La portée de cette
lettre dépassait d'ailleurs singulièrement le cas par-
ticulier qu'il s'agissait de régler; elle constatait que
s'unir à Paulin c'était entrer en communion avec
Rome, et par le fait reconnaissait officiellement celui-
ci comme l'évêque légitime d'Antioche.
Ainsi la question de Mélèce, loin de progresser, recu-
lait plutôt au fur et à mesure que se multipliaient les
instances de Basile et de ses amis. L'attitude du pape
en 378 se marquerait au mieux, s'il faut en croire Ed.
Schwartz, dans un document émané d'un concile
romain, tenu cette année-là et qui condamna de façon
précise les erreurs enfin démasquées d'Apollinaire.
Lettre Post concilium Nicœnum, P. L., t. xm, col. 358-
361. On y lit, col. 360-361 le développement suivant :
Eos quoque qui de Ecclesiis ad Ecclesias migraverunt
tamdiu a communione nostra habemus alienos, quam-
diu ad eas civitates redierint in quibus primum sunl
constituti. Quod si alius, alio transmigrante, in locum
viventis est ordinatus, tamdiu vacet sacerdolis dignitate,
qui suam deseruit civitatem, quamdiu successor ejus
quiescat in pace. Schwartz comprend (et Quesnel l'avait
déjà soupçonné) que cette formule générale vise le
cas particulier de Mélèce : « Que celui-ci retourne à
Sibaste et y attende patiemment la mort de l'évêque
actuellement vivant! »
En cette même année 378, la cause de Paulin recru-
tait un précieux adhérent. Saint Jérôme, retiré depuis
quelques années au désert de Chalcis, et qui avait deux
fois déjà écrit au pape Damase, de manière assez
défavorable pour les mélétiens (Epist., xv et xvi,
P. L., t. xxn, col. 355), recevait à Antioche, des
mains de Paulin, l'ordination sacerdotale. Il s'en
souviendrait les années suivantes, quand il rempli-
rait à Rome, auprès de Damase les fonctions de
secrétaire.
3° La pacification de l'Orient. Le concile de Conslan-
tinoplc. — La défaite et la mort de Valens à Andri-
nople, le 9 août 378, marquent la fin de la persécution
arienne. Gratien rappelait aussitôt les exilés, et dès
la fin de cette année, sans doute, Mélèce rentrait dans
sa ville épiscopale. L'arrivée d'un général nommé
Sapor, chargé de faire restituer aux catholiques les
églises et les autres biens usurpés par les ariens, lui
donna l'occasion de se poser en chef des orthodoxes
d'Antioche. Théodoret, H. E., V, n et m, P. G.,
t. lxxxii, col. 1197-1201, place cette visite, semble-
t-il, en 379, et fait envoyer Sapor en Orient, non par
Théodose mais par Gratien lui-même. C'est donc dès
379 qu'aurait eu lieu devant l'envoyé impérial le débat
entre les diverses confessions se prétendant toutes
catholiques, apollinaristes de Vital, pauliniens et mé-
létiens, et réclamant les églises laissées libres par l'ex-
pulsion des ariens. Les apollinaristes furent écartés
sans peine; Mélèce proposa tout simplement à Paulin
de faire l'union des deux parties du troupeau; tous
deux administreraient in solidum l'Église, à la mort
du premier d'entre eux, le survivant serait seul
évêque. Paulin ayant rejeté la proposition, les églises
furent attribuées à Mélèce (cette date de l'arrivée de
Sapor est reportée par Cavallera en 381, op. cit., p. 211,
n. 1, 215, n. 2. Nous croyons devoir conserver le récit
de Théodoret).
Mais pour garder la paisible possession des biens
restitués, il était nécessaire que Mélèce exprimât son
adhésion aux doctrines professées par le pape Damase.
Cela fut fait dans un synode qu'il réunit à Antioche à
l'automne de 379 et qui groupa cent cinquante évo-
ques; Mélèce rédigea une lettre à laquelle se réfère le
concile de Constantinople de 382, cf. Théodoret, H. E.,
V, ix, P. G., t. lxxxii, col. 1216 D, et qui devait con-
tenir une profession de foi conforme aux décisions des
conciles romains des années précédentes. Il n'en reste
plus que les premières signatures, en tête celle de
Mélèce. P. L.,t. xm, col. 353. Mais l'excerpteur qui les
a recueillies ajoute : Similiter et alii CXLVi orientales
episcopi subscripserunt, quorum subscriplio in authen-
ticum hodie in archivis romanœ Ecclesiœ tenelur.
La reconnaissance de Mélèce par l'autorité civile
était une indication pour l'Église romaine. Elle s'in-
clina devant le fait accompli. Une trace de cette
acceptation s'est conservée dans une allusion posté-
rieure d'un concile italien. Dans saint Ambroise, Epist.,
xm, 2; voir ci-dessous. Rien d'ailleurs ne s'opposait
à cette démarche, qui était la conclusion naturelle
de toutes les tractations précédentes. Ainsi la com-
munion était rétablie entre Damase et Mélèce. Celui-
ci du reste allait jouer en Orient un rôle prépondé-
rant, comme président du concile réuni à Constan-
tinople, par les soins de Théodose en 381. Il ne ver-
rait pas d'ailleurs la fin du concile, étant mort d'une
brève maladie vers le milieu de mai. Théodose qui
lui avait marqué la plus grande confiance voulut
entourer ses funérailles d'honneurs extraordinaires.
Le transfert du corps de Mélèce de Constantinople à
Antioche fut littéralement un triomphe. Sozomène,
H. E., VII, x, P. G., t. lxvii, col. 1441 B.
IV. L'élection de Flavien. L'extinction du
schisme. ■ — La mort de Mélèce aurait dû être la fin
du schisme d'Antioche. La séparation des catholiques
en deux factions rivales persévéra néanmoins à la
suite d'une fausse manœuvre dont il faudra vingt ans
pour détruire les conséquences.
1° L'élection de Flavien comme évêque d'Antioche. ■ —
Il semblait naturel de terminer une fois pour toutes
les rivalités antiochiennes, en évitant de donner un
successeur à Mélèce et en reconnaissant Paulin comme
l'unique évêque. Les Occidentaux (et Rome sans
doute) avaient jadis recommandé cette solution de
bon sens dans une lettre que nous n'avons plus, mais
à laquelle fait allusion la synodique d'un concile ita-
lien dont nous parlions tout à l'heure : Scripseramus
dudum, ut, quoniam Antiochena civilas duos haberet
episcopos, Paulinum atque Meletium, quos fidei conci-
nere putabamus, aut inter ipsos pax et concordia salvo
ordine ecclssiastico c&nveniret; aut certs, si quis eorum
allero superstite deccssissel, nulla subrogatio in defuncti
locum superstite allero gigneretur. S. Ambroise, Epist.,
529
MELKCE DWNTIOCHE
530
xiii, 2. P. L. (édit. 1845), t. xvi, col. 950 B. Grégoire
de Nazianzc. devenu par la mort de Mélèce président
du concile de Constantinople, se ralliait pleinement à
cette vue. S'il fallait en croire Socrates, V, v, recopié
par Sozomène, VII, m, P. G., t. lxvii, col. 569 et
1421, des précautions auraient déjà été prises à An-
tioche pour éviter qu'une élection épiscopale eût lieu à
la mort de l'un des deux concurrents. Voir une dis-
cussion de ces propos dans Cavallera, op. cit., p. 232-
243, qui conclut, avec raison, à l'inexistence du pacte
dont parlent les deux historiens.
Mais tous les efforts faits par Grégoire de Nazianze
pour faire triompher cette solution pacifique se heur-
tèrent à la passion d'un grand nombre des membres
du concile. Tant de griefs s'étaient accumulés contre
Paulin, que la majorité conciliaire ne jugea ni digne,
ni même prudent ou possible, d'imposer à la grande
masse de l'Église d'Antioche la reconnaissance de
l'évêque schismatique. Vainement Grégoire menaça-
t-il de donner sa démission, si l'on entrait dans cette
voie. On passa outre à ses objurgations et on le laissa
se retirer. Voir S. Grégoire de Xazianze, Carmen de
vita, vers 1572-1870, P. G., t. xxxvn, col. 1158 sq.
Le concile ayant décidé de procéder à l'élection du
successeur de Mélèce, les évêques du diocèse d'Orient,
sitôt l'assemblée dissoute (juillet 381), se réunirent à
Antioche, et ordonnèrent Flavien, qui jadis avait été
le soutien de la communauté orthodoxe, et que Mélèce
avait ordonné prêtre (sans doute vers 363).
Ainsi la division se perpétuait.. Paulin se réclamant
de l'appui des Occidentaux, qui de fait ne lui fut pas
ménagé, Flavien fort de l'adhésion des Orientaux qui
serait solennellement renouvelée au concile de Cons-
tantinople de 382. Cf. Théodoret, V, ix, P. G.,
t. lxxxii, col. 1212. Gratien, puis Théodose essayèrent
vainement de remédier à cette absurde situation. On
aurait pu espérer que la mort de Paulin y mettrait
un terme. Il n'en fut rien. Avant de disparaître,
388, celui-ci imposait les mains à Évagrius pour qu'il
lui succédât. Ainsi le schisme continuait. Cette fois
les anciens amis de Paulin s'irritèrent. Ni Alexandrie,
ni Rome ne reconnurent le nouvel évêque. Voir
S. Ambroise, Epist., lvi. 2, P. L.. t. xvi, col. 1170,
Cela ne voulait pas signifier pourtant qu'ils accep-
taient Flavien comme l'évêque incontesté, et plu-
sieurs tentatives furent faites, vainement d'ailleurs,
pour amener celui-ci à soumettre à un concile la vali-
dité de son élection. Cf. S. Ambroise, Epist., liv.
lvi. L'Occident dès lors continua pendant quelque
temps à ne pas reconnaître Flavien.
2° L'extinction définitive du schisme. — Cependant
saint Ambroise qui, depuis quelques années, s'inquié-
tait vivement de cette affaire, avait demandé à Théo-
phile d'Alexandrie de s'entendre avec Flavien, après
s'être concerté d'ailleurs avec le pape Sirice, Epist.,
lvi, 6, 7. Ces démarches aboutirent à la convocation
d'un concile à Césarée de Palestine, où Théophile
d'ailleurs s'abstint de paraître, mais qui arrangea
finalement les choses et déclara, « pour se conformer
aux vues du pape Sirice », ne reconnaître qu'un seul
évèque à Antioche, le religieux évêque Flavien. Texte
conservé par Sévère d'Antioche, voir E. W. Brooks,
The sixth book of thi sélect letters of Severus, traduct.
anglaise, t. n a, 1903, p. 223. Rien d'étonnant donc
que l'on voie, peu de temps après, à l'automne de 394,
Flavien et Théophile fraterniser en concile à Constan-
tinople.
Quant à la réconciliation de Flavien avec Rome,
elle dut voir lieu sensiblement à la même date. Il est
vrai que Sozomènt, H. E , VIII, m, P. G., t. lxvii,
col. 1520 C, la renvoie à quelques années plus tard, et
en fait honneur à la charitable entremise de saint
Jean Chrysostome, après que celui-ci eut été, en 398,
élevé au siège de Constantinople. Mais, comme le fait
remarquer L. Ouchesne, Histoire ancienne de l'Église.
t. ii, p. 610, n. 1, ni Théodoret, //. E., V, xxm,
t. lxxxii, col. 1249, ni Socrates, H. E., V, xv, t. lxviii,
col. 604, ne mettent cette réconciliation de Rome et
d'Antioche en rapport avec l'installation de Chryso-
stome dans la capitale. Il est plus indiqué de placer cet
événement en 394, comme une suite toute naturelle
du concile de Césarée. Acace de Bérée conduisit à
Rome une députation du clergé d'Antioche, à laquelle
se joignit, envoyé par Théophile, un prêtre d'Alexan-
drie, Isidore. Cette légation eut un plein succès et
Flavien fut définitivement reconnu par Rome. Au
même temps ou à peu près, Évagrius mourait et Fla-
vien parvenait à empêcher qu'on lui donnât un suc-
cesseur. De fait, comme de droit, il demeurait ainsi
seul évêque d'Antioche. Restait à rallier autour de lui
la petite Église désormais sans pasteur. Ce ne fut pas
chose facile, étant donnée surtout l'intransigeance que
montrait Flavien à l'endroit des clercs de Paulin et
d'Évagrius qu'il s'agissait de ramener. Il entendait en
effet tenir pour nulles les ordinations reçues par eux.
Ainsi le schisme local fut long à réduire; Flavien,
(t 404) n'en vit pas la fin, et son successeur Porphyre
connut encore de plus graves difficultés. Ce fut seule-
ment sous Alexandre, en 413. que l'accord se réalisa
définitivement. « Ses exhortations persuasives, dit
Théodoret, réunirent les eustathiens au reste du corps
de l'Église, à la grande joie des fidèles, à la confusion
des juifs, des ariens et des quelques païens qui res-
taient encore à Antioche. » H. E., V, xxxv, t. lxxxii,
col. 1265. Le schisme d'Antioche était terminé, il avait
duré quatre-vingt-cinq ans.
Conclusion. ■ — Cet épisode douloureux a été exploité
de bien des manières. ■ — On y a cherché des arguments
à l'appui de la construction bien hypothétique qui
veut voir dans les néonicéens, groupés autour de
Basile, des penseurs qui donnèrent des définitions de
Nicée, une interprétation nouvelle, toute différente de
celle qu'en avait proposée leurs premiers défenseurs.
L'alliance de Basile, a-t-on dit, avec un homéen tel
que Mélèce. à peine rallié à l'homéousianisme, n'est-
elle pas un signe que la pensée de l'évêque de Césarée
évoluait sur un plan tout différent de celu; où se mou-
vait Athanase? L'opposition durable entre Alexand ie
(et l'Occident) d'une part, et d'autre pa t Basile et
Mélèce, ne témoigne-t-elle pas que l'on avait dans les
deux camps une conscience plus ou moins obscure des
divergences qui séparaient les esprits?
D'autres ont exploité contre la primauté romaine
le schisme antiochien. Ils insistent avec complai-
sance sur ce fait qu'un personnage tel que Mélèce,
aujourd'hui qualifié de saint par les Latins comme
par les Grecs, a pu vivre si longtemps en dehors de
la communion de Rome, a pu présider, sans avoir été
reconnu par le pape, le concile de Constantinople. Us
montrent, avec une secrète satisfaction, Flavien por-
tant allègrement l'exclusive de l'Occident et de Rome,
se dérobant à toutes les sommations qui lui sont
faites, de s'expliquer, ne se ralliant à Rome que quand
les premières avances lui sont venues du pape Sirice.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter toute la ques-
tion du néo-nicénisme et des changements que l'entrée
en ligne des Cappadociens aurait amenés dans l'inter-
prétation de V homoousios nicéen. Pour ce qui concerne
le cas particulier de Mélèce, il suffira de faire remar-
quer que saint Basile ne fait alliance avec lui, quels
qu'aient été ses antécédents, qu'après avoir eu des
signes évidents de l'orthodoxie du nouvel évêque. Le
concile d'Alexandrie en 362 reconnaissait, de son côté,
la légitimité des formules dont usaient, pour exprimer
le mystère de la Trinité, les mélétiens d'Antioche.
Athanase, en 363, était tout disposé à mettre sa main
531
MÉLÈCE D'ANTIOCHK
MÉLÈCE DE LYCOPOLIS
532
dans celle de Mélèce et à travailler de concert avec lui
à la pacification religieuse de l'Orient. Seules des
questions de personne ont empêché celte alliance de
se réaliser. Mais le seul fait que l'évêque d'Alexandrie
l'ait crue possible témoigne assez qu'il ne percevait
aucune opposition foncière entre la pensée de Mélèce
et la sienne.
. Et quant à la question des rapports de Mélèce avec
Rome, il faut se garder d'en juger en les rapportant à
nos conceptions actuelles de l'Église et de la hiérar-
chie des pouvoirs. L'autonomie très réelle dont jouis-
saient à cette époque les grands sièges épiscopaux
n'excluait pas, tant s'en faut, la reconnaissance de
la suprématie romaine. Tous les efforts de saint Basile
pour amener Rome à exprimer clairement qu'elle est
en communion avec Mélèce ne témoignent-ils pas de
l'importance que -l'Orient attachait à cette commu-
nion? Paralysé par les multiples difficultés intérieures
où il se débattait, retardé par les renseignements
incomplets ou même inexacts qu'il recevait, le pape
Damase ne se pressait pas de faire la démarche si
ardemment demandée par Basile. Mais il n'exprimait
pas non plus qu'il retranchait Mélèce de sa commu-
nion; finalement, et avant le concile de Constanti-
nople, l'Occident et Rome signifiaient qu'ils accep-
taient le fait accompli, la coexistence provisoire des
deux évêques, avec l'espoir que cette situation anor-
male prendrait bientôt fin. Où voit-on que les ques-
tions de principe soient ici en cause? et comment ne
pas reconnaître ici, tout simplement, un de ces nom-
breux problèmes dont il faut attendre la solution du
temps, et aussi de la bonne volonté et de la souplesse
des hommes?
Une bibliographie complète du schisme mélétien serait
énorme, tant cette histoire a eu de ramifications. On en
trouvera une esquisse dans F. Cavallera, Le schisme d'An-
tioche (IV'-V' siècle), Paris, 1905, p. xm-xix,et aussi p. 10-
31, essai de classification et de discussion des sources. A
compléter par une courte étude d'Ed. Schwartz; Zut Ge-
schichle des Athanasius, n, publiée dans les Nachrichlen non
der k. Gesells. der Wissensch. de Gœttingue, 1901, p. 356-391 ,
a laquelle nous avons cru devoir emprunter quelques sug-
gestions. Postérieurement ont paru L'histoire ancienne de
l'Église de L. Duchesne, Paris, 1907, t. n, passim, et Le Siège
apostolique, de P. Batifol, Paris, 1924; cf. p. 82-144; 267-281.
Pour la question des rapports a.-ec Rome, le point de vue
anglican est donné par F. W. Puller, The primitive Saints
and the See o/ Rome, 1893, p. 163 sq.
É. Amann.
2. MÉLÈCE DE LYCOPOLIS, (iv siècle),
ainsi nommé du nom de la ville de Haute-Egypte dont
il était évêque, est connu comme l'auteur d'un schisme,
appelé le schisme mélétien ou mélitien d'Egypte, qui
eut de l'importance au cours du iv siècle.
I. Les origines du schisme. IL Le concile de Nicée et
les mélétiens. III. Histoire ultérieure du schisme.
I. Les origines du schisme mélétien. ■ — Le plus
ancien document qui nous parle de Mélèce est une
lettre écrite par quatre évêques égyptiens, Philéas,
Hésychius, Pacôme et Théodore, incarcérés en 306
pendant la grande persécution. Dans leur prison ils
ont appris que, prétextant la disparition des pasteurs
réguliers, Mélèce s'est arrogé le droit d'ordonner des
évêques et des prêtres. S'adressant à lui, ils le conju-
rent de cesser cette pratique, lui remontrent combien
elle est contraire à la législation canonique, préjudi-
ciable au vrai bien de l'Église, attentatoire aux droits
de Pierre, l'archevêque d'Alexandrie.
Dans le ms. qui l'a conservée, cette lettre est suivie
d'un bref résumé historique. Il indique que Mélèce,
ayant reçu la missive, la jeta, et ne se soucia de faire
visite ni à Pierre, ni aux signataires de la lettre, tou-
jours en prison. Ces derniers d'ailleurs ne tardèrent
pas à souffrir le martyre avec leurs prêtres et leurs
diacres. Peu après Mélèce arriva à Alexandrie, et s'y
mit en rapport avec deux personnages assez intrigants,
l'un nommé Isidore, l'autre Arius (selon toute vrai-
semblance il s'agit du futur hérésiarque), désireux
de faire pièce à l'archevêque. Ils lui indiquèrent la
retraite où se cachaient les deux vicaires que Pierre
avait désignés pour le remplacer à Alexandrie; Mélèce
s'y transporta et les excommunia, puis (on ne dit pas
après combien de temps) il ordonna pour les rem-
placer deux confesseurs, l'un qui était en prison,
l'autre qui était aux mines. Texte dans P. G., t. x,
col. 1565-1568; cf. un texte meilleur, malheureuse-
ment incomplet, donné par P. Batiffol, dans Byzan-
iinische Zeitschri/t, 1901, t. x, p. 131.
A cette nouvelle, continue le fragment historique,.
Pierre publia une lettre dont le texte est donné. Consi-
dérant l'arrogance de Mélèce, l'archevêque prescrivait
à tous les fidèles d'éviter la communion de celui-ci
jusqu'à plus ample informé. Texte dans P. G., t. xvi,
col. 509, et mieux dans Batiffol, loc. cit. — '■ Ainsi,
d'après le document en question, durant que la persé-
cution éloignait de leurs résidences nombre de pas-
teurs, l'évêque de Lycopolis, Mélèce, s'était mis en
tête de remplacer les absents, sans aucun égard des
droits ni de ceux-ci, ni du «pape» d'Alexandrie, lequel,
suivant une coutume immémoriale, ordonnait tous les
évêques d'Egypte. La lettre des pasteurs incarcérés est
très claire à ce sujet. Le fragment historique qui la
relie à l'encyclique de Pierre et qui parle des agisse-
ments de Mélèce à Alexandrie est plus obscur; le
texte en est d'ailleurs en fort mauvais état. On ne
comprend pas bien, en particulier, comment pour
remplacer les deux vicaires généraux de Pierre, jugés
par lui inégaux à leur tâche, Mélèce ordonne deux
confesseurs, l'un prisonnier, l'autre forçat. Cette qua-
lité ne devait pas faciliter aux nouveaux élus l'accom-
plissement de leur mission. Aussi faut-il, croyons-nous,
supposer avec Ed. Schwartz, que le fragment glisse
sur un épisode qui s'est passé entre temps : l'arres-
tation de Mélèce et sa condamnation aux mines, que
nous connaissons par ailleurs. C'est en ces conjonc-
tures que Mélèce aurait créé les prêtres en question.
Aussi bien, à en croire le document à l'aide duquel
saint Épiphane a construit sa notice relative aux
mélétiens, Hœres., lxviii, P. G., t. xui, col. 184-201,
une rivalité avait mis aux prises Pierre et Mélèce
antérieurement aux événements dont témoigne la
lettre des quatre évêques. Débarrassée des inexacti-
tudes évidentes dont elle fourmille, la notice indique
qu'une divergence de vues s'était produite en Egypte
sur la réconciliation des lapsi. Tandis que Pierre
inclinait vers l'indulgence, un parti groupé autour de
Mélèce, et qui se réclamait de l'avis des « martyrs »,
protestait qu'il ne fallait procéder à aucune admis-
sion à la pénitence avant la fin de la tempête. Ibid.,
n. 2. L'indulgence précipitée était une prime à l'apos-
tasie, et risquait d'entraîner à des lâchetés ceux des
confesseurs qui attendaient leur comparution der-
nière devant les juges.
Or nous savons par ailleurs qu'à Pâques 306 Pierre
avait publié en effet une encyclique où il réglait par
le détail les diverses questions relatives aux lapsi.
Texte dans P. G., t. xvi, col. 467-508. Comme cette
lettre ne renferme pas la moindre allusion à des ma-
nœuvres schismatiques, il faut penser que l'agitation
mélétienne n'avait pas encore commencée, mais qu'elle
fut justement provoquée par la lettre même de
Pierre. On en mettrait donc les débuts en 306, ce qui
concorderait avec une indication donnée par saint
Athanase, Encycl. ad ep. ^Egypti et Libyee, n. 22, P. G.,
t. xxv, col. 589, suivant laquelle les mélétiens ont été
déclarés sclùsmatiques dix-neuf ans avant que les
ariens fussent déclarés hérétiques à Nicée. A ce mo-
533
MÉLÈCE DE LYCOPOLIS
534
mont la persécution, dont Pierre avait espéré qu'elle
allait s'adoucir, reprend avec plus de violence. C'est
alors que sont incarcérés l'évoque Philéas et ses com-
pagnons qui ne tarderont pas à être exécutés. Mélèce
circule en Egypte, ordonnant à divers endroits des
gens de son bord, sans doute rigoristes comme lui. Si
dans Alexandrie même il ose se permettre d'excom-
munier les vicaires de Pierre, lequel pour lors était
caché, c'est qu'il a déjà rompu la communion avec
l'archevêque. Bref il nous apparaît dès ce moment
comme l'organisateur d'une Église schismatique, qui
se faufile partout où elle peut trouver place libre.
Au rapport du garant d'Épiphane, Mélèce, à quel-
que temps de là, est arrêté lui aussi et finalement
envoyé aux mines de Phaeno. Nous savons que c'est à
partir d'avril 307 que la peine des travaux forcés
remplaça, pour les chrétiens, la peine de mort. C'est
vraisemblablement alors que Mélèce aurait procédé
aux ordinations, dont se plaint la lettre de l'arche-
vêque Pierre. La notice d'Épiphane renferme, sur les
discussions auxquelles donna lieu, parmi les malheu-
reux forçats, l'agitation de Mélèce, des détails révéla-
teurs. Ibid., n. 3 à la fin, col. 188-189. En 311, tout ce
monde était relâché; incapables de s'entendre dans les
misères communes, on pense si les confesseurs étaient
prêts à se réconcilier après leur libération. Un peu
partout il se forma en Egypte, en regard de la hiérar-
chie dépendant de Pierre d'Alexandrie, une hiérarchie
qui reconnaissait .Mélèce pour auteur et pour chef. Sur
ces entrefaites Pierre qui avait déposé celui-ci en
synode, cf. Socrates, I, vi, P. G., t. lxvii, col. 53 A,
et Athanase, Apol. conl. arian., 59, t. xxv, col. 356,
fut enlevé par le sursaut de persécution de la fin de
311. Il fallut quelque temps pour élire à sa place
Achillas, qui ne dura qu'un an et fut remplacé en 313
par Alexandre. Ces changements de personnes ne
semblent pas avoir modifié l'attitude de Mélèce par
rapport à l'Église établie. Il continua à se considérer
comme l'archevêque de « l'Église des martyrs ». « Dési-
gnation singulière, fait observer L. Duchesne, car
enfin Philéas et ses compagnons, et l'évêque Pierre
lui-même, censés patrons des apostats, avaient donné
leur vie pour la foi, tandis que Mélèce, revenu des
mines, finit par mourir, dans son lit. » Hist. anc. de
l'Église, t. n, p. 100. Cette Église semble avoir eu
quelque importance, et saint Athanase accusera plus
tard les mélétiens d'avoir créé à ses prédécesseurs de
graves difficultés.
II. Le concile de Xicée et les mélétiens. —
Quand il vint à Alexandrie vers 324 pour tenter d'y
rétablir la paix, Hosius de Cordoue se préoccupa non
seulement des difficultés soulevées par Arius, mais
encore de l'affaire mélétienne. Eusèbe, Vita ConsL, n,
62-63; m, 4, P. G., t. xx, col. 1036, 1057. Cela ne veut
pas dire d'ailleurs que les deux partis eussent dès ce
moment partie liée; il paraît au contraire qu'il y
avait plutôt antagonisme entre Arius et l'Église mélé-
tienne. Au début, sans doute, voir col. 532, Arius
encore laïque avait appuyé Mélèce; mais il n'avait pas
tardé à faire sa soumission à Pierre dont il avait plus
tard reçu le diaconat. Toutefois il conservait assez le
sens exact des réalités pour s'opposer à une mesure
arbitraire que voulait prendre l'archevêque. Celui-ci
avait déclaré nuls les baptêmes conférés par le clergé
mélétien. L'opposition que fit Arius le brouilla avec
Pierre, qui l'aurait excommunié; sous Achillas, qui ne
persévéra pas sans doute dans l'attitude de son pré-
décesseur, Arius revint en faveur et fut élevé à la
prêtrise. Voir sur toute cette affaire Sozomènc, H. E.,
I. xv. P. G., t. lxvii, col. 905 A. Nous ignorons ce que
fut. dans les années qui suivirent, l'attitude de l'Église
mélétienne. Le garant d'Épiphane, Hœrcs., lxviii,
insiste à plusieurs reprises sur le scrupule qu'avait
Mélèce de garder l'orthodoxie; à l'en croire, ce serait
lui qui aurait surpris Arius en flagrant délit d'hérésie,
et l'aurait dénoncé à Alexandre. Ibid., n. 4, cf. i.xix,
3, col. 189 B, 208 A. Mais, quelle que fût la pureté de la
foi mélétienne, il y avait intérêt à étouffer un schisme
qui partageait entre deux obédiences les catholiques
d'Egypte. Hosius n'ayant pu arranger cette affaire
dans sa visite à Alexandrie, elle revint devant le concile
de Nicée en 325. L'assemblée fut d'accord pour juger
fort sévèrement la conduite schismatique de Mélèce;
elle pensa néanmoins que, pour en finir avec la discus-
sion, la douceur valait mieux que la violence; peut-
être aussi voulut-elle témoigner quelque gré à Mélèce
de son attitude loyale au moment où avait éclaté l'af-
faire d'Arius. Toujours est-il que les mesures prises
par le concile à l'égard de Mélèce et de son Église
sont empreintes de la plus grande bienveillance.
Ces mesures sont édictées dans une lettre synodale
adressée aux chrétiens d'Alexandrie et que Socrates
nous a transmise. H. E., I, ix, P. G., t. lxvii, col. 77
sq. ; cf. Théodoret, H. E., I, vin, t. lxxxii, col. 932.
On distinguait le cas personnel de Mélèce et celui de
ses ressortissants. Après avoir déclaré que le premier
n'était digne d'aucune pitié, on lui concédait néan-
moins qu'il pourrait demeurer dans sa ville de Lyco-
polis avec le titre d'évêque, mais avec défense de faire
aucune ordination, ni aucune élection, |i.ï]xe y eipoGeTeïv
[xr)Te 7rpoxetpî^£CT0ai, soit à Lycopolis, soit en aucune
ville ou bourgade. Quant à ceux élevés par lui aux
divers ordres ecclésiastiques, moyennant une imposi-
tion des mains plus mystique, y.<jaziKC>-cépx xetporovta
Pe6atco6Év-£ç, ils pourraient continuer à faire les
fonctions de leur ordre (en communion avec les catho-
liques), mais dans le clergé ils prendraient rang après
les clercs (de même ordre) de la hiérarchie régulière.
(Ce n'est pas le lieu de discuter ici le sens, si vivement
débattu de l'expression, [xuaTixcoTépa /siporovia;
voir l'art. Réordination.) Défense expresse leur
était faite de procéder à une élection sans l'aveu de
l'évêque catholique, en communion avec l'évêque
d'Alexandrie. Ainsi il pourrait y avoir dans une même
Église d'une part l'évêque et les clercs catholiques et
un évêque et des clercs mélétiens « à la suite ». Au cas
où l'évêque catholique ou tel clerc en situation vien-
drait à décéder avant l'évêque ou le clerc mélétien, ces
derniers, pourraient être choisis à leur place, moyen-
nant élection unanime du peuple et ratification^de
l'évêque d'Alexandrie.
En même temps, par son canon 6, le concile confir-
mait le droit traditionnel de l'évêque d'Alexandrie sur
toute l'Egypte, la Libye et la Pentapole (Cyrénaïque),
sans qu'il eût à tenir compte des divisions civiles. Cette
prescription semble bien viser directement le cas de
Mélèce, lequel, suivant les indications d'Épiphane, pré-
tendait se considérer comme l'archevêque de la Thé-
baïde, et, en cette qualité, avoir le second rang après
le titulaire d'Alexandrie. Le canon 6 rappelle que la
juridiction de ce dernier sur toute l'Egypte et les pro-
vinces avoisinantes est une juridiction immédiate. En
somme, le plus clair résultat du schisme mélétien
aurait été d'affermir la situation déjà si forte du
« pape » d'Alexandrie.
III. Histoire ultérieure du schisme. — Comme
les donatistes avec qui ils offrent plus d'un trait de
ressemblance, les mélétiens ne s'inclinèrent pas sans
protester devant la décision, pourtant si libérale, du
concile. Us importunèrent Constantin de leurs récla-
mations, et celui-ci se prêta, comme dans le cas du
donatisme, au rôle d'arbitre, convoqua les chefs de
parti, et s'employa à les réconcilier. Cf. Eusèbe, Vila
Conslantini, m, 23, P. G., t. xx, col. 1084. C'est à ce
moment sans doute que les mélétiens venus à la cour
entrèrent en relation avec Eusèbe de Nicomédie,
535
MÉLÈCE DE LYCOPOLIS — MÉLÈCE LE GALÉSIOTE
536
lequel leur avait ménagé une entrevue avec l'empereur.
Épiphane, Hœres., Lxvm, n. 5, 6, P. G., t. XLn, col. 192,
193. Sur l'heure la manœuvre réussit au rebours de
ce que l'on attendait. Irrité de voir remettre en ques-
tion les décisions de Nicée dans l'affaire d'Arius, Cons-
tantin fit exiler Eusèbe. Les mélétiens durent s'en
revenir tout penauds à Alexandrie; pour l'instant ils
s.e réconcilièrent tant bien que mal avec l'évêque
Alexandre à qui Mélèce remit la liste des ecclésias-
tiques qui relevaient de lui. Athanase, Apol. cont.
arian., 71, P. G., t. xxv, col. 37G; mais le principe
était posé d'une alliance entre l'Église de Mélèce et le
parti arianisant. Cette collusion portera dans un ave-
nir rapproché de bien tristes fruits.
Le plus regrettable c'est que, contrevenant à la déci-
sion de Nicée, Mélèce, se sentant mourir, ait réussi à
se donner un successeur, en la personne 'de Jean
Arkaph qu'il fit évoque de Memphis. Cette ordination,
que suivit bientôt la mort de Mélèce, dut prendre place
dans le temps où Athanase lui-même succédait à
Alexandre (328). Désormais les mélétiens vont se mon-
trer les adversaires acharnés du jeune archevêque.
h' Apologie d'Athanase contre les ariens est toute rem-
plie du récit des manœuvres imaginées par les mélé-
tiens pour perdre leur ennemi. Démarches directes
auprès de Constantin, accusations invraisemblables
dirigées contre l'administration tyrannique d'Atha-
nase, tout cela aboutira finalement à la réunion du
concile de Tyr en 335, qui, par un incroyable déni de
justice, condamna l'archevêque d'Alexandrie. Voir
Athanase (Saint), t. i, col. 2145, cf. K. Holl, dans
Comptes rendus de l'Acad. de Berlin, 1925, p. 18-31.
En toute cette affaire qui durera longtemps, les
mélétiens apparaissent comme les auxiliaires de la
coterie eusébienne et du parti arianisant.
Il n'entre pas dans notre plan de suivre dans le
détail les démarches, les palinodies, les récidives des
mélétiens passés au service de l'hétérodoxie. Tout cela
finit par les faire classer parmi les ariens décidés,
cf. Sozomène. II, xxi; si bien qu'on n'entend plus
guère parler d'eux dans la seconde moitié du ive siècle.
Les ariens disparus, il subsista néanmoins quelques
communautés se réclamant encore du nom de Mélèce.
C'est à quelqu'une d'entre elles que fait allusion Théo-
doret quand il parle d'organisations monastiques, où
se perpétuaient des coutumes bizarres et vaines, qui
les apparentaient aux Samaritains et aux Juifs. H. E.,
I, vm, P. G., t. lxxxii, col. 932. Ces vagues indica-
tions montrent que l'évêque de Cyr était bien mal ren-
seigné sur le compte des derniers représentants du
schisme mélétien. Au vie siècle encore, il est question
de prêtres et de moines mélétiens à Arsinoé, dans un
papyrus daté de 512. Revue des études grecques, t. m,
p. 134. Plus surprenante est la notice consacrée par
Sévère d'Achmouneim au patriarche Michel (743-757)
dans son Histoire des patriarches. A l'en croire, celui-
ci aurait découvert dans le nome d'Arsinoé quelques
milliers de moines mélétiens. Michel les aurait vaine-
ment exhortés à la pénitence; ne parvenant pas à les
convertir, il aurait demandé à Dieu de les détruire,
comme jadis Sodome et Gomorrhe. Ainsi fut fait; tous
périrent à l'exception de dix qui étaient venus à
résipiscence. Voir E. Renaudot, Hist. patriarch.
alexandr., 1713, p. 230-231.
I. Sources. ■ — ■ En dehors des indications fournies par
saint Athanase, Epist ad episc. JEgijptiœ et Libyse, 22, 23,
P. G., t. xxv, col. 589 et dans VApologia contra arianos,
ibid., col. 248-409, l'Hisloria ad monaclios, 78, 79, ibid.,
col. 788 sq., indications utilisées par Socrates et ceux qui
dépendent de lui, il y a deux sources indépendantes qui rap-
portent les origines du schisme mélétien. La plus ancienne
est le recueil de pièces qui figurent dans la collection dite
du diacre Théodose (ms. de Vérone 60) à la suite de l'His-
loria acephala arianorum. Utilisant des suggestions de
P. Batiffol, Ed. Schwartz a montré qu'il s'agit d'un ensem-
ble de documents, très analogues aux Fragmenta hisloricu
de saint Hilaire. Voir ci-dessous. Se rapportent au schisme
mélétien, dans cette collection, la lettre de Philéas et ses
compagnons à Mélèce et l'encyclique de Pierre d'Alexan-
drie, réunies par le fragment historique. Ce dernier n'a pas
évidemment la même valeur documentaire que les deux
lettres, et il y aurait lieu d'étudier de plus près son origine.
Le second document est la notice du Panarion, Mares.,
Lxvm ; il est relativement plus récent ; la notice a été rédi-
gée après 373 (mort d'Athanase, élection de Pierre II,
intrusion de Lucius), et, sans doute, d'après des récits
oraux provenant de l'un de ces ecclésiastiques fidèles qui
s'enfuirent en Palestine à ce moment. Les souvenirs du
garant d'Épiphane sont déjà très brouillés. H. Achelis sup-
pose qu'il s'agit d'un ancien partisan de Mélèce, revenu à
l'Église catholique. De fait il insiste sur l'orthodoxie de
l'évêque schismatique et sur son zèle pour défendre la
saine doctrine; il cherche une excuse à son attitude dans la
question pénitentielle. On a souvent présenté son récit
comme inconciliable avec celui du « document fondamen-
tal »; ce n'est pas absolument exact, et nous avons essayé,
avec Ed. Schwartz, d'utiliser l'un et l'autre. Mais la tenta-
tive de fusion proposée par H. Achelis dans l'art. Meletius
von Lycopolls de la Protest. Realenc.,t. xn, 1903, p. 558-562,
nous paraît moins heureuse; cet auteur l'a, d'ailleurs, par-
tiellement abandonnée dans le Supplément, 1913, t. xxiv,
p. 83, en reportant les origines du schisme en 306, au lieu de
311, date qu'exigeait sa première hypothèse.
II. Travaux. — Outre les histoires ecclésiastiques
anciennes < voir surtout Tillemont, Mémoires, t. v, p. 453 sq.
(762-763) et modernes (voir surtout Hefele-Leclercq, His-
toire des conciles, t 1, p. 488 sq., L. Duchesne, Hist. anc. de
l'Église, 1907, t. h, p. 97-100, 147 sq., etc.); consulter
Ed. Schwartz, Zur Geschichie des Athanasius, v, dans
Nachrichlen von der k. Gesells. der Wissensch. zu Gotlingen,
1905, p. 164-187, qui analyse avec beaucoup de sagacité les
deux sources anciennes. ,
E. Amann.
3. MÉLÈCE LE GALÉSIOTE ou LE
CONFESSEUR controversiste grec de la seconde
moitié du xme siècle. — Né en 1209 à Théodotou, petit
village des bords de la mer Noire, il avait reçu au
baptême le nom de Michel, qu'il changea en celui de
Mélèce en prenant l'habit monastique au mont Sinaï,
au cours d'un voyage, où il visita tout à tour la Pales-
tine, l'Egypte et la Syrie, sans se fixer nulle part.
Revenu en Asie Mineure, il s'arrêta au mont Latros,
près de Milet, puis au mont Galésios, près d'Éphèse,
dans le célèbre monastère fondé par saint Lazare le
Galésiote. De là il se rendit au mont Saint -Auxence.
en face de Constantinople, sur la côte d'Asie, d'où il
redescendit bientôt pour s'établir dans l'îlot de Saint-
André, sur le golfe de Nicomédie, où il se construisit
un monastère avec diverses dépendances. Importuné
par les visiteurs qui devenaient sans cesse plus nom-
breux, il remonta bientôt au mont Saint-Auxence.
Il s'y trouvait encore en mai 1275, lors de la chute
du patriarche Joseph et de l'avènement de Jean
Beccos, prélat favorable à l'union avec Rome. L'ortho-
doxie paraissant en danger, Mélèce, accompagné d'un
confrère du nom de Galaction, descend à la capitale
et ne craint pas de reprocher son impiété à l'empereur
latinisant Michel VIII Paléologue (1261-1282). Cette
hardiesse lui coûte la liberté, et il est exilé, toujours en
compagnie de Galaction, à la petite île de Skyros dans
la mer Egée, d'où il part pour Rome en 1279, lors de
l'ambassade auprès du pape Nicolas III de Léon d'Hé-
raclée et de Théophane de Nicée. Au bout de deux
ans, à l'avènement du pape Martin IV (1281-1285),
cette mission revient en Orient, et Mélèce regagne
son île de Skyros, d'où il ne tarde pas à être emmené
à Constantinople par ordre de l'empereur, qui l'en-
ferme dans la prison dite t£>v Nouu.spwv, et lui fait
couper la langue. Mais, observe gravement le biographe,
Mélèce n'en parla que mieux. Rendu à la liberté à
l'avènement de l'empereur Andronic II (1282-1328),
il tombe bientôt malade, et après trois années de
53/
MÉLÈCE LE GALÉSIOTE — MÉLITON (GUILLAUME DE;
538
pénibles souffrances, il meurt en 1286, à l'âge de
soixante-dix-sept ans.
Mélèce a beaucoup écrit, le plus souvent contre les
Latins, et toujours en vers, au point qu'il eût pu
reprendre le mot d'Ovide : Qaidquid tentabam dicere
versus erat, et son vers, sauf dans les compositions
liturgiques, est uniformément le vers poétique de
quinze syllabes, d'une désespérante monotonie. Le
plus considérable de ses ouvrages porte le titre sui-
vant : 'A-av8i.a^6c; 7}to'. auXXoyÔ tyjç 7t?.Xxi.5ç xalvsaç
Aia6ï;xr(ç. Composé durant l'exil de Skyros, il com-
prend autant de livres qu'il y a de jours dans la
semaine, c'est-à-dire sept, et ces livres se subdivisent
en deux cent soixante-sept sujets différents. Dans
l'impossibilité de donner ici tous les sous-titres, nous
nous bornerons à quelques indications générales, plus
spécialement en ce qui concerne la théologie. A ce
point de vue, ce sont les 1. III et IV qui méritent de
fixer l'attention. Le 1. III a pour titre : 'O Xéyoç nai'
TraXoSv, Y^youv x.aTa Axtîvcûv. On y trouve un curieux
récit des événements contemporains, en 1864 vers
répartis en dix (jtzoQsos'.ç : 1. mœurs des Latins; 2. pro-
cession du Saint-Esprit ; 3. sens de la formule sx
Toù Tlo'j tô rivs'j(xa; 4. emploi de cette formule
chez quelques auteurs orthodoxes; 5. sens de l'expres-
sion IIvs5;i.a Xp'.aTO'j; 6. que l'orgueil produit l'erreur
et l'ignorance des Écritures; 7. sur les azymes; 8. que
les Latins sont hérétiques et qu'il y a péril de damna-
tion à entrer en communion avec eux; 9. que les
pasteurs des âmes sont cause de toutes les hérésies et
de tous les maux; 10. qu'il ne faut jamais taire la
vérité. Au chapitre concernant les erreurs des Latins
ne figurent pas moins de quarante divergences, au
nombre desquelles on compte gravement le port des
armes par le clergé, l'usage des viandes étouffées, le
baptême par une seule immersion, l'emploi de salive
au lieu d'huile dans la collation de ce sacrement,
l'absence de la messe des présanctifiés, l'habitude de
tracer des croix à terre et de marcher dessus, le refus
de donner à la sainte Vierge le nom de Qsotoxoç, le
rejet de toute image hormis celle de la croix, l'habitude
de se signer de gauche à droite, de s'asseoir durant la
messe, etc., etc. A l'exemple des controversistes grecs
qui l'ont précédé ou suivi, notre auteur condamne, on
le voit, toute pratique s'éloignant de celle en vigueur
dans son pays.
Le 1. IV est de beaucoup le plus populaire et le plus
considérable de tous. Il porte un titre curieux, celui de
'AX9a6/jTxX9â6/;TO(;, qui a fort embarrassé K. Krum-
bacher, mais dont l'auteur explique longuement l'ori-
gine au début du livre. Celui-ci est disposé dans l'ordre
alphabétique en autant de subdivisions que l'alphabet
lui-même compte de lettres, et dans chaque subdivi-
sion la même lettre est répétée, en tête des para-
graphes, vingt-quatre fois de suite. C'est donc une
composition doublement alphabétique, et tel est le
sens qu'il faut donner au titre lui-même. Le livr.e ne
compte pas moins de 15 000 vers, distribués en
190 PaO^iSs; ou degrés différents qui forment comme
autant d'échelons propres à conduire l'âme au sommet
de la perfection. Bien que la polémique ne soit pas
entièrement absente, c'est surtout l'édification que
s'est proposée l'auteur, et ce livre peut être regardé
comme une véritable Somme ascétique où ont trouvé
place, d'une façon plus ou moins heureuse, toutes les
doctrines de spiritualité alors enseignées dans les
monastères byzantins. Sous la plume infatigable de
notre moine on voit défiler tour à tour les Pères du
désert, les docteurs de l'Église, d'autres auteurs plus
récents, tous ceux en un mot qui ont parlé de la per-
fection chrétienne ou religieuse. L'ouvrage, pour inté-
ressant qu'il soit, est demeuré inédit. Le moine
Nicodème, qui avait voulu le publier, est mort avant
d'avoir pu réaliser son dessein, et sa préface seule a vu
le jour tout récemment dans la revue de Saloniquc
intitulée : rpYjyopioç ô IlaXaptôcç, 1920, t. v, p. 576-582.
Que contenaient les trois derniers livres de r'Arrocv-
6i<7fx6ç? Nous ne saurions le dire, aucun ms. ne nous
les ayant conservés. Ce fait laisse même supposer qu'ils
n'ont jamais été écrits.
En dehors du recueil dont nous venons de parler,
Mélèce nous a laissé tout un volume de canons ou
cantiques liturgiques en neuf odes. Cet ouvrage est
également inédit, mais il est conservé dans le manus-
crit X,I V, 8 de la bibliothèque de l'Escurial. Le
ms. est certainement autographe, car une note qui se
lit fol. 135 v° nous apprend qu'il a été écrit le
30 mai 6784, c'est-à-dire en 1276; il n'est donc pas du
xii0 siècle, comme l'affirme E. Miller, Catalogue des
manuscrits grecs de la bibliothèque de l'Escurial, Paris,
1848, p. 403. Nous nous proposons de publier ailleurs
une étude sur ce curieux volume, dont nous avons pris
en 1908 une photographie complète. Certaines pièces
ne sont pas de Mélèce, mais elles ont été insérées par
lui au milieu de ses propres œuvres d'une plume élé-
gante et attentive. Quant aux canons composés par
lui, ils se distinguent par une infime variété d'acros-
tiches, et cette singularité, à défaut de sa signature,
suffirait à elle seule à établir sa paternité sur l'œuvre
entière. Le manuscrit compte 244 feuillets, mais les
180 premiers sont seuls de la main de Mélèce; le der-
nier canon s'interrompant brusquement au bas du
fol. 180 v°, nous ne saurions mesurer l'étendue des
pertes subies par le recueil primitif.
Sur Mélèce, voir sa vie en grec moderne, dans le recueil
de Nicodème l'Hagiorite intitulé, Nïov lv/.).ôyiov, in fol.,
Venise, 1803, p. 314-324; 2' édit., Constantinople, 1863,
p. 280-289; en grec ancien, mais incomplète, dans la revue
rpr)YÔpio« & IIaXau.âr, t. iv, 1920, p. 582-584, 609-G24. Inc.
Aeovtat jj.ev y.àv -f.f: aXXoi; âitatriv avÔpojTtoe Xôyou toO
îrpOTp£*|/ovTo;. Cette vie est anonyme, mais au témoignage
de Nicodème elle a pour auteur Macaire Chrysoképhalos.
Voir ici, t. ix, col. 1445. Sur le principal ouvrage de Mélèce,
voir Philarète Bapheides, dans i"K-*xXY)<TLaaTiXYi 'AXïjÔsia,
1903, t. xxm, p. 28-32, 53-56. K. Krumbacher, Gcscliichte
der bi/zanl. Lit., Munich, 1897, p. 717, le fait vivre; mais en
ajoutant prudemment un point d'interrogation, au
xvme siècle. C'est évidemment une erreur. Ses mss. ne
sont pas rares en Orient. Citons celui de la métropole de
Didymolichos, qui a servi de base à l'étude de Bapheides,
le n. 720 du mont Athos et les nn. 377 et 474 d'Athènes; ce
dernier ne contient au complet que 1' A) zxiyr-.y.'izy.'ôr-.rjz,
précédé de la vie et d'extraits du 1. III.
f L. Petit.
1 . MELITON (Guillaume de) frère mineur, pre-
mière moitié du xme siècle. — Natif de Middletown
d'après la Chronique de Lanercost, Chronicon de
Lanercost, Edimbourg, 1830, p. 70-71, Guillaume de
Méliton est un des premiers maîtres de l'école francis-
caine de Paris. D'aucuns ont affirmé sans fondement
qu'il appartenait à l'ordre de saint Dominique ou
qu'il était chancelier de l'Église de Paris et d'York. Il
est difficile de l'identifier avec Guillaume de Melton,
le cinquième lecteur franciscain à l'Université de
Cambridge; le P. Minges, O. F. M., admet toutefois
ce sentiment. Cf. Robert Grosse/este Uebersetzer der
Elhica Nicomachca, dans Philos. Jahrb., Fulda, 1919,
t. xxxii, p. 238-239. Guillaume de Méliton enseigna
habituellement à Paris; il y est en relation étroite
avec Alexandre de Halos. Avant 1245, il est déjà au
nombre des bacheliers. Gérard de Frachet, O. P.,
\ Use fratrum Ordinis Prœdicatorum, édit. Reichert,
Louvain, 1896, p. 274, nous apprend qu'il était aussi
lié étroitement d'amitié avec le lecteur de l'école domi-
nicaine, Cucrric de Saint-Quentin. En 1248, Guillaume
de Méliton devint maître régent de l'école francis-
caine, probablement après la promotion d'Eudes
Rigaud, O. M., à l'archevêché de Rouen. Son nom se
539
MÉLITON (GUILLAUME DE) - MÉLITON DE SARDES
W
trouve dans la liste des maîtres consultés par le légat
pontifical, Eudes de Châteauroux, et par Guillaume
d'Auvergne dans l'afTaire du Talmud. Denifle-
Chatelain, Chartularium Uniu. Paris., t. i, p. 210.
Après 1255, il est charge avec saint Bonaventure et
Eudes de Rosny d'examiner la règle du couvent de
Longchamp composée par la bienheureuse Isabelle.
P. Oliger, O. F. M., De origine regularum ordinis
S. Claree, dans Archivum /ranciscanum hisloricum,
Quaracchi, 1912, t. v, p. 43G-437. Vers la même
époque, le 28 juillet 1256, Alexandre IV, par la bulle
De fonlibus Paradisi, ordonnait à Geoffroy de Brie,
provincial de France, de mettre à la disposition du
docteur franciscain un certain nombre de collabora-
teurs pour achever la Somme théologique d'Alexandre
de Halès. Denifle-Chatelain, Chartul., p. 328, 329.
Malgré ces ordres', l'œuvre du Docteur irréfragable
ne fut pas achevée. Guillaume de Méliton, en effet,
mourut peu après, piobablement en 1260, et non pas
en 1261, comme semble le dire la Chronique de
Lanercost. Au chapitre de Narbonnc (1260), saint
Bonaventure le fit recommander aux prières de l'Ordre.
P. Delorme, O. F. M., Diffinitiones capituli generalis
Narbonensis, dans Archivum franc. -hist., 1910, t. m,
p. 504, cf. 501. Les ménologes franciscains font
mémoire de G. de Méliton, le 15 septembre. Hueber,
Menologium O. S. F., Munich, 1698, p. 1775; Arthur
du Moutier, Martijrologium {ranciscanum, Paris,
1653, p. 450.
Les ouvrages de Méliton, encore inédits, sont nom-
breux. D'après la liste des livres en dépôt chez les
libraires de Paris et taxés officiellement par l'Uni-
versité en 1286, il est certain que le docteur franciscain
composa des Commentaires sur les Psaumes, les douze
petits Prophètes, saint Marc, l'Ecclésiastique et Job.
Denifle-Chatelain, Chartul., p. 647. Le Commentaire
sur saint Marc est aussi mentionné dans la recension
pérugienne de la bibliothèque pontificale faite en 1311.
Ehrle, Historia bibliothecœ romanorum pontificum,
Rome, 1890, t. i, p. 57. De même aussi une Postille
sur les épîtres canoniques. Ehrle, ibid., p. 56. Les
bibliographes franciscains affirment généralement que
G. de Méliton a commenté toute l'Écriture sainte.
Jean de Saint-Antoine, Bibliotheca universa francis-
cana, Madrid, 1723, t. h, p. 42-43. Plusieurs de ces
écrits existent encore. Un ms. du xme siècle, conservé
au collège Saint-Bonaventure de Quaracchi, contient
les Commentaires de Méliton sur la Genèse, le Lévi-
tique et les Nombres. Selon le Prologue de la postille
sur les Nombres, fol. 151 r°, il est sûr que le docteur
franciscain a aussi commenté l'Exode et le Deutéro-
nome. Le codex 50 de l'abbaye de Zwettl contient aussi
les mêmes postilles sur le Lévitique et les Nombres.
Xenia Bernardina, Pars secunda. Die Handschri/ten-
verzeichnisse der Cistercienser-Slifte, Vienne, 1891,
t. i, p. 321. Jusqu'ici, on a pu retrouver encore les
ouvrages suivants : In Cantica, Paris, Bibl. nat.
15 265; In Ecclesiasten, In Sapientiam, ibid., 14 429;
In Ecclesiasticum, ibid., 15 266; In XII Prophetas
minores, ibid., 14 262, 15 583, 15 584, 506, etc. Ce
dernier ouvrage est cependant attribué parfois à
Alexandre de Halès, mais avec moins de preuves. Le
commentaire In Job, ibid., 14 250 et Troyes, n. 487,
est probablement aussi de G. de Méliton. Plusieurs
postilles différentes sur l'Apocalypse sont attribuées
au docteur franciscain, particulièrement dans les
mss. d'Allemagne, mais le véritable écrit de Méliton
se trouve dans le n. 321 de la Bibliothèque municipale
d'Assise et fréquemment ailleurs.
Les Quœstiones de Sacramentis sont l'œuvre scolas-
tique la plus considérable du maître franciscain. Un
ms. incomplet mais portant le nom de G. de Méliton,
se trouve à la Bibliothèque Antoniana de Padoue,
Scoaff. VIII, n. 152; un autre, également incomplet
et en outre anonyme, à la Bibl. nat. de Paris, ms. lat.
15 920. Seul le Vat. Lat. 4245, fol. 214 r°-314 v,
contient l'œuvre entière. Une étude analytique de cet
ouvrage, actuellement conduite jusqu'au traité de
l'eucharistie, révèle des rapports étroits avec la qua-
trième partie de la Somme théologique d'Alexandre
de Halès. Les deux textes sont généralement iden-
tiques; seulement la Somme ajoute des arguments,
transpose l'ordre des questions et surtout en insère de
nouvelles. Ces Qusestiones sont d'un grand intérêt
pour la théologie sacramentaire de cette période. Le
ms. 182 de la Bibliothèque municipale d'Assise con-
tient également un bref Commentaire sur le IVe livre
des Sentences dont la première partie, jusqu'au traité
de la pénitence, est attribuée à G. de Méliton, la
seconde à Alexandre de Halès. Le ms. 737, fol. 36 v°-
39 r°, de la Bibliothèque de Toulouse conserve une
importante question du docteur franciscain sur la
conception de la sainte Vierge : G. de Méliton se pro-
nonce contre le privilège mariai. Le ms. D. III. 28,
fol. 158 r°, de la Bibl. royale de Turin a aussi sous son
nom une question De difjerentia contritionis, altri-
tionis et compunclionis. Dans le ms. lat. 1384 de la
Bibl. palatine de Vienne, les questions De vita publiées
dans la Somme théologique d'Alexandre de Halès,
IIa pars, q. lxxvii, Cologne, 1622, t. n, p. 319, sont
données comme une addition de G. de Méliton. Plu-
sieurs écrivains lui ont aussi attribué la rédaction de la
Summa de virtutibus, imprimée pour la première fois
à Paris en 1509, et qui se présente comme un supplé-
ment à la Somme d'Alexandre de Halès; cette attri-
bution toutefois n'a pu être jusqu'ici établie critique-
ment. Cf. S. Bonaventurw opéra omnia, Prolog., § 3,
Quaracchi, 1882, t. i, p. lvii-lxii. G. de Méliton est
enfin l'auteur d'un opuscule liturgique Super Missam,
Assise, Bibl. mun., n. 494, fol. 139; plusieurs sermons
existent aussi sous son nom. Munich, dm. 14 620, fol.
140 r°; Bruxelles, Bibl. royale, ms. lat. 1886, fol. 179.
Wadding, Scriplores Ord. Min., Rome, 1806, p. 105;
Quétif-Echard, Scriptores Ord. Prwdicalorum, Paris, 1721,
1. 1, p. 488; Oudin, Commentarius de scriploribus ecclesias-
licis, Leipzig, 1722, t. m, p. 217-218; Jeiler, O. F. M., Die
sogenannte Summa de virtutibus des Alexander von Halès,
dans Der Katholik, Mayence, 1879, p. 38-54; Minges,
O. F. M., Philosophiegeschichllicbe Bemerkungen ùber die
dem Alexander von Halès zugeschriebene Summa de virtuti-
bus dans Festgabe zum 60 Geburstag Clemens Baeumker
(Beitr. zur Gesch. der Phil. des Mitlel. Supplementband I),
Munster, 1913,129-138; F. Cavallera, S. J., L'Immaculée
Conception: Positions franciscaines et dominicaines avant
Duns Scot, dans la Revue Duns Scot, Le Havre, 1911,
p. 101-103; P. Hiiarin Felder, O. M. C, Histoire des études
dans l'ordre de S. François, Paris, 1908, p. 203, 218-20, 232,
234, 237, 241,
E. LONGPRÉ.
2. MÉLITON DE SARDES (SAINT),
iie siècle. — I. Le personnage. IL Les écrits.
I. Le personnage. — Les rares indications que
l'on trouve sur Méliton de Sardes dans l'ancienne litté-
rature chrétienne montrent qu'il fut, à son époque, un
personnage de premier plan. Mais son souvenir s'est
effacé très vite, comme celui de bon nombre d'écri-
vains anciens. La recension des témoignages qui le
concernent, en même temps qu'elle justifiera la courte
biographie que nous tenterons d'écrire, permettra
d'apprécier la disparition progressive du personnage
et de son œuvre. \
1° Témoignages antérieurs à Eusèbe. — Le plus
ancien est celui de Polycrate d'Éphèsé, dans la lettre
que, vers 195, il adresse au pape Victor et dans laquelle
il défend l'usage pascal de l'Asie, en invoquant les
« grandes lumières » qui y ont brillé. Parmi elles il
signale en dernier lieu (suivant l'ordre chronologique) :
541
MÉLITON DE SARDES
:V,2
• MeXÎTcova tov eùvoù/ov, tov ïv àyico Tcveûim-ri Trâvxa
7toXiT£'jai{i£vov, Méliton, l'eunuque, qui se guidait en
tout par les conseils du Saint-Esprit. » Dans Eusèbe,
H. E.. Y, x\iv, P. G., t. xx, col. 496 A. Selon toute
vraisemblance, l'expression sùvoûyoç, comme très
souvent dans les vieux textes, doit s'entendre de celui
qui garde la continence volontaire.
Peu de temps après, Clément d'Alexandrie, dans un
ouvrage perdu, répondait aux arguments apportés par
Méliton en faveur de ce même usage asiale. Attestation
d'Eusèbe, ibid., IV. xxvi. col. 393 A. — Tertullien
s'intéressait aussi à lui, bien qu'il ne partageât pas ses
idées sur le montanisme, et dans un traité également
disparu, De extasi libri vu. il se moquait de la faconde
déclamatoire de Méliton. Attestation de S. Jérôme,
VÎT. ili, 24, P. L., t. xxm, col. 678. - - Hippolyte (ou
l'auteur anonyme du Polit Labyrinthe) se réclamait de
son témoigage pour combattre l'hérésie d'Artémon :
« Qui ne connaît, écrit-il, les livres d'Irénée, de Méli-
ton et d'autres qui proclament le Christ Dieu et
homme? » Dans Eusèbe, Y, xxvin, col. 512 C. — Sen-
siblement à la même date Origène cite, dans son com-
mentaire sur les Psaumes, une opinion de notre auteur,
d'après laquelle Absalon aurait été le type, la figure du
diable. In Psalm., m, 1, P. G., t. xn, col. 1120. De
même il combat, dans le commentaire sur Gen., i, 26,
une idée de Méliton. qui semblait attribuer à Dieu la
corporéité. MeXîtmv a<jyYP!*VLlJ-0l-rx x<x-aXeXoiT:àç
rcepi toO bjGÛu.a.'zov etvai tôv ©eov. Ibid., col. 93 A.
2° Renseignements fournis par Eusèbe. — A plusieurs
reprises Eusèbe revient sur Méliton. — La Chronique
(au moins dans la version hiéronymienne) signale à la
11e année de Marc-Aurèle la remise à l'empereur par
Méliton de Sardes d'une apologie pour les chrétiens.
Cf. P. L., t. xxvn, col. 472. — L'Histoire ecclésias-
tique invoque le témoignage de celui-ci en faveur de
l'authenticité du rescrit soi-disant adressé par Antonin
le Pieux au Kotvov d'Asie. H. E., IV, xin, P. G., t. xx,
col. 337 A; elle le mentionne aussi parmi les écrivains
qui fleurirent au temps de cet empereur, IV, xxi,
col. 378; enfin elle lui consacre une notice littéraire
considérable sur laquelle nous aurons à revenir. IV,
xxvi, col. 392-398. Cette notice fournit le plus clair de
nos connaissances sur Méliton.
3° Renseignements postérieurs. ■ — Saint Jérôme peut
ù peine être mentionné, car le chapitre xxiv, du De
viris, qui traite de Méliton n'est guère qu'une simple
traduction (avec quelques contresens) de la notice
d'Eusèbe. P. L.. t. xxm, col. 678; consulter de préfé-
rence l'édition Bernoulli, dans la collection Krùger,
Sammlung ausgewùhlter k. und dg. Quellenschriften,
n. 11. — Pourtant la connaissance de notre auteur ne
disparaît pas complètement de l'Église latine. Au
ve siècle, Gennade, dans son traité De Eccles. dogm.,
mentionne expressément Méliton, comme ayant pro-
fessé sur la corporéité de Dieu des idées analogues à
celles de Tertullien, op. cit., iv, P. L., t. lviii, col. 982;
et les Mélitiens, qu'il signale au c. lv, col. 994, comme
partisans du millénarisme, pourraient bien être des
gens qui ont lu Méliton et accepté ses idées (?).
L'Église grecque ne le connaît pas beaucoup mieux.
Pitra, Spicileg. Solesm., t. n, p. x, n. 1, a conjecturé
que, dans le passage où il discute les opinions des
auteurs ecclésiastiques qui ont écrit rcepl 'l?ufTiq te
Kccl acli'j.-j.-'K, Grégoire de Xysse, peut viser un ouvrage
de Méliton qui, dans la liste d'Eusèbe, porte en effet
ce titre. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio,
xxviu, P. G., t. xliv, col. 229 B. Cet indice paraît bien
fugitif. ■ — Par contre, il est certain que l'auteur du
Chronicon pascale, au vn« siècle, connaît, au moins par
Eusèbe, l'existence de Méliton et de l'apologie adressée
par lui à Marc-Aurèle. An. 169, et aussi 164-165, P. G.,
t. xcii, col. 632, 639. Au vn« siècle également, Anas-
tase le Sinaïte, rassemblant les témoignages patrls-
tiquos contre les monophysites, cite, avec références à
l'appui, quelques passages du vieil évoque. Hodegos,
c. xii et c. xin, P. G., t. lxxxix, col. 197 A, 228 D-
229 A B. Et le moine du Sinaï qualifie Méliton de Oeïoç
xoci, Tiàvaoço; èv SiSaaxàXoiç. Des Chaînes sur la
Genèse qui peuvent remonter à la même date fournis-
sent quatre scolies données comme de Méliton. Après
quoi c'est l'oubli complet.
L'Église syrienne l'avait connu elle aussi, puisque
un ms. syriaque, sur lequel nous reviendrons, donne
quelques extraits, qui paraissent authentiques, d'un
ouvrage que l'on croit avoir retrouvé sur la liste d'Eu-
sèbe. D'autre part un copiste accolait le nom de Mé-
liton le philosophe à une apologie du christianisme, où
il croyait retrouver l'œuvre de l'évêque de Sardes dont
Eusèbe avait parlé. Mais les confusions sont déjà
commencées; elles continueront au Moyen Age, aussi
bien en Orient qu'en Occident, et c'est signe que, si
l'antique docteur n'est pas tout à fait un inconnu, du
moins il ne représente plus à ceux qui en transcrivent
le nom aucun souvenir précis.
C'est à l'aide de ces maigres renseignements qu'il
faut situer le vieil écrivain. Nous ignorons tout de ses
antécédents: en particulier il est impossible de dire le
lieu et la date de sa naissance. Évêque de Sardes, il a
pris part à la première controverse sur la fixation de la
Pâque, comme il ressort du début du livre 7repi. toC
nâa^ot, qu'Eusèbe nous a conservé, controverse qui
eut lieu « à Laodicée, du temps que Servilius Paulus
était proconsul d'Asie et que Sagaris fut martyrisé ».
Or on connaît un proconsul d'Asie qui s'appelait non
Servilius, mais Sergius Paulus (c'est aussi la leçon de
Ru fin dans sa traduction d'Eusèbe), dont l'adminis-
tration prit fin en 167; c'est avant cette date qu'il
faut donc situer la conférence de Laodicée. La date
de l'Apologie est rapportée par la Chronique d'Eusèbe
à la (Xe ou) XIe année de Marc-Aurèle, 169. Ce sont
les seuls événements de la vie de Méliton auxquels
il soit possible d'attribuer une date tant soit peu
ferme. Quand se place un voyage que fit notre auteur
en Orient, sic àvaxoXYjv, voyage qui lui donna l'occa-
sion de vérifier le contenu du canon de l'Ancien Tes-
tament (Eusèbe, loc. cit., col. 396 C D), il est impos-
sible de le dire. L'attitude de Tertullien par rapport
à Méliton indique suffisamment que l'évêque de
Sardes avait combattu le montanisme naissant. Mais
on sait combien il est difficile de préciser l'époque où
débuta ce mouvement. La date de la mort de Méliton
ne peut non plus être précisée. Il s'était endormi dans
le Seigneur quand Polycrate d'Éphèse, vers 195, écri-
vait au pape Victor, mais depuis peu de temps sans
doute, puisqu'il figure le dernier sur la liste des
« grandes lumières » d'Asie, laquelle semble bien
suivre un ordre chronologique. Il avait laissé, en
tout cas, une réputation de sainteté et de sagesse
qui permettait de le ranger au nombre des plus saints
personnages qu'avait connus cette province.
IL Les écrits. - — Eusèbe eut entre les mains, sans
doute à la bibliothèque de Césarée, bon nombre d'ou-
vrages composés par Méliton; il en donne la liste, sans
vouloir prétendre qu'elle est complète et renferme
toutes les productions de l'auteur : « Des livres qu'il a
composés, voici ceux qui sont venus à notre connais-
sance. » H. E., IV, xxvi, col. 392 A. Il semble bien que
l'on ait retrouvé des traces d'ouvrages inconnus à
Eusèbe. Enfin, à une époque plus ou moins reculée,
divers ouvrages ont été mis, à tort, sous le nom de
l'évêque de Sardes. Nous examinerons successivement
ces trois catégories d'écrits.
1° La liste d'Eusèbe. — On a prétendu que cette
liste était rédigée selon l'ordre chronologique, en sorte
qu'elle permettrait de restituer la série des préoccu-
543
MELITON DE SARDES
544
pations de notre auteur, mais on n'a apporté aucune
preuve solide à l'appui de cette opinion. Nous men-
tionnerons simplement les écrits dans l'ordre où les
donne Eusèbe, en indiquant leur contenu probable
et en signalant les très rares fragments qui ont pu se
conserver. Texte d'après l'édit. Schwartz du Corpus de
Berlin, Euscbius Werke, t. n a, p. 380 sq.
' 1. Ta respi. toû tx6.csx.ol 8ûo, Deux livres sur la Pâque;
il s'agit, de toute évidence, de la controverse sur la
manière de fixer la fête de Pâques. D'après la lettre de
Polycrate, Méliton était partisan de l'usage quarto-
déciman. Eusèbe, loc. cit., n. 3, p. 382, donne trois
lignes de l'ouvrage, indiquant à quelle occasion il fut
composé : le débat de Laodicée. ■ — 2. To irepl tioXitzIolç
xal 7rpoqr/]TMv, Sur la manière de vivre et les prophètes.
Rufin, dans sa traduction, ibid., p. 381-383, fait de ceci
deux ouvrages distincts : De optima coniersatione liber
unus sed et de profelis; le grec n'autorise pas cette tra-
duction. Saint Jérôme a compris : Sur la manière de
vivre des prophètes qui paraît plus exact. Il s'agit, vrai-
semblablement, d'un écrit antimontaniste, où l'on fai-
sait état du désaccord vrai ou faux entre la vie des nou-
veaux prophètes et leurs prétentions : argument sou-
vent exploité dans cette controverse. Voir l'art. Mon-
tanisme. ■ — 3. 'O 7tepl êxxXïjaîaç, Sur l'Église; relatif
peut-être à la même controverse où les catholiques
invoquaient volontiers l'autorité de l'Église. ■ — 4. 'O
7tepl xupiaxîjç Xoyoç, Sur le dimanche; en relation,
peut-être, avec la controverse pascale. — 5. 'O uepl
tuotscûç àvOpomoo, Sur la foi de l'homme; titre surpre-
nant, dont Jérôme a omis la fin, sans doute parce qu'il
ne comprenait pas, que la traduction syriaque d'Eu-
sèbe a remplacé par tt. cpùaecoç, De la nature; mais qui
est attesté par les meilleurs mss. grecs et par Rufin :
De fide hominis. ■ — 6. 'O 7Tepl 7tXâuea><;, Sur la création
(de l'homme); en relation, sans doute, comme le pré-
cédent et les suivants avec la controverse antignos-
tique. ■ — 7 et 8. 'O rcepl Ù7raxo9)ç tcicttecoç atcGy)T7)pîcov;
titre incompréhensible; Rufin en a fait, avec raison,
semble-t-il, deux ouvrages distincts : De obedientia
fidei, De sensibus, ce que donne aussi Jérôme : De
sensibus librum unum, De fide librum unum. — 9. 'O
7iepi ^uyjiç *«l aa)[i.ocTûç, De l'âme et du corps; Rufin
a lu : De anima et corpore et mente, ce qui suppose une
leçon 7T. '^x>'/jtc, xal <7a)ji,aTOÇ xal voôç, laquelle figure
dans quelques mss. sous la forme :i\ vooç (assez singu-
lière pour un titre), quant à la leçon yjvevoiç qu'Ed.
Schwarz laisse figurer dans son texte, il faudrait pour
la résoudre une discussion où nous ne pouvons entrer.
Saint Grégoire de Nysse, nous l'avons dit, a peut-être
connu cet ouvrage. Sur les fragments syriaques qui
pourraient en provenir, voir plus loin, col. 545. —
10. 'O Tiepl )ouTpoû. Du baptême. Un fragment impor-
tant paraît bien s'être conservé, que Pitra a décou-
vert dans le Cod. vatic. 2022, fol. 238, sous ce titre :
MsXyjtovoç Ê7uaxoTcoi) SapSécov 7repl Xouxpoij, et
publié dans les Analccta sacra, t. n, 1884, p. 3 sq.
Un autre ms. a été découvert par Mercati, Ambr., I,
9, sup., qui en a donné les variantes dans la Theol.
Quartalschrijt, 1894, t. xxvi, p. 597. A. Harnack en
a donné un texte critique dans Marcion (Texte und
Unters., t. xlv), p. 421*. L'intérêt du passage se porte
sur le baptême du Christ, que Marcion rejetait;
l'œuvre entière pouvait donc viser cet hérétique. • —
11. Ilepl àXv}0 eîaç, De la vérité.- — 12 et 13. Ilepl mazecùç,
xal yevéaecoç Xpiaroû, dont Rufin fait deux Ihres
distincts : De fide, De generatione Christi. Peut-être
vaut-il mieux lire, avec quelques mss. : 7t. xrlastoç
xal YEvéascùç X., le mot de xz'iaiq, n'important pas
d'ailleurs le sens précis de création. Anastase le Sinaïte,
Hodegos, c. xm, P. G., t. lxxxix, coh 228-229, cite un
passage d'une vingtaine de lignes qu'il déclare em-
prunter au 1. III de l'ouvrage de Méliton Ilepl rîjç
aapxctxjecoç X; il n'y a guère de doute qu'il ne s'agisse
du traité en question. Anastase dit expressément que
l'ouvrage était dirigé contre Marcion. — ■ 14. A6yoc
aÙTO'j 7tpoor;Te'.a;, titre obscur, que Rufin comprend :
De prophetia ejus, ce qui voudrait dire, Sur la prophé-
tie du Christ; Jérôme traduit De prophetia sua; il s'agi-
rait de prophéties faites par Méliton; il vaut mieux
entendre : Un livre (de Méliton) sur la prophétie, sans
doute d'inspiration antimontaniste. Harnack pense
qu'un fragment de cet écrit serait conservé dans un
des Papyrus d'Oxyrhynque, Comptes rendus de l'Aca-
démie de Berlin, 1898, p. 517-520. Cf. Grenfell et Hunt,
The Oxyrynchus Papyri, t. i, p. 8-9. ■ — 15. (Divers
témoins du texte mettent ici une seconde fois IIspl
ll>uyrlç xal aô^a-roç, n. 9, sans doute par dittographie,
mais très ancienne, puisque Rufin et la version syria-
que ont aussi cette leçon, après quoi vient) Ilepl
cpiXoEevlaç, Sur l'hospitalité. — 16. 'H xXeîç, La clef, que
l'on a cru, mais à tort, avoir retrouvé au xixe siècle.- —
17 et 18. Ta 7TEpl toû SiacôXou xal -rîj; à7ioxx}.'J0scoç
'Icoâvvou, Du diable et de l'Apocalypse de Jean, dont
Rufin et Jérôme font, non sans raison peut-être, deux
ouvrages dilïérents; mais ce n'est pas le sens du grec
tel que le donnent les meilleurs témoins. Origène a
sans doute trouvé dans le livre sur le diable l'opinion
d'après laquelle Absalon aurait été la figure du diable.
Quant au millénarisme dont Gennade, voir ci-dessus.,
accuse Méliton, c'est ici qu'il avait l'occasion de
s'exprimer. — 19. Ilepl èvaa>[J.âTOO Oevj, De Dieu cor-
porel. Il ne peut guère s'agir de l'incarnation. Origène.
nous l'avons vu, traduit le titre en clair : Ilepl -roO
èvacôjjra-rov elvai ~ôv ©eov, et voit dans Méliton un
anthropomorphite. Si étrange qu'elle paraisse, l'idée
de la corporéité de Dieu a été soutenue aussi par Ter-
tullien, qui n'arrive pas à concevoir une substance
incorporelle. ■ — 20. Tô npbç 'Avtcovlvov (ji6X'18'.ov,
L'opuscule à Antonin. Il s'agit de l'Apologie mention-
née déjà deux fois par Eusèbe, et dont sont donnés,
quelques lignes plus loin, trois fragments assez impor-
tants. Méliton y fait appel à la droiture du souverain
(Marc-Aurèle), et proteste du loyalisme des chrétiens.
Nés au même moment, le christianisme et l'Empire
sont destinés à faire le bonheur de l'humanité. Seuls
les mauvais empereurs, Néron, Domitien, ont persécuté
la religion; la dynastie des Antonins au contraire l'a
défendue contre le fanatisme populaire, témoin le res-
crit d'Hadrien à Fundanus et les recommandations
d' Antonin aux villes de la Grèce. On a cru. au
xixe siècle, avoir retrouvé cette apologie de Méliton; à
un examen plus attentif, il a fallu renoncer à cette
idée. — 21. A part de la liste précédente, et à la suite
des trois fragments de l'Apologie, Eusèbe signale enfin
des 'ExXoyat, Extraits, dont il donne la préface adressée
à un certain Onésime. Celui-ci avait désiré savoir
avec précision quels étaient les Livres saints anciens,
leur nombre et l'ordre où ils sont placés. Dans un
voyage en Orient, Méliton s'est donc renseigné sur le
canon de l'Ancien Testament, qu'il transcrit à l'usage
de son correspondant. C'est le canon, palestinien,
excluant les deutérocanoniques; mais il y manque
Esther, et d'autre part l'ordre des livres se rappro-
cherait plutôt de celui de la Bible grecque. Texte inté-
ressant pour l'histoire du Canon. De ces Écritures
Méliton déclare à la fin de sa préface, qu'il a fait des
extraits qu'il a divisés en six livres. Il s'agirait donc
de Morceaux choisis, ce qui n'exclurait pas d'ailleurs
l'existence de notes explicatives. Or les chaînes ont
conservé sous le nom de Méliton, quatre scolies où
est instituée une comparaison entre le sacrifice d'Isaac
et celui de Jésus-Christ. Texte dans Routh, Reli-
quiee sacras, 2" édit., t. I, p. 122-124, et dans Otto.
Corpus apolog., t. ix, p. 416-418. L'authenticité des
scolies 28 et 3e est indubitable, comme aussi celle
545
MÉLITON DE SARDES
546
du début de la 1"; mais la fin de celle-ci est une
amplification du thème développé au début; quant
à la 4e, la façon dont elle compare le texte grec à
l'hébreu et au syriaque ne convient guère à l'Asiate
Méliton; cette scolie est d'ailleurs attribuée en
d'autres mss. à Eusèbe d'Émèse.
2° Supplément à la liste d'Eusèbe. — 1. Nous avons
mentionné plus haut le Ilept. aapxwaecot; Xpiatoù
Sur l'incarnation du Christ, attribué par Anastase le
Sinaïte à Méliton et qui pourrait bien n'être pas dif-
férent du II. ysvéaeco; X. — 2. Le même Anastase,
Hod , xii, P. G., t. lxxxix, col. 197 A, rassemblant les
témoignages patristiques à opposer aux Gaianites, en
cite un « de Méliton de Sardes, du sermon sur la pas-
sion, èx toù Xôyou toC £'.; ~b Tràôoç. » Cette citation
d'une ligne est importante pour l'histoire des doc-
trines : '0 0sô; — sttovOev û-ô Ssv-âç 'Iffpa^ÎTiSoç.
Il doit s'agir d'un traité antignostique ou antimarcio-
nite sur la réalité de la passion du Christ. Or un ms.
syriaque, British Muséum, cod. nitr. 12 156, fol. 70,
contient à la suite deux fragments attribués à Méliton,
évêque de Sardes, le Ie' ex tractatu de anima et corpore,
le 2e ex sermone de cruce, puis, fol. 76, un 3e Melitonis
episcopi de fide, enfin, fol. 77, un 4e Melitonis episcopi
urbis Alticee, ex sermone de passione. Texte syriaque
dans AV. Cureton, Spicilegium syriacum, frag. 1-3,
p. 31-33; frag. 4, p. 49-50; trad. latine dans Otto. op.
cit., p. 419-423. Ces fragments se retrouvent soit dans
ce même ms., soit en d'autres attribués à divers
auteurs, en particulier à Alexandre d'Alexandrie
(t 328). Bien que rapportés par le ms. à des ouvrages
divers, ils ont bien l'air de faire partie d'un dévelop-
pement unique où l'orateur (car il s'agit à coup sûr
d'un sermon), met en une vive opposition les attributs
divins du Christ et les abaissements de sa passion.
D'une étude attentive de la tradition manuscrite,
G. Kriiger a conclu qu'ils faisaient partie d'un seul
écrit de Méliton, intitulé rspi <\iuyv)ç, xocl aiô^ocToç
xai eîç to TziQoç, qu'Eusèbe a connu et qu'ont utilisé
Hippolyte et Alexandre d'Alexandrie. Cf. Zeitsch.
jùr wissensch. Théologie, 1888, t. xxxi, p. 434-448.
Harnack s'est arrêté à cette conclusion.
3° Ouvrages faussement attribués à Méliton. ■ — 1. L'a-
pologie syriaque. — En 1855, W. Cureton, d'une part,
et E. Renan, de l'autre, ont publié, le premier avec une
traduction anglaise, le second avec une traduction
latine, un texte syriaque, provenant du ms. Syr. addit.
14 652 du British Muséum, et qui se donne comme « le
discours du philosophe Méliton prononcé devant Anto-
nin César ». Il s'agit d'une courte apologie de la reli-
gion chrétienne, qui débute par une vive attaque
contre les superstitions païennes, se poursuit par une
pressante invitation à embrasser la foi au vrai Dieu,
quels que puissent être les préjugés ou même les diffi-
cultés qui se rencontreront. Un souverain n'est-il pas
maître d'imposer sa volonté; quels services ne ren-
drait-il pas à sa dynastie en se convertissant! — ■ Le
thème, on le voit, est très différent de celui que déve-
loppent les autres apologies du n« siècle adressées
aux empereurs. Il ne s'agit pas d'amener un souverain
à laisser la liberté de conscience à ses sujets, mais bien
de l'entraîner lui-même au christianisme, qu'il impo-
serait par la suite à son peuple.
Le premier mouvement des critiques, après la publi-
cation de ce texte, fut de le considérer comme l'apo-
logie de Méliton mentionnée par Eusèbe. Mais une
première objection se présentait : des trois fragments
cités par l'Histoire ecclésiastique, aucun ne se retrouve
dans le texte syriaque, qui pourtant semble bien ne
présenter aucune lacune; par ailleurs, l'apologie
syriaque semble bien être non une traduction, mais
un texte original : certaines allusions à des usages reli-
gieux se réfèrent à la Syrie du Nord et à la région
DICT. DE THÉOL. CATH.
euphratésienne. Tout cela empêche de considérer
l'Asiate Méliton comme l'auteur de cette curieuse
pièce. Sur ce point tous les critiques sont aujourd'hui
d'accord. Quant à pouvoir découvrir l'auteur de cette
apologie, c'est une autre affaire. Th. Ulbrich a dépensé
beaucoup d'ingéniosité pour en faire le résumé d'une
allocution de Bardesane au roi d'Édesse, Abgar IX,
lequel effectivement se convertit au christianisme.
Cette thèse nous paraît bien peu solide; mieux vaut
savoir ignorer.
2. La clef. ■ — La liste d'Eusèbe contient un ouvrage
intitulé La clef, t) xXeîç, sur la nature duquel on est
réduit à des conjectures. Sur des indications de cri-
tiques du xvne siècle, Pitra, après de longues recher-
ches, crut découvrir une traduction latine du texte en
un ms. de là Bibliothèque de Strasbourg (détruit à
l'incendie de 1870). Il publia cette version en 1855
dans le Spicilegium Solesmense, t. h. C'est un diction-
naire des sens allégoriques de l'Écriture, rangés non
dans l'ordre alphabétique, mais d'après le sujet. Mais
on eut vite fait de démontrer que ce texte latin était
non une traduction, mais un original datant du Moyen
Age, utilisant saint Augustin et saint Grégoire le
Grand. Cette question, qui suscita d'assez vives polé-
miques, est aujourd'hui définitivement réglée.
3. De transitu B. Mariée. ■ — Une des recensions
latines de cet apocryphe dont il a été question, t. v,
col. 1638, se donne comme de Melito servus Christi,
episcopus ecclesise Sardicensis, qui, en sa qualité de
disciple de Jean écrit aux « frères habitant Laodi-
cée ». Texte dans Tischendorf, Apocalypses apocry-
phes, Leipzig, 1866, p. 124-136. Cette indication même
semble, comme le prologue tout entier, être d'origine
latine, et dater de l'époque où les récits apocryphes
relatifs à l'assomption ont commencé à circuler en
Occident. On sait que le Décret dit de Gélase proscrit
le Liber qui appellatur transitas id est assumptio
S. Mariée, mais sans parler de Méliton.
4. De passione S. Joannis evangelistee. — Le nom
de Méliton évêque de Laodicée (sic) se lit également en
tête d'une passion de saint Jean, qui a été publiée dès
le xvii« siècle, puis dans Fabricius, Cod. apocr: N. T.,
t. m b, p. 604-623 et, plus récemment, en 1875, dans
la Bibliotheca Casinensis, t. n b, p. 66-72. Méliton
expose, dans le prologue, la doctrine impie de Leu-
cius, qui a écrit les actes des apôtres, Jean, Thomas et
André : De virtutibus quidem plurima vera dixit, de
doctrina vero mulla menlitus est; ceci pour expliquer le
travail auquel il s'est livré : expurger les Actes de Jean
des fausses doctrines, tout en conservant leur récit.
Th. Zahn a bien montré qu'il s'agissait ici d'un rema-
niement de l'histoire de Jean, racontée par les Acta
Johannis de Leucius, Acta Joannis, Erlangen, 1880,
p. xvii sq.
5. Catena in Apocalypsim. ■ — Un ms. de la Biblio-
thèque universitaire d'Iéna, n. 142, contient une
chaîne sur l'Apocalypse introduite par cette notice,
Incipit liber Milolhonis super apokalypsim b. Ioannis
apostoli, qui a été imprimée à Paris en 1512, mais sans
le nom de Méliton. Cet écrit de date très tardive,
prouve au moins, chose surprenante, que le nom du
vieil évêque de Sardes n'était pas complètement
inconnu à la fin du Moyen Age; cette compilation
daterait en effet des débuts du xive siècle.
Conclusion. — Débarrassée de toute cette végéta-
tion parasite, l'œuvre de Méliton se réduit donc pour
nous à bien peu de choses, et il faut beaucoup d'ingé-
niosité pour se risquer à écrire une notice sur la
théologie de Méliton. Le seul point qu'il convienne de
relever, c'est la précision remarquable pour l'époque
de sa doctrine christologique. Les fragments conservés
par Anastase le Sinaïte, d'une part, les débris, assez
importants du sermon sur la passion, d'autre part,
X. — 18
547
MÉLITON DE SARDES
M E N A R D
548
montrent qu'il existait, dès cette époque, des formules
exprimant d'une manière assez heureuse l'existence
en Jésus-Christ d'un double élément, divin et humain;
c'est déjà presque la terminologie dyophysite. Si l'on
était plus assuré que Tertullien a connu l'œuvre
entière de Méliton, on pourrait être tenté d'aï I ribuer à
l'influence de l'évêque de Sardes certaines formules
bien frappées du docteur africain. 11 est donc regret-
table que l'ensemble de la production considérable de
Méliton, production qui,p&i sa variété et son étendue,
fait justement penser à celle de Tertullien. ait été la
victime d'un aussi complet naufrage.
I. Textes et éditions. — Nous avons indiqué, pour cha-
cun des fragments conservés, l'endroit où les rencontrer.
On les trouvera groupés au mieux dans Otto, Corpus apolo-
getarum christianorum, t. ix, Iéna, 1872, p. 374-178, 497-
512; pour le Ilspi ).ovTpov, qui n'y ligure pas, utiliser de
préférence la recensibn de Harnack, Texte und Unters.,
t. xi.v, p. 121*.
II. Travaux. — On peut négliger toutes les anciennes
histoires littéraires; les bibliographies signalent le mémoire
de F. Piper, dans les Theologische Studien und Kritiken,
1838, t. xi, p. 54-154, qui peut encore rendre des services.
La question d'ensemble est traitée au mieux par A. Har-
nack, Die Ueberlieferung der griechischen Apologelen, dans
Texte und Untersuchungen, t. i, fasc. 1, 1883, p. 240-278,
reproduit presque textuellement dans Altchrislliche Lite-
ratur, t. I, 1893, p. 246-251 ; cf. Chronologie, t. i, 1896,
p. 358 sq., 517 sq., 522. Travail d'ensemble aussi dans
K. Thomas, Melito von Sardes, Osnabrilck, 1893 (thèse),
médiocre; dans un art. de Salmon du Dict. oj Christian Bio-
graphe, t. ni, p. 894-899; dans l'art, de E. Preoschen, Pro-
lesl. Realencyclopàdie, t. xn, p. 564-567; la notice de
O. Bardenhewer, Altkirchliche Literatur, t. I, p. 546-557.
Sur l'apologie syriaque, l'état de la question est bien
donné dans Theopîi. llbrich, Die pseudo-melilonisehe Apo-
logie, dans les Kirchengeschicht. Abhandlungcn de Sdra-
lek, 1906, t. iv, p. 69-148; mais la démonstration tendant à
attribuer l'ouvrage à Bardcsane. laisse place à bien des cri-
tiques ; cf. F. Haase, dans Te.rfe and Unt„ I. xxxiv, fasc. 4,
1909, p. 67-72.
La controverse sur la Clavis a perdu beaucoup de son
intérêt; l'essentiel a été dit d'abord par Pitra, dans le
Spieil. Solesmense, t. n, 1855, et les Analecia sacra, t. n.
1884, puis en sens inverse par O. Rottmanner et L. Du-
chesne, Bulletin critique, 1885, p. 47-52, 196-197, et par
O. Rntt'nanner, dans Theal. Quartalschrift, 1896, t. i.xxvm,
p. 614-629.
E. Amann.
1. MELLINI Dominique, littérateur italien,
(1540-1610), né à Florence, secrétaire de Jean Strozzi,
qu'il accompagna au concile de Trente en 1562, puis
gouverneur de Pierre de Médicis, fils de Cosme I".
De sa production littéraire qui fut considérable le
théologien ne retiendra que l'œuvre suivante : In
veleres quosdam scriptores christiani nominis obtrecla-
tores libri quatuor, in-fol., Florence, 1577, recueil de
toutes les attaques publiées dans l'antiquité contre le
christianisme.
Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxiv, col. 852.
É. Amann.
2. MELLINI Savo, nonce de Clément X à la
cour d'Espagne, créé cardinal par Innocent XI en
1681, mort en 1701, prit part à la campagne antigalli-
cane suscitée par la Déclaration de 1682, en publiant
une dissertation que le P. d'Aguirre (le futur cardinal)
inséra dans sa Defensio cathedrœ sancti Pétri, in-fol.,
Salamanque, 1683.
Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 853;
Hurter, Nomenclator, 3e édit., I iv, col. 690, n 3.
É. Amann.
MÉNANDRE, gnoslique syrien du i" siècle.
— Saint Justin le fait naître au bourg de Capparétée,
en Samarie, le donne comme un disciple de Simon, le
fait aller à Antioche où par ses prestiges magiques il
aurait séduit bien du monde. ApoL, i, 26 ; cf. 56, P. G.,
t. vi, col. 368, 413. Tous ces renseignements, aussi
bien sur Simon que sur son disciple auraient besoin
d'être critiqués. Voir Simon le Magicii.n. Pour les
doctrines mises par saint Irénée au compte de Mé-
nandre et sur la place qui lui reviendrait dans le
développement général de la gnose, voir l'art. Gnos-
nasME, t. vi, col. 1443.
É. Amann.
1. IVIÉNARD Claude, érudit français (1574-1652).
— Né à Saumur, il termina son éducation chez les
jésuites de Paris, fit son droit à Toulouse et se prit de
goût pour les chroniques et les vieux livres. Pourvu en
1598 de la iieutenanec de la prévôté d'Angers, il se
maria, mais continua à mener une vie très pieuse et
très mortifiée. Vers 1608, il se défit de sa charge pour
être plus libre dans la pratique de la dévotion et dans
ses recherches d'ordre historique; en même temps il
travaillait, de concert avec l'évêque d'Angers, Charles
Miron.à la réforme de plusieurs monastères. Sa femme
étant morte en 1637, il entra dans les ordres et reçut
la prêtrise cette même année. Il mourut le 20 jan-
vier 1652 au château d'Ardenne en Corzé. Sa produc-
tion littéraire qui fut considérable et est restée en
grande partie inédite est surtout d'ordre historique,
et intéresse particulièrement les annales de l'Anjou.
Signalons, dans un domaine plus théologique l'édition
des deux premiers livres de VOpus imperfectum contra
Julianum de saint Augustin : Sancti Augustini contra
secundam Juliani responsionem operis impzrfecti libri
duo priores nunc primum editi, in-8°, Paris, 1617. Le
ms. utilisé appartenait à la bibliothèque du chapitre
d'Angers: il passa depuis à la bibliothèque de Col-
bert, et les bénédictins l'ont collationné pour leur
édition. Sancti Hieronumi Strïdoniensis, indiculus de
hivresibus Judœorum, in-8°, Paris, 1617. .Mentionnons,
au moins à titre de curiosité, ses Recherches et advix
sur le corps de saint Jacques le Majeur, in-8°, Angers,
1610, où l'auteur entreprend de prouver que le corps
de saint Jacques repose dans la crypte de la collégiale
Saint- Maurille d'Angers. Dans le domaine de l'édifi-
cation, L'âme dévote et son chariot, Paris, 1619; L'al-
liance de ta crèche avec la croix, Paris, 1620.
Moréri, Le gntnd dictionnaire, édit. de 1759, t. vu,.
p. 432; Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv,
col. 912-913; Revue de l'Anjou, 1852; Hurter, Nomenclator,.
3" édit., t. m, col. 1096.
É. Amann.
2. MÉNARD Hugues, bénédictin français, 1585-
1644. — Nicolas Hugues Ménard vint au monde à
Paris, l'an 1585. Il prit l'habit religieux en l'abbaye
bénédictine de Saint-Denis le 3 février 1608, mais ne
fit profession que le 10 septembre 1612. Pendant cet
intervalle, il alla étudier en Sorbonne et voulut, avant
tout, apprendre les langues grecque et hébraïque, pour
avoir l'intelligence des saintes Écritures. Il s'adonna
pendant quelque temps à la prédication et à l'ensei-
gnement du catéchisme. Il embrassa la réforme au
monastère de Saint-Vanne et y fit de nouveau pro-
fession le 5 août 1614. Après quelques années, pen-
dant lesquelles il enseigna la théologie et la rhéto-
rique, il entra à Saint-Germain-des-Prés, où dégagé
des soins d'une classe, il se donna tout entier à la pra-
tique des exercices réguliers, à la' lecture des saints
Pères, des conciles, de l'histoire ecclésiastique. D'une
mémoire prodigieuse, il n'oubliait rien de ce qu'il avait
lu. Il avait en même temps une grande humilité, sa
mortification et son obéissance pouvaient servir de
modèle aux plus parfaits. La frayeur qu'il avait de la
mort l'engageait à demander à Dieu la grâce de mourir
subitement, et, de fait, sa mort fut pr.esque subite,
quoique non imprévue. En acceptant de travailler à
une nouvelle édition de son martyrologe bénédictin,
il avait déclaré qu'il ne verrait pas la fin de ce travail.
Il mourut le 20 janvier 1644, âgé seulement de cin-
549
M EN A H L)
MENGHI
550
quante-sept ans. Kllics du l'in a parle avec éloge de
son érudition et de sa justesse d'esprit. ■ Les remarques
de doin Ménard. ajoute-t-il, sont pleines de recherches
-. uneuses et qui viennent 1 son sujet. Il iv ail jamt i
la science une mande humilité et une singulière pu te
il s'était acquis une estime générale des habiles gens
de son temps. > Bibliothèque des (tuteurs ecclésiastiques
du XVII' siècle, II* part., t. n. p. 248.
Les œuvres de dom Hugues .Ménard se rapportent
presque toutes à la liturgie : on en trouvera rémuné-
ration dans dom Tassin : Histoire littéraire de la Con-
grégation de Saint-Maur, p. 22-28; dans F. Le Cerf,
Bulletin historique et critique..., p. 357-360; dans
C. de Lama, Bibliothèque des ècripains de la Congr. de
Saint-Maur, n. 9-13. Nous ne nous occuperons ici que
des ouvrages où l'on trouve des renseignements sur la
théologie et la patristique.
Le plus important ouvrage que dom Ménard ait
fait imprimer est le Sacramentaire du pape saint
Grégoire le Grand, publié sous ce titre : Divi Gregorii
papse hujùs nominis primi, cognomenlo Magni, liber
Sacramentorum notisque et observationibus illustratus,
in-J", Paris, 1642. Il s'est servi surtout du ms. de
Corbie, qui porte le nom de Missel de saint Éloi,
quoique ce manuscrit soit seulement du début du
ix' siècle. Les notes et observations éclaircissent plu-
sieurs points de la discipline de l'Église sur les sacre-
ments : ainsi à l'occasion du jeudi saint, dom Ménard'
rapporte tout au long quelle était la manière de célé-
brer ce jour-là dans les églises cathédrales de Rouen et
de Reims. Pour l'administration du baptême, il rap-
porte un écrit de Théodulphe d'Orléans, ou interpré-
tation morale sur l'ancienne manière de conférer le
baptême. D'après la confession d'un saint Fulgence,
on voit qu'on se confessait seulement en général de ses
péchés sans rien spécifier de particulier. Cette confes-
sion se faisait publiquement. Trois formules donnent
une idée de la manière dont on administrait le sacre-
ment de l'extrême-onction.
Launoy avait publié une dissertation pour prouver
contre dom Millet que Denis l'Aréop agite est différent
de saint Denis de Paris. On trouve le même sentiment
die/, le P. Sirmond, S. .1. Dom Ménard l'avait partagé
tout d'abord; mais, après examen, il se persuada que
l'Aréopagite était le même que le premier évêque de
Paris. C'est ce qu'il établit dans son De unico Dionysio
areopagita Athenarum et Parisiorum episcopo, adversus
Joannem de Launoy, dialriba, in-8°, Paris, 1643. Il ne
se nommait pas dans cette première édition, mais en
1644, après la mort de dom Ménard, on y mit son
nom. Les recherches et l'érudition de l'auteur n'ont
pas convaincu les savants. Ayant découvert dans un
manuscrit de Corbie l'épître attribuée à saint Barnabe
par les anciens Pères de l'Église, dom Ménard avait
préparé un travail qui parut seulement après sa mort,
sous ce titre : Sancti Barnabse (ut fertur) Epistola
calholica, ab antiquis olim Ecclesiœ Patribus sub
ejusdem nomine laudala et usurpata. Hanc primum e
tenebris eruit notisque cl obseri'ationibus illustrcwit
li. I'. Hugo Mcnardus, monachus Congr. S. Mawi.
(Jpus posthumum, in-4", Paris, 1645. Dans l'avis au
lecteur, dom Luc d'Acliéi y donne un abrégé de la vie
de dom Ménard, et fait un bel éloge de ce Père.
J. Baudot.
M EN DO André de la Compagnie de Jésus
(1608-1684). — Né à Logrono (Espagne), il entra au
noviciat en 1625, professa les sciences ecclésiastiques
à Salamanque, fut recteur d'Oviedo, du séminaire
irlandais de Salamanque, et censeur de l'Inquisition
d'Espagne. Nommé prédicateur du roi, il accompagna
le duc d'Ossuna en Catalogne et dans le Milanais.
Il mourut à Madrid le 11 mai 1684. De son enseigne-
ment il subsiste quelques ouvrages de théologie
morale : 1. Bulhv sancliv cruciatx elucidatio, in-fol.,
Madrid, 1651; 2" édit., Lyon, 166!», explication très
ample de la célèbre bulle relative aux dispenses de
l'abstinence; la discussion de divers cas de conscience
amène l'auteur à s'élever à des questions plus géné-
rales. 2. Statera opinionum benignarum in controuersiis
moralibus circa sacramenta ac prtecepta Decalogi et
Ecclesiw, in-fol., Lyon, 1666, mis à l'Index le 30 juil-
let 1678 et le 14 avril 1682, pour son laxisme. 3. Epi-
tome opinionum moralium, lum earum qua certee sunt,
tum qua' certo probabiles et in praxi tulo teneri possunt,
in-8°, Lyon, 1674; 2" édit., Venise, 1676; 1689. Au
droit canonique se rapporteraient les deux ouvrages
suivants : 4. De jure scholasticorum et universitatis,
sive academico, in-fol., Lyon, 1668, curieux pour l'étude
des coutumes universitaires; appendice intéressant
sur le serment fait par les maîtres et les élèves de
défendre la doctrine de l'immaculée conception.
Mendo avait déjà fait paraître en 1651 un court
mémoire en espagnol sur la définibilité de ce dogme.
5. De ordinibus militaribus disquisitiones canonicic,
theologicœ et historien; pro foro inlcrno et e.vterno, in-fol.,
Salamanque, 1657; Lyon, 1668, dont il parut aussi
une adaptation espagnole, Madrid, 1682. Le séjour
de la cour inspira aussi au P. Mendo un traité de poli-
tique à l'usage des souverains : Principe pcrfeclo,
ministros ajustados; documenlos politicos y morales en
cmblemas, in-4°, Salamanque, 1657; 2e édit., Lyon,
1662. Il a publié aussi diverses œuvres oratoires et un
petit opuscule d'édification : Crisis de Societatis Jesu
pietate, doctrina et jructu multiplici, in-12, Lyon, 1666.
Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v ,
1894, col. 892-897; Ilurtcr, Nomenclator, 3= édit., t. IV,
col. 615.
É. Ajiann.
1. MENDOZA Alphonse de, moine augustin
espagnol, fut à Salamanque un brillant élève de Louis
de Léon, dont il assura quelque temps la suppléance.
Promu docteur en 1586, il mourut, jeune encore, en
1591. Antonio connaît de lui une Helectio de universali
Christi dominio ac regno quod rerum habet et qua Deus
et qua homo est, composée pour obtenir le grade de
docteur et publiée en 1588, à Salamanque, puis à
Cologne, 1603; des Qua;stiones quodlibeticœ, Sala-
manque, 1588; enfin une Quœstio, dédiée à l'évêque de
Braga : An Iota Magorum historia tredecim tantum a
natali Christi diebus absoluta fuerit?
Antonio, Bibliolheca hispana nova, 2° édit., Madrid, 1788,
t. i, p. 36.
É. Amann.
2. MENDOZA Louis de, moine cistercien du
couvent espagnol de Spina, mort vers 1612, a écrit
une Summa totius theologix moralis scplem arboribus
comprehensa, Madrid, 1598.
Antonio, Bibliolheca hispana noua, 2e' édit., t. n, p. 50;
Tlurter, Xomenclator, 3e édit., t. m, col. 596,
É. Amann.
3. MENDOZA Pierre Hurtado de, voir Hun-
TADO DE MENDOZA.
MENGHI Jérôme, mineur observant de la pro-
vince de Bologne, né à Viadana vers 1529, mort dans
le couvent de sa ville natale le 9 juillet 1609, après
soixante ans de vie religieuse, s'est mérité le litre de
père de l'art d'exorciser. Il est dit, sur l'inscription
placée près de son tombeau, le premier des exorcistes
de son siècle : à son nom seul les démons prenaient la
fuite; aussi ce fut grande joie à sa mort parmi les
milices infernales. Le P. Menghi s'était adonné d'une
façon toute spéciale à l'étude de la démonologie et il
publia d'abord un Flagellum dœmonum exorcismos
terribiles, potentissimos et efficaces, remediaque proba-
tissima ac doctrinam singularem in malignos spirilus
551
MENGHI — MENNONITES
552
expellendos, facturas et maleficia fuganda de obsessis
corporibus complectens, cum suis benedictionibus et
omnibus requisitis ad eorum expulsionem, in-8°,
Bologne, 1577, 1578, 1581, Maccrala, 1580 et Mayence,
1582, dans le Maliens maleficarum. Il le fit suivre du
Fustis dœmonum, adjurationes jormidabiles et efficaces
ad malignos spiritus fugandos de oppressis corporibus
htimanis, ex sacrée Apocalypsis fonte, variisque sancto-
rum Patrum authoritatibus hauslas complectens, in-8°,
Bologne, 1584. Unis ou séparés, le Flagellum et le
Fustis eurent ensuite de nombreuses éditions, qu'il
serait superflu de citer. Le premier était précédé d'un
exposé doctrinal et de règles sûres pour les exorcistes:
l'auteur jugea utile de développer cette partie de son
livre, et il composa dans ce but un Compendio 'del-
l'arte essorcistica e possibilitù délie mirabili e slupende
operationi delli demoni e de'i malefici con i rimedii
opportuni aU'in/irmità maleficiali, in-8°, Bologne,
1579, 1580. Pressé de faire imprimer ce travail avant
de l'avoir achevé, Menghi en compléta les trois livres
par l'addition de nouveaux chapitres, ibid., 1582 Sur
de nouvelles instances il y ajouta trois nouveaux livres,
qui forment la Parte seconda, nella quale si tratta délia
natura degli Angeli cosi buoni, corne rei..., ibid., 1594,
Venise, 1601. Accueillis avec faveur, ces ouvrages
étaient quelque peu tombés dans l'oubli quand la
S. C. de l'Index condamna les deux premiers le 7 juil-
let 1704, et le troisième le 17 janvier 1709.
Toutefois la démonologie n'occupait pas exclusive-
ment le P. Menghi. Religieux de vie exemplaire, très
zélé pour l'avancement de ses confrères dans la perfec-
tion de leur état, il composa pour eux un Hortus deli-
ciosus fratrum minorum omnium fructuum copiosissi-
mus ad scientiam rerum saluti necessariarum et ad
implendam professioncm propriam, in-8°, Bologne,
1590, 1594, dont il donna une traduction en langue
vulgaire, Giardino delicioso, ibid., 1592. Il traduisit
également en italien la Summa angelica de son confrère
le B. Ange Carletti de Chivasso, in-4°, Bologne, 1594,
et il publia dans la même langue le Tesoro céleste délia
gloriosa Madré di Dio, Maria vergine, in-4°, ibid., 1607.
La renommée de Menghi avait passé les limites de
sa province; apprécié par d'illustres personnages, il
n'était pas inconnu du pape. Passant par Ferrare en
1598, Clément VIII ordonnait au ministre général de
le substituer comme provincial au P. Théodore Lazza-
rini, qu'il déposait, 29 octobre. Le chapitre réuni le
22 septembre 1600, ayant élu un autre ministre, le
même pontife commandait de rétablir le P. Menghi,
dont le triennat n'était pas achevé. Il gouverna jus-
qu'au 1er février 1602; alors Clément VIII lui donna
un successeur.
Melchiorri, Annales minorum, t. xxiv, an. 1609, n. xxxm ;
Hyacinthe Picconi, Série cronologieo-biografiea dei ministri
provinciali délia prov. di Bologna, Parme, 1908; Wadding-
Sbaraglia, Scriptores ordinis minorum, Rome, 1906-1912.
P. Edouard d'Alençon.
MENNONITES. — On désigna d'abord sous
le nom général d'anabaptistes les protestants qui
n'admettaient pas la validité du sacrement de bap-
tême administré aux enfants et par conséquent en
exigeaient la réitération. Voir Anabaptiste, t. i,
col. 1128 sq. Partant d'une interprétation trop abso-
lue du texte de saint Marc, xvi, 16 : « Celui qui croira
et sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira pas sera
condamné », ils concluaient que, la foi étant requise
pour le baptême, ce sacrement ne peut être valide-
ment donné qu'à ceux qui sont capables de donner
leur libre assentiment. Ils se nommaient eux-mêmes
en Suisse et dans le midi de l'Allemagne Taùfer, c'est-
à-dire baptiseurs, et dans les Pays-Bas doopsgezinde,
c'est-à-dire personnes ayant une manière de voir spé-
ciale sur le baptême. On les appela plus tard menno-
nites parce qu'ils furent réorganisés par Menno Simo-
nis, qui après la période troublée qui dura de 1522 a
1535, précisa leurs doctrines.
I. L'oRGANrsATEUit. Menno, fils de Simon, né
vers 1496 à Witmarsum près de Franecker dans la
Frise occidentale, était devenu en 1532 curé de sa
ville natale. La lecture des écrits de Luther, de Bucer
et des autres réformateurs ébranla sa foi dans le
dogme de la transsubstantiation. Lorsque les anabap-
tistes, dont les violences fanatiques s'étaient déchaî-
nées à Munster, eurent été durement réprimés en
1535, c'est à lui que les frères Ubbo et Diétrich Phi-
lipps vinrent, avec David Joris, proposer de se mettre
à la tète des anabaptistes modérés et assagis. Il accepta
et se sépara publiquement de l'Église catholique en
1536. Ayant renoncé à sa cure, il se fit baptiser par
Ubbo Philipps et devint prédicateur itinérant, visi-
tant et organisant dans la Frise, le Holstein, le Meck-
lembourg et la Livonie de petites communautés ana-
baptistes qui réprouvaient les procédés de Jean de
Leyde et les violences de Munster.
Son principal ouvrage, composé en 1539, est le
Livre fondamental sur la doctrine rédemptrice du Christ.
Ses écrits, tous en hollandais, ont été recueillis pour la
première fois en 1600; la meilleure édition est celle
d'Amsterdam, 1681.
Il fut exilé de la Frise orientale en 1542 par édit
impérial, et s'établit en Hollande après bien des péré-
grinations (Groningue, Emden, Cologne, Frise occi-
dentale).
Menno garde les principaux dogmes catholiques en
essayant de les amalgamer avec les principes ana-
baptistes. Pour lui, le péché d'Adam se perpétue; sa
conséquence est la mort ; cependant chacun n'est
condamné que pour son propre péché et non par suite
du péché originel. La liberté a un grand prix, elle a
une haute importance pour la justification, qui ne
s'opère pas seulement par la foi, mais aussi par
l'obéissance, par les bonnes œuvres, les bons conseils,
l'aumône, la visite des malades, preuves et fruits de la
foi. La foi qui justifie change le cœur et fait d'un
homme injuste un véritable juste. Le Christ n'a ins-
titué que deux sacrements : le baptême, pour les
adultes, pour ceux qui croient et qui font pénitence,
et la cène. Il a promis le ciel aux enfants sans le bap-
tême. Les sacrements sont des actes extérieurs et sen-
sibles qui ne font qu'exprimer et représenter la vertu
sanctifiante découlant incessamment du Christ, mais
qui ne la communiquent pas. Une cérémonie néces-
saire est celle du lavement des pieds des frères voya-
geurs. L'Église est la continuation du royaume du
Christ; elle a des anciens et des prédicants que les
premiers confirment en leur imposant les mains. Dans
un sens général, tous ceux qui sont rachetés appar-
tiennent à l'Église, à l'alliance de Dieu. Il faut rece-
voir dans la communion de l'Église ceux qui veulent
faire pénitence. L'autorité vient de Dieu; nous devons
le respect et l'obéissance aux supérieurs en tout ce qui
n'est pas contraire à la parole de Dieu. La guerre et les
serments sont absolument interdits aux chrétiens.
II. Divisions entre les disciples. — La doctrine
de Menno ne présente aucune consistance dogmatique
et par conséquent ne possède aucune force de cohésion.
Les dernières années de sa vie furent empoisonnées par
des discussions entre ses adhérents. Ainsi Battenburg
parlait encore de saisir le glaive d'Élie, d'extirper les
impies, d'ériger un nouveau royaume des croyants
tandis que David Joris pensait qu'il viendrait un
temps où tous les princes de la terre déposeraient libre-
ment leurs couronnes, mais qu'il fallait les tolérer jus-
qu'alors et leur obéir.
D'autres dissidences s'élevèrent encore contre la
doctrine de Menno relative à l'incarnation du Verbe,
553
MENNONITES
MKNSING
554
à la défense du divorce, dissidences momentanément
aplanies dans la réunion d'Einden en 1547, qui déter-
minèrent le maître à publier divers opuscules.
.Mais le schisme devint complet à l'occasion des dis-
cussions qui s'élevèrent sur la validité de l'excommu-
nication ecclésiastique, entre ceux qui admettaient cl
ceux qui rejetaient la direction fanatique des premiers
anabaptistes. Menno s'expliqua dans deux lettres en
faveur de l'excommunication pour les cas graves,
niais seulement après trois avertissements, et en
admettant la réintégration des pénitents. Il ne put
empêcher, en 1554, la séparation du parti de l'excom-
munication rigoureuse (Flamands) et du parti plus
modéré (Allemands).
La cause fut de nouveau débat lue en 1557 dans une
nombreuse assemblée tenue à Strasbourg, et Menno se
laissa entraîner par Diétrich Philipps à l'opinion la
plus rigoureuse, qui frappait d'excommunication les
fautes les plus légères: cela entraîna la rupture de
toute communion avec les mennonites de Moravie, de
Suisse, de Souabe et du Brisgau, lesquels refusaient
d'adopter une rigueur qu'ils reprochaient au papisme.
Menno ne survécut pas longtemps à ce schisme;
il mourut le 23 janvier 1559 à Wustenfeld (Hollande);
d'autres le font mourir en 1561 à Oldeslo (Holstein)
dans la maison de campagne d'un gentilhomme qui
l'avait mis à l'abri de la fureur des baptistes.
Ceux-ci étaient considérés par les réformés aussi
bien que par les catholiques comme des ennemis de
l'ordre public. Ainsi le corps de David .loris fut brûlé
publiquement, le 23 août 1550, à Bâle où il s'était
retiré, depuis 1544, sous le nom de Jean de Bruck.
Une opposition les divisa, dès 1554, en fins (Fla-
mands et Frisons orientaux) et grossiers (Waterlàn-
der, Frisons occidentaux). Les uns tenaient rigou-
reusement à l'ancienne organisation et furent appelés
Dompelcr, parce qu'ils exigeaient dans le baptême
la submersion complète (onderdompeling) tandis que
les autres toléraient certains adoucissements. En 1567,
les deux partis chargèrent deux de leurs maîtres, Jean
Willems et Lubhert Gerardi, d'arriver à un compro-
mis, mais ils n'aboutirent d'abord qu'à rendre leur
schisme plus complet.
Cependant peu à peu le besoin d'union se fit sentir
et détermina la rédaction d'écrits symboliques. Le
premier fut celui des Waterlander, rédigé en 1580 par
Jean Bies et Lubbert Gérardi. Il fut suivi de celui
d'Outerman, maître mennonite d'Harlem, qui parut
en 1626 et fut signé par dix-neuf maîtres. Il fut remis
aux États généraux et procura la liberté de conscience
aux mennonites des Pays-Bas.
La commune d'Amsterdam prit l'initiative de pro-
curer l'union. En 1627, une circulaire déclarait que
nul ne pouvait refuser aux Flamands comme aux
Waterlânder le véritable signe des enfants de Dieu,
c'est-à-dire la foi opérant par la charité; dès lors,
quelle parole de la sainte Écriture défendait aux deux
partis de faire la paix? Une autre lettre, appelée Pré-
sentation, succéda en 1629; elle conviait sérieusement
à l'union de tous les Enfants de Dieu dispersés. Ces
écrits reçurent le nom d'Olivier de la paix et amenèrent
en 1630 la réconciliation des Frisons et des Allemands.
Mais une division bien plus profonde, parce que
d'origine dogmatique, sépara en 1664 les galènistes
(du nom de leur chef, Galenus, médecin d'Amsterdam)
et les apostooliques, disciples d'un autre médecin
d'Amsterdam, Apostool. Ces derniers conservaient
lidèlement la doctrine de Menno sur la Trinité et
l'Incarnation; tandis que les premiers étaient à ten-
dance socinienne et piétiste. On les appelait aussi
lamistes, d'après leur lieu de réunion (I.amm = agneau).
Après de vaines tentatives d'union en 1687 et en 1700,
une certaine fusion administrative fut réalisée en 1811,
facilitée par le fait du glissement des uns comme des
autres vers l'incrédulité.
III. Situation présente. ■ — Aujourd'hui, les men-
nonites jouissent partout d'une complète liberté reli-
gieuse. Leur nombre total se monte, d'après leur dire,
à 250 000, dont 50 à 60 000 en Hollande (127 com-
munautés, 140 pasteurs), 18000 en Allemagne, 70000
en Russie, 80 000 aux Etats-Unis, 2 000 au Canada.
Mais ces chiffres sont certainement exagérés. Ceux delà
Russie méridionale proviennent de la Prusse occiden-
tale dont ils commencèrent à émigrer en 1783. Ils y
ont acquis de grandes richesses près de la mer d'Azof.
Des décrets spéciaux des empereurs les exemp-
taient du service militaire; mais, en 1871, ce privi-
lège a été aboli, ce qui a amené des milliers d'émigra-
tions aux États-Unis. Les mennonites sont d'ailleurs
en Amérique depuis la fondation de New- York. Leur
première église s'organisa, en 1683, à Germantown,
près de Philadelphie. Ils se trouvent surtout dans la
Pensylvanie, l'Ohio, l'Indiana et le Canada.
Les mennonites Amish, appelés d'ordinaire Omish,
apparurent d'abord en Alsace (1693). Ils ne voulaient
pas de boutons à leurs vêtements, et de là ils furent
nommés hœftler ou mennonites à agrafes, tandis que
les autres étaient connus sous le nom de knœpfler ou
mennonites à boutons.
Les mennonites se distinguent ne.t m. ni des ana-
baptistes primitifs en ce qu'ils ont renoncé à toute
prétention de réformer l'État. Leurs revendications
sont d'ordre purement spirituel, et ils s'efforcent d'ap-
pliquer les principes de charité et d'amour contenus
dans l'Évangile. Ils répudient la guerre et le service
militaire, la vengeance des injures, le serment sous
toutes ses formes, ils réprouvent le divorce, excepté
pour le cas d'adultère. Us rejettent en principe l'auto-
rité civile comme contraire au royaume du Christ, mais
ils l'acceptent en fait comme une institution néces-
saire jusqu'à l'accomplissement des temps. L'Église est
la communauté des rachetés, et pour conserver sa
pureté originelle elle doit être soumise à une forte
discipline ecclésiastique. Leurs anciens et leurs prédi-
cateurs remplissent gratuitement leurs fonctions. Leur
culte se compose de prières, de chants et de prédica-
tions. Les deux sacrements, baptême et eucharistie,
ne sont que des symboles extérieurs. Le baptême
s'administre presque universellement par allusion. La
communion se célèbre deux fois par an; elle est pré-
cédée, dans la grande majorité des églises d'Amérique,
par le lavement des. pieds. Suhant la doctrine de
Zwingle, ils ne voient dans la Cène qu'un repas com-
mémoratif.
Les mennonites n'acceptent pis les fonctions publi-
ques qui les obliger; ient à prêter serment ou à infliger
des cl âtiments. Ils n'en appellent jamais aux tribu-
naux. En Amérique, comme dans la plupart des pays
d'Europe, ils sont presque tous fermiers.
H. Schyn, Histona chnstianorum qui mennonila- appel-
ïaniur, Amsterdam, 172!); Historiœ mennonitarum plenior
deduetio, Amsterdam, 1729; A. Brons, Ursprung der Men-
noniten, Amsterdam, 1891; Horsch, Geschichle der Men-
nonitengemeinden, Amsterdam, 1890; art. Menno et Men-
noniten de la Prot. Realencyclopàdie, t. xn, 191)15, p. 586-
616; art. Mennonites, dans Encyclopeedia of Religion and
Ethics de J. Hastings, 1915, t. vm,p. 551-554. Un Menno-
nitisches Lexikon, publié par Chr. Iloge et Cbr. Neff.a com-
mencé de paraître en 1913, Francfort-sur-le-Main; en 1926
il en est rendu au commencement de la lettre <j.
R. HEDDE.
MENSING Jean, frère prêcheur allemand
(xvi« siècle). — Originaire soit de Magdebourg, soit
de Zutphen, Mensing entra en 1495 dans l'ordre de
saint Dominique. Il obtint ses grades de théologie à
Magdebourg en 1515 et à Wittenberg en 1517. Puis i
se rendit à l'université de Francfort-sur-1'Oder.
555
MENSING
MENSONGE
556
C'était l'époque où Luther commençait à proclamer
ses thèses novatrices. Mensing prit immédiatement
parti contre lui. A Magdebourg, en 1522, il commença
une campagne de prédication contre l'hérésie nais-
sante. Il ne réussit d'ailleurs pas; les luthériens étant
devenus maîtres de la ville en 1524, il dut se retirer.
Mensing avait alors pour protecteur le prince Georges
d'Anhalt, encore catholique à cette date, et qui
ménagea un refuge au fugitif dans le duché d'Anhalt à
Dessau. Mensing y remplit les fonctions de prédica-
teur de la cour. C'est là qu'en 1526, il publia un
ouvrage adressé à la noblesse de Saxe pour l'encourager
à garder la foi catholique : Von dem Testament
Christi unseres Herren und Seligmachers, s. I., 1526,
in-4°, et un autre ouvrage directement contre Luther
sur la messe : Von dem Opfjer Christi yn der Messe,
s. 1., 1526. A la fin de cet ouvrage, Mensing prend à
parti deux réformés, l'ancien franciscain Fritzhans
et l'ancien prévôt d'Halberstadt, Ebenhard Wei-
densee. Cette polémique dura longtemps et Luther lui-
même, qui y prit part, ne fut pas un des moins grossiers.
Mélanchthon aussi l'attaqua. Mensing ne s'émut guère
des colères qu'il soulevait et publia assez rapidement
divers écrits assez considérables. Grundltiche unter-
richte . Was eyn frommer Christen von der h. Kirchen,
l'on der Vetern 1ère und h. schrift halten sol, ans gôtlichen
Schrifften gezogen und beschweret, s. 1., 1528, in-4".
Bescheidl ob der Glaube alluijn on alte (jute werke, dem
mensehen genug sey zut seligkeyt, Leipzig, 1528, in-4".
Von der concomitantien und ob ./. Christus.. ym
Saerament seyns waren heyligen leibs und bluls
volkommen sey, s. 1. (Francfort), 1520. Vormeldunge
der unwahreneit lutherseher étage, die zu eyner be-
schônunge yres Ungehorsams : yre geivissen,Evange!ium
und Gottes wort... furivenden, mit antzeygunge, wie
die Wellliche Oberkeit yn sachen die religion belangen,
eyn au/ schn haben soll, Francfort, 1532, et enfin un
ouvrage latin particulièrement ' travaillé et dirigé
contre Mélanchthon, V Antapologia, vers 1534.
Mensing a attaqué tous les points de la doctrine
luthérienne, aussi bien les thèses sur la justification
que celles sur la communion sous les deux espèces.
Il a surtout porté son effort sur la théologie de l'Église
et de la papauté. Il a compris que ce qui avait le plus
besoin de réforme, c'était « les âmes des prêtres ».
Il a reproché beaucoup au clergé de son époque de se
complaire dans des historiettes miraculeuses ridi-
cules et d'ignorer la théologie.
Pautermoneh, le moine de Paul, comme les luthé-
riens appelaient Mensing par dérision, avait quitté la
cour de Dessau en 1529 pour être professeur à l'uni-
versité de Francfort. En 1534 il devint provincial des
dominicains de Saxe et, en 1539, évêque auxiliaire
d'Halberstadt. Il mourut vers 1540.
Paulus, Die deutschrn Dominikaner im Kampfe gegen
Luther, Fribourg-en-B., 1903, p. 16-47; Hurter, Nomen-
clator, 3e edit., t. n, col. 1426-1427; Mortier, Histoire des
Maîtres généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. v,
p. 471-473; Quétif-Echard, Scripiores ordinis prœdicalo-
rum, t. n, p. 84, 85.
M.-M. Gorce.
MENSONGE.-- On exposera d'abord la doctrine
traditionnelle sur le mensonge; on envisagera ensuite
certains cas dans lesquels il est difficile d'appliquer
intégralement la doctrine traditionnelle et qui ont
porté des théologiens à la modifier de diverses
manières.
I. Doctrine traditionnelle. — /. NOTION et
espèces. — 1» Notion. On donne communément du
mensonge la définition suivante : mentir, c'est parler
contre sa pensée avec intention de tromper.
C'est parler ou employer d'autres moyens équiva-
lents pour affirmer quelque choses, écrire, faire des
signes de tête ou autres. Le sens moral commun va
même plus loin et appliquerait volontiers l'épithète
de menteur à quiconque déguise sa pensée, manque de
franchise, ne se montre pas ce qu'il est : l'hypocrisie,
la dissimulation, la fourberie sont des formes larvées
du mensonge.
Parler contre sa pensée, et non simplement contre la
vérité : une affirmation objectivement fausse ne sera
pas mensonge si celui qui affirme croit dire la vérité,
non fallil ipse, sed fallilur, dit saint Augustin, Enchiri-
dion, c. xviu, P L., t. xl, col. 240 ; et inversement
on peut mentir tout en disant la vérité sans le savoir.
Mais d'autre part, il s'agit d'une parole contraire
à ce que l'on pense. Autre chose est parler contre sa
pensée, et autre chose ne pas livrer toute sa pensée.
La franchise défend à l'honnête homme d'affirmer ce
qu'il croit faux; elle ne lui ordonne pas d'étaler à la
curiosité d'indifférents ou d'hostiles ses pensées
intimes, ses sentiments ou ses projets; il y a dans
l'âme une portion réservée où tout le monde ne pénètre
pas; se confier à tous sans discernement ne serait plus
de la franchise, mais une sotte et puérile naïveté.
Avec intention de tromper. C'est un des éléments
qui font la malice du mensonge d'après le sens moral
commun. On déteste le mensonge, parce qu'il trompe
ceux qui le croient; on perd confiance dans le menteur
parce qu'il a abusé de cette confiance pour tromper.
Et partout où cette intention de tromper fait défaut,
le sens commun ne voit pas de mensonge. Des récils
légendaires, des fables, des romans, des plaisanteries,
des affirmations paradoxales ne sont pas des menson-
ges, parce que personne ne peut s'y tromper et que
leur auteur veut, non induire ses auditeurs en erreur,
mais les amuser, les intéresser ou les instruire. Le
peuple ne verrait pas de mensonge dans la plaisan-
terie de « l'âne volant » qui scandalisait saint Thomas.
Il ne voit pas davantage de mensonge dans certaines
formules communément reçues et employées pour
éviter poliment des visites importunes, pour écarter
sans éclat des emprunteurs indiscrets ou pour se
dégager de questions gênantes. Ce n'est pas mentir
que .de répondre : je ne sais pas, à l'indiscret qui vous
ennuie; ou : je n'ai pas d'argent, au solliciteur qui vous
obsède; pas plus que de faire dire à un visiteur que
Monsieur est sorti, ou d'assurer de son dévouement
un correspondant qui vous est indifférent. On ne se
trompe pas à de pareilles formules ; elles ne sont qu'une
manière polie de se défendre contre des indiscrétions.
Cette notion commune du mensonge est tradition-
nelle chez les Pères et chez les théologiens. Il suffit
de citer saint Augustin et saint Thomas.
Saint Augustin en donne diverses définitions qui.
sous des formes variées, ont un sens identique, llle
mentitur qui aliud habet in animo et aliud verbis vcl
quibuslibcl siynificationibus enuntiat. De mendacio, 3.
P. L., t. xl, col. 488. Nemo dubital mentiri eum qui
volens falsum enuntiat causa jallendi; quapropler
enuntiutionem fedsam cum voluntate ad fallendum
prolatam mani/estum est esse mendacium. , Ibid., 5,
col. 491. Mendacium est falsa significatio cum volun-
tate fallendi. Contra mendacium, 26, ibid., col. 537.
Omnis qui mentitur contra id quod animo sentit loquilur
cum voluntate fallendi. Enchirid., c. xxii, ibid., col. 243.
Saint Thomas ne s'écarte pas de cette définition,
tout en analysant davantage le concept de mensonge.
Il y a, dit-il, dans le mensonge trois éléments : une
fausseté matérielle, qui est l'opposition entre la
parole et la pensée; une fausseté formelle, à savoir la
volonté de dire autre chose que ce que l'on pense:
une fausseté effective, l'intention de tromper. Ce
dernier élément n'est pas essentiel au mensonge.
pertinet ad perfectionem mendacii, non autem ad speciem
efus. De sorte que le mensonge se définirait ainsi :
MENSONGE
558
Ratio mendacii sumitur a formait falsilate, ex hoc scili-
cet quod aliquis habel volantalem falsum emmtiandi;
mute et mendacium nominatur ex eo quod contra men-
tent dicitnr. II*-H", q. ex, a. 1. Le P. Sertillanges a
fort clairement souligné la différence un peu subtile
qui existe entre la définition donnée par saint Thomas
et celle qu'admet saint Augustin : « Trouvant sur son
chemin la définition d'Augustin : Enuntiatio falsi eum
nolunlate ad fallendum prolata. il la commente par
une traduction bienveillante que la tradition n'a pas
toujours maintenue. Il traduit : Le mensonge est
une inondation fausse avec une volonté qui se porte à
falsifier et non pas qui se porte <t tromper. Que si l'on
trouvait cette traduction un peu forcée, saint Thomas
l'abandonnerait sans trop de peine; mais alors il
dirait : la définition d'Augustin est extensive, non
formelle: on y introduit l'effet propre du mensonge
qui est de tromper en effet, au lieu de s'en tenir à son
essence. » La philosophie morale de saint Thomas
d'Aquin, Paris. 1910, p. 301.
2° Espèces. — 1. Saint Augustin énumère huit
espèces de mensonges, qui sont plutôt des degrés de
culpabilité du mensonge d'après l'effet voulu par le
menteur. De mendacio, 25, P. L., t. xl, col. 505.
Le plus grave, celui auquel nulle excuse ne saurait
être apportée, est celui qui est fait in doctrina reli-
qionis, terme assez vague en lui-même; ce serait tout
mensonge qui pourrait entraîner le prochain dans
l'erreur religieuse, non seulement de la part de ceux
qui sont officiellement docteurs en religion, mais aussi
dans les relations ordinaires de la vie; c'est probable-
ment aussi cette sorte de mensonge que saint Augustin
visera dans le Contra mendacium, le mensonge du
catholique qui se ferait passer pour hérétique, afin de
pénétrer les secrets de la secte ou pour toute autre
raison. Vient ensuite le mensonge qui nuit à quel-
qu'un sans que ce mal soit compensé par une utilité
correspondante, ut et niilli prosit et obsit alicui. En
troisième lieu, le mensonge nuisible à quelqu'un, mais
utile à un autre, ita prodest alteri ut obsit alteri. Puis
le mensonge que l'on commet sans autre intention que
de mentir, pour le seul plaisir de tromper : c'est le
mensonge dans sa nudité, quod merunt mendacium est.
En cinquième lieu, le mensonge fait pour plaire, pour
amuser, pour intéresser, placendi cupiditale de suavi-
loquio. Viennent ensuite les mensonges qui pourraient
paraître excusables parce que, sans nuire à personne,
ils ont un but d'utilité, soit pour éviter à autrui une
perte d'argent, soit pour lui sauver la vie, soit
pour préserver son honneur. « Cela fait huit espèces de
mensonges, dont la malice va décroissant depuis le
mensonge nuisible à Dieu jusqu'au mensonge utile
spirituellement, sans que jamais cette malice s'étei-
gne. Sertillanges, op. cit., p. 305. Saint Thomas men-
tionne et accepte cette division du mensonge; mais
il en ajoute deux autres. IIa-IIœ, q. ex, a. 2.
2. 11 y a, dit-il, une division qui considère le men-
songe dans son essence, qui est de dire le contraire de
sa pensée. Certains mensonges exa'gèrent, d'autres
diminuent ce que l'on croit la vérité. Aux premiers, il
donne le nom de jactance, qui consiste en ce que homo
verbis se extollal, ibid., et q. exil, a. 1: aux seconds,
celui d'ironie, per quant aliquis de se ftnqil minora,
lbtd., et q. cxm, a. 1 .
3. Lue autre division qui est devenue plus classique,
bien qu'elle se rapporte aux intentions du menteur
plus qu'au mensonge lui-même, distingue le mensonge
pernicieux qui se propose de nuire à autrui, le men-
songe joyeux qui a une certaine excuse dans le désir
d'intéresser, le mensonge officieux qui a une excuse
plus sérieuse dans l'utilité que l'on recherche pour
soi-même ou pour le prochain, i Cette division tradi-
tionnelle n'est pas, on le voit, une division du men-
songe en tant que mensonge, mais du mensonge en
tant que péché, c'est-à dire qu'elle note des degrés de
malice. A moins qu'on ne préfère dire : c'est une
classification selon les causes, les causes qui font
mentir. •> Sertillanges, op. cit., p. 304.
//. m alice d u MEmON an. — 1" Ce que dit l'Écriture
- Dans l'Ancien Testament, le mensonge est souvent
dénoncé comme un des caractères de l'impie, par
exemple : Ps.,Lvn(Vulg.Lvrni,13; Dieu hait le menteur,
Prov., vr, 17; il l'a en horreur, Prov.,xn, 22; il le
fera périr, Ps., v, 7: Prov., xix, 5, 9. Les honnêtes
gens se gardent de mentir : Job se vante de ne pas
mentir et de même Éliu, Job, xxvn, 4 et xxxvi, 4.
Et c'est prudence en même temps qu honnêteté, car
le mensonge ne reste pas impuni, Eccli., vu, 13; sa
punition dernière, c'est la mort de l'âme : Os quod
mentitur, occidit animam, Sap., i, 11
Le Nouveau Testament ne procède plus autant par
menaces contre le menteur, mais plutôt par exhor-
tations à la parfaite sincérité. La morale chrétienne
abhorre la duplicité et la déloyauté; l'esprit du Christ
est un esprit de droiture et de vérité. Il faudrait que
les disciples de Jésus fussent tellement amis de la
sincérité qu'une seule de leurs affirmations valût
tous les serments. Matth., v, 37. Le mensonge vient
du diable ; c'est lui qui, menteur dès le commencement,
est le père du mensonge, Joa., vm, 44. Jésus, lui, dit
la vérité; il s'en fait gloire, Joa., vm, 40, et ses ennemis
le reconnaissent, Matth., xxn, 10. Il n'est donc pas
étonnant que saint Paul exige chez les disciples la
parfaite droiture du Maître; et c'est pourquoi il les
met en garde contre le mensonge : « Renonçant au
mensonge, parlez selon la vérité, chacun dans ses
rapports avec le prochain, car nous sommes membres
les uns des autres. » Eph., iv, 25. « N'usez point de
mensonge les uns envers les autres, puisque vous avez
dépouillé le vieil homme avec ses œuvres et revêtu
l'homme nouveau. » Col., ni, 9. L'Apocalypse enfin,
dépeint la gloire des sincères et maudit les menteurs :
au ciel, ceux qui forment le cortège de l'Agneau sont
ceux « dans la bouche desquels ne s'est pas trouvé le
mensonge », xiv, 4; et ,par contre les menteurs sont
compris dans la malédiction qui atteint les grands
pécheurs : « Dehors les chiens, les magiciens, les
impudiques, les meurtriers, les idolâtres et quiconque
aime le mensonge et s'y adonne. » xxn, 15.
2° Ce que disent les Pères. — Des paroles si formelles
de l'Écriture devaient trouver leur écho dans la tradi-
tion chrétienne; Jésus et les Apôtres ont trop nette-
ment exigé l'esprit de droiture pour que les Pères
aient pu ne pas condamner le mensonge.
On croit toutefois trouver chez eux une double
tendance. Il y a les irréductibles, ceux qui considèrent
le mensonge comme tellement blâmable en lui-même
qu'on ne doit jamais se permettre de mentir, même de
la manière la plus bénigne, même pour procurer le plus
grand bien. Et il y a les modérés, ceux qui, tout en
condamnant le mensonge et en réclamant la loyauté,
admettent cependant certains mensonges que les
circonstances semblent autoriser, que la vie sociale
rend presque inévitables.
1. La tendance sévère est, à dire vrai, celle de la
presque unanimité des Pères. Le représentant le plus
autorisé est saint Augustin. Non pas qu'il affirme avec
pleine certitude et sans hésitation que tout mensonge
est condamnable. Il sait que la question est loin d'être
claire. Il l'avoue au début de son livre De mendacio :
Lalebrosa est enim nimis (quœstio) et quibusdam quasi
cavernosis anfractibus sœpe intentionem quœrentiseludil,
ut modo velut elabalur e manibus quod inoentunt erat,
modo rursus apparent et rursus absorbeatur. P. I. , t. xi.,
col. 187. Il répète la même constatation dans YEn-
chiridion : Hic difficillima et latebrosissima gignilur
S59
MKNSONGE
560
quœstio de qua jam grandem librum... ubsolvimus, utrum
ad officium hominis justi pertineal aliquando mentiri,
c. xvin, col. 240. Et d'autre part, quand il donne
son avis, malgré les fortes raisons dont il l'appuie, il
le présente comme une opinion personnelle plutôt que
comme une doctrine certaine et sans appel : Mihi
videtur. Enchirid., ibid.
Saint Augustin traita d'abord cette question dans
un opuscule, De mendacio, composé vers 395. Il déclare
dans ses Retraclationcs, 1. I, c. xxvn, t. xxxn, col. 630,
que ce premier essai ne l'a pas satisfait et qu'il eût
voulu le supprimer de ses œuvres, quia et obscurus et
anfractuosus et omnino molestas mihi videbatur. Jamais
cependant il ne dit que la doctrine ne lui en paraît
pas exacte. .11 eut plus tard l'occasion de revenir
sur la question. La secle des priscillianistes faisait des
adeptes; grâce à son organisation en société secrète,
il était très difficile de dépister ses membres qui
avaient pour principe de se déclarer catholiques
quand on les interrogeait; il y avait bien un moyen :
c'était de feindre d'être priscillianiste pour connaître
les secrets de la secte, pour dépister ses agents, pour
dénoncer ses partisans. Ce but de défense des âmes
n'était-il pas suffisant pour légitimer le mensonge ou
la série de mensonges dans lesquels il fallait s'engager?
Plusieurs l'avaient pensé. Saint Augustin, questionné
à ce sujet, répond par son traité Contra mendacium,
composé vers 420. Et enfin, en 421, il revient sur
la même question dans son Enchiridion, c. xvm et
xxii. Ces trois ouvrages se trouvent rassemblés dans
P. L., t. XL.
La réponse de saint Augustin ne pouvait guère
hésiter. Il s'est dépeint sans le' savoir, en posant un
jour cette splendide demande. Quid forlius desiderat
anima quam veritatem'l Tractaius in Joannem, xxvi, 5,
t. xxxv, col. 1609. Cette âme passionnément éprise de
vérité, désirant la vérité plus que tout, c'était la
sienne; comment eût-il compris que l'on pactisât
avec le plus léger mensonge? Aussi, c'est avant tout
parce que le mensonge est en lui-même opposé à la
vérité qu'il le condamne : Mendaciorum gênera milita
sunt, quse quidem omnia universaliter odisse debemus.
Nullum est enim mendacium quod non sit contrarium
veritati. Nam sicut lux et tenebrsp, pielas et impietas...
vila et mors, ila inter se sunt veritas mendaciumque
contraria. Unde quanto amamus islam, lanto illud odisse
debemus. Cont. mendac, 4, t. xl, col. 520.
Donc, quels que soient les mensonges, quelque
excuse qu'on veuille leur accorder, il les condamne
tous, puisque ce sont des mensonges. Qu'il soit en
matière religieuse, comme ceux des catholiques qui
faisaient semblant de se convertir à l'hérésie, qu'il
soit proféré par méchanceté ou pour rendre service,
qu'il soit dit par manière d'amusement, tout mensonge
est mauvais, parce qu'il est mensonge, parce qu'il est
opposé à la vérité.
Il l'est encore parce qu'il détourne de sa fin natu-
relle et voulue par Dieu la parole, qui nous a été
donnée pour exprimer notre pensée et non pour la
déguiser. Verba proplerea sunt instiluta, non per
quœ homines se invicem fallant, sed per qua; in alterius
quisque notiliam cogilationes suas perjerat. Verbis ergo
uli ad fallacium, non ad quod instituta sunt, peccalum
est. Enchirid., c. xxii, col. 243.
Mauvais en lui-même, rien ne peut dès lors légiti-
mer le mensonge. Il n'est pas permis de commettre
un péché, alors même que ce serait pour procurer un
bien ou pour empêcher le prochain de commettre des
péchés plus graves. Contr.mend., 19, col. 530; Enchirid.,
c. xxii, col. 243-244. La bonne intention diminuera
la culpabilité du mensonge, elle ne la supprimera pas.
Conlr. mend., 19, col. 529-530.
A vrai dire, ces mensonges faits par bonne intention
troublent le saint docteur dans la sereine logique de sa
sévérité. En y réfléchissant davantage, c'est à peine
s'il ose définitivement les condamner. Multum faten-
dum est propinquare juslitiœ, et quamvis reipsa non-
dum, jam tamen spe atque indole animum esse laudan-
dum qui nunquam nisi hac intenlione menlitur qua
nuit prodesse alicui, nocere aulem nemini. Contr. mend.,
33, col. 541. Malgré tout cependant, la perfection à
laquelle doivent tendre les chrétiens répugne au men-
songe. Les enfants de la cité chrétienne sont des fils
de vérité; pour en être dignes, ils doivent s'efforcer
de mériter l'éloge de l'Apocalypse, xiv, 5 : « Dans leur
bouche ne s'est pas trouvé le mensonge. » Si donc il leur
arrive de mentir, même pour le bien, que, loin de s'en
vanter, ils s'en humilient et qu'ils demandent pardon :
Ilis filiis superme Jérusalem et sanctœ civitatis seterna:
si quando, ut hominibus, obrepil qualecumque menda-
cium, poscunt humiliter veniam, non inde quxrunt
insuper gloriam. Ibid. Quoi qu'il en soit, saint Augus-
tin préfère s'en tenir à la sévérité: il sait bien que cette
condamnation absolue du mensonge le met en contra-
diction avec les mœurs qui l'absolvent avec une exces-
sive facilité; mais il aurait peur de faciliter, par une
doctrine trop indulgente, cette invasion du mensonge
qu'il déplore. Et il conclut : Aut ergo cavenda mendacia
recte agendo, aut confitenda sunt pœnilendo; non autem,
cum abundant infeliciter vivendo, augenda sunt et
docendo. Cont. mend., 41, col. 547.
Pour résumer avec toutes ses nuances l'opinion de
saint Augustin, nous ne pouvons donc nous contenter
de dire simplement qu'il condamne le mensonge sans
restriction. Dans certaines circonstances, il voit bien
que l'utilité d'un mensonge léger peut en compenser
la malice aux yeux de beaucoup de g'ens. Pour lui,
il n'accepte pas cette tolérance. En ces conjonctures,
un homme ordinaire mentirait sans scrupule, puisqu'il
s'agit, par exemple, de sauver la vie ou l'honneur d'un
innocent; et sans doute il ne pécherait pas. Un chré-
tien ne le fera pas. Jamais de mensonge pour lui;
car son idéal plus haut et la morale plus parfaite de
l'Évangile lui imposent une droiture plus absolue.
Le mensonge ne serait pas digne de lui; il serait
péché pour lui, péché qui peut devenir très léger,
mais suffit à faire éviter tout mensonge.
Telle fut la doctrine non seulement de saint Augus-
tin, niais de la très grande majorité des Pères. Leurs
témoignages sont reproduits et commentés par
L. Thomassin, Traité de la vérité et du mensonge,
Paris, 1691, surtout p. 75-190. Et pourtant, parmi les
textes amoncelés par le savant oratorien, quelques-
uns rendent un son moins net, et on peut y décou-
vrir une tendance moins intransigeante; il faut la
dégager pour exposer avec impartialité la pensée de
l'antiquité chrétienne sur le mensonge.
2. Cette deuxième tendance ne présente pas une
masse imposante de représentants comme la première.
Et pourtant elle se réclame, en Orient, de Clément
d'Alexandrie, d'Origène et de saint Jean Chrysostome,
en Occident de saint Hilaire et de Cassien. On trouvera
leurs textes dans Thomassin, op. cit., p. 130 sq.,
153 sq., 163 sq., 177 sq.
Ce n'est pas, on voudra le remarquer, une réaction en
faveur du mensonge : celui-ci est trop évidemment en
opposition avec l'esprit de droiture que recommande
l'Évangile, pour qu'aucun docteur chrétien pût songer
à le justifier. Tous, sans exception, tiennent à inspirer
à leurs auditeurs ou à leurs lecteurs une haute idée de
la sincérité et une profonde horreur pour le mensonge.
Clément d'Alexandrie, par exemple, trace dans ses
Stromates, 1. VU, c. vin, P. G., t. ix, col. 471, le
tableau du gnostique, c'est-à-dire du chrétien parfait;
et il lui donne comme caractéristique la sincérité.
Saint Hilaire rappelle que la loi constante et univer-
561
MENSONGE
562
selle est de s'élever à Dieu, et qu'on ne peut aller à
Dieu, l'éternelle vérité, si on ne conforme à la vérité
ses actes et ses paroles. Tract, in ps. xiv, G, P. L.,
t. ix. col. 304.
Seulement, s'ils condamnent le mensonge, ils savent
qu'il y a des cas où la vérité peut être funeste à celui
qui la dit ou à d'autres. Saint Augustin lui-même
hésite devant la condamnation de certains mensonges
nécessaires ou utiles, tels que la conscience des plus
honnêtes gens ne les condamne pas. Ceux-ci n'hésitent
pas, et. d'accord avec le sens moral commun, disent
que le mensonge n'est plus alors un péché. Saint Hilaire
Indique quelques-uns de ces cas : « Il arrive que
le respect scrupuleux de la vérité soit difficile ; en
certaines circonstances, le mensonge devient néces-
saire et la fausseté utile: ainsi nous mentons pour
cacher un homme à quelqu'un qui veut le frapper,
pour ne pas donner un témoignage qui ferait condam-
ner un innocent, pour rassurer un malade sur sa
guérison. C'est le cas d'appliquer le conseil de l'Apôtre
et d'assaisonner de sel notre conversation (Colos., iv,
6). » In ps. il V, 10, t. ix. col. 305.
Ces exemples montrent à quels cas saint Hilaire
entend réserver la permission de mentir. Ce sont des
cas. non pas absolument rares, mais néanmoins excep-
tionnels, où le mensonge ne lésera en aucune manière
les intérêts du prochain, où, au contraire, des intérêts
très graves demandent qu'on ne dise pas la vérité,
parce qu'elle aurait des conséquences funestes. En
semblables circonstances, un honnête homme sait
bien qu'il n'a pas tort de ne pas dire la vérité; pour
prendre le cas le moins grave, il n'ira pas dire bruta-
lement à son ami malade que les médecins l'ont
condamné sans espoir. Saint Hilaire et les autres
lui disent simplement qu'il n'a pas à s'inquiéter et
qu'en un tel cas la loi de vérité ne l'oblige plus. Cette
tolérance ne doit donc pas être entendue comme une
apologie du mensonge, pas plus que comme un désaveu
de la morale évangélique, mais seulement comme une
expression de ce que dicte la conscience non faussée.
Nous retrouverons d'ailleurs plus loin des cas sem-
blables et il nous faudra les discuter.
Pour expliquer leur pensée, plusieurs de ces Pères
recourent à une comparaison qu'avait déjà employée
Platon, De Republ, 1. III, Œuvres complètes (trad.
Cousin), Paris, 1834, t. ix, p. 129. Il en est du mensonge
comme d'un poison qui, pris sans discernement et en
quantité notable, est nuisible, mais qui devient un
remède sauveur si on l'emploie à petites doses et sur
les indications d'un habile médecin. C'est ce que disait
Origène dans ses Stromates, aujourd'hui perdues, dont
un passage a été conservé par saint Jérôme, Apol.
cont. Rufin, i, 18, P. L., t. xxm, col. 412. C'est ce que
Cassien expose à son tour : Ilaque taliter de mendacio
sentiendum alque ita de eo utendum est, quasi natura ei
insit ellebori, quod si imminente exitiali morbo sumptum
luerit, fil salubre, exterum absque summi discriminis
necessitate perceptum, prœsentis exitii est. Collât.,
XVII, c. xvn, P. L., t. xlix, col. 1062.
Il était utile de signaler cette légère divergence
dans la ligne de la tradition; nous y trouvons comme
une ébauche des théories plus compliquées qu'échafau-
deront les théologiens et les moralistes pour résoudre
certains cas où on ne saurait, sans nuire au prochain
ou sans manquer à un devoir grave, dire la vérité.
3° Enseignement de saint Thomas. — Après avoir
défini le mensonge et en avoir analysé les éléments,
saint Thomas étudie la moralité du mensonge, IIa-IIiE,
q. xc, a. 3 et 4. Sa doctrine peut se résumer en ces
quatre idées :
1. Le mensonge est mauvais de sa nature. Cette
affirmation qui a pour elle l'autorité de la sainte
Écriture et celle de saint Augustin, s'appuie sur le
but pour lequel la parole a été donnée à l'homme. La
parole est essentiellement destinée à signifier la pensée
intérieure. C'est par conséquent la profaner et la
détourner de sa fin que de la faire servir à déguiser la
pensée. Art. 3. Le mensonge utile n'est donc pas plus
licite que les autres. Mauvais par sa nature, puisqu'il
contredit le plan du Créateur, le mensonge ne peut
devenir bon par son but : Et ideo non est licilum men-
dacium dicere ad hoc quod aliquis alium a quoeumque
periculo liberet. Ibid., ad 4um. Bien plus, le mensonge
joyeux, pure plaisanterie que l'on dit sans intention
de tromper, à laquelle les auditeurs ne croiront pas,
quamvis ex intentione dicentis non dicatur ad fallendum,
nec I allât ex modo dicendi, a sa malice, si atténuée soit-
elle. Ibid., ad 6um.
2. Cette condamnation absolue du mensonge, qui
rejoint la tradition augustinienne, admet cependant
une restriction. Après avoir dit qu'aucun but d'utilité
ne saurait autoriser à mentir, saint Thomas ajoute :
Licet tamen veritatem occultare prudenter sub aliqua
dissimnlalione. A. 3, ad 4om. Ces paroles, trop vagues
pour que l'on puisse déterminer les applications que le
saint docteur prévoyait comme légitimes, laissent
cependant une place possible aux théories postérieures.
C'est dans ce sens que le P. Sertillanges les entend :
« N'est-il pas évident que la prudente dissimulation
dont parle saint Thomas doit pouvoir rencontrer,
lorsqu'elle est nécessaire, son moyen adéquat? Or
le silence, le refus de répondre à une question injuste
ou indiscrète ne sont pas toujours ce moyen. Il est
des circonstances où ne pas répondre, c'est répondre
en un certain sens. Le répondant est « embarqué »,
dirait Pascal. Le seul moyen verbal qui demeure alors
pour donner satisfaction à la vertu, c'est de proférer
une apparente fausseté qui sera, au vrai, une vérité
diplomatique, une vérité de convenance. » La philo-
sophie morale de saint Thomas d'Aquin, p. 308.
3. Quelle est la gravité du péché de mensonge?
Saint Thomas répond à cette question dans l'article 4.
Ce péché peut être mortel, par l'objet sur lequel il
porte : induire le prochain en erreur sur Dieu, la reli-
gion ou la morale, serait une faute très grave. Il peut
le devenir encore par le but que se propose le menteur,
s'il a, par exemple, l'intention de nuire gravement au
prochain dans sa personne, dans ses biens ou dans sa
réputation. En dehors de ces cas, le mensonge est un
péché véniel. C'est en particulier de cette manière
qu'il faut apprécier les mensonges joyeux ou officieux,
à moins qu'une circonstance exceptionnelle ne les
rende gravement scandaleux. Ad 5um.
4. A quelle vertu s'oppose le mensonge? Non pas
directement à la vertu de justice, sauf dans le cas du
mensonge pernicieux; mais à la vertu de veritas, de
véracité : Mendacium directe et jormalitcr opponitur
virluti veritalis. A. 1. Or la véracité n'est pas la justice,
mais seulement une vertu dérivée, et même d'assez
loin, de la justice : elle s'y rattache seulement in
quantum ex honestate unus homo alteri débet veritalis
manifestalionem. Q. cix, a. 3. Ces derniers mots ont
leur importance pour l'étude des cas spéciaux dont
nous traiterons plus loin.
4° Conclusions. — 1. L'Église n'a pas laissé corrom-
pre la belle morale de loyauté parfaite qu'elle a reçue
du Christ et des Apôtres. Comme eux, elle continue à
condamner le mensonge. Ce ne sont pas ses docteurs
ou ses théologiens qui ont dit le cynique mot d'ordre :
« Mentez, mentez hardiment »; et ils ne peuvent pas
davantage être rendus responsables de l'hypocrite
déloyauté de Tartufe. Peut-être n'est-il pas superflu
de faire cette remarque; car il arrive que des esprits
malveillants, pour avoir mal compris ou généralisé à
tort, jettent sur la morale chrétienne le soupçon de
déloyauté.
563
MENSONGE
564
2. L'Église, en condamnant le mensonge, est
d'accord avec la conscience morale; car le mensonge
n'est pas seulement opposé à la loi de l'Évangile, il
est condamnable dans sa nature. 11 est une profana-
tion de la parole qui a pour but de communiquer à
d'autres ses pensées intérieures. Il est funeste au point
de vue social : la société, en effet, repose sur la con-
fiance mutuelle dans la parole; le mensonge, surtout
généralisé par la tolérance des moralistes, détruirait
cette confiance et transformerait la société en une
lutte entre des roueries et des déloyautés.
3. L'Église établit cependant une grande diffé-
rence de gravité entre les mensonges. Elle est, ici
encore, en plein accord avec la conscience. Il y a des
mensonges devant lesquels on s'indigne, et il y en a
devant lesquels on sourit, avec quelque ironie; les
mensonges joyeux, les vantardises, les exagérations, etc.,
sont de ceux-ci; les mensonges pernicieux, destinés
à nuire au prochain et inspirés par la méchanceté
sont de ceux-là. •
4. Il y a même des mensonges que la conscience
inorale, si elle n'est faussée par des préjugés, ne
réprouve pas, et pour lesquels elle a une extrême
indulgence : ce sont les mensonges officieux, ceux qui,
sans nuire à personne, sont employés dans le but
de rendre service au prochain : le sentiment de bonté
qui est à l'origine de ces mensonges les fait volontiers
excuser. L'Église n'a pas cette indulgence. Pour elle,
le mensonge est toujours mensonge, toujours blâma-
ble; elle redirait volontiers la parole de saint Augustin,
et demande à ses fidèles une loyauté plus parfaite que
les autres hommes ne la pratiquent. C'est seulement
dans des cas spéciaux, en particulier pour ce que
nous pouvons appeler provisoirement le mensonge
nécessaire, que les théologiens n'osent plus condamner.
Ce sont ces cas que nous allons étudier avec les théories
diverses que les théologiens ont imaginées pour les
résoudre.
II. Cas spéciaux et théories diverses. — /. RE-
MARQUES préliminaires. ■ — 1° Quels sont ces cas? —
1. Ce sont, avant tout, les cas où il est nécessaire de
ne pas dire la vérité, sous peine de causer au pro-
chain un dommage très grave, ou de trahir un très
grave devoir. Quelques exemples feront comprendre
notre pensée.
Une de ces femmes admirables qui se sont donné
comme tâche, pendant la guerre,. de faire évader des
prisonniers au péril de leur vie, est surprise par une
patrouille ennemie au moment où elle va franchir la
frontière avec son petit groupe de protégés. On la
soupçonne depuis longtemps; on l'arrête, on l'in-
terroge. Si elle avoue, si seulement elle hésite, c'est
la mort certaine pour elle et pour ceux qui l'accom-
pagnent. Si elle nie, elle risque de mener à bien son
œuvre héroïque. Que peut-elle, que doit-elle faire?
Nier pour sauver des vies humaines qui se sont con-
fiées à elle? c'est un mensonge. Dire la vérité? c'est
signer l'arrêt de mort de ses protégés. N'est-ce pas son
devoir évident de ne pas dire la vérité, et, puisqu'il
faut qu'elle réponde, de répondre hardiment contre la
vérité?
Un homme est poursuivi par une bande d'émeutiers
qui veulent Je tuer. Il se réfugie dans une maison où
on le recueille, où on le cache. Personne ne l'a vu,
mais on a des soupçons. On perquisitionne, on inter-
roge. Que peut faire, que doit faire l'ami charitable?
S'il avoue, s'il a seulement l'air d'hésiter, il perd
l'innocente victime; il se sera fait le pourvoyeur des
assassins. Et pourtant Kant, dans sa logique recti-
ligne et inhumaine, soutenait que le devoir de la
vérité primait tout, même en ce cas. Dans un petit
écrit : D'un prétendu droit de mentir par humanité,
■i il maintient très énergiquement l'obligation absolue
de dire la vérité, même dans le cas où le mensonge
pourrait sauver la vie d'un homme. Mais, objecte
lienj. Constant, la vérité n'est due qu'à ceux qui y
ont droit ; on peut la refuser à un meurtrier qui cherche
un homme pour l'assassiner. Au dessus de ce droit,
répond le philosophe allemand, s'élève le devoir vis-à-
vis de soi-même et de l'humanité en général, de ne
jamais appliquer vainement la faculté de penser à
autre chose qu'à la vérité, et ce devoir est absolu. ■
Ruyssen, Kant, dans la coll. Les grands philosophes.
Paris, 1900, p. 257, note. Une pareille solution est de
nature à déconsidérer la morale. Le bon sens est, lui
aussi, une règle de conduite. Les principes les pi us
justes deviendront odieux, si on les applique avec cette
rigidité, sans souci des circonstances et de la réalité
complexe; car leur application heurte alors le sens
moral. Kant peut conduire ses raisonnements aussi
logiquement qu'il veut; le bon sens n'hésitera pas
à qualifier celui qui aura ainsi livré à la mort, fût-ce
par scrupule, l'homme qui s'était confié à lui : il
l'appellera un traîtie.
Pendant la guerre, un officier est fait prisonnier.
L'ennemi se doute qu'une attaque se préparc; il
interroge l'officier sur les projets de l'état -major.
Une hésitation à répondre équivaudra à un aveu.
L'officier doit-il, peut-il, pour ne pas parler contre
la vérité, trahir son pays? Le bon sens, ici encore.
proclame que le devoir absolu est de ne pas renseigner
l'ennemi, et, s'il faut absolument parler, de nier la
vérité.
Et enfin se sont les cas classiques du confesseur
inerrogé sur le secret de la confession, du médecin ou
d'autres interrogés sur des secrets professionnels,
de l'ami questionné sur le secret confié ou promis.
2. Dans tous les cas que nous venons de voir, il y a
obligation de taire la vérité et, dans certaines cir-
constances, de parler contre la vérité. Il peut se
rencontrer d'autres cas, moins tragiques, dans les-
quels, si le bon sens ne dit plus qu'on a le devoir de
parler contre la vérité, il dit au moins qu'on a le
droit de le faire. Quel est celui qui se croira coupable
si, à. un parent gravement malade pour lequel il n'y
a plus d'espoir, il exprime encore une confiance qu'ii
n'a plus? Et si, obsédé par d'indiscrètes questions, on
ne peut poliment se dispenser de répondre, sera-t-on
taxé de péché, si on ne révèle pas à l'indiscret ses
affaires secrètes, ses projets, ses fautes, ses secrets
de famille, etc., qui ne le regardent pas?
2° Conditions supposées. ■ — Nous ne disons pas que.
dans tous ces cas et une foule d'autres semblables, le
devoir de ne pas falsifier la vérité soit complètement
aboli. Il subsiste, en ce sens au moins qu'on est tenu
de se mettre le moins possible en opposition avec la
vérité. Donc, pour que l'on puisse répondre comme
nous avons dit, il faut certaines conditions : 1. Il y a
des matières sur lesquelles tout mensonge serait
un mal pire que tous les maux à craindre et s'oppose-
rait au plus grave devoir. C'est ce que les Pères ont
appelé le mensonge in doclrina religionis. Aucun motif
n'autorisera un chrétien à renier sa foi ou à entraîner
son prochain dans l'erreur sur la foi ou la morale. -
2. Nous supposons que l'on est interrogé: sinon, on
a toujours la ressource et par conséquent le devoir de
ne rien dire; on ne prendra donc pas l'initiative d'une
parole contraire à la vérité. — 3. Il faut aussi que l'on
ne puisse échapper à l'interrogatoire que par une
réponse fausse. Si on peut ne pas répondre, ou éluder
la question par une réponse évasive, si on peut sans
trahir le secret faire remarquer à son- interlocuteur
l'indiscrétion de ses demandes, on a le devoir de le
faire.
3° Théories imaginées pour expliquer les solutions du
bon sens. ■ — En présence de ces cas où le bon sens
Mi.-.
MKNSONGE
566
exige îles suintions difficilement conciliantes avec la
doctrine générale sur le mensonge, les moralistes on
essayé diverses théories que nous ne taisons qu'énu-
merer pour le moment :
1. Restriction mentale et équivoque. - La doctrine
traditionnelle est intégralement conservée : le men-
songe est une parole contraire à la pensée et il n'est
jamais pei mis de mentir. On parlera contre sa pensée,
puisqu'on est obligé de le faire, et cependant on
essaiera de ne pas mentir. Pour cela, ou bien on em-
ploiera une expression ambiguë que l'interlocuteur
interprétera mal (équivoque); ou bien on sous-
entendra dans la réponse un mot ou plusieurs mots,
dont l'absence extérieure induira le prochain dans
l'erreur, dont la présence dans l'esprit rétablira la
conformité entre la parole et la pensée. On n'aura pas
dit de mensonge, et cependant on n'aura pas dévoilé
la vérité.
2. Droit à la vérité. — Ici la définition traditionnelle
du mensonge est modifiée. La parole contraire à la
pensée n'est plus mensonge défendu que si le prochain
avait droit à la vérité, si en lui cachant la vérité on
lèse son droit. Dans les cas que nous avons exposés, le
prochain n'ayant aucun droit, quelle que soit la
réponse, elle ne sera pas un mensonge ou alors elle
sera un mensonge permis; ce sera un falsiloquium, non
un mendacium, ou encore un mensonge psychologique,
DOn un mensonge moral, un mensonge matériel, non
un mensonge formel.
3. Mensonge licite en certains cas. — D'autres
théologiens, s'écartant de la doctrine traditionnelle
sur la moralité du mensonge, pensent que le mensonge
n'est pas intrinsèquement mauvais, qu'il peut devenir
licite en quelques circonstances.
1. Conflit de devoirs. — D'autres enfin acceptent
toute la doctrine. Le mensonge est une parole en
désaccord avec la pensée et un tel désaccord est
mauvais. Il y a donc toujours une obligation de parler
selon sa pensée. Mais si cette obligation se trouve en
conflit avec une obligation de degré supérieur ou de
gravité supérieure, c'est l'obligation moindre qui doit
céder.
4° Valeur morale de ces théories. — Il est assez de
mode, dans certain camp, d'accuser de déloyauté la
théorie des restrictions mentales : elle autoriserait à
mentir presque toujours, et, ce qui est pire, à mentir
sans franchise; elle constituerait un moyen commode
de tourner la loi et de tromper Dieu en trompant le
prochain. Cette accusation, assez courante depuis
les Provinciales, est d'autant, mieux accueillie qu'on
l'étend à toute la morale chrétienne, que l'on repré-
sente ainsi comme une morale d'hypocrisie et de dis-
simulation.
Cela est inexact. Le sens moral n'est pas plus oblitéré
chez les partisans de la restriction mentale que chez
les autres moralistes. On peut abuser de cette théorie
comme des autres, et en fait on en a abusé. Mais, en
somme, les moralistes, à quelque école qu'ils appar-
tiennent, sont pour l'ordinaire des gens de sens droit.
Ils voient que la doctrine qui condamne rigoureuse-
ment le mensonge s'applique mal à certains cas; ils
essaient de trouver des explications qui accordent à
la fois les exigences du sens moral et celles de la logi-
que; mais ils n'ont pas pour autant le désir d'appliquer
leurs théories autrement que ne l'exige le bon sens.
Aussi leurs applications ne varient pas sensiblement
d'une école à l'autre : ce sont à peu près les mêmes
exemples et les mêmes solutions pratiques; seule la
théorie explicative est différente. C'est l'observation
très sage que fait Tanquerey, Synopsis tlieol. mor. et
pastor., Paris, 1921, t. m, p. 181, note 1. Génicot avait
déjà fait remarquer que c'est souvent une simple
question de terminologie : Non est enim incomtnodum
si rudes mendacia licila appcllant quw. a theologis
communius restrictiones late mentales vocantur. Theol.
moral, institut., n. Il G. Louvain, 1902, I. i p. 394.
//. LBS théories. — 1» Équivoque et restriction
mentale. 1 . Ce que c'est. — On use ({'équivoque quand,
un mot ayant deux sens, celui qui l'emploie a en vue
un sens qui est exact, mais prévoit (pie l'auditeur
l'entendra dans un autre sens qui ne l'est pas. On use
de restriction mentale quand on prononce une formule
qui, telle qu'elle, est fausse, en la complétant mentale-
ment par une addition qui la rend vraie. La restric-
tion est stricte mentalis quand l'auditeur n'a aucune
donnée qui lui permette de la soupçonner; elle est
laie mentalis quand des circonstances extérieures
peuvent le mettre sur la voie de la vérité. On trouvera
des exemples chez tous les théologiens moralistes.
2. Usage, légitime. — En soi, rien n'empêche d'user
d'équivoque ou de restriction mentale dans les cas où
l'on n'est pas obligé de dire la vérité. Il ne faut cepen-
dant pas que ce soit au détriment de la loyauté qui
est la loi ordinaire des relations humaines. Ceitains
théologiens ont certainement dépassé les limites
permises. De là les critiques de Pascal dans les Provin-
ciales, ixe lettre; de là aussi la juste défaveur que la
théorie des restrictions mentales a rencontrée chez la
plupart des moralistes non théologiens.
L'Église a réprimé quelques abus en condamnant
les propositions suivantes : « 26. Si quelqu'un, seul ou
en présence d'autres personnes, interrogé ou parlant
de sa propre initia. ive, par manière de récréation ou
pour tout autre motif, jure n'avoir pas fait une chose
qu'en réalité il a faite, en sous-entendant à part lui
une autre chose qu'il n'a pas faite, ou un moyen autre
que celui qu'il a employé, ou toute autre addition
exacte, il ne ment pas et n'est pas coupable de par-
jure. — 27. Un motif suffisant pour employer ces
amphibologies existe chaque fois qu'il est nécessaire
ou utile d'agir ainsi pour sauver son corps, son honneur,
ses biens de famille, ou pour tout autre acte de vertu,
de sorte que l'on croie expédient et utile de cacher
la vérité. — 28. Celui qui a été promu à une magis-
trature ou à une emploi, public, grâce à une recom-
mandation ou à un présent, peut user de restriction
mentale pour prêter le serment exigé d'ordinaire par
ordre du roi dans les cas semblables, sans avoir égard
à l'intention de celui qui l'exige; car nul n'est obligé
d'avouer une faute secrète. » Condamnation portée
par Innocent XI, le 2 mars 1679, Denzinger-Bann-
wart, n. 1176-1178. Voir aussi l'art. Laxisme, t. ix,
col. 77.
Ces décisions semblent au moins atteindre les
reclrictions mentales confirmées par serment, contrai-
rement à la pensée de Noldin, Summa théologies
moralis, De prœceptis, n. 640. Les théologiens vont
plus loin et exigent d'ordinaire deux conditions
pour qu'on puisse user de restriction mentale : il
faut une raison proportionnellement grave pour légi-
timer l'erreur où l'on fait tomber le prochain; il
faut que la restriction ne soit que late mentalis el
qu'un homme prudent et attentif puisse la recon-
naître. Cette deuxième condition, dont on ne tient pas
toujours suffisamment compte, est sévère; par elle,
la théorie des restrictions mentales, malgré les préju-
gés qui courent sur son compte, est plus exigeante que
les suivantes, qui en pareil cas autorisent hardiment
le mensonge.
3. Critique. Cette théorie a le mérite de respecter
la doctrine la plus stricte de la tradition : elle repose
tout entière sur le principe que le mensonge ne peut
jamais être permis, pour quelque raison que ce soit;
elle s'ingénie pour que l'on évite le mensonge, même
dans les cas où l'on n'est pas tenu à la vérité.
Toutefois, en dehors des théologiens, elle est, à
567
MENSONGE
568
juste titre, sévèrement appréciée, et il semble que,
même parmi les théologiens, il y ait une tendance à
la laisser de côté; voir, par exemple, Tanquerey,
op. cit., p. 180 sq.; Veimeersch, Restriction mentale
et mensonge, dans le Dict. npolog. de la foi ealhol.,
t. iv, col. 957. On lui fait d'ordinaire les reproches
suivants :
. a) Celui qui use de restriction mentale ne respecte
pas la vérité. La parole, en effet, n'est pas seulement
l'expression de la pensée, elle en est surtout le véhicule;
c'est pour exprimer aux autres mes pensées intérieures
qu'elle m'a été donnée par Dieu, et le mensonge con-
siste précisément à exprimer à autrui autre chose
que ma pensée. Peu importe ma parole intérieure; la
parole extérieure seule est à considérer, puisque seule
elle est vraiment une parole. Or la restriction mentale,
par définition, reste intérieure et inexprimée; elle ne
modifie pas la parole en tant qu'expression extérieure
de la pensée. Il reste donc qu'avec ou sans restriction
mentale, la parole demeure fausse; la pensée que je
formule extérieurement n'est pas la pensée que j'ai
dans l'esprit; je pense une chose et j'en dis une
autre; c'est un mensonge que je profère; malgré mes
habiletés pour échapper au mot, je n'échappe pas
à la chose. Qu'on retourne la théorie comme on le
voudra, elle a une allure de pharisaïsme, prétendant
concilier le respect extérieur de la loi et sa violation
intérieure.
b) A supposer même que la théorie soit exacte, elle
n'est pas pratique, parce qu'elle n'est pas à la portée
de tous. Un homme habile, au courant de la théologie
et assez avisé pour trouver instantanément la restric-
tion qui convient, pourra s'en servir. Mais elle laisse
désarmés les gens simples, peu roués, à l'esprit
insuffisamment subtil qui ne sauront pas à temps
trouver le biais qui les tirera d'affaire. Les pauvres
gens qui n'ont que « l'esprit de l'escalier » seront réduits
à dire des mensonges dans les cas où ils ne peuvent
dire la vérité. La théorie des restrictions mentales
n'est pas faite pour eux.
2° Théorie du « droit à la vérité ». — 1 . Ce que c'est. —
Voulant d'une part échapper à ces inconvénients et,
d'autre part, justifier les décisions du bon sens qui
ordonne ou permet en certains cas de parler contre sa
pensée, Grotius et Pufendorf imaginèrent une nouvelle
théorie du mensonge. Pour eux, le mensonge ne résulte
plus simplement de la discordance entre la pensée et la
parole; ils y firent intervenir, comme élément essen-
tiel, le droit du prochain à la vérité. Le mensonge
est défendu; mais il n'y a mensonge que dans le cas
où celui qui parle lèse l'auditeur dans son droit. Cette
théorie est en faveur chez presque tous les mora-
listes non théologiens, en particulier chez les uni-
versitaires. Certains théologiens ont commencé à
l'admettre, par exemple, Tanquerey, op. cit., p. 180.
2. Critique. - — La théorie du droit à la vérité a
pour grand avantage son utilité. On ne peut nier
qu'elle rende parfaitement compte du droit que l'on
a, dans les cas cités, de ne pas dire la vérité. Mais :
a) Elle repose tout entière sur une définition du
mensonge qui n'a aucune attache dans la tradition
et que le sens commun n'a pas admise. Et il paraît
peu noimal de fonder une théorie morale sur une défi-
nition que l'on a inventée seulement pour y construire
:ette théorie.
b) On ne dit pas assez en quoi consiste ce droit du
prochain lésé par le mensonge. Est-ce un droit extrin-
sèque à la vérité elle-même? Je comprends que le
droit du prochain soit lésé dans le mensonge perni-
cieux; je comprends encore que le prochain puisse
avoir des droits spéciaux à recevoir une réponse
exacte : le juge qui interroge un témoin a droit à la
vérité, et de mqme le supérieur vis-à-vis de son infé-
rieur, le père vis-à-vis de son enfant, le confes-
seur vis-à-vis de son pénitent; celui qui entend une
instruction religieuse, une conférence morale Ou sociale,
a droit à n'être pas trompé. Mais si ce n'est que cela,
le mensonge ne sera-t-il plus défendu dans les conver-
sations ordinaires où aucun intérêt spécial n'est
engagé, où aucun droit spécial n'intervient? Et si
on dit que, même dans les relations ordinaires et banales,
le prochain a droit à la vérité, il semble que le pro-
blème reste intact : le mensonge est simplement et
toujours défendu. — Il y a donc des précisions à appor-
ter pour que cette théorie résolve tous les cas.
3° Théorie qui nie la malice intrinsèque du mensonge.
■ — 1. Ce qu'elle est. — Avec quelque timidité, certains
théologiens ont pensé pouvoir abandonner la thèse
augustinienne qui condamne tout mensonge comme
intrinsèquement mauvais; ainsi une brochure inti-
tulée : Étude sur la malice intrinsèque du mensonge
par un professeur de théologie, Paris, 1899; l'Ami du
Clergé n'a pas caché sa sympathie pour cette position
dans un article net et fortement motivé, 1900, p. 744 sq.
Pour ces théologiens, le mensonge est défendu, mais
non d'une manière tellement essentielle et foncière
qu'il ne puisse devenir permis dans certains cas, où
d'autres considérations interdisent de dire la vérité ou
permettent de ne pas la dire; ils ne voient dans le
mensonge ni une immoralité essentielle, ni un outrage
positif à Dieu, du moins dans les circonstances ordi-
naires; « et dès lors, à ne s'en tenir qu'à la pure ques-
tion du mensonge simple in se (ils le tiennent) pour
licite, in gravi bus circumstantiis, entant que désordre
matériel conscient, per accidens autorisé, comme
l'homicide ». Ami du clergé, 1900, p. 745.
2. Critique. — On ne peut invoquer contre cette
théorie, ni aucun argument théologique démonstratif,
ni aucune raison absolument convaincante. Il semble
qu'on ait le droit de s'en servir, en prenant ses précau-
tions pour qu'elle ne donne lieu à aucun abus, et
surtout en la complétant par d'autres considérations.
Ses partisans d'ailleurs n'ont pas manqué de le faire.
4° Conflit des devoirs. — 1. Exposé. — Certains
moralistes font appel aux principes qu'énonce la
morale générale pour résoudre les cas où des devoirs
sont en conflit apparent. Cf. Noldin, De principiis
theologiœ moralis, n. 205 sq., Inspruck, 1920, p. 234 sq.
Je me trouve en présence de deux obligations que je
ne puis remplir en même temps; accomplir l'une,
c'est forcément sacrifier l'autre. Si je dis la vérité,
je trahis un secret qui ne m'appartient pas, ou je
cause la mort d'un homme; si je veux garder le secret
ou sauver la vie de mon prochain, il faut que je sacrifie
la vérité. Entre ces deux devoirs, il me faut nécessaire-
ment choisir : je choisirai le plus important; je sauve-
rai la vie du prochain; c'est un devoir qui prime le
devoir de dire la vérité. Cf. Boulenger, La morale,
Paris, 1920, p. 114 sq.
2. Critique. ■ — Cette manière de voir, bien qu'assez
nouvelle en théologie, paraît très juste et peimet de
résoudre bien des cas. Toutefois elle n'est pas suffi-
sante, parce qu'elle ne rend pas compte de toutes les
solutions. Ce n'est pas seulement en présence d'un
devoir supérieur que je puis parler contre ma pensée.
Je le dois alors; mais dans d'autres cas où je pourrais
très licitement dire la vérité, où aucun devoir ne me
l'interdit, je sais que je n'y suis pas obligé, par exem-
ple pour échapper à des interrogations indiscrètes et
ne point révéler mes fautes ou certains secrets per-
sonnels. Ici encore, la théorie a besoin d'être complétée
pour rendre compte de tout.
///. conclusion. ■ — En combinant avec la doctrine
traditionnelle ces diverses théories, qui ne se contre-
disent pas, mais se complètent, il est possible d'édi-
fier une doctrine du mensonge, à la fois logique,
569
MENSONGE
MERBES
570
franche et répondant à toutes les difficultés pratiques.
Elle se résumerait en ces quelques propositions :
1. Le mensonge est une parole dite contre sa pensée
avec intention de tromper.
2. C'est aller contre la lin voulue par Dieu que de
faire servir au mensonge la parole qui nous a été
donnée pour exprimer notre pensée.
3. La raison d'être de la parole n'est pas de donner
à la pensée un vêtement sensible, mais d'être pour elle
un véhicule. Par la parole, l'homme exprime sa pensée
à d'autres hommes. Et c'est pourquoi le mensonge est
essentiellement ad alium. On ne ment pas quand on
se parle à soi-même; on ne ment qu'en parlant à d'au-
tres hommes. L'opposition du mensonge au dessein
de Dieu n'est donc pas une opposition abstraite; il
faut la comprendre en ce sens que le mensonge s'oppose
à la vérité qui doit se trouver dans toute parole
humaine, in quantum ex honestate unus homo alteri
débet veritatis manifestationem. IIa-IIœ, q. cix, a. 3.
4. A l'obligation de dire la vérité au prochain corres-
pond chez le prochain un droit à recevoir la vérité.
Ce droit est lésé par le mensonge.
5. Le mensonge est donc péché parce qu'il est une
violation de la vertu de véracité qui s'impose à tout
homme ex honestate; il est d'abord, et par essence, un
manquement envers nous-même, outre que, par cor-
rélation, il lèse le droit du prochain à n'être pas
trompé.
6. Mais il y a des cas où, par sa faute, le prochain se
prive de ce droit. Celui qui, par des interrogations
indiscrètes, en dehors de toute mission et autorité
spéciales, prétend pénétrer sur un terrain qui m'est
réservé et m'arracher mes secrets, n'a plus de droit
à ce que je lui réponde et je n'ai plus le devoir de
répondre selon la vérité. Contre son incursion injus-
tifiée, j'ai au contraire le droit de me protéger. Je me
protégerai par le silence, par le refus de répondre, si
je le puis; mais si je ne puis me dispenser de répondre,
ma parole, quelle qu'elle soit, vraie ou fausse, ne lésera,
plus aucun droit, ne me fera violer aucun devoir.
7. Dans l'hypothèse précédente, j'avais le droit de
ne pas dire la vérité. Il peut arriver que j'en aie même
le devoir. Même interrogé par quelqu'un qui, de soi
et dans les circonstances ordinaires, aurait le droit de
le faire, si je ne puis répondre sans nuire gravement à
un tiers innocent, mon devoir est tout tracé : en
présence de deux obligations qui se contredisent,
j'obéirai à celle qui domine, et pour ne pas sacrifier
la vie d'un homme, je n'hésiterai pas à sacrifier la
vérité. Le bon sens m'y oblige et les principes qui
régissent le cas de conflit des devoirs m'y autorisent.
8. Il est évident que ce sont là des cas exceptionnels,
auxquels il faut des solutions exceptionnelles. Ils ne
peuvent amoindrir la grande loi de sincérité que la
raison impose à tout homme, que l'Évangile propose
comme idéal à tout chrétien : Sit sermo vester; Est est;
non, non, Matth., v, 37.
L. Godefroy.
MER ATI Gaétan Marie (1668-1744), théatin
de Venise, fut d'abord professeur en diverses mai-
sons de l'Institut, puis finalement consulteur de la
Congrégation des Rites, dont il fut une des lumières;
il mourut à Rome le 8 septembre 1744. On a de lui
un grand ouvrage d'apologétique : La verita delta
religione cristiana dimostrata nei suoi fondamenti, nei
suoi caratleri, pregi, misteri e dogmi contenuli nella
professione délia vera (ede; ragionamenti polemici,
2 vol. in-4°, Venise, 1721. Mais notre auteur reste
surtout célèbre comme liturgiste. En 1736-1738, il
publia une nouvelle édition très améliorée du Thé-
saurus sacrorum rituum de Gavanti, 4 vol. in-4»,
Rome; et en 1740 des Novœ observationes et additiones
ad Gavanti commentaria in rubricas missalis et bre-
viarii romani, 2 vol. in-4°, Augsbourg, 1740; autres
éditions à Venise, 1744, 1749, 1823.
Jôcher-Rotermund, Gelehrlen Lexikon, 1813, t. IV, col.
1741; Hœfer, Nouvelle biogra/>liie générale, t. xxxv, col. 2;
Hurtcr, Xomenclator, 3e édit., t. IV, col. 1650 sq.
É. Amann.
MÉRAULT DE B IZ Y Athanase René, prêtre
de l'Oratoire (1744-1835), né à Paris, fit son éducation
au collège de Juilly et entra ensuite dans la congré-
gation. Dès l'âge de vingt-cinq ans, il fut appelé à
diriger la maison d'institution. A la Révolution fran-
çaise, il refusa de prêter le serment exigé par la
Constitution civile du clergé et fut forcé de quitter
Paris pour se retirer à Orléans où il avait des parents.
Emprisonné en 1793 et relâché seulement après le
9 thermidor, il resta dans la ville et devint en 1805
vicaire général de l'évêque Rernier qui le mit à la tête
du grand séminaire. Possesseur d'une grande fortune,
il en consacra une notable partie à fonder à Orléans
plusieurs établissements religieux et charitables. On
a de lui plusieurs ouvrages où il essaie de faire l'apo-
logie de la religion chrétienne, surtout par les paroles
de ses adversaires : Les apologistes involontaires ou la
religion éternelle prouvée et défendue par les objections
mêmes des incrédules, Paris, lre édit., anonyme, 1806,
2e édit., signée, 1820, in-12; livre dans lequel, comme
ajoute le sous-titre « par des preuves claires et sen-
sibles, par des raisonnements simples et faciles à
saisir, on réfute victorieusement les objections les plus
connues de l'impiété ». Les Apologistes ou la religion
chrétienne prouvée par ses ennemis comme par ses amis,
Orléans, 1821, suite du volume précédent; Conspira-
lion de l'impiété contre l'humanité, Paris, 1822, in-8°;
Voltaire apologiste de la religion chrétienne, in-8°, 1826 ;
Rapport sur l'histoire des Hébreux rapprochée des temps
contemporains, Orléans, 1825, in-12; Instructions pour
la première communion, Orléans, 1825; Mères chré-
tiennes; combien leur zèle est nécessaire au succès de
l'éducation, supplément aux instructions pour la
première communion, Paris, 1830; Enseignements de
la religion, Orléans, 1827, 5 vol. in-12; Preuves abré-
gées de la religion offertes, à la jeunesse avant son entrée
dans le monde, Paris, 1829; Recueil des Mandements
sur l'instruction des peuples et méthode à suivre pour
l'enseignement de la religion, Paris, 1830, in-12. Ces
ouvrages assez bien écrits manquent quelquefois de
plan et de méthode. Mérault mourut à Orléans le
13 juin 1835.
Ami de la Religion, 1835, t.n, p. 662; t. ni, p. 273, 305;
Ingold, Essaide bibliographie oratorienne, p. 110-111 ; L'Or-
léanais du 17 juin 1835 consacre à Mérault un article de
M. Hue; Portraits et histoire des hommes illustres, 1835;
Qucrard, La France littéraire, t. vi, p. 54.
A. Molien.
MERBES (Bon de) (1598-1684), naquit à Mont-
didier vers 1598 et entra à l'Oratoire vers 1630. Il
enseigna dans plusieurs collèges et quitta l'Oratoire
en 1643. Il devint alors professeur de rhétorique au
collège de Navarre et il s'adonna à la prédication;
puis il fut principal du collège de Montdidier. A la
demande de l'archevêque de Reims, Charles Maurice
Le Tellier, il composa une théologie morale. Il mourut,
le 2 août 1684, au collège de Beauvais. Merbes n'a
publié qu'un seul écrit, mais un écrit qui valut à son
auteur une légitime réputation : Summa christiana seu
Orlhodoxa morum disciplina ex Sacris Lilleris, ex
Sanctorum Patrum monumentis, Conciliorum oraculis,
Summorum denique Ponlificum decrelis, fideliler
excerpla, in graliam omnium ad œdificationem corporis
Christi (quod est Ecclesia) incumbentium elaborala,
2 vol. in-fol., Paris, 1683. Dans cet écrit dédié à
l'archevêque de Reims, Merbes veut donner des
règles certaines pour la conduite des hommes dans
571
MERBES
MERCORI
572
tous les états de la vie chrétienne; il étudie la cer-
titude et la probabilité, le péché, la foi, et diverses
questions relatives aux vertus et aux vices, enfin les
sacrements en général et en particulier. C'est une
Somme de théologie morale, en opposition avec les
théories des casuistes, utile pour les fidèles et aussi
pour ceux qui sont appelés aux fonctions du minis-
tère sacré; on y trouve parfois des traces de jansénisme
(Journal des Savants, du 17 mai 1683, p. 85-86).
L'ouvrage a été réimprimé, 1 vol. in-12, Turin, 1770-
1771.
Michaud, Biographie universelle, t. xxvm, p. (i;Hrefer,
Ni uvelle biographie générale, t. xxxv, col. 3-4; Feller, Bio-
graphie universelle, édit. l'érennès, 1842, t. vm, p. 333;
Moréri, Le grand dictionnaire historique, édit. 1759, t'. vu,
p. 405; Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xvi,
p. 438; Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques,
4 vol. in-12, Lyon, 1767, t. m, p. 189-190; Nicéron, Mé-
moires, t. xxx, p. 48-50; Batterel, Mémoires domestiques
pour servir à l'histoire de l'Oratoire, édit. Ingold et Bonnar-
det, t. il, Paris, 1903, p. 279-281; Féret, La Faculté de
théologie de Paris, Époque moderne, t. v, Paris, 1907,
p. 372-373; Ilurter, Xomcnclalor, 3" édit., t. IV, col. 603-
604.
J. Carrkyre.
1. MERCATOR Gérard, célèbre géographe.
cosmographe et mathématicien, le fondateur de la
cartographie moderne, né à Rupelmonde (Flandre
orientale) en 1512, mort à Duysbourg en 1594. —
Il a droit de figurer dans ce dictionnaire pour quelques-
unes de ses œuvres qui touchent aux sciences sacrées.
Alors qu'il était encore étudiant à l'Université de
Louvain, il avait composé, en 1533, un traité De
mundi creatione et fabrica, où, méditant les problèmes
soulevés par les premiers chapitres de la Genèse, et les
conflits au moins apparents que présentait avec la j
philosophie naturelle d'Aristote le récit biblique, il
s'efforçait d'y trouver de raisonnables solutions. Bien
que l'ouvrage n'ait pas alors vu le jour, Gérard ne laissa
pas d'être inquiété, et partit quelque temps pour
Anvers. Il ne tarda pas à rentrer à Louvain où bientôt
il fonda un atelier de cartographie. Des soupçons
néanmoins continuaient à peser sur lui, et il fut mêlé
en 1544 au procès des bourgeois de Louvain, qui aboutit
à un certain nombre de condamnations capitales. Son
innocence fut reconnue, mais le géographe préféra
transporter sa maison à Duysbourg où il terminera
sa vie. En 1593, tout près de mourir, il mettait la der-
nière main à son œuvre de jeunesse, qui, dans sa
pensée devait figurer en tête de l'Atlas qu'il préparait.
Cette œuvre monumentale parut l'année après sa
mort : Atlas sive cosmo graphies medilaliones de fabrica
mundi et fabricati figura, in-fol., Duysbourg, s. d. ;
la dissertation De mundi creatione et fabrica en forme
l'introduction, p. 3-32; elle vaudrait d'être étudiée.
Ce fut à cause d'elle que l'Atlas fut mis à l'Index,
par décret du 7 août 1603; il y figurait encore en 1891,
mais il a disparu depuis la révision de Léon XIII en
1900. De même en a disparu une autre œuvre de
Mercator, Chronologia, hoc est temporum demonslralio
ab inilio mundi usque ad annum 1568, ex eclipsibus
et observation! bus astronomicis, 1568, mis à l'Index en
1569, et qui figure dans l'Index d'Innocent XI sous
ce titre : Chronologia Gerardi Mercatoris, quse a
Slcidano et damnatis aidhoribus sumpla est, nisi emen-
detur. Au contraire l'Evangelicse historiée quadripartita
Monas, sive harmonia quatuor evangelistarum, Duys-
bourg, 1592, est restée indemne. Nous n'avons pas à
discuter ici les sentiments catholiques de Mercator,
mais nous ne croyons pas que l'on puisse souscrire au
jugement sommaire de Hurter, qui, après avoir admis
cet auteur dans la 1" édit. du Nomenclator, l'a finale-
ment rayé du cadre des écrivains catholiques à la 3e,
t. ni, col. 277, n. 1.
Excellente notice de Wauvermans, dans Biographie
nationale de Belgique, 1897, t. xi v, col. 372-420; cl. Allye-
meine deutsche Biographie, l. xxi, 1885, p. 385-396.
É. Amann.
2. MERCATOR Reynier, polémiste catholique
(xvn0 siècle). — Né à Emmerich (alors du duché
de Clèves), Reynier Kremer, dont le nom latinisé est
devenu Mercator (que les bibliographes français ont
traduit en Marchand), fil ses études à Keulen.au col-
lège hollandais de Léonard Masius; ii devint prêtre
et licencié en théologie. D'abord vicaire à Gouda,
puis, en 1631, curé à Leyde, il fut nommé par l'arche-
vêque d'Utrecht, Hovenius, archiprêtre de la province
du Rhin. Il mourut de la peste, à Leyde, le 20 sep-
tembre 1636. 11 a publié Examen veri catholicismi,
oppositum thesibus Tremonianis Chrislophori Schei-
bleri Lutheruni, in-4°, Cologne, où il discute les thèses
exposées par Christophe Scheiller, professeur à
Dortmund, dans son Liber de anliqua catholica fide,
1627, sa F ides an tiqua catholica de eucharistiu, 1627,
sa Manuduclio ad unliquam catholicam fidem, 1628.
.Mercator polémiqua aussi contre Denys Spranck-
huisen, prédicateur calviniste à Delft de 1625 à 1650.
Ce dernier écrivant exclusivement en flamand, l'écri-
vain catholique lui envoya, dans la même langue, un
Emplâtre pour ouvrir et purger les yeux du docteur
aveugle Denys Spranckhuisen. Il a composé aussi des
Scholia in V libros M^oysis et sequentes S. Scriplura-
libros usque ad Rulh, qui sont demeurés manuscrits.
Valére André, Biblioihtca belgica, p. 788; Foppens, Bibl.
belgica, t. H, p. 1058; Jocher, Gelehrten- Lexikon, t. m,
1751, col. 454; Van der Aa, Biographisch Woordenbook der
Nederlanden, t. xn a, p. 625.
É. Amann.
MERCHIER Guillaume, théologien de Lou-
vain (1572-1639). -- Né à Ath (Hainaut), il fit à
Louvain ses études de philosophie et de théologie, et
fut reçu docteur en 1605. Nommé professeur à la
chaire royale de scolastique en 1611, il occupa cet
emploi jusqu'à sa mort, 6 août 1639; par deux fois il
fut élu recteur en 1610 et en 1630. Il reste de lui :
Commcnlarius in IIlam S. Thonue, a quœslione LX,
de sacramentis, censuris, irreguluritate, indulgenliis.
purgutorio et extremo judicio, in-fol., Louvain, 1630.
Un commentaire sur la Ia est resté inédit.
Valère André, Bibliolheca belgica, Louvain, 1643,
p. 329-330; Paquot, Mémoires pour servir à l'histoire litté-
raire des Pays-Bas, t. vn, p. 106-109; Biographie nationale
de Belgique, t. xiv, 1897, col. 431; Hurter, Xomenclator,
3* édit., t. m, col. 883.
É. Amann.
MERCORI Jules, frère prêcheur italien (f 1669)
- Né à Crémone, professeur de théologie au couvent
dominicain de Naples, inquisiteur à Mantoue, censeur
général du Saint-Office à Milan et, le cas échéant,
mêlé à des affaires politiques pour le compte de Cré-
mone sa patrie, il fut surtout un moraliste. Il mourut
en 1669. Il a laissé trois ouvrages comme témoignages
de sa doctrine : Basis tolius theologiw moralis. Hoc
est, Praxis opinionum limitala adversus nimis emol-
lienles, aul plus tequo exaspérantes jugum Christi,
Mantoue, 1658, in-fol., 300 p.; Solutiones trium nodo-
rum in opère de opinionum praxi limilanda agentium
juxta censuram D. N. de N. docloris parisiensis,
Pavie, 1663, in-4°, 130 p.; Apocrisis pro doctrina de
probabililale l'rosperi Fagnani adversus Apologiam
Johannis Caramuel, PaVie, 1664, in-4°. On ne sait
si Mercori a mis à exécution son projet d'écrire une
Summa casuum conscienciœ in singulis materiis juxta
benignam et simul tuliorem partem ex- universa opi-
nionum multitudine. Ennemi du laxisme, Mercori
n'attaqua pourtant pas en polémiste les opinions
d'Escobar, de Caramuel, de Pasqualigo. C'était un
théologien de caractère doux et qui se mouvait avec
MERCORI — MERITE
574
une paisible compétence dans le domaine de la morale
spéculative. Amis et adversaires se sont complu à
louer son esprit et son talent Ce qu'il pouvait garder
de tutiorismc était tempéré de beaucoup d'optimisme
I bomiste, et il n'avait rien de la rigidité janséniste.
Aucune monographie n'a été jusqu'à présent consacrée
à ce théologien qui fut pourtant justement réputé. Hurter,
Nomenclator, 3* édit., t. iv, col. 288-289, ne fait que repro-
duire la trop courte notice de Quétit-Echard, Scriptores
wrtlinis prœdicatorum, t. h, p. 629.
M. -M. GORCE.
MERINERO Jean, naquit à Madrid en 1G00.
II entra dans l'ordre franciscain à seize ans et, ses
études achevées, enseigna la théologie au couvent de
San-Diego d'Alcala, l'un des plus grands centres de la
M-olastique espagnole au xvnc siècle. En 1629, il y
publiait sou premier ouvrage : Commenturia in uni-
versant Aristotelis dialecticam juxla Duns Scoli, doc-
loris sublitis, menton. Lecteur jubilé, il devint ensuite
gardien du couvent de Madrid, puis provincial de
Castille. Jean de Saint-Antoine. Bibliotheca universa
franciscana, Madrid, 1732. t. n. p. 190. En 1639, au
chapitre célébré à Rome, il fut élu ministre général
et le pape Urbain VIII confirma son élection par le
bref Cum sicut du 20 juillet. De Gubernatis, Orbis
seraphicus, Rome, 1682, t. i, p. 257-8: Charles Marie
de Pérouse, Chronologia historico-legalis ord. seruph.,
2e édit., Rome, 1752, t. m a, p. 6-50. Ce choix cepen-
dant ne plut pas à Philippe IV, roi d'Espagne, qui
favorisait la nomination du P. Guerra. Mal informé
par son représentant et le duc d'Olivarès, et croyant
l'élection de Merinero irrégulière et anticanonique,
le roi lui interdit tout séjour en Espagne ainsi qu'à ses
électeurs. Mais ce malentendu fut bientôt dissipé et
Philippe IV reçut à la cour le nouvel élu avec de
grands honneurs. Merinero promulgua les statuts du
chapitre de Rome par sa lettre In priveelsa. Pendant
six ans, il gouverna l'ordre séraphique avec zèle, gran-
dement favorisé par Urbain VIII et Innocent XI.
Holzapfel, Manuale historiée ord. Fralrum minorum,
Fribourg-en-B., 1909, p. 283-5. En 1645, il fut rem-
placé par Jean Mazzara de Naples, élu au chapitre
général de Tolède. Merinero, de caractère humble et
doux, n'aspirait qu'à rentrer dans l'ombre; mais le roi
d'Espagne, Philippe IV, le nomma à l'évèché de
Ciudad Rodrigo et peu après au siège de Valladolid,
1646-1663. Gams, Séries episcoporum, p. 89; Guberna-
tis, loc. cit., p. 258. Merinero mourut en 1663, en
renom de sainteté, plerisque episcopus sanctus appella-
tus.
Les ouvrages de Merinero sont considérables. Il
publia un cours complet de philosophie scotiste très
estimé : Cursus integer philosophiez juxta Doctoris
subtilis Joannis Duns Scoti menlem quinque volumi-
nibus Aristotelis logicam parvam et magnam, octo
libros de physico auditu, duos libros de ortu et inleritu,
1res libros de anima copiose et accurate complens,
Madrid, 1659. Un autre de ses écrits a pour objet la
définibilité de l'immaculée conception : Traclatus de
eoneeplione Deiparœ Yirginis seu de hujus articuli
de/inibilitate, Valladodid, 1652. Pendant son généralat
il écrivit les deux opuscules suivants : De reformatione
ordinis seraphiei, Madrid, 1641; Commentarium in
régula S. Clara:, Madrid, 1642. Après la mort de Meri-
nero, des amis qui conservaient pieusement sa mé-
moire, éditèrent à Madrid en 1668 son Cursus theolo-
gicus juxla menlem Doctoris subtilis. Le t. Ier traite
de la science et de la volonté de Dieu, de la prédestina-
tion et de la Trinité, le t. n, de la béatitude, des actes
humains et du péché actuel. Les autres ouvrages de
Merinero sur l'incarnation et la grâce, conservés
manuscrits au couvent d'Alcala, n'ont pas été publiés.
Il faut le regretter. « Merinero, dit le P. Dominique
de Caylus, O. M. C, mérite d'être compté parmi les
meilleurs scolastiques espagnols. » Sa science et l'éclat
de ses vertus honorent grandement l'école de Duns
Scot.
Nicolas Antoine, Bibliotheca his/nina nova, 2° édit..
Madrid, 1783, t. i, p. 742; Van den Haute, Brevis historin
ordinis Minorum, Rome, 1777, p. .338; Othon de Pavie,
L' Aquitaine séraphique, Tournai, 1907, t. IV, p. 80-96; De
Caylus, Merveilleux épanouissement de l' École scoliste, dans
Éludes franciscaines, Paris, 1911, t. xxt, p. 309-310; Lopez,
Apnnles bibliograficos, dans Archivo Ibero-Americano, Ma-
drid, 1917, t. iv, p. 106; Pou y Marti, Index regestorum
familiie Ullramontana', dans Archivum franciscanum histo-
ricum, Quaracchi, 1919, t. xn, p. 283-288, 544-548.
E. LONGPRÉ.
MERITE. — ■ Du latin merilum, le mot français
mérite se rattache à la racine mereor, qui a donné
aussi demereor et promereor. Ce dernier terme devait
prendre plus tard, dans la langue théologique, la
nuance d'un mérite plus complet : primitivement il
semble à peu près synonyme des autres. Suivant le
génie de la langue latine, ces verbes ont un sens actif
et se disent, par conséquent, de la personne qui mérite
ou des actes qu'elle produit. Mais le participe auto-
'rise aussi le sens passif et désigne la chose méritée.
Cette dualité d'acception a persisté dans les langues
modernes.
Il n'est pas inutile d'observer que le grec ne dispose
pas d'un terme proprement analogue. Le substantif
à;ia a bien une signification équivalente au latin
meritum, et c'est ainsi que l'on trouve les expressions
roxpà, xorrà ou 7ipoç àïîav = extra ou secundum meri-
lum. Mais ce terme n'a déjà pas la même souplesse
et le verbe correspondant fait défaut. Cette particu-
larité du vocabulaire ne laisse pas d'avoir son impor-
tance pour l'histoire de la doctrine elle-même.
Avant de passer dans la langue religieuse, ces
divers termes étaient courants dans le langage pro-
fane. Mereri était d'abord susceptible d'un sens large :
suivi d'un nom de personne à l'accusatif, il signifiait :
apaiser, fléchir quelqu'un, ou déterminer ses faveurs.
Plus souvent il s'employait avec un nom de chose :
mériter un honneur, un blâme, et c'est de ce sens pré-
cis que dérive le substantif meritum. Dans ce cas, il
désigne proprement le rapport d'un acte moral à une
sanction appropriée. Par extension, il arrive aussi à
signifier la réalité même, c'est-à-dire l'acte qui est
à la base de ce rapport.
En lui-même, ce terme était neutre, c'est-à-dire
absolument indépendant de la qualité du résultat. For-
cellini, Lexicon, t. iv, p. 107. Chez les auteurs profanes,
on le trouve, en effet, employé dans les deux sens.
Dit'inum et immortelle meritum, disait Cicéron en par-
lant des soldats morts pour la patrie, Phil., m, 6. Et
de même Suétone, Aug., 45 : Pro merito adstunlium
quemque honoruvit. Mais Cicéron écrivait ailleurs, Sext..
17 : Cœsar a me nullo merito alienus, où « mérite »
se rapporte à une mauvaise action. Ainsi Ovide,
/// Pont., m, 70 : Nam grauior merito vindicis ira fuit.
La même neutralité s'observe chez les Pères. C'est
ainsi que saint Augustin parle encore dans la même
phrase de meritum supplicii aussi bien que de meritum
pnemii. De div. quaest. LXXXIII, q. lxviii, 5, P. L.,
t. xl, col. 73. Seule une épithète pouvait préciser de
quel mérite il s'agissait : c'est ainsi que les expressions
meritum bonum, meritum malum. sont courantes sous
sa plume. Voir, par exemple, De gratia et lib. arbi-
trio, v, 12 et vi, 13-14, P. L., t. xliv, col. 888-890. Le
concile de Trente ne craint pas encore de commettre
un pléonasme en parlant de bona mérita, vi» session,
can. 32, Denzinger-B., n. 842; cf. c. xvi, n. 809.
Cependant on devait arriver à distinguer ces deux
réalités si différentes par des termes différents,
« mérite » étant réservé aux œuvres bonnes et à leurs
575
MÉRITE, POSITION DU PROBLÈME
576
suites, tandis que, pour les œuvres mauvaises, était
créé, par opposition, le terme péjoratif de « démérite ».
Le premier témoin connu de cette distinction est un
poète latin du v« siècle, Claudius Marius Victor,
Com. in Gen., ni, 448, P. L., t. lxi, col. 964 :
Quanti sit meriti divino credere Verbo,
Demerili contra quanti non credere...
' Au Moyen Age, le parallélisme de ces deux expres-
sions était couramment reçu, témoin l'usage qu'en
fait saint Thomas, Sum. theol., Ia-II®, q. xxi, a. 3-4 :
Ulrum actus humanus, in quantum est bonus vel
malus, habeat rationem meriti vel demerili ?
Grâce à cette distinction, dont l'esprit ne peut
plus aujourd'hui se défaire, le mérite arrive à prendre,
surtout dans la langue vulgaire, la signification d'une
valeur réelle dans l'ordre du bien. Mais, en soi, c'est
un terme de relation, qui désigne le rapport d'un
acte moral à ses suites normales, quelles qu'elles
soient. L'idée qu'il évoque tient le milieu entre une
relation physique appuyée sur des causes naturelles
et ce qui serait une simple consécution accidentelle.
A la différence de la première, le mérite appartient
à l'ordre moral; mais, à l'inverse de la seconde, il est
fondé en raison. Il signifie donc, non pas ce qui est
ou n'est pas, mais ce qui doit être : il est un titre
inhérent à nos actes en vue d'une rétribution propor-
tionnée; il correspond au droit en matière de sanc-
tions. Mais il est clair que cet aspect extérieur et relatif
suppose une dignité intérieure en proportion, un état
spirituel dont le droit à la sanction est la juste consé-
quence : de ce chef, la notion de mérite est insépara-
blement liée à celle de valeur.
Ainsi entendu, le mérite est un élément constitutif
de la vie morale et sociale. On ne conçoit pas un acte
humain qui ne soit porteur d'une valeur intrinsèque
et n'assure à son auteur un titre réel à en recueillir
les fruits, bons ou mauvais suivant le cas. Devant
notre raison, le bien mérite à celui qui l'a fait louange
et récompense, de même que le mal lui vaut blâme
et châtiment. L'ordre social consiste précisément en
ce que cette loi soit pratiquement observée.
Faut-il appliquer également cette notion dans
l'ordre religieux? D'une part, il n'est rien de plus
rationnel tout à la fois et de plus instinctif que de
concevoir Dieu comme le gardien et, au besoin, le
vengeur de l'ordre moral. C'est pourquoi la conscience
humaine, si souvent choquée par le spectacle de l'in-
justice, attend de lui qu'il rémunère les mérites à la
mesure de chacun. A la base de cette foi se trouve
la conviction élémentaire que nos actes, bons ou
mauvais, sont en situation d'être rémunérés devant
lui. La psychologie et la théodicée s'unissent donc
pour donner au mérite une place essentielle dans nos
relations avec Dieu.
D'autre part, comment ne pas tenir compte que Dieu
est l'auteur de notre être avec tout ce qu'il peut avoir
de bon? Même dans l'ordre naturel, toute conscience
éclairée doit bien reconnaître que nos bonnes œuvres
sont, en somme, son œuvre. Prétendre à une récom-
pense, se prévaloir d'un mérite devant lui, ne serait-ce
pas le traiter comme un étranger à qui nous ne devons
rien, alors qu'en réalité il est le maître à qui nous
devons tout? Cette difficulté s'aggrave dans l'hypo-
thèse d'un ordre surnaturel, pour cette double raison
que l'action prévenante et concomitante de la grâce
y est une absolue nécessité, et que la récompense
attendue est d'un caractère plus transcendant. Ainsi
le sentiment religieux ne semble-t-il pas faire un
devoir de nier le mérite que le sentiment moral impose
d'affirmer?
Sur ces données intrinsèques d'un problème déjà
par lui-même asez délicat sont venues se greffer, par
surcroît, toutes les complications de la controverse.
La Réforme était logiquement conduite par tous ses
principes sur la grâce et la justification à prendre parti
contre le mérite. Elle n'y a pas manqué.
Dès la première heure, en effet, cette notion est
devenue une de ses plus puissantes machines de
guerre, en lui permettant de formuler contre l'Église
le grief de pclagianisme. Encore aujourd'hui ses défen-
seurs n'ont pas désarmé sur ce point et un théologien
que nous rencontrerons souvent au cours de cette
étude a pu écrire : « Cette position [négative ] à l'égard
du concept de mérite est tellement liée à toute l'es-
sence du christianisme évangélique. que les catho-
liques y trouvent avec raison le point proprement
central de la contradiction religieuse qui oppose les
deux confessions. » H. Schultz, Der sittliche Begriff
des Verdiensles, dans Theol. Studien und Kritiken,
t. lxvii, 1894, p. 597. Et il est aisé de comprendre
combien cette lutte de quatre siècles a dû répandre
sur ce problème de confusions et de préjugés.
Soit qu'ils aient subi l'influence du protestantisme,
soit qu'ils obéissent à l'action de causes parallèles,
certains milieux orthodoxes d'Orient professent
une semblable opposition à la doctrine catholique
du mérite. Voir S. Tyszkiewicz, Warum verwerfen
die Orthodoxen unsere Verdiensllehre (d'après le théo-
logien russe S. Zarin, Ascelism, Pétersbourg, 1907,
p. 156 sq.), dans Zeitschrifl fur katholische Théologie,
t. xli, 1917, p. 400-406.
Il s'agit, par conséquent, d'interroger la révéla-
tion chrétienne dans son ensemble sur l'immense
question de la valeur des œuvres humaines devant
Dieu. Par sa pratique et sa pensée générale, l'Église
avait depuis longtemps résolu en une synthèse har-
monieuse l'apparente antinomie de l'ordre moral et
de l'ordre religieux. C'est cette foi que le concile de
Trente a définie contre les négations de la Réforme,
cependant que l'École s'appliquait à l'entourer des
précisions et explications voulues pour mettre au
point les données diverses du cas. Il en résulte une
doctrine du mérite, qui complète et couronne le
dogme catholique de la grâce.
Comme tout le système du surnaturel dont elle
fait partie, cette doctrine vient au terme d'une
longue élaboration, mais qui a dans la révélation
divine son point de départ et son guide. On peut
montrer, en effet, comment l'Écriture en a fourni
les matériaux, que la tradition patristique et médié-
vale a progressivement analysés, en attendant que
l'Église elle-même la dressât comme un élément de
sa foi à rencontre du protestantisme qui lui en contes-
tait la légitime possession. — I. La doctrine du mérite
dans l'Écriture. IL Dans la tradition patristique
(col. 612). III. Au Moyen Age (col. 662). IV. A
l'époque de la Réforme (col. 710). V. Après le concile
de Trente (col. 761).
I. LA DOCTRINE DU MÉRITE DANS L'ÉCRI-
TURE. — Dominés par leur attachement exclusif au
langage de la Rible, les anciens théologiens protestants
accordaient beaucoup d'importance polémique au fait
que le terme de « mérite » n'est pas scripturaire.
A ce vocable d'invention humaine Calvin reproche :
en effet, d'être tout à la fois inutile et malheureux.
Cuperem eam servalam fuisse semper inler chrislianos
scriptores sobrietatem ne usurpare, quum nihil opus
foret, extranea a scripturis vocabula in animum induxis-
sent, quse multum pararent offendiculi, fructus mini-
mum. Inst. chrét. (édit. de 1539), x, 50, dans
Opéra, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t.. i, col. 769; le
passage se retrouve encore textuellement dans l'édi-
tion définitive (1559), m, 15, 2, ibid., t. n, col. 579.
Aussi les controversistes catholiques se donnaient-
ils beaucoup de peine pour montrer que ce terme n'est
577
MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME
578
pas absolument étranger aux Écritures. Non désuni
lestimonia sacra? Seriplura; répond Rellarmin, ubi
ejusmodi nomen vel aperte contineatur vel uruie facili
negotio deducatur. De justificatione, I. V : De meritis
operum, c. n. dans Opéra, Paris, 1873. t. vi, p. 344.
Comme preuve directe, il cite surtout Eccli., xvi, 15,
d'après la Vulgat , en s'elTorçant de prouver que le grec
xa-rà ëpya est bien rendu en latin par secundum meri-
tum operum. Mais l'intérêt ne serait-il pas précisé-
ment d'expliquer pourquoi la nuance précise de la
traduction manque dans l'original? Il se réclame
encore de Hebr., xm, 16 : Talibus hostiis promeretur
Deus, en reconnaissant d'ailleurs que ce verbe est
synonyme d'apaiser : ce qui, dès lors, enlève à ce
texte t' ut droit de figurer au dossier littéraire de la
question. A plus juste titre il relève les passages
comme II Thess., i, 5; Apoc, ni, 4 et xvi, 6, où se
trouve le nomen dignitatis. Car, observe-t-il, quod
nos dicimus mereri, dicunt Gr&ci àEioCo0ai, id est
dignum esse, et meritum vocant dcîtoev. Mais il reste
que, pour voisines qu'elles soient, ces deux idées ne
sont pourtant pas de tous points identiques et qu'ici
encore le terme propre de mérite n'est pas employé.
Aussi l'auteur de le chercher, en définitive, sous l'idée
de récompense, où il se trouve équivalemment contenu.
En réalité, cette question de mots n'a qu'un mince
intérêt, s'il est vrai que l'Écriture exprime véritable-
ment la chose. Or c'est ce qui ne soufTre pas la moindre
difficulté, quand on prend le mérite, ainsi que le
demande la logique, au sens d'une valeur morale dont
le droit à la sanction est tout à la fois le signe et la
conséquence. Merces et meritum relativa sunt, note
avec raison Bellarmin, ibid., p. 345. De même, saint
Thomas d'Aquin avait déjà dit : Meritum et merces ad
idem rejerunlur. Sum. theol., Ia-IIœ, q. exiv, a. 1. C'est
d'après c tle mé;l o< e qu'il faut chircher ks fonde-
ments bibliques de la d< ctrine du mérite.
Dès lors, ce n'est plus d'un ou de quelques textes
isolés que la preuve dépend; car il en est peu ou pas
qui aient, en cette matière, un relief spécial. Il s'agit
plutôt d'un vaste courant à capter, partout diflus
dans l'Écriture, où se définit en traits multiples et
convergents la relation des œuvres humaines aux
réc. mpenses divines. De sorte que la preuve gagne
ici en complexité ce qu'elle perd en précision. Ne
s'agit-il pas, en somme, de marquer le rôle respectif
de Dieu et de l'homme par rapport au salut? Pour
les protestants, la question doit se résoudre par l'affir-
mation exclusive de l'action divine. « L'Écriture tout
entière, Ancien et Nouveau Testament, écrit. Aug.
Grétillat, est une protestation contre la prétention de
l'homme... d'instituer en face de la justice divine des
rapports autres que ceux que la grâce divine elle-
même a librement créés et consentis. » Exposé de
théologie systématique, Paris, 1890, t. iv, p. 385. Au
contraire, l'Église catholique estime avec raison rester
fidèle à l'Écriture en affirmant que cette initiative
divine n'exclut pas la collaboration du lfbre arbitre
humain et la valeur normale des oeuvres qu'il produit.
Sur une matière qui touche au point le plus profond
de la vie religieuse, il faut évidemment s'attendre à
rencontrer des nuances différentes suivant les époques
et les milieux. D'une manière générale, un progrès
incontestable se manifeste, à cet égard, du judaïsme
au christianisme, progrès qui coïncide avec la marche
même de la révélation. Cependant, sous le bénéfice
préalable de la grâce de Dieu qui ne perd jamais ses
droits et dont la prépondérance est mise progressive-
ment en lumière, il n'est pas trop malaisé d'apercevoir
que la valeur des oeuvres humaines, dont la claire
affirmation caiaclérise, d'un commun accord, l'Ancien
Testament, se confirme en s'épurant dans le Nouveau.
— I. Données de l'Ancien Testament. II. Enseigne-
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
ment de Jésus (col. .r,93). III. Doctrine des Apôtres
(col. 602).
I. Données de l'ancien Testament. — Une para-
bole célèbre, Luc, xvin, 9-14, met en contraste la
superbe du pharisien fier de ses œuvres et l'humilité du
publicain repentant. D'autre part, pressé parle besoin
de revendiquer l'indépendance de l'Évangile, saint
Paul souligne en traits énergiques l'opposition de la
foi et de la Loi. Sur ces bases la dogmatique protes-
tante aime construire une philosophie de l'histoire reli-
gieuse aux contours tranchés, qui se ramène à l'anti-
thèse de l'Ancien et du Nouveau Testament. En
regard de celui-ci, celui-là est la période sacrifiée, où
régnerait la « propre justice des Juifs », qui devait
être « combattue par Jésus et saint Paul ». A. Gré-
tillat, op. cit., p. 370.
Bien qu'elle puisse favoriser jusqu'à un certain
point la tâche de la théologie catholique, cette syn-
thèse est trop superficielle pour être admise comme
de tous points exacte. On en retiendra que le protes-
tantisme renonce pour sa conception de l'Évangile
à l'appui de la religion juive. Mais un pareil hiatus
dans le développement de la révélation divine n'est-il
pas bien peu vraisemblable a priori? En réalité, si
la part de l'homme est particulièrement accentuée
dans l'Ancien Testament, il s'en faut que celle de
Dieu en soit absente. La véritable imperfection de la
religion judaïque lui vient plutôt de ce qu'elle est
encore peu ouverte à la recherche des biens éternels et
qu'elle envisage moins la destinée des individus que
celle de la collectivité. Mais la loi qui règle le sort de
celle-ci vaut aussi pour chacun de ses membres et ne
tarde pas, du reste, à leur être formellement appli-
quée. Ainsi les relations entre Jahvé et son peuple
esquissent, au moins dans ses grandes lignes, une
doctrine générale du mérite. Et si les horizons de
l'Ancien Testament sont dominés par la perspective
des sanctions terrestres, comme celles-ci sont déjà des
rémunérations divines, tout ce que nous savons de son
rôle préparatoire invite à penser que les principes qu'il
pose à cet égard régneront également dans la sphère
supérieure des intérêts éternels, aussitôt que les âmes
seront capables d'en faire le principal de leurs préoccu-
pations.
Avec saint Paul, Gai., m, 24, il reste bien vrai de
dire que, pour fixer les rapports religieux du Créa-
teur et de la créature, la Loi n'est que le « pédagogue »
et non pas le maître définitif; mais encore est-il qu'à
ce titre inférieur ses leçons ne seront point perdues,
parce que Dieu même en était déjà l'auteur. Elles se
développent sur un double terrain : celui des doctrines
et celui des résultats, qui correspond au double
aspect, objectif et subjectif, sous lequel le mérite
humain peut être envisagé.
1° Doctrine du judaïsme. — Quoique la Bible tout
entière ait pour trait distinctif d'être surtout une litté-
rature d'action sortie de la vie religieuse et destinée à
réagir sur elle, certains de ses livres présentent un
caractère plutôt didactique, sinon spéculatif, et
reflètent davantage ce qu'on peut appeler le côté
doctrinal du judaïsme. Les enseignements qu'ils ren-
ferment et les faits qu'ils rapportent contribuent égale-
ment à traduire un certain esprit que l'histoire y
retrouve et qu'ils eurent pour but d'inculquer à leurs
premiers lecteurs.
1. Principes généraux de la révélation judaïque. —
En réunissant les souvenirs que la Genèse a retenus
de la période patriarcale et les données déjà plus
explicites que les autres parties du Pentateuque nous
fournissent au sujet de la Loi, c'est-à-dire ce que la
tradition juive a de plus ancien et de plus fondamental,
on voit se dessiner une philosophie religieuse où Dieu
et l'homme ont chacun leur rôle à jouer.
X. — 19
379
MERITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME
580
a) Pari de l'œuvre humaine. — Si l'anthropologie
n'est pas au premier plan du judaïsme, elle découle
nettement de sa théodicée. En effet, une des notions
les plus essentielles à la religion israélite est, sans
conteste, celle de la justice de Dieu. Voir Jugement,
t. vm, col. 1734-1735. Cet attribut se manifeste en ce
que sa conduite envers les hommes ne procède pas du
caprice ou de la faveur. Suivant des formules de
date postérieure, mais qui répondent à la foi la plus
primitive d'Israël et sont régulatrices de tout son
développement, Jahvé, loin de faire « acception de
personnes », Deut., x, 17, est un Dieu qui rend à
chacun selon ses œuvres, I Reg., xxvi, 23. Ce qui veut
évidemment dire que ces œuvres, puisqu'il en tient
compte, ont une valeur à ses yeux.
En effet, le rapport logique des actes humains à leur
sanction préside à là sentence qui suit la chute origi-
nelle. « Puisque tu as fait cela, dit Dieu au serpent, tu
seras maudit entre tous les animaux. » Demêmepour
Adam : « Puisque tu as écouté la voix de ta femme »
et mangé du fruit défendu, « le sol sera maudit à cause
de toi ». Gen., m, 14 et 17. Un peu plus loin, s'il est
écrit que « Jahvé porta un regard favorable sur Abel
et sur son offrande », tandis qu'il détourna sa face des
oblations de Caïn, ibid., iv, 5, la suite montre bien que
c'est à cause des dispositions différentes des deux
frères.
Ainsi, plus tard, c'est parce que « la méchanceté
des hommes était grande sur la terre » que Jahvé les
veut détruire tous par le fléau du déluge et, si « Noé
trouva grâce aux yeux de Jahvé », c'est parce qu'il
était « un homme juste et intègre», en un mot parce
qu'il « marchait avec Dieu ». vi, 5, 8-9. Noé lui-même
ne se conduit pas autrement lorsqu'il maudit Cham
pour son irrévérence et bénit Sem ainsi que Japhet
pour le respect dont ils ont fait preuve envers lui.
ix, 22-27. Qu'il s'agisse de récompense aussi bien que
de châtiment, la Providence divine obéit à la même
loi morale qui règle les rapports des hommes entre
eux. Dans la suite, cette corrélation continue à se
vérifier en maints épisodes significatifs. Les Sodo-
mites sont frappés à cause de leurs crimes, xvin, 20.
Ruben et les autres fils de Jacob se sentent punis
pour avoir péché contre leur frère Joseph, xlii, 21-22.
Au contraire, il n'est pas jusqu'aux sages-femmes
égyptiennes qui ne soient récompensées pour le bien
qu'elles ont fait aux Hébreux en sauvant leurs gar-
çons. Ex., i, 20-21.
Si grand est le prix des justes devant Dieu que la
considération de leurs bonnes œuvres peut retenir
sa juste colère à l'égard des méchants. Cette loi de
compensation s'affirme avec un admirable relief dans
la scène touchante où Abraham marchande auprès de
Jahvé le salut de Sodome. Gen., xvm, 23-32. S'il s'y
fût trouvé cinquante, quarante-cinq, quarante, trente,
vingt ou seulement dix justes, Jahvé eût épargné la
ville coupable « à cause d'eux ». Cette puissance d'in-
tercession appartient surtout aux grands serviteurs de
Dieu tels que Moïse, qui en fit l'épreuve lorsque le
peuple fut tombé dans l'idolâtrie au pied de la mon-
tagne, Ex., xxxn, 11-14, 30-32, cf. xxxiv, 8-9, ou eut
murmuré contre Jahvé dans le désert. Num., xxi,
7-8.
Telle étant, si l'on peut dire, la condition naturelle
des hommes devant Dieu, l'alliance vient leur conférer
un titre nouveau. Abraham, qui était déjà l'élu de
Jahvé, reçoit l'assurance d'un surcroît de bénédictions
pour lui avoir consenti le sacrifice de son fils unique.
« Toutes les nations de la terre seront bénies en ta pos-
térité, parce que tu as obéi à ma voix. » Gen., xxn, 18.
L'alliance avec Israël prend de même la forme d'un
contrat bilatéral, Ex., xxiv, 3-8, dont la portée avait
été précédemment exposée en ces termes : « Voici,
l'envoie un ange devant toi... Tiens-toi sur tes gardes
devant lui et écoute sa voix... Si tu écoutes sa voix et
si tu fais ce que je te dirai, je serai l'ennemi de tes
ennemis et l'adversaire de tes adversaires. » Ex.,
xxiii, 20-22. Ce qui sous-entend comme contre-partie
que le peuple sera châtié s'il devient infidèle. En un
mot, l'adoption divine étant posée, c'est désormais
la conduite du peuple qui doit déterminer la conduite
de Dieu. A cet engagement initial se réfèrent tous les
commentaires postérieurs qui remplissent le Deuté-
ronome. Voir, par exemple, v, 28-33; vi, 10-25; xi,
13-17, 26-28; xxvm, 1-65; xxix, 19-xxx, 7, 15-18.
Il ne s'agit là que de promesses collectives. Mais de
la prospérité ou des épreuves qui atteignent la nation
ses membres sont évidemment appelés à ressentir le
contre-coup. On rencontre d'ailleurs l'affirmation du
même rapport à propos de préceptes individuels.
« Honore ton père et ta mère, prononce le Décalogue,
Ex., xx, 12, cf. Deut., v, 16, afin que tes jours se
prolongent dans le pays. » Ce qui importe, quel que
soit le cas, c'est que les œuvres de l'homme y soient
données comme la cause déterminante de la direction
que doit prendre la Providence de Dieu et deviennent
la mesure de ses effets.
b) Part de la grâce divine. — Il s'en faut néanmoins
que cette part de l'homme, sur laquelle il fallait tout
d'abord insister, soit la principale, ni moins encore la
seule.
Les théologiens protestants s'évertuent à disqua-
lifier, au nom de la révélation biblique, certaine
« théorie mercenaire consistant à établir une parité
de rapports entre la prestation humaine et la rémuné-
ration divine ». A. Grétillat, op. cit., t. iv, p. 408.
Conception simplifiée pour les besoins de la cause,
contre laquelle ils dressent ensuite à plaisir tout ce que
l'Écriture enseigne du souverain domaine de Dieu
sur l'homme, de la libéralité et de la transcendance de
ses dons. Il n'est pas douteux que ces vérités n'appar-
tiennent aux couches les plus profondes de la foi juive;
mais seul l'esprit de controverse les peut mettre en
opposition avec la doctrine du mérite, dont elles ne
font, "en réalité, que préciser les conditions.
Une méthode objective consiste, au contraire, à
constater la coexistence de ces deux courants. Ce qui
oblige à y voir les deux aspects complémentaires
d'une seule et même révélation. A ce titre, il est
intéressant de saisir une première affirmation de la
grâce divine, pour incomplète qu'elle puisse être
encore, dès cette période primitive, où le rôle des
œuvres humaines est si fermement indiqué.
Pour ce qui concerne l'humanité patriarcale avant
Abraham, phase qu'on peut pratiquement faire
coïncider avec ce que la théologie postérieure devait
désigner sous le nom de « loi de nature », il n'y a pas
d'indication précise sur ce point. Une suggestion
générale est pourtant déjà fournie par le récit de la
création. Du moment que l'homme tient de Dieu
toutes les puissances de son corps et de son âme,
n'est-il pas logique de rapporter, en dernière analyse,
à la même source tous les biens qui peuvent en décou-
ler?
En revanche, l'idée de grâce se fait absolument
nette, dans le cadre propre à l'Ancien Testament qu'il
ne faut jamais perdre de vue, aussitôt que surviennent
les promesses spéciales au peuple de Dieu. Toutes
sont initialement suspendues à l'élection gratuite
d'Abraham, Gen. xni, 1-3; cf. xm, 14-17; xv, 4-6;
xvn, 3-10, qui est ensuite renouvelée et précisée en
la personne de Jacob, ibid., xxv, 23. 'Plus tard, un
nouvel élément de libéralité apparaît avec la déli-
vrance du joug égyptien. Ex., xv, 13; cf. Deut., vn,
7-8; vm, 14-16. D'une manière plus générale, Jahvé
peut dire, pour affirmer ses libres et incontestables
581
MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME
582
initiatives : « Je fais grâce à qui je fais grâce et
miséricorde à qui je fais miséricorde. » Ex., xxxrn,
19. Parole que devait reprendre saint Paul, Rom., ix,
15, et qui suffirait à faire voir combien est profonde,
sous leurs indéniables différences, la continuité reli-
gieuse entre les deux Testaments.
A cette grâce radicale, de laquelle dépendent tous
les mérites de la race élue, s'ajoute le fait accidentel
de ses perpétuelles infidélités. Car, dès le Sinaï,
Israël se montre « un peuple au cou raide », Ex.,
xxxn, 9, cf. xxxm, 3 et xxxiv, 9, qui irrite par ses
révoltes le Dieu qu'il devait servir. Aussi reçoit-il
cet avertissement : « Ne dis pas en ton cœur : c'est
à cause de ma justice que Jahvé me fait entrer en
possession de ce pays. » Deut., ix, 4; cf. vm, 17.
La seule cause positive ici relevée pour expliquer
l'entrée du peuple dans la terre promise relève de la
justice commutative, savoir la méchanceté des Cha-
nanéens; mais on voit ailleurs que la gloire de Dieu
lui-même y est intéressée. « Pourquoi, prie Moïse, les
Égyptiens diraient-ils : C'est pour leur malheur qu'il
les a fait sortir? » Ex., xxxn, 12. « Considère que
cette nation est ton peuple. » Ex., xxxni, 13; cf.
Num., xiv, 13-17. A quoi se joint la fidélité qu'il doit
à ses promesses et le souvenir des ancêtres : « Souviens-
toi d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, tes serviteurs,
auxquels tu as dit en jurant par toi-même : Je multi-
plierai votre postérité comme les étoiles du ciel. »
Ibid., xxxn, 13. La mention des pères, qui est un
hommage à leurs mérites, ne fait que mieux souligner
le démérite des fils.
Ainsi le sentiment ému des miséricordes divines
doit toujours tempérer, en Israël, la confiance qu'il
peut et doit avoir en ses œuvres. Pour réels qu'ils
soient, ses mérites ne sont et ne peuvent jamais être
indépendants de Dieu, qui lui a donné et lui maintient
le moyen de les acquérir. Toute la vie religieuse du
peuple juif se développe dans la suite sur la base de
cette double conviction.
2. Application au peuple. — Comme toujours dans
l'Ancien Testament, c'est aux destinées collectives du
peuple que ces prémisses fondamentales de sa foi
vont tout d'abord s'appliquer.
a) Livres historiques. — Rien n'est plus connu que
la philosophie dans laquelle les écrivains sacrés enca-
drent tour à tour les événements de leur histoire natio-
nale. Chaque fois que le peuple devient infidèle à son
Dieu, il est invariablement puni; mais il retrouve la
miséricorde de Jahvé aussitôt qu'il se retourne vers
lui.
Dans cette perspective, la corrélation est absolue et
va, pour ainsi dire, de plain-pied entre la faute et le
châtiment. « Il s'éleva une autre génération qui ne
connaissait point Jahvé, ni ce qu'il avait fait en faveur
d'Israël. Les enfants d'Israël firent alors ce qui déplaît
à Jahvé et ils servirent les Raals... La colère de Jahvé
s'enflamma contre Israël. Il les livra aux mains des
pillards qui les pillèrent... Partout où ils allaient, la
main de Jahvé était sur eux pour leur faire du mal
comme il l'avait dit. » Jud., h, 10-15.
Le morcellement du style hébraïque ne doit pas
induire en erreur : entre les deux phénomènes il n'y
a pas seulement succession, mais lien intime. « Puisque
cette nation, déclare Jahvé, a transgressé mon
alliance..., je ne chasserai plus devant eux aucun
ennemi. » Ibid., 20. Et plus loin, m, 12 : « Les enfants
d'Israël firent encore ce qui déplaît à Jahvé, et
Jahvé fortifia Kglon, roi de Moab, contre Israël,
parce qu'ils avaient fait ce qui déplaît à Jahvé. »
C'est dire que la conduite sévère de Jahvé est provo-
quée pa les fautes des Israélites et suppose un démé-
xite de leur part.
Inversement la délivrance est toujours présentée
comme une libre initiative de la bonté divine. Le
mérite n'a pas à intervenir ici, et pour cause. Mais il
n'est pas exclu pour autant d'une manière totale. Car
Jahvé attend tout au moins les gémissements de
son peuple pour lui venir en aide. Voir lud., h, 18; m,
15; iv, 3; vi, 0-8; x, 10, 15-16. On ne peut demander
autre chose à des coupables que ce geste de détresse,
qui signifie déjà un commencement de conver-
sion; mais ils ne sont pas dispensés de ce minimum.
N'est-ce pas laisser entendre que cette contrition, si
imparfaite soit-elle, n'est pas dénuée de toute valeur?
Les livres historiques postérieurs se développent
sur un rythme sensiblement identique et autorisent
les mêmes conclusions.
b) Livres prophétiques. — Avec les prophètes nous
rencontrons un enseignement déjà plus explicite,
dont l'avenir messianique forme l'objet central.
Il est à peine besoin de rappeler avec quels accents
de tendresse ils s'accordent à célébrer les grâces de
Dieu sur Israël, qui leur servent de point de départ
tout à la fois pour lui montrer son ingratitude et
l'exciter à la confiance. Dans le passé, c'est l'élection
du peuple, qui résulte uniquement d'un choix béné-
vole, complétée par le grand miracle de l'exode.
Os., xi, 1 ; Jér., xi, 4, et, plus expressément, Mal., i,
2-3, qui se retrouve chez saint Paul, Rom., ix, 13.
Bienveillance initiale suivie d'une protection amou-
reuse qui suggère les comparaisons les plus délicates :
Israël est pour Jahvé comme une fiancée, Os., i, 10;
ii, 24 = Rom., ix, 25-26; Ez., xvi, 3-14; comme une
vigne, Is., v, 2-4, ou un troupeau, Ez., xxxiv, 6, qui
furent l'objet des soins les plus attentifs.
Cette Providence qui veilla sur les origines d'Israël
se continue à l'égard de ses destinées présentes. Malgré
ses crimes, Jahvé veut encore en laisser subsister tout
au moins un « petit reste ». Is., i, 9; vi, 13; x, 20-22;
xxvni, 5. A ces « réchappes d'Israël » sont promises
les plus larges bénédictions. Is., iv, 2-6; ix, 1-6;
xiv, 1-4; er., xxm, 2-8; xxiv, 4-7. Il est bien clair,
d'après toutes ces prémisses réunies, qu'Israël ne
saurait revendiquer aucun droit et que tous les biens
qu'il est appelé à recevoir sont, en définitive, autant
de faveurs gratuites de Jahvé.
Néanmoins la loi générale subsiste qu'il y a un
rapport constant entre la conduite de Dieu et celle
de son peuple. Elle est fort bien exprimée dans le
discours que le prophète Azarias tient au roi Asa :
« Jahvé est avec vous quand vous êtes avec lui...;
mais, si vous l'abandonnez, il vous abandonnera. »
D'où suit cette conclusion pratique : « Vous donc
fortifiez-vous et ne laissez pas vos mains s'affaiblir;
car il y aura un salaire pour vos œuvres. » II Par.,
xv, 2-7; cf. Is., xl, 10; Jer., xxxi, 16.
Aussi bien est-ce un lieu commun, chez les prophè-
tes, que de présenter les malheurs d'Israël comme la
punition de ses péchés. Am., m, 1-2, 13-15; iv, 4-12;
Os., iv, 1-10; Is., i, 21-26; v, 18-25; Jer., v, 23-29;
vn, 16-20. Réciproquement sa délivrance est subor-
donnée à sa conversion. D'où non seulement les
appels réitérés à la pénitence que font entendre tour
à tour les hommes de Dieu, par exemple, Is., i, 16-18 et
Joël, ii, 12-17 — ■ ce qui déjà permet de supposer que
cet acte ne saurait être inutile — mais ces engage-
ments exprès où le retour à Jahvé est une condition
assurée de succès. « Si cette nation sur laquelle j'ai
parlé revient de sa méchanceté, je me repens du mal
que j'avais pensé lui faire », dit Jahvé dans .1er., xvm,
8. Cf., m, 22; iv, 1-2; Is., lv, 7. Les païens eux-mêmes,
quand ils sont ainsi disposés, bénéficient du pardon
divin, comme en témoigne l'apostolat classique de
Jonas à Ninive, m, 4-10. A n'en pas douter, le droit
à la récompense est moins strict que le droit au châti-
ment; mais celui-là n'est pas non plus négligé
583
MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME
584
Deux formules symétriques expriment ce double
aspect de la providence de Jahvé sur son peuple.
Plus sensible à l'initiative divine, Jérémie priait en ces
termes : « Fais-nous revenir vers toi, ô Jahvé, et nous
reviendrons. » Lam., v, 21. Zacharie, au contraire,
insiste sur le rôle de l'homme, i, 3, et lui reconnaît
même la priorité : « Revenez à moi, dit Jahvé des
armées, et je reviendrai à vous. » Il suffit de se souvenir
que le concile de Trente devait un jour reprendre
et rapprocher, au sujet de la justification, ces deux
aphorismes complémentaires, sess. vi, c. v, Denzinger-
Bannwart, n. 797, pour s'assurer qu'on ne fait pas
fausse route en allant chercher une première esquisse
de la doctrine du mérite dans les vues directrices,
d'après lesquelles les prophètes expliquaient la con-
duite de Jahvé à l'égard d'Israël.
3. Application aux. individus. — Bien que la pensée
religieuse d'Israël se soit toujours attachée de préfé-
rence au sort de la collectivité, le point de vue indi-
viduel n'est pourtant pas entièrement exclu de son
horizon. Déjà la seule logique obligerait à dire que les
destinées de la nation commandent nécessairement
celles de ses membres, et surtout que ses obligations
ne sauraient être remplies que par eux. Cette conclu-
sion est tellement obvie que, chacun à sa façon, histo-
riens et prophètes commencent à la tirer.
a) Livres historiques. — En raison de leur but, les
livres historiques n'avaient pas à donner des leçons
de morale individuelle : il leur suffisait de celles qui
ressortent spontanément des faits. Cependant leurs
écrits les mettaient au moins en contact avec la per-
sonnalité des rois et chefs du peuple, auxquels ils
appliquent tout naturellement la loi fondamentale
de la nation.
A la base de leur élévation, se trouve une élection
toute gratuite de Dieu, comme on le voit pour Saiil
d'abord, I Reg.. ix, 15-20, et ensuite pour David,
ibid., xvi, 1-12. Cf. II Reg., vn, 8. Si, plus tard, Saiil
est réprouvé, c'est uniquement pour ses fautes : « Je
me repens d'avoir établi Saiil pour roi, prononce
Jahvé, ibid., xv, 11 ; car il se détourne de moi et il n'ob-
serve point mes paroles. » De même sont rigoureu-
sement punis les crimes de David, II Reg., xn, 14;
xxiv, 10-15; I Par., xxi, 7-14, puis de Salomon,
III Reg., xi, 9, et de leurs divers successeurs.
Les bienfaits divins à leur endroit comportent une
première part de grâce, savoir la volonté d'affermir
à jamais la race de David. II Reg., vn, 12-29. Mais
on peut déjà supposer qu'à cette promesse bénévole
la fidélité du saint roi au service de Jahvé n'est pas
étrangère. Aussi rappelle-t-il lui-même à son fils
Salomon que sa bonne conduite sera la condition
nécessaire et suffisante des bénédictions de Dieu sur
son règne. III Reg., h, 3-4. La même promesse est
faite à Jéroboam, ibid., xi, 38, accompagnée de sem-
blables menaces en cas d'infidélité. Ibid., xm, 21-22;
xiv, 8-10, 16. Toute l'histoire postérieure de la royauté
se déroule d'après ce schéma.
Jusqu'en cette économie que semble dominer une
loi de stricte rétribution, la grâce de Dieu ne cesse
pourtant pas de s'affirmer. Salomon eût déjà mérité
par ses idolâtries le sort de Saiil : si Jahvé lui épargne
cette complète réprobalion et se contente de lui
annoncer la division de son royaume, c'est, dit-il, « à
cause de David mon serviteur ». III Reg., xi, 12-13,
32, 36. Providence paradoxale au regard de la justice,
mais qui rappelle, d'une part, que la miséricorde ne
perd jamais ses droits et, de l'autre, invite ceux qui
en bénéficient à une salutaire humilité.
Ces divers sentiments sont comme synthétisés dans
la prière que Salomon adresse à Jahvé au moment de
la dédicace du temple. On y trouve rappelée, avec
• l'élection de David, III Reg., vni, 15-16, la condition
à laquelle en reste soumise la permanence. Ibid., 25.
De cette condition la réponse de Jahvé, ibid., ix,
3-9, fournit un commentaire explicite, qui se résu-
merait assez bien dans la formule populaire « donnant-
donnant ».
Est-il besoin de dire que cette loi, sur laquelle les
écrivains sacrés reviennent avec tant d'insistance à
cause du rôle théocratique dévolu aux rois d'Israël,
ne saurait leur être personnelle? Aussi bien qu'aux
chefs elle convient au peuple tout entier et donc aux
individus qui le composent. Le même texte suggère,
en termes déjà très nets, cette généralisation indé-
finie. « Juge tes serviteurs, dit Salomon, ibid.,vm, 32;
cor damne le coupable et fais retomber sa conduite
sur sa tête; rends justice à l'innocent et traite-le selon
son innocence. » Dans une sphère plus modeste, mais,
en somme, du même ordre, Noémi disait également
à ses belles-filles, Ruth, i, 8 : « Que Jahvé use de
bonté envers vous, comme vous l'avez fait envers
ceux qui sont morts et envers moi. »
A propos des souverains, on aperçoit donc une
règle générale du gouvernement providentiel. Si les
hommes doivent à un don de Dieu ce qu'ils sont ici-
bas, il dépend de chacun d'y persévérer ou d'en déchoir
par leur conduite personnelle et, de toutes façons,
leurs œuvres ne se perdent pas.
b) Livres prophétiques. — Parce qu'ils étaient essen-
tiellement des prédicateurs, les prophètes devaient
avoir plus que personne l'occasion de rappeler aux
particuliers leurs devoirs en vue du royaume qu'ils
avaient mission d'annoncer.
Autant ils sont ardents à raviver dans le peuple la
foi aux espérances messianiques, autant ils sont
fermes pour les subordonner à des conditions morales.
La conversion du cœur et la pénitence qu'ils réclament
de la nation entière ne sauraient avoir de sens que
s'il incombe aux individus de les réaliser. C'est donc
chacun des Israélites qui doit tout à la fois, avec
Zacharie, i, 3, éprouver l'obligation de se convertir
et, avec Jérémie, Lam., v, 21, prier Dieu qu'il le
convertisse. Par réaction contre l'abus trop réel du
sentiment de la solidarité dans le peuple, il est notoire,
voir Jugement, t. vm, col. 1742, que les prophètes
insistent volontiers sur le sens desrespon>abilités indi-
viduelles. Voir Jer., xxxi, 29 30, et surtout Ézéchiel,
xvni, 4 sq., qui conclut son exhortation par ces mots,
ibid., 30 : « Je vous jugerai chacun selon ses voies. »
Cf. ix, 10; Jer., xvn, 10; xxv, 14; xxxn, 19.
En conséquence, le salut messianique n'est pas
applicable à tous automatiquement, mais à ceux-là
seulement qui en seront trouvés dignes. « Sion sera
sauvée par la droiture et ceux qui s'y convertiront
seront sauvés par la justice. Mais la ruine atteindra
tous les rebelles et les pécheurs, et ceux qui aban-
donnent Jahvé périront. » Isaïe, i, 27-28. C'est pour-
quoi le prophète, tout en s'adressant au peuple en
général, y distingue diver es catégories. Il s'élève en
justicier contre les pécheurs de tout rang pour leur
annoncer les châtiments implacables de Jahvé. Voir
v, 8-9; ix, 7-10; x, 1-4; xxvm, 14-22. Aux justes, au
contraire, il promet « la rétribution de Dieu ». xxxv,
4. Cf. xxvi, 2 4; xxx, 18.
Si le point de vue national semble dominer davan-
tage dans Jérémie, c'est qu'il ne voit pas à faire
beaucoup de différence parmi les membres du peuple.
Tous seront châtiés, parce que tous lui paraissent
coupables, vi, 10-15. « Parcourez les rues de Jérusa-
lem, fait-il dire à Jahvé, v, 1, par réminiscence évi-
dente de la prière d'Abraham pour Sodome; regardez,
informez-vous, cherchez dans les places s'il s'y trouve
un homme, s'il y en a un qui pratique la justice, qui
s'attache à la vérité, et je pardonne à Jérusalem. »
Cependant Jahvé distinguera entre les captifs de
585
MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME
586
Babylone. xxiv, 1-5, comme le voyant distingue entre
les figues bonnes et mauvaises d'un même panier.
Avec Ézéchlel, le discernement des individus s'af-
firme en pleine lumière. Quoique Jahvé soit profon-
dément irrité contre tout le peuple, v, 5-17 et vn,
2-4, il remarque dans Jérusalem « ceux qui soupirent
et qui gémissent à cause de toutes les abominations
qui s'y commettent » : ceux-là reçoivent une marque
spéciale sur le front, qui leur vaudra d'être épargnés.
ix, 4-6. Ainsi, quand viendra l'heure de la délivrance,
il se fera un triage parmi les exilés, xx, 38 : la partie
fidèle retrouvera les bienfaits de l'alliance, tandis que,
pour les autres, Jahvé fera « retomber leurs œuvres
sur leur tète ». xi, 21.
En somme, devant la grande grâce du salut mes-
sianique tout comme dans le cours ordinaire de la
Providence, la moralité humaine compte aux yeux
de Dieu. Qu'il s'agisse du peuple ou des individus, ils
doivent s'attendre à la juste punition de leurs fautes
et ne peuvent escompter la possession des biens que
la bonté divine leur réserve que s'ils ont soin de les
conquérir au prix de leurs efforts. Sans doute ne
serait-il pas de tout point exact de dire que les rap-
ports de Dieu avec les hommes se règlent suivant une
loi de justice; car la miséricorde y intervient de toutes
parts, en ce double sens que le châtiment est au-des-
sous de la culpabilité et plus encore la récompense au-
dessus des bonnes œuvres. Mais il reste que Dieu est
essentiellement donné comme un rémunérateur et que
son attitude, si l'on peut ainsi dire, est fonction de
celle qu'Israël prend à l'endroit de ses volontés. Ce
rôle des actions humaines n'est-il pas l'affirmation pra-
tique de leur valeur, c'est-à-dire, en d'autres termes, du
mérite qui revient à leur agent?
Vainement opposerait-on que cette Providence
divine se déroule principalement dans l'ordre tem-
porel. Peu importe ici l'objet : ce qu'il faut retenir, c'est
la loi posée à ce propos. Si l'application en est encore
restreinte, cette limite tient uniquement à l'insuf-
fisance du développement religieux dans l'ancienne
Loi; mais le fondement moral sur lequel elle repose
permet de s'attendre à ce qu'elle trouve tout autant
sa place dans l'ordre plus élevé des biens spirituels,
dès que la phase des ombres disparaîtra devant celle
des réalités.
2° Résultais pratiques du judaïsme. — En attendant,
cette économie imparfaite devait régner pendant de
longs siècles sur le peuple de Dieu. Divers indices
permettent tout au moins d'entrevoir quelle sorte de
fruits elle y produisait.
1. Littérature canonique. — Il n'est pas de docu-
ments plus précieux à cet égard que ces livres du canon
qui tendaient à organiser la vie religieuse d'Israël ou
qui sont l'expression vécue de son développement.
L'âme juive y apparaît avec une complexité où se
révèle l'action des divers courants qui alimentaient
sa foi.
a) Culte juif. — Dans toutes les religions, la litur-
gie est une des formes et une des sources les plus
importantes de la piété. Le cérémonial juif était
particulièrement riche à cet égard. Il est, par malheur,
difficile de savoir avec exactitude quelle impression
pouvait résulter de ces rites sur les âmes, et il est pro-
bable a priori que chacune en prenait à la mesure de
ses dispositions spirituelles. Aussi importe-t-il de se
mettre en garde contre les schématismes contradic-
toires qui apportent ici des systèmes tout faits. Tout
ce qu'on peut entreprendre avec quelque vraisem-
blance, c'est d'analyser l'esprit général qui anime ce
rituel et qu'il tendait sans nul doute à communiquer.
H Puisque l'alliance du peuple avec Jahvé avait pris
le caractère d'un contrat, il était dans la logique de
cette idée qu'une sorte de cahier des charges vînt
déterminer, dans le détail, sous forme de clauses
réglementaires, les obligations d'Israël envers son
Seigneur. La Loi n'a pas d'autre but. Établie sur la
ferme notion du Dieu unique et transcendant, elle
entourait cette foi monothéiste d'un réseau d'obser-
vances aussi abondantes que rigoureuses. Certains
actes étaient commandés : circoncision, offrandes,
sacrifices et fêtes annuelles. D'autres étaient inter-
dits, parmi lesquels, à côté de fautes morales, figu-
rait un certain nombre de souillures purement maté-
rielles. Pour les unes et les autres, une procédure
d'expiatioi était prévue. Le tout étant ordonné par
Jahvé lui-même et donc le moyen assuré de lui plaire.
Or la Loi, qui plongeait ses racines dans la plus
ancienne tradition religieuse d'Israël, prenait une
place croissante dans sa conduite et ses sentiments à
mesure qu'il était moins infidèle à Jahvé. Après l'exil
surtout, quand elle eut été l'objet d'une promulgation
solennelle en vue de renouveler l'antique alliance,
II Esd., vni-x, elle devint une règle de plus en plus
respectée et obéie.
Il est certain que, par sa nature même, la Loi était
un code de pratiques extérieures plutôt qu'une « intro-
duction à la vie dévote ». La tentation pouvait aisé-
ment venir aux Israélites de s'arrêter à la lettre de ses
prescriptions et de se croire agréables à Dieu par le
seul fait de les avoir matériellement observées. Ce
formalisme, qui s'épanouit chez les pharisiens de
l'Évangile, dut exister de bonne heure. Dans Isaïe,
xxix, 13, Jahvé se plaint que le peuple l'honore seu-
lement « de la bouche et des lèvres ». Quand il s'agis-
sait de pénitence, beaucoup se content aiant de déchi-
rer leurs vêtements, alors que c'est le cœur qu'il eût
fallu déchirer. Joël, n, 13. Et si Jahvé peut s'écrier,
Is., i, 11 : « Qu'ai-je à faire de la multitude de vos
sacrifices? », c'est évidemment que beaucoup se per-
suadaient l'avoir par là suffisamment honoré.
Aussi cette dernière période du judaïsme, où s'af-
fermit le règne de la Loi et qui coïncide avec le
tarissement de l'inspiration prophétique, est-elle appe-
lée par les historiens « la nuit du légalisme ». Voir
Judaïsme, t. vm, col. 1636-1638. Les théologiens
protestants y trouvent le type de l'altération la plus
grave et la plus grossière du principe religieux, celle
qui consiste « à placer la condition de la justification
dans l'œuvre extérieure issue de la force naturelle
donnée une fois à l'homme par le créateur et réputée
comme^telle méritoire devant Dieu ». A. Grétillat,
op. cit., t. iv, p. 370.
Cependant on ne perdra pas de vue que le forma-
lisme populaire est condamné par les auteurs mêmes
qui en signalent l'existence : ce qui veut dire que la
conscience religieuse d'Israël a toujours été prémunie
contre son invasion ou invitée à se guérir de ses
atteintes. Au surplus, il est injuste de ne voir dans un
système que ses défauts. Saint Paul a dénoncé l'im-
puissance religieuse de la Loi et la confiance en leur
propre justice qu'elle développait chez ses fidèles.
Cette polémique ne saurait passer pour une vue his-
torique de tout point complète, et l'abus trop réel
qu'un certain nombre de Juifs faisaient de la Loi ne
doit pas empêcher de reconnaître que d'autres ont pu
en faire un bon usage. Pour bien des âmes, la Loi a dû
signifier la volonté de Dieu et ses pratiques éveiller des
sentiments de véritable religion. Le symbolisme des
sacrifices était assez obvie pour donner ou traduire
le sens du péché et susciter le repentir qui en obtient
l'efTacement. Il n'est pas jusqu'à leur répétition même,
Hebr., x, 1-2, cf. vn, 27 et ix, 25, qui ne pût faire
naître au cœur une impression d'insuffisance et, par
conséquent, d'humilité. Si ces hautes leçons ne furent
pas entendues par la masse, pourquoi voudrait-on
qu'elles soient restées inaccessibles à tous?
587
MÉRITE. RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME
ÔS8
Ainsi, rien qu'à regarder la Loi et les observances
cultuelles qu'elle impose, on pourrait déjà soup-
çonner que la vie religieuse d'Israël ne fut pas aussi
exclusivement vouée au pharisaïsme qu'on se plaît
parfois à l'imaginer au profit de certaines thèses. Il
reste d'ailleurs que d'autres sources venaient compléter
celle-là, et, au besoin, en suppléer le déficit.
b) Morale juive. - — A côté du Lévitique, il ne faut
pas oublier, en effet, que la Loi offrait le Décalogue
et que les prophètes furent des moralistes intrépides,
qui mirent toute leur énergie à censurer les vices du
peuple et à ranimer en lui la conscience de ses devoirs.
« Lavez-vous, purifiez-vous, s'écrie Jahvé; ôtez de
devant mes yeux la méchanceté de vos actions; cessez
de faire le mal, apprenez à faire le bien. » Cela fait,
« venez et plaidons... Si vos péchés sont comme le
cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige. »
Is., i, 16-18. Une corrélation est bien établie, à n'en
pas douter, entre les œuvres des enfants d'Israël et
les bénédictions de Dieu; mais ce sont des œuvres
d'ordre éminemment moral qui leur sont demandées.
Cette éthique, partout sous-jacente à la religion
juive, fait l'objet spécial des livres sapientiaux. Non
pas qu'ils s'occupent précisément de dresser un cata-
logue précis d'obligations pratiques, mais plutôt de
réunir des conseils et des maximes propres à diriger
ou stimuler l'action individuelle. Par où ils ne repré-
sentent que mieux l'inspiration morale du judaïsme.
Malgré son pessimisme, qui le porte à souligner la
vanité de l'effort humain, et cet implacable réalisme
qui le fait insister de préférence sur les anomalies
que révèle en apparence la marche du monde, l'Ecclé-
siaste n'oublie pourtant pas que « Dieu jugera le juste
et le méchant; car il y a un temps pour toute chose
et pour toute œuvre ». m, 17. Cf. vm, 6. Aussi son
dernier mot est-il pour dire, xi, 16-15 : « Crains Dieu
et observe ses commandements... Car Dieu amènera
toute œuvre en jugement, au sujet de tout ce qui est
caché, soit bien, soit mal. »
Dans les Proverbes, le principe de la justice divine
s'affirme de la manière la plus ferme : « Les yeux de
Jahvé sont en tout lieu, observant les méchants et
les bons. » xv, 3. Cf. xxiv, 12 : « Ne rendra-t-il pas
à chacun selon ses œuvres? » Cette Providence justi-
cière s'applique aux collectivités : « La justice élève
une nation, mais le péché est la honte des peuples. »
xiv, 34. Cf. xvi, 12. Plus encore s'exerce-t-elle sur les
individus. « La crainte de Jahvé augmente les jours,
mais les années des méchants sont abrégées. » En
effet, « la voie de Jahvé est un rempart pour l'inté-
grité, mais elle est une ruine pour ceux qui font le
mal ». x, 27, 29. — Sur la base de cette théodicée une
morale s'élève, où la moralité des œuvres humaines
s'achève et se fixe en de justes rétributions. « L'homme
bon fait du bien à son âme, mais l'homme cruel trouble
sa propre chair. Le méchant fait un gain trompeur,
mais celui qui sème la justice a un salaire véritable.
Ainsi la justice conduit à la vie, mais celui qui pour-
suit le mal trouve la mort. Ceux qui ont le cœur
pervers sont en abomination devant Jahvé, mais ceux
dont la voie est intègre lui sont agréables. Certes le
méchant ne restera pas impuni, mais la race des justes
sera sauvée. » xi, 17-21. Cf. m, 33; xii, 2-3; xin,
16, 21. Il est vrai que ces rétributions divines s'exer-
cent encore « sur la terre », xi, 31 ; mais ce qu'il faut
ici retenir, c'est que les œuvres de l'homme en sont
le principe et la mesure. — C'est pourquoi l'auteur
invite chaleureusement à mener une vie conforme à la
sagesse, iv, 4-19. L'âme docile à ses leçons sera comme
la femme forte sur le portrait de laquelle se termine
son recueil : « Aux portes ses œuvres la louent. » xxxi,
31. Et le sage entend que ces « œuvres » morales l'em-
portent sur toutes les observances rituelles : « La
pratique de la justice et de l'équité, voilà, dit-il,
xxi, 3, ce que Jahvé préfère aux sacrifices. »
Plutôt soucieux de résultats que de spéculation,
l'auteur ne s'explique d'ailleurs pas sur la source
dernière de la bonne conduite qu'il recommande. On
voit cependant que la sagesse d'où elle procède est
un don de Dieu, n, 6 : ce qui laisse la porte ouverte
à l'idée de la grâce. Son expérience, au demeurant, est
assez avertie pour interdire à l'homme trop de
confiance dans sa propre vertu. « Qui dira, demande-
t-il, xx, 9 : J'ai purifié mon cœur, je suis net de
mon péché? » Par où l'on voit suffisamment que le
moralisme des Proverbes, où l'effort humain est au
premier plan, n'est pas tellement exclusif de cette
vue religieuse qui en fait remonter à Dieu tout le
mérite.
On retrouverait aisément les mêmes directions fon-
damentales à travers les autres livres sapientiaux
Tous n'ont pas d'autre but que de prêcher le culte de
la sagesse, d'exciter aux actes qu'elle inspire et d'en
garantir la durable valeur. L'Ecclésiastique s'élève
expressément contre le formalisme qui s'attache aux
pratiques purement extérieures, vn, 11 et xxxv, 1-5.
Il assure que « la charité fait à chacun sa place [devant
Dieu] selon ses œuvres ». xvr, 15. Texte dont la Vul-
gate ne fait que réaliser pleinement la signification
en y introduisant le terme qui est aujourd'hui clas-
sique : secundum merilum operum suorum. Cf. xiv, 21 ;
xvi, 16-24; xxxv, 24. Et déjà l'auteur de la Sagesse
étend ces justes rétributions de Dieu, m, 7, 10 et
v, 16, jusqu'à la vie éternelle. Voir Jugement, t. vin,
col. 1747-1748.
Dans le même ordre d'idées se place le livre de
Tobie, dont on peut dire qu'il n'est guère qu'une pré-
dication en acte de ce que doit être la morale d'un
véritable Israélite. Voir iv, 7-12: xn, 9-12. La vertu
de l'aumône en vue de la rémission des péchés est
aussi relevée dans Daniel, iv, 24.
L'intérêt de ces divers livres n'est d'ailleurs pas
tant dans le fait qu'ils proclament la nécessité des
œuvres et leur valeur au regard de notre destinée que
dans leur insistance à les recommander. Us traduisent
une pédagogie où la morale tient le rang principal.
Dans la mesure où ces directions furent efficaces — et
il n'est pas douteux qu'elles ne l'aient été beau-
coup — l'importance du mérite individuel établi sur
la pratique assidue des bonnes œuvres cessait d'être
une doctrine abstraite pour devenir une réalité psy-
chologique et une source d'action.
c) Piété juive. — Ce que les autres livres laissent
deviner des sentiments dans lesquels devait se mou-
voir la religion des Israélites pieux, les Psaumes le
décrivent au grand jour. Le psautier est le témoignage
par excellence de la piété juive, en ce double sens qu'il
exprime sur le vif les dispositions les plus intimes de
ses auteurs, et qu'il en développa de semblables dans
l'âme des générations subséquentes qui en nourrirent
leur dévotion.
On y retrouve le principe fondamental que Dieu
« rend à chacun selon ses œuvres ». Ps., lxi, 13. C'est
pourquoi le Psalmiste attend de lui comme un « salaire >
le châtiment des pécheurs. Ps., xxvn, 4-5; cxxxvi, 8;
vu, 12, 17. Il n'espère pas d'un moins ferme espoir la
protection et, au besoin, la revanche des opprimés.
Ps., in, 6-7; v, 12-13; ix, 8-11; x, 14.
Plus intéressante pour la psychologie religieuse du
judaïsme est l'application que le psalmiste se fait à
lui-même de ces prémisses dogmatiques. Beaucoup de
psaumes roulent sur le thème du juste persécuté qui
sollicite sa délivrance. On y voit que sa confiance
repose assurément sur la puissance et la miséricorde
de Jahvé, mais aussi que, pour en obtenir le bienfait,
il ne craint pas, à l'occasion, de faire état, et presque
589
MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME
>ï)0
étalage, de ses bonnes actions. — C'est ainsi qu'on
peut lire dans Ps., vn, 4-5, 9 :
Jahvé, mon Dieul Si j'ai fait cela.
S'il \ a <lo l'iniquité dans mes mains,
Si j'ai rendu le mal à colin rpii tfrut paisible envers mou
Si j'ai dépouillé celui qui m'opprimait sans cause.
Que l'ennemi me poursuive et m'atteigne...
Rends-moi justice, o Jahvé,
Selon mon droit et selon mon innocence.
Et encore, Ps., xvn, 21-22 :
Jahvé m'a traité selon nia droiture.
Il m'a rendu selon la pureté de mes mains.
Car j'ai observé les voies de Jahvé.
lit je n'ai point été coupable envers mon Dieu.
Voir de même Ps., xxv, dont la dernière partie,
6-12, est passée dans l'offertoire de la messe romaine :
Lavabo inter innocentes manus meas, et Ps., cxxxvm,
21-24.
Prises au pied de la lettre, ces formules ne sem-
blent-elles pas rendre un son presque pharisaïque? On
peut en juger aisément par l'embarras qu'éprouvent
les commentateurs du psaume Lavabo pour l'accorder
avec l'esprit de l'ascétisme chrétien. Il suffit d'obser-
ver ici que les plus appuyées ne présentent jamais
le secours divin comme un droit. En faisant la part
qui convient à l'emphase d'un style poétique, où les
traits sont çà et là quelque peu forcés, il reste que
ces textes traduisent un des mouvements les plus
naturels de l'âme juive, de toute âme religieuse :
savoir le bon témoignage qu'une conscience pure est
en droit de se rendre à elle-même devant Dieu et le
motif d'espérance qu'elle peut y puiser.
A ce sentiment d'autres viennent d'ailleurs faire
contrepoids. Le psalmiste est si éloigné de compter
uniquement sur ses propres mérites qu'il chante avec
amour sa reconnaissance pour l'inépuisable bonté
divine, Ps., en, 1-14, qu'il se confie en Jahvé surtout
à cause de son nom, Ps., xxx, 4, et reconnaît à maintes
reprises sa propre indignité. « Ne te souviens pas des
fautes de ma jeunesse, ni de mes transgressions;
souviens-toi de moi selon ta miséricorde. » Ps., xxiv,
7. Voir de même Ps., cxlii, 2 : « N'entre pas en juge-
ment avec ton serviteur; car aucun vivant n'est juste
devant toi »; Ps., xxxi, 2 : « Heureux celui à qui sa
transgression est remise et son péché pardonné »;
Ps., cxxix, 3 : « Si tu gardais le souvenir des ini-
quités, ô Jahvé mon Seigneur, qui pourrait subsis-
ter? » A côté de ces textes épisodiques, mais d'autant
plus significatifs, est-il besoin de rappeler cette hymne
au repentir qu'est le psaume Miserere? L'ensemble du
peuple doit d'ailleurs s'inspirer des mêmes sentiments
que les individus. Ps., lxxvui, 8-11.
En définitive, le psautier traduit tour à tour et
avec une égale énergie la confiance que l'homme de
bien est autorisé à mettre en ses bonnes œuvres
devant la justice de Dieu, et l'humilité dont il ne peut
se défendre au souvenir de ses péchés. L'une ou l'autre
de ces impressions domine suivant les circonstances;
mais l'une et l'autre y coexistent sans se contrarier
ni se détruire. Par où l'on peut voir que l'attitude
complexe du croyant juif n'était pas, à tout prendre,
tellement différente de celle qui est la nôtre encore
aujourd'hui.
Ce même dualisme se constate en d'autres passages,
qu'on peut assimiler aux Psaumes pour leur carac-
tère de témoignages psychologiques. L'apologie de sa
propre innocence se retrouve sur les lèvres de David,
II Reg., xxn, 21-17, de Jérémie, xv, 15-18, et, à plus
forte raison, de Job. Voir vi, 30; xm, 23; xxm, 3-5;
xxxi, 1-35; cf. xxxm, 8-9. Néanmoins les contradic-
teurs du patriarche ne sont pas les seuls à rappeler que
tout homme doit se sentir pécheur, iv, 17; xi, 4-6 :
lui-même a des mots de profonde humilité, ix, 2-3,
15. Jérémie confesse également les péchés du peuple,
xiv, 7, et trouve des accents qui font déjà penser à
ceux de saint Paul pour dire, ix, 23-24 : « Que le
sage ne se glorifie pas de sa sagesse..; mais que celui
qui veut se glorifier se glorifie d'avoir de l'intelligence
et de me connaître, de savoir que je suis Jahvé. »
« Ce n'est pas à cause de notre justice que nous te pré-
sentons nos supplications, dit à Dieu Daniel, ix, 18;
c'est à cause de tes grandes compassions. » Les dures
leçons de l'exil inspirent à Esdras de semblables sen-
timents, I Esdr., ix, 6-15, ainsi qu'aux autres rapa-
triés. II Esdr., ix, 6-37.
On voit que l'âme juive n'était pas à ce point absor-
bée par la recherche et la contemplation de ses mérites
personnels qu'elle n'en sentît déjà l'insuffisance. La
préoccupation des bonnes œuvres et la juste estima-
tion de leur prix allaient de pair chez elle avec la
perception, au moins confuse et sporadique, de ce
qu'elle devait à la grâce de Dieu. Des principes géné-
raux que fournissait la révélation judaïque chacun
tirait des applications proportionnées à son niveau
spirituel. Mais, au total, ici comme ailleurs, l'Évan-
gile aurait moins à détruire qu'à perfectionner.
2. Littérature rabbinique. — S'il fallait un conflr-
matur aux conclusions qu'autorisent ces données de
l'Écriture, on le trouverait dans la théologie que les
écoles rabbiniques allaient plus tard en tirer. Il est
vrai que cette littérature est chronologiquement pos-
térieure à l'essor du christianisme; mais on ne sau-
rait douter qu'elle ne se réfère à des traditions plus
anciennes. Or, à défaut d'une systématisation propre-
ment dite, on y rencontre d'assez nombreux aperçus
où la doctrine du mérite est déjà touchée sous ses
principaux aspects. Voir F. Weber, Jùdische Théologie,
p. 277-306, et, ici même, Judaïsme, t. vin, col. 1627-
1628.
a) Rôle de la grâce. — Bien qu'elle n'y soit pasTla
plus apparente ni la plus développée, la part de Dieu
n'y est pas entièrement méconnue.
Elle est une conclusion de la souveraine indépen-
dance du Créateur à l'égard de son œuvre. « Dieu dit
à Moïse : Je ne dois rien à la créature; tout ce que
l'homme fait est (le résultat d'un) commandement.
C'est donc par grâce que je lui donne. Non que je
doive quelque chose à n'importe quelle créature;
c'est par grâce, que je leur donne, car il est écrit,
Ex., xxxm, 19 : A qui je suis favorable, à celui-là je
suis favorable et de qui j'ai pitié, de celui-là j'ai pitié. »
Tanchuma, Eth., 3. Cf. Schemoth rabba, c. 45, où il est
question d'un trésor d'où Dieu tire par pure grâce
ce qu'il donne à ceux qui bénéficient de sa miséricorde.
Les plus grands et les plus saints des patriarches
sont eux-mêmes soumis à cette loi. A propos de Gen.,
xxiv, 12, on lit dans Beresch. rabba, c. 60 : « Tous ont
besoin de la grâce, même Abraham à cause duquel...
la grâce se meut à travers le monde. Lui aussi, il avait
besoin de la grâce. »
Il est vrai, selon la remarque de F. Weber, op. cit.,
p. 304, que « de telles affirmations voisinent immédia-
tement avec la doctrine du salaire et qu'on n'en tire
pas les conséquences [qu'elles comporteraient]. Dieu a
plutôt, dans l'ensemble, ainsi réglé les choses que ses
grâces dépendent des actions antérieures de l'homme.
La voie ordinaire du salut est que chacun s'en rende
digne par sa conduite : la grâce est la voie extraor-
dinaire. » Ainsi en est-il également pour le peuple. « Si
vous n'avez aucune justice, je vous rachèterai à cause
de moi-même », prononce Jahvé, dans Scliemoth rabba,
c. 30. Cf. Kuth rabba, i, 6 : « Si Israël en est digne,
Dieu procède à son salut; mais, même s'il n'en est
pas digne, Dieu le sauve à cause de son grand nom. »
Pour imparfaite qu'en soit la notion et réduite
l'importance, il n'en reste pas moins significatif que,
591
MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME
592
même dans la conception rabbinique, la grâce divine
ait sa part.
b) Rôle du mérite individuel. — Il n'est pas douteux
cependant que la prépondérance ne soit ici franche-
ment accordée au mérite de l'homme
A chaque précepte divin correspond une rémunéra-
tion déterminée; pour chaque bonne action Dieu a
un trésor spécial. Schemtth rabba, c. 45. C'est pour-
quoi la Thora contient plusieurs prescriptions, pour
qu'Israël puisse multiplier ses droits à la récompense.
Maccoth, 23 b. Si le salaire de chaque commandement
n'est pas connu, c'est pour que l'homme ne se jette
pas sur ceux qui en comportent un plus élevé. Deba-
rim rabba, c. 6. Ce qui d'ailleurs entraîne comme
conséquence, jiote très justement F. Weber, op. cit.,
p. 302, que « la pensée de la récompense ne soit pas
l'unique règle de la conduite humaine ». En tout cas,
ibid., p. 303, « l'accomplissement du devoir a le carac-
tère d'un don fait à Dieu et la récompense est une
rétribution de Dieu ».
Toutes les œuvres de la Loi donnent lieu à un
mérite, mais dans la mesure des charges qu'elles
imposent. Les plus faciles auront une récompense :
a fortiori celles qui réclament des sacrifices ou font
courir des dangers. Tanchuma, Bo 11. De toutes la
plus importante est l'observation du sabbat : elle
remplace la dîme pour les Juifs de la Diaspora. « Si
quelqu'un consacre quelque chose au sabbat, le sab-
bat ne manquera pas de le lui payer. » Schabboth,
119 a. L'aumône a une valeur toute particulière,
parce qu'elle est une œuvre surérogatoire. Voir sur
ce dernier point W. Bousset, Die Religion des Juden-
tums, p. 395.
Le mérite s'applique d'abord à la destinée indivi-
duelle. A celui qui les accomplit avec fidélité les
bonnes œuvres assurent, bien entendu, les bénédic-
tions de la vie présente, mais aussi de la vie future.
La théologie rabbinique distingue entre le capital et
les revenus : « Celui-là est réservé pour le monde à
venir, tandis que de ceux-ci on profite dès mainte-
nant. » F. Weber, op. cit., p. 305. Et il est bien évi-
dent que de ces deux formes de rétribution la pre-
mière est la plus importante. « Ici-bas celui qui observe
les commandements ne sait pas quel salaire lui sera
donné de ce chef. Dans l'autre monde, quand il verra
ce salaire, il en sera étonné; car le monde entier ne le
peut comprendre. » Schemoth rabba, c. 30.
Mais là ne se borne pas le rôle du mérite : Dieu en
a fait un des ressorts de sa Providence, de telle façon
que ses actes les plus solennels dans l'histoire du salut
ont pour condition les bonnes œuvres des saints. « Une
chose en entraîne une autre; c'est ainsi que la conduite
de Dieu se règle d'après celle de l'homme. » Bammidbar
rabba, c. 14. « Abraham avait une telle dignité devant
Dieu que c'est en vue de lui qu'il créa le monde. »
Pesikta, 200 b. Mais le mérite de Noé soulève des
contestations : d'aucuns tiennent qu'il fut assez grand
pour sauver le monde au moment du déluge, tandis
que d'autres le trouvent insuffisant pour cela.
Beresch. rabba, c. 29-30. Ainsi les événements de
l'Exode ont leur cause, au moins partielle, dans
l'attachement dont témoignait le peuple pour la loi
de Jahvé. De même en sera-t-il pour la suprême
rédemption qui l'attend à L'avenir. Voir F. Weber,
p. 3J7-312.
Un fait cependant procède de la pure libéralité
divine, tout comme la pluie et les astres du ciel : c'est
le don de la Thora. Schemoth rabba, c. 41. Jusque-là
c'est la grâce qui régnait et Israël n'avait encore aucun
mérite; c'est depuis lors seulement que sa conduite
détermine celle de Dieu à son endroit, Bammidbar
rabba, c. 12. Ce qui veut dire que, jusqu'en cette
rhéologie mercantile, où tout se règle entre Dieu et
l'homme suivant la stricte procédure du doit et de
l'avoir, un certain soupçon se fait jour qu'à la base de
tous nos mérites il faut présupposer un libre engage-
ment divin.
c) Rôle de la solidarité et réversibilité des mérites. —
On n'aurait pas une idée complète du judaïsme rab-
binique si l'on n'ajoutait que la notion de solidarité,
déjà constatée dans les plus anciennes couches de la
Bible, voir plus haut, col. 579, y avait pris un déve-
loppement considérable, en vue de remplacer ou de
majorer, suivant les cas, les mérites individuels. Voir
F. Weber, op. cit., p. 292-302.
Cette idée s'applique d'abord et surtout aux mérites
des anciens Pères. Jean-Baptiste devait gourmander,
Matth., m, 9, ces Juifs qui se fiaient, pour échapper
à la colère divine, sur ce qu'ils étaient des fils
d'Abraham. Cette conviction populaire reflétait exac-
tement la doctrine des écoles. « De même que le sar-
ment est soutenu par le roseau, ainsi l'est Israël par
le mérite de la Thora, qui fut écrite au moyen d'un
roseau. Et de même que le sarment s'appuie sur un
tuteur de bois sec, tandis que lui-même est verdoyant,
ainsi Israël s'appuie sur le mérite de ses pères, bien
qu'ils soient morts. » Wajjikra rabba, c. 36. Aussi la
communauté peut-elle s'appliquer la parole de l'Écri-
ture, Cant., i, 5 : Nigra sum sed formosa. « Je suis
noire, dit-elle, par mes propres œuvres, mais belle
par l'œuvre de mes pères. » Schemoth rabba, c. 23.
Par ces « pères » il faut entendre éminemment
Abraham, Isaac et Jacob. Élie ne fut exaucé sur le
Carmel que lorsqu'il eut rappelé leurs noms. Schemoth
rabba, c. 44. Mais il faut également y ajo iter tous les
justes qui les ont suivis, depuis Moïse et David jus-
qu'aux rabbins les plus récents que leur renom de sain-
teté avait rendus particulièrement vénérables. Wajji-
kra rabba, c. 2. Tous ces mérites réunis forment un
capital qui est pour Israël comme un bien de famille;
c'est pourquoi les Juifs sont instamment mis en
garde contre les alliances avec les races étrangères
qui leur en feraient perdre le profit.
A ce commun trésor chacun, du reste, est invité à
joindre sa part de mérites supplémentaires. « Si
quelqu'un veut recevoir une récompense pour ses
moindres bonnes actions, son mal ne lui sera pas
pardonné. C'est un criminel qui ne laisse rien à ses
enfants... Si les premiers pères avaient reçu leur salaire
en ce monde..., d'où viendrait le mérite dont béné-
ficient maintenant leurs héritiers? » Schemoth rabba,
c. 44.
De ces tendances diverses, toujours complexes,
souvent confuses, on conçoit que pussent résulter les
états d'âme les plus différents. Le Nouveau Testa-
ment nous porte à considérer surtout, dans le ju-
daïsme, ses abus ou ses défaillances. D'instinct on
pense tout d'abord au pharisien classique, dont
l'Évangile a tracé le portrait, Luc, xvm, 11-13, cf.
Matth., xxni, 23-28, et dont tout l'horizon se borne
au formalisme des pratiques extérieures. Saint Paul a
popularisé le type du juif dévot, fier de sa race et de
sa fidélité à la Loi, qui attend de Dieu le salaire de ses
œuvres. Rom., n, 17; iv, 4. Il serait injuste cependant
de ne regarder qu'à ces produits inférieurs d'un
judaïsme rétréci ou dévié. On n'oubliera pas que le
Christ a aussi rencontré sur son chemin de ces « bons
Israélites » dans lesquels il n'y avait pas d'artifice,
Joa., i, 47 ; de ces docteurs qui savaient ramener toute
la Loi au double commandement qui prescrit l'amour
de Dieu par-dessus toutes choses et du prochain
comme soi-même, Marc, xn, 28-34; de ces âmes
droites et saines, comme celle du jeune homme riche,
Matth., xix, 16-22, qui n'avaient plus qu'à s'élever au
suprême renoncement que comporte l'Évangile. Si
trop de branches stériles déparent le vieux tronc
i93
MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : PRINCIPE DU SALUT 594
d'Israël, cf. Luc, xm, 6-9 et Matth., m, 10, pourquoi
ne pas tenir compte de ces fleurs délicates qu'il suffit
au maître de voir, Marc, x, 21, pour les aimer? Aux
côtés mêmes du pharisien orgueilleux et superficiel,
n'est-ce pas l'ancienne Loi qui fournit à Jésus le
type du publicain pénitent?
Malgré tout, l'Ancien Testament ne représente
qu'une forme encore imparfaite de la révélation. Son
rôle fut surtout d'accentuer l'aspect éthique des rela-
tions de l'homme avec Dieu. De ce chef, bien que
l'idée de grâce n'en s >it pas complètement absente,
la première place y est accordée à la notion des œuvres
et du mérite qui en est la conséquence. C'était là une
vérité de valeur éternelle, et qui devait survivre, parce
que liée à la notion même de l'ordre moral. Mais il y
avait lieu de mettre plus nettement à la base des d s-
tinées individuelles, cette élection et cette miséricorde
divines qu'Israël n'appliquait guère qu'au sort de la
collectivité. Il fallait surtout détacher les âmes des
espérances terrestres pour tourner leurs aspirations
et leurs efforts vers les biens de l'au-delà.
Cette spiritualisation de la foi et de la vie religieuses
sera l'œuvre du Nouveau Testament. Mais, dans la
poursuite de ces fins supérieures offertes à l'activité
humaine par la révélation évangélique, les lois fonda-
mentales qu'avait posées l'Ancien Testament, sur la
nécessité, la valeur et la récompense de nos bonnes
œuvres, garderont leur place et développeront leur
jeu.
II. Enseignement de Jésus. — Par opposition
aux ténèbres du judaïsme, l'Évangile, d'après la
dogmatique protestante, serait l'avènement de la
pleine et définitive lumière. Tandis que là dominait
la Loi et le culte servile de ses préceptes à fins inté-
ressées, ici rayonnerait dans toute sa pureté l'affir-
mation de la grâce, et d'une grâce tellement souve-
raine que l'homme n'aurait plus qu'à se l'approprier
avec amour.
Au lieu de ce contraste absolu, les faits révèlent une
véritable continuité. Il n'est pas douteux que l'Évan-
gile ne mette au premier plan les libres initiatives de
Dieu et, par suite, ne réagisse d'autant contre les
prétentions du pharisaïsme en tout ce qui concerne
le salut. Mais l'œuvre divine appelle ici encore l'œuvre
humaine, bien loin de s'affirmer à son détriment. De
même que le judaïsme a tout au moins entrevu que
Dieu est pour nous l'auteur de tous nos biens et que
l'âme religieuse doit se sentir par rapport à lui dans
un état de perpétuelle dépendance, le Christ, en don-
nant à cette vérité son plein relief, ne manque pas
de la compléter en ajoutant tout ce que ces faveurs
divines imposent d'obligations, tout ce qu'elles font
naître d'espérances. Et c'est ainsi qu'aux diverses
phases de ce qui est éminemment une économie de
grâce, on peut voir la considération de l'homme
intervenir.
1» Principe du salut : Don de l'Évangile. — ■ II est
notoire que la foi messianique se résumait, pour les
juifs pieux, dans l'attente du salut, quelle que pût
être d'ailleurs la diversité de leurs conceptions à cet
égard, et que cette aspiration se nuançait d'une parti-
culière impatience à mesure qu'approchait la « pléni-
tude des temps ».
A cet élan des âmes fidèles l'Évangile fut la réponse.
Dès sa naissance, Jésus avait été salué comme « sau-
veur ».Luc, ii, 11 et 30. Cette même conviction inspire
ensuite tout son ministère public et fonde la foi des
premiers croyants. Saint Pierre prêchait devant le
sanhédrin : a II n'est pas sous le ciel d'autre nom (que
celui de Jésus) qui soit donné aux hommes pour être
sauvés », Act., iv, 12, et saint Paul devait bientôt
écrire de l'Évangile, Rom., i, 16, qu'il est « une vertu
de Dieu pour le salut de quiconque croit ». Rien n'est
donc plus important que de voir dans quelles condi-
tions se présente cette première et fondamentale
manifestation du plan providentiel.
1. Don initial de Dieu. — Or c'est à Dieu qu'appar-
tient ici incontestablement l'initiative.
« Dieu a tellement aimé le monde, lit-on, Joa., m,
16, qu'il a donné son Fils unique. » « Non que nous
ayons aimé Dieu, commente l'Apôtre, I Joa., iv, 10 :
c'est lui qui nous a aimés et nous a envoyé son Fils. »
Cf. ibid., 14. Pour saint Paul également, c'est « Dieu
qui envoie son Fils dans la ressemblance d'une chair
de péché ». Rom., m, 3. Ce mystère est un de ceux
qui relèvent uniquement de son bon plaisir et ne
saurait avoir d'autre fin que « la louange de la gloire
de la grâce dont il nous a gratifiés en son bien-aimé ».
Eph., i, 6.
Sans présenter d'affirmations aussi dogmatiques,
les Synoptiques, à n'en pas douter, suggèrent sous
forme concrète la même impression. Déjà pour les
Juifs fidèles dont l'Évangile de l'enfance rapporte les
sentiments, l'avènement du Messie, dont ils ont la
joie de saluer l'aurore, est un acte de la seule miséri-
corde divine. LuC, i, 54, 68, 72, 78. Jésus, lui aussi,
se donne comme un « envoyé », et sa mission vient au
terme de toutes les avances que Dieu n'a cessé jus-
que-là de faire à son peuple. Matth., xxi, 33-39; xxm,
34-37. En lui, c'est le Père qui révèle sa personne et ses
éternels secrets. Ibid., xi, 27; xni, 16-17.
Non moins que l'origine de son message, le milieu
auquel Jésus l'adresse de préférence en fait ressortir
le caractère de miséricordieuse bonté. Dès le début
de son ministère, à la synagogue de Nazareth, il s'ap-
plique les paroles prophétiques par lesquelles Isaïe,
lxi, 1-2, décrivait l'époque messianique comme une
année jubilaire, qui serait marquée par l'évangélisa-
tion des pauvres gens, la guérison des âmes meurtries,
la délivrance des captifs, le soulagement des oppri-
més. Luc, iv, 17-21. Plus tard, il réserve son minis-
tère aux « brebis perdues de la maison d'Israël ».
Matth., xv, 24; cf. x, 6. Car ce sont les malades et
non pas les bien portants qui ont besoin du médecin.
Ibid., ix, 12. — Qu'il s'agisse de l'ensemble de l'huma-
nité ou de ses destinataires immédiats, l'Évangile se
présente comme un bienfait divin d'où le mérite de
l'homme est absolument exclu.
2. Conditions individuelles d'application. — De même
la répartition individuelle de cette première grâce
semble tout d'abord porter le caractère exclusif d'un
don gratuit.
Ce n'est pas à tous indistinctement, mais à un petit
nombre de privilégiés, qu'il est « donné de connaître
les mystères du royaume ». Matth., xni, 11. Non seu-
lement il y faut une révélation d'en haut, ibid.,
xvi, 17, mais la distribution de cette lumière divine
obéit à des lois qui renversent l'échelle commune des
valeurs. Elle est refusée aux sages et aux prudents
de ce monde pour être accordée aux tout petits.
Matth., xi, 25. Les « fils du royaume » s'en voient
frustrés, tandis que des étrangers en profitent. Ibid.,
vm, 12; cf. Luc, iv, 25-27. « Les publicains et les
prostituées vous précéderont dans le royaume »,
déclare Jésus aux pharisiens. Matth., xxi, 31. Pro-
gramme en apparence déconcertant, qui ne s'applique
pas seulement dans la parabole des « deux hommes qui
montent au temple pour la prière », Luc, xvm, 8-14,
mais dont les exemples de Zachée le publicain, ibid.,
xix, 5-9, et de la pécheresse, ibid., vu, 37-49, tendent à
faire une vivante réalité. Cf. Joa., iv, 16-29. Suivant
l'aphorisme proverbial retenu par Joa., m, 8, « l'es-
prit souffle où il veut »'.
Il s'en faut néanmoins que la gratuité des voies
divines soit synonyme d'arbitraire. Car l'appel des
publicains et des courtisanes est évidemment subor-
595 MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : TERME DU SALUT
59G
donné à leur conversion. Le publicain de la para-
bole fait au moins un acte d'humilité, Luc, xvni, 13;
celui de l'histoire répare largement ses injustices et
donne aux pauvres la moitié de ses biens, ibid., xix,
8, et, si la courtisane reçoit son pardon, c'est « parce
çu'elle a beaucoup aimé ». Ibid., vu, 47. De même la
réprobation des « fils du royaume » a pour cause leur
infidélité, cf. Matth., xxn, 8, dont la repentance des
autres a précisément pour but de faire ressortir l'ano-
malie. Tout ce que l'Évangile veut marquer ici par
ce contraste, c'est que les dispositions réelles des
âmes ne sont pas toujours conformes à ce que leur
tenue extérieure semblerait de prime abord devoir
faire supposer.
Pour tous, en effet, une condition est indispen-
sable, savoir la pénitence. Après Jean-Baptiste,
Matth., m, 2, Jésus ouvre par là sa prédication Ibid.
iv, 17. Les reproches qu'il adresse aux villes infidèles
des bords du lac, ibid., xi, 20, la leçon menaçante
qu'il tire du figuier stérile, Luc, xrn, 3-9, indiquent
suffisamment que cet acte est à la portée de chacun.
Voilà pourquoi l'attitude des hommes à l'égard de
l'Évangile commande celle de Dieu à leur endroit :
la pénitence des Ninivites jugera l'incrédulité de la
génération présente. Matth., xn, 41'.
Il n'est pas jusqu'aux décrets les plus généraux
de la Providence divine qui ne tiennent compte des
œuvres humaines : si le royaume est enlevé aux
Juifs pour être transféré aux païens, ibid., xxi, 43,
c'est que ces derniers sont « une race qui en fait les
fruits ». Qu'il s'agisse là de « fruits » présentement
constatés ou seulement augurés pour l'avenir, l'idée est
toujours la même, savoir que les dons de Dieu sont
étroitement conditionnés par les œuvres de l'homme.
Autre eût été le sort des Juifs, s'ils avaient marché
suivant « le peu de lumière », Joa., xn, 35, cf. ix,
4, qui était encore en eux.
Ces œuvres elles-mêmes dépendent pour une large
part de notre bonne volonté. Si personne ne vient au
Christ que par un « don du Père », Joa., vi, 44 et 65,
chacun n'en a pas moins le devoir et le moyen de se
porter vers lui. De même que la semence tombe sur
tout le champ, la parole de Dieu s'adresse à toutes
les âmes dont quelques-unes la font fructifier tandis
que la plupart la laissent perdre, Matth., xrn, 18-23,
sans qu'il y ait à cette inégalité d'autre cause que la
différence de leurs dispositions. « Que celui-là entende
qui a des oreilles pour entendre », ibid., 9 et 43 : cette
formule d'allure énigmatique semble faite pour mar-
quer ce qui revient à l'homme jusque dans le mys-
tère des appels divins.
Il y a plus, et l'on peut entrevoir qu'il existe un
certain rapport entre l'acceptation de l'Évangile et
la vie antérieure. Si tant d'hommes préfèrent les
ténèbres à la lumière, c'est parce que « leurs œuvres
sent mauvaises ». Au contraire, celui qui « fait la
vérité », c'est-à-dire dont « les œuvres sont faites en
Dieu », vient à la lumière, Joa., in, 19-21; cf. vn, 17.
C'est ainsi que le scribe qui met au-dessus de tous les
holocaustes l'amour de Dieu et du prochain s'entend
dire par le Maître, évidemment comme récompense :
« Tu n'es pas loin du royaume de Dieu. » Marc, xn,
34. De ce cas il faut manifestement rapprocher celui
du jeune homme riche, ibid., x, 21, que Jésus aima
pour l'avoir trouvé fidèle à la Loi bien comprise. Si
les exemples du publicain et de la pécheresse semblent
faire fi de toute préparation humaine à la grâce de la
foi, ceux-ci en montrent, au contraire, l'importance
et le prix.
On ne rendrait pas justice à la complexité de l'Évan-
gile si, à côté du don divin qu'il signifie, on oubliait
d'apercevoir l'élément humain qui en conditionne j
normalement l'application.
2° Terme du salut : Don du royaume. — Bien loin
d'être une fin en soi, l'Évangile n'est qu'un moyen
en vue du royaume. Il n'est donc pas étonnant que le
même dualisme préside à ces moments solidaires du
salut.
1. Gratuité du royaume. — En effet, le royaume est
tout d'abord présenté comme le suprême don de Dieu.
« Réjouissez-vous, petit troupeau, parce qu'il a plu à
votre Père de vous donner le royaume. » Luc, xn, 32.
Et quand Jésus parle de ce royaume que le Père des-
tine à ses élus « depuis le commencement du monde »,
Matth., xxv, 34, ou encore de ce livre sur lequel les
siens doivent se réjouir que leurs noms soient écrits,
Luc, x, 20, on entrevoit un mystère de prédestina-
tion qui relève de la seule bonté divine. La prière
sacerdotale de Jésus, dans Joa., xvn, 6, 14-16, 24,
cf. xv, 16, développe explicitement la même idée.
Cette élection est un acte souverainement libre et
gratuit de la part de Dieu. On le devine à travers
l'histoire de l'enfant prodigue, puisque le cadet cou-
pable et dissipateur est, en fin de compte, aussi bien
traité, sinon mieux, que son aîné resté fidèle. Luc,
xv, 22-32. Mais ce caractère s'affirme surtout dans la
parabole des ouvriers de la vigne. Matth., xx, 1-15.
Quelle que soit l'heure où ils ont commencé leur tra-
vail, le père de famille leur alloue à tous également un
denier et, contre le journalier qui murmure au nom
de l'équité naturelle, il réclame le privilège de se
montrer bon. D'où cette conclusion paradoxale, qui
résume la morale de l'apologue : « Ainsi les derniers
seront les premiers et les premiers les derniers. » Ibid.,
16; cf. xix, 30. On ne saurait marquer avec plus de
force que le don du royaume n'est pas soumis aux
règles de la justice distributive.
« La parabole du maître qui a loué des ouvriers pour
sa vigne, écrit P. Batiffol, L'enseignement de Jésus,
Paris, 1905, p. 166, et qui les récompense en donnant
autant aux derniers venus qu'à ceux de la première
heure, est une parabole que l'évangéliste applique
au royaume des cieux, et qui témoigne que Dieu
revendique le droit de faire de son bien ce qu'il veut.
On. a dit avec raison que l'antinomie de la grâce
divine et de la liberté humaine, que saint Paul mettra
en pleine lumière, est impliquée dans l'évangile du
royaume ». Et l'on voit que c'est dans la prépondé-
rance de la grâce qu'en est ici cherchée la solution.
2. Rapport du royaume aux actes humains. — Au
risque de dérouter notre besoin de systématisation, il
se rencontre que le même Évangile donne à la contre-
partie un non moindre relief, en faisant du royaume
la suite et la récompense de nos bonnes œuvres.
Cette logique apparaît avec une particulière abon-
dance dans le sermon sur la montagne. Matth., v,
3-12. Toutes les béatitudes y sont conçues de telle
sorte que les pauvres et les affligés, les purs, les misé-
ricordieux et les doux y sont proclamés « bienheu-
reux » en raison du bonheur céleste qui les attend
et que ce bonheur leur est réservé précisément parce
qu'ils ont été affligés et pauvres, doux, purs et misé-
ricordieux.
k Or ce qui est ici affirmé surtout des épreuves l'est
ailleurs tout autant des œuvres positives. Celui qui
fait la volonté du Père entre au royaume, et non pas
celui qui s'écrie : « Seigneur, Seigneur. » Matth., vn, 21.
Le royaume est promis à la simplicité et à la pureté
du cœur qui font ressembler l'homme à l'enfant,
ibid., xvin, 3; à l'aumône qui échange les richesses
périssables d'ici-bas contre les trésors du ciel, Luc,
xn, 33-34; à la continence des eunuques volontaires.
Matth., xix, 12. « Ces premiers traits, note P. Batifïol,
op. cit., p. 159-160, font entrevoirie royaume comme
un but que l'on atteint par une démarche morale ;
mais il est clair que la conversion n'est vraie qu'autant
59 ï
MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : MOYENS DU SALUT
598
qu'elle dure. » Ainsi le royaume devient le terme d'une
vie tout entière dirigée selon l'esprit de l'Évangile.
Dès lors, le royaume ne peut qu'avoir le caractère
d'une rétribution. Deux paraboles symétriques, celle
des talents, Matth., xxv, 1-1-30. et celle des mines,
Luc, xix, 12-27, tendent à montrer que la joie qu'il
réserve sera proportionnée au bon vouloir de chacun.
Sans doute ici encore la liberté divine affirme ses
droits, puisque le serviteur qui avait le plus reçu est
également celui qui recevra avec plus de surabon-
dance. .Mais, au total, il y a corrélation pour les servi-
teurs fidèles entre la récompense obtenue et le tra-
vail produit, comme pour le serviteur négligent entre
son incurie et le châtiment dont il est l'objet. Dans
les deux cas, les œuvres de la vie comptent au même
titre en regard des destinées éternelles. « Suivant la
mesure d'après laquelle vous mesurerez vous serez
mesurés à votre tour. » .Matth., vu, 2.
Ainsi, de même que l'Évangile est un bienfait que
l'homme peut préparer et doit faire fructifier, le
royaume dont il nous promet la possession, tout en
étant un don de la libéralité divine, peut et doit être
conquis par nos efforts. Mais, du moment que Dieu
veut compter avec nus œuvres, n'est-ce pas dire
qu'elles ont une valeur devant lui? Et c'est par là
que, dans une doctrine toute dominée par la grâce,
l'idée de mérite vient légitimement s'insérer.
3° Moyens du salut : Don de la justice. — Pour recon-
naître le don de l'Évangile et préparer le don du
royaume, un renouvellement de la vie est indispen-
sable, dont la conversion du cœur est le point de
départ et la « justice » le terme idéal.
1. Aspect négatif : Critique du pharisaïsme. — Dans
le milieu historique où s'est développé l'Évangile, la
prédication de cette « justice » a d'abord un carac-
tère polémique et s'oppose au pharisaïsme ambiant,
qui sert à la définir par opposition. Au lieu de con-
damner irréductiblement le mérite des œuvres, comme
le veulent les protestants, cette critique permet, au
contraire, d'en saisir la véritable signification.
Il n'est pas douteux que la parabole du pharisien
et du publicain ne soit dirigée contre ceux « qui se
croyaient assurés d'être justes »; mais on n'oubliera
pas que l'évangéliste ajoute aussitôt : « et qui mépri-
saient les autres ». Luc, xvm, 9. Si la première phrase
pouvait, à la rigueur, paraître condamner toute pré-
tention à la « justice » et prendre, de ce chef, une
portée dogmatique absolue, la seconde y introduit
une nuance morale qui la ramène sur le terrain du
relatif. Il ne s'agit pas ici de juger un système, mais
de censurer un défaut. De fait, la prière du phari-
sien porte en elle un double vice, celui de traduire
une suffisance orgueilleuse : « Je ne suis pas comme
le reste des hommes », et, par surcroît, de l'appuyer
sur des œuvres purement extérieures comme l'acquit-
tement des jeûnes et des dîmes. En regard, mieux
vaut l'attitude du publicain, qui avait sans doute
des fautes plus graves à se reprocher, mais qui s'hu-
milie en se proclamant « pécheur ». « La comparaison,
dit fort bien le P. Lagrange, Évangile selon saint Luc,
Paris, 1921, p. 478, est entre deux personnes, non
entre deux justices. » Jésus n'a pas un mot sur ou
contre les pratiques dont se prévaut le pharisien : il
blâme seulement l'orgueil qui le porte à s'en vanter.
Ailleurs le Christ insinue que cette « justice » des
pharisiens est illusoire, mais sans quitter encore le
domaine des simples faits. « Vous êtes de ceux, leur
dit-il, qui se font passer pour justes devant les
hommes; mais Dieu connaît vos cœurs, car ce qui est
élevé parmi les hommes est une abomination devant
Dieu. » Luc, xvi, 15. « Leur erreur religieuse, explique
le P. Lagrange, op. cit., p. 439, c'est d'apprécier ce
que Dieu compte pour rien et de s'en faire un argu-
ment pour établir leur justice. Ils posent donc pour
justes, et tout cela : richesse, bonne réputation, art
de se faire valoir, constitue une très haute façade,
mais une façade aux yeux des hommes, non aux yeux
de Dieu qui voit le dedans et qui déteste cette élé-
vation. » Tout ce qui peut ressortir de ce reproche,
c'est, ici encore, une leçon d'humilité.
Cet orgueil des pharisiens s'accompagne assez
naturellement de vaine gloire. Ils aiment faire osten-
tation devant les hommes de leurs aumônes, de leurs
prières, de leurs macérations. Matth., vi, 2, 5, 16.
A quoi Jésus oppose, ibid., 2, 3-4,0, 17-18, le pré-
cepte de faire le bien « dans le secret », de telle sorte
qu'il soit connu de Dieu seul. Ce n'est pas déprécier
les œuvres, c'est plutôt les consacrer, que d'inviter
à la pureté d'intention qui leur assure leur véritable
valeur.
Encore faut-il ne pas prendre le change sur leur
nature. Indépendamment de ces défauts de surface,
le plus grand tort des pharisiens consiste dans leur
formalisme. Attentifs aux observances légales, ils
négligent le service effectif de Dieu. Soucieux d'éviter
la moindre souillure rituelle, ils laissent subsister le
péché dans leur cœur. Ce n'est pas qu'ils ignorent la
Loi; mais, outre qu'ils la surchargent de leurs inter- .
prétations au point d'en faire un insupportable far-
deau, « ils disent mais ne font pas ». A rencontre de
cette hypocrisie, Jésus demande le culte « en esprit
et en vérité », Joa., iv, 23-24, c'est-à-dire la pratique
sincère des commandements et la fuite du péché.
Matth., xv, 1-20; xxm, 1-33.
« L'imperfection de la morale du judaïsme », telle
du moins que la comprenaient et la pratiquaient les
pharisiens, « tient à ce qu'elle est un catalogue de
préceptes et de prohibitions au lieu de créer dans
l'homme intérieur un cœur bon. C'est au dedans
du cœur des hommes qu'il faut mettre la lumière et
l'énergie. » P. Batiffol, op. cit., p. 114-115. Et c'est
ainsi que l'Évangile s'oppose au pharisaïsme sans
qu'on puisse alléguer contre l'usage des œuvres ce
qui est dit des abus qui en défigurent la pratique. Au
contraire, serait-il excessif d'induire que la censure
de ces défauts est une recommandation de la morale
dans la mesure même où elle vise à une rectification
de la moralité ?
2. Aspect positif : Rôle et valeur d s œuvres. ■ —
Aussi bien est-il à peine besoin de démontrer que la
religion du Christ se traduit par l'obligation d'un plus
strict assujettissement aux lois de l'ordre moral.
a) Données évangéliques — D'une part, en effet,
« l'Évangile ne répudie aucun des préceptes du déca-
logue : il les confirme, il les nuance, mais surtout il
en fait une loi intérieure ». P. Batiffol, op. cit., p. 113.
Il y ajoute, d'autre part, sa note spécifique sous
forme d'exigences plus hautes. « Le discours sur la
justice nouvelle, qui se lit dans le premier Évangile,
Matth., v, 20-48, est tout entier l'antithèse de ce que
la morale juive impose et de ce que Jésus réclame.
Il s'ouvre sur cette déclaration : « Si votre justice ne
l'emporte pas sur celle des scribes et des pharisiens,
vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Et
il se clôt par celle-ci : « Soyez donc parfaits, vous,
comme votre Père céleste est parfait. » Batiffol, op. cit.,
p. 116-117. Autant dire que l'Évangile n'est rien s'il
ne doit devenir une école de vie meilleure. Et cette
règle n'en est que plus exigeante dès là qu'on fait
intervenir l'amour. « Si vous m'aimez, gardez mes
commandements. » Joa., xiv, 15. Cf. xm, 13-15, 35;
xv, 8-17.
Cela étant, serait-il possible que cet effort fût dénué
de valeur? La question ne se pose même pas : d'em-
blée le Christ assure une récompense aux œuvres dont
il prêche la nécessité. En effet, la sanction des acte->
599 MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : MOYENS DU SALUT
G00
humains est en rapport immédiat et logique avec l'ins-
piration morale de leurs auteurs. Parce qu'ils obéis-
sent au désir de la vaine gloire, les pharisiens ont déjà
« reçu leur récompense ». Matth., vi, 2, 5, 16. Au
contraire, c'est Dieu même qui « rendra » aux fidèles
le bien qu'ils auront fait pour lui seul. Ibid., 1, 4,
6, 18.
. Une première rétribution a lieu dans la vie pré-
sente par l'effet propre du bien accompli. Dès les
Synoptiques, on trouve, sous forme concrète, quel-
ques indications du bonheur que l'œuvre sainte
entraîne nécessairement à sa suite. N'est-ce pas déjà
beaucoup que de se savoir les « fils de Dieu » en imi-
tant sa conduite, sans compter la joie de faire par là
glorifier son nom? Matth., v, 16 et 45. Le quatrième
Évangile surtout donne à ce mysticisme un déve-
loppement considérable en identifiant la vie éter-
nelle au service présent de Dieu et vice versa. Voir
Joa., vi, 57; x, 10; xiv, 15, 19-21; xv, 4-6; xvn, 3.
Cependant, dans un Évangile tout orienté vers les
perspectives de l'au-delà, il faut s'attendre à ce que
le bien prolonge ses effets bienfaisants jusque dans
l'éternité. Voilà pourquoi le chrétien est invité à se
faire « un trésor dans le ciel ». Matth., vi, 20. Cf. xix,
21 ; Marc, x, 21 ; Luc, xii, 33. Tandis que l'homme
aux aspirations terrestres cherche à obliger ceux qui
peuvent le lui rendre ici-bas, le disciple du Christ
fera du bien aux pauvres gens, qui sont incapables
d'user de retour, n'escomptant pas d'autre rétribu-
tion que celle qui aura lieu « à la résurrection des
justes ». Luc, xiv, 14. Les grandes épreuves assurent
a une récompense abondante dans le ciel », Matth.,
v, 12 ; mais les moindres bonnes actions auront
aussi la leur, ne fût-ce que le fait d'avoir donné un
verre d'eau fraîche à l'un des fidèles au nom de Jésus,
ibid., x, 42. Entre toutes, l'aumône a un prix tout
particulier : « Donnez et l'on vous donnera. » Luc,
vi, 38. Cf. xi, 41; xii, 33; xvi, 9. A plus forte raison
le renoncement total que propose l'Évangile : il
assure « le centuple » ici-bas et, par surcroît, « la vie
éternelle ». Matth., xix, 27-29. Par où l'appel aux
œuvres rejoint le thème déjà étudié, col. 595, des
conditions préparatoires au royaume.
En même temps que l'idée contenue dans ces
textes, il n'est pas inutile de remarquer le carac-
tère des termes qui servent à l'exprimer. Non seu-
lement la vigueur en égale la simplicité, mais ils sem-
blent choisis pour marquer, sous la forme la plus
étroite qui soit possible, la relation de l'œuvre à la
récompense. Dans saint Luc, xiv, 14, il est parlé de
« rétribution », àvTa7ro8o6y)asTaÊ coi, et celle que
Dieu réserve au bienfaiteur désintéressé des pauvres
est un acte du même ordre qu'aurait été le leur s'ils
avaient eu les moyens de l'accomplir : otl oùx ë/oueriv
àvTaTcoSoGvat aoi. Chez saint Matthieu, v, 12 et x,
42, et saint Luc, vi, 23, 35, il est question de « salaire »,
u.ta66ç. Pris dans toute leur rigueur, l'un et l'autre
de ces termes sembleraient indiquer un rapport de
stricte justice. Sans les presser jusque-là, on ne peut
méconnaître qu'ils énoncent de la manière la plus
ferme la valeur objective inhérente à nos œuvres et
qu'ils en font un véritable titre par rapport au
bonheur céleste. Le mérite est-il autre chose?
Au demeurant, cette économie de juste rétribution
n'est pas seulement un fait : elle intéresse les attri-
buts de Dieu. De même, en effet, que jadis pour Jahvé,
il est écrit du Fils de l'homme qu'il viendra « rendre
à chacun selon ses œuvres », à7ro8a>asi. éxâaTto xarà
tv)v TcpàÇiv aÙTO'j, Matth., xvi, 27. Principe qui se
retrouve ailleurs pratiquement inclus dans les sen-
tences du dernier jugement. Ibid., xxv, 34-36; cf.
Joa, v, 29. Rien n'est plus significatif, pour montrer
l'accord des deux alliances, que de retrouver dans
l'Évangile cette formule caractéristique de l'Ancien
Testament. Dans les deux cas, c'est la justice divine
qui apparaît au premier plan; mais, dans les deux
aussi, elle se manifeste par le respect du mérite
humain : les deux vérités vont toujours de pair dans
l'économie de la révélation.
b) Objections protestantes. — Pour échapper à cette
conclusion, il est classique, chez les protestants, de
distinguer entre salaire et récompense, celui-là seul
impliquant une sorte de dette qui supposerait un
mérite, tandis que celle-ci ne signifierait qu'un acte
libéral de l'amour divin. Un père peut promettre et
donner à son fils une récompense sans qu'il soit besoin
d'admettre que l'enfant ait sur elle un droit.
Cette distinction, derrière laquelle s'abritaient déjà
Mélanchthon, Loci communes, édit. de 1543, dans
Corpus Reform., t. xxi, col. 798-799, et Calvin, Inst.
chr., édit. de 1539, x, 77-80, dans Opéra omnia,
édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. i, col. 792-
796, se retrouve encore chez des théologiens modernes,
tels que A. Grétillat, Exposé de théologie systématique,
t. iv, p. 422, cf. t. m, p. 283-284, et H. Schultz, Der
sitlliche Begriff des Verdiemies, p. 14. « Si on la
prend dans son ensemble, écrit ce dernier, la concep-
tion de la vie qui émane de Jésus rend impossible
l'idée d'un rapport juridique entre Dieu et ses enfants.
Pour lui, la valeur de la conduite repose toujours sur
le fait qu'elle exprime une intention dirigée vers le
royaume des cieux. La récompense s'applique à la
personnalité qui se révèle dans l'œuvre, mais non pas
à l'action comme telle. »
Est-il besoin de dire que ce prétendu « rapport
juridique » de l'homme à Dieu est un mythe forgé
par l'esprit de controverse? L'objection atteindrait
en plein l'idée d'un mérite indépendant et qui s'im-
poserait, pour ainsi dire, à Dieu du dehors : elle
n'effleure même pas la conception catholique d'un
mérite dont Dieu est le premier auteur et qui ne vaut
qu'en vertu de ses promesses. De même, parler de
« la personnalité qui se révèle dans l'œuvre », c'est
réclamer cet élément moral qui seul donne à nos
œuvres leur prix, par opposition au formalisme phari-
sien qui ne regarderait qu'à la matérialité des actions.
Mais c'est aussi reconnaître indirectement que les
actes accomplis dans ces conditions — et tous les
chrétiens sont d'accord sur leur nécessité — portent
en eux-mêmes un principe réel de valeur dont la
récompense est la consécration.
11 n'est donc pas possible de se dérober devant cette
logique élémentaire qu'en promettant le ciel à nos
bonnes œuvres Jésus en affirmait implicitement la
dignité propre et, par voie de conséquence, le carac-
tère méritoire devant Dieu. Aussi bien l'enseigne-
ment indéniable de l'Évangile sur la récompense
des œuvres semble-t-il embarrasser les théologiens
protestants, si l'on en juge par les efforts qu'ils pro-
diguent périodiquement pour l'accorder avec les
principes de l'orthodoxie selon la Réforme. Voir la bi-
bliographie. N'est-ce pas dire par là-même que la doc-
trine catholique du mérite y trouve à bon droit son
point d'appui?
3. Appréciation subjective des oeuvres. — De ces.
principes qui commandent l'activité humaine au
regard de la grâce divine se dégage une pédagogie
pratique. Quelques traits supplémentaires de l'Évan-
gile en éclairent la direction, qui complètent l'ensei-
gnement de Jésus sur la valeur objective des œuvres
par l'indication précise de l'importance qu'il convient
à chacun de leur attribuer.
Contre la confiance excessive que les Juifs étaient
tentés de mettre dans les mérites de leurs pères, il
est certain que le Christ accentue le sens de l'indivi-
dualisme dans l'affaire de salut. « Aux veux de Dieu
601
MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL
602
I'fime individuelle est l'unité. Il faut rappeler la parole
de saint Jean Baptiste aux pharisiens et aux saddu-
céens : « N'essayez pas de dire en vous-mêmes : Nous
avons Abraham pour père » Matth., m, 9. Ni le sang
d'Abraham, ni la justice selon la loi, ne sauraient
plus rassurer l'homme sur ce qu'il doit à Dieu. »
P. Batiflol, op. cit., p. 113. C'est pourquoi Jésus pro-
clame l'indifférence de la famille, Matth., xn, 48-50,
du voisinage, Luc, xrn, 26-27, voire même des cha-
rismes, Matth., vu, 22-23. « Si vous êtes les fils d'A-
braham, faites donc les œuvres d'Abraham. » Joa.,
mii, 39. Une seule chose compte, qui est d'accomplir
la volonté de Dieu : c'est uniquement d'après ses
œuvres que chacun sera traité au dernier jour. Voir
Jugement, t. vm, col. 1752-1753. Ce qui n'exclut
d'ailleurs pas la média ion rédemptrice de Jésus,
Matth., xx, 28 et xxm, 28, ni son intervention
devant Dieu au profit de ceux qui l'auront dûment
confessé ici-bas. Matth., x, 32. Cf. ibid., xmii, 20;
Joa., xiv, 14; xv, 16; xvi, 23-24.
Dans ces perspectives d'une stricte responsabilité
personnelle on s'étonnerait de ne pas voir apparaître
le sentiment de notre indignité. Quelle que soit son
insistance à présenter Dieu sous un aspect paternel
et à nous suggérer, en conséquence, des dispositions
de fils à son endroit, dans la prière même où il nous
invite à le saluer comme « notre père qui est aux cieux »,
Jésus nous interdit d'oublier les « dettes » dont nous
avons toujours à solliciter la rémission. Matth., vi,
12. La parabole du maître et des serviteurs, ibid.,
xvrn, 23-35, suggère que nous devons nous tenir à
son égard pour des débiteurs insolvables et préparer
par la miséricorde à l'égard de nos frères celle dont
nous aurons nous-mêmes besoin.
En dehors même de la considération de nos fautes,
il n e faut pas perdre de vue ce que nous devons
à Dieu par le fait de notre dépendance. « Qui de vous,
s'il a un serviteur qui laboure ou garde les troupeaux,
lui dira quand il rentre des champs : Va vite te mettre
à table? Mais ne dira-t-il pas plutôt : Prépare-moi à
souper et ceins-toi pour me servir jusqu'à ce que j'aie
mangé et bu; après quoi tu mangeras et boiras toi-
même? Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur de
ce qu'il a exécuté ses ordres? De même vous, quand
vous avez fait tout ce qui vous est ordonné, dites :
Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait
ce que nous devions faire. » Luc, xvn, 7-10.
On aurait ici, d'après la théologie protestante, le
texte régulateur des relations entre l'homme et Dieu.
« Sentence classique » pour s'opposer « aux éternelles
prétentions du mercenaire », écrit A. Grétillat, op.
cit., t. iv, p. 385, après Calvin, Inst. chr., x,
51, col. 770. H. Schultz s'en prévaut également, loc.
cit., p. 15 : « Du moment que Jésus se plaît à pré-
senter le rapport de Dieu aux siens sous l'image du
maître et de ses serviteurs, la notion d'un salaire
et d'un mérite au sens strict est exclue par là même.
Un serviteur au sens de l'antiquité ne peut acquérir
aucun mérite... Le maître peut le récompenser; mais
ceci reste, au fond, un acte de son bon plaisir. »
A cette exégèse tendancieuse il suffit d'opposer le
sens littéral de la parabole. Elle s'appuie, observe
le P. Lagrange, sur les usages du temps en matière
de service, « que Jésus ne blâme ni n'approuve, et
qui servaient seulement de terme de comparaison ».
Tel étant le cadre, voici le sens de la partie narrative.
« Le maître sait bon gré à son serviteur de remplir
son office; mais il ne lui doit pas une reconnaissance
spéciale pour avoir accompli ses ordres. Il n'est pas
question du rapport des œuvres avec le salaire, encore
moins du mérite des œuvres. Le serviteur qui continue
son service la journée terminée n'est pas un salarié,
mais un esclave. Entre le maître et lui nul contrat. »
La partie morale doit s'entendre suivant la même
ligne. « Quoique les serviteurs ne représentent pas
les hommes, ni le maître Dieu à la façon d'une allé-
gorie, i ependant il est fait application des rapports
entre maître et serviteurs à ceux des hommes envers
Dieu... Le Sauveur ne refuse pas d'admettre qu'on
ait observé tous les commandements... Il ne dit pas
non plus que ce soit peu de chose, encore moins qu'on
demeure pécheur malgré cela. Il invite simplement
les Apôtres à s'établir dans des sentiments d'humi-
lité, exprimés par la formule : nous sommes des ser-
viteurs, à/peïoi, inutiles... Le mot ne doit pas être
analysé en toute rigueur, ni surtout comme un verdict
de la part de Dieu. Les serviteurs de la parabole
n'avaient point été inutiles dans la rigueur du terme;
mais ils devaient s'estimer inutiles, et, comme l'humi-
lité doit avoir un fondement réel, ce fondement est
indiqué : « nous avons fait ce que nous devons faire ».
On n'a point coutume de s'enfler pour cela... Voir ici
« le non-mélite des œuvres » (Godet) ou « l'infériorité
de la simple pratique des commandements » (Maldo-
nat), c'est introduire dans l'exégèse des précisions
théologiques étrangères au sujet. » Évangile selon
saint Luc, p. 455-457. Cf. Knabenbauer, Ev. sec.
Lucam, Paris, 1905, p. 487-489.
Ainsi la parabole et sa conclusion ne veulent être
qu'un correctif à l'orgueil humain. Loin de contredire
la doctrine du mérite affirmée par ailleurs, elles
apportent au principe dogmatique ce qu'on pourrait
appeler le complément d'un directoire moral. Il n'est
pas question de demander à l'Évangile une systéma-
tisation de tous points arrêtée : il suffit que la valeur
des œuvres humaines y soit reconnue et que, sous le
bénéfice de la grâce qui les environne de toutes parts,
elles soient néanmoins partout prises en considération
dans l'économie du salut individuel pour que la foi
de l'Église apparaisse en légitime continuité, non
seulement avec la lettre de l'enseignement de Jésus,
mais avec l'esprit qui en ressort.
III. Doctrine des Apôtres. — En présentant
l'Évangile au monde, les Apôtres étaient amenés à
le mettre en rapport avec l'activité humaine dont il
venait tendre toutes les énergies en vue du royaume
des cieux. Il s'agissait pour eux de justifier au regard
des juifs et des païens les droits de l'économie nou-
velle à laquelle ils entendaient soumettre leurs intel-
ligences, de consoler ou stimuler les chrétiens
au nom des espérances qu'autorisait leur foi. C'est
ainsi que, sans être nulle part traitée in extenso, la
question du mérite des œuvres revient souvent dans
leurs écrits et finit par y être touchée sous la plupart
de ses aspects.
1° Saint Paul. — Dans sa vie comme dans sa doc-
trine, le pharisien converti qui est devenu l'apôtre
saint Paul est, à n'en pas douter, le témoin par excel-
lence de la grâce divine. C'est à tel point que la
Réforme a toujours émis la prétention de mettre sous
son patronage ses thèses les plus paradoxales sur la
vanité des œuvres et la justification par la seule foi.
Pour écarter ces interprétations tendancieuses, il suf-
fit de rétablir l'équilibre de sa pensée en distinguant
les divers plans où elle se meut.
1. Avant la justification. — Une des originalités les
plus marquantes de saint Paul, et qui fait de lui le
docteur éminent du surnaturel, est la systématisation
qu'il esquisse pour la première fois de l'état de l'huma-
nité en regard de l'économie chrétienne. Deux afiirma-
tioi s complémentaires définissent sa position à cet
égard : impuissance de l'homme à se justifier, sou-
veraine gratuité de notre justification dans le Christ,
l'une et l'autre ayant pour commun résultat d'exclure
toute idée d'un mérite préparatoire à la justice et à
la foi qui en est le principe.
603
MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL
604
Le début de l'Épître aux Romains développe ex
professo cette vue synthétique de l'histoire religieuse.
Aux païens, qui avaient à leur disposition la loi natu-
relle, il reproche de n'en pas avoir tenu compte et de
s'être laissé choir dans la plus grossière immoralité.
i, 18-ir, 16. Favorisés des oracles divins, m, 3, les juifs
n'en ont pas mieux profité; car ils n'ont pas mis en
pratique la Loi qu'ils se glorifient de posséder, h,
17-ni, 8. Ainsi, non seulement les hommes n'arrivent
pas à se justifier par eux-mêmes, mais ils sont tous
gravement coupables, u, 9-23. « L'Écriture, comme
le dit ailleurs l'Apôtre, Gai., m, 22, a renfermé toutes
choses sous le péché, pour que la promesse qui vient
de la foi au Christ Jésus fût donnée à ceux qui
croient. » De cette égale indignité des deux groupes
humains il suit que leur justification est absolument
gratuite. Rom., .m, 24. « Nous sommes sauvés par
grâce au moyen de la foi, et non par nous-mêmes ;
car c'est un don de Dieu et qui ne vient pas de nos
œuvres, afin que personne ne se puisse glorifier. »
Eph., ii, 8-9; cf. Tit., m, 5. A quoi il faut joindre,
pour voir jusqu'où s'étend cette gratuité, ce que
saint Paul ajoute ailleurs sur le redoutable mystère
de la prédestination. Rom., vni, 29-30; ix, 11-17.
Ces principes étant posés pour tous les hommes en
général, saint Paul se plaît à insister sur le cas des
juifs, pour affirmer à leur adresse l'insuffisance des
œuvres purement légales. Rom., m, 20, 28; Gai.,
n, 16. Affirmations derrière lesquelles on devine une
polémique contre la conception qui réduirait le salut
à une sorte de marché. Rom., iv, 2-4. Plus que cela,
c'est la Loi elle-même qui devient pour ses adeptes une
occasion de mal faire, soit à cause de la multitude de
ses exigences, Gai., m, 10-12, soit parce qu'elle donne
la connaissance du précepte sans accorder la force
de l'accomplir. Rom., vu, 7-25. Voir Justification,
t. vin, col. 2049-2067.
On se méprendrait d'ailleurs à étendre immédia-
tement à tous les juifs ou à tous les païens la doctrine
de saint Paul sur le paganisme et le judaïsme comme
systèmes. L'Apôtre ne se place pas ici au point de
vue psychologique pour apprécier l'état réel des indi-
vidus, mais au point de vue dogmatique pour juger
la valeur des deux économies. « Dans le Christ Jésus,
la circoncision ne sert de rien et pas davantage le
prépuce, mais bien la foi qui opère par la charité. •
Gai., v, 6; cf. vi, 15.
Au contraire, quand il condamne les païens qui,
ayant connu Dieu, « ne l'ont pas honoré comme tel »,
Rom., i, 21, quand il les blâme de n'avoir pas suivi
les indications de leur conscience au sujet des crimes
dont ils se rendent coupables, ibid., 32, ce qu'il leur
reproche, au fond, n'est-ce pas l'absence d'oeuvres?
Dans la suite, ibid., n, 7, 13-14, 26, il envisage sans y
contredire l'hypothèse d'un gentil qui observe les
préceptes de la loi naturelle.
Il semble tout d'abord plus sévère pour les juifs, qui
mettent leur confiance dans les « œuvres de la Loi »
et, par là, s'obstinent à poursuivre une justice propre
qui leur fait tourner le dos à la justice de Dieu. Rom.,
x, 3; cf. ix, 30. Mais ceci encore ne vise que l'abus de
quelques-uns, voir Lagrange, Épître aux Romains,
Paris, 1916, p. 253, celui que l'Apôtre avait carac-
térisé plus haut, iv, 4, comme la prétention d'ac-
quérir devant Dieu un titre secundum debilum, et
n'interdit pas de supposer que certains puissent pra-
tiquer avec profit une Loi bien comprise. Alors la
circoncision sert à quelque chose, n, 25 : c'est la cir-
concision du cœur qui fait le véritable juif, celui « qui
ne se montre pas » au dehors et « qui tient sa louange
non des hommes mais de Dieu ». L'Apôtre eût-il pu
tenir ce langage si cet idéal représentait une impossi-
bilité?
Dans ces systèmes impuissants il peut donc y avoir
place pour des vertus individuelles. En les suppo-
sant réalisées, quelle en serait la valeur au regard de
l'accession à la foi chrétienne qui est le seul principe
efficace du salut? Saint Paul ne semble pas s'être posé
la question. Attentif à souligner de préférence la
grâce de Dieu, il se plaît à rappeler aux convertis la
déchéance morale dont la profession de l'Évangile les
a retirés. I Cor., vi, 11 ; Eph , n, 3-4, 8; Col., i, 13. Mais
ceci ne dépasse pas la simple constatation d'un fait.
Du moment que les bonnes œuvres sont possibles
pour les non-chrétiens, elles ne peuvent pas ne pas
avoir leur prix. L'Apôtre reconnaît que le vrai juif
est agréable à Dieu, oî ô £7ta'.voç... éx toû ©eoù,
Rom., n, 30, qu'il peut, et tout autant le païen, obte-
nir « gloire et honneur et paix » au jugement divin,
ibid., 10, c'est-à-dire, en sommei atteindre le salut.
Il n'est donc pas contraire à sa pensée d'admettre
que la gratuité de la justification n'est pas incom-
patible avec une certaine préparation de leur côté.
Aussi bien voit-on ailleurs, Act., xvn, 23-24, que le
même saint Paul ne craint pas de s'appuyer sur la
religiosité des Athéniens pour leur annoncer le Dieu
qu'ils honorent sans le connaître. N'est-ce pas laisser
entendre que cette bonne volonté, quelque confuse
qu'elle soit, les met néanmoins sur le chemin de la
vérité? Plus nettement, les prières et aumônes du cen-
turion Corneille sont mises en rapport direct avec sa
conversion. Act., x, 1-4, 31, 35. Autant il serait
excessif de chercher là un mérite proprement dit,
autant ne faut-il pas négliger l'indication qui s'en
dégage. Ces touches concrètes achèvent de préciser
ce que saint Paul laissait tout au moins entrevoir
du rôle et de l'efficacité relative des œuvres pour
acheminer les âmes à la grâce de la foi.
2. Après la justification. — En regard du triste
tableau de ce qu'est l'humanité sans le Christ, saint
Paul dessine en traits éclatants celui des effets qu'y
développe l'action puissante de son esprit. Ce n'est
pas ici le lieu de montrer que l'Apôtre conçoit la grâce
comme une régénération intérieure de l'âme, voir
Justification, t. vin, col. 2067-2075 ; il suffit de mar-
quer les conséquences qui en découlent sur l'impor-
tance et le mérite des œuvres.
Rien n'est plus notoire que l'insistance de saint
Paul à réclamer du chrétien une conduite conforme à
sa foi. La vie morale est pour lui profondément enra-
cinée dans le dogme. C'est parce que l'âme justifiée
possède en elle l'esprit de Dieu qu'elle doit montrer
au dehors les œuvres qui en sont le « fruit ». Gai., v,
22. Ensevelis avec le Christ par le baptême, nous
devons ressusciter avec lui et « marcher dans une vie
nouvelle ». Rom., vi, 4; cf. vu, 12-14. Le grand
malheur pour nous serait de « recevoir la grâce de
Dieu en vain ». II Cor., vi, 1.
En faisant de nous les « fils de Dieu », Rom., vm,
14, ces œuvres saintes nous font également ses « héri-
tiers » et les « cohéritiers du Christ ». Ibid., 17. Saint
Paul glisse sans transition de cette réalité présente
à cette espérance future. « Affranchis du péché, deve-
nus les esclaves de Dieu, vous possédez le fruit que
vous en retirez pour la sainteté, et la fin est la vie
éternel e. Car la solde du péché est la mort, tandis que
le don de Dieu est la vie éternelle. » Rom., vi, 22-23.
Il y a donc continuité de nos œuvres à leur sanction
dans l'au-delà. Ce dernier texte indique pourtant
une nuance, depuis longtemps remarquée, entre la
sanction du bien et celle du mal. En effet, l'Apôtre
y parle de « solde », -rà ô^covia, uniquement à propos
de la mort, tandis que la vie éternelle y est qualifiée
de « don gracieux », tô '/âpia^a toû ôeoû. « Le chan-
gement de tournure est voulu, observe à ce sujet
le P. Lagrange, op. cit., p. 158, et a été noté par saint
605
MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL
606
Augustin. » Il l'était même déjà par Origène. Voir plus
bas, col. 627 et 650. « Les protestants en concluent
que Paul exclut le mérite. Mais les mérites dont
parlent les catholiques sont des mérites acquis sous
l'influence de la grâce. » C'est dire que, si ce passage
invite à ne pas oublier ce qu'il y a de gratuit dans le
don de la vie éternelle, il n'empêche pas de reconnaître,
à condition qu'il soit constant par ailleurs, le carac-
tère méritoire de nos œuvres à son endroit.
Or il n'est pas douteux qu'il n'y ait corrélation,
aux yeux de l'Apôtre, entre notre vie d'ici-bas et
nos destinées futures. Il en est ainsi déjà pour le
Christ, qui fut couronné de gloire à cause de son
sacrifice. Pliil., n, 8-9. De même en sera-t-il pour nous :
■ Ce que l'homme aura semé, il le moissonnera. »
Et cette règle vaut pour la « vie éternelle », tout
autant que pour la « corruption ». Gai., vi, 7-8;
cf. Rom., vni, 13. Aussi bien ailleurs, et cela dans
un contexte nettement eschatologique, saint Paul
parle-t-il expressément de « récompense », u,ic66ç,
I Cor., m, 8,1-1, le même mot qu'il écartait, Rom., iv,
4, à propos des œuvres qui précèdent la justification.
Mais est-il besoin de noter que, si l'idée de récom-
pense n'exclut pas du tout la bonté chez celui qui
l'accorde, elle implique nécessairement un certain
titre chez celui qui la reçoit?
Cette valeur objective de nos actes est, du reste,
formellement rattachée par saint Paul à l'attribut
divin de justice. Il faut se souvenir, en effet, qu'un
jour doit se manifester « le juste juger de Dieu »,
Sixaioxp'.aîa toù ©eoû, qui « rendra à chacun selon
ses œuvres », ànoSûosi. éy.àaTtp xaxà Ta ëpya «ùtoû.
Et ceci comporte la double alternative de « la vie
éternelle à ceux qui se livrent avec persévérance aux
bonnes œuvres » et de la colère à ceux « qui, indo-
ciles à la vérité, sont dociles à l'injustice ». Rom., ri,
5-8; cf. II Cor., v, 10; xi, 15; II Tim., iv, 14. « C'est,
note Je P. Lagrange, op cit., p. 45, le principe fonda-
mental de la sanction morale, dans le Nouveau Tes-
tament comme dans l'Ancien. » Et c'est aussi, par le
fait même, la consécration du mérite qui en fait la
base. Cf. I Cor., iv, 5, où il est dit à propos du der-
nier jour : T6ts ô zizolivoç... éxâaTCp ùtzo toû 0eoû.
A propos de ce «juste jugement de Dieu », l'Apôtre
énonce encore la même loi dans IIThess.,i,5-7: «...Dieu
veut vous rendre dignes de ce royaume pour lequel
vous souffrez, sic tô xa-a^ioj67)va'. ûfiàç -rrjç paaiXeîxç.
Car il est juste aux yeux de Dieu de renvoyer l'afflic-
tion, àvTaTToSo'jvai., à ceux qui vous affligent et de
vous accorder à vous, les affligés, le repos avec nous. »
« Dieu, expose fort bien F. Prat, La théologie de saint
Paul, Paris, 10° édition, 1925, p. 456, nous ménage
l'épreuve pour nous rendre dignes de la couronne;
en l'accordant, il fait acte de justice; il exerce un
jugement aussi juste qu'en la refusant aux impies;
des deux côtés, il y a rétribution. On ne saurait dire
plus clairement que le royaume de Dieu se con-
quiert, se gagne, se mérite. Certes, on travestirait
la pensée de Paul en supposant que le mérite, tout
réel, tout personnel qu'il est, puisse être le fait de
nos seuls efforts. C'est Dieu qui, après nous avoir mis
en main le pouvoir de mériter, nous excite et nous
aide à en faire usage... Il n'en est pas moins vrai que
le mérite est nôtre et nous crée un droit véritable
auprès de Dieu. »
C'est pourquoi le céleste « héritage » reçoit ailleurs,
Col., m, 21, le nom même de « rétribution »: EîSôteç
''-'. y.-b toû xuptou à— o>.r(ys<j6s tt)v àvTa7r6Soai.v
t?;; JcX7]povo|iiaç. « Visiblement, conclut avec raison
II. Schultz, loc. cit., p. 13, Paul n'a ressenti aucune
difficulté dans ces conceptions qui pour les réfor-
mateurs, dans leur systématisation de la pensée pau-
linienne. sont devenues difficilement assimilables. »
On peut même entrevoir qu'il y a une certaine
proportion entre nos œuvres et les degrés de la récom-
pense. Car la gloire qui attend les hommes à la résur-
rection est inégale, I Cor., xv, 41-42, et cette inégalité
ne saurait avoir d'autre cause que le travail ou la
générosité de chacun. Ibid., m, 8; II Cor., ix, 6;
Eph., vi, 8. Il reste, au demeurant, qu'on ne saurait
établir de commune mesure entre nos humbles efforts
et la gloire qui en est le terme, soit à cause de la trans-
cendance propre à celle-ci, I Cor., n, 9, soit parce que
nos épreuves momentanées d'ici-bas ne sont rien en
comparaison d'une béatitude sans fin. Rom., vin,
18; II Cor., iv, 17-18. Et par là s'accuse encore ce
qu'il y a de grâce jusque dans la récompense que nous
sommes admis à mériter.
De ces principes découle une pédagogie spirituelle,
dont saint Paul esquisse çà et là les grandes lignes.
Parce que le salut est entre nos mains, nous devons
« abonder en toute œuvre bonne », II Cor., ix, 8,
cf. Gai., vi, 9, avec la ferme assurance que « notre
effort n'est pas vain dans le Seigneur ». I Cor., xv,
58. Mais aussi, parce qu'il est entièrement subordonné
à la grâce, ce n'est pas en nous-mêmes, mais en Dieu
qu'il convient de nous glorifier. I Cor., i, 31; II Cor.,
x, 17-18; cf. Rom., xi, 17-24. Et parce que nous
sommes des êtres fragiles, il y a toujours lieu pour
nous de travailler « avec crainte et tremblement ».
Phil., ii, 12. C'est entre ces deux pôles également cer-
tains de sa foi que l'âme chrétienne doit se tenir,
sans que la confiance en Dieu doive lui faire mécon-
naître sa propre responsabilité et, réciproquement,
sans que celle-ci puisse lui faire perdre de vue celle-là.
3. Exemple personnel de l'Apôtre. — ■ Ces divers
aspects théoriques du mérite des œuvres se reflètent
dans l'âme de saint Paul. L'Apôtre s'est assez sou-
vent et ' assez vivement dépeint au cours de ses épîtres
pour offrir, si l'on peut ainsi dire, le type du chrétien
dans la variété de ses sentiments à l'égard de Dieu.
Nul n'a reconnu avec plus de force et d'émotion
reconnaissante la part de Dieu à l'origine de sa voca-
tion, Gai., i, 15, et de sa persévérance. II Cor., xn, 9.
Mais, s'il doit tout à la grâce, il sait également qu'elle
n'est pas demeurée stérile en lui et qu'il a « travaillé
plus abondamment que personne ». I Cor., xv, 10.
C'est pourquoi il ne craint pas, lui aussi, de « se glo-
rifier un petit peu » et d'énumérer avec une noble
fierté les labeurs, les traverses, les joies et les fruits
de son apostolat. II Cor., xi, 16-xn, 10; cf. vi, 4-10.
Longue apologie dont il s'excuse sans pour cela y
renoncer, et dont l'accent spirituel rappelle celui du
psalmiste qui célèbre ses œuvres pour plaider son
innocence. Voir plus haut, col. 588. Ici encore le
sentiment de la grâce et l'humilité qu'elle inspire
n'empêche pas le légitime témoignage que la bonne
conscience se rend à elle-même.
De ses œuvres l'Apôtre recueille tout d'abord,
avec la satisfaction de remplir dignement son minis-
tère et d'en constater les résultats, I Cor., ix, 18;
Rom., xv, 16-19; II Cor., vu, 4; xn, 12, le bonheur
de se sentir uni au Christ d'un incomparable et indis-
soluble amour, Rom., vin, 35-39, d'être à lui à la
vie et à la mort. Ibid., xiv, 8; cf. I Thess., v, 10.
Mais, comme l'athlète dans le stade, I Cor., ix, 24-
27, il est aussi soutenu par l'espoir de la « couronne
incorruptible » qu'il attend pour prix de ses efforts
et il écarte, ibid., xv, 32, la pensée que ceux-ci aient
pu être inutiles en vue de l'éternité. « Personne, en
effet, n'est couronné sans avoir régulièrement com-
battu », II Tim., n, 5; mais, « si nous sommes morts
(avec le Christ), nous vivrons avec lui et, si nous
participons à ses souffrances, nous aurons aussi part
à son règne ». Ibid., 11-12.
C'est pourquoi, en voyant approcher l'heure de sa
(307
MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT JACQUES
608
mort, saint Paul aime s'entretenir dans cette espé-
rance, II Tim.,iv, 7-8 : « J'ai combattu le bon combat,
j'ai tel miné ma couise, j'ai conservé la loi. Il me reste
à recevoir la couronne de justice que me décernera
en ce jour-là le Seigneur, le juste juge, et non seule-
ment à moi, mais à tous ceux qui ont aimé son avène-
ment. » L'expiession « couronne de justice », 6 tyjç
8ixaioaùv/jç aTscpavoç, est sans doute une tournure
hébraïque pour dire que cette couronne est justement
méritée. En tout cas, elle est associée à l'idée du « juste
juge » et attendue comme une rétribution de sa part,
ôv à7Tf.Sc>oei u,oi... ô S.xcaoç xpifrçç.
Quand bien même l'Apôtre ne le dirait pas expres-
sément, chaque croyant fidèle aux obligations de sa
foi aurait le droit de professer une semblable assu-
rance. De même que l'enseignement de saint Paul
montre comment la notion du mérite humain entre
sans la fausser dans l'économie dogmatique du chris-
tianisme, son exemple en autorise et règle l'usage dans
la vie pratique du chrétien.
2° Saint Jacques. — Longtemps il fut à la mode,
chez les théologiens protestants, de mettre en oppo-
sition saint Paul et saint Jacques sur la place qui
revient aux œuvres dans le système du salut. Cette
antithèse classique est d'ailleurs de plus en plus aban-
donnée par les défenseurs de l'orthodoxie selon la
Réforme, qui ne craignent plus aujourd'hui de recon-
naître l'accord substantiel des deux Apôtres. Voir
Justification, t. vin, col. 2204-2206. Aussi bien est-
il évident que la différence indéniable de leur langage
ne tient pas à une divergence de fond, mais à la diver-
sité de leurs points de vue respectifs.
1. Rôle des œuvres. — Tandis que saint Paul est un
spéculatif qui se penche volontiers sur le mystère des
voies divines en matière de justification, un polémiste
aussi qui veut rabattre les prétentions des juifs aussi
bien que des Gentils, saint Jacques est un simple
pasteur d'âmes, qui s'adresse en moraliste à des chré-
tiens pour leur apprendre ou rappeler leurs devoirs.
Voir Jacques (Saint), t. vin, col. 269-270.
Ce point de vue moral s'accuse dès les premières
lignes de l'épître et ne se dément pas un instant dans
la suite. Il est d'ailleurs impossible de saisir le moindre
essai d'ordre logique dans la succession de ses thèmes;
mais on ne peut pas se méprendre sur leur caractère
exclusivement pratique. L'auteur expose tout d'abord
la vertu bienfaisante de l'épreuve, i, 2-18, puis la
nécessité de conformer sa vie à la parole entendue,
19-27. D'où il passe à la « loi royale » de la fraternité
sans « acception de personnes », n, 1-13, à l'obliga-
tion de réfréner sa langue, ni, 2-12, de pratiquer la
concorde et la charité, m, 13-iv, 7, aux devoirs spé-
ciaux des riches, v, 1-11.
Dans la trame un peu lâche de cette parénèse,
exactement entre le développement sur la fraternité
chrétienne et celui qui roule sur le gouvernement
de la langue, vient s'insérer le passage célèbre, n,
14-20, sur la foi et les œuvres. La nécessité des œuvres
ressortait déjà du chapitre premier, où l'auteur exhorte
ses lecteurs à ne pas écouter seulement la parole de
Dieu mais à la mettre en pratique, i, 22, et ramène la
vraie religion à la pureté de la conscience et à la
miséricorde envers les affligés, i, 27. Il y revient ici
avec une plus grande insistance pour en marquer le
rôle par rapport à la justification. « Que servirait -il,
mes frères, si quelqu'un prétend avoir la foi sans
avoir les œuvres? La foi le pourra-t-elle sauver? »
Telle est la thèse fondamentale de l'Apôtre, n, 14, qu'il
établit d'abord sur la raison, n, 15-19 : la foi sans les
œuvres est une « foi morte », au lieu que la présence
des œuvres traduit celle de la foi; puis sur l'Écriture,
n, 20-26 : Abraham ne fut justifié que pour avoir
consenti au sacrifice d'Isaac et la courtisane
Rahab le fut aussi pour sa charité envers les messagers
d'Israël.
La justification dont parle ici saint Jacques n'est
pas la même dont traite saint Paul. Celui-ci se
précoccupe de la genèse de la foi; celui-là de son
utilisation et des conditions nécessaires pour obtenir,
à la fin de la vie, miséricorde devant Dieu. La diffé-
rence manifeste de leur objectif interdit d'admettre
entre les deux apôties la moindre contradiction. Voir
Jacques, t. vin, col. 279-281, et Justification,
col. 2075-2076. Tout ce qu'on peut raisonnablement
conclure, c'est quesaint Jacques, conformément à son
but pratique, insiste sur l'obligation de traduire sa
foi en actes et, parmi les différents aspects du chris-
tianisme, s'attache de préférence à son aspect moraf.
2. Valeur des œuvres. — Déjà cette recommanda-
tion des œuvres morales en indique, en gros, la valeur.
Elles donnent le moyen de « se sauver », n, 14 : par
elles on devient « ami de Dieu », n, 23 ; comme
Abraham et Rahab, on est « justifié ». n, 21, 23-25.
Ailleurs on voit que celui qui travaille à la conversion
d'un pécheur couvrira par cet acte de miséricorde « la
multitude de ses péchés ». v, 20.
Ces divers biens représentent dès maintenant une
réalité : celui qui s'adonne aux œuvres trouve déjà
son bonheur dans son action même, i, 25. Mais, par
delà cette vie passagère, l'Apôtre porte aussi et
surtout son regard sur l'avènement du Seigneur qui
approche, v, 7-8. C'est évidemment en vue de ce juge-
ment divin que les œuvres ont, à ses yeux, tellement
d'importance. « Elles nous y vaudront la couronne
de vie promise par Dieu à ceux qui l'aiment. » i, 12;
cf. n, 5.
Saint Jacques dit «couronne de vie», tôv aTéçavov
ttjç Çaiîjç, exactement comme saint Paul disait
« couronne de justice ». Voir plus haut, col. 607. Plus
nettement que celui-ci, il précise que cette « couronne »
est subordonnée à la promesse divine. Mais, pour l'un
et l'autre, comment serait-elle une récompense s'il
n'y avait pas de notre part quelque chose pour la
mériter?
3. Conditions des œuvres. — Non seulement saint
Jacques recommande les œuvres, mais il indique çà
et là en quelques mots les conditions qu'elles suppo-
sent. Ces traits fugitifs achèvent de fixer sa position
par rapport au mérite humain.
Évidemment la part principale et déterminante
revient ici à notre bonne volonté. Il n'est pas besoin
d'insister sur ce pragmatisme moral de saint
Jacques, puisqu'il constitue l'âme de tout son ensei-
gnement. A la suite du Maître, Matth., vn, 21, ce qu'il
se préoccupe surtout d'obtenir, ce sont des réalisa-
tions, yi\izcOs TcoirjTod Xoyou. i, 22. Mais cet effort
spirituel ne va pas sans le secours de Dieu. Dès ie
début, il invite ses lecteurs qui ont besoin de la sagesse
à se tourner vers Dieu par la prière, i, 5. Car la vraie
sagesse, comme il l'indique plus loin, in, 17, « vient
d'en haut». D'une manière générale, c'est du Père des
lumières que descend tout don parfait, i, 17. Et c'est
ainsi que l'action dont saint Jacques se fait énergique-
ment le prédicateur est, en définitive, à base de
grâce. Sans compter qu'il ne nous laisse pas le droit
d'oublier l'abondance et la persistance de nos man-
quements, ni, 2.
De ces deux facteurs présents à son esprit il n'en
est pas moins certain que l'Apôtre souligne plutôt
le premier. « Approchez-vous de Dieu, s'écrie-t-il à
la manière des anciens prophètes, et il s'approchera
de vous. Purifiez vos mains, pécheurs... Humiliez-
vous et il vous élèvera ». iv, 8-10. Ce qui ne veut pas
dire qu'il attribue à l'homme l'initiative de son salut,
mais uniquement qu'il insiste sur l'effort personnel
qu'il s'agit d'obtenir. Ailleurs il apparaît suffisamment
609
MÉRITE, DERNIERS ECRITS DU NOUVEAU TESTAMENT
610
que tout ce qu'il y a de bon chez nous est un don de
Dieu. Par où le moralisme de saint Jacques se trouve
rejoindre le mysticisme de saint Paul.
3 Autres témoins de l'Église apostolique. ■ — Chez les
derniers écrivains du Nouveau Testament, le mérite
des œuvres tient une place encore plus épisodique.
Mais on relève aisément les mêmes tendances fonda-
mentales à travers ce que leurs écrits peuvent çà et
là fournir d'indications.
1. Épître aux Hébreux. — Si elle se distingue des
autres lettres de saint Paul par les procédés litté-
raires, l'Épître aux Hébreux n'en diffère aucune-
ment par la doctrine.
A l'impuissance et à la caducité du judaïsme le but
principal de l'auteur est d'opposer le salut qui vient
du Christ. Pour s'en approprier le bienfait, il demande
la foi, dont les derniers chapitres affirment l'impor-
tance et décrivent le rôle. Mais cette foi doit être
féconde : sans traiter expressément de la justification,
l'écrivain complète son exposé dogmatique par des
exhortations morales, où la part de l'action humaine
trouve tout naturellement sa place. « Excitons-nous
les uns les autres, dit-il, x, 24, à une émulation de
charité et de bonnes œuvres. » Cf. xn, 28; xm, 15.
Ces bonnes œuvres sont efficaces pour le salut. A
la différence des sacrifices périmés de l'ancienne Loi,
t ce sont de telles victimes qui sont agréables à Dieu ».
xm, 16. C'est pourquoi elles nous obtiennent ses béné-
dictions. A ces chrétiens qui avaient déjà connu
J'épreuve ou compati à la persécution de leurs frères
l'auteur dit par manière d'encouragement : « Ne per-
dez pas votre confiance, qui vous assure une grande
rémunération », tyzi \Lz^txki]^ jxia6aTroSoaiav. x, 35;
cf. xi, 26. On remarquera ce terme intraduisible
u.ia6areoSoa[a, qui suggère avec tant d'énergie l'idée
de salaire compensateur. En regard, il avait parlé un
peu plus haut, x, 29, du châtiment mérité par ceux qui
auront méprisé le Fils de Dieu, yeipovoç à^twGrjaeTat
■U[x«ptaç ô tov ulôv toù 0eoô xaTa7taT7Jaaç.
De part et d'autre, c'est la même loi de rétribution
qui s'accuse. Et il est à peine besoin de noter que
l'exercice en est tout entier conçu en fonction des fins
dernières. Cf. xi, 35.
Non qu'il faille oublier la part primordiale de Dieu
à la source de nos actes. L'Épître se clôt par cette
bénédiction d'accent tout paulinien, xm, 20-21 : « Que
le Dieu de paix... vous dispose à toute œuvre bonne
pour accomplir sa volonté et fasse en vous ce qui lui
plaît par Jésus-Christ », Tcotwv èv "riu,ïv tÔ eùâpeaxov
êv<t>7Uov a'jTOÛ. Mais, cette prémisse étant supposée,
nos œuvres ont une valeur telle que la justice divine
elle-même est intéressée à la reconnaître. Les chré-
tiens sont autorisés à compter sur la récompense.
« Car, ajoute l'auteur inspiré, vi, 10, Dieu n'est pas
injuste au point d'oublier votre œuvre et l'amour que
vous avez montré pour son nom, en ayant servi et
servant encore les saints. »
2. É pitres de saint Pierre. — Au cours de ses deux
épîtres, saint Pierre a plus d'une fois l'occasion de
revenir sur les œuvres.
L'Apôtre en fonde tout d'abord la nécessité sur la
sainteté du Dieu que les chrétiens ont reçu la grâce
de servir, et il leur applique au sens réel, I Petr., i,
15-16, la prescription de Jahvé qui présidait aux rites
de l'ancienne Loi : « Soyez saints, parce que moi je
suis saint. » Lev., xi, 44; xix, 2; xx, 7. Cette raison
morale se complète d'une raison mystique, quand on
songe au lien qui existe entre le Christ et les fidèles.
Élevés par lui à une sorte de dignité sacerdotale, ils
doivent, en conséquence, avoir à cœur d' « offrir des
victimes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus-
Christ ». I Petr., il, 5. A quoi s'ajoute un motif apo-
logétique : la bonne conduite des croyants doit être
DICT. DE THÉOI.. CATH.
assez patente et assez incontestable pour fermer la
bouche à leurs détracteurs. Ibid., n, 11-12; m, 16.
Est-il besoin de dire que ces œuvres ne sont pas
perdues? » Si elles existent chez vous, enseigne l'Apô-
tre, II Petr., i, 8, elles ne vous laisseront pas inactifs
ni stériles pour la connaissance de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. » Ce que le contexte invite à entendre
de sa suprême manifestation eschatologique. Elles
sont, en effet, la condition pour entrer « dans l'héri-
tage incorruptible, sans tache et inaltérable, qui nous
est réservé dans les cieux ». I Petr., i, 4. Aux pres-
bytres qui auront dignement rempli leur ministère
l'Apôtre promet, ibid., v, 4, «la couronne indéfectible
de gloire », tov àfxapâvxivov ttjç So^ç axéepavov.
C'est évidemment la même récompense qui s'applique
au commun des fidèles. Ainsi que dans saint Jacques,
v, 20, l'aumône a la vertu spéciale, I Petr., iv, 8, de
« couvrir une multitude de péchés ».
Cette économie n'est d'ailleurs pas arbitraire : elle
est liée à la foi en la justice de Dieu qui, suivant la
formule classique, < juge suivant l'œuvre de chacun »,
TOv...xptvovTa xaxà tô éxocoroo ëpyov, i, 17; cf. iv, 5,
où l'on voit que les pécheurs auront à « rendre leurs
comptes », et II Petr., i, 12, où ils reçoivent « le salaire
de leur iniquité », xofi.iouu.evoi. (iioGôv àStxiaç. Sans
nul doute la récompense qui attend les justes, ibid.,
m, 13-14, doit être comprise dans le même sens, sinon
avec la même rigueur.
Aussi l'Apôtre de conclure, II Petr., i, 10-11 :
« Hâtez-vous d'affermir votre vocation et votre élec-
tion. » En ajoutant ici : per bona opéra, la Vulgate
ne fait que résumer le contexte qui précède immédia-
tement, ibid., 5, où il est question de joindre à la foi
la vertu. « C'est ainsi, en effet, que vous sera large^
ment départie l'entrée dans le royaume éternel de
Notre-Sëigneur et Sauveur Jésus-Christ. »
3. Écrits johanniques. ■ — Obligé de reconnaître que
«le postulat d'après lequel les œuvres de l'homme ont
leur récompense est tout à fait général » dans le Nou-
veau Testament, H. Schultz, Der sittliche Begriff des
Verdienstes, p. 13-14, croit du moins pouvoir en
excepter le « cercle johannique ». Non qu'il n'ait été,
lui aussi, « tout au moins effleuré » par cette concep-
tion ; mais elle était, au fond, incompatible avec ses
principes. Ici, en effet, « la foi donne déjà la vie éter-
nelle comme possession et comme espérance ». Dès
lors, « ce que les chrétiens obtiennent n'est pas un
salaire..., mais la confiance filiale en l'amour du père,
qui n'est pas séparable de leur qualité de fils ».
Tel est bien le trait dominant de la doctrine johan-
nique; mais on se gardera pour autant de transfor-
mer en opposition ce qui n'est qu'une nuance dans la
présentation de la commune foi.
a) Apocalypse. — Il faut, en tout cas, mettre dans un
rang à part l'Apocalypse, où l'idée de rétribution
s'afrirme plus que partout ailleurs.
Écrivant pour des chrétiens persécutés, le voyant
est amené à leur remettre sous les yeux les compen-
sations que leur réserve la justice divine. Dieu est
pour lui essentiellement celui qui « scrute les reins et
les cœurs », qui « rend à chacun selon ses œuvres »,
n,23. S'il va venir bientôt, c'est en justicier, ô |Aia06ç
(jtou (!£-[•' èu.oû. xxii, 12. Et ce principe ne vaut pas
seulement pour la « bête » cruelle qui s'est enivrée
du sang des saints et devra payer au double tout le
mal qu'elle a fait, xvm, 5-6 : il s'applique également
aux justes, qui attendent de Dieu le « salaire » de leur
fidélité, T)X6ev ... ô xoapôç ... Soûvai t6v (ziaGôv toïç
SoùXoiç aou. xi, 18.
Cette espérance ne sera point déçue. A l'ange de
l'Église de Smyrne, comme prix de sa persévérance,
Dieu assure « la couronne de vie », n, 10, et les autres
Églises reçoivent de semblables promesses, n, 17;
X. — 20
611
MÉRITE, SYNTHÈSE DE LA DOCTRINE SCR I PTUR AIRE
G12
m. 5, il, 21; cf. xxi, 17. Dès maintenant, ces morts
sont « heureux », parce qu' « ils se reposent de leurs
fatigues », et la raison en est que « leurs œuvres les
suivent ». xiv, 13. Aussi l'auteur dit-il des saints de
Sardes qu'ils sont « dignes », à^ioi, de la gloire éter-
nelle, m, 4, comme plus loin, xvi, G, des persécuteurs
qu'ils sont « dignes » de boire du sang puisqu'ils en
ont versé. Manifestement le mérite de l'homme est
ici tellement bien affirmé qu'il y manque seulement le
mot.
b) Épîtres de saint Jean. - Conformément au ton
du quatrième Évangile, c'est, au contraire, le mysti-
cisme qui déborde des épîtres johanniques.
Le but de la vie chrétienne est ici d'entrer en union,
y.oivcovîa, avec le Père et son Fils Jésus-Christ. I Joa.,
i, 3. « Rester avec le Père et le Fils », c'est le suprême
bonheur que Dieira promis aux siens, et « cette pro-
messe qu'il nous a faite, c'est la vie éternelle ». Ibid.,
il, 24-25. Or la foi anticipe déjà cette récompense.
« Celui qui a le Fils a la vie; celui qui n'a pas le Fils
de Dieu n'a pas la vie. Je vous ai écrit cela pour que
vous croyiez au nom du Fils de Dieu. » Ibid, v., 12-13;
cf. 20-21.
Mais, au lieu de s'opposer au souci de la morale, ce
mysticisme l'entraîne comme conséquence. Parce que
Dieu est lumière, nous devons, nous aussi, fuir les
œuvres de ténèbres. I Joa., i, 5-7; cf., ii, 11. Dieu se
révèle dans le Christ : celui qui prétend le connaître
doit observer les commandements de celui-ci, marcher
comme il a marché lui-même. En un mot, le moyen de
montrer qu'on a la véritable charité de Dieu, c'est de
suivre sa parole. Ibid., n, 4-6. Or à l'amour de Dieu
l'amour du prochain est étroitement connexe. Par
conséquent, <■ celui qui n'est pas juste n'est pas de
Dieu, et pas davantage celui qui n'aime pas son frère ».
Ibid., m, 10 ; cf., iv, 7-8, 21 ; II Joa., 6.
Fruits et preuves de la vie divine en nous, ces
œuvres morales dont la charité est le principe nous
assurent la possession de Dieu. Tandis que « le monde
passe..., celui qui fait la volonté de Dieu demeure
éternellement ». Ibid., n, 17. Et il ne faut pas se mé-
prendre sur la réalité qu'expriment ces paroles abs-
traites : il s'agit pour nous de pouvoir nous présenter
avec confiance « au jour du jugement », <v, 17. Or,
en vue de cette fin, notre fidélité pratique à l'amour
de Dieu est l'unique moyen. « Restez en lui, mes petits
enfants, afin que, lorsqu'il apparaîtra, nous ayons
confiance et ne soyons pas confondus par lui au jour
de la parousie. » Ibid., n, 28.
De cette « confiance » saint Jean ne dégage pas ici
la conclusion, qui, du reste, s'entend assez d'elle-
même. Il le fait en propres termes dans sa seconde
épître : « Prenez garde à vous-mêmes, afin de ne point
perdre le fruit de votre travail et de recevoir une
pleine récompense », ïvoc ... p.io6ôv Tc\y)p'f] àTcoXdcê^xe,
II Joa., 8. D'où l'on peut induire que l'amitié de
Dieu dont jouit dès ici-bas l'âme régénérée est déjà
une « récompense », mais encore incomplète, et qui
doit recevoir sa « plénitude » dans le bonheur de'
l'éternité. Ainsi les réalités présentes sont raccordées
aux espérances futures, de telle sorte que la mys-
tique de saint Jean, loin d'exclure l'idée de la rétri-
bution éternelle, l'appelle comme terme et, avec elle,
cette valeur de nos œuvres qui en est le présupposé.
Il y a donc, au total, identité foncière entre les
Apôtres, comme il y a continuité de leur doctrine à
l'enseignement de Jésus et, d'une manière plus géné-
Irale, entre la nouvelle et l'ancienne Loi, sur les rap-
ports essentiels de Dieu avec l'homme et de l'homme
avec Dieu. Les contrastes allégués à plaisir par la dog-
matique protestante se laissent résoudre en une par-
faite harmonie. Si la paît de la grâce est, à n'en pas
douter, mise eu plus grand relief depuis l'Évangile,
il s'en faut qu'elle fût inconnue dans l'Ancien Testa-
ment et toutes les substructions morales de celui-ci
se retrouvent dans celui-là.
Des protestants eux-mêmes finissent aujourd'hui
par se rendre à cette évidence. « Lorsque le christia-
nisme entra dans le monde et y trouva sa première
expression, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 9-10, dans les
cercles dirigeants du judaïsme aussi bien que chez les
porte-parole de la civilisation hellénique, on acceptait
comme allant de soi l'idée d'une Providence divine
qui décide suivant les règles du droit et, par consé-
quent, du côté de l'homme, celle d'uni bon ou mau-
vais mérite »... Avec la foi en Dieu comme représen-
tant de l'ordre moral dans le monde, la conclusion
paraissait aussi naturellement donnée qu'il récom-
pense ou punit d'après les règles du droit humain. Et
cette foi cache en elle le droit inaliénable de la convic-
tion qui nous fait admettre la souveraineté de l'ordre
moral dans l'univers. Ainsi ce postulat appartient au
patrimoine religieux que la communauté chrétienne
a emprunté à la culture religieuse et morale qui régnait
jusque-là. Elle n'a pas eu le moindre motif de le
transformer de fond en comble... Ce que nous lisons
sous ce rapport dans le Nouveau Testament, à titre
de simple postulat qui n'a pas besoin d'autres preuves,
sur la récompense et le châtiment des œuvres n'est
pas autre chose, en substance, que l'expression de la
piété commune en Israël. »
Mais, si telle est l'inspiration fondamentale de la
révélation judéo-chrétienne, comment échapper aux
conséquences qui s'ensuivent sur la valeur objective
et le caractère méritoire des actes de l'homme? II est
vrai, comme l'observe le même H. Schultz, loc. cit.,
p. 16, « que le Nouveau Testament parle bien de
récompense, mais non pas de mérite ». L'Ancien Tes-
tament n'en parle pas davantage et personne ne dis-
convient pourtant que cette idée ne ressorte de son
enseignement sur les œuvres. De même en est-il pour
le Nouveau. Vainement y chercherait-on un exposé
abstrait d'anthropologie théorique; mais, sous la
forme concrète qui est dans le style de l'Écriture, des
principes y sont inclus que la réflexion ne peut pas
ne pas en dégager.
Et rien ne servirait d'arguer que le christianisme
de Jésus et des Apôtres exalte la part de la grâce
de Dieu à l'origine de nos actes bons, qu'à rencontre
de la suffisance pharisaïque il prône le repentir et
l'humilité, qu'il oppose aux calculs intéressés d'une
religion mercenaire les libres élans et la douce confiance
de l'amour filial, si l'on n'ajoutait qu'il incorpore
toute la moralité humaine au service de Dieu et, par
là-même, consacre cette dignité intrinsèque de nos
actes que toutes les langues désignent sous le nom de
mérite. Alors, mais alors seulement, on conçoit que
Dieu veuille tenir compte de nos œuvres, que nous
soyons jugés d'après elles et que la gloire éternelle en
soit le fruit.
C'est à la tradition qu'il était réservé d'exprimer
en concepts précis la doctrine dogmatique impliquée
dans l'enseignement moral des Écritures, en vue d'ana-
lyser la nature exacte, les conditions et le rôle du
mérite humain. Mais ce travail d'inventaire ne ferait
que lui donner la connaissance plus explicite de la
vérité simple et féconde dont la révélation biblique
contenait déjà tout le dépôt.
II. LA DOCTRINE DU MÉRITE DANS LA
TRADITION PATRISTIQUE. — Il appartenait à
l'Église de faire entrer dans la pensée et la vie de ses
fidèles les données diverses de l'Écriture sur la valeur
des œuvres humaines et la place qu'elles doivent tenir
dans la préparation personnelle du salut. Cette incor-
poration, comme on peut s'y attendre en pareille
matière, s'est faite surtout d'une manière pratique,
6J3
MÉRITE, PÈRES APOSTOLIQUES
614
c'est-à-dire par la direction même que l'Église donnait
à la piété de ses enfants. Mais le besoin ne devait
pas se faire sentir avant longtemps de classer et
équilibrer les éléments respectifs du cas.
Aussi chercherait-on en vain à l'époque patris-
tique, même sous forme d'ébauche, une systématisa-
tion que rien n'appelait. C'est seulement en groupant
les déclarations occasionnelles et relevant les indices
epars que l'on peut retrouver la doctrine des Pères
sur le mérite. Dès lors, l'obligation s'impose d'une
particulière prudence avant de prêter à ces témoins
de l'ancienne Église des synthèses qu'ils n'ont pas
eux-mêmes conçues. Sous le bénéfice de cette réserve,
il n'est pas difficile d'apercevoir de quelle manière
ferme et constante s'affirme l'orientation catholique
de leur pensée.
Quand vinrent les controverses du xvi" siècle,
les protestants ont souvent chicané sur le sens et la
fréquence du terme mérite chez les Pères. Au rapport
de Bellarmin, De justifîcatione, 1. V : De meritis operum,
c. i, Opéra omnia, t. vi, p. 344, Bucer aurait même
avancé qu'il leur était totalement inconnu. On verra
sans peine que rien n'est moins exact et qu'il ne fut
pas de mot plus familier tout au moins à la théologie
latine. Au demeurant, c'est surtout la chose qui
importe. Or il n'y a pas de doute possible sur leur
conviction relativement à la valeur des œuvres du
chrétien justifié.
La controverse pélagienne elle-même n'a rien intro-
duit d'essentiellement nouveau sur ce point. Tout
au plus peut-on dire qu'elle a fourni l'occasion d'affir-
mer plus nettement la part nécessaire de la grâce à la
source du mérite humain. Mais, au fond, à peine
marque-t-elle une étape dans la marche continue de la
tradition catholique dont il nous faut suivre la forma-
tion et le développement. — I. Le christianisme pri-
mitif : i"-ne siècles. II. L'Église du m» siècle, (col. 619).
III. L'Église du iv« siècle (col. 628). IV. La contro-
verse pélagienne (col. 639). V. Après saint Augustin
(col. 651).
I. Le christianisme primitif : i"-ne siècles. —
Esclaves de leur dogmatisme et insensibles au mou-
vement historique, les anciens polémistes protestants
croyaient pouvoir opposer à la tradition catholique
le témoignage des Pères, surtout des plus anciens. Il
leur suffisait pour cela de réunir quelques textes
disparates qui semblent supprimer ou réduire le
mérite de l'homme, sans prendre garde à tous ceux qui
en impliquent par ailleurs la réalité. C'est contre une
argumentation de ce genre qu'est dirigée la discussion
de Bellarmin, De justifîcatione, 1. V, c. vr, Opéra omnia,
t. vi, p. 355-357, à laquelle s'opposent, du côté de
l'orthodoxie luthérienne, les longues réfutations de
.1. Gerhard, Con/essio catholica, 1. II, p. ni, art. xxni,
c 8, édition de Francfort, 1679, p. 1533-1544, et
Loci theotogici, loc. XVIII, c. vin, n. 124, édition
Cotta, Tubingue, 1768, t. vm, p. 147-150.
Aujourd'hui, au contraire, les protestants recon-
naissent assez volontiers que la tendance catholique
s'affirme de « bonne heure » chez les Pères. F. Lich-
tenberger, art. Mérite, dans Encyclopédie des sciences
religieuses, t. ix, p. 89. Mais ils rachètent cet aveu en
la présentant comme une déviation par rapport aux
principes chrétiens. « S'ils n'est pas douteux que cet
esprit pharisaïque qu'avait dû combattre saint Paul
méconnaissait et altérait l'idée fondamentale de
l'Évangile, la plus ancienne littérature issue du pagano-
christianisme, celle des Pères apostoliques et des
Apologistes, nous montre cependant que l'Évangile
fut tout aussitôt et comme involontairement intro-
duit dans les cadres rigides de la notion de mérite. »
J. Kunze, art. Verdienst, dans Prolest. Realencyclo-
pddie, t. xx, p. 501. Nous avons assez vu par l'étude
directe des textes la complexité de l'Évangile pour
pouvoir recueillir sans arrière-pensée cet hommage
rendu à la continuité de la tradition catholique.
Tout au plus voudrait-on maintenir une diversité
de tendances et d'esprit entre l'Orient et l'Occident.
Fortement charpentée par Tertullien, la théologie du
mérite serait restée depuis une des caractéristiques
du catholicisme latin, tandis qu'une tournure plus
mystique et donc plus détachée des œuvres humaines
aurait toujours présidé à la pensée et à la vie reli-
gieuse des Grecs. En attendant de voir à quoi se
ramènent ces nuances et de se rendre compte qu'elles
ne constituent pas une opposition, il faut rappeler
comment s'affirment, dès les premiers siècles, les
principes catholiques reconnus communs à tous.
Différents à bien des points de vue par leurs préoc-
cupations doctrinales et le caractère de leurs œuvres,
les Pères des deux premiers siècles se ressemblent en
ceci qu'ils reflètent en toute paix et simplicité la foi
de l'Église sur une matière pratiquement liée à toute
la vie chrétienne sans que rien amenât encore à en
préciser le concept. A cet égard, « l'ancienne Église
n'a ni éprouvé de difficulté ni tenté de systématisa-
tion. A côté de la grâce de Dieu, l'acquisition d'une
récompense pour l'action de l'homme apparaît
comme chose naturelle et qui va de soi. » H. Schultz,
Der siltliche BegrifJ des Verdienstes, p. 17-18.
1° Pères Apostoliques. — On peut d'autant plus
s'attendre à voir se vérifier cette observation générale
chez les Pères Apostoliques que les petits écrits qui
nous restent d'eux ont un but tout parénétique et
moral. Il n'est pas de témoins plus qualifiés pour nous
faire connaître ce que fut sur ce point le christianisme
primitif.
1. Témoins anonymes. — Un groupe distinct est
fait de deux écrits anonymes qui remontent à la fin
du ier siècle ou au début du second. — Premier en
date de tous les catéchismes, la Didachè débute par
le thème classique des deux voies, où sont classées
les œuvres qui conduisent à la vie et celles qui mènent
à la mort. Didach\ i-vi. Résultat qui suppose, sans
que l'idée soit formellehient exprimée nulle part,
que ces œuvres constituent la base du jugement
divin que l'auteur évoque en terminant devant ses
lecteurs. Ibid., xvi. — Ce même développement
reparaît dans l'Épître dite de Barnabe, xvm-xx,
pour aboutir à cette conclusion d'un incontestable
moralisme : « Il est donc bien pour l'homme qui
connaît les commandements du Seigneur d'y marcher
selon qu'ils sont écrits. Car celui qui les accomplit
sera glorifié dans le royaume de Dieu; celui, au con-
traire, qui choisit les autres périra en même temps que
ses œuvres. Voilà pourquoi il y a une résurection. voilà
pourquoi une rétribution », Stà toùto àvT<XTu68ojJ.a
xxi, 1. Plus haut, l'auteur avait dit expressément
qu'au jour du jugement chacun recevra selon ses
œuvres. « S'il est bon, sa justice le préc' dera; s'il est
mauvais, le salaire de son iniquité est devant lui. »
iv, 12. La corrélation des deux actes oblige, de toute
évidence, à concevoir également comme un « salaire »
la récompense des actes bons.
2. Saint Clément. — D'inspiration toute pratique
sont aussi les écrits qui portent le nom de saint
Clément, mais avec des vues plus complètes sur la
psychologie de l'âme chrétienne devant Dieu.
a) Lettre aux Corinthiens. — Seule est aujourd'hui
retenue comme authentique la lettre célèbre à l'Église
de Corinthe. Elle tend tout entière à détourner les
chrétiens des « œuvres vaines », ix, 1, et à leur
recommander les autres. Il n'est pas inutile d'observer
qu'aux yeux de l'auteur les bénédictions qu'Abraham
et les patriarches reçurent de Dieu ont, à bien des
égards, le caractère d'une récompense, a A cause de sa
615
MÉRITE, PÈRES APOSTOLIQUES
616
foi et de son hospitalité, un fils lui fut donné dans sa
vieillesse. » C'est aussi « à cause de son hospitalité et
de sa piété » que Loth a pu échapper à la destruction
de Sodome. x, 7, et xi, 1. On voit dans quel sens devait
s'orienter la piété des chrétiens à qui ces saints
personnages sont donnés comme modèles. Aussi
sont-ils invités à travailler de toutes leurs forces à
« l'œuvre de justice », xxxiii, 8, et cela non plus
seulement en vue de faveurs terrestres, mais aussi
des biens éternels. Car l'auteur fait entrevoir tout
aussitôt, avec Isaïe, xl, 10; Lxn, 11, et Apoc, xxn, 12,
l'approche du jugement où Dieu va rendre à chacun
« selon son œuvre ». Ibid., xxxiv, 3. Cf. xxvm, 1,
et lix, 3, o,ù Dieu est appelé « l'examinateur des
œuvres humaines ». — Néanmoins, bien que nous
ayons à « nous justifier en œuvres et non en paroles »,
notre louange « doit être en Dieu et non pas provenir
de nous-mêmes ». xxx, 3 et 6. Car « nous ne sommes
pas justifiés par nous-mêmes, ni par notre sagesse,
notre intelligence, notre piété ou nos œuvres, mais par
la foi, grâce à laquelle le Dieu tout-puissant nous a
tous justifiés depuis l'origine ». xxxn, 4. A quoi
s'ajoute le sentiment de nos misères, qui nous oblige
toujours à paraître devant Dieu, en suppliants.
« Dieu... juste en tes jugements, lit-on dans la formule
liturgique conservée à la fin de la lettre, lx, 1-2,...
pardonne-nous nos iniquités et injustices... N'impute
pas tout le péché de tes serviteurs et servantes, mais
purifie-nous dans ta vérité... »
Ces données diverses s'unissent sans se contredire.
Devant le chrétien, « une porte de justice est ouverte
qui mène à la vie ». Il s'agit d' « y entrer, d'y diriger
son chemin dans la sainteté et la justice ». Mais tout
cela se fait « dans le Christ », et, quand il s'agit de
pécheurs comme le furent les Corinthiens, ils doivent
tout d'abord « se jeter aux pieds du Seigneur et le
supplier avec larmes de nous pardonner, de nous
réconcilier avec lui, de nous rétablir dans notre bonne
et pure conduite d'autrefois ». xlviii, 1.
b) Secunda démentis. — En tête de l'ancienne
homélie éditée sous le titre de deuxième lettre de
saint Clément aux Corinthiens, s'affiche l'affirmation
dogmatique que notre salut est un bienfait que nous
devons au Christ Rédempteur. Mais tout aussitôt,
i, 3, l'auteur de nous exhorter à le payer de retour.
« Quelle rétribution lui donnerons-nous ou quel fruit
digne de ce qu'il nous a donné? » Ce « fruit »
n'est autre que celui de nos œuvres saintes, qui nous
vaudront d'être confessés par lui devant son Père,
n, 2. Plus loin, il donne nettement la vie éternelle
comme une récompense, vin, 4 et 6 ; cf. xx, 2-4.
« Ainsi donc, mes frères, conclut-il, xi, 5-7, persévé-
rons dans l'espérance pour obtenir notre salaire,
ïvaxal tôv [juaOôv xo[xiaw[xs0a. Car il est fidèle celui
qui a promis de rendre à chacun selon ses œuvres.
Si donc nous faisons la justice devant Dieu, nous
entrerons dans son royaume et nous recevrons les
promesses. » Mais l'accomplissement de ces « pro-
messes » est, comme on le voit, subordonné à notre
« justice ». Ici encore la part de Dieu et de l'homme
ne se séparent pas. — Comme œuvres plus profitables,
l'auteur recommande spécialement le travail de la
sanctification des autres et de nous-mêmes — ■ « car,
dit-il, c'est la rémunération que nous pouvons rendre
au Dieu qui nous a créés », xv, 2 — et l'aumône.
« Le jeûne, en elïet, est meilleur que la prière, et
l'aumône l'emporte sur l'un et l'autre ». xvi, 4.
« Fai ons donc la justice, poursuit-il, xix, 3, pour être
sauvés au moment de la fin. »
3. Saint Ignace et saint Polycarpe. ■ — ■ Pasteurs
d'âmes, saint Ignace d'Antioche et saint Polycarpe
de Smyrne devaient tout naturellement accentuer
plus que personne le côté moral du christianisme.
a) Saint Ignace. - De fait, saint Ignace ne veut pas
qu'on soit seulement chrétien de nom, mais de vie.
Magn., iv. Cf. Rom., m, 2. Il s'agit de « glorifier
Jésus-Christ qui nous a glorifiés », Eph., n, 2, et c'est
pour en donner les moyens que ses épîtres au mysti-
cisme ardent s'achèvent toujours en conseils de
morale. "Voir Ignace d'Antioche, t. vu, col. 709-710.
« De deux choses l'une, écrit-il aux Éphésiens, xi,
I : ou craignons la colère à venir, ou aimons la grâce
présente, pourvu que nous soyons trouvés dans le
Christ Jésus pour la vie éternelle. » — Cette vie
éternelle nous est proposée comme une récompense
dont l'attrait doit nous inviter au bon combat.
« Là où plus grande est la peine, [plus grand] est le
profit. » Polyc, i, 3. Mais les moindres actions elles-
mêmes ne sont pas perdues : c'est ainsi qu'Ignace
prie Dieu de « rendre » aux Smyrniotes, ix, 2, les
services qu'il en a reçus. Rien n'empêche d'ailleurs,
comme le saint martyr en donne l'exemple, Trall.,
xn, 3 et Phil., vra, qu'il faille toujours compter sur
la miséricorde de Dieu et la prière de nos frères pour
être justifiés.
Eellarmin, De meritis operum, c. iv, p. 349, se
contente de citer quelques lignes de Rom., iv, 1, où
Ignace ferait allusion à son prochain martyre comme
à un mérite aux yeux de Dieu. Mais J. Gerhard,
op. cit., n. 124, p. 147, a eu beau jeu de relever contre
lui que tout autre est le sens de cette parole : « Laissez-
moi, s'écrie l'évêque d'Antioche, devenir la pâture
des bêtes, par lesquelles il m'est donné d'aller à Dieu. »
II n'y a pas lieu d'insister sur ce lapsus et moins
encore d'en tirer argument, alors que tant d'autres
textes expriment nettement la pensée de saint Ignace
sur les œuvres et leur valeur.
b) Saint Polycarpe. — Non moins ferme est la
doctrine de son ami et correspondant saint Poly-
carpe. « Celui, dit-il, Phil., n, 1, qui a ressuscité le
Christ des morts nous ressuscitera aussi, si nous
faisons sa volonté et marchons dans ses commande-
ments. » Et encore, v, 2 : « Si nous lui sommes agréables
dans la vie présente, nous recevrons [de lui] la vie
future. Car il a promis de nous ressusciter et, si nous
menons une conduite digne de lui, de nous associer
à son règne. » La pensée des comptes à rendre doit
donc nous inciter à « servir Dieu avec crainte et
respect », vi, 3, sans oublier, vm, 1, que « le gage
de notre justice c'est le Christ ».
Une valeur toute spéciale s'attache au martyre pour
le nom chrétien : Ignace, Paul et les autres n'ont pas
couru en vain et il ne faut pas douter qu'ils ne soient
maintenant auprès du Seigneur dans le lieu qui leur
est dû. Ibid., ix, 2.
4. Hermas. — De tous les Pères apostoliques, Hermas
est communément donné comme le meilleur représen-
tant du christianisme populaire, celui, par conséquent,
« chez qui la piété chrétienne revêt un caractère
entièrement légal ». F. Lichtenberger, art. Mérite,
p. 89. Aussi bien peut-on dire que le Pasteur tout
entier, en raison de son but moral et réformateur, est
consacré à la doctrine des œuvres, qu'il s'agisse des
charges morales qu'impose au chrétien la profession
de son baptême ou des pénitences laborieuses aux-
quelles il est tenu pour obtenir, s'il y a lieu, le pardon
de ses péchés. Voir Hermas, t. vi, col. 2282-2286.
Les œuvres normales sont constituées par la fidèle
observation des commandements divins, qui assure
la vie éternelle, Sim., x, et l'auteur, pour montrer
qu'elle est possible, insiste sur le libre arbitre que nous
avons reçu de Dieu. Mand., xn, 3,5-5,1. Elles valent
à qui les accomplit la vie éternelle comme récom-
pense : le Pasteur voit déjà Dieu qui vient « rendre à
ses élus avec beaucoup de gloire et de joie la promesse
qu'il leur a promise, s'ils observent ses lois ». Vis.,
61'
MÉRITE. PERES APOLOGISTES, SAINT IRÉNÉE
615
i, 3, 4. — Parmi ces « lois », les circonstances l'amènent
à faire une place particulière à celle qui prescrit la
confession de la foi par le martyre. Sim., ix, 28, 5-6.
Il insiste également sur le devoir de l'aumône qui
incombe aux riches, « sachant que ce qu'ils font pour
le pauvre trouve sa récompense auprès de Dieu ».
Sim., il, 5. Le serviteur du père de famille est déjà
élevé au rang de cohéritier « pour le travail qu'il a
fait » à la vigne de son maître; à plus forte raison quand
il se montre libéral envers ses compagnons. Sim., v, 2.
Hermas proiite de ce dernier apologue pour signaler
aussi les œuvres surérogatoires comme source d'un
plus grand mérite : « Observe, dit-il, les commande-
ments du Seigneur et tu seras agréable à Dieu et tu
seras inscrit au nombre de ceux qui gardent la loi.
Mais, si tu fais quelque chose en dehors du comman-
dement divin, tu acquerras une gloire plus abondante
et tu seras plus glorifié auprès de Dieu que tu ne
l'eusses été sans cela. » Ibid., m, 3. Comme œuvre de
ce genre, il avait signalé plus haut le renoncement
à un second mariage. Mand., iv, 4, 2.
Son exhortation finale, en qui se résument toutes
les autres, est celle-ci : « Faites donc le bien pour
recevoir une récompense du Seigneur. » Sim., x, 4, 4.
Conclusion toute pratique, qui rappelle à la lettre
celle de l'homélie clémentine citée plus haut, col. 615,
et qui montre combien l'Église apostolique fut sou-
cieuse d'associer au mysticisme chrétien la culture du
sens moral.
Il n'est pas inutile de faire observer qu'on ne
remarque à cet égard aucune différence entre l'Orient
et l'Occident. « La juxtaposition de la grâce et de la
rétribution selon le mérite, jointe à l'habitude de
mesurer la récompense d'après la difficulté de l'œuvre
et son caractère non obligatoire qui caractérise dans
la suite le catholicisme vulgaire, domine déjà sans
aucun doute en Orient depuis le milieu du second
siècle. » H. Schultz, loc. cit., p. 20. Cette constatation
d'un historien protestant nous garantit d'avance
que la même communauté d'inspiration entre les
deux parties de l'Église ne manquera pas de se véri-
fier également plus tard.
2° Pères apologistes. — A la différence des Pères
apostoliques, les apologistes, qui furent pour la plu-
part des philosophes, sont surtout des spéculatifs et
leurs œuvres s'adressent d'ordinaire à « ceux du
dehors ». Double raison pour qu'il n'y ait pas à leur
demander beaucoup d'éléments d'information sur les
réalités de la vie chrétienne. Les principes de leur
doctrine permettent tout au moins de reconnaître
dans quel sens elle continuait à s'orienter autour
d'eux.
1. — Saint Justin, toujours attentif à établir la valeur
du christianisme en regard des écoles profanes, insiste,
contre le fatalisme des stoïciens, sur la liberté de
toutes les créatures. Privilège qui donne à chacune
le moyen d'être l'arbitre de sa propre destinée. « Dieu,
en effet, ayant voulu que tous, anges et hommes,
soient doués de liberté et d'autonomie, les a créés
capables d'accomplir ce qu'il leur a donné la puis-
sance de faire. Si donc ils choisissaient ce qui lui est
agréable, il les garderait exempts de corruption et de
peine. Que si, au contraire, ils faisaient le mal, il
les châtierait suivant sa volonté. » Dial., 88, P. G.,
t. vi, col. 685-688. En vertu de ce principe, Justin ne
conclut pas seulement que les coupables seront
« justement » punis pour leur péché. Apol., n, 7,
col. 456; cf. ibid., 14, col. 468. La récompense des bons
est mise par lui en rapport non moins strict avec la
qualité de leurs actes. « S'ils se montrent dignes du
plan de Dieu par les œuvres, nous avons appris qu'ils
obtiendront de vivre et régner avec lui, soustraits à la
corruption et à la souffrance. » Apo/.,i, 10, col. 340-341.
Ainsi « les châtiments et les punitions, mais aussi
les récompenses, sont répartis à chacun au prorata
de ses œuvres », xar' àiUav twv Tcpà^ecov èxâaxou.
Le chrétien ne connaît donc, qu'un « destin inévitable » :
c'est que « ceux qui choisissent le bien recevront la
récompense qui leur est due, Ta aÇia è7UTÎ[zia, et de
même ceux qui font le contraire, le châtiment mérité. »
Apol., i, 43, col. 392-393.
2. — On trouve chez les autres apologistes de
semblables revendications du libre arbitre et pour le
même motif. — « Dieu seul est bon par nature :
l'homme le devient par libre choix, de telle sorte que
le méchant soit justement puni, puisqu'il s'est per-
verti lui-même, et que le juste reçoive les louanges
méritées par ses bonnes actions. » Tatien, Oraiio, 7,
ibid., col. 820. Cf. Athénagore, Legatio, 24, col. 948.
Pour Théophile également, le premier homme avait
été fait libre : « Si donc il avait observé les comman-
dements de Dieu, il aurait reçu de lui l'immortalité
comme récompense. » Et la même capacité nous est
aujourd'hui rendue par la divine miséricorde. Ad
Aulol., ii, 27, col. 1096. Voir J. Rivière, Saint Justin
et les apologistes du second siècle, Paris, 1907, p. 195-
207.
C'est ainsi que de l'attitude pratique dont témoi-
gnent les Pères apostoliques, les apologistes confir-
ment la persistance et dégagent philosophiquement la
raison.
3° Pères anti-gnostiques. — A la fin du ne siècle, le
danger gnostique allait amener saint Irénée à repren-
dre et défendre cette même position.
1. Anthropologie de saint Irénée. — Toute la théodi-
cée et l'anthropologie de la Gnose aboutissait à
« une division du genre humain en catégories distinctes
et fermées, chez lesquelles le salut est moins une
affaire d'initiative libre et personnelle que la consé-
quence d'une condition première dont on ne saurait
s'affranchir ». J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. i,
7« édit., Paris, 1915, p. 199-200. Cette tendance au
fatalisme explique pourquoi saint Irénée a mis à
défendre le libre arbitre et ses œuvres, contre ces
chrétiens égarés, la même ardeur que les apologistes
avaient déployée contre les philosophes païens.
Pour l'évêque de Lyon, il n'y a pas d'hommes
naturellement bons ou naturellement mauvais : la
différence des destinées est due tout entière à l'usage
différent que chacun fait de sa liberté. Liberum eum
fecit Deus ab inilio... Posuit autem in homine potestalem
electionis..., uli hi quid.em qui obedissent juste bonum
sint possidenles, dalum quidem a Deo, servatum vero
ab ipsis. Qui autem non obedierunt juste non invenien-
tur cum bono et meritam peenam percipient. Contr.
hser., IV, xxxvn, 1, P. G., t. vu, col. 1099. Où l'on
voit que, pour être un « don de Dieu », la récompense
céleste ne laisse pas d'être la « juste » rémunération
de nos libres efforts. Et c'est pourquoi il nous faut,
pour être sauvés, cum vocatione justitiee operibus ador-
nari. IV, xxxvi, 6, col. 1095. La couronne doit même
nous paraître d'autant plus précieuse, IV, xxxvn, 7, col.
1104, qu'il faut plus de luttes pour la conquérir.
2. Théodicée de saint Irénée. — Un autre principe
mène saint Irénée à la même conclusion : celui de la
justice divine. Avec une insistance significative il
revendique la possession de cet attribut pour le
Dieu suprême, à rencontre de Marcion, non moins que
de la bonté. Voir, par exemple, III, xxv, 2-3, col. 968-
969; IV, xxvii, 4, col. 1060-1061. — De cette justice
le jugement sera la manifestation, justo judicio Dei
ad omnes sequaliter pervenienle et in nullo déficiente.
V, xxiv, 2, col. 1187. Car là il sera rendu à chacun
selon ses œuvres. Après avoir rappelé la description
évangélique du grand jour, d'après Matth., xxv, 31-41,
l'évêque de Lyon conclut : Unus et idem Pater mani-
619
MÉRITE, TRADITION OCCIDENDALE : TERTULLIEN
020
feslissime ostendilur... prœparans ulrisque quœ sûnl
apiu, quemadmodiim cl unus judex ulrosque in aplum
miltens locum.
Ces sanctions et destinations « appropriées » ne sup-
posent-elles pas un mérite chez celui qui les reçoit?
Quelques lignes plus bas, on en devine presque le
mot sous la gaucherie de la traduction. Qui ergo
regnum prœparavit justis Paler, in quod assumpsil
Filius ejus dignos, hic et caminum ignis prœparavit
in quem dignos mittent... angeli. IV, xl, 2, col. 1113.
Et l'on remarquera le parallélisme qui fait que, pour
lui, cette « dignité » existe aussi bien en vue de la
récompense qu'en vue du châtiment. La parabole de
la semence, allégoriquement interprétée des âmes
humaines, lui permet ailleurs d'affirmer que cette
récompense elle-même est proportionnée à la « dignité »
de chacun. Car la vision béatifique sera mesurée xocô'
cbç a^toi saovrat. oi ôpàivTeç ocùtôv, et, d'une manière
générale, omnibus divisum esse a Pâtre secundum quod
quis est dignus aut erit. V, xxxvi, 1-2, col. 1222-1223.
Il ne faut pas oublier cependant que ces rétributions
finales sont subordonnées au don gratuit de l'appel
divin. La parabole des invités aux noces fournit à
saint Irénée l'occasion de le rappeler expressément
et de marquer, en conséquence, la nuance qui distingue
la conduite de Dieu envers les justes et les pécheurs.
Gratuito quidem donat in quos oportet, secundum autem
meritum dignissime distribuit adversus ingratos et
non sentientes benignitaiem ejus juslissimus retributor .
IV, xxxvi, 6, col. 1096. 11 est remarquable que le
terme meritum soit ici réservé aux coupables ; mais
ce'te particularité de son vocabulaire ne doit pis faire
méconnaître que, pour l'évêque de Lyon, le concept
de mé ite s'applique ('gaiement aux saints.
Sous des formes différentes, qui tiennent aux tem-
péraments ou aux circonstances, tous les témoins du
christianisme primitif sont d'accord pour demander
des oeuvres au chrétien justifié par la grâce divine et
affirmer que son salut en dépend. Tout l'essentiel du
mérite tient en cette double affirmation.
IL L'Église du ine siècle. — Sur cette base
commune la théologie naissante du iue siècle ne tranche
guère que par l'abondance des témoignages et la
précision croissante des concepts
1° En Occident. - — A l'Église latine le « génie positif »
de ses représentants, Tixeront, op. cit., t. i, p. 410,
ainsi que la rigueur juridique de la langue dont ils
disposent, assurent, à cet égard, une incontestable
supériorité. Elle s'affirme chez ses deux premiers
docteurs : Tertullien et saint Cyprien, qui, sur ce
point comme sur bien d'autres, allaient créer dès le
premier jour les formules de l'avenir.
1. Tertullien. — « Étrangers à la spéculation philo-
sophique et proprement religieuse, dominés par un
moralisme étroit mais puissant, les Latins ont eu,
depuis le commencement, la tendance à faire descendre
la religion dans le domaine du droit. » A. Harnack,
Lehrbuch der Dogmengeschichle, 4e édition, Tubingue,
1909, t. n, p. 179. D'où la grande importance qu'ont
chez eux les concepts juridiques de satisfaction et de
mérite. Le « juriste Tertullien >< serait de cette tendance
le premier témoin, et, pour une bonne part, l'auteur
responsable.
Cette vue synthétique de l'historien berlinois est
demeurée régulatrice pour les auteurs protestants.
H. Schultz s'y réfère en tête des pages qu'il consacre
à Tertullien, loc. cit., p. 24-28, et la thèse du
Dr K.-H. Wirth, Der Begriff des « Meritum » bei
Terlullian, Leipzig, 1892, reprise peu de temps après
comme première partie de son étude intitulée : Der
Verdienstbegriff in der christlichen Kirche, Leipzig,
1892, semble écrite tout entièrejpour l'appuyer. Ces
deux monographies, la dernière surtout, ont l'avan-
tage d'offrir un dépouillement très complet et très
méthodique des textes. Elles donnent par là le moyen
de voir comment Tertullien a mis sur la tradition
générale de l'Église l'empreinte de son génie parti-
culier.
a) Le terme de mérite. — On doit tout d'abord à
Tertullien la première attestation, sinon la création,
du* terme précis qui manquait encore à la langue
chrétienne sur ce point.
L'idée qui paraît fondamentale chez lui, et en cela
il fait écho à la plus pure foi traditionnelle, est celle
des rétributions futures. En ellet, le principal de la ré-
vélation confiée aux prophètes tient pour lui dans la
communication de la loi divine et dans l'annonce du
jugement qui aura lieu ad utriusque meriti dispunc-
tionem. Apol., 18, P. L., 1. 1, col. 434-435. Dogme capi-
tal dont il est heureux de saisir l'intuition dans les
mouvements spontanés de 1' « âme naturellement
chrétienne ». Ibid., 17, col. 433 ; De teslimonio anima;, 2,
ibid., col. 685. Voilà pourquoi il s'élève plus tard avec
ironie contre l'étrange théodicée de Marcion, qui veut
ravir au vrai Dieu l'attribut de justice. Adv. Marc
I, xxvn, t. n, col. 303-305; cf. IV, xvn, col. 429-430. —
Entre les justes eux-mêmes cette loi de justice établit
une inégalité proportionnelle à la valeur de chacun.
Quomodo multie mansiones apud Palrem si non pro
varietale meritorum? Quomodo et Stella a Stella distabit
in gloria nisi pro diversitate radiorum? Scorpiace, 6,
t. ii, col. 157. Cf. De palientia, 10, t. i, col. 1376 :
Par factum par habet meritum, et Lib. ad Scapulam,
4, col. 782 : Majora certamina majora sequuntur
prsemia.
II n'y a là de nouveau que l'introduction du terme
technique de « mérite ». Tertullien le rencontre tout
naturellement sous sa plume pour exprimer le titre
subjectif qui motive de notre part la diversité des
sanctions divines. Et ceci prouve combien profon-
dément cette notion est liée à celle de récompense.
La précision de la langue latine ne fait ici que dégager
explicitement le rapport qui restait implicite dans
le langage plus simple et plus direct de l'Écriture
ainsi que des premiers Pères. Ce progrès de l'analyse
et du vocabulaire allait rester acquis pour toujours
en Occident; il n'est pas contestable que Tertullien
en soit le plus ancien témoin et sans doute le principal
ouvrier.
b) Le cadre du mérite. — Mais, loin de rester une
sorte de bloc erratique, cette idée est encadrée dans
un système cohérent. Tous les historiens sont d'accord
pour relever l'esprit juridique dont s'inspire la théo-
logie de Tertullien et qui se reflète dans son langage.
« Les rapports entre Dieu et l'homme, d'après J. Tixe-
ront, op. cit., 1. 1, p. 409, sont présentés par lui comme
des rapports de maître à serviteur et en entraînent
les conséquences. » « Tout le christianisme, écrit de
son côté R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichle,
t. i, Leipzig, 1908, p. 353, tombe chez lui sous le
point de vue de la loi. » Voir les nombreux textes
réunis dans ce sens par A. Harnack, Dogmengeschichle,
t. m, p. 16-19.
C'est ainsi que Dieu est avant tout regardé comme
le législateur et l'Évangile comme l'expression de sa
volonté sur nous. Le bien consiste essentiellement à se
conformer à son vouloir et non pas à chercher ce qui
nous est utile : Neque enim quia bonum est auscultare
debemus, sed quia Deus prœcepit. Ad exhibitionem
obsequii prior est majestas divinse potestatis, prior est
auctoritas imperantis quam utilitas servientis. De
pœnitentia, 4, t. i, col. 1234. Parce que maître souve-
rain, il appartient à Dieu d'être aussi le suprême
rémunérateur. Bonum factum Deum habet debitorem,
sicuti et malum, quia judex omnis remunerator est causœ.
Ibid., 2, col. 1230.
621
MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : TERTULLIEN
622
De notre part, ce droit à la rémunération se traduit
aussitôt pour Tertullien en catégories juridiques,
presque commerciales. Si l'acte bon nous vaut un
mérite qui fait de nous les créanciers de Dieu, bonum
factum Deum habet debitorem, l'acte mauvais, au
contraire, nous rend ses débiteurs. De oral., 1, t. i,
col. 1162. Mais nous avons le moyen d'éteindre cette
dette par les compensations de la pénitence : Pœni-
tentiœ compensatione redimendam proponit impuni-
taicm. De partit., 6, 1. 1, col. 1237.
Tertullien introduit ainsi logiquement l'idée de
satisfaclio, qui signifie parfois la fidélité normale aux
préceptes de Dieu, De orat., 18, t. i, col. 1178, cf. 23,
col. 1192. mais surtout la réparation qui lui est due
en cas de péché. A ce titre, elle comporte des œuvres
laborieuses, des afflictions volontaires, dont le De
pœnitentia trace le tableau en même temps qu'il en
développe les motifs et les fruits. Voir surtout
7, 10-11, t. i, col. 1240-1242, 1244-1247. Cf. De resur-
rectione carnis, 8, t. n, col. 806.
c) Le principe du mérite. — On a retenu, d'ordi-
naire, comme principale caractéristique de Tertullien
cette présentation juridique du christianisme, qui
n'intéresse guère, en réalité, que la forme de sa
doctrine, dont la substance n'est autre que le fond
permanent de l'Evangile et de toute religion. En tout
cas, outre ce développement en surface, la théologie
du mérite a reçu de lui un développement en profon-
deur d'une tout autre importance.
Non content, en effet, d'affirmer la réalité du
mérite, Tertullien a déjà dégagé ce qui en forme le
principe. La plus simple réflexion suffisait à dire
que le mérite suppose la liberté et que la liberté
engendre à son tour le mérite. Tertullien, lui aussi,
revendique dans ce sens l'existence du libre arbitre.
De anima, 21-22, t. i, col. 727-728; Adv. Marc, II,
vi, t. n, col. 317-318. Mais de plus il y montre en
quelques mots une source objective de valeur. Non
est bonœ et solidœ fldei sic omnia ad voluntatem Dei
referre... ut non intelliganius esse aliquid in nobis
ipsis. De exhort. castitatis, 2, t. n, col. 964. Et ceci ne
vaut pas seulement pour le mal, dont notre théologien
déclare aussitôt, ibid., col. 965, qu'il vient ex nobis
ipsis, mais encore pour le bien : Quœdam enim sunt
divins; liberlalis, quœdem nostrœ operationis. Ad uxo-
rem, i, 8, t. i, col. 1400.
Il n'est pas inutile d'observer que protestants et
catholiques, cf. Schulz, p. 24, et Tixeront, p. 408-409,
s'accordent à reconnaître que Tertullien proclame
la nécessité de la grâce pour tout acte bon. Voir,
par exemple, De anima, 21, t. n, col. 727; De
palientia, 1, t. n, col. 1361. Mais on voit que la
part de la Cause première ne lui fait pas oublier celle
de la cause seconde. Et c'est de quoi l'orthodoxie
protestante se montre à bon droit choquée. « L'élé-
ment anti-chrétien dans cette doctrine du mérite se
montre en ce que... l'activité de l'homme apparaît,
a iôté de la grâce de Dieu, comme un facteur absolu-
ment autonome, et de si éminente valeur que la
béatitude n'est plus seulement pour l'homme un
présent divin, mais un salaire auquel ses actions
donnent un droit fondé. » Wirth, op. cit., p. 58. C'est
justement par là que Tertullien doit compter dans
la tradition catholique comme un des plus heureux
interprètes de la foi chrétienne, dont le premier
peut-être il analyse en philosophe le fondement,
rf) Sources du mérite : Les œuvres méritoires. — Tel
étant le facteur essentiel du mérite, peu importe
l'occasion immédiate qui lui fournit l'occasion de
s'exercer.
Suivant les préjugés irréductibles de la Réforme,
H. Wirth, op. cit., p. 17-22, voudrait subordonner
toute la doctrine de Tertullien en la matière à celle
des oeuvres surérogatoires. Il s'appuie sur le De exhort.
cast., 1, t. n, col. 963, où l'auteur, distinguant entre
ce que Dieu autorise et ce qu'il veut, c'est-à-dire
préfère, donne cette règle générale : Nemo indulgentia
[Dei] ulendo promeretur, sed voluntati obsequendo. Or ce
point de départ est assez justement contesté par Loofs,
DogmengeschicMe, 4° édit., Halle, 1906, p. 165, comme
entaché de montanisme. En réalité, c'est là seulement
un cas d'espèce. Car, ainsi que le reconnaît
plus exactement H. Schultz, p. 26, Tertullien entend
que la loi de notre être moral est la soumission à Dieu
comme au maître dont nous sommes les serviteurs.
Dans cette fidélité normale il faut voir une occasion
de mériter: Artificium promerendi obsequium est. De
patientia, 4, t. i, col. 1366. En effet, comme il l'a dit
ailleurs. De pœnitentia, 7, Ibid., col. 1351 : Timor
hominis Dei honor est. De ce chef seul, il y a donc lieu
de s'attendre à des sanctions méritées : Sicut de con-
temptu... poena, ila et de cultu... speranda merces. Adv.
Marc, IV, xxxvm, t. n, col. 461. Aussi bien tout ce
qu'on a vu plus haut, col. 620, de la dispunctio meriti
qui doit avoir lieu au jour du jugement s'applique-t-il
uniquement à l'usage que chacun aura fait de sa
liberté à l'égard du service dû à Dieu. Il faut donc
entendre que les œuvres surérogatoires sont seule-
ment la source d'un mérite plus grand. C'est pourquoi
Tertullien exhorte aux renoncements volontaires de
meliori bono. Ils ne deviennent obligatoires que pour
le pécheur, qui trouve là le moyen de compenser
auprès de Dieu la dette de son péché. Et c'est ainsi
que les pratiques de l'ascétisme chrétien deviennent
des sacrifices. Harnack, DogmengeschicMe, 1. 1, p. 463-
467. La raison de cette valeur, en vertu du principe
posé ci-dessus, est sans doute, encore que Tertullien
ne l'énonce nulle part expressément, que ces sortes
d'actes, parce que plus difficiles, impliquent une plus
grande part de volonté. On ne voit toujours pas ce
qui pourrait donner à H. Wirth, op. cit., p. 25, le droit
d'attribuer « un caractère plutôt passif » au mérite qui
en résulte.
Ce même principe permet de comprendre le rapport
entre les deux idées de satisfaction et de mérite.
Pour H. Wirth, op. cit., p. 25-37, le mérite serait dû
au surplus de la satisfaction, c'est-à-dire à ce qui
dépasse les strictes exigences de la loi divine. Avec
beaucoup plus de raison, H. Schultz, toc. cit., p. 27,
ramène la satisfaction à une variété du mérite,
c'est-à-dire à la manifestation qu'elle suppose du
prix de nos actes dans l'ordre moral.
Obsédés par une conception incurablement pessi-
miste de la nature humaine, les historiens protestants
vont chercher la genèse de cette doctrine du mérite
dans les influences combinées de l'esprit juridique e! de
la philosophie stoïcienne, voire du paganisme. Wirth,
op. cit., p. 54-73. Cet acharnement se conçoit sans
peine du moment qu'il est entendu que « Tertullien
a donné le ton à tout le christianisme occidental ».
J. Kunze, art. Verdienst, p. 502. Et c'est pourquoi
il y a un intérêt majeur à se rendre compte, non seule-
ment que ces catégories juridiques ne sont qu'un
vêtement de surface superposé au fond de la morale
et de la théodicée chrétiennes, mais que de ces réalités
religieuses cette terminologie a pu favoriser un réel
approfondissement.
2. Saint Cyprien. — « A cause de son montanisme,
Tertullien n'a pas eu sur l'Église toute l'influence
qu'il aurait pu exercer. Mais ce qu'il avait élaboré est
passé chez Cyprien », et celui-ci fut jusqu'à saint
Augustin « l'écrivain ecclésiastique par excellence »
de l'Occident. Or, « dans son important écrit De opère
et eleemosynis, les idées de Tertullien sur le mérite et
la satisfaction sont strictement développées et presque
sans aucun égard à la grâce de Dieu ». A. Harnack,
623
MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : SAINT CYPRIEN
624
Dogmengeschichle, t. m, p. 23. Cf. t. n, p. 179-180.
Ici encore cette appréciation fait loi pour H. Schultz,
loc. cit., p. 32-33, et inspire la nouvelle monographie
de K. H. Wirth, Der Verdienst-Begri/J bei Cyprian,
Leipzig, 1901. C'est dire qu'il nous suffira de quelques
indications sur une doctrine dont ces jugements mêmes
attestent suffisamment l'inspiration catholique.
a) Réalité du mén' e. — Pour l'évêque de Carthage
comme pour Tertullien, le jugement divin, qui est
l'œuvre éminemment de sa justice, doit consister
dans le discernement des mérites : Singulorum mérita
recognoscere. Epist., lviii, 10, édition Hartel, p. 66 >.
Aussi, pour les justes, l'éternité promise a-t-elle le
caractère d'une récompense : Meritis atque operibus
nostris preemia promissa conlribuens. De opère, et
eleem., 26, édit. Hartel, p. 394. Cî.Dedominica oralione,
32, p. 290 : Prsemium pro operibus. Récompense qui
n'est pas uniforme, mais comporte des degrés en
proportion de nos œuvres : il y a place pour des
ampliora prœmia, De mortalitate, 26, p. 314, et donc
aussi pour des meritorum titulos ampliores. Epist.,
lxxvi, 1, p. 828. Autres textes dans Wirth, p. 85-89.
Voilà pourquoi la grande affaire de la vie est de
s'acquérir des « mérites » en vue du dernier jour.
Chef d'une grande Église, et à une époque où le relâ-
chement se faisait déjà sentir, moraliste et homme
d'action par tempérament, Cyprien insiste sur ces
exigences pratiques de la vie chrétienne. S'il est vrai
que toute son œuvre est « un grand et pressant appel »
à l'acquisition de mérites pour la vie future, Wirth,
p. 93, c'est la preuve de l'application que mit toujours
l'Église à faire fructifier en réalités morales les prin-
cipes de la foi.
Dieu, en effet, étant le maître que nous devons
servir, notre devoir envers lui prend une double
forme : Deo bonis jadis placere et pro peccatis satis-
facere. Epist., xi, 2, p. 496. Tout le monde étant plus
ou moins pécheur à quelque titre, l'expérience oblige
le docteur chrétien à insister plutôt sur la satisfaction.
Ce terme, qui s'applique parfois au service normal de
Dieu, Ad Demetr., 25, p. 369, cf. Wirth, p. 34 et 38,
désigne en effet, d'ordinaire, l'œuvre nécessaire de
réparai ion. Elle se fait tout d'abord par l'ensemble de
la vie chrétienne : Deo... precibus et operibus suis
satisfacerr, Epist., xvi, 2, p. 518, et Cyprien de bien pre-
< iser, ca moraliste averti, que les prières toutes
verbales sont peu de chose si elles ne s'accompagnent
d'œuvres effectives. De dom. oral., 32, p. 290. Les
grands moyens de satisfaction sont donc l'exercice
de la pénitence canonique, De lapsis, 15-21, p. 247-
253, et la pratique de l'aumône. De opère et eleem.,
5, p. 376-377. Abondantes citations dans Wirth,
p. 30-54.
b) Principe du mérite. — Moins philosophe que
Tertullien, Cyprien ne s'explique guère sur ce qui fait,
à ses yeux, le mérite de ces œuvres.
On devine pourtant sa pensée dans le fait qu'il
insiste à plusieurs reprises sur le libre arbitre, Epist.,
lix, 7, p. 674, voir Wirth, p. 51, 105-110, et qu'il en
appelle perpétuellement à la générosité du chrétien,
soit pour endosser les charges salutaires de la péni-
tence, De lapsis, 29, p. 258, soit pour se livrer à des
œuvres de surérogation comme la virginité, De habitu
virginum, 23, p. 203-204, ou la charité sans limites,
De opère et eleem., 9-11, p. 380-382. Textes dans Wirth,
p. 54-74. Dans les unes et les autres, ce qui est fonda-
mental, c'est l'effort personnel qu'elles traduisent.
Aussi bien ne lui a-t-on pas reproché, du côté protes-
tant, Wirth, p. 148, « cette surestime de la personna-
lité morale de l'homme » ?
Il n'y aurait vraiment lieu de crier à la » sures-
time » de l'œuvre humaine que si cette valeur morale
était indépendante de Dieu. Mais l'évêque de Carthage
n'oublie pas de la subordonner à la grâce, et non pas
seulement à la grâce lointaine de la rédemption qui
nous est libéralement communiquée par la régéné-
ration baptismale, nombreux témoignages réunis dans
Wirth, p. 111-121, mais à l'action immédiate de Dieu
sur notre volonté : Dei est, inquam, Dei omne quod pos-
sumus. Ad Donat., 4, p. 6. F. Loofs, Dogmengeschichle,
p. 433, cf. p. 389, reconnaît que la grâce signifie déjà
pour lui, comme pour saint Augustin, « une commu-
nication intérieure de force pour le bien ».
Rien de plus normal que de rencontrer, au terme
de telles prémisses, ces formules purement augusti-
niennes qui surprennent A. Harnack, Dogmenge-
schichte, t. m, p. 22, note : [Deus] adjuvat dimicantes,
vincenles coronat, relribulione bonitatis ac pietatis
paternœ rémunérons in nobis quidquid ipse prœstitit
et honorons quod ipse perjecil. Epist., lxxvi, 4, p. 831.
Entre l'homme et Dieu il y a donc collaboration.
« Le don divin de la grâce est un commencement et
l'homme est responsable de sa continuation. » Wirth,
p. 113. Régénérés parle baptême, incorporés à l'Église,
nous sommes en possession d'un « vaste instrument de
grâce ». « Mais que cet instrument fonctionne à notre
profit, c'est le mérite de notre propre action. » Ibid.,
p. 117-118.
c) Valeur du mérite. — Pour exprimer ce mérite,
Cyprien emploie bien, à l'occasion, des termes juri-
diques qui sembleraient indiquer un droit absolu de
notre part. Wirth, p. 165-167. Non seulement il donne,
à tout instant, la gloire céleste comme une sorte de
salaire, merces, mais il parle de nos mérites comme de
« titres », Epist., lxxvi, 1, p. 828, et il assure que
nos aumônes font de Dieu notre créancier : Qui mise-
retur pauperis Deo fœnerat. De opère et eleem., 15,
p. 385. Cf. De dom. orat., 33, p. 292.
Il ne faut pourtant pas être dupe de ces images
et s'empresser d'y voir, avec R. Seeberg, Dogmen-
geschichle, 1. 1, p. 544, l'expression d'un « droit contrac-
tuel ». H. Wirth lui-même, après avoir affirmé l'exis-
tence de ce rapport juridique, est obligé de convenir
qu'il doit s'entendre sous beaucoup de réserves. Op. cit.,
p. 52 et 74. En réalité, il est objectivement annulé
par l'affirmation préalable de la grâce dont il dépend.
Aussi l'évêque de Carthage ne manque-t-il pas d'em-
prunter à l'Écriture la leçon fondamentale quod nemo
in opère suo exlolli debeat. Teslim., m, 51, p. 154.
Ce n'est pas sans raison que, plus tard, saint Augustin
devait faire état de ce passage. De correplione et
gratia, vu, 12, P. L., t. xliv, col. 924.
Même quand ils rendent convenable justice aux
divers aspects de sa doctrine du mérite, leurs préju-
gés confessionnels forcent les historiens protestants à
conclure que par là Cyprien quittait le terrain du
christianisme. Wirth, p. 146. C'est la preuve que le
christianisme a bien chez lui le sens que l'Église lui a
toujours donné.
2° En Orient. — Vérifiée en Orient « depuis le milieu
du second siècle », voir plus haut, col. 617, l'affirma-
tion simultanée de la grâce et du mérite continue à
rester « une chose qui va de soi pour les' épigones
postérieurs de la piété orientale ». Mais « les deux
concepts de grâce et de mérite ne sont nulle part
rapprochés et systématisés en une doctrine ferme. ■
Nulle part on n'y trouve employées avec suite des
notions de caractère juridique. Les éléments moraux,
religieux et juridiques, y apparaissent côte à côte.
Un langage précis, comme celui qui s'organise chez
les Occidentaux autour du terme meritum, n'est pas
encore formé. Et l'on ne se sent aucunement empêché
de parler de grâce dans un sens purement religieux. »
H. Schultz, loc. cit., p. 21.
Ce qui veut dire que la différence entre l'Orient et
l'Occident, sur laquelle A. Harnack appuie encore
625
MÉRITE. TRADITION ORIENTALE : LES ALEXANDRINS
626
avec insistance, Dogmengeschichte, t. m, p. 52, se
ramène, en somme, même aux yeux des historiens
protestants que le culte des synthèses n'aveugle pas
entièrement sur les faits, à des nuances de pure forme.
Rien n'est, en effet, plus facile que de se rendre compte
qu'il existe sur ce point, entre les Grecs et les Latins,
une parfaite identité de fond.
1. Clément d'Alexandrie. — Dans le grand mouve-
ment de gnose chrétienne qu'a développé l'École
d'Alexandrie, on sait que Clément s'est appliqué de
préférence à la morale. Mais, tandis que Tertullien
et saint Cyprien étaient avant tout des moralistes
pratiques, Clément, même sur ce terrain, reste philo-
sophe et spéculatif. De plus, ceux-là s'adressaient à
la masse des chrétiens, tandis que celui-ci vise expres-
sément l'élite des parfaits. Par suite de cette double
tendance, son œuvre porte une empreinte de mysti-
cisme qui tranche avec la tournure positive et réaliste
des Latins. Ce qui ne doit pas empêcher de reconnaître,
à la base ou au terme de ses spéculations, les principes
essentiels qui lui sont communs avec eux. Voir
G. Bardy, Clément d'Alexandrie (Jans la colle-lion
des Moralistes chrétiens), Paris 1926.
a) Aspect mystique de la vie chrétienne. — Tout
l'effort de Clément tend à tracer l'idéal du « gnostique »
chrétien. Et pour cela il demande, bien entendu, la
foi, qui doit s'épanouir en contemplation, mais aussi
la charité qui fructifie en œuvres. Voir Clément
d'Alexandrie, t. m, col. 188-195. Seulement cette
pédagogie spirituelle semble tout d'abord trouver en
elle-même sa récompense. Le but, en effet, étant de
s'assimiler à Dieu, ibid., col. 173-174, l'amour et la
pratique du bien y suffisent sans autre considération.
Clément va même jusqu'à exclure de la parfaite morale
la préoccupation intéressée des récompenses ou des
châtiments : son gnostique doit s attacher au bien en
soi, alors même qu'il ne devrait en retirer aucun pro-
fit. Strom., iv, 22, P. G., t. vm, col. 1345-1356.
b) Aspect moral de la vie chrétienne. — Jusque dans
ce programme d'absolu mysticisme, on voit néanmoins
que notre philosophe ne veut envisager qu'une
hypothèse extrême. Car il sait que la « gnose » divine
n'est pas séparable du « salut éternel », ibid., col. 1348,
et qu'il est impossible que Dieu se désintéresse de nos
actes. Ibid., col. 1356 B. Aussi lit-on ailleurs qu'après
avoir invité le juste à se rendre semblable à Dieu,
Strom., vu, 14, t. ix, col. 520 A, il lui fait entrevoir
aussitôt qu'on devient ainsi « ce fils complet, cet
homme saint, impassible, gnostique, parfait, formé
par la doctrine du Seigneur, afin que, après s'être
attaché au Seigneur en œuvres, en paroles et en esprit,
il reçoive cette demeure qui est due à celui qui s'est
conduit de la sorte ». Ibid., col. 521 C.
La recherche idéaliste du bien pour lui-même n'est
donc pas exclusive, chez Clément, du sentiment moral
de la valeur personnelle et de la sanction qu'elle
comporte. « Ceux qui n'ont pas fait le mal, avait-il
dit plus haut, espèrent recevoir la récompense de
leur abstention; celui qui a fait le bien par pure préfé-
rence réclame le salaire du bon ouvrier, ànourel tôv
[AiaOôv wc; èpYctTïjç àyaOôç. Il le recevra double, et
pour ce qu'il n'a pas fait (de mal], et pour ce qu'il a
fait de bien. » Strom., vu, 12, t. ix, col. 501.
c) Valeur des œuvres humaines. — Et comme le
travail, même des bons ouvriers, est inégal en ce
monde, il s'ensuit qu'inégales aussi doivent être les
récompenses. — Notre moraliste lit cette vérité dans
le texte de Joa., xiv, 2, qui parle de « plusieurs demeu-
res dans la maison du Père », et ne manque pas
d'observer qu'elles sont réparties xa-r' àvaXoytav (îîcov,
selon -rà; y.y.-' à;îav o\x<popàç ttjc; àpsTÎjç. Strom.,
iv, 6, t. ym, col. 1248. Cf. ibid., vi, 14, t. ix, col. 337 :
y.y.-' dcÇtav tûv Ttiaxe'jaàvTwv. Toutes expressions
qui sont l'équivalent grec du latin meritum. Aussi
était-il question, un peu plus haut, ibid., col. 329, de
la juste rétribution qui nous attend à la mesure de nos
œuvres : àïtoXôyw; ÈxSéyeaOai aùv xai Tfl tûv ëpycov
àvTa7ToS6aei te xal àvxay.oXooOia:.
C'est ainsi que la notion de mérite, loin d'être
exclue, est appelée par le mysticisme de Clément.
2. Origène. — On a dit d'Origène qu'il « manifeste
partout des préoccupations plus ecclésiastiques... que
celles de Clément ». J. Tixeront, Ilist. des dogmes,
t. i,p. 318. Il en est tout particulièrement ainsi dans la
question de la valeur des œuvres humaines, où, sans
cesser de se montrer philosophe, Origène se révèle
plus théologien. Ce qui l'amène à poser nettement les
données diverses du problème surnaturel.
a) Réalité du mérite humain. — Il n'est besoin que
de se référer à sa doctrine du jugement divin pour y
voir qu'il doit consister à rendre à chacun selon ses
œuvres. Ce qui s'oppose tout à la fois au fatalisme des
hérétiques et au fidéisme superficiel de certains
chrétiens. Et primo quidem excludantur hseretici qui
dicunt bonas vel malas animarum naturas et audiant
quia non pro natura unicuique Deus sed pro operibus
suis reddet. Secundo in loco œdi/icentur fidèles, ne
putent sibi hoc solum sufficere posse quod credunt, sed
sciant justum judicium Dei reddere unicuique secundum
opéra sua. In Rom., n, 4, P. G., t. xiv, col. 878. Cf. De
princ, III, i, 6, t. xi, col. 257. Pour traduire la valeur
de ces œuvres, le terme de mérite vient ailleurs tout
naturellement sous la plume de son traducteur Rufin.
Dubium non est in die judicii juturum quod separentur
boni a malis et justi ab injustis, et singuli quique pro
merito per ea loca quibus digni sunt distribuante
judicio Dei. De princ, II, ix, 8, t. xi, col. 232. Cf. I,
prolog., 5 : Anima... cum ex hoc mundo discesserit
pro suis meritis dispensabitur. Et encore, IV, xxin,
col. 392 : èxtojv èvTaù8a TceTCpayjiivcûv ùty.ovoji.otivToa.
Voir C. Verfaillie, La doctrine de la justification dans
Origène, Strasbourg, 1926, p. 114-116.
Aussi n'est-il pas étonnant de rencontrer chez lui,
à l'occasion, la terminologie « commerciale » des Occi-
dentaux ses contemporains, qu'on ne saurait évidem-
ment imputer tout entière à l'initiative du traducteur.
Le péché originel nous constitue dans un état de dette
vis-à-vis de Dieu : Debilores enim cfjecti sumus secun-
dum illum qui primitus acceptum immorlalilalis et
incorruptibililatis censum in paradiso perdidit. Pour
apurer cette dette, Dieu nous donne ses commande-
ments : Idcirco ergo et prsecepta donantur ut débita
persolvamus. La preuve, c'est qu'en les observant
nous sommes des « serviteurs inutiles », qui ont sim-
plement fait ce qu'ils « devaient faire ». Mais il reste
des actes, tels que la conservation de la virginité
perpétuelle, qui ne sont pas l'objet d'un précepte :
Verbi causa virginilas non ex debilo solvitur, neque
enim per preeceptum expetitur, sed supra debitum
ofjertur. Et la conclusion évidente, bien que l'auteur
ne l'exprime pas, c'est qu'à ces œuvres surérogatoires,
supra debitum, un mérite spécial est attaché. In Rom.,
x, 14, t. xiv, col. 1275.
Origène est si peu enclin à perdre de vue la réalité
de ces « mérites » qu'il prétend justifier par ceux que
nous avons acquis dans un monde antérieur l'inégalité
des conditions humaines dans celui-ci. C'est par là
seulement qu'il peut s'expliquer la justice du gouver-
nement divin, dum inœqualilas rerum retributionis
meritorum servat œquilatem. De princ, II, ix, 8, t. xi,
col. 233; cf. III, i, 17, col. 285. Voilà pourquoi il
s'attache à prendre longuement la défense du libre
arbitre. Ibid., III, i, col. 249-303. Cf. Verfaillie, op. cit.,
p. 36-38, 94, 101. Affirmation et démonstration d'une
incontestable vérité chrétienne, qu'il ne faut évidem-
ment pas solidariser avec l'explication qu'elle reçoit
•627
MÉRITE, TRADITION ORIENTALE : ORIGÈNE
628
dans le système chimérique du grand Alexandrin.
b) Valeur du mérite humain. - — Cependant ailleurs
le même Origène paraît annuler le prix de nos œuvres
en regard de la vie éternelle.
A première vue, dit-il dans son Commentaire de
l'Épître aux Romains, le texte de saint Paul : Ei qui
operalur merces non imputalur secundum gratiam sed
secundum debilum, Rom., iv, 4, semblerait signifier
que la valeur des œuvres relève de la justice : Videtur
ostenderc quasi in fide quidem gralia sil justificaniis, in
opère vero justilia rétribuerais. Et tel est bien le sens
littéral de l'apôtre; mais Origène de réagir au nom des
droits supérieurs de la grâce : Sed ego.... vix mihi
suadeo quod possit ullum opus ess? quod ex debito remu-
nerationem Dei deposcat, cum etiam hoc ipsum quod
agere aliquid possumus, vel cogitare, vel proloqui,
ipsius dono et largitione faciamus. Quod ergo eril debi-
lum illius cujus erga nos fœnus prœcessit'l In Rom.,
iv, 1, P. G., t. xiv, col. 963-964. Le texte grec corres-
pondant, conservé dans les Chaînes, est édité par
A. Ramsbotham, Journal of theological studies, t. xni,
1911-1912, p. 368. Il permet de se rendre compte que
« Rufin reproduit ici librement l'original, tout en
en respectant la pensée ». Verfaillie, op. cit., p. 116,
n. 30.
Origène quitte donc le terrain précis des œuvres
préparatoires à la justification sur lequel se tenait
saint Paul. Il pense aux œuvres en général, même et
surtout à celles qui suivent le don de la grâce, et, préci-
sément pour ce motif, il leur refuse le droit à une rému-
nération ex debito. Comment parler de justice dès lors
que nos actes bons ne sont que l'utilisation d'un capital
divin?
Notre théologien tient tellement à cette idée qu'il
ne voit pas d'autre moyen pour sauver cette merces
secundum debilum qu'affirme ici l'apôtre que de l'ap-
pliquer, en dépit du contexte, au cas des damnés.
Car, à leur endroit, se réalise bien la stricte justice :
Quibus ulique quasi débita pœna pro mercede iniqui-
tatis exsolvitur. Mais elle ne saurait exister pour les
élus. — En confirmation de sa thèse, Origène invoque
un autre texte de saint Paul, Rom., vr, 23, dans l'in-
terprétation duquel il apporte la même rigueur d'exé-
gèse que plus tard les dogmaticiens de la Réforme :
Stipkndia, inquit, peccati mors et non addidit ut
similiter diceret : Stipendia autem justitise vila selerna,
sed ait : Gratia autem Dei vita ^eterna, ut stipen-
dium, quod utique debito et mercedi simile est, relri-
butionem pœnse esse doceret et morlis, vitam vero seter-
nam soli gralise consignarct. Ibid., col. 964. Il va de
soi que les protestants n'ont pas manqué d'exploi-
ter à leur profit ce texte. Voir Gerhard, Loci Iheologici,
loc. XVIII, c. vm, n. 105, édition Cotta, t. vm, p. 108.
A plus forte raison, à la suite de Rom., vm, 18,
Origène n'admet-il pas qu'on parle de proportion entre
les épreuves d'ici-bas et la gloire future. Tandis que
les consolations présentes nous sont données secundum
mensuram, la récompense du ciel est au delà de toute
mesure, parce que d'ordre transcendant. In Rom.,
vn, 4, col. 1108-1109. Néanmoins il reste que nos
bonnes œuvres ne sont pas perdues. Car, non seulement
elles entraînent comme récompense l'augmentation
de la grâce : Si autem inanem non feceris gratiam,
multiplicabitur tibi gralia et tamquam mercedem boni
operis gratiarum multitudinem consequeris, ibid., vm,
7, col. 1179, mais elles nous valent en retour la vie
éternelle : Quierenlibus, inquit, gloriam et honorem et
incorruptioncm (Rom., n, 7) pro boni operis patientia
vita œterna dabitur. Ibid., n, 5, col. 880. Cf. col. 881 :
lnquisitor hujus glortse... per patienliam boni operis
vitam consequitur eeternam, et ibid., 7, col. 887 : Per
patienliam boni operis... vita alterna reddclur.
Il reste donc, au total, que les réflexions critiques
d'Origône sur la valeur du mérite n'en ébranlent
aucunement la réalité.
c) Problème théologique du mérite. — ■ Ces deux séries
d'affirmations en apparence contradictoires nous
laissent néanmoins en présence d'une sorte d'anti-
nomie, où nos bonnes œuvres sont tout à la fois et
ne sont pas un titre à la gloire céleste.
Pour la résoudre, on peut tout d'abord observer,
avec C. Verfaillie, op. cit., p. 116-117, qu'Origène
conteste seulement à nos mérites une valeur en stricte
justice, ex debito. Ce qui signifierait qu'il cherche uni-
quement à préciser le degré du titre dont il reconnaît
l'existence. La raison en est que tout ce que nous avons
est un don de Dieu, et cette dépendance nous interdit
toute prétention à un rapport de justice à son endroit :
Sciendum sane est quod omne quod habent homines a
Deo gratia est. Nihil enim ex debito habent. In Rom.,
x, 38, t. xiv, col. 1287. Cependant cette explication
n'épuise peut-être pas la pensée d'Origône. Son
dernier mot étant pour rattacher la vie éternelle à
la « seule grâce », n'est-ce pas le fondement intrinsèque
du mérite humain qu'il semble mettre en cause, dès
là que la grâce en est nécessairement le principe? Il
est remarquable, en tout cas, que sa pensée s'arrête
à un point d'interrogation, au lieu de s'achever en
réponse.
Ainsi donc il n'est pas douteux qu'Origène a soulevé
le problème fondamental que pose la doctrine du sur-
naturel, et ceci fait honneur à l'acuité de son sens
théologique. La solution eût consisté à montrer,
comme le fera saint Augustin, voir col. 6c0, que
la valeur du mérite réside précisément en ce qu'il est
un fruit de la grâce, un produit combiné de l'action
divine et de notre libre coopération. On voit d'ail-
leurs qu'Origène tenait en main les éléments de
cette synthèse, quand il rappelle, d'après I Cor., m,
6-7, l'exemple classique de la plante qui pousse
moyennant le travail du jardinier qui l'arrose et de
Dieu qui lui donne l'accroissement, exemple auquel
il ajoute pour son compte celui du navire qui échappe
à la tempête grâce aux efforts des matelots et à la
puissance de Dieu qui le ramène au port. De princ.
III, i, 18, P. G., t. xi, col. 289-292. Mais il ne semble
pas en avoir fait l'application à la question précise de
la valeur de nos œuvres qui avait si nettement traversé
son esprit.
En même temps qu'il témoigne de la tradition catho-
lique en matière de mérite, Origène inaugure l'ana-
lyse théologique sur ce point, et, s'il n'a pas lui-même
entièrement résolu le problème, il en a du moins saisi
les données plus clairement que personne avant lui, et
fait les premiers pas sur le chemin où l'on devait en
chercher plus tard la solution. Par la pénétration de
son génie spéculatif, Origène avait donné à la théo-
logie grecque une avance notable sur l'Occident, que
celui-ci ne devait pasrattrapper avant saint Augustin.
III. L'Église du ive siècle. — Il fallait insister
sur le iiie siècle, puisqu'il est unanimement reconnu
que les positions essentielles sont prises dès ce
moment-là par les Pères qui représentent le mieux les
tendances respectives des deux parties de la chré-
tienté. Ce qui nous donne le droit de nous en tenir à
quelques indications sur la manière dont ces posi-
tions initiales furent conservées par les Pères du siècle
suivant.
1° En Occident. — Autant la critique protestante
se montre généralement sévère pour les Pères latins
du m» siècle, autant elle témoigne à ceux du ive des
égards imprévus. Ceux-là n'auraient fondé le catholi-
cisme qu'au détriment de l'esprit chrétien : au con-
traire, un peu de christianisme reparaîtrait avec
ceux-ci. Ici encore, A. Harnack a donné le ton. « Dans
l'œuvre dogmatique des théologiens latins du iv siècle
629 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : SAINT IIILAIRE, SAINT AMBROISE 630
écrit-il, on voit reculer dans une certaine mesure cet
esprit du christianisme occidental qui avait trouvé sa
plus puissante expression dans le De opère et eleemo-
synis de saint Cyprien. .Mais, bien qu'il recule, il reste
encore dominant. » Dogmeiigeschichte, t. m, p. 51-52.
Nous sommes suffisamment fixés sur la valeur de ces
synthèses en ce qui concerne le m" siècle pour en
retenir seulement l'impression que l'équilibre de la
pensée catholique au iv doit être bien constant,
puisque nos adversaires eux-mêmes peuvent à peine
le méconnaître. Aussi bien peu de faits seraient-ils
plus difficiles à contester.
1. Saint Hîlaire. — « Par rapport à Hilaire, Fôrster
a montré, Theol. Sludien und Kritiken, 1888, p. G45 sq.,
que, malgré sa dépendance des Grecs, il ne répudie pas
les préoccupations pratiques et morales des Occiden-
taux. » Harnack, ibid., p. 51, n. 2. Il faut donc s'atten-
dre à rencontrer chez lui la notion de mérite; mais on
ne nie pas qu'elle reste subordonnée à celle de grâce.
Schultz, toc. cit., p. 41-42.
a) Réalité du mérite. — Mereri ejus est qui sibi ipsi
meriti acquirendi auctor exsistat. De Trin., xi, 19,
P.L.,t.X, col. 413. C'est en prenant le mérite dans ce
sens strict que l'évêque de Poitiers en fait pour cha-
cun de nous une obligation : De nostro igitur est beata
illa œternitas promerenda prseslandumque est aliquid
ex proprio. In Mallh., vi, 5, t. ix, col. 953. Cf. De Trin.,
ix. 47, t. x, col. 319.
Aussi bien en avons-nous les moyens ; car c'est pour
cela que Dieu nous a donné le libre arbitre : ...Ut
prsemium sibi volunlas bonitatis acquireret et esset nobis
hujus beatitudinis profectus atque usus ex merito. In
Ps. il, 16, t. ix, col. 270. D'où la nécessité des bonnes
œuvres, parmi lesquelles, contrairement aux rectric-
tions de H. Schultz, toc. cit., p. 42, on voit qu'il fait
leur place aux pratiques de l'ascétisme. In Ps. xci,
10, t ix, col. 500; cf. In Ps. lxiv, 6, col. 416-417;
In Matth., v, 2, ibid., col. 943.
Ces œuvres sont d'une importance telle que, pour
Hilaire, notre élection se fait ex meriti dcleclu. In
Ps. lxiv, 5, t. ix, col. 415. Déclaration qui appartient
à cette catégorie de •< propositions que nous qualifie-
rions actuellement de semipélagiennes >•, J. Tixeront,
Hist. des dogmes, t. n, p. 282, voir là-dessus l'art.
Hilaire, t. vi, col. 2449-2451, mais qui ne laisse pas
de doute sur la valeur réelle que l'évêque de Poitiers
reconnaît à nos mérites devant Dieu. La gloire céleste
a pour les saints le caractère d'une rétribution : Vitam
retribui stipendiis sanctilatis, In Ps. CXLII, 13, t. ix,
col. 842, et, contrairement à Origène, voir plus haut,
col. 627, il compare sans scrupule leur situation à celle
du bon ouvrier qui, la journée finie, peut réclamer
à bon droit « comme une dette » le denier convenu :
Beatus qui a mane usque ad noctem laborans pactum
denurium tamquam debitum postulat. In Ps. CXXIV,
11, col. 725.
b) Valeur pratique du mérite humain. — A cette
légitime confiance en nos bonnes œuvres Hilaire
cependant oppose un double correctif. C'est, d'une
part, le sentiment de nos péchés, qui laissent toujours
une large place à l'exercice de la miséricorde : Non
enim ipsa illa justiliœ opéra su/Jicient ad per/eclœ beati-
tudinis meritum nisi misericordia Dci eliam in hue
justitiœ voluntate humanarum demutationum et moluum
vitia non reputet. In Ps. li, 23, t. ix, col. 522. Cf.
In Ps. cx.xxv, 4, col. 770. Et c'est aussi le fait que
tous nos mérites dépendent de la grâce : Neque enim
beatœ illius vilœ relernitatem consequi merito suo poteril
[homo] nisi miserationibus ejus qui paler miserationum
est provehatur . In Ps. CXVlIl, litt., x, 15, col. 569,
570. Voir J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. n, p. 281.
De toutes façons, à l'arrogance insensée des chrétiens
qui réclament le salut ■ comme une chose due » :
nos vero salulem lanquam debitum postulamus. In
Ps. CXYiu, litt. xix, 3, col. 626, il oppose la conduite
des véritables saints, représentés par le Psalmiste,
qui, au lieu d'étaler ses mérites, commence par recon-
naître son indignité et ne veut compter que sur la
divine miséricorde. Ibid., 3-6, col. 626-628. Cf. In
Ps. ex vin, litt. vt, 3-1, col. 544; litt. xv, 5, col. 601;
litt. m, 1-2, col. 517.
Mais le besoin de la miséricorde n'exclut pas le
mérite, pas plus que celui-ci n'empêche celui-là :
Habuil quidem... hoc justitia verecundiœ ut quidquid
illud sibi beatitudinis sperat id pro magni/icentia Dei
polius ... quam pro merito suo postulet. Sed tamen prse-
ferens honorem et misericordiam Dei : merendi quoque id
per se non exclusit ofjicium. Nam cum vivificandus
sit, vivificandus tamen est in œquitate. In Ps. cxlii,
13, col. 842. Sur le terrain pratique et religieux où se
meut toujours la pensée d'Hilaire, les titres respec-
tifs de Dieu et de l'homme se conditionnent sans se
léser.
2. Saint Ambroise. — De même en est-il, avec une
note théologique peut-être plus étudiée, chez l'évêque
de Milan. — Il y a déjà dans saint Ambroise,
« de l'augustinisme avant Augustin et plus encore »,
d'après A. Harnack, Dogmeiigeschichte, t. h, p. 51.
« Avec lui, la doctrine de ses prédécesseurs commence
à s'incorporer dans une conception évangélique fort
accentuée de la grâce de Dieu, qui est en dernière
analyse inconciliable avec la notion de mérite. »
Incompatibilité dont il n'eut pas la moindre cons-
cience. Car « ces principes n'empêchent pas Ambroise
de retenir la conception traditionnelle. Et il en fut
toujours ainsi dans le catholicisme précisé par lui et
par Augustin. D'une part, on y trouve la complète
négation de tout mérite au sens absolu, la reconnais-
sance de la libre grâce de Dieu comme source unique
de notre salut, mais aussi, d'autre part, la ferme con-
viction que, précisément par cette libre grâce, un
mérite nous est rendu possible, au moyen duquel
nous pouvons et devons obtenir notre salùt par voie
de juste rétribution. » H. Schultz, p. 34-35. Ou plus
brièvement, avec F. Loofs, Dogmeiigeschichte, p. 338 :
« Malgré son accentuation de la grâce, il accepte
encore, comme Tertullien, entre Dieu et l'homme
l'idée d'un rapport fondé sur le salaire. » Les textes
justifient largement cette impression de témoins
peu suspects.
a) Réalité du mérité. - - En effet, saint Ambroise
répète à l'envi, suivant la foi commune, que les desti-
nées éternelles de chacun sont commandées par ses
mérites : Nonne evidens est meritorum aut prœmia aut
supplicia post mortem manere? De ojjiciis, I, xv, 57,
P. L. (édition de 1866), t. xvi, col. 44.
Dieu est essentiellement pour lui le remunerator
meritorum. Exp. in Ps. cxvin, serm. n, 7, t.. xv,
col. 1276. Et c'est pourquoi il n'y a pas d'injustice
dans ses jugements : Pro actibus hominis remunera-
tionis est qualitas. Exp. in Luc., viii, 47, t. xv, col. 1869.
Ce qui ne s'applique pas seulement aux pécheurs, mais
également aux justes. Ibid., vu, 118, col. 1817. Cf.
Expos, in Ps. OXVIII, serm. vn, 17, t. xv, col. 1354;
De Caïn et Abel, II, ix, 31, t. xiv, col. 375; De Noe et
arca, vu, 16, ibid., col. 389; Epist., xliii, 9, t. xvi,
col. 1180.
Pour ce motif l'évêque de Milan place la prévision
de nos mérites à la base de notre prédestination :
... Palrem... non pelilionibus déferre solere, sed merilis,
quia Deus personarum acceptor non est... Non enim
anlc priedestinavil quam prœsciret, sed quorum méri-
ta prsescivil corum prœmia prxdestinavit. De fide, V,
vi, 83, t. xvi, col. 692-693. Cf. In Luc, m, 30, t. xv,
col. 1685. D'où aussi l'inégalité des dons divins : Ubi
diversa mérita, prœmia diversa. Lib. de Joseph putr.,
631 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : SAINT AMBROISE, SAINT JÉRÔME 632
xm, 76, t. xiv, col. 702. Non pas qu'Ambroise ignore
que le bien porte en lui-même sa récompense, Enarr.
in Ps. I, 17, t. xiv, col. 972, mais son esprit se porte
plus volontiers sur la récompense extérieure qui nous
attend pour nos efforts. Et nos mercenarii sumus qui
ad mercedcm laboramus etliujus opcris noslri mercedem
speramus a Domino. Epist., n, 12, t. xvi, col. 920.
Aussi, pour exprimer tout à la fois cette souveraine
justice de Dieu et cette valeur de nos œuvres devant
lui, a-t-il volontiers recours à l'image populaire de la
balance. Consideranda statera qua singulorum fada
trutinantur.,. Pendet singulis nostrorum statera merito-
rum. Ibid., 14, 16, col. 921. Et il est clair que le poids
de nos fautes s'oppose à celui de nos mérites : meritis
obstare deliclum. In Luc, m, 38, t. xv, col. 1688.
Il s'agit, en conséquence, de faire pencher la balance
du bon côté. Cavendum est ne plura peccaia sint quam
opéra virtutum... Omnia utique nostra quasi in trutina
ponderantur. Apol. proph. David., vi, 24, t. xiv, col. 901.
Nos bonnes œuvres ont, à cet égard, une valeur
d'échange, qui compense le démérite de nos fautes.
Ibid., vii, 36-40, col. 905-900 ; ix, 49, col. 911. Cf.
Enarr. in Ps. xliii, 46, t. xiv, col. 1164-1165. Toute
spéciale est la vertu de l'aumône, qui fait de Dieu
notre débiteur. De officiis, I, xi, 39, t. xvi, col. 38.
Dans cette voie, Ambroise ne recule même pas devant
l'expression paradoxale de venalis Dominus. Lib. de
Elia et jejunio, xx, 76, t. xiv, col. 759. — Rien d'éton-
nant à ce qu'il présente la récompense promise comme
un droit pour le bon serviteur. Vult ctiam conveniri
\Deus], ut si quis proposila secutus virtutibus prsemia
benc certaverit fructum remunerationis exspectel, quin
etiam exigat... Non usurpatione speravi quœ ut spera-
rem ipse fecisti. Servus sum, exspecto alimcntum a
Domino; miles sum, exigo ab imperatore stipendium;
vocatus sum, poslulo ab invitante promissum. Enarr.
in Ps. cxviii, serm. vn, 3-4, t. xv, col. 1348-1349.
Il serait difficile d'exprimer en termes plus nets la
valeur objective de nos œuvres et l'on aurait presque le
droit, même en observant que les titres de l'homme
supposent une promesse préalable de Dieu, d'y dénon-
cer quelque excès, si ces fortes affirmations ne com-
portaient visiblement une bonne part d'image et ne
trouvaient ailleurs leur contrepoids.
b) Appréciation pratique du mérite. — Ainsi que
chez saint Hilaire, deux considérations entrent en
ligne de compte pour mettre au. point notre atti-
tude devant Dieu.
C'est d'abord, du côté subjectif, le sentiment de
nos misères qui doit accompagner celui de nos mérites,
mais aussi la disproportion même de la récompense,
La justice des jugements divins et la balance où sont
pesées nos œuvres, examinât et trutinat Deus mérita
singulorum..., in statera singulorum facta pensantur,
sont précisément ce qui invite saint Ambroise à rap-
peler que nous avons tous besoin de miséricorde :
Quis enim nostrum sine divina potest miseratione sub-
sislere? Quid possumus dignum prœmiis facere cseles-
tibus?... Quo tandem hominum meritum dejerlur ut
hœc corruptibilis caro induat incorruplionem? D'où
cette conclusion : Non ergo secundum mérita nostra,
sed secundum misericordiam Dei cœlestium decretorum
in homines forma procedit. In Ps. CXVIII, serm. xx,
40-42, t. xv, col. 1573-1574. Cf. Exhort. virg., vu, 44,
t. xvi, col. 364 : Ultra meritum laboris remunerationem
suis donare consuevit. L'humilité de David convient, à
plus forte raison, à des pécheurs comme nous, quibus
suffragatur nulla prœrogativa meritorum. In Luc,
m, 37, t. xv, col. 1687. Ce qui prouve qu'il faut
entendre sans doute cum grano salis ce qu'il dit ailleurs
du roi prophète pénitent : In ipsa quoque ofjcnsione
gratiam divinee miseralionis emeruit. Enarr. in Ps.
xxxvn, 15, P. L., t. xiv, col. 1063.
Au surplus, tous nos mérites dépendent de la grâce r
grâce lointaine de la rédemption, Enarr. in Ps. xliii,
47, t. xiv, col. 1165; grâce prochaine qui est nécessaire
pour préparer en nous notre bonne volonté. In Luc,
i, 10, t. xv, col. 1617. Cf. ibid., n, 84, col. 1665. Voir
J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. n, p. 281-282. Il n'y
a donc pas lieu de se vanter : Nemo ergo sibi arrogel,
nemo de meritis, nemo de potestale se jaclel, mais plutôt
d'imiter la modestie de l'Apôtre : Sed magis minuere
operis sui prelium et merili sui gratiam. Cependant
l'obligation reste de nous créer des titres solides au
regard de l'éternelle justice : Ergo, quia examinandi
sumus, sic nos agamus ut judicio probari mereamur
divino. In Ps. cxvm, serm. xx, 14-16, t. xv, col. 1565.
Car, si nous sommes tout d'abord justifiés par la
grâce, non ex operibus sed ex fide per gratiam suam
nobis peccaia donavit, la couronne doit ensuite être
conquise au prix de nos efforts : Admonet mulla nobis
;t gravia certamina esse proposita, ut nemo nisi qui
légitime certaverit coronetur. Enarr. in Ps. xliii, l,
t. xiv, col. 1139-1141.
Pour saint Ambroise comme pour ses prédécesseurs,
l'ordre moral fait partie intégrante du mysticisme
chrétien.
3. Autres Pères latins du iv« siècle. — Quelques,
témoignages suffiront à montrer comment on retrouve
le même rythme chez les autres interprètes de la
tradition latine.
a) L'Ambrosiaslcr. — Soutenu par le texte de saint
Paul, Y Ambrosiasler n'est pas suspect d'oublier la
primauté de la grâce et son absolue gratuité : Gratia
donum Dei est, non débita operibus. In Rom., xi, 6,
P. L., t. xvn (édition de 1866), col. 155. Mais il reste
que, sur cette base, chacun sera jugé d'après ses
œuvres. In Rom., xni, 2, col. 171. Car Dieu doit à sa
justice de traiter ses créatures à la mesure de leurs
mérites : Deum conditorem mundi providenter et curiose
operis sui mérita requirere faleatur... Unumquemque
proprio merito aut rémunérât aut condemnat. In Rom.,
n, 3 et 11, col. 67 et 70. Cf. In II Cor., vi, 12-13, col. 318.
Unusquisque pro operibus suis mercedem accipiei.
Bien .loin que la grâce exclue le mérite, c'est elle
qui nous impose l'obligation et nous fournit le moyen
d'en obtenir : Non est gloriandum nobis in nobis ipsis,.
sed in Deo, qui nos regeneravit... ad hoc ut bonis operi-
bus exercitati quœ Deus nobis jam renatis decrevit pro-
missa mereamur accipere. In Eph., n, 9-10, col. 400.
b) Marius Victorinus. — C'est aussi la doctrine de
saint Paul qui inspire au rhéteur Marius Victorinus
des accents encore plus nettement augustiniens. Il
insiste sur la gratuité absolue de notre justification :
Non enim nobis reddidit meritum, quippe cum non hoc
meritis nos accipimus sed Dei gratia et bonitate. In
Eph., n, 7, P. L., t. vin, col. 1255. Cf. ibid., m, 7-8,
col. 1264. Il n'en reconnaît pas moins qu'après cette
grâce initiale il y a pour nous possibilité de mérite :
Cum esse possit meritum ex officio et religione, ex casli-
tale et abstincntia. Cependant ce mérite même n'est
pas notre œuvre propre : ...Etiam cum esse possit meri-
tum...; non enim neque operibus vestris potest. Voilà
pourquoi il n'y a pas à se vanter de ce qui est en
nous un don de Dieu : Nescio quomodo enim qui operi-
bus suis redditum meritum putat suum vult esse, non
preestantis, et hœc jactatio est. Ibid., n, 9, col. 1256.
Cf. i, 14, col. 1247 : Gratia est quœ meritum nostrum.
c) Saint Jérôme. — Dans ses derniers jours, saint
Jérôme eut déjà l'occasion de défendre les droits
de la grâce contre les pélagiens et il aboutit, dans cette
voie, à des formules du plus pur augustinisme : Coronat
\Deus\ in nobis et laudal quod ipse operatus est. Dialog.
contra pelag., m, 6, P. L., (édition de 1865), t. xxm,
col. 601. Néanmoins il met si peu en doute la valeur
de nos actes qu'il parle à leur sujet de prœmium et de
633
MÉRITE, TRADITION ORIENTALE : SAINT JEAN CHRYSOSTOME
634
<orona. Ibid., in, 1 et 5, col. 597 et 601. Ailleurs il
disserte contre Jovinien afin de prouver que l'inéga-
ité des destinées éternelle?, soit entre les bons et les
méchants, soit surtout entre les justes eux-mêmes,
suppose une diversitas merilorum. Adv. Jovin., n,
25-28, t. xxni, col. 315-325. D'où il dégage cette
conclusion pratique, ibid., 32, col. 329 : Jam nostri
laboris est pro diversitate uirtutum di versa no bis prœmia
prœparare.
Cependant la pensée du jugement divin éveille en
son âme de redoutables appréhensions : Si nostra
consideremus mérita, desperandum est. In Isaiam,
I. XVII (c. lxiv, 8), t. xxiv, col. 625. Elles sont moti-
vées par le déficit radical de nos œuvres : Quia nullum
opus dignum Dei justilia reperietur. Ibid., 1. VI
c. xni, 6-7), col. 209.
Entre les Pères latins du ive siècle et ceux du me,
commune est manifestement la tradition dogmatique
sur l'existence du mérite à côté de la grâce qui en est
la condition. Le seul trait qui leur appartienne en
propre, c'est une plus grande attention accordée aux
répercussions psychologiques de la doctrine et le
souci qui en dérive de modérer la confiance que peut
provoquer le mérite, par le souvenir de tous les élé-
ments subjectifs et objectifs qui sont propres à en
réduire la valeur. « Il semble, écrit J. Tixeront,
Hist. des dogmes, t. n, p. 284, que la rigueur pure-
ment juridique de Tertullien soit adoucie, surtout chez
ceux de nos auteurs qui ont étudié les Grecs, par ce
sentiment fréquemment exprimé que nos mérites,
quels qu'ils soient, sont très mêlés de démérites,
qu'ils sont en partie le fruit de la grâce et restent en
somme fort au-dessous de la récompense qui nous
est promise, si bien que, à tout prendre, cette récom-
pense est l'effet moins de nos mérites que de la
miséricorde de Dieu. »
Origène avait soulevé le problème théorique du
mérite dans ses rapports avec la grâce. Voir col. 628.
Sans le suivre sur ce terrain, les Occidentaux s'appli-
quèrent à en mesurer le retentissement pratique sur
la vie religieuse des âmes. De part et d'autre, c'était
un progrès dans l'analyse, un premier contact de
l'intelligence religieuse avec la diversité des éléments
que cette importante notion fait intervenir.
2° En Orient. — Chez les Pères Orientaux, la ter-
minologie reste comme toujours moins précise et les
développements moins nombreux. A cela près, on
relève dans leur pensée au sujet des œuvres les
mêmes traits essentiels.
1. Saint Jean Chrysostome. — Bien qu'il attache
très peu d'importance à la tradition grecque,
H. Schultz, toc. cit., p. 18-20, veut du moins en
retenir saint Jean Chrysostome, comme étant « l'in-
terprète classique des conceptions développées dans
l'Église orientale ». Or il trouve que, chez lui, « la
grâce n'exclut pas la récompense de nos travaux »,
voire même « la récompense en justice ». En faut-il
davantage pour que le patriarche de Constantinople
doive être compté comme un nouveau témoin de la
foi catholique au mérite des actes humains?
a) Réalité du mérite. — De fait, « l'enseignement de
saint Chrysostome se ressent... naturellement des
préoccupations de l'auteur, avant tout prédicateur
et moraliste, dont le rôle est de pousser ses auditeurs
à l'effort personnel ». J. Tixeront, Hist. des dogmes,
t. n, p. 146. Sans donc oublier la part qui revient à
Dieu, il éprouve plutôt le besoin d'insister sur celle
qui nous échoit et sur les espérances légitimes qu'elle
autorise. « Quand tu entends parler de grâce, ne pense
pas que par là soit supprimée la récompense due à la
bonne volonté, tÔv àrzb t7,ç rcpoxipéascoç |j.ta06v.
L'apôtre parle de grâce, poursuit-il, non pour déprécier
cet effort volontaire, mais pour couper court à toute
tentation d'orgueil. » In Rom., hom. n, 3, P. G., t. lx,
col. 404.
Cette « récompense » est assurément tout d'abord
celle que la vertu trouve en elle-même dès ici-bas.
Deresur.,morl., 3, t. l, col. 422; Exp. in Ps. cxxvn, 3,
t. lv, col. 359-370. Mais c'est aussi et surtout la gloire
céleste. Les pécheurs ne peuvent être récompensés
qu'ici-bas du bien qu'ils ont pu faire. De Lazaro,
hom. m, 4, t. xlviii, col. 997. Au contraire, les justes
ont devant eux l'éternité et doivent y porter ferme-
ment leurs espérances au milieu des épreuves ou des
injustices de ce monde. Voir, par exemple, Exp. in
Ps. iv, 10, t. lv, col. 55; In Ps. VII, 8, ibid., col. 93;
In Matth., hom. xm, 5, t. lvii, col. 215-216;
hom. xxxiv, 3, ibid., col. 402. Leur récompense sera
d'autant plus élevée que plus grande fut sur la terre
leur constance dans le bien. In I Cor., hom. xliii, 3,
t. lxi, col. 371-372.
■ Si aucune espérance n'est plus chère au chrétien,
c'est qu'elle engage la foi même en la justice divine.
Ici-bas les situations sont encore confuses, parce que
provisoires; elles seront rétablies au jour du jugement :
« L'homme s'y tiendra seul avec ses œuvres, afin
d'y être condamné pour elles ou couronné pour elles. »
Exp. in Ps. xlviii, 6, t. lv, col. 508. Les païens eux-
mêmes ont cru aux rétributions futures, twv èvrocCôa
Yivo^svwv àvTÎSoffiç. A plus forte raison des chrétiens
n'en sauraient-ils douter. « S'il y a un Dieu, et il y
en a un, tout le monde conviendra qu'il est juste. Et
s'il est juste, on accordera qu'il doit rendre aux uns
et aux autres selon leur mérite, àTroSwaei va x.%i' à;tav.
Ce qui entraîne comme conséquence l'existence d'une
autre vie, où tous recevront « la rémunération qui leur
convient », ttjv TCpoarjxouaav àviiSoaiv. De Lazaro,
hom. iv, 3-4, t. XLvm, col. 1011. « Alors seulement,
lorsque chacun aura reçu selon ses mérites, tx xax'
à^tav, éclatera la justice de Dieu. » De diabolo tenta-
tore, hom. n, 8, t. xlix, col. 258. Dans cette reddition
de comptes, « toutes nos actions, grandes ou petites,
nous seront comptées». Ad Theod. lapsum,i,9,t. XLvn,
col. 287. Mais si celles qui sont dues en stricte obéis-
sance, ï\ ôcpsiXî);, y seront récompensées, à plus
forte raison les œuvres surérogatoires, qui relèvent
seulement des conseils divins. De psen., hom. vi, 3,
t. xlix, col. 318. Toutes ensemble nous donnent droit
à une véritable rétribution. « Innombrables sont les
endroits où Chrysostome, se référant au Nouveau Tes-
tament, parle de (jua66ç, àu.ot6y) ou àu.ot6aî, <x>m8oaiç,
àvrarcôS joiç, OTÉcpavoç, (3pa6sîa. » H. Schultz, loc. cit..
p. 19.
Il est vrai que la récompense est bien supérieure
à nos travaux. Exp. in Ps. xlix, 5, t. lv, col. 249;
In Matth., hom. xv, 5, t. lvii, col. 226; hom. lxxvi, 4,
t. lviii, col. 699; In Rom , hom. xiv, 4, t. lx, col. 528-
529. Mais cette considération, loin de diminuer notre
mérite, ne sert qu'à stimuler notre effort. C'est aussi
parce qu'il nous promet beaucoup plus que sous
l'ancienne Loi que Dieu peut nous demander davan-
tage. De virg., 84, t. xlviii, col. 595-596; In Matth.,
hom. xvi, 5, t. lvii, col. 215.
b) Appréciation subjective du mérite. — Ces principes,
qui fondent la réalité dogmatique du mérite, se com-
plètent, chez saint Jean Chrysostome, par quelques
indications propres à marquer la place qui lui revien
dans la vie spirituelle du croyant.
Avant tout il s'applique à combattre chez ses audi-
teurs la tentation de l'orgueil. Et d'abord une raison
de fait interdit à qui que ce soit de se glorifier, c'est
que le jugement de Dieu n'est pas encore intervenu
et que celui des hommes ne compte pas. Mais, en
admettant que nos mérites soient elîectifs, une raison
de droit empêche de s'en prévaloir. Généralement peu
explicite sur la grâce, voir Jean Chrysostome, t. vm
635 MKRITK, TRADITION ORIENTALE : SAINT CYRILLE DE JÉRUSALEM 636
col. 078-679, le saint docteur l'est d'une manière abso-
lue pour affirmer, dans un développement d'allure
tout augustinienne, que ce que nous avons de
bien est en nous un don de Dieu.
« Mettons que tu es digne de louange... : même alors
il n'y a pas lieu de t'en fier. Car tu n'as rien en propre,
ayant [tout ] reçu de Dieu. Pourquoi donc feindre
d'avoir ce que tu n'as pas? Tu l'as néanmoins, et
d'autres comme toi. Mais tu l'as pour l'avoir reçu,
et non pas ceci ou cela seulement, mais tout ce que
tu as. Car ces bonnes actions ne sont pas de toi :
elles viennent de la grâce de Dieu... Qu'as-tu, dis-moi,
que tu n'aies reçu? Quel est le bien que tu as fait de
toi-même? Tu ne saurais le dire. Mais tu l'as reçu et
tu en tires vanité? Il fallait, au contraire, t'humilïer
pour cela. Car ce qui t'est donné n'est pas à toi, mais
au donateur. Si, en -effet, tu l'as reçu, tu l'as reçu de
lui. Et si tu l'as reçu de lui, ce bien n'était donc pas
à toi. Et si tu l'as reçu sans qu'il fût à toi, pourquoi
t 'enorgueillir comme si c'était ta propriété ? » In I Cor.,
hom. xn, 1-2, t. xli, col. 97-98.
Quand il s'agissait de mettre l'âme chrétienne à
l'abri de la vaine complaisance en ses propres mérites,
saint Jean Chrysostome n'avait qu'à s'inspirer de
saint Paul. Il fait œuvre plus personnelle en dénon-
çant un moindre défaut, dont son expérience lui avait
sans doute appris la réalité : celui de la cupidité spiri-
tuelle qui porte à n'envisager les œuvres que sous
l'angle du profit. Pour que nos actions soient méri-
toires, il faut, bien entendu, les accomplir avec la
pure intention de plaire à Dieu. In Matth., hom. xix,
2, t. Lvn, col. 275-276. Mais il y a plus : c'est devant
Dieu même qu'il les faut oublier.
A plusieurs reprises, l'orateur s'élève contre ces
chrétiens médiocres qui ne songent qu'à la récompense,
pour leur mettre sous les yeux la grande loi du bien
désintéressé. « On te propose de faire quelque chose qui
plaît à Dieu, et tu te préoccupes de la récompense?...
Vraiment tu ignores ce que c'est que de plaire à Dieu.
Si tu le savais, tu estimerais qu'aucune autre récom-
pense n'égale celle-là. » Mais, ce coup d'œil jeté sur
l'idéal, l'auteur de continuer : « Ne sais-tu pas que ta
récompense augmente quand tu fais le bien sans obéir
à l'espoir de la récompense? » De compunctione, n,
6, t. xl vu, col. 420. Voir de même In Matth., hom. m,
5, t. Lvn, col. 37-38: « Ne nous vantons pas; mais
disons-nous inutiles pour devenir utiles... Plus nous
faisons de bonnes actions, moins nous devons en
parler. Ainsi nous acquerrons une très grande gloire
devant les hommes comme devant Dieu, et non pas
seulement de la gloire devant Dieu, mais une grande
récompense et rétribution, u.ia6ov xal àv-dSociv u.eyâ-
À7)v. Ne réclame donc pas de récompense, si tu veux en
obtenir une... Quand nous faisons le bien, Dieu ne nous
est débiteur que pour nos bonnes œuvres; quand nous
croyons n'avoir rien fait de bien, il est notre débiteur
beaucoup plus encore pour cette intention que pour
nos actes. » En un mot, « plus grande est la récom-
pense quand on n'agit pas pour la récompense.
Parler de ses bonnes actions et les compter avec soin
est le fait d'un mercenaire plutôt que d'un bon servi-
teur. Il faut donc tout faire pour le Christ et non pas
pour la récompense... Aimons-le comme il faut :
c'est déjà une grande récompense. » In Rom., hom. v,
7, t. xl, col. 431.
Cet appel au désintéressement spirituel est la note
caractéristique de Jean; mais on voit qu'il aboutit
à suggérer aux chrétiens une meilleure conception
de leurs intérêts. Non seulement ce mysticisme sup-
pose la foi au mérite; mais, en l'épurant de tout élé-
ment trop égoïste, il ne peut et ne veut que l'affermir.
2. Autres Pères Grecs du IVe siècle. — Il n'y a
aucune raison de supposer que, sur un point auss
élémentaire, Jean Chrysostome puisse constituer une
exception. De fait, les témoignages ne manquent pas,
où l'on peut voir que la réalité du mérite humain
s'affirme tout autant chez les autres représentants de
la tradition grecque, sinon toujours sous une forme-
directe et théorique, au moins sous la forme implicite
et pratique des justes sanctions que Dieu réserve à
nos actes dans l'éternité.
a) L'Adamantius. - - \ "n premier témoignage sur
cette affirmation indirecte, mais formelle, du mérite
nous est fourni, dès les premières années du siècle, par
l'écrit anonyme qui a reçu le nom énigmatique d'Ada-
mantius.
« Il ressort de la Loi et de l'Évangile que chacun
recevra selon ce qu'il a fait envers son frère.
De recta in Deum fide, i, 16, édition van de Sande-
Backhuysen, dans le Corpus de Berlin, 1901, p. 32.
Plus loin, ibid., n, 5, p. 66, on lit en termes encore plus
précis : « Employer le terme de jugement signifie le
discernement des bons et des mauvais, c'est-à-dire
la récompense (des bons) selon leur mérite, -rôv v.y-'
à^îav aÙTcôv pLiaOov, la condamnation des méchants
et des impies. Il est donc évident que le jugement qui
doit avoir lieu selon l'Évangile par Jésus-Christ,
dans lequel seront discutées les secrètes pensées des
hommes, comportera la rémunération méritée de la
justice et de l'injustice », xa-r' à;tav Sixaioaûv?^ -.z
xal à&txîaç 7ronrçaeTat -ri]v àvTa7rô8oaiv.
Ces déclarations occasionnelles, jetées en passant
dans un écrit de controverse qui porte sur un tout autre
objet, traduisent avec une parfaite clarté la foi géné-
rale de l'Église. Elles montrent comment la croyance
aux rétributions divines est inséparablement unie à la
valeur des œuvres humaines, c'est-à-dire que le
dogme du jugement postule celui du mérite comme
base.
b) Saint Cyrille de Jérusalem. — A plus forte raison
saint Cyrille de Jérusalem peut-il passer pour un
écho fidèle de la foi commune, puisque ses catéchèses
s'adressaient à des catéchumènes. Or, avec la foi pure,
il réclame d'eux les bonnes œuvres; « car la bonne
doctrine sans les bonnes œuvres n'est pas agréable
à Dieu. » Cat., iv, 2, P. G., t. xxxm, col. 456. Elles sont
possibles, parce que notre âme a été créée libre, et
c'est pourquoi Dieu applique à nos actes des sanctions
appropriées. Ibid., 21, col. 481. Il n'en faut pas atten-
dre la réalisation dans cette vie, qui est encore le
temps de l'épreuve. Mais la conscience morale en
requiert la nécessité. « Tu as différents serviteurs,
les uns bons, les autres mauvais. Évidemment tu
honores les bons et tu frappes les mauvais. Si tu es
juge, tu loues les premiers et tu châties les seconds.
Ainsi toi, qui n'es qu'un mortel, tu as souci d'observer
la justice, et Dieu, le roi éternel de tous, s'abstien-
drait de répartir de justes rétributions? » Cat., xvm,
4, col. 1021. Les sanctions éternelles, dont Cyrille
rappelle ici le fondement, sont donc pour lui, à n'en
pas douter, des applications de la justice distributive,
tô TÎj^ Sixaioawrçç àvTœ7roSoTtxov, et éeci vaut
pour les récompenses aussi bien que pour les châti-
ments. Mais est-il besoin de dire que cette « rétribu-
tion » future, xpîaiç xal àvTar:6Soa'.ç u.s~à tôv xôa[i.ov
toGtov, ne se conçoit pas sans quelque chose à
rétribuer?
A l'attrait de cette récompense notre catéchète,
en moraliste pratique et qui s'adresse au commun des
fidèles, ne craint pas de demander un levier d'action.
« L'espoir de la résurrection, avait-il dit quelques lignes
auparavant, est la racine de toute la bonne conduite.
Car l'attente du salaire, r) TrpoaSoxla -ït)ç [AiaOaTcoSo-
aîaç, fortifie l'âme en vue des bonnes œuvres. » Ibid.,
1, col. 1017. Tandis que Jean Chrysostome s'attachait
à réfréner, sans d'ailleurs l'interdire, la préoccupât on
MÉRITE. TRADITION ORIENTALE : LES CAPPADOCIENS
638
de la récompense à venir, Cyrille de Jérusalem
l'utilise sans réserves. Pédagogie différente, mais qui
procède, au fond, de la même foi.
c) Saint Basile. — C'est encore la même note pra-
tique et concrète que fait entendre l'évêque de Césaréc.
Pour lui, le jugement divin est éminemment un acte
de rétribution, i] Sixxîa xpîaiç t% àvraTcoSéaccoç.
Moralia, i, 2, P. G., t. xxxi, col. 700. En conséquence,
il faut se préparer par l'aumône un trésor dans les
ciel, ibid., xi.vu, 1, col. 768. « Car notre conduite ici-bas
est un viatique pour l'avenir : celui-là donc qui par ses
bonnes œuvres rend gloire et honneur à Dieu se pré-
pare à lui-même un trésor de gloire et d'honneur selon
les principes d'une juste rétribution », xxrà rijv Swwocv
toù xpiroû àvTXTTÔSoaiv. Hom. in Ps. A AT///, 1, t. xxix,
col. 281; De Spir. sanclo, xxiv, 55, t. xxxn, col. 169.
Kn effet, « nos œuvres nous conduisent chacune à la
fin qui leur est propre : les bonnes au bonheur, les
mauvaises à la damnation éternelle ». Hom. in Ps.
a/. r. l. t. xxix, col. 416.
Aussi, dans ses lettres de direction, n'hésite-t-il
pas à faire appel à la pensée de la « récompense pré-
parée à nos bonnes œuvres. «Epist., cccxvin, t. xxxn,
col. 1065. « Souviens-toi du Seigneur, écrit-il à une
dame, et, ayant toujours devant les yeux notre sortie
de ce monde, organise ta vie de manière à préparer ta
défense auprès du juge incorruptible et à te donner
par tes bonnes œuvres confiance devant lui. » Epist.,
c.cxcvi, col. 1040. Bien entendu, cet effort personnel
relève tout entier de la grâce divine. « Je t'exhorte,
dit la lettre voisine, Epist., ccxcvn, col. 1041, à
l'œuvre du Seigneur, afin que le Dieu saint, après
l'avoir fait la faveur de conduire tes jours en toute
piété et gravité, te rende digne des biens à venir. »
Cette intervention nécessaire de la grâce précise le
caractère exact des rétributions divines. « A ceux qui
ont loyalement combattu en cette vie est offert un
repos éternel, qui ne leur est pas accordé dans la
proportion due à leurs œuvres, mais octroyé selon la
grâce d'un Dieu toujours libéral envers ceux qui espè-
rent en Lui», où xït' ô-ysiXT-fia tcôv spywv àXXà xarà
yâç'.v toù \j.zyy.\o8û>prj'j> Osoù. Hom. in Ps. exiv, 5,
i . xxix, col. 492. Les protestants se sont emparés de ce
texte contre la doctrine catholique. Voir Bellarmin,Z)e
meritis operum, c. vi, p. 355. Mais Basile ne fait qu'af-
firmer ici la disproportion de l'éternelle récompense
par rapport à nos œuvres, sans nier la valeur réelle de
celles-ci. La preuve en est que la libéralité divine est
subordonnée au bon combat du chrétien. Quelques
lignes plus haut, ibid., 3, col. 489, il avait dit que,
d'après l'Écriture, « ni la miséricorde de Dieu ne va
sans jugement, ni le jugement sans miséricorde ».
En effet, ses jugements tiennent compte de notre
faiblesse plutôt que de la stricte justice, et, « quand
il fait miséricorde, il mesure avec discernement ses
faveurs à ceux qui l'ont mérité », èXsôSv xexpiuivoç
:-peï toïç ilioïc toÙç olxTtp[j.ooç. C'est dire
que les nuances dont saint Basile entoure l'affirmation
du mérite en supposent le fait.
d) Saint Grégoire de Nazianze. — Quoiqu'il n'ait
aucunement déserté le terrain des applications morales,
saint Grégoire de Nazianze semble avoir davantage
porté son attention sur les conditions théoriques du
mérite.
Après avoir défendu avec saint Paul la nécessité de
la grâce, qui, en définitive, rapporte « tout à Dieu »,
Oral., xxxvn, 13, P. G., t. xxxvi, col. 300, il reven-
dique avec la même énergie le libre arbitre, qui nous
permet de tirer quelque chose de notre propre fond.
Car, dit-il, un bien de nature est sans gloire, tandis
que celui qui vient de la volonté est digne d'éloges. »
Ibid., 16, col. 301. Voilà pourquoi l'homme est soumis
a l'épreuve. « Ainsi les espérances éternelles ne sont
plus seulement un don de Dieu, mais la récompense
de la vertu. Et ce fut l'effet d'une souveraine bonté
de faire que le bien fût aussi nôtre, et non pas seule-
ment semé en nous par nature, mais cultivé par notre
volonté et les efforts en sens divers de notre libre
arbitre. » Orat., n, 17, t. xxxv, col. 425-128.
Il est rationnel, dès lors, que les rétributions divines
soient pesées dans les balances de la justice, àvxa7r6-
Soaiv toiç Stxcctoiç toù ©soù ata'Jp.oTç. Orat., xl,
45, t. xxxvi, col. 424. Cf. Carm., 1. II, sect. i, 12,
v. 6-7, etl. II, sect. ii, l,v. 329-331, t. xxxvn, col. 1166
et 1174-1175. Grégoire s'efforce même de montrer
que cette loi de justice s'applique au texte évangélique
qui semblerait moins que tous le comporter, savoir la
parabole des ouvriers de la vigne. Car, à l'entendre,
les dernier-venus ont racheté l'insuffisance de leurs
travail par l'ardeur de leur bonne volonté, par la
confiance dont ils ont fait preuve en se laissant em-
baucher sans avoir convenu d'aucun salaire, et, au
total, ils n'ont pas. comme les premiers, fait preuve
de mauvais caractère en murmurant contre le père
de famille. Orat., xl, 20, t. xxxvi, col. 385. Cf. Orat.,
xvi, 4, t. xxxv, col. 937-940.
D'ailleurs, cette rétribution de nos œuvres ne doit
pas être conçue comme un acte tout extérieur et
mécanique. Parlant en philosophe d'un philosophe,
Grégoire a bien dégagi le dynamisme irfterne dont elle
est le terme normal. « La première de toutes les bonnes
actions est de louer le bien. Car de la louange procède
le zèle, du zèle la ve.tu de la vertu le bonheur. »
Orat., xxv, 1, t. xxxv, col. 1200. Bonheur qui com-
mence sans nul doute en cette vie, mais qui doit
s'épanouir dans l'autre, lorsque la lumière divine
éclairera nos âmes « à la mesure de leur pureté ».
Orat., xl, 45, t. xxxvi, col. 424. Cf. ibid., 5-6, col. 364-
365. '
Autant du reste est certaine la récompense de nos
bonnes œuvres, autant il nous appartient de n'en pas
faire état. Comme Jean Chrysostome, voir col. 635,
et avec une plus grande précision philosophique,
Grégoire fait consister la perfection dans le désin-
téressement. « Il est plus agréable aux chrétiens de
souffrir pour la vraie foi, quand bien même tout le
monde devrait l'ignorer, qu'aux autres de jouir dans
l'impiété. Car nous avons très peu souci de plaire aux
hommes et tous nos désirs vont à obtenir l'honneur qui
vient de Dieu. Plus encore, ceux du moins qui sont
vraiment philosophes et amis de Dieu aiment l'union
au bien pour le bien lui-même, et non pas pour les
honneurs qui les attendent là-haut. La seconde forme
du bien est, en effet, de faire quelque chose en vue de
la récompense, comme la troisième est de fuir le mal
par la crainte du châtiment. » Orat.,iv, 60, t. xxxv,
col. 581-584. Ce qui n'empêche évidemment que cette
récompense aussi bien que ce châtiment ne soient
objectivement fondés. Le détachement personnel
auquel nous devons tendre par rapport à la sanction
de nos œuvres en implique la valeur et devient lui-
même une œuvre de plus grand prix.
e) Saint Grégoire de Nysse. — Encore plus pénétré
de platonisme que saint Grégoire de Nazianze, l'évêque
de Nysse ne veut, lui aussi, connaître qu' « un seul
bien » : savoir « la perpétuelle joie dans le bien qui
naît des bonnes œuvres ». Mais cette « joie » s'épanouit
dans une double sphère. « Car l'observation des com-
mandements réjouit dès maintenant par le moyen de
l'espérance celui qui s'adonne à la pratique des
œuvres bonnes. Ensuite, en lui obtenant la jouissance
des biens espérés, elle accorde proprement la joie à
ceux qui en sont dignes, lorsque le Seigneur dit à
ceux qui ont l'ail le bien : « Venez, les bénis, prendre
possession de l'héritage qui vous fut destiné. » In
Ecclesiasl., hom. vin, P. G., t. xliv, col. 735. Cette
639
MERITE, DOCTRINE PELAGIENNE
640
phraséologie volontairement abstraite d'un prédica-
teur qui veut donner un vêtement philosophique aux
réalités de sa foi signifie que le jugement divin est une
économie de justice, où le bien fait ici-bas trouve la
complète rémunération qui lui est due. Aussi Grégoire
le définit-il ailleurs, suivant la formule usuelle, comme
l'acte où « Dieu rend à chacun selon son mérite »,
xpiaiç sy.ia-ccjt t6 xoct' àEîav véu,oucra. //( Ps. VI,
t. xliv, col. 612. Cf. De pauperibus amandis, hom. i,
t. xlvi, col. 461.
Au total, entre la théologie grecque et la théologie
latine au ive siècle, on peut relever certaines diffé-
rences de ton. Les Grecs, ici comme toujours plus
portés vers la spéculation, parlent volontiers un lan-
gage philosophique et l'absence même d'un terme
technique qui corresponde exactement à celui de
« mérite » ne contribue pas peu à rendre leur pensée
moins arrêtée dans ses formes que celle des Occiden-
taux. Mais aucun d'entre eux n'a perdu de vue ces
principes constitutifs du christianisme, qu'à la foi
doivent correspondre les œuvres et qu'à ces œu-
vres est réservée une juste rél ribution. Prémisses
morales où la doctrine du mérile humain est néces-
sairement impliquée et d'où plusieurs l'ont dégagée
de la manière la plus explicite.
Rien, en tout cas, ne permet de voir chez les Orien-
taux, ne fût-ce qu'à titre de germe, « cette séparation
de la religion et de la moraiilé » que leur impute
R. Seeberg, Dogmengeschichte t. h, p. 322. « L'avan-
tage du christianisme occidental, écrit de son côté
A. Harnack, Dogmengeschichte t. in, p. 52, est une
conception plus vivante de Dieu, une forte impression
de notre responsabilité devant un Dieu qui est aussi
le juge, une conscience de Dieu comme puissance
morale qui n'est contrariée ou dissoute par aucune
spéculation sur la nature. Mais cet avantage est
racheté de la pire façon par le concept juridique de la
rétribution et la doctrine pseudo-morale du mérite. »
Cette prétendue opposition entre les deux parties de
l'Église est une création pure et simple de l'esprit
polémique, tout autant que cette appréciation lour-
dement péjorative de la tradition catholique dont elles
attestent à la fois la profondeur et la continuité.
Il y a non moins de passion confessionnelle, mais
plus de vérité historique, à reconnaître, avec H. Schultz,
loc. cit., p. 20-21, que les principes du « catholi-
cisme vulgaire » dominent l'Orient aussi bien que
l'Occident depuis le milieu du second siècle. Auprès
de cet accord fondamental, de quel poids peut bien
peser la constatation de quelques différences acces-
soires? S'ils ne parlent pas la même langue, Grecs et
Latins professent la même foi en ce caractère moral du
christianisme dont le mérite n'est, en somme, qu'un
aspect et l'on a vu que cette ferme revendication ne
va déjà plus, chez les uns comme les autres, sans
certaines nuances de psychologie propres à en sauve-
garder le caractère religieux.
IV. La controverse pélagienne. — Avec le péla-
gianisme apparaît un facteur nouveau, dont l'in-
fluence allait se faire sentir sur toute la pensée chré-
tienne des temps postérieurs, en vue d'établir plus
nettement les mérites humains sur la base de la grâce
divine qui passe désormais au premier plan.
1° Doctrine pélagienne. — De la tournure ratio-
naliste que le pélagianisme imprimait à toute l'an-
thropologie chrétienne la doctrine du mérite ne pou-
vait manquer de ressentir le contre-coup.
1. Notion du mérite. — En raison, soit de sa clarté
propre, soit de l'usage depuis longtemps reçu, il
semble que le concept de mérite n'était pas suscep-
tible, au ve siècle, d'être compris de deux façons
différentes. Il faut pourtant signaler au moins un cas
.où il prenait, dans la langue pélagienne, une signi-
fication singulièrement élargie. Après avoir parlé de
l'innocence originelle, innocentium in qua juerat [homo]
conditus, Julien d'Éclane ajoutait, dans un texte qu'a
retenu saint Augustin, qu'elle peut être perdue par
notre libre défaillance et qu'aucune conversion ne
saurait la rétablir. Nam, etsi possibililas revertendi
ad bonum commissa iniquitate non pereat, lamen certum
est MERITUM innocicnti/e, cum qua humanum procedit
exordium, voluntalis vitio deperire. Dans S. Augustin,
Cont. Julian. opus imper/., vr, 19, P. L., t. xlv,
col. 1542-1543. L'observation est d'une incontestable
justesse. Ce qu'il y a de curieux, c'est que l'auteur
emploie le terme « mérite » pour désigner cet état
primitif et à jamais irremplaçable que nous ne nous
sommes pas donné.
Il n'y a pas la moindre raison de soupçonner ici
une équivoque. Car les pélagiens n'avaient aucune
intention de dissimuler la confiance qu'ils faisaient
à la volonté humaine et à la valeur de ses œuvres .
Quand donc Julien parle, comme ici, de meritum
innocenlise à propos d'une qualitas cum qua faclus est
homo, il faut en conclure que, pour lui du moins, ce
concept pouvait parfois correspondre à l'idée générale
d'un bien précieux, quelle que pût en être l'origine.
D'ordinaire, au demeurant, ce mot garde chez lui
son acception courante et désigne la valeur morale
qui résulte de nos actes libres. C'est ainsi qu'il écrit :
Nos dicimus peccato hominis non naturœ statum mutari
sed meriti qualilatem, et cette parole vient justement
dans un contexte où il évoque, avec l'Apôtre, II Cor.,
v, 10, le compte que nous devrons rendre de nos
actes au jugement divin. Ibid., i, 96, col. 1112.
Pelage écrivait dans le même sens, Epist. ad Demetr.,
17, P. L., t. xxxm, col. 1110 : Dispares sunt in regno
cœlorum per singulorum mérita mansiones.
Ainsi donc, sur la notion du mérite, catholiques et
pélagiens étaient en plein accord.
2. Source du mérite. — Ce qui est caractéristique du
pélagianisme, c'est qu'il rapportait ce mérite aux seules
forces de l'homme, à l'exclusion de la grâce. Pela-
giani dicunt ab homine incipere meritum per liberum
arbitri-um, cui Deus subsequens gratiœ rétribuât adju-
menlum. S. Augustin, Contra duas epist. pelag.,
IV, xi, 30, t. xliv, col. 633.
Tout le monde, en effet, convient que Pelage insis-
tait avant tout sur la liberté. Voir J. Tixeront, Hist.
des dogmes, t. n, p. 438-440, et F. Loofs, art. Pela-
gius, dans Protest. Realencyclopàdie, t. xv, p. 751-752.
Et ceci répondait évidemment chez lui à un besoin
d'action : Quoties mihi de institutione morum et sanctse
vitœ conversatione dicendum est, soleo primo humanw
naturœ vim qualitalemque monstrare et quid efficere
possil oslendere, mais aussi à une conception spécu-
lative : In hac utriusque partis liberlale rationabilis
animée decus positum est. Hinc, inquam, totus natura"
noslrœ honor consista, hinc dignitas. Et de cette
« dignité » ontologique il ajoute aussitôt que découle
ce mérite de nos bonnes œuvres qu'il tient par-dessus
■tout à souligner : Hinc denique optimi quique laudem
merentur, hinc prœmium. Epist. ad Demetr., 2-3,
t; xxxm, col. 1100.
Il n'y aurait dans cette revendication qu'un lieu
commun du christianisme le plus élémentaire, si elle
ne se produisait au détriment de la grâce. Non pas que
Pelage écartât absolument ce terme; mais il est unani-
mement reconnu que la grâce ne signifiait pour lui
que les dons naturels de Dieu ou les secours extérieurs
qui nous viennent des exemples du Christ dans l'Évan-
gile, tout au plus une aide supplémentaire ad facilius
operandum. Voir Tixeront, op. cit., p. 444-445. Cf.
F. Loofs, art. Pelagius, p. 756 : « Cette grâce sans
laquelle rien de bon ne se fait, cette communication
intérieure d'une force surnaturelle, cette participa-
641
MÉRITE, DOCTRINE PÉLAGIENNE
642
tion au divin bonum esse, en réalité Pelage ne la con-
naît pas. » Aussi, même après avoir affirmé ce qu'il
appelle la grâce, Qnit-il, en dernière analyse, par
proclamer sans restrictions que tout le bien que nous
pouvons faire a sa source en nous : In voluntate et
opère bono laus hominis est... Quod possumus omne
bonum facere, dicere, cogiture, illius est qui hoc posse
donavit, qui hoc posse adjurai; quod vero bene vel agimus
vcl loquimur, vel cogitamus, nostrum est. Dans S. Augus-
tin, De gratia Christi, I, iv, 5, t. xliv, col. 352. Cf.
Ibid., II, xih, 14, col. 391 : Bonum et malum quo lauda-
biles vel viluperabiles sumus non nobiscum oritur sed
agitur a nobis. Voir encore Epist. ad Demetr., 10, P. L.,
t. xxxm, col. 1107 : Haie in tua potestate sunt et vere
propria.
Car, suivant le mot célèbre de Julien, la liberté nous
émancipe à l'égard de Dieu : Libertas arbitra qua a
Deo emancipalus homo est. Dans S. Augustin, Contra
Julian. opus imper/., i, 78, t. xlv, col. 1102. Formule,
reconnaît A. Harnack, Dogmengeschichte, t. m, p. 198,
qui est, « au fond, une protestation contre toute grâce ».
Or, « elle est proprement la clé de tout son système.
L'homme créé libre est indépendant de Dieu sur toute
la ligne. Il n'a plus à compter avec Dieu, mais seule-
ment avec lui-même. » Voir également Tixeront,
op. cit., p. 438, et ici même l'art. Augustin, t. i,
col. 2381-2382. Non esse liberum arbilrium, disait
crûment Célestius, si Dei indigeal auxilio. Dans
S. Augustin, De gestis Pelagii, xvm, 42, t. xliv,
col. 345.
3. Rôle du mérite. — Tels étant les moyens de
l'homme, cette conception retentit sur l'économie
entière de la vie et de la Providence surnaturelles.
a) Acquisition de la grâce. - — Et d'abord il dépend
de nous de mériter les secours divins dont nous
pouvons avoir besoin. La grâce n'est plus un don
gratuit, mais la réponse de Dieu au mérite de nos
œuvres. Gratiam qua justificamur non gratis sed
secundum mérita nostra dari dicant, témoigne saint
Augustin, Contra duas epist. pelag., III, vm, 24,
t. xliv, col. 606. Cf. De dono persev., n, 4, t. xlv,
col. 996; Epist., ccxiv, 3, t. xxxm, col. 969; Epist.,
exav, 6, col. 876.
Il n'y a pas de doute sur l'application de ce principe
à l'acquisition de la grâce dans le déroulement de la
vie chrétienne. Ostendit [beatus Jacobus], écrivait
Pelage à propos de Jac, iv, 7, quomodo resistere debea-
mus diabolo... ejus [Dei] faciendo voluntatem ut divi-
nam etiam mereamur gratiam. Epist. ad Demetr.,
25, t. xxxjii, col. 1117. Saint Augustin n'a pas eu
tort de relever ce passage et d'y lire : Apertissime dicit
gratiam secundum mérita nostra dari. De gratia Christi,
I, xxn, 23, t. xliv, col. 371. Et encore Cont. duas epist.
pelag., II, vm, 17, ibid., col. 583 : Volunt prœcedere in
homine ut adjutorio gratise dignus habeatur et merito
ejus non tanquam indebila tribualur sed débita gratia
retribualur. Cf. Contra Jul., IV, m, 15, ibid., col. 744.
Supposer le contraire serait, au dire de Célestius,
prêter à Dieu une injustice : Dei gratiam secundum
mérita nostra dari, quia, si peccaloribus illam det,
videlur esse iniquus. Dans S. Augustin, De gestis
pelag., xiv, 30, t. xliv, col. 337.
La logique du système obligeait à placer également
l'initiative de l'homme au début même de la vie chré-
tienne, c'est-à-dire à la base de la foi, que chacun peut
et doit mériter par le bon usage de son libre arbitre.
Aux infidèles Pelage reconnaît liberum arbilrium per
quod ad fidem venire possent et Dei gratiam promereri.
Ceux qui n'usent pas de cette faculté en sont respon-
sables devant Dieu; ceux-là, au contraire, qui en
usent bien auront leur récompense : Hi vero remune-
randi sunt qui bene libero utenles arbitrio merenlur
Domini gratiam. Paroles rapportées par saint Augustin,
DICT. DE THÉOL. CATH.
De gratia Christi. I, xxxi, 34, t. xi.iv, col. 376-377,
et d'où celui-ci déduit à juste titre : Manijestum est
eum dicere gratiam secundum mérita dari, quamlibet
eam vel qualemlibct significel. quam lumen aperte non
exprimit. Nom, cum eos remunerandos dicit qui bene
uluntur libero urbitrio et ideo rnereri Domini gratiam,
debitum eis reddi jatelur. Cf. De graliu et libero arbi-
trio, v, 10-11, t. xliv, col. 887-888.
A ces allégations de saint Augustin on a voulu
opposer, F. Loofs, art. Pelagius, p. 753-755, et Dog-
mengeschichte, p. 421, le commentaire de Pelage sur les
épîtres de saint Paul, qui s'est conservé sous le nom de
saint Jérôme. L'auteur, en effet, y affirme maintes fois,
avec l'apôtre, la gratuité de notre justification : Sine
ullu operum aclione per baptismum [justifleati], quod
omnibus non merenlibus grutis peccutu donavit. In
Rom., m, 24, P. L., t. xxx (édition de 1865), col. 686.
Les « œuvres » s'entendent ici au sens précis de ces
gruliœ opéra dont il est question aussitôt après,
col. 687, et pour lesquelles la foi est tout d'abord néces-
saire : Ad hoc fides primu ud justiliam reputatur ut de
preeterito absolvatuf, et de prœsenti justificelur, et ad
futura fidei operu prœpuretur. In Rom., iv, 6, ibid.,
col. 688. Cf. In Eph., h, 8, col. 865 : Non meritis prioris
vilse sed sola fide [salvati], sed tamen non sine fide. Il ne
s'agit donc pas, pour Pelage, de sainteté ni de « méri-
tes » proprement dits avant le baptême. En ce sens,
et en ce sens seulement, la grâce initiale de la vie chré-
tienne est gratuite. Mais il reste qu'elle est du moins
subordonnée à la « foi ». Or on a vu que celle-ci dépend
du bon usage de la liberté, donc aussi indirectement
la grâce qui en découle. Possunt quidem dicere, argu-
mentait à bon droit saint Augustin, remissionem pec-
calorum esse gratiam quse nullis prœcedentibus meritis
datur... Sed nec ipsa remissio peccalorum sine aliquo
merito est si fides hanc impetrat. Epist., cxciv, c. m,
9, t. xxxm, col. 877. L'évèque d'Hippone n'a, par
conséquent, pas fait tort à son adversaire en lui
reprochant de suspendre toute la vie spirituelle à la
valeur de l'effort humain.
b) Prédestination. — En conséquence, il ne pouvait
être question d'une véritable prédestination chez les
pélagiens, mais seulement d'une prescience. Prœscie-
bal ergo Deus, ait Pelagianus, qui fuluri essent sancti
et immaculali per libérée voluntalis arbilrium, et ideo
eos anle mundi constitutionem in ipsa sua prœscientin
qua laies futuros esse prœscivit elegit. Elegit ergo,
inquit, antequum essenf, prœdestinans fîlios quos futuros
sanctos immaculatosque prœscivit. S. Augustin, De
prœdest. sanctorum, xvm, 36, t. xliv, col. 987.
Cette même prescience des mérites humains com-
mande, tout autant que la gloire, la distribution des
charismes les plus exceptionnels. Unumquemque
hominem omnes virtutes posse habere et gratias, ensei-
gnait Célestius, S. Augustin, De gestis Pelagii, xiv,
32, t. xliv, col. 339. Et Pelage en tout cas, ibid.,
déclarait devant le synode de Diospolis : Dicimus
donare Deum ci qui fuerit dignus accipere omnes gratias
sicul Paulo apostolo donuvit. A son dire, l'Apôtre
aurait mérité la grâce même de l'apostolat : Per fidèle
primum servitium meruit apostolalum. In Rom., i,
1, t. xxx, col. 669.
Il n'est pas jusqu'au Christ à qui les pélagiens
n'aient accordé l'honneur de mériter le privilège de
l'union hypostatique. Secundum vos enim, témoigne
saint Augustin, Cont. Julian. opus imper)., iv, 84,
t. xlv, col. 1386, non a Verbo Dei homo susceptus
est ut ex virgine nasceretur; sed, nalus ex virgine,
suœ postea volunlatis virtute profecit et fecit ut a Verbo
Dei susciperetur, non talem ac tardant voluntatem
Ma susceplione habens, sed ad illam susceptionem
lali et tanta voluntate perveniens. Nec Verbum
1 caro factum est in utero virginis, sed postea merito
X. — 21
643
MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : CONDITIONS DU MÉRITE
644
ipsius hominis et ejus humanœ voluntariœque virtutis.
Ce nestorianisme radical prouve combien Pelage
voulait que du mérite créé tous les dons divins fussent
dépendants.
4. Valeur du mérite.- — Parce quîils accordaient à la
liberté une sorte de toute-puissance, les pélagiens
pouvaient se montrer exigeants à son endroit.
.C'est ainsi qu'ils estimaient que l'homme peut et
doit atteindre par lui-même à l'exemption de toute
faute. En disant : Fitios Dei non posse vocari nisi
omni modo absque peccato fuerint effecti, Célestius
laissait entendre clairement que cet idéal n'a rien
d'impossible. Si pourtant il nous arrive de tomber dans
le péché, nous pouvons, continuait-il, en mériter le
pardon par la'pénitence : Quoniam peenitentibus venia
non datur secundum graliam et misericordiam Dei, sed
secundum mérita et laborem eorum qui per pœnilentiam
digni fuerint misericordia. Rapporté dans S. Augustin,
De geslis Pelagii, xvm, 42, t. xliv, col. 345. Il est vrai
que Pelage, ibid., 43, ne suivait pas son disciple sur
ce point.
Tout au moins rien ne s'opposait à ce que tous les
pélagiens pussent admettre sans la moindre restric-
tion la pleine valeur du mérite des fidèles : Dicunt
pelagiani hanc esse solam non secundum mérita gratiam
qua homini peccala dimiltuntur, illam vero quœ datur
in fine, id est seternam vitam, meritis prœcedentibus
reddi. S. Augustin, De gratia et libero arbitrio, vi, 15,
ibid., col. 890.
Aussi étaient-ils d'accord avec les catholiques pour
parler de retributio et de prœmium à propos de la vie
éternelle. Epist. ad Demetr., 11-12, P. L., t. xxxm,
col. 1107. Naturellement la pratique de la virginité et
les autres ceuvresde simpleconseil sont la source d'un
majus prœmium, ibid., 9, col. 1105, et la gloire
comporte des degrés suivant les mérites de chacun.
Ibid., 17, col. 1110. Cependant il est curieux
d'observer que le même texte de saint Paul, Rom.,
vi, 23, qui avait déjà frappé Origène, voir plus haut
col. 627, et qui allait frapper encore saint Augustin,
voir plus bas, col. 650, amenait Pelage à dire que la
vie éternelle n'est pas proprement un salaire, mais une
grâce : Non enim nostro labore qusesita est, sed Dei
munere condonata. In Rom., \i, P. L., t. xxx,
col. 700.
La considération intéressée de cette récompense
tenait même une grande place dans la direction de
Pelage, si l'on en juge par cette conclusion de son
épître : Omne opus levé fleri solet cum ejus pretium cogi-
latur et spes prœmii solalium est laboris... Considéra,
quœso, magnitudinem prœmii tui... Epist. ad Demetr.,
28, col. 1119. Sauf les excès de Célestius, cette impor-
tance attribuée aux œuvres humaines n'aurait,
d'ailleurs, rien que de normal, si elle n'offrait à sa
base une grave lacune. On parle beaucoup de » mora-
lisme », chez les historiens protestants, pour caracté-
riser et flétrir tout à la fois la doctrine pélagienne. Voir
Loofs, art. Pelagius, p. 758, et Harnack, Dogmen-
geschichte, t. m, p. 168. En réalité, l'Église avait tou-
jours eu le sentiment très vif des exigences morales que
comporte la profession du christianisme : ce qui est
propre à l'hérésie, c'est de méconnaître la nécessité
préalable de la grâce et de ne compter que sur
l'homme seul pour en obtenir la réalisation.
2° Doctrine de saint Augustin. — Malgré sa tendance
à présenter le pélagianisme comme « le développement
logique du rationalisme chrétien », Dogmengeschichle,
t. m, p. 170, A. Harnack, est bien obligé de recon-
naître que le système constituait « une nouveauté »,
en ce sens qu' « il laissait tomber, en fait, l'élément
mystique de la rédemption que l'Église avait toujours
maintenu en même temps que la doctrine de la liberté ».
Ibid., p. 201. Contre cette incontestable et si grave
« nouveauté » il n'est pas étonnant que l'Église ait
réagi. Il fut donné à saint Augustin d'être, à cet égard,
son principal porte-parole,
Sans être aux premières lignes de la controverse, la
doctrine du mérite y tenait par trop de liens pour ne
pas gagner d'importantes précisions à l'effort déployé
par l'évêque d'Hippone pour mettre in tulo les vérités
capitales du surnaturel chrétien et en ébaucher la
systématisation.
1. Conditions du mérite. — En présence d'un sys-
tème où le libre arbitre tenait la première place, à tel
point que l'homme y devenait indépendant de Dieu,
saint Augustin s'attache avant tout à montrer le
rôle primordial et nécessaire de la grâce. Ce n'est pas
ici le lieu d'exposer sa doctrine générale sur ce dogme.
Voir J. Tixeront, Hisl. des dogmes, t. n, p. 482-491, et,
dans ce dictionnaire, l'art. Augustin, t. i, col. 2383-
2392. Il suffit de noter les points par où elle se relie à la
question spéciale du mérite, comme condition préala-
ble et absolument requise à la valeur éventuelle de
tout acte humain.
a) Nécessité de la grâce. — Même avant la chute, la
grâce eût été nécessaire à l'homme pour mériter.
Tout en reconnaissant que la gloire lui fût alors reve-
nue per meritum, alors qu'il ne l'obtient plus aujour-
d'hui que per gratiam, Augustin précise aussitôt :
Quamvis sine gratia nec tune ullum meritum esse potuis-
set. Enchir., 106, P. L., t. xl, col. 282. Entre les deux
états de l'humanité, il y a donc une différence; mais,
même dans l'état de justice originelle, la créature eût
été soumise à cette loi fondamentale qui fait dépendre
tous ses mérites de Dieu.
A plus forte raison cette dépendance s'accuse-t-elle
aujourd'hui, alors que notre libre arbitre est devenu
l'esclave du péché. Voir Tixeront, t. n, p. 478-480.
On ne peut donc jamais parler de mérite humain sans
sous-entendre la grâce de Dieu qui le précède et le
produit. Ne forte dicas : Promerui et ideo accepi. Non
putes te promerendo accepisse qui non promerereris
nisi accepisses. Gratia prœcessil meritum tuum; non
gratia ex merito, sed meritum ex gratia... Omnia mérita
prœcedis, [Deus], ut dona tua consequantur mérita mea.
Serm., clxix, 3, t. xxxvm, col. 916-917.
Cette nécessité de la grâce n'est d'ailleurs pas seule-
ment accidentelle, mais essentielle et donc perma-
nente : Plane cum data fuerit gratia, incipiunt esse
etiam mérita noslra bona, per illam tamen. Nam si se
illa subtraxerit, cadit homo, non erectus sed prœcipitatus
libero arbitrio. D'où il suit que c'est à Dieu qu'il faut
rapporter tout ce qui fait la valeur de nos œuvres :
Quapropter, nec quando cœperit homo habere mérita,
débet sibi tribuere illa sed Deo. De gratia et lib. arb.,
vi, 13, t. xliv, col. 889. Cf. De prœd. sanct., v, 10, ibid.,
col. 968 : Nihil huic sensui tam contrarium est quam de
suis meritis sic quemquam gloriari lanquam ipse sibi
ea fecerit, non gratia Dei.
b) Gratuité de la grâce. — ■ Il ne suffisait pas de cette
affirmation générale. Car les pélagiens accordaient,
dans un certain sens, la nécessité de la grâce divine,
mais en ajoutant que nous pouvons et devons l'obte-
nir par nos libres efforts.
Rien ne heurte davantage le sens religieux d'Augus-
tin que cette prétention. Il estime que, si Pelage ne
l'eût désavouée devant le synode de Diospolis, il
n'aurait pas évité l'anathème : De gratia et lib. arb.,
v, 10, t. xliv, col. 887-888. Pour lui, en effet, c'est un
axiome que la grâce cesse d'être la grâce si elle n'est
absolument gratuite : Débita gratia... jam nec gratia,
quia nisi gratuita non est gratia. De gratia Christi, I,
xxxi, 34, t. xliv, col. 377. Per veram gratiam, dit-il,
ailleurs, Epist., clxxxvi, 12, t. xxxm, col 820, hoc est
gratuitam. Cf. Enarr. in Ps. cm, serm. m, 9, t. xxxvii,
col. 1364 : S; gratia dicitur, gratis datur. Voir là-dessus
645
MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : CONDITIONS DU MÉRITÉ
646
J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. h, p. 489-495, et,
ici même, l'art. Justification, t. vin, col. 2096.
Et ce principe vaut évidemment tout d'abord
pour la grâce initiale de la rédemption. Neque enim
mérita noslra prœcesserant pro quibus Filius Dei more-
relur; sed magis, quia nulla erant mérita, magna eral
misericordia. Enarr. in Ps. lxxxv, 2, t. xxxvn,
col. 1082. Cf. Enarr. in Ps. lxv, 4, t. xxxvi, col. 788.
Avec l'Apôtre, saint Augustin oppose ce dogme à la
suffisance des Juifs qui attendent le salut de leurs
œuvres propres. Enarr. in Ps. xlix, 31, ibid., col. 585.
Mais non moins gratuites sont et doivent être toutes
les grâces individuelles dont l'œuvre du Christ est la
source. A propos de Rom., vn, 22-25, où l'Apôtre en
appelle à la « grâce de Dieu » pour résister à la loi des
membres qui se révoltent contre la loi de Dieu, saint
Augustin de commenter : Quare gratia? quia gratis
datur. Quare gratis datur'l quia mérita tua non prœces-
serunt, sed bénéficia Dei te preevenerunt. Enarr. Il in
Ps. xxx, serm. i, 6, t. xxxvi, col. 234. Cf. Contraduas
episl., pelag., II, vn, 15, t. xliv, col. 582.
De cette thèse capitale l'évêque d'Hippone s'est
souvent appliqué à fournir la preuve. Il la demande
aux textes de l'Ancien et du Nouveau Testament,
tels que Ps. lxxix, 8; lxxxiv, 5-7; Joa., vi, 66, qui
rapportent à Dieu la conversion du cœur et le com-
mencement même de la bonne volonté, mais plus
encore au témoignage de saint Paul. Voir, dans ce
genre, De gratia et libero arbitrio, v, 10-vi, 15, t. xliv,
col. 887-891, où se lit cette conclusion générale, vi,
13, col. 889 : His et talibus testimoniis diuinis probatur
gratiam Dei non secundum mérita noslra dari, quando-
quidem non solum nullis bonis verum etiam multis
merilis malis prœcedentibus videmus datam et quotidie
dari videmus. Cf. Enchir., 30-32, t. xl, col. 246-248.
A cette affirmation les pélagiens objectaient la foi,
la prière et autres bonnes œuvres, qui sont demandées
au pécheur pour se convertir. Mais Augustin de répli-
quer en montrant que tout cela est encore en nous
un fruit de la grâce. Voir cette démonstration ex
professo, dans Epist., cxciv, 6-19, t. xxxm, col. 876-
881, où l'on peut lire, au sujet de la foi, 9, col. 877 :
Ipsam fidem non humano... Iribuamus arbitrio nec
ullis prœcedentibus meritis, quoniam inde incipiunt
bona quœcumque sunt mérita, sed gratuitum donumDei
esse fateamur; puis, à propos de la prière, 16, col. 879 :
Ipsa oratio inter gratise munera reperitur. D'où saint
Augustin peut à bon droit conclure, au terme de ces
analyses : Quod est ergo meritum hominis ante gratiam,
cum omne bonum meritum nostrum non in nobis faciat
nisi gratia? Ibid., 19, col. 880. Cf. Epist., ccxiv, 4,
ibid., col. 970. Sur la question spéciale de la foi, voir
de même De gratia Christi, I, xxxi, 34, t. xliv, col. 377:
Illud unde incipit omne quod merito accipere dicimur
sine merito accipimus, id est ipsam fidem.
De toutes façons, le mérite de l'homme se ramène à
un don de Dieu. Cf. Epist., clxxxvi, 10, t. xxxm,
col. 820 : Ipsum hominis meritum donum est gratuitum,
nec a Pâtre luminum, a quo descendit omne dalum opti-
mum, boni aliquid accipere quisquam meretur nisi
accipiendo quod non meretur.
c) Conséquence : Prédestination « ante prsevisa mérita ».
— Du moment qu'il faut rapporter à Dieu l'initiative
de tout ce qu'il y a de bon en nous, notre salut éternel
ne relève pas de la simple prescience, mais d'une
véritable prédestination.
Étant également compris dans la massa damnala,
tous les hommes n'avaient de droit qu'à la mort
éternelle : Prelium quod nobis debebatur supplicium
est. Enarr. in Ps. lxx, serm. n, 1, t. xxxvi, col. 891.
Cf. Epist., cxav, 5 et 14, t. xxxm, col. 875, 876, 879.
D'où il suit que tout élément de distinction entre eux
relève de la pure grâce divine, et non pas de leurs
mérites qui n'existent pas : Vocalio non meritorum
noslrorum sed benevolenliie et misericordiœ Dei est.
Enarr. in Ps. v, 17, t. xxxvi, col. 89. Cf. Enarr. in
Ps. lxv, 5, ibid., col. 788; De corr. et gratia, vn, 12,
t. xliv, col. 923 : Discernuntur non meritis suis, sed
per gratiam mediatoris, hoc est in sanguine secundi
Adam justificati gratis. Voir encore De prœd. sanct.,
v, 10, ibid., col. 968; Epist., clxxxvi, 12, t. xxxni,
col. 820; Epist., cxc, 9-12, ibid., col. 859-861.
Un des arguments favoris de saint Augustin était,
à cet égard, le cas des enfants morts en bas âge, dont
quelques-uns ont reçu le baptême, tandis que les
autres n'ont pas eu cette faveur. Les pélagiens invo-
quaient ici la prévision des mérites qu'ils auraient
acquis s'ils avaient survécu. Contre cette hypothèse
déraisonnable l'évêque d'Hippone a beau jeu de
conclure à la gratuité absolue de la prédestination.
Voir Epist., cxciv, 33, t. xxxm, col. 886; De Genesi ad
litteram, X, xvi, 28, t. xxxiv, col. 420; De dono per-
sever., xn, 31, t. xlv, col. 1011 ; Cont. Julian. opus
imperf., n, 101, ibid., col. 1181-1182.
D'autres fois, il invoque aussi l'exemple du Christ,
sans insister d'ailleurs sur l'étrange pré-nestorianisme
auquel aboutissait la logique des pélagiens. Nullis
enim operum meritis prœcedentibus in lanlam celsitudi-
nem subvecta est humana natura ut totum simul Verbum
et caro, hoc est Deus et homo, unigenitus Filius Dei dice-
retur. Enarr. in Ps. cvm, 23,] t. xxxvn, col. 1442.
Cf. Enchir., xxxvi, 11, t. xl, col. 250. Une fois au
moins, les deux cas sont rapprochés dans l'armature
d'un même raisonnement : Ubi venitur ad parvulos et
ad ipsum mediatorem Dei et hominum..., omnis déficit
pi œcedentium gratiam Dei humanorum assertio merito-
rum, quia nec Mi ullis bonis priecedentibus meritis
discernuntur a cœteris ut perlineant ad liberatorem
hominum, nec Me ullis humanis prœcedentibus meritis,
cum et ipse sit homo, liberator factus est hominum,
De prœd. sanct., xn, 23, t. xliv, col. 977.
Jamais encore un effort aussi méthodique n'avait été
fait pour subordonner à la grâce de Dieu tout ce que
les œuvres humaines peuvent avoir de valeur.
2. Réalité du mérite. ' — « Cette revendication de la
grâce n'empêche pas saint Augustin de regarder la
réalisation effective du salut, sauf pour les cas excep-
tionnels, comme une rétribution, conforme aux lois
de la justice, des mérites que la grâce met le croyant à
même d'obtenir. Loin d'être d'accord avec les réfor-
mateurs, il ne considère pas la vie éternelle comme un
don gratuit de la grâce... D'après lui, la grâce rend
l'homme juste... et lui donne la force de s'acquérir par
ses mérites un droit strict à la récompense éternelle. »
H. Schultz, loc. cit., p. 39-40. Un des traits qui accusent
l'esprit catholique d'Augustin, d'après A. Harnack,
Dogmengeschichte, t. m, p. 86, est qu' « il a retenu la
doctrine du mérite courante dans l'Église depuis
Tertullien et Cyprien ». Plus lourdement, dans la suite,
ibid., p. 231, l'auteur et, après lui, F. Loofs, Dogmen-
geschichte, p. 412, cf. p. 393 et 434, écrivent que l'évê-
que d'Hippone payait par là son tribut au « catholi-
cisme vulgaire ». C'est assez dire combien nette est
sa position.
a) Principe du mérite. — De fait, saint Augustin
affirme à maintes reprises la loi élémentaire de justice
en vertu de laquelle chacun doit être jugé selon ses
œuvres. Voir, par exemple, De spir. et lill., xxxm,
59, t. xliv, col. 239; De gratia et lib. arb., vin, 19 et
xxm, 45, ibid,, col. 892 et 910-912. A quoi il ajoute
seulement, contre les pélagiens, que chacun rendra
compte de ses œuvres effectives, non de celles qu'il
aurait pu faire s'il avait vécu plus longtemps. Epist.,
ccxvn, 16, t. xxxm, col. 984. Voir Jugement, t. vm,
col. 1798.
II s'ensuit que la vie éternelle a le caractère d'une
047
MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : NATURE DU MÉRITE
U48
« récompense » : Ecce retribuit mercedem his bonis
operibus. Serm., cccxxxm, 5, t. xxxviii, col. 1466.
Augustin n'hésite même pas à parler de » dette » :
Reddet ergo jùslus judex. Non enim opère insperto
potest negare mercedem. lbid., 2, col. 1464. Voir
de même Serm., ccxcvn, 5, col. 1361. Ce qui, bien
entendu, ne doit pas s'entendre d'une acte de justice
cofnmutative : Quid dedimus Deo quando totum quod
sumus et quod habemus boni ab illo habemus? Nihil
ergo ei dedimus. Il s'agit d'une obligation basée sur
la promesse de Dieu. Debitor enim factus est, non
aliquid a nobis accipiendo, scd quod ei placuit pro-
millendo. Sous le bénéfice de cet engagement divin,
nous sommes, ensuite autorisés à en « exiger » la
réalisation. Illo ergo modo possumus exigere Dominum
nostrum ut dicamus : Redde quod promisisli quia
fecimus quod jussisti. Serm., clviii, 2, ibid., col. 863.
A la base de cette dette, il faut donc reconnaître
un droit de notre part, que l'évèque d'Hippone
désigne couramment sous le nom de « mérite ».
Cum hinc exieris, recipieris pro meritis et resurges
ad recipienda quœ gessisti. Serm., clxx, 10, ibid.,
col. 932. Le titre créé par nos œuvres est aussi réel
en vue de la récompense qu'en vue -du châtiment;
car les hommes ressusciteront ad recipienda pro
bonis meritis prsemia, pro malis luenda supplicia.
De prœd. sanct., xn, 24, t. xliv, col. 977. Voir de
même Enchir., cix, 29, t. xl, col. 283. C'est pourquoi
il faut reconnaître pro meritis prœmiorum etiam
gradus honorum atque gloriarum. De civ. Dei, XXII,
xxx, 2, t. xli, col. 802.
Le sens indéniable de ces déclarations doit servir
à interpréter celles qui sembleraient indiquer, entre
nos actes et leur sanction, un rapport tout extrin-
sèque, celle-ci par exemple : ...Ut post bona mérita
consequatur coronam qui post mérita mala consecutus
est gratiam. De gratia et lib. arb., vi, 14, t. xliv,
col. 890. Non seulement nos mérites précèdent, en
fait, la récompense; mais on a vu qu'ils en sont, en
droit, la raison et la mesure.
Aussi saint Augustin avait-il énergiquement réclamé
le libre arbitre, contre les manichéens, comme facteur
de nos destinées. De actis cum Felice, n, 37, t. xlii,
col. 537-539. Pendant la controverse pélagienne,
il est amené à insister d'autant plus sur ce point que
sa doctrine de la Providence surnaturelle pouvait
donner à quelques esprits superficiels une impression
contraire. C'est pourquoi il ne veut pas affirmer la
grâce sans ajouter aussitôt que le mérite en est le
fruit. Et parvulis subvenit quorum nulla mérita dici
possunt, et majores preevenit ut habere aliqua mérita
possint. Epist., cxc, 12, t. xxxm, col. 861. Cf. Epist.,
cxciv, 6, ibid., col. 876 : Nullane igitur sunt mérita
juslorum? Sunt plane, quia justi sunt. Sed ut justi
fièrent mérita non fuerunt.
Cette conclusion n'est pas arbitraire ; elle est le
seul moyen de sauvegarder la justice du jugement
divin :... Non quia nullum est merilum, vel bonum
piorum, vel malum impiorum. Alioquin quomodo
judicabit Dominus mundum? Epist., ccxiv, 4, ibid.,
col. 970. Le mérite n'est pas moins nécessaire du
côté de l'homme, pour assurer sa pleine béatitude :
Quid eam [animam] faciet beatam nisi meritum suum
et prsemium Domini sui? Scd et meritum ejus gratia
est illius cujus pra'mium erit beatiludo ejus. De Trin.,
XIV, xv, 21, t. xlii, col. 1051-1052.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'affirma-
tion de la grâce a toujours, chez Augustin, celle du
mérite comme complément.
b) Application. — A la lumière de cette escha-
tologie, toute la vie présente s'éclaire d'un jour
moral.
Saint Augustin est d'accord avec ses adversaires
pour dire que c'est ici-bas le temps de mériter, si
l'on veut parvenir à la récompense : Hic enim mérita
comparari, ibi autem pnemia reddi fatemini. Conl.
Julian. opus imperj., h, 101, t. xlv, col. 1182. Cf.
De perf. justitise, vm, 17, t. xliv, col. 299. Inégaux
sont, à cet égard, les mérites suivant les intentions.
Epist., xciii, 6, t. xxxm, col. 324.
De toute évidence, il faut d'autant plus avoir soin
de multiplier les mérites qu'il s'agit pour nous de
réparer le déficit de nos fautes. Le grand objet de
nos efforts doit être de rétablir à notre profit la
balance de nos comptes spirituels. Venturi sumus
in conspecium ejus : loquantur ibi pro nobis opéra
noslra et ita loquantur ut superent ofjensiones noslras.
Quod enim amplius juerit hoc oblinebit, vel ad pcenam
si peccala meruerint, vel ad requiem si opéra bona.
Serm., cclix, 4, t. xxxvni, col. 1199.
Parmi ces « bonnes œuvres », une place de choix
revient à l'aumône, dont il est précisément traité
dans ce sermon : Quotidianis vulneribus... est medicina
in bonis operibus misericordise . Ibid., 3, col. 1198.
Mais il faut y faire entrer tout autant l'obéissance
normale à la loi divine et, en cas de péché, la péni-
tence : le chrétien est invité à pourvoir à son salut
per mérita obedienlise et per salisjaclionem pœniten-
tise. Serm., cccli, 7, t. xxxix, col. 1543. On sait que
la prière suffit pour les minima et quoiidiana peccala,
mais que, pour les fautes graves, il faut recourir aux
salutaires rigueurs de l'exomologèse ecclésiastique.
Voir Augustin, t. i, col. 2426-2430. La foi elle-même
constitue déjà un mérite, en tant que libre adhésion
au message divin : Neque enim nullum est meritum
fidei. Epist., cxciv, 9, t. xxxm, col. 877. Cf. Retract.,
I, xxiii, 3-4, t. xxxn, col. 622; Expos, quarumdam
prop. ex epist. ad Rom., 62, t. xxxv, col. 2080.
Néanmoins l'évèque d'Hipppone ne perd jamais de
vue la considération de notre fondamentale misère.
De notre chef, nous ne méritons vraiment que les
supplices éternels : Si quœris quod merueris, attende
peccala tua... Si peccatorum meritum quœris, quid
occurrit nisi supplicium? Obliviscere ergo mérita
tua, ne tibi faciant in corde lerrorem. Serm., cclix, 3,
t. xxxvm, col. 1198-1199. Cf. Ann. in Job, xxxvn,
t. xxxiv, col. 870-871; Enarr. II in Ps. XXXI,
7-9, t. xxxvi, col. 262-264. Au contraire, le fait que
tous nos mérites dépendent de la grâce nous oblige
à en rapporter toute la gloire à Dieu : Meritis suis
nihil Iribuent [justi], non tribuent totum nisi mise-
ricordise tuse. Enarr. in Ps. cxxxix, 18, t. xxxvn,
col. 1814. C'est un des thèmes sur lesquels saint Au-
gustin se plaît à revenir au cours de ses œuvres paré-
nétiques ou autres. Voir Enarr. in Ps. xux, 30,
t. xxxvi. col. 584; Enarr. in Ps. CXLII, 5-6, 12,
t. xxxvn, col. 1848 et 1855; Qusest. in Heplateu-
chum, ii, 153, t. xxxiv, col. 648; Cont. duas epist.
pelag., IV, vi, 15, t. xliv, col. 619-620.
Ainsi le mérite ne doit pas nous faire oublier la
grâce, ni la grâce le mérite. Les deux sentiments
s'unissent dans la conscience chrétienne, tout comme
les deux actions de Dieu et de l'homme s'unissent
dans la réalité.
3. Nature du mérite. — Qu'il suffise aux exigences .
de la foi d'affirmer ainsi côte à côte la grâce et la
liberté, comme à la direction élémentaire de la vie
spirituelle de rabattre en conséquence les préten-
tions de l'orgueil humain, c'est l'évidence même.
Aussi bien la plupart des Pères jusqu'ici n'ont-ils
pas éprouvé le besoin d'aller au delà. Mais un esprit
aussi curieux que celui d'Augustin ne pouvait man-
quer d'apercevoir le problème spéculatif que posent
ces deux affirmations complémentaires. Aussi bien,
non content de les juxtaposer à maintes reprises
comme ses prédécesseurs, de les opposer aux erreurs
649
MÉRITE, SAINT \UGUSTIN : ESSENCE DU MÉRITE
650
de l'hérésie ou de les proposer à la méditation des
âmes fidèles, a-t-il entrepris, à l'occasion, de les
synthétiser. Témoin par excellence de la foi catho-
lique, il en devient ainsi le théologien. Non qu'il
ait abordé nulle part l'analyse méthodique du mérite
mais de ses vues éparses une doctrine se dégage qui
représente un elïort des plus intéressants — le premier
dans l'histoire et, à bien des égards, peut-être le plus
heureux — pour réaliser en toute sa profondeur la
complexité de cette notion et l'encadrer dans un
système cohérent de l'ordre surnaturel.
a) Principe : Collaboration de Dieu et de l'homme. — ■
Saint Augustin est tellement préoccupé d'affirmer
la part de Dieu dans nos bonnes œuvres qu'il ne
semble plus, au premier abord, y rester de place pour
la nôtre : Nemo habet de suo nisi mendacium et pccca-
tum. Si qnid autan homo habet verilatis alque justitiœ,
ab illo fonte est quem sitire debemus in hac eremo. In
Johan., tr. v, 1, t. xxxv, col. 1414. Jusque dans les
sermons adressés du haut de la chaire au commun des
chrétiens, l'homme est parfois réduit, en apparence,
à un rôle purement passif. Agis si agaris, et bene
agis si a bono agaris. Serm., cxxvm, 9, t. xxxviii,
col. 718.
Mais on voit ailleurs que la grâce est une cause
première, qui, loin de le supprimer, appelle et suscite
notre concours. Sans nul doute les justes ont le devoir
de tout rapporter à Dieu du bien qu'ils peuvent
faire : Non suam jusliliam justi volunl constiluere...
magnificando scilicel et jactando opéra sua tamquam
ipsi faciant, cum Deus sit qui operalur in eis qui
bona operantur. Ils n'en ont pas moins l'obligation
et le moyen d'accomplir les commandements de
Dieu... Mandata ejus exquirant, ut ab eis illo adju-
vante compleanlur. Entre Dieu et l'homme il y a
donc coopération. Quando enim cum Spiritu Dei
opérante spiritus hominis cooperatur, tune quod Deus
jussit implelur. Le rôle de la justification n'est pas
seulement négatif : elle s'épanouit en une création
d'énergie spirituelle en nous. [Gratia Dei] non solum
operatur remissionem peccatorum, sed etiam coope-
rantem sibi facil hominis spiritum in opère bonorum
factorum. Aussi le dernier mot de la vie chrétienne
est-il celui-ci : Credere in Deum, credendo adhœrere
ad bene cooperandum bona operanti Deo. Enarr. in Ps.
LXXVU, 8, t. xxxvi, col. 988.
Dans cette coopération, il est d'ailleurs bien évi-
dent que le rôle principal revient à Dieu. C'est ce
qu'un autre texte de semblable inspiration met encore
mieux en relief. Nemo quasi tribuat Deo quia est et
sibi tribuat quia justus est... Totum illi da, in toto
ipsum lauda... Quid ergo? nos non bene operamur?
Immo operamur. Sed quomodo? Ipso in nobis opé-
rante, quia per fidem locum damus in corde nostro
ei qui in nobis et per nos bona operatur. Enarr. in
Ps. CXLIV, 10, t. xxvii, col. 1875-1876.
Pour secondaire qu'elle soit, la part de l'homme
n'en est pas moins réelle, et c'est là le principe qui
fonde notre mérite en même temps qu'il permet d'en
préciser exactement la notion.
b) Application : Essence du mérite humain. —
Du moment que la cause seconde possède une activité
propre, distincte sinon indépendante de Dieu, il y
a une place logique, dans le système chrétien, pour
l'appel à notre effort moral et pour la valeur des
œuvres qui en résultent. C'est pourquoi Augustin
peut sans contradiction, non seulement prêcher les
devoirs de la vie commune et les pratiques de la vie
parfaite, mais reconnaître que nos bonnes actions
constituent en notre faveur un véritable titre à la
récompense. 11 faut aux historiens protestants les
préjugés incurables de la Réforme pour s'étonner qu'il
emploie couramment le terme de « mérite ■ et, à
propos de la vie éternelle, ceux de merces et de
pnvmium qui lui sont corrélatifs.
Cependant, puisque tous nos mérites sont le fruit
de la grâce et d'une grâce absolument gratuite, il
reste qu'il faut, en dernière analyse, les considérer
eux-mêmes comme des dons divins. Quisquis libi
enumerat vera mérita sua quid tibi cnumerat nisi
mimera tua? Conf., IX, xm, 34, t. xxxu, col. 778.
Voir encore De Trin., XIII, x, 14, t. xlii, col. 1024 :
Ea quœ dicuntur mérita nostra dona sunt ejus. C'est
qu'ils restent, en réalité, des produits de la grâce
qui se développe sur elle-même et aboutit à son
terme : Non graliam Dei aliquid meriti preecedil
humani; sed ipsa gratia meretur augeri, ut aucla
merealur perflei. Epist., clxxxvi, 10, t. xxxm, col.
819.
Le même principe vaut pour la récompense qu'ils
nous obtiennent; en les couronnant, Dieu ne fait
que couronner ses propres dons. Si ergo Dei dona
sunt bona mérita tua, non Deus coronat mérita tua
tamquam mérita tua, sed lanquam dona sua. De gratia
et lib. arb., vi, 15, t. xliv, col. 891. Il n'est pas,
d'après A. Harnack, Dogmengeschichle, t. m, p. 86,
de formule plus caractéristique de la pensée augus-
tinienne. De fait, l'évêque d'Hippone ne se lasse pas
de la reproduire sous des formes à la fois identiques
et variées. Voir Enarr. in Ps. lxx, serm. n, 5,
t. xxxvi, col. 895; Enarr. in Ps. xevin, 8, t. xxxvn,
col. 1264; Epist., cxciv, 19, t. xxxm, col. 880;
Serm., clxx, 10, t. xxxviii, col. 932.
Il est particulièrement curieux de voir Augustin
demander à saint Paul, dans une touchante proso-
popée, la permission de lui appliquer cette règle :
Quocirca, o béate Paule, magne gratise prœdicator,
dicam, nec timeam... : redditur quidem meritis tuis
coron'a sua, sed Dei sunt mérita tua. De gestis Pelagii,
xiv, 35, t. xliv, col. 341. Cf. Serm., cccxxxm, 5,
t. xxxvm, col. 1466 : Da veniam, Apostole, propria
tua non novi nisi mala... Cum ergo Deus coronat mérita
tua, nihil coronat nisi dona sua. Voir encore, dans le
même sens, Serm., ccxcvn, 5-6, col. 1361-1362.
Or, si l'on prend garde à la signification théolo-
gique de cette formule, on verra que, dans ces divers
développements, elle a partout une portée double.
Autant elle interdit à l'homme de s'imputer la récom-
pense de ses œuvres, autant elle l'autorise à l'escomp-
ter. Si elle limite la valeur du mérite humain, la grâce
de Dieu en est aussi le ferme fondement.
En conséquence, la vie éternelle a tout à la fois,
pour les justes, le caractère d'une dette et d'une
grâce; mais c'est, en définitive, ce dernier qui domine.
L'évêque d'Hppone s'en explique en toute précision
à propos du texte où saint Paul , Rom., vi, 23, pré-
sente la mort comme le stipendium peccali et la vie
éternelle comme une gratia Dei. Sur quoi Augustin
d'observer qu'on s'attendait à ce que l'Apôtre, par
symétrie autant que par logique, parlât aussi de
stipendium pour la vie éternelle. Car elle l'est en.
réalité : Quia, sicut merito peccati tanquam stipen-
dium redditur mors, ita merito juslitise lanquam
stipendium vila eeterna. S'il a évité cette expression,
c'est pour ne pas donner prise à l'orgueil humain.
Car cette vera justilia cui debetur vila œterna ne nous
vient pas de nous, mais de la grâce, conclut-il,
Quapropter, o homo, si acceplurus es vitam œternam,
justitise quidem stipendium est, sed tibi gratia est
cui gratia est et ipsa justifia. Epist., cxciv, 20-21,
t. xxxm, col. 881.
Mais cette justilia n'est qu'une autre forme du
mérite, à propos duquel est instituée toute cette
discussion. Aussi saint Augustin écrivait-il quelques
lignes auparavant : Unde et ipsa vila œterna, quœ
utique in fine et sine fine habebitur et ideo meritis
651
MERITE, CONTROVERSE SEM I-P EL AGIENNE
652
prœcedentibus redditur, tamen quia eadem mérita
quibus redditur non a nobis parala sunl per nostram
sufpcientiam sed in nobis facla per gratiam, eliam ipsa
gratia nuncupatur non ob aliud nisi quia gratis dalur;
nec ideo quia non meritis dalur, sed quia data sunt
et ipsa mérita quibus dalur. Ibid., 19, col. 880-881.
Augustin tient suffisamment à cette théologie
et à cette exégèse pour y revenir ailleurs en termes
analogues. Ainsi, par exemple, dans le De gratia et
libero arbilrio, vi, 19-ix, 21, où se lit, dans un sembla-
ble schéma, cette précision de la valeur inhérente au
mérite : Si vita bona nostra nihil aliud est quam Dei
gratia, sine dubio et vita seterna, quœ bonœ vitse
redditur, Dei gratia est. Et ipsa enim gratis datur, quia
gratis data est illa cui datur. Sed illa cui datur tantum-
modo gratia est ; hœc autem quœ illi datur, quoniam
prsemium ejus est , .gratia est pro gratia, tanquam
merces pro justitia, ut verum sit, quoniam verum
est, quia reddet unicuique Deus secundum opéra ejus.
Ibid.., vni, 20, t. xliv, col. 893.
Dans la grâce elle-même, il y a donc deux degrés :
la grâce pure et simple, tantummodo gratia, et la grâce
de rétribution, gratia pro gratia, ou, en d'autres
termes, merces pro justitia, qui implique un titre de
notre part, savoir les bonnes œuvres accomplies au
moyen de la première. Voir encore Enarr. in Ps.
xxxi, term. n, 7, t. xxxvi, col. 262, 263; Enchir.,
107 t. xl, col. 282.
Ainsi la grâce n'empêche pas le mérite, qui lui
doit toute sa valeur, et l'on peut, sans compromettre
la souveraine initiative de Dieu, reconnaître à
l'homme pour ses œuvres un droit à la céleste récom-
pense, parce que c'est, en somme, de Dieu qu'il le
tient. Origène avait posé ce problème à propos des
mêmes textes et presque dans les mêmes termes, mais
sans parvenir à le résoudre. Voir col. 628. Une théo-
logie plus affinée du surnaturel en fournit à saint
Augustin la solution, qui marque dans l'analyse
théorique du mérite le plus important progrès que
cette doctrine ait encore enregistré. Sur ce point
comme sur tant d'autres, la scolastique ne devait
faire, plus tard, que monnayer à l'usage de tous le
riche capital augustinien.
V. Après saint Augustin. - — Depuis le ve siècle,
l'influence très inégale de la controverse pélagienne
et de la théologie de saint Augustin trace une ligne
de démarcation de plus en plus nette entre l'Orient
et l'Occident.
1° Théologie latine. — « Il serait superflu, écrit
H. Schultz, loc. cit., p. 41, de poursuivre le développe-
ment théologique [au sujet du mérite] chez les écri-
vains occidentaux postérieurs à saint Augustin. Car
ils sont tous, en gros et en détail, dominés par ses
conceptions. » Dans ce triomphe général de la doc-
trine augustinienne, la controverse semi-pélagienne
elle-même prend à peine la portée d'un incident.
1. Foi commune de l'Église. — Moralistes plutôt
que théologiens, principalement préoccupés d'ailleurs
par les controverses christologiques, les premiers
successeurs de saint Augustin ne font guère que
refléter les données communes de la foi catholique
sur le mérite.
a) Saint Pierre Chrysologue présente le ciel comme
la récompense de la vertu, prœmium virlutis, et il
invite ses auditeurs à s'acquérir des mérites en consé-
quence : Quo possitis in collectis manipulis meritorum
ad fructum centesimum pervenire. Serm., cxix, P. L.,
t. lu, col. 526. Cf. Serm., clxx, col. 646. Mais il
les invite aussi à imiter l'humilité du saint roi David :
Quia non confidebat de meritis, ad auxilium miseri-
cordiœ convolavit. Serm., xlv, col. 326. C'est que tous
nos mérites dépendent de la grâce de Dieu : Nos
prseler tuam gratiam nihil habemus, per quam stamus...
et sine qua jacemus, deficimus et perimus. Serm.,
xcvn, col. 473.
b) De même, saint Léon le Grand exhorte les chré-
tiens ad pietatis opéra. Serm., ix, 2, /-". /.., t. liv,
col. 162. Pour lui, ces « œuvres » se résument dans la
trinité liturgique : prière, jeûne, aumône. Serm.,
xn, 4, col. 175. L'aumône est l'objet d'une insistance
toute particulière : Multis divinarum Scriplururum
testimoniis edocemur quantum eleemosynarum meritum
et quanta sit virtus. Serm., vi, col. 157. Cf. Serm., xvn,
2, col. 181 : Concupisce juslum misericordiœ lucrum
et œterni quseslus sectare commercium. Il faut d'ailleurs
moins regarder, pour en apprécier le mérite, à la
somme donnée qu'à la bonne volonté du donateur :
De quibuslibel substantiis, quorum ulique non una
mensura est, potest esse par meritum. Serm., xi, 2,
col. 168. Cf. Serm., xx, 3, col. 190.
Ces divers mérites seront reconnus par Dieu in
œterna retributione. Serm., vn, col. 159. En consé-
quence, le royaume céleste a le caractère d'un
prœmium. Serm., xm, col. 172. Nos moindres bonnes
œuvres, nos intentions elles-mêmes, y trouveront
leur récompense : Dominus noster lam pius operum
nostrorum arbiler, lam benignus est œstimalor ut
etiam pro calice aquœ frigidœ sit prœmium redditurus.
Et quia justus inspecter est animarum, non impendium
solum operis sed etiam afjectum est remuneraturus
operantis. Serm., xiv, 2, col. 174.
Mais, comme nous sommes malgré tout des pécheurs,
il faut ajouter que la récompense sera de beaucoup
au-dessus de nos mérites : Exaltabitur super judicium
misericordia et omnem retributionem justitiœ trans-
cendent dona clemenliœ. Serm., xi, 1, col. 167. Il va
sans dire que nos mérites tels quels sont entièrement
subordonnés à la grâce : grâce lointaine de la rédemp-
tion, qui nous fut accordée par pure miséricorde,
quando nemo poterat de suis meritis gloriari, Serm.,
xxxm, 1, col. 241; cf. Serm., xxix, 3, col. 303; Serm.,
Lxvn, 3, col. 370; mais aussi grâce immédiate,
quœ unicuique principium justitiœ et bonorum fons
alque origo meritorum est. Epist., i, 3, col. 595. De
toutes façons, il faut rapporter à Dieu nos œuvres
bonnes, sous peine d'en perdre le mérite : Nam
omni se merilo laude dispoliat qui de studiis induslriœ
suœ in se magis quam in Domino gloriatur. Serm.,
lxix, 3, col. 419. Cf. Serm., lv, 5, col. 325.
L'intérêt de ces témoignages est de montrer une
fois de plus comment l'Église a toujours uni sans
peine, sur le terrain de la vie pratique, les deux
concepts de grâce et de mérite. D'autres allaient
reprendre les problèmes spéculatifs qui résultent
nécessairement de leur union.
2. Controverse semi-pélagienne. — Sur la portée
des principes opposés par saint Augustin au péla-
gianisme une controverse complexe ne tarda pas à
s'engager, dont il nous suffira de retenir ici les points
qui intéressent proprement la doctrine du mérite
et les actes du magistère ecclésiastique dont elle
fut l'occasion.
a) Première phase. — De son vivant même, l'évêque
d'Hippone put faire l'expérience des réactions oppo-
sées que suscitait dans les esprits son système de la
grâce. Les uns en déduisaient que la grâce supprime
la liberté et, par voie de conséquence, le mérite
de nos œuvres. Cette double erreur s'était répandue
parmi les moines d'Adrumète :... Eo quod quidam in
nobis sic gratiam prœdicent ut negenl hominis esse
liberum arbitrium et quod est gravius — on remarquera
ce comparatif — dicant quod in die judicii non sit
redditurus Deus unicuique secundum opéra ejus.
S. Augustin, Epist., ccxiv, 1, P. L., t. xxxm, col.
969.
Dans sa réponse, l'évêque d'Hippone s'applique
653
MÉRITE, CONTROVERSE SEMI-PÉLAGIE NNE
654
à montrer que la grâce de Dieu tend, au contraire, à
susciter nos œuvres :... Ut, cum venerit Dominas
reddere unicuique secundum opéra ejus, invcniat
opéra nostra bona qutc prœparavit Deus. Ibid. Une
lettre suivante rappelle les mêmes principes et pré-
cise que bons et méchants seront jugés secundum
propriœ voluntatis mérita. Epist., ccxv, 1, col. 971.
Pour de plus amples explications, le saint docteur
composa ses deux traités De gratia et libero arbitrio,
De correptione et gratia, et la question ne semble pas
avoir eu d'autres suites.
Inversement, les moines marseillais prenaient la
défense du libre arbitre contre la doctrine augusti-
nienne de la prédestination. Le salut, à leurs yeux,
devait s'expliquer par la prescience de nos œuvres,
cum voluntariœ devotioni remuneratio sit parafa, et la
grâce, qui nous est nécessaire à cette fin, était subor-
donnée au mérite de la foi, merito credulilatis. Sinon,
il n'y aurait plus de stimulant à l'effort moral :
Removeri itaque omnem induslriam toilique virtutes,
si Dei constilutio humanas prœveniat voluntates. Lettre
de saint Prosper d'Aquitaine, dans S. Augustin,
Epist., ccxxv, 3 et 6, col. 1003, 1005.
Jean Cassien reste pour nous aujourd'hui un
incontestable témoin de cette tendance. Tout en
protestant contre l'erreur pélagienne, Collât., xni,
16, P. L., t. xlix, col. 942, et proclamant les droits
suprêmes de la grâce : summam salutis nostrœ non
operum nostrorum merito sed cœlesti gralise deputan-
dam, ibid., 18, col. 945-946, cf. 1, col. 899, il affirme
avec énergie l'importance du libre arbitre et lui
reconnaît le pouvoir de produire un premier commen-
cement de bonne volonté, dont la grâce de Dieu vient
ensuite assurer l'achèvement. Ibid., 8, col. 912-913.
Unde, conclut-il à l'opposé de saint Augustin, caven-
dum est nobis ne ita ad Dominum omnia sanctorum
mérita referamus ut nihil nisi quod malum atque
perversum est humanœ ascribamus nalurœ. Ibid., 12,
col. 927. Cependant, entre la rémunération divine et le
mérite de nos œuvres, il reste toujours une immense
disproportion : Quantumlibet enisa fuerit humana
fragililas, futurœ relributioni par esse non poterit, nec
ita laboritus suis divinam imminuit gratiam ut non
semper graluita perseverel. Ibid., 13, col. 934.
Telles étaient les doctrines de ce qu'on a dénommé
plus tard, non sans impropriété, le semi-pélagia-
nisme.L'évêque d'Hipponeprit expressément position
contre elles dans ses deux traités De prsedestinatione
sanctorum et De dono perseverantiee.
Après la mort de saint Augustin, ses principes
furent repris et défendus par saint Prosper d'Aqui-
taine. Il reproche à Cassien de retomber, bon gré,
mal gré, dans le pélagianisme et n'admet aucune
espèce de mérite avant ou sans la grâce : Impium
est velle meritis unie gratiam exislenlibus locum facere.
Liber conl. collât., m, 1, P. L., t. li, col. 222; cf.
ibid., xi, col. 242-243; InPs. CXLU, 1, col. 406. Cepen-
dant la grâce de Dieu n'empêche pas nos œuvres
d'être méritoires : Habebant isti fidem, habebant et
opéra charitatis qum nec laude polerant carere nec
merito. Conl. collât., xvi, 2, col. 260. Mais ce mérite
même est un don de Dieu. Ibid. Cf. Episcoporum
aucloritales, 5 et 9, col. 207, 210.
De ce pur augustinisme on lit un parfait résumé
dans le Carmen de ingratis, 982-985, col. 146 :
Si quid enim recti gerimus, Domine, auxiliante
Te gerimus. Tu corda moves, tu vota petentis
Qu;e dare vis tribuis, servans largita creansque
De meritis mérita, et cumulans tua dona coronis.
On trouve également la nécessité de la grâce
affirmée et longuement démontrée dans l'anonyme
De vocatione omnium gentium, I, 23, P. L., t. li,
col. 676-678. Cf. ibid., 18, col. 671 : Ab ea gratia
incipieniibus meritis quam accepere sine meritis. Mais
cette grâce même engendre, comme on le voit, le
mérite chez ceux qui la font dûment fructifier :
Datur unicuique sine merito unde tendat ad meritum,
et datur ante ullum laborcm unde quisque mercedem
accipial secundum suum laborem. Ibid , n, 8, col. 692.
Cf. ibid., 35, col. 720 : Deus ergo his quos elegil sine
meritis dat unde ornentur et meritis. Et frustra dicilur
quod ratio operandi non sit in electis, cum eliam ad
hoc ut operenlur electi sint. Aussi la gloire céleste
dépend-elle tout à la fois du propos divin et de nos
efforts :... VI per laborem operum, per instantiam
supplicationum, per exerciiia virtulum fiant incrementa
meritorum, et qui bona gesserinl non solum secundum
proposiium Dei sed etiam secundum sua mérita coro-
nenlur. Ibid., 36, col. 721.
Ainsi, loin de nuire au mérite, la doctrine augus-
tinienne de la grâce aidait ses fidèles interprètes à la
mieux enraciner.
Sans avoir provoqué aucun acte officiel du magistère
ecclésiastique, cette première phase de la controverse
semi-pélagienne n'en a pas moins donné naissance à
ce célèbre Indiculus de gratia Dei qui fixe les posi-
tions de l'Église romaine en regard de l'augustinisme.
On y recommande d'éviter les questions trop subtiles;
mais dans ce nombre n'entre pas celle du mérite,
sur laquelle sont, au contraire, rappelés et fermement
affirmés les principes du surnaturel chrétien.
D'une part, à la base de tous nos mérites il faut
placer la grâce.
C.8. Quod omnia studia et Que toutes les affections
omnia opéra ac mérita sanc- toutes les œuvres et mérites
torum ad Dei gloriam lau- des saints doivent être rap-
demque referenda sint, quia portés à la gloire et louange
nemo aliunde ei placet nisi de Dieu. Car personne ne lui
ex eo quod ipse donaverit. plait qu'au moyen de ce qu'il
Denzinger-Bannwart, n. 134. a lui-même donné.
Mais, d'autre part, ces dons de Dieu peuvent et
doivent devenir nos mérites, moyennant notre coo-
pération.
C. 12... Non dubitemus Ne doutons pas que la
ab ipsius gratia omnia , ho- grâce ne prévienne tous les
minis mérita prseveniri. Quo mérites de l'homme... Ce
utique auxilio et munere Dei secours et présent de Dieu
non aufertur liberum arbi- ne supprime d'ailleurs pas le
trium, sed liberatur... Tanta libre arbitre, mais le libère...
enim est erga omnes homines En effet, si grande est la
bonitas Dei ut nostra yelit bonté de Dieu a l'égard de
esse mérita qua; sunt ipsius tous les hommes qu'il veut
dona et pro his quse largitus que ses propres dons devien-
est aeterna prsemia sit dona- nent nos mérites et qu'en
turus. Agit quippe in nobis retour de ses faveurs il nous
ut quod vult et velimus et accorde des récompenses
agamus, nec otiosa in nobis éternelles. Il agit donc en
esse patitur quse exercenda nous pour nous faire vouloir
non negligenda donavit, ut et réaliser ce qu'il veut, et il
et nos cooperatores simus ne laisse pas stériles en nous
gratioe Dei. les dons dont il nous a gra-
Ibid., n. 141 ; Cavallera, ti fiés pour les mettre en ceu-
Thesaurus, n. 845. vre et non pour les négliger,
de telle sorte que nous soyons,
nous aussi, les coopérateurs
de la grâce de Dieu.
b) Deuxième phase. — ■ Malgré la netteté de ces
déclarations, la même controverse allait renaître
encore une fois vers la fin du v siècle et le commen-
cement du vie.
Le semi-pélagianisme provençal trouva un nou-
veau défenseur en la personne de Fauste de Riez.
Après avoir écarté l'erreur pélagienne, il se tourne
contre ceux qui veulent accorder « tout à la grâce »
pour revendiquer la part de notre activité morale.
De gratia Dei, i, 3, P. L., t. lviii, col. 789.
C'est pourquoi il insiste sur la liberté et les œuvres
qui en sont le fruit, en vue de sauvegarder la valeur
655
MERITE, CONTROVERSE SEMI-PÉLAGIENNE
650
de nos mérites : Si opéra cessabunt, honorem mérita non
habebunt. Plus encore que de la dignité de l'homme,
il y va de la gloire et de la justice même de Dieu.
Mullum et remunerantis yloriœ et remuneratoris justiliœ
derogabitur, si summi et illlustres viri per quielem et
desidiam coronantur. Ibid., 11, col. 800. Rien que cette
récompense ne relève pas de la stricte justice, témoin
le curieux texte où il oppose rémunération à rétri-
bution, n, 4, col. 818, Dieu n'en reste pas moins pour
lui le volunlalum remuneralor. i, 16, col. 809. Ce qui
laisse entendre, comme on le voit bien ailleurs, par
exemple, i, 17, col. 810, que c'est à la bonne volonté
qu'appartient l'initiative, ut cum famulus exhibuisset
in labore obedientiam Dominus ostenderet in remune-
ralione justitiam. Visiblement l'affirmation du mérite
humain se produit ici au détriment de la grâce.
Cf. Tixeront, Hist. des dogmes, t. ni, col. 295-296, et,
ici même, Fauste de Riez, t. v, col. 2103-2104.
Il est assez surprenant qu'après cela un de ses
contemporains, Gennade, ait pu voir dans l'évêque
de Riez un défenseur de la grâce :... In quo opère
doeel... quidquid ipsa libertas arbitra labore piœ
mereedis acquisierit non esse proprium merilum sed
gratis: donum. De script, eccl., 85, P. L., t. lviii,
col. 1109. Ce jugement et quelques autres du même
ordre lui ont parfois valu d'être lui-même rangé
parmi les semi-pélagiens. Tixeront, op. cit., p. 297.
Mais il ne faut pas oublier qu'il reproduit ailleurs
in extenso le document romain cité plus haut, où
nos mérites sont nettement subordonnés à l'action
préalable de la grâce. De eccl. dogm., 26 et 32, ibid.,
col. 986-988.
A rencontre de cette renaissance de l'antiau-
gustinisme, les principes augustiniens furent repris
sans la moindre compromission par saint Fulgence
de Ruspe et saint Césaire d'Arles. Voir Césaire,
t. n, col. 2178, et Fulgence, t. vi, col. 970-971. Les
deux insistent sur la nécessité de la grâce pour
le tout premier commencement du bien et professent,
en conséquence, que notre prédestination a lieu sans
aucun mérite de notre part. On trouve même chez
l'évêque de Ruspe un écho direct de cette doctrine
spécifiquement augustinienne, voir col. 650, qui fait,
non seulement de nos mérites un don de Dieu, mais
de la rémunération céleste une grâce : Cur autem
mors stipendium vila vero œterna gratia dicitur, nisi
quia illa redditur, hœc donatur?... In sanctis igitur
coronat Deus justitiam quam eis gratis ipse tribuit,
gratis servavit, gratisque perfecit. Ad Monim., i,
10 et 13, P. L., t. lxv, col. 159 et 162. Cf. Epist.,
m, c. m, n. 5 c. iv, n. 6 et 7, ibid., col. 320; Epist.,
xvi, c. vin, n. 26, col. 450.
Il faut sans doute rapporter à la même époque cet
ouvrage anonyme, attribué plus tard à saint Augus-
tin, qui, sous le titre d' Hypomnesticon, se donne
pour but de réfuter les pélagiens. A cette fin, il
insiste sur la nécessité et la priorité de la grâce :
Vt Deo placeanl operibus bonis operatur in eis et velle
et posse. III, m, 3, P. L., t. xlv, col. 1623. Mais cette
grâce ne va pas sans la coopération du libre arbitre :
In omni itaque opère sancto prior est voluntas Dei,
poslerior liberi arbitrii; id est operatur Deus, coope-
ratur homo. III, x, 18, col. 1631 ; cf. ibid., xv, 33,
col. 1638. En conséquence, il y a place, suivant
l'usage que nous faisons de notre liberté, pour le
mérite aussi bien que pour le démérite : Habet enim
homo malum merilum, cum... déclinai a bono et facit
malum...; habet nihilominus et bonum meritum, cum
in omnibus gratise Dei bona in se operanti non resistil
sed cooperalor existit et omnem spem suam habet in
illam. Mais, au fond, ce mérite est encore une œuvre
de la grâce : In pressenti namque labor inductus est
, ut fiant mérita per auxilium gratise, non prœmissorum
redditio merilorum... Quidquid ergo homo in prmsenti
fuerit consecutus, donum est non merilum. Ce qui
n'empêche qu'il en doive recevoir dans la vie future
une juste rétribution : Tune meritum reddetur justis
secundum opéra sua, quorum per lolam sseculi vilam
meritum omne fuit gratia. Ibid., xm, 30, col. 1636-
1637. Loin d'être exclu par le dogme de la grâce, le
mérite en est le dernier aboutissant.
Ces controverses théologiques aboutirent aux déci-
sions du concile d'Orange (3 juillet 529), où saint
Césaire d'Arles fit passer toute la substance de l'au-
gustinisme contre l'erreur semi-pélagienne. Deux
de ses canons sont proprement relatifs à la doctrine
du mérite.
12. Taies nos amat Deus Dieu nous aime tels que
quales futuri sumus ipsius nous serons par le don [de
dono, non quales sumus nos- sa grâce], non tels que nous
tro merito. sommes par notre mérite.
18. Nullis meritis gra- Étant donné qu'aucun
tiam pra*venientibus, debe- mérite ne précède la grâce,
tur merces bonis operibus, une récompense est due aux
si fiant; sed gratia, quse non bonnes œuvres, si elles se
debetur, prsecedit ut fiant, produisent; mais la grâce,
Denzinger-Bannwart, n. qui n'est pas due, [les] pré-
185 et 191; Cavallera, The- cède pour qu'elles se produi-
saurus, n. 854. sent.
Ces deux canons reproduisent les 56m'' et 297 me sen-
tences tirées par saint Prosper des œuvres de saint
Augustin, P. L., t. xlv, col. 1864 et 1885, dont la
seconde est à peu près textuellement empruntée à
saint Augustin lui-même. Cont. Julian. opus imper-
fectum, i, 133, P. L., t. xlv, col. 1133. On retrouve la
même doctrine en termes plus personnels dans la
profession de foi qui suit les canons.
Hoc etiam salubriter pro- Nous professons aussi et
fitemur et credimus quod in croyons salutairement qu'en
omni opère bono non nos toute œuvre bonne ce n'est
incipimus et postea per Dei pas nous qui commençons,
misericordiam adjuvamur, pour être ensuite aidés par la
sed ipse nobis, nullis prœce- miséricorde de Dieu. C'est
dentibus bonis meritis, et lui qui, sans aucuns mérites
finem (lire : fidem) et amo- antécédents de notre part,
rem sui prius inspirât, ut nous inspire d'abord la foi
et baptismi sacramenta fide- et l'amour pour lui, pour
liter requiramus et post bap- nous faire rechercher fidèle-
tismum, cum ipsius adjuto- ment le sacrement du bap-
rio, ea quse sibi sunt placita t<>me et, après l'avoir reçu,
implere possimus. nous rendre capables d'ac-
Denzinger-Bannwart, n. complir, avec son secours, ce
200; Cavallera, n. 855. qui lui est agréable.
Suivant les nécessités du moment, ce que l'Église
veut mettre in tuto c'est l'antériorité de la grâce par
rapport à tous nos mérites. Mais déjà cette doctrine
suppose implicitement que, dans les conditions
voulues, c'est-à-dire moyennant le secours divin,
nous sommes en mesure de mériter. De plus, le concile
enseigne explicitement qu'après le baptême nous
pouvons « accomplir la volonté de Dieu » et qu'à ces
bonnes œuvres « une récompense est due ». Principes
dogmatiques qui fondent la possibilité du mérite et
en sous-entendent la réalité, telles que les définira
plus tard le concile de Trente. Ce qui est en cause au
vi° siècle, ce n'est pas la valeur de l'œuvre humaine,
mais l'action préalable de la grâce à son origine.
Voilà pourquoi l'Église doit insister avant tout sur
celle-ci, bien qu'elle ne puisse le faire sans poser et
consacrer par là-même les fondements de celle-là.
Aussi bien F. Loofs, Dogmengeschichte, p. 445, trouve-
t-il à cette doctrine des tendances semi-pélagiennes.
Il est vrai qu'Augustin lui-même est accusé, p. 412,
d'avoir ouvert la porte au semi-pélagianisme par sa
doctrine du mérite! La singulière hantise dont pro-
cèdent ces jugements n'empêche pas de retenir
comme un aveu la reconnaissance du fait positif
qui en forme la base.
1)5/
MÉRITK. DERNIERS PERES LATINS
658
Il n'est pas Inutile de remarquer également que
les définitions du concile d'Orange marquent une
perception plus nette des exigences propres à l'ordre
surnaturel. Si la grâce est nécessaire, c'est pour croire,
prier et agir sicut oportet, ou encore ul expedit. (".an.
6-7. Denzinger-Bannwart, n. 179-180. C'est affirmer,
sans nul doute, que les œuvres faites autrement
sont sans valeur pour le salut ; mais est-ce à dire
qu'elles soient sans valeur du tout? Pris dans toute
leur rigueur logique, les principes posés laisseraient
plutôt entrevoir le contraire et l'on aurait alors ce
que l'école devait appeler le mérite de congruo. Mais
cette question est de celles qui n'émergeaient pas
encore clairement à l'horizon de la théologie chré-
tienne. Il n'en est pas moins à propos d'observer que
la doctrine formulée au concile d'Orange, qui se
meut tout entière sur le plan de la grâce, n'a rien de
contraire à cette conception.
3. Paisible épanouissement de la foi catholique. —
Après la controverse semi-pélagienne, aucun nuage
ne trouble plus la paix de l'Église. Il suffit donc aux
derniers Pères latins de rappeler les principes acquis.
Si, comme le relève J. Tixeront, op. cit., t. m, p. 347,
les besoins de leurs « néophytes barbares » les forcent
d'appuyer plus que jamais sur la doctrine des œuvres,
celle de la grâce n'en soutire aucun détriment.
«) Cassiodore affirme à plusieurs reprises la nécessité
absolue de la grâce à la base de tous nos mérites.
Voir Exp. in Ps. L, 6, P. L., t. lxx, col. 362-363;
in Pu. IXXXVII, 13, col. 626; in Ps. CXVili, 17,
■col. 842. Le roi-prophète nous enseigne à ne faire
aucun cas des mérites humains : Ubi sunt qui humanis
meritis dicunt aliquid applicandum?... Futura prsemia
ex antecedentibus beneficiis sibi crédit esse ventura.
Exp. in Ps. xxv/, 14 et 18, col. 191, 192. Cf.
in Ps. lxxxi/i, 13, col. 605 : Ipsa est quippe
Domini Christi yralia qu;e nos prœparat, adjuvat,
corroborai et coronat.
Mais il n'en réclame pas moins les bonnes œuvres
comme des semences dont la vie éternelle est le fruit :
Opéra fidelium in hoc mundo seminaniur, ut in illa
xternitate eorum laudabilis fructus appareat. Exp.
in Ps. cr, 30, col. 718. Cf. in Ps. CXI, 2, col. 805 :
In hoc sœculo velul semina jaciunlur ut fructus futu-
rœ messis adolescat.
b) A cette « moisson future » saint Grégoire le Grand
reconnaît proprement le caractère d'une rémuné-
ration. Nous sommes devant Dieu comme le mer-
cenaire qui attend le salaire d'une journée bien
remplie. Moral., VIII, vu, 12. P. L., t. lxxv, col. 808.
Sur quoi le saint pape ne craint pas de noter que
la perspective de la récompense allège le poids du
labeur présent : Ex comparatione prœmii quam sit
levé quod patiuntur inveniunl. Ibid., vin, 14, col. 810.
Cf. Moral., XVIII, xvm, 28, t. lxxvi, col. 52; Hom.
in Evang., 1. II, hom. xl, 5. ibid., col. 1306.
Or il est bien évident que la rémunération suppose
le mérite. Grégoire connaît parfois ce terme au sens
objectif de dignité. Reg. past., m, 28, t. lxxvii, col.
107: mais il l'emploie d'ordinaire au sens moral de
valeur acquise devant la justice divine. Dès lors, ce
ne sont pas seulement les pécheurs qui sont punis
iniquitatis suœ merito. Moral., XIV, xxiv. 28. t. lxxv,
col. 1054, mais aussi les justes qui reçoivent une
rétribution proportionnée à leurs mérites : Quia in
hac vila nobis est discretio operum, erit in illa procul
dubio discretio dignitatum, ul quod hic alius alium
merito superat illic alius alium retributionc trans-
cendât. Moral.. IV. xxxvi, 70. ibid., col. 677.
Cette notion du mérite est tellement importante
qu'elle commande toute la conception chrétienne de
Dieu et de sa Providence. A la différence des hommes,
qui jugent d'après les apparences extérieures, omni-
potens Deus vitam hominum ex sola qiuditate interrogat
meritorum. Moral., XXV, i, 1, t. lxxvi, col. 319.
Même son gouvernement terrestre s'explique de cette
façon : Irascente Deo, secundum noslra mérita redores
accipimus. Ibid., xvi, 34, col. 344.
Non content d'affirmer ainsi l'existence et l'impor-
tance du mérite, saint Grégoire dégage, avec un remar-
quable sens de l'équilibre, le double facteur, humain
et divin, dont il procède. Le principal est, à n'en
pas douter, la grâce, qui précède nos œuvres et en
fait tout le mérite; mais, sous son influence, la liberté
subsiste et produit les actes bons qui nous valent
ensuite la récompense : Aspiratione gratiœ virtutum
opéra prolinus in corde generanlur, ul ex libero quoque
arbitrio subsequalur actio, cui post hanc vitam retri-
butio œterna respondeat... Ilominis quippe meritum
superna gratia non ut veniat invenit, sed postquam
venerit facit... Facit in ea [indigna mente] meritum
quod remuneret. Moral., XVIII, xl, 63, t. lxxvi,
col. 73-74.
Ainsi le bien que nous faisons est à la fois de Dieu
et de nous. Prévenus de ses dons, nous ne sommes
pas en mesure de nous considérer à son égard comme
des créanciers qui réclament leur dû : Nemo Deum
meritis prsevenit ut tenere eum quasi debitorem possit.
Mais, ceci dit pour maintenir l'initiative de la grâce,
saint Grégoire de continuer : Bonum quippe quod
agimus et Dei est et nostrum, Dei per prœvenienlem
gratiam, nostrum per obsequentem liberam volunta-
tem. Si enim Dei non est, unde ei gratias in œternum
agimus ? Rursum si nostrum non est, unde nobis
relribui prœmia speramus ? Moral., XXXIII, xxi,
38 et 40, t. lxxvi, col. 699. Voir In Ezech., I,
hom. ix, 2, ibid., col. 870, un semblable développe-
ment , qui se termine, suivant la formule augusti-
nienne, en réduisant nos mérites à un don de Dieu :
Prseveniente ergo gratia et bona volunlale subséquente
hoc quod omnipotentis Dei donum est fit meritum
nostrum. D'autre part, ce mérite, Dieu veut le cou-
ronner comme s'il venait entièrement de nous :
Superna ergo pielas prius agit in nobis aliquid sine
nobis, ut, subséquente ■ quoque nostro libero arbitrio,
bonum quod jam appetimus agal nobiscum, quod tamen
per impensam gratiam in extremo judicio rémunérât
in nobis ac si solis processisset ex nobis. Moral.,
XVI, xxv, 30, t. lxxv, col. 1135.
Sur le terrain pratique, le saint pape est d'ailleurs
un moraliste trop averti pour ne pas reconnaître
l'imperfection de nos mérites. Il lui arrive même de
dire expressément : Omne virtulis nostrœ meritum
esse vitium... si ab interno arbilro districte judicetur.
Moral., IX, h, 2, P. L., t. lxxv, col. 859. Mais, un
peu plus loin, la même prémisse pessimiste lui sert
seulement à mettre en relief le besoin de recou-
rir à la miséricorde divine. Omnis humana juslitia
injustitia esse convincitur, répète-t-il, si districte
judicetur. L'âme religieuse doit donc toujours imiter
l'exemple de Job et dire : Elsi ad opus virtutis excre-
vero, ad vitam non meritis sed ex venia convalesco.
Ibid., xvm, 28, col. 875. Cf. ibid., xxv, 37, col. 878 :
Quid superest nisi ut recta quse agimus sciendo nes-
ciamus, ut turc cl recta œstimemus et minimal
Il n'en est pas moins vrai que ce qui caractérise la
pensée de saint Grégoire le Grand, c'est son insistance
à marquer, sous l'action de la grâce, la réalité et la
valeur de l'œuvre humaine. R. Seeberg. Dogmen-
geschichie, t. m, p. 40. Ce qui lui vaut naturellement,
de la part des historiens fidèles au dogmatisme de la
Réforme, le reproche de semi-pélagianisme. F. Loofs,
Dogmengeschichte, p. 4 16 cl lui. Cf. Harnack, t. m,
p. 260. .Mais n'est-ce pas, au contraire, par là qu'il
se révèle comme l'interprète du dogme catholique
dans toute son harmonieuse complexité?
659
MÉRITE, DERNIERS PÈRES GRECS
660
c) Cette doctrine de saint Grégoire se retrouve chez
les écrivains postérieurs.
Déjà saint Isidore de Séville a recueilli parmi ses
« sentences » le texte rapporté ci-dessus de Moral.,
XVIII, xl, C3, où il est dit que c'est la grâce qui
fait en nous le mérite qu'elle doit ensuite récom-
penser. Et comme pour mieux sauvegarder la part
nécessaire de l'homme, l'auteur d'ajouter cette glose,
qui d'ailleurs est sans doute une citation prise en un
autre endroit : Sciendum quod et noslra sit juslitia
in his quœ recle agimus et Dei gratia, eo quod per eam
mereamur. Hssc enim et dantis Dei et accipientis est
hominis. Sent., II, v, 5, P. L., t. Lxxxm, col. 604.
On voit assez sous quelles influences allait se déve-
lopper la théologie du Moyen Age, qui ne cessa pas
de s'alimenter en idées et en textes auprès de ces
vulgarisateurs. Elle devait y puiser cet angustinisme
complet, qui, loin de sacrifier le libre arbitre à la
grâce, demande à leur perpétuel concours le fonde-
ment du mérite humain.
2° Tradition grecque à partir du v siècle. — Autant
l'Église latine s'est passionnée pour le problème an-
thropologique, autant l'Église grecque s'y est, dans
l'ensemble, montrée peu sensible. Il s'ensuit que cette
fin de l'âge patristique, qui, chez les Occidentaux,
fut si riche en controverses et si féconde en résultats,
n'a guère fait que laisser les Orientaux sur leurs
anciennes positions. On a pu leur faire grief d'avoir
insuffisamment réalisé le dogme de la grâce, bien
qu'ils en affirment incontestablement la nécessité.
Voir Tixeront, Hist. des dogmes, t. m, p. 212-214.
C'est dire, en tout cas, combien ils sont peu suspects
de méconnaître la valeur de l'œuvre humaine. Mais,
en général, leur théologie du surnaturel ne semble pas
marquer de progrès bien appréciable sur les énoncés
généraux dont se contentaient la plupart des Pères
antérieurs.
1. Chez les mystiques. — On fait, d'ordinaire, grand
état, chez les protestants, de l'opuscule composé par
l'ermite Marc « à l'adresse de ceux qui pensent être
justifiés par leurs œuvres ». P. G., t. lxv, col. 929-
966. Non seulement les anciens polémistes, comme
Flacius Illyricus, l'inscrivaient parmi les testes
veritalis, mais des historiens modernes, tels que
Th. Ficker, Der Mcnch Marcus eine reformalorische
Stimme aus dem 5. Jahrhundert, dans Zeitschrift
fur die historische Théologie, t. xxxvm, 1868, p. 402-
430, en voudraient faire un précurseur de la Réforme.
Voir là-dessus J. Kunze, Marcus Eremita, Leipzig,
1895, p. 2 et 65, et ici l'art. Marc L'ermite, t. ix,
col. 1964.
Quelques-unes, en effet, de ses « maximes » sem-
blent, au premier abord, rendre un son absolument
défavorable à la notion de mérite. Non content d'in-
sister sur l'action prépondérante de la grâce, Opusc,
ii, 23, 56, 108, 168, col. 933, 937, 947 et 956, il rappelle
que nous devons nous considérer comme des « ser-
viteurs inutiles » et il en conclut : « Le royaume des
cieux n'est donc pas le salaire des œuvres, mais une
grâce de Dieu préparée à ses fidèles serviteurs. »
Ibid., 2, col. 929. Car « le maître ne doit pas de
salaire à ses serviteurs » et, puisque le Christ est
mort pour nous, comment voudrions-nous tenir que
« l'adoption nous est due » ? La gloire ne l'est pas
davantage. « Quand tu entends l'Écriture dire qu'il
doit rendre à chacun selon ses œuvres, [note qu']
elle ne dit pas des œuvres dignes de la géhenne ou
du royaume, mais des œuvres de foi ou d'infidélité,
que le Christ doit rendre à chacun, non comme
partenaire d'un contrat synallagmatique, mais comme
Dieu notre créateur et rédempteur. » Ibid., 18, 19, 21,
col. 933. D'ailleurs, « si tout le bien dont notre nature
est capable nous sommes tenus de le faire tous les
jours, que pourrons-nous rendre à Dieu pour des fautes
antérieures? » Ibid., 42, col. 936.
Sa direction spirituelle est conforme à sa théologie.
Marc prêche le désintéressement le plus absolu.
« Celui qui fait le bien et cherche une rétribution
ne sert pas Dieu, mais sa propre volonté. » Ibid.,
54, col. 937; cf. 22, col. 933. « Il y en a qui, en obser-
vant les commandements, s'attendent à ce que cette
fidélité fasse contrepoids à leurs péchés dans la
balance; d'autres comptent sur la miséricorde divine
au nom de celui qui est mort pour nos péchés. On
cherchera quels sont ceux qui pensent juste. >• Ibid.,
131, col. 949. Conclusion volontairement énigmatique,
mais sur le sens de laquelle le contexte ne laisse pas
le moindre doute.
Pourtant notre mystique réclame énergiquement
les œuvres. Voir Opusc, i, 88 et 201, col. 916 et 929;
Opusc, n, 13, 50, 85, col. 932, 937, 944. « La semence
ne pousse pas sans la terre et sans l'eau : ainsi l'homme
ne profite pas sans les efforts volontaires et le secours
divin. » Opusc, n, 63, col. 940.
Comment ces œuvres pourraient-elles ne pas avoir
leur récompense? « Les travaux entrepris pour la
piété sont suivis d'une rétribution. » Ibid., 51, col.
937 ; cf. 121, 137, 174, col. 948, 952, 957]; i, 26,
col. 908-909. Il est même permis à l'âme de s'encou-
rager dans la peine par l'espoir de cette récompense.
Voiri, 157, et n, 61, col. 924 et 940.
D'où il suit que Marc ne veut, en somme, que tenir
un juste milieu entre deux extrêmes. « Il y en a qui
s'imaginent avoir une foi saine sans observer les
commandements; d'autres, parce qu'ils les obser-
vent, attendent le royaume comme un salaire qui
leur est dû : les uns et les autres ont manqué le
royaume. » Opusc, n, 17, col. 932. Ce que le vieil
ermite grec tient à exclure, c'est l'illusion d'un droit
strict appuyé sur les seules œuvres de l'homme :
en quoi il représente un point de vue cher aux mys-
tiques de tous les temps et dont tout chrétien doit
tenir compte. Peut-être n'est-il pas exempt de quelque
exagération dans l'insistance qu'il met à l'accentuer.
En tout cas, ses formules intransigeantes ont parfois
alarmé les gardiens de l'orthodoxie. Voir les témoi-
gnages de Bellarmin et autres, rapportés, d'après les
anciens historiens catholiques, dans P. G., t. lxv,
col. 896 et 899-900. Mais rien n'autorise à le présenter
comme un adversaire absolu du mérite humain bien
compris.
2. Chez les théologiens. — Quoi qu'il en puisse
être, au demeurant, de ce mystique solitaire, des
docteurs plus représentatifs témoignent de la direc-
tion normale suivant laquelle le grand courant de la
théologie grecque continuait à se développer.
a) Saint Cyrille d'Alexandrie se plaît à rappeler
comment Dieu voulut donner le libre arbitre à ses
créatures et les soumettre à la loi de l'épreuve, pour
que chacune fût ensuite châtiée pour ses fautes ou
récompensée pour ses vertus. Voir In Joan., 1. IX
(xni, 18), P. G., t. lxxiv, col. 129; Cont. Julian.,
1. V, t. lxxvi, col. 744. Les chrétiens ne sont pas
dans d'autres conditions, sauf que la régénération
surnaturelle qu'ils ont reçue leur impose de porter
des fruits plus abondants. Voilà pourquoi, sur la
base de l'adoption divine qui est sa conception
fondamentale, voir Cyrille d'Alexandrie, t. m,
col. 2516-2517, le saint docteur invite les fidèles à la
pratique des œuvres. De ador. in spiritu et veritate,
1. XVII, t. Lxvm, col. 1076-1077 ; Glaph. in Gene-
sim, iv, 6, t. lxix, col. 204-205. C'est d'après ces
œuvres que le Christ viendra nous juger. In Zach.,
105, t. Lxxn, col. 248-249; In Luc, v, 8, ibid., col.
729; In Joan., 1. II, 4 (m, 36), t. lxxiii, col. 285.
Or les sanctions de ce jugement auront le caractère
t;i;i
MERITE, LE MOYEN AGE
662
d'une véritable rétribution : « Comme des ouvriers,
les hommes y recevront le salaire convenable », àva-
Àôycû:; cba7repavei. èpyizxi, tt]v àvTiîjLioOtav àno-
\rfyô[j.evoi. In Joan., 1. II, 9 (y, 30), t. lxxiii, col. 385.
Le patriarche d'Alexandrie consacre ailleurs tout
un long développement à justifier cette proportio-
nalité des récompenses futures. De ador. in spiritu
cl veriiate, 1. XVI. t. lxviii, col. 1029-1035.
b) Pour saint Isidore de Péluse également, bien
que les récompenses divines soient toujours de beau-
coup supérieures à nos peines, Epist., iv, 136, P. G.,
t. lxxviii, col. 1217, il reste que « chacun recevra
sa récompense auprès de Dieu selon son effort ».
Epist.. i, 13, ibid., col. 88; cf. i, 197, col. 309; iv,
18, col. 1068. Même note chez l'ascète saint Nil,
Epist., m, 5, P. G., t. lxxix, col. 368.
c) Théodoret a sur ce point des affirmations tout
à la fois plus nettes et plus nuancées.
D'une part, il porte très haut l'estime des œuvres
humaines. « Grand, dit-il, est le prix de la justice :
elle nous donne de l'assurance auprès de Dieu. »
In Is., Lvm, 9, P. G., t. lxxxi, col. 457. A la péni-
tence il accorde le pouvoir de contrebalancer le péché.
In Ps. xxiv, 18, t. lxxx, col. 1044. Les œuvres
surérogatoires ont, à ses yeux, une valeur toute par-
ticulière, parce qu'elles dépassent les exigences strictes
de la loi. In Ps. cxvm, 108, ibid., col. 1856.
Cependant, en raison de sa transcendance, la vie
éternelle est une grâce et non pas une salaire. Tout
comme saint Augustin, col. 650, et Origène, col. 627,
il lit cette idée dans le texte de saint Paul, Rom., vi,
23. « Car la vie éternelle, glose-t-il, est un don de Dieu.
Alors même qu'on aurait pratiqué une parfaite justice,
des peines temporaires n'équivalent pas à des biens
éternels. » In Rom.., \i, 23, t. lxxxu, col. 113.
d) Il s'en faut du reste que tous les mystiques
fassent exception. Témoin cet aphorisme incidem-
ment émis par saint Jean Climaque : « Celui qui
demande quelque chose à Dieu au-dessous de son
mérite, raxpà tyjv éauToû à^îav, recevra sans nul
doute au delà de ses vœux. » Et le pieux auteur de
citer à la suite l'exemple du publicain, qui sollici-
tait seulement la rémission de ses péchés et reçut
la justice, puis celui du bon larron, qui implorait tout
juste un souvenir du Sauveur et obtint d'entrer le
premier en paradis. Scala paradisi, xxv, P. G.,
t. lxxx™, col. 1000. Cf. ibid., schol. 35, col. 1012.
Son livre entier n'a d'ailleurs pas d'autre but que de
prêcher l'effort spirituel et il va de soi que la céleste
récompense est par lui nettement donnée comme la
« compensation » de nos sacrifices ici-bas. Ibid.,
xxvi, col. 1032.
Toute cette théologie grecque se reflète et se résume
dans ces petits recueils de textes réunis sous le titre
de Sacra parallela et qui se sont répandus sous le
nom de saint Jean Damascène. Or l'un d'eux a pour
objet d'établir que « Dieu rend à chacun ce qui lui
est dû » et l'autre que la récompense est « en propor-
tion de nos œuvres ». Sacra par., litt. E, 10, P. G.,
t. xcv, col. 1521-1524; litt. K, 11, t. xcvi, col. 83-88.
Au terme près, c'est évidemment tout le fond de la
doctrine du mérite.
Mais il est non moins clair qu'elle est réduite aux
positions essentielles de la foi. Bien loin de s'attacher
à recueillir pour les féconder les principes posés par
les grands docteurs des m» et ive siècles, la théologie
grecque semble les avoir laissés entièrement tomber.
L'Occident, au contraire, apparaît comme tout illu-
miné et réchauffé par les grandes doctrines de saint
Augustin. Et l'on a vu que ses premiers successeurs
en ont déjà fait leur profit, en attendant que la sco-
lastique y trouvât les éléments de la synthèse qui
restait encore à constituer.
III. LA DOCTRINE DU MÉRITE AU MOYEN
AGE. — Par rapport à la théologie patristique, la
scolastique présente tout au moins une indéniable
originalité de méthode.
Tandis qu'en général les Pères ont abordé les pro-
blèmes relatifs à la foi sans plan préconçu et comme
au hasard des circonstances, les théologiens du
Moyen Age ont entrepris l'exploration systématique
du dépôt révélé. Il s'ensuit que les questions qui
restaient éparses chez ceux-là, et dont il faut chercher
les fragments au cours de leurs œuvres exégétiques
ou oratoires, tendent, chez ceux-ci, à s'organiser en
traités méthodiques. Le seul fait de ce rapproche-
ment devait favoriser la rigueur des analyses et la
clarté des synthèses. Ce progrès se fait plus qu'ailleurs
sentir dans les doctrines qui, pour être restées à
l'arrière-plan des grandes controverses, sinon tout
à fait en dehors, se présentaient dans un état parti-
culièrement dispersé. Ainsi en est-il pour la théologie
de la grâce en général et du mérite en particulier, qui
peut être considérée, dans une large mesure, comme
une création du Moyen Age.
Des problèmes nouveaux allaient, d'ailleurs, surgir
devant l'esprit des théologiens. Il est unanimement
reconnu qu'une des principales acquisitions de la
théologie médiévale sur celle de l'antiquité est la
distinction plus explicite du naturel et du surnaturel.
Voir Augustinisme, t. i, col. 2531. Ce qui devait
entraîner comme conséquence le souci de préciser
plus exactement la valeur des œuvres humaines dans
chacun de ces deux ordres, puis de mieux en marquer
le mutuel rapport. Alors que la spéculation de saint
Augustin se mouvait toujours sur le plan absolu de
la grâce, au point de sembler n'en pas connaître
d'autre, la préoccupation s'impose désormais du
plan naturel qui en est la base et lui sert normalement
de préparation. D'où la double obligation également
logique de respecter la différence de ces deux ordres
et d'en établir l'harmonie.
Sous l'action convergente de ces deux causes, à
mesure que se constituait la méthode scolastique et
en fonction de la philosohie générale qui présidait
à la pensée des diverses écoles, la doctrine du mérite
allait recevoir au Moyen Age, tant pour le fond que
pour la forme, un développement décisif, qui la mène-
rait au point où nous la trouvons encore aujour-
d'hui. • — I. Période de préparation. IL Période
d'apogée (col. 678).
I. Période de préparation. — Ce progrès, qui
devait être surtout l'œuvre de la grande scolastique,
est déjà préparé par l'effort de ses précurseurs.
1° Affirmation dogmatique. — Il serait aussi fasti-
dieux que superflu de longuement rechercher, à
travers les écrivains du haut Moyen Age, l'attes-
tation de la doctrine traditionnelle du mérite, qui
ne fait de doute pour personne. Quelques indications
suffiront à le montrer.
1. Courants généraux. — D'une part, c'est, en effet,
le moment où la morale chrétienne se condense de
plus en plus, à l'usage des jeunes races barbares, en
observances ecclésiastiques, où les canons péniten-
tiels établissent, en cas de faute, des tarifs minu-
tieux d'œuvres réparatrices, cependant que l'Église
entre dans la voie de ces commutations qui devaient
conduire aux indulgences. Voir Schultz, loc. cit.,
p. 245-250, après Harnack, Dogmengeschichte, t. m,
p. 326-329. C'est assez dire que le mérite humain
ne risque pas d'être oublié.
Mais, d'autre part, la grâce ne l'est pas davan-
tage. Les protestants eux-mêmes veulent bien recon-
naître que les tendances semi-pélagiennes sont moins
sensibles en cette période qu'elles ne le seront plus
tard et qu'Augustin est le maître auquel on se tient :
663
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME
664
il faudrait seulement parler de « crypto-semipéla-
gianisme ». F. Loofs. Dogmengeschichte, p. 539-540,
Ce qui est une manière maussade et agressive de
rendre hommage à l'équilibre doctrinal qui distingue
alors la théologie catholique.
Ainsi trouve-t-on chez l'abbé Smaragde, à côté
de passages où la vie éternelle est donnée comme une
rétribution et un fructus justitiie, Diadema monach.,
58, P. L., t. en, col. (i5,r), le texte de l'homélie sur
Ézéchiel où saint Grégoire le Grand ramène nos
mérites à un don de Dieu. Ibid., 45, col. 642. Ce même
texte est encore reproduit par Hincmar de Reims,
De prœdest., 21, P. L., t. cxxv, col. 189-190, dans ce
pelit dossier où sont réunis la plupart des témoi-
gnages similaires du saint pape relevés ci-dessus,
col. 658. Sous une forme plus personnelle, Raban
Maur affirme tout- à la fois le jugement divin, qui
aura lieu ut cunctis reddat nam propria mérita, Carm.,
I, vm, 16, P. L., t. exu, col. 1593, et la grâce qui
ramène tous ces mérites à Dieu : Tu merces operis, tu
jaclor, lu quoque doctor. Ibid., vi, 14, col. 1591; cf.
ibid., m, 38-39, col. 1587.
Les Épîtres de saint Paul surtout, si souvent com-
mentées alors sous forme de gloses ou de chaînes,
fournissaient à ces compilateurs l'occasion de résu-
mer ou de reproduire les traits essentiels de l'exégèse
augustinienne. C'est ainsi que, sur Rom., vi, 21-23,
on ne manquait pas de noter, avec l'évêque d'Hippone
voir plus haut, col. 650, que, si la mort est le « salaire »
du pécheur, la vie éternelle est, en somme, une « grâce »
pour le juste. Témoin la Glossa ordinaria de Wala-
frid Strabon, In Rom.,vj, P. L., t. exiv, col. 489-490 :
Vita seterna... sola gratia datur per Christum, quia et
mérita ex gratia... Cui redderet eoronam juslus judex,
si non donasset gratiam misericors Pater? Quomodo
isla débita redderetur nisi prius illa gratia gratuilo
donarelur ' Voir de même Haymon d'Halberstadt,
In Rom., vi, P. L., t. cxvii, col. 418: Quidquid autem
elecli habenl, totum a gratia Dei accipiunt... et insuper
pro gratia ista fidei et bonorum operum gratis acci-
pient a Deo vitam œternam. Plus tard encore, on trouve
de semblables notes chez saint Bruno, Expos, in
Rom., vi, P. L., t. cliii, col. 61, et chez Hervé de
Bourg-Dieu, Com. in Rom., vi, P. L., t. clxxxi,
col. 677-680, qui cite longuement le texte même de
saint Augustin.
Non pas que le mérite disparaisse chez aucun de
ces exégètes ; mais il y est nettement subordonné à la
grâce. Sans oublier celle-ci, Rathier de Vérone marque
mieux la part et les droits de la collaboration hu-
maine, quand il promet les récompenses célestes
Mis qui coopérante Dei gratia operalione sedula illa
meruerint adipisci. Serm., vm, 2, P. L., t. cxxxvi,
col. 738. Cf. Hildebert de Lavardin, Tract, theol.,
28, P. L., t. clxxi, col. 1127 : Prius enim gratia ope-
ratur sine nobis et ibi nil meretur homo...; sed post
ulitur accepta volunlate et cooperalur gratiee, in quo
merilum hominis est. Non enim meritum hominis est
in hoc quod accepit bonam voluntatem..., sed in hoc ■
quod accepta ulilur. De toutes manières, avec des
nuances individuelles dans l'expression, les éléments
du surnaturel chrétien restaient saufs.
2. Controverse prédeslinatienne. — Sans toucher
proprement la question du mérite, la controverse
prédestinatienne, qui troubla l'Église franque au
ix« siècle, fournit l'occasion de rappeler et préciser
les principes augustiniens.
Dans le système prédestinatien, le mérite ne jouait
plus qu'un rôle efiacé. Tout en admettant que le
divin juge doit rendre à chacun selon ses œuvres,
Confessio prolixior, P. L., t. cxxi, col. 354, Gottschalk
tenait pour la prédestination la plus absolue. D'après
lui, si les damnés doivent être punis propler ipsorum
mala mérita, les élus sont prédestinés per gratuitam
gratiam. Ibid., col. 368.
On retrouve la même distinction dans les canons
du concile de Quicrsy (853) : Quod autem quidam sal-
vantur salvantis est donum ; quod autem quidam pereunt
pereunlium est meritum. Denzinger-Bannvart, n. 318;
Cavallera, Thésaurus, n. 861. Cf. n. 316 : Unam
Dei pra'dcstinalionem lanlummodo dicimus, quœ aut
ad donum pertinet gratiee (dans le cas des élus) aut
ad retribulionem justiliœ (dans le cas des réprouvés).
Il faut d'ailleurs ne point perdre de vue que le même
concile, ibid., n. 317, défend, contre Gottschalk,
l'existence du libre arbitre : Habemus liberum arbi-
trium ad bonum, prœvenlum et adjutum gratia. Ce
qui suppose évidemment que les œuvres faites dans
ces conditions ne sauraient être sans valeur devant
Dieu. Mais il n'en est pas moins vrai que la doctrine
du synode est ici rédigée suivant ces formules stricte-
ment théocentriques où la considération de la grâce
prime tout.
Une réaction ne pouvait manquer de se produire.
Elle s'exprime dans les canons du concile de Valence
(8:;5), où l'affirmation de la grâce, qui reste la base
de la prédestination, se complète par une plus claire
mention du mérite. Bien entendu, les damnés
reçoivent leur châtiment ex merito propriœ iniqui-
tatis. Can. 2, Denzinger-Bannwart, n. 321, et Cavallera,
Thésaurus, n. 862. Cf. can. 3, n. 322 :... poznam malum
merilum eorum sequentem. En regard, les élus sont
prédestinés par un effet de la miséricorde divine;
mais leur mérite n'est pas pour autant supprimé.
Toute la différence tient à la place qu'occupe dans
les décrets divins la prévision de notre mérite dans
les deux cas : In electione salvandorum, misericordiam
Dei prœcedere meritum bonum; in damnatione autem
perilurorum, meritum malum prœcedere justum Dei
judicium. Can. 3, ibid., n. 322.
L'ardeur et la subtilité même de cette controverse
sur le rôle du mérite humain dans l'ensemble de la
prédestination montre combien tout le monde s'accor-
dait alors à le tenir pour réel.
2°- Commencements d'analyse théologique. — Au
lieu de s'attarder à ces affirmations d'une foi depuis
longtemps bien assise, il y a plus d'intérêt à dégager
les précisions que la doctrine du mérite commençait
dès lors à recevoir dans l'œuvre des spéculatifs qui
posaient de loin les bases de la systématisation sco-
lastique. Chacun à sa façon, en eflet, les grands
théologiens du xie et du xne siècles apportent ici leur
contingent.
1, Saint Anselme. — On a souvent nommé saint
Anselme le père de la scolastique, et avec raison.
Bien que la doctrine du mérite ne soit pas de celles
sur lesquelles sa réflexion s'est directement exercée,
son œuvre théologique et ascétique ne laisse pas
d'être, à cet égard, une précieuse contribution.
a) Le théologien. — En même temps que la curio-
sité philosophique, le XIe siècle avait vu renaître le
vieux problème de la grâce et de la liberté. Or beau-
coup, paraît-il, en arrivaient à douter de celle-ci :
Sunt nostro tempore multi qui liberum arbitrium esse
aliquid penitus desperant.
C'est pourquoi l'évêque de Cantorbéry, en affirmant
la grâce et la prédestination divine qui en est la
suite, éprouve le besoin de défendre aussi le libre
arbitre. Et il en fonde la réalité précisément sur les
exigences de l'ordre moral, qui comporte la rétri-
bution de nos mérites : Sed nec ullo modo esset cur
Deus bonis vel malis pro meritis singulorum juste
retribueret si per liberum arbitrium nullus bonum vel
malum faceret. De concordia prœsc. Dei cum lib. arbi-
trio, m, 1, P. L., t. clviii, col. 522. L'homme, en
effet, est partagé entre deux tendances : de la pré-
665
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME
666
férence qu'il accorde à l'une ou à l'autre dépend toute
sa valeur morale, Ex his duabus affectionibus [recti-
tudinis aut commodi], qua$ etiam voluntates dicimus,
descendit omne meritum hominis, sive bonurn, sive
malum. Ibid., ni. 12, col. 537.
Du mérite ainsi affirmé par saint Anselme son
célèbre Cur Deus homo permet indirectement de pré-
ciser davantage la nature et les conditions. En efïet,
l'analyse que le saint docteur y institue de l'œuvre
rédemptrice éclaire corrélativement sa conception
de l'œuvre humaine. On sait que l'évèque de Cantor-
béry se propose d'y établir l'absolue nécessité de
l'incarnation pour la réparation de notre péché. A
cette tin, sa méthode générale consiste à démontrer
que seul un Dieu fait homme était capable de réaliser
ce que l'homme devait et ne pouvait accomplir. Sa
sotériologie a donc pour base une anthropologie et
l'on peut, en conséquence, retrouver les grandes lignes
de celle-ci à travers les déductions de celle-là.
Le concept fondamental qui forme l'armature et
l'originalité du Cur Deus homo est celui de satisfac-
tion. Parce qu'elle avait refusé à Dieu l'honneur qui
lui revient, l'humanité pécheresse devait à Dieu une
satisfaction correspondante; mais elle était, en même
temps, hors d'état de la fournir. C'est pour suppléer
à cette impuissance que le Christ est venu satisfaire
en son lieu et place par l'acte de sa mort volontaire.
Or, alors que l'idée de satisfaction est ainsi l'axe
autour duquel roule tout le traité, il est remarquable
de voir subitement apparaître à la fin, n, 20, P. L.,
t. CLvra, col. 429, celle de mérite, quand il s'agit de
savoir comment nous est applicable l'œuvre du Sau-
veur.
Quelques exégètes subtils, tels que A. Harnack,
Dogmengeschichte, t. m, p. 389,404-405, ont vu dans
cette dualité de thèmes et de termes une véritable
contradiction. Comment, en effet, le même acte
pourrait-il être tout à la fois une « satisfaction »
et un « mérite », c'est-à-dire comporter en même
temps la compensation d'une dette et le droit à une
récompense? L'un ne doit-il pas logiquement exclure
l'autre? Mais cette interprétation rigide a trouvé
des adversaires parmi les protestants eux-mêmes.
Voir H. Schultz, loc. cit., p. 251-258; F. Loofs, Dog-
mengeschichte, p. 510-511; J. Leipoldt, Der Begriff
meritum in Anselms von Canlerbury Versôhnungslehre,
dans Theol. Studien und Kritiken, t. Lxxvn, 1904,
p. 300-308. Tous établissent avec raison que satis-
faction et mérite sont des concepts qui peuvent
coïncider, ainsi qu'ils le font normalement dans la
théologie pénitentielle, comme deux aspects formels
d'un même acte, mieux encore que la satisfaction
n'est elle-même qu'une sorte de mérite et qu'elle
tient de là toute sa valeur. Il se peut, en effet, qu'il
y ait un semblant d'incompatibilité entre ces deux
notions dans l'ordre strictement juridique. Mais elle
n'existe pas dans l'ordre des réalités morales où se
meut la pensée de saint Anselme. Voir J. Rivière,
le dogme de la Rédemption. Essai d'étude historique,
Paris, 1905, p. 311-312. Car elles désignent ici un
seul et même fait, savoir la mort volontaire du Christ,
auquel ces catégories juridiques servent tour à tour
de vêtement. Or, et c'est ce qui intéresse la question
présente, cette analyse théologique de l'œuvre du
Christ est faite à l'aide de matériaux empruntés
aux relations normales entre Dieu et l'homme.
Justitiam hominum nemo nescit esse sub lege ut
secundum ejus quanlitatem mensura rétributions a
Deo recompens fur. Tel est le principe fondamental
que saint Anselme pose, ou plus exactement suppose,
à titre d'incontestable postulat dès le début du
Cur Deus homo, i, 12, col. 377, et qui demeure ensuite
la règle sur laquelle se guide toute sa théologie. Il
sous-entend que l'homme a le devoir et le moyen de se
créer un droit aux rétributions divines.
Le moyen normal pour cela est d'acquitter à Dieu
la dette de soumission dont nous lui sommes rede-
vables : Omnis voluntas raiionalis creaturœ subjecla
débet esse volunluli Dei... Hsec est justilia, sive recliludo
volunlatis, quœ juslos facii... Sola namque talis voluntas
opéra facit placila Deo cum potest operari, et, cum
non potest, ipsa sola per se placet. Ibid., 11, col. 376.
Et il va de soi, sans que le saint docteur ait besoin
de le dire, que toute œuvre agréable à Dieu mérite
une récompense. Mais le problème se complique
en cas de péché. Car il s'agit alors d'offrir à Dieu la
compensation de notre désobéissance : Pro illala
contumelia plus débet reddere quam abstulit. Or deux
conditions sont requises pour cela. D'une part, le
pécheur doit offrir à Dieu aliquid quod placeat illi
quem exhonoravit. Mais cette œuvre bonne doit être
aussi une œuvre qui ne soit pas due par ailleurs :
Hoc débet dare quod ab illo non posset exigi si alienum
non rapuisset. Voilà comment saint Anselme définit
la satisfaction, ibid., col. 376-377, et il est bien évident
que cet acte moral et surérogatoire qu'elle requiert
n'est pas autre chose que ce qui serait un mérite s'il
n'y avait pas de faute à réparer.
Or l'homme, d'après notre docteur, est absolument
et essentiellement incapable de réaliser ces condi-
tions, et cela entre autres raisons parce que toutes ses
bonnes œuvres sont déjà dues à Dieu. Cum reddis
aliquid quod debes Deo, etiamsi non peccasti, non debes
computare hoc pro debito quod debes pro peccato. Ibid.,
20, col. 392. Seul le Christ a pu plaire à Dieu, en
acceptant la mort à laquelle il n'était pas tenu.
Ibid., n, 10-11, col. 408-412. Voilà pourquoi cet acte
de volontaire sacrifice a pu être une satisfaction pour
nos péchés. Ibid., n, 14, col. 414-415. Mais, en même
temps, elle assurait à son auteur le droit à une récom-
pense : Eum qui tantum donum sponte dat Deo sine
relributione debere esse non judicabis. Ibid., n, 20,
col. 428. Or le Christ, parce que Fils de Dieu, n'avait
pas de bien nouveau à recevoir, pas plus que de dette
à acquitter. C'est pourquoi il reporte sur nous la
légitime rétribution qui lui était due, et c'est par là
que nous sommes sauvés. Ainsi donc la mort du Christ
nous rachète parce qu'elle était indue. Ce caractère
d'offrande surérogatoire fait d'elle tout à la fois une
satisfaction, en ce qu'elle plaît à Dieu immensément
plus que ne peuvent lui déplaire nos péchés, et un
mérite, en ce qu'il ne saurait y avoir de titre plus
grand aux récompenses divines que cet acte de sublime
générosité. D'où l'on aboutit à dire qu'aux yeux de
saint Anselme le mérite en général se caractérise
comme une œuvre de sacrifice facultatif et dont tout
le prix vient de ce que l'homme s'y astreint sans
y être obligé.
Mais on ne perdra pas de vue que la mort du Christ
a aussi sa valeur en elle-même, pour l'héroïque
fidélité dont elle témoigne au service de Dieu. Ipse
sponte sustinuit morlem, non per obedientiam deserendi
vitam, sed propter obedientiam servundi justitiam,
in qua lam jortiler perseveravit ut inde morlem incurre-
ret. i, 9, col. 371. Cf. n, 19, col. 425-426 : Si propter
justitiam se permisit occidi, nonne ad honorem Dei
vitam suam dédit ?... Cum injurias et contumelias et
morlem crucis... propter justitiam quam obedienler
servabat illala benigna patientia sustinuit, exemplum
dédit hominibus quatenus propter nulla incommoda quœ
sentire possunt a justilia quam Deo debent déclinent.
Voir de même Médit., vi, ibid., col. 765-766. Et il est
bien clair qu'un acte accompli dans ces conditions
est éminemment méritoire. Ce qui tendrait à sug-
gérer que le caractère d'œuvre surérogatoire n'est ici
qu'une circonstance accidentelle, puisque le mérite
667
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD
668
peut déjà se vérifier dans l'accomplissement volon-
taire de toute œuvre conforme à la volonté de Dieu.
En somme, la sotériologie de saint Anselme oscille
entre deux conceptions du mérite, qu'il utilise succes-
sivement sans se décider entre elles. Le principal de sa
démonstration semble reposer sur la notion juridique
d'oeuvre surérogatoire, et ce trait est un de ceux
que des théologiens catholiques ont dénoncé comme
une des plus graves lacunes de son système. Voir
L. Heinrichs, Die Genugtuungstheorie des hl. Anselmus
von Canlerbury, Paderborn, 1909, p. 79 et 123-127.
Mais ceci tient peut-être plus aux exigences de sa
construction dialectique qu'au fond de sa pensée,
puisqu'à côté on trouve chez lui, soit quand il parle
de l'homme en général, soit quand il traite du Christ
en particulier, le concept plus large d'oeuvre morale-
ment bonne. Il semble même qu'on serait dans la
ligne de sa pensée en disant que ce dernier caractère
est le plus fondamental et, à vrai dire, le seul essen-
tiel.
Dès lors, à rencontre du jugement reçu, on abou-
tirait à dire que le mérite de l'homme, comme son
devoir normal, consisterait pour Anselme à s'incliner
librement devant la loi divine. Quant aux actes de
pur conseil, ils n'auraient de sens que pour mieux
affirmer ce libre don de soi qui se réalise déjà d'une
autre façon dans le cas précédent, et ils ne devien-
draient proprement exigibles que lorsque survient
l'obligation de satisfaire pour la dette du péché.
Bien que le Cur Deus homo n'atteigne pas formelle-
ment ces suprêmes précisions, n'est-il point déjà
notable qu'il en suggère l'idée et en fournisse les
matériaux? En constituant une théologie scientifique
de la rédemption, dont le mérite du Christ est le
centre, L. Heinrichs, op. cit., p. 129-133, saint Anselme
éclairait du même coup la doctrine générale du mérite
qui lui sert de fondement.
b) Le mystique. — ■ Si cette puissante ébauche
doctrinale ouvre les voies à l'analyse didactique du
mérite humain, les autres écrits de saint Anselme
témoignent de la place qu'il lui fait dans la vie
réelle des âmes.
A cet égard, il professe parfois un mysticisme dont
les protestants ont pu se prévaloir. Déjà tout le
Cur Deus homo, en fondant sur l'impuissance radicale
de l'homme l'absolue nécessité de la rédemption
par le Christ, est bien fait pour inspirer au croyant
la défiance de lui-même et de ses œuvres propres.
Ce sentiment éclate en termes pathétiques dans les
Méditations, où se lisent des paroles comme celles-ci :
Si me judicare vis secundum quod merui, certus sum
de perditione mea. Médit., vi, t. CLvm, col. 740. Mais
il n'est pas douteux qu'il s'agit là de ce qui revient
à l'homme du chef de ses trop nombreux péchés,
c'est-à-dire abstraction faite du Christ. Au contraire,
aussitôt qu'intervient la foi en notre Sauveur et en
ses mérites, c'est la confiance qui domine : Ergo
quippe, conclut Boson, Cur Deus homo, n, 20, col. 429,
tantam flduciam ex hoc concipio ut jam dicere non
possim quanlo gaudio exultet cor meum. A cette foi,
bien entendu, doivent s'ajouter nos œuvres. Voir
Justification, t. vm, col. 2121. Mais ces œuvres sont
assurées de leur récompense : Secundum eamdem
justitiam qua persévérantes in malitia punit [Deus]...
bona opéra facientes seterna mercede rémunérât. Médit.,
iv, col. 730.
C'est pourquoi l'on voit ailleurs que l'évêque de
Cantorbéry ne craint pas d'évoquer la pensée de cette
rémunération future et de ses strictes exigences pour
stimuler les âmes à l'effort. Ponite quotidie ante oculos
vestros finem vestrum, écrit-il. Certe non portabitis
vobiscum nec invenietis ibi aliud quam mérita vestra,
sive bona sive mala. Videte quse mérita preemisistis.
Si plura bona quam mala, gaudere potestis; si plura
mala quam bona..., multum debelis timere, prœserlim
cum multum necesse sil homini volenti salvari habere
multo plura bona mérita quam mala. Epist., m, 63,
P. L., t. eux, col. 99-100. Il n'est pas indifférent de
noter que ces lignes, où sont si fortement affirmées la
valeur en même temps que la nécessité de nos
mérites et la légitime confiance qu'ils nous peuvent
inspirer, se lisent dans une lettre de direction. C'est
dire à quel point elles représentent les convictions
pratiques de leur auteur.
Au lieu donc d'annihiler la nôtre, l'œuvre du Christ
ne tend qu'à la provoquer. Quid magis juste tibi
reddam quam ipsam [animam] non habeo. Telle est
l'impression que suggère à l'âme reconnaissante le
bienfait de la rédemption. Médit., ix, col. 758. II
est non moins certain que, pour être méritoires, nos
œuvres doivent réaliser les mêmes conditions que
celles du Sauveur, conditions que saint Anselme
résume ailleurs, Médit., xi, col. 765, en cette formule
lapidaire : Sponle dédit de suo ad honorem Palris.
2. Abélard. — Tandis que, chez saint Anselme, le
mérite humain est posé comme une sorte de postulat
tacite et reçoit seulement quelques éclaircissements
indirects par l'application qui en est faite à l'œuvre
rédemptrice, chez Abélard ce concept commence
déjà à être étudié pour lui-même. Sans être au premier
plan de sa théologie, cette doctrine l'a suffisamment
retenu pour bénéficier de ses analyses et souffrir de
ses témérités.
a) Mérite des infidèles. — Une des plus indéniables
originalités d 'Abélard est l'optimisme dont il fait
preuve à l'égard des philosophes païens. Voir
L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai
historique, Paris, 1912, p. 173-177. Cette disposition
le porte à parler de mérite à leur sujet.
Quod opéra misericordise non prosint infidelibus,
et contra. Cette question du Sic et non, 141, P. L.,
t. cLxxvm, col. 1584-1585, autour de laquelle, sui-
vant sa méthode, il groupe des autorités pour et
contre, prouve qu'Abélard s'est très nettement posé
le problème des infidèles et de la valeur de leurs
œuvres. Sans le résoudre nulle part dans toute son
ampleur, il lui a donné, pour son compte, une solu-
tion favorable en ce qui concerne les meilleurs et les
plus représentatifs d'entre eux, savoir les philo-
sophes. Inler quos quidem philosophi tam vila quam
doclrina claruisse noscuntur. Theol. christ., n, ibid.,
col. 1174; cf. col. 1179. Non seulement, en effet, il
leur attribue la connaissance de la vérité religieuse
fondamentale, mais il ne leur refuse pas l'honneur
d'y avoir conformé leur conduite, jusqu'à devenir
les modèles des chrétiens eux-mêmes. Ces vertus ne
pouvaient rester sans récompense. Abélard admet
que Dieu les appelle comme nous à la vie éternelle :
Nam et hune finem esse eis propositum constat, de
perceplione scilicet seternse vitee quam et ipse Dominus
nobis assignavit. Ils s'en sont rendus dignes par le
haut idéal spirituel qu'ils se sont toujours proposé.
Aussi, tandis que les Juifs, attachés aux espérances
terrestres, ne peuvent attendre qu'une rétribution
temporelle : nulla relributio in Lege... exspectanda est .
nisi prosperilas terrena, les philosophes, tout comme
les chrétiens, peuvent légitimement espérer ces biens
éternels dont ils ont fait le but de leurs aspirations.
Qui hic transitoria despiciunt necesse est ut poliora his
sperent quœ sunt œterna. Voilà pourquoi, par exemple,
la mort imméritée de Socrate lui méritait l'éternité
bienheureuse :... super condemnatione ejus ad mortem
immerilam de promerenda immortalis animas beali-
tudine. Ibid., col. 1186.
Plus loin, l'auteur rapporte les textes consolants
de saint Ambroise sur le salut des empereurs Valen-
669
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD
670
tinien et Gratien, morts simples catéchumènes, et il
en généralise aussitôt la portée pour les païens qui
ont précédé l'avènement du Christ. Si hi post Evan-
gelii tradilionem, sine fide Jesu Christi vel gralia
baptismi, lanta apud Deuni ex anteactœ vitse meriiis
obtinuerint, quid de philosophis ante adventum Christi,
tam fide quam vita clarissimis, diffidere cogamur ne
indulgenliam sint asseculi, aut eorum vila et unius
Dei cultus... magna eis a Deo dona tam in hac quam
in futura vila non acquisierit...? Ibid., col. 1205-1206.
Ainsi il y a place pour des « mérites » avant le
baptême, et qui peuvent obtenir à ceux qui les possè-
dent les « dons de Dieu » dans la vie future aussi bien
que dans la vie présente. Ce rapprochement exclut
la possibilité de réduire ces divines récompenses à des
biens temporels : c'est bien, ici encore, la béatitude
éternelle qui est accessible aux mérites des philoso-
phes païens. Il n'est pas jusqu'aux grâces d'exception
qui ne puissent devenir l'objet de ce mérite, témoin
le cas des Sibylles, qui ont mérité le don de prophétie
par leur virginité :... Sibyllœ ex virginitatis suie décore
spiritum meruerunt prophetiœ. Nouvel argument en
faveur de la récompense obtenue par la vertu des
philosophes : Quid mirum... si magna apud Deum
promeruerit tanta philosophorum abstinentia et conti-
nentia? D'autant plus qu'ils n'avaient pas de pré-
curseurs pour les entraîner dans cette voie :... Cum
hsec tanta laudabiliora in eis videantur et majori repu-
tanda merito quanto minus ad hsec aliorum prsedica-
tione vel exemplis incitati sunt, sed propria ratione
et naturalis legis instructione commoti. Ibid., col. 1202.
A propos de cette doctrine, on a parlé d'un
acheminement vers la notion de meritum congrui.
H. Schultz, loc. cit , p. 259. C'est trop peu dire; car
ce que l'auteur entend ici établir, c'est que les phi-
losophes, ayant trouvé dans leur propria ratio les
principes de vérité et les règles de vie que nous tenons
de la révélation, en ont suffisamment profité pour
mériter tout comme nous la récompense éternelle.
Du moment qu'il accorde aux sages du paganisme
la même foi qu'aux chrétiens, n'est-il pas rationnel
qu'il leur reconnaisse les mêmes droits? Il ne s'agit
donc pas, dans la pensée d'Abélard, de leur faciliter
l'accès à l'Évangile en considération de leurs œuvres,
mais plutôt de dédoubler à leur profit l'économie de
la grâce, dont le bénéfice est étendu par lui en dehors
des frontières du christianisme aussi bien qu'au-
dedans.
Ce hardi rationalisme ne pouvait pas survivre et
n'a pas survécu. Il n'en a pas moins contribué à
retenir la réflexion des théologiens postérieurs sur
les bonnes œuvres accomplies avant la justification
et qui peuvent servir de loin à la préparer.
b) Mérite des fidèles. — A plus forte raison Abélard
n'a-t-il pas de doute sur le mérite des chrétiens. Le
texte de saint Paul, Rom., n, 6 : Reddet unicuique
secundum opéra ejus, est aussitôt glosé par lui :
Id est tribuet ei quod meruerit. Car, ajoute-t-il, secun-
dum qualilalem opirum est qualitas retributionis. In
Rom., 1. I, c. n, col. 810. Saint Bernard a pu lui
reprocher de compromettre la nécessité de la grâce
par la part trop grande qu'il faisait au libre arbitre et
l'une de ses erreurs condamnées au concile de Sens
est celle-ci : Quod liberum arbilrium per se su/fîcit ad
aliquod bonum. Denzinger-Bannwart, n. 373. Il est
possible que cette impression ait pu se dégager de
certains passages, tels que In Rom., 1. IV, c. ix,
col. 917-918, où il s'efforce de montrer comment
l'acceptation de la grâce dépend de nous et se produit
sine novo divinse gratise prseeunte dono.
Ailleurs cependant il définit la grâce comme un
donum graluilum, id est non ex prœcedentibus meriiis
collalum, Ibid., 1. I, c. i, col. 797, et l'un des frag-
ments conservés de son apologie contre l'abbé de
Clairvaux, Opéra, édit. Cousin, t. n, p. 731, met nette-
ment cette grâce à l'origine du tout premier acte
d'amour qui nous tourne vers Dieu : Ipsa enim
dilectio... ejjectus ipsius Dei sive donum ejus est et
ejus impulanda est gratin:, anlequam cliam nihil
salulis possimus promereri. D'une manière générale, il
professe que tout nous vient des mérites du Christ,
de pleniludine cujus nos accipimus et qui nobis meriiis
suis impetravit quidquid boni habemus. In Rom.,
1. II, c. v, col. 863. En tout cas, sa formule de sou-
mission affirme sans ambages l'absolue nécessité de
la grâce prévenante. Fidei conjessio, dans P. L.,
t. CLxxvm, col. 107-108.
Mais cette foi au mérite surnaturel, dont il n'avait
jamais cru ni voulu se séparer, soulevait devant son
esprit deux gros problèmes spéculatifs : Quœstio de
gratia Dei et meriiis hominum hoc loco se ingcril quse
sint videlicel mérita noslra, cum omnij bona ejus tantum
gratise tribuenda sint? On a reconnu la vieille question
du mérite et de la grâce qui fut déjà posée par Ori-
gène, voir plus haut col. 627. L'autre est plus nouvelle
et propre sans doute à notre théologien : Quœrendum
est in quo mérita nostra consistant, in voluntate scilicet
tantum an etiam in operatione..., et utrum opus
exterius... meritum augeat? In Rom., 1. IIIj c. iv, col.
841-842.
La solution de ce double problème est par lui
remise à son traité d'Éthique. Malheureusement
l'ouvrage conservé sous ce titre ne contient rien sur
le premier, qui eût été de beaucoup le plus intéres-
sant. A défaut du maître, nous pouvons du moins
entendre là-dessus un de ses fidèles disciples, l'auteur
anonyme de VEpitome theologise christianse. Sa réponse
semble accuser une irréductible antinomie entre les
deux concepts de grâce et de mérite : Cum de meriiis
hsec disseramus , quasi nulla esse videntur quia gratia
meriiis usque adeo repugnare videtur quod, cum omnia
ex gratia sint, mérita non existant. On ne peut y
échapper qu'en admettant un bon mouvement propre
au libre arbitre : Nisi dicamus quod homo ex se etiam
per liberum arbitrium ex nalura sua habeat diligere
et ei adhserere, non possumus vitare quin gratia meriiis
noslris prsejudicare probetur. Epitome, 34, ibid., col.
1755-1756.
Pour plus d'éclaircissements, l'auteur renvoie au
passage déjà cité du commentaire sur l'Épître aux
Romains, 1. IV, c. ix, où Abélard expose comment,
sous l'action de la prédication chrétienne et sans l'in-
tervention d'aucune nouvelle grâce, le libre arbitre
réagit diversement suivant ses bonnes ou ses mauvaises
dispositions. C'était un premier essai, à tendance
moliniste, pour éclaircir ce redoutable mystère de
la grâce et de la liberté qui devait tant occuper la
théologie moderne. Il suffit de noter ici que la doc-
trine du mérite en fut l'occasion, sans se dissimuler
d'ailleurs que la solution esquissée pouvait difficile-
ment sembler suffisante tant qu'elle n'était pas com-
plétée par une théorie intégrale du concours divin.
Notre théologien s'est expliqué plus explicitement
sur le second problème, qui engageait toute la psy-
chologie du mérite. Après avoir posé le pour et le
contre sur ce point dans le Sic et non, 142, col. 1585-
1587, il prend lui-même franchement position, à
plusieurs reprises, pour dire que tout le mérite réside
dans la volonté et que l'œuvre extérieure n'y ajoute
rien. Voir In Rom., 1. I, c. h, col. 810; Ethica, 7-8,
col. 650 651, et un texte semblable de sa Theologia,
relevé par saint Bernard, Capitula hœr. P. Abœlardi,
xn, P. L., t. clxxxii, col. 1052-1053. Cf. Epitome,
34, col. 1754 1755.
Sous le coup des censures ecclésiastiques, il expli-
quera plus tard, Fidei conjessio, col. 107-108, qu'il
671
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQIE : SAINT BERNARD
67 2
n'entendait viser par là que le cas exceptionnel où la
volonté ne peut pas atteindre son terme normal :
Nec quidquam merili apud Deum deperire si bonw
volunlalis af/ectus a suo praepediatur ef/cclu. Mais il
semble bien n'avoir pas évité toute exagération ou
toute équivoque sur ce point. C'est pourquoi le
concile de Sens a pu, sans lui faire de tort, condamner
la proposition suivante : Quod propter opéra nec melior
nec pejor efjiciaiurhomo. Denzinger-Bannwart, n. 380.
"Voir Abélard, t. i, col. 47-48.
Jusqu'en ses erreurs ou ses imprudences, la théo-
logie d'Abélard est révélatrice des curiosités qu'é-
veillaient, ici comme ailleurs, les premières applica-
tions de la méthode dialectique. La voie était ouverte
dans laquelle la scolastique allait désormais s'avancer
à grands pas.
3. Saint Bernard-. — Autant Abélard incarne le
génie dialectique de l'École naissante, autant saint
Bernard représente au mieux les tendances mystiques
du Moyen Age. En conséquence, il est incontesta-
blement enclin à effacer l'œuvre de l'homme devant
celle de Dieu et, de ce chef, il n'est pas d'auteur dont
les protestants se réclament plus volontiers. Ses textes
occupent une large place dans les dossiers antica-
tholiques des vieux polémistes luthériens, voir J. Ger-
hard, Loci theol., loc. XVIII, c. vm, n. 10G, édit.
Cotta, t. vm, p. 114-116, et les historiens modernes
lui témoignent encore, à cet égard, une significative
sympathie. Voir Justification, t. vm, col. 2121-
2122. Il suffit pourtant de prendre sa doctrine dans
toute sa teneur pour se rendre compte qu'elle ne
sort pas des cadres traditionnels.
a) Réalité du mérite. — Selon les données communes
de la foi et de la morale chrétiennes, l'abbé de Clair-
vaux enseigne la valeur des œuvres de l'homme et
leur souveraine importance. Ce que Dieu nous deman-
dera au dernier jour, ce sont des mérites et non pas
des miracles. In Asc. Domini, serm. i, 2, P. L.,
t. clxxxiii, col. 300-301. Et ces mérites sont tels
qu'ils donnent lieu à une remuneratio, bien que nos
souffrances d'un jour soient très peu proportionnées
à la gloire éternelle. Serm. de diversis, i, 7-8, ibid.,
col. 541-542.
Toutefois saint Bernard semble réserver le mérite
aux œuvres de subrogation : Si fiant digna esse
prwmiis, non tamen suppliciis si non fiant, tandis
qu'en accomplissant les œuvres de précepte nous
restons des « serviteurs inutiles » : Impleta gloriam
non merentur, et damnant contemplorem et auclorem
non glorificant... Si solis contenti eslis prœceplis...,
liberi quidem estis a debito, non tamen pro merito
gloriosi. De prsecepto et disp., xv, 42-43, t. clxxxii,
col. 884. Ailleurs cependant il ramène la gratia
merendi à trois éléments qui se trouvent dans tout
acte moral : In odio prœteritorum malorum et con-
templa prœsentium bonorum et desiderio julurorum.
Dom. VI post. Pent., serm. m, 6, t. CLXxxm, col. 344.
Et nous verrons bientôt qu'il ne pose pas d'autre
condition pour le mérite que notre libre consente-
ment à la grâce. Sous peine de lui prêter la plus com-
plète inconsistance, il faut donc admettre que les
œuvres surérogatoires diffèrent des autres, à ses yeux,
moins par la nature que par le degré et que, si elles
sont une source privilégiée de mérite, elles n'en sont
pas la condition sine qua non.
C'est pourquoi l'abbé de Clairvaux affirme avec
énergie l'existence et les privilèges du libre arbitre :...
Ubi nécessitas est, libertas non est; ubi libertas non
est, nec merilum ac per hoc nec judicium. De gratia et
lib. arbitrio, n, 5, t. clxxxii, col. 1004. Par là notre
volonté est sui quodammodo juris, de manière à
pouvoir se sauver ou se perdre par elle-même : Qua-
tenus nonnisi sua voluntale aut mata fieret [creatura]
et juste damnaretur, aut bona manerel e merito sal-
varetur. Ibid., xi, 36, col. 1020. Cf. In Canlica, serm.
lxxxi, 6, t. clxxxiii, col. 1173-1174 -....Inde homo ad
promerendum polis. Omne elenim quod jeceris bonum
malumre, quod quidem non facere liberum fuit, merito
ad merilum repulatur... Ubi autem non est libertas
nec merilum. — Quel que puisse être par ailleurs le
mysticisme de saint Bernard, on voit qu'il repose tout
d'abord sur les bases fermes de l'ordre moral.
b) Nature du mérite. — Mais, avec le fait de la
liberté qui est la part de l'homme, il faut aussi poser
celui de la grâce, qui représente la part non moins
nécessaire de Dieu. Saint Bernard revendiquait par-
fois celle-ci au point de sembler compromettre auprès
de ses auditeurs, comme il en témoigne lui-même, la
réalité de nos mérites : Quid mercedis speras vel
prœmii, lui objectait-on, si totum facit Deus:' De gratia
et lib. arb., n, 1, t. clxxxii, col. 1001. Son traité n'a
pas d'autre but que de dissiper cette apparence
d'antinomie, en établissant la nature et les conditions
du mérite humain. Voir Bernard (Saint), t. n, col.
784. Tu forte pulaveras tua le créasse mérita, tua posse
salvari justifia. A l'adresse d'un contradicteur qu'il
suppose animé de ces sentiments, il va donc démontrer
l'égale nécessité de la grâce et de la liberté, la solu-
tion du cas étant dans le consentement que celle-ci
donne à l'action préalable de celle-là. Quod ergo a
solo Deo et soli dalur libero arbitrio tam absque con-
sensu esse non potest accipienlis quam absque gratia
dantis. Ibid., 1-2, col. 1002.
Au terme de son exposé, saint Bernard en arrive
à reprendre, à sa façon quelque peu subtile, la doc-
trine augustinienne qui fait du mérite un don de
Dieu : Libero arbitrio nec extra ipsum quœratur damna-
tionis causa..., nec ab ipso salutis mérita quod sola
salvat miser icordia... Proinde non ei a se..., sed desur-
sum potius a Pâtre luminum descendere mérita puten-
tur. Ainsi donc on ne peut rien attribuer à la liberté
qui vienne d'elle-même; mais les dons de Dieu n'en
sont pas moins destinés à devenir véritablement notre
bien. Dona sua quœ dédit hominibus in mérita divisit
et pr.œmia, ut et prsesentia per liberam possessicnem
nostra intérim fièrent mérita, et jutura per gratuitam
sponsionem exspectaremus, imo expeteremus ut débita.
Ibid., xm, 42-43, col. 1024. On remarquera cette
précision de vocabulaire qui réserve le nom de
« mérite » aux dona preesentia. Quelques lignes plus
bas, on lit ces termes formels : Bona vise sunt mérita.
Ce qui n'empêche pas ces « dons présents » d'être
en rapport réel avec l'éternité, puisqu'ils nous per-
mettent, sous le bénéfice des promesses divines, de
l'espérer, voire même de la réclamer « comme un
dû ». Tout au plus peut-on discerner entre les deux
cette nuance que la récompense est doublement
gratuite, puisque, en plus de la grâce qui en est le
principe, elle implique un libre engagement du côté
de Dieu. Mais, cette double condition une fois réalisée,
il y a un vrai mérite de notre part, c'est-à-dire un
titre à la récompense promise : Dei sunt procul dubio
munera tam nostra opéra quam ejus prœmia, et qui
se fecit debilorem in illis (ecit et nos promerilores ex
his. Ibid.,
S'il peut en être ainsi, c'est qu'il y a de notre part
collaboration à la grâce de Dieu. Ibi itaque Deus
homini bénigne mérita constitua ubi per ipsum et
cum ipso boni quidpiam operari dignanter institua.
Ilinc... promeritores regni nos esse prœsumimus quod
per consensum ulique voluntarium divinœ voluntali
conjungimur. Ibid., 45, eol. 1026. En effet, ce consen-
tement qui fait tout le mérite, consensus in quo omne
merilum consista, est encore une grâce de Dieu, mais
aussi un fruit de notre liberté: Consensus et opus, etsi
non ex nobis, non jam tamen sine nobis. Il faut distin-
673
MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT BERNARD
674
Suer, avec saint Paul, Phil., n, 13, le penser, le vouloir
et le faire. Le premier vient de Dieu seul; le dernier
peut souvent procéder de mobiles peu moraux; c'est
dans le second que consiste essentiellement le mérite :
Tantum médium nobis reputatur in merilum. Notre
vouloir, en effet, est toujours nécessaire et, sans tom-
ber dans l'exagération commise par Abélard, voir
col. 670, l'abbé de Clairvaux admet sans peine lui
aussi, qu'il peut parfois être suffisant : Valet itaque
i nient io ad merilum, actio ad exemplum. lbid., xiv,
46, col. 1026.
C'est que le don de la grâce a pour effet de restau-
rer notre liberté. Entre la creatio et la consummatio, il
y a place pour la re/ormatio; et c'est là que gît notre
mérite, parce qu'à la différence des deux autres ce
moment de notre histoire spirituelle comporte un
élément qui dépend de nous : Sola quse nobiscum quo-
dammodo fit propter consensum voluntarium noslrum in
mérita nobis repulabitur re/ormatio. De là procèdent,
en effet, les diverses œuvres saintes : Hœc, cum
certum sit divino in nobis actilari Spiritu, Dei sunl
munera; quia vero cum noslrœ volunlatis assensu,
noslra sunt mérita, lbid., 49-50, col. 1027-1028.
Mais, dans l'ensemble, c'est la part de Dieu qui
domine. Car la gloire ne nous est due que parce qu'il
nous l'a promise : Promissum quidem ex misericordia,
sed tamen ex justitia persolvendum. La « couronne de
justice i dont parle l'Apôtre, II Tim., iv, 8, s'entend
« de la justice de Dieu et non de la sienne propre » :
Justum quippe est ut reddal quod débet; débet autem
qnod pollicitus est. Et hœc est justitia de qua prœsumit
apostolus promissio Dei. De même, la bonne volonté
qui nous a fait participer à cette justice et mériter
cette gloire est encore un don de Dieu : Si ergo a Deo
volunlas est, et meritum... Deus igitur auctor est meriii
qui et voluntatem applical operi et opus explicat volun-
tati. Pris en eux-mêmes, « ce que nous appelons nos
mérites «, ea quee dicimus noslra mérita, ne sont que
des germes d'espérance, des indices de prédestination
et, au total, via regni, non causa regnandi. lbid.,
51, col. 1028-1030.
Tout en reconnaissant, avec l'Église, que la vie
surnaturelle résulte d'une coopération entre Dieu et
l'homme, on voit que saint Bernard s'applique de
toutes ses forces à faire ressortir la prédominance de
celui-là sur celui-ci. Autant sa théologie de la grâce
laisse place au mérite, autant il est certain qu'elle
la réduit à son minimum.
c) Valeur du mérite. — Ces principes spéculatifs
expliquent l'attitude pratique de dépréciation dont
l'abbé de Clairvaux ne se départ presque jamais à
l'égard du mérite humain.
Avec tous les mystiques, il détourne l'âme de s'ap-
puyer sur elle-même : Periculosa habilalio eorum qui
in meritis suis sperant; periculosa quia ruinosa. In
Ps. xc, serm. i, 3, t. CLXxxni, col. 188. A l'encontre
de ce pharisaïsme, il prêche l'abandon total à Dieu :
Prœtendat aller merilum...; mihi autem adharere Deo
bonum est, ponere in Domino Deo spem meam... Hoc
enim lolum hominis merilum, si totam spem suam
ponat in eo qui lolum hominem salvum fecit. lbid.,
serm. îx, 5, et xv, 5, col. 218-219, 246.
Ce mysticisme ardent, où l'œuvre de l'homme s'ef-
face devant celle de Dieu, s'exprime en accents parti-
culièrement vifs dans ses sermons sur le Cantique des
cant iques. Aon est quo gratia intret in quo meritum
occupavil.... Xam, si quid de proprio inesl, in quantum
esl,graliam cedere illi neces.se esl.Deesl graliœ quidquid
meritis députas. Nolo meritum quod gratiam excludat.
Horreo quidquid de meo est ut sim meus. In Cant.,
serm. lxvii, 10, ibid., col. 1107.
Dans le sermon voisin, les mêmes vues s'appli-
quent à l'Église : Félix in sua uniuersitate Ecclesia
D1CT. DE THÉOL. CATHOL.
eu jus omnis gloriatio impar est causse... Nam et de
meritis quid sollicita sit, cui de proposito Dei firmior
suppetil securiorque gloriandi ratio? A sa suite et à
son exemple, chacun doit s'en remettre à Dieu, qui
saura toujours accomplir ses desseins : Faciet, jaciet,
nec deerit suo proposito Deus. Sic non est quod jam
quœras quibus meritis speremus bona... Sufpcit ad
merilum scire quod non sufjiciant mérita. Mais l'ora-
teur d'ajouter, comme pour parer à un reproche de
quiétisme, que nos mérites n'en sont pas moins néces-
saires : Sed, ut ad merilum satis est de meritis non
prœsumere, sic carere meritis salis ad judicium est...
Mérita proinde habere cures : habita, data noveris...
Perniciosa paupertas penuria merilorum; prœsumptio
autem spiritus fallaces divitiie... Félix Ecclesia, cui
nec mérita sine prœsumplione, nec prsesumplio absque
meritis deest. Mais de ces deux dangers que sont
l'indigence et la présomption, il semble bien que l'abbé
de Clairvaux redoute surtout le dernier, puisqu'il
continue : Habel unde prœsumat, sed non mérita; habel
mérita, sed ad promerendum non ad prœsumendum.
Ipsum non prsesumere nonne promereri est ? Ibid.,
serm. Lxvni, 6, col. 1111.
En dehors de ces considérations, qui sont plutôt
d'ordre moral et pratique, saint Bernard s'applique
ailleurs à marquer, d'après Rom., vin, 18, les limites
théoriques du mérite en lui-même par rapport à la
gloire qui en est le terme : De selerna vita scimus quia
non sunt condignœ passiones hujus lemporis ad jutu-
ram gloriam, nec si unus omnes sustineat. Neque enim
talia sunt hominum mérita ut propterea vita selerna
debeatur ex jure aut Deus injuriam aliquam faceret
nisi eam donaret. Nam, ut taceam quod mérita omnia
dona Dei sunl, et ita magis propter ipsa Deo debitor est
quam Deus homini, quid sunl mérita omnia ad tanlam
gloriam ? Ainsi le mérite est frappé d'une double
insuffisance, et parce qu'il est lui-même un don du
Dieu qui le rémunère, et parce que cette rémunéra-
tion est immensément supérieure à sa valeur. Notons
en passant que le thème était depuis longtemps
classique. On peut saisir la même note, à propos du
même texte de saint Paul, chez Haymon, In Bom.,
vm, t. cxvn, col. 431; saint Bruno, t. clin, col. 72;
Hervé, t. clxxxi, col. 708.
Cette humble reconnaissance n'est cependant
qu'un début, initium quoddam et velut fundamenlum
fidei. Il ne suffit pas, en effet, d'admettre que nos
péchés ne peuvent nous être remis que par Dieu, si
nous n'avons l'assurance qu'ils nous sont remis effec-
tivement. De même, quel que soit le déficit de nos
mérites, encore est-il qu'il faut en avoir. Ita de meritis
quoque, si credis non posse haberi nisi per ipsum non
sufficit, donec libi pirhibeat leslimonium Spiritus veri-
tatis quia habes ea per illum. In Annunt. B. Marise,
serm. i, 2-3, t. clxxxiii, col. 383-384.
Quelque insistance qu'il mette à réduire les mérites
humains, on voit que l'abbé de Clairvaux n'entend
pourtant pas supprimer l'obligation d'en acquérir.
Du reste, les mérites du Christ sont là pour en com-
bler les lacunes. Saint Bernard, en effet, ne peut
comprendre le désespoir de Cam, Gen., iv, 13, nisi
quod non erat de membris Chrisli nec pertinebat ad
eum de Chrisli merilo, ut suum prœsumeret, suum
diceret quod illius est, lanquam rem capilis membrum
[suam dicit]. C'est définir par contraste la position
du chrétien, qui peut et doit s'approprier, en tant que
membre du corps mystique, les mérites de son divin
chef. Aussi l'orateur de s'écrier, au nom de cette
solidarité sainte : Memn proinde merilum miseratio
Domini. Non plane sum meriti inops quumdiu ille
miserationum non fueril. Quod si misericordiœ Domini
mullui, multus nihilominus ego in meritis sum. In
Cant., serm, lxi, 4-5, ibid., col. 1072-1073.
X
22
G75
MÉRITE, PREMIÈRE SYNTHÈSE : PIERRE LOMBARD
676
« A cette époque pas plus qu'aujourd'hui, écrit
du haut Moyen Age H. Schultz, loc. cit., p. 261, la
piété catholique ne trouvait de contradiction entre
la doctrine augustinienne de la grâce et la doctrine du
mérite. Même quand on attribue tout à la grâce, le
but suprême qu'on poursuit est encore la rémunéra-
rion du mérite selon les règles de la justice. » De cet
état d'âme il n'est pas de témoin plus représentatif que
l'abbé de Clairvaux.
Tout au plus peut-on dire qu'il insiste de préférence
sur la grâce. Mais ce mysticisme n'est pas seulement
une vive expression de cette piété chrétienne qui
continuera toujours à survivre sous l'armature rigide
de l'École : il olfre en lui-même un intérêt théologique.
Par là saint Pernard se rattache, en effet, à la tra-
dition de saint Anselme et, plus loin encore, de saint
Augustin. Or il n'est pas peu curieux de constater que
cette préoccupation mystique se trouve rejoindre,
par un autre chemin, les scrupules dialectiques
d'Abélard, col. 070, pour compléter et, au besoin,
corriger ce que la considération exclusive du mérite
humain aurait pu entraîner d'excessif.
3° Premier essai de synthèse : Pierre Lombard. —
Il restait à dégager ces éléments épars et à les insérer
dans un cadre scolaire pour les soumettre à l'inves-
tigation méthodique des théologiens. Ce fut l'œuvre
de Pierre Lombard. Sans doute les matières relatives
à la grâce restent encore dispersées en divers endroits
■du livre des Sentences; mais, en dépit de cette expo-
sition fragmentaire, « la doctrine du mérite ne s'y
présente pas moins, dans ses grandes lignes, telle
qu'elle devait rester la propriété définitive du catho-
licisme ». H. Schultz, loc. cit., p. 264. Et comment
l'importance de cette constatation ne serait-elle pas
décuplée par le fait que cet ouvrage allait servir de
manuel à tous les maîtres des siècles suivants?
1. Nature du mérite. — Sous forme de verbe ou de
substantif, le concept de mérite est familier à Pierre
Lombard, sans que nulle part il éprouve le besoin
de le définir. On le rencontre abondamment dès le
livre I, dist. XLI, à propos de la prédestination;
plus tard encore, quand il s'agit d'expliquer la des-
tinée des créatures : anges, 1. II, dist., III, c. vi, et
dist. V, c. vi, ou premier homme, 1. II, dist. XXIV,
c. i, en attendant qu'il se multiplie au cours des ques-
tions relatives à la grâce, ibid., dist. XXVI-XXVII.
Mais partout il est employé, utilisé ou discuté comme
un terme usuel et qui s'entend de lui-même sans autre
explication.
Quelques réflexions incidentes permettent cepen-
dant de voir la notion que le Lombard se fait du
mérite. Ce terme a parfois son sens général et étymo-
logique de droit à une sanction quelconque : c'est
ainsi qu'il est parlé de meriium obduralionis et mi-
sericordiœ, 1. I, dist. XLI, c. i, édition de Quaracchi,
p. 253. Mais il s'entend, d'ordinaire, au sens précis
de bonum remunerabile, 1. II, dist. XXIV, c. i,
p. 420, c'est-à-dire de droit à une récompense, et
cela, bien entendu, dans l'ordre surnaturel. Voilà
pourquoi le mérite sans autre qualificatif est toujours
synonyme de ce que le maître des Sentences appelle
ailleurs meritum vitve ou meriium salutis, 1. II, dist.
V, c. m, p. 327. De même en est-il pour le verbe
mereri, qui se rencontre, sans difficulté ni équivoque,
en des propositions absolues comme celle-ci : Natu-
ralem habebant [angeli] dilectionem..., per quam tamen
non merebanlur. L. II, dist. III, c. vi, p. 323.
Dans la catégorie des actes méritoires entrent
toutes nos vertus, c'est à-dire tout d'abord la foi,
puis la charité et les œuvres qui en découlent. Voir
1. I, dist. XLI, c. xxn, p. 255, et 1. II, dist. XXVII,
c. vin, p. 448-449. Les épreuves providentielles de la
vie sont une occasion de mériter. L. IV, dist. XV, c. n,
p. 829. Il va de soi que ces divers mérites varient
suivant la qualité des œuvres, mais aussi des inten-
tions. L. IV, dist. XXXIII, c. ii, p. 950. A la base de
tous, P. Lombard demande une action positive et'de
caractère pénible : Declinure enirn a malo semper vital
pœnam, sed non szmper merelur palmam. La simple
résistance à la tentation n'aurait pas été méritoire
pour le premier homme, pas plus qu'elle ne le fut
pour les bons anges, parce qu'ils n'avaient à lutter
contre aucune inclination au mal. Mais il en va autre-
ment pour nous, quia ex peccali corruplela proni
sunl ad lapsum gressus noslri. L. II, dist. XXIV, ci,
p. 420-421. De sorte que, pratiquement, il y a pour
nous mérite dans l'abstention du mal tout autant
que dans l'accomplissement du bien : Vniuersœ viw
Domini... sunl juslitia qua a malo declinamus et mise-
ricordia qua bonum facimus; in his enim duabus
omne bonum meritum includilur. L. IV, dist. XL VI,
c. v, p. 1017.
2. Conditions du mérite. —-Dans le mérite doivent
simultanément intervenir l'action de Dieu et celle
de l'homme. — Voilà pourquoi, qu'il s'agisse des
anges, 1. II, dist. V, c. n, p. 327, ou des premiers
parents, ibid., dist. XXIV, c. ii-m, p. 421, le Maître
des Sentences note expressément qu'ils avaient, les
uns et les autres, le privilège du libre arbitre. Par où
il faut entendre une habilitas volunlatis et rationis...
ad utrumlibet, ibid., dist. XXV, c. i, p. 428. Sans cela
on doit dire avec saint Bernard, voir plus haut,
col. 671, qu'il n'y aurait pas de mérite : Ubi néces-
sitas, ibi non est liberlas; ubi non est liberlas, nec
volunlas et ideo nec meritum. Ibid., c. vm, p. 433. —
Mais la grâce n'est pas moins nécessaire. Une des
caractéristiques de Pierre Lombard est * le maintien
délibéré de la doctrine augustinienne de la grâce ».
H. Schultz, p. 265. Non content de reprendre, en
général, l'enseignement de saint Augustin, De hœresi
pelagiana, 1. II, dist. XXVIII, c. i-m, p. 452-456,
il requiert spécialement pour les anges la gratiu
coopérons sine qua non potest proficere rationalis
creatura ad meritum vîtse, 1. II, dist. V, c. m, p. 327,
et tout de même pour le premier homme, en mar-
quant bien qu'il s'agit d'un secours surajouté aux
dons natifs que lui assure la création : Poterat qui-
dem per illud auxilium gratise creationis resistere
malo...; sed non poterat sine alio gratise adjulorio
spiritualiler vivere quo vilam mereretur wternam.
L. II, dist. XXIV, ci, p. 419.
A fortiori l'humanité déchue a-t-elle besoin d'une
grâce qui répare en elle les blessures du péché :
Cum per gratiam fuerit reparata, dicitur liberlas ad
bonum faciendum, quia anlc gratiam libéra est voluntas
ad malum, per gratiam vero libéra fil ad bonum. L. II,
dist. XXV, c. vm, p. 434, 435. Par où il faut entendre
un secours divin qui précède {gratia operans) et accom-
pagne (gratia coopérons) tous les actes de notre
volonté. Ibid., dist. XXVI, c. i-n, p. 436-437. Dans
tous les cas, cette grâce est absolument gratuite :...
Alioquin jam non esset gratia, si ex merito.quod essct
ante gratiam daretur. L. II, dist. V, c. v, p. 328. Cf.
ibid., dist. XXVI, c. m et vu, p. 438 et 443 : Gratia
prœvenit bonum volunlatis meriium... Dalur autem
gratuita, quia nil boni ante feceramus unde hoc mere-
remur. Le don initial de la foi lui-même ne fait
pas exception. L. II, dist. XXVI, c iv, p. 441. C'est
pourquoi la prédestination n'a rien à voir avec nos
mérites. L. I, dist. XLI, p. 253-259.
Il faut donc concevoir qu'il y a collaboration entre
Dieu et l'homme. Car l'action de la grâce ne se produit
pas sans le concours de notre libre volonté : Si vero
ex libero arbilrio vel ex parle est [virtus], jam Deus non
solus sine homine eam farit. Elle est comme la pluie
qui féconde la terre, mais sous l'influence de laquelle
MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : TRAITS GÉNÉRAUX
678
la terre à son tour réagit pour faire fructifier les
germes déposés dans son sein. L. II, dist. XXVII,
c. vi, p. -117. De ce chîf, assurément, le rôle principal
revient à la grâce, mais sans préjudice du rôle secon-
daire qui dépend de nous, Gratia gratis data inlelli-
gUur ex qua incipiuni bona mérita. Quœ cum ex sola
gratin esse dicantur non excluditur liberum arbitrium,
quia nullum est meritum in homine quod non sit
per liberum arbitrium. Sed in bonis merendis prin-
cipalitas gratin; aitribuilur, quia principalis causa
bonorum meritorum est ipsa gratia qua excilatur libe-
rum arbitrium et sanatur alque ad/uvatur voluntas
hominis ut sit bona. Ibid., c. vu, p. 448.
3. Réalité du mérite. — ■ Aussitôt que ces conditions
sont réalisées, le mérite devient effectif.
Or elles le sont tout d'abord, et d'une manière
éminente, dans la sainte humanité du Christ. Voilà
pourquoi, alors que le Lombard n'a pas retenu le
concept anselmien de satisfaction, il applique au
Sauveur celui de mérite, autour duquel s'organise
toute sa théologie de la rédemption. L. III, dist.
XVIII, p. 628-634. Cf. J. Rivière, Le dogme de la
Rédemption. Essai d'étude historique, p. 346-351. —
Mais ce mérite du Christ laisse place au nôtre. Sans
proprement éprouver le besoin d'en établir la réalité,
le maître des Sentences se contente de le déduire de
la collaboration que la grâce a pour effet d'instituer
entre Dieu et l'homme : Gratia preeveniens... non usus
liberi arbilrii est..., qui' nobis est a Deo, non a nobis.
Usus vero bonus arbitra et ex Deo est et ex nobis, et
ideo bonum meritum est : ibi enim solus Deus operalur,
hic Deus et homo. L. II, dist. XXVII, c. xi, p. 450.
Notre mérite a tout d'abord pour objet l'accroisse-
ment même de la grâce : Ipsa enim gratia non est
otiosa; sed meretur augeri, ut aucta mereatw et per-
fici. Ibid., c. i, p. 444. Cet achèvement réside dans
les récompenses de la vie présente et de la vie future :
Isti boni motus vel affectus mérita sunt et dona Dei,
quibus meremur et ipsorum augmentationem et alia
quae consequenter hic et in futuro nobis apponuntur.
Ibid., c. vin, p. 449. En particulier, les mérites acquis
ici-bas marquent la mesure dans lequelle les défunts
peuvent profiter des suffrages des vivants. L. IV,
dist. XLV, c. h, p. 1006.
Tout ceci ne peut être vrai que des fidèles. Les
infidèles cependant ne sont pas incapables de tout
bien. L. II, dist. XXVI, c. iv, vu, et dist. XLI, c. i-n,
p. 441, 443, 523-525. Pierre Lombard, qui leur recon-
naît expressément cette faculté, ne doit-il pas logi-
quement admettre que ce bien ne reste pas sans récom-
pense? D'aucuns attribuaient à ces œuvres une cer-
taine valeur en vue de la justification :... Aliqui non
adeo mali sunt ut mereantur sibi graliam non impertiri.
Nullus enim gratiam mereri potest perquam justificalur;
polest tamen mereri ut non upponalur, ut penilus abji-
ciatur... Alii vero ita vivunt ut, elsi non mereantur
graliam juslificalionis, non tamen merentur omnino
repelli et gratiam sibi subtrahi. L. I, dist. XLI, c. h,
p. 256. On a parfois attribué au maître lui-même, par
exemple H. Schultz, p. 266, cette opinion dont il
se fait le rapporteur, alors qu'il l'écarté pour son
compte en ces termes péremptoires : Sed hoc frivolum
est. Sans qu'il ait précisé nulle part son point de vue,
on peut croire qu'il n'admettait, lui non plus, pour les
infidèles que cette récompense terrestre que ne leur
refuse pas saint Augustin. Il n'y a donc pas lieu de
ranger Pierre Lombard parmi les ancêtres du mérite
de congruo. Mais on retiendra qu'il témoigne de la
tendance naissante qui allait bientôt accréditer ce
concept.
4. Valeur du mérite. — Chaque fois que le Maître des
Sentences parle du mérite, c'est, tout naturellement,
comme d'un titre aux faveurs divines. Il tient ce titre
pour nécessaire autant que pour efficace. Sans lui,
en effet, l'espérance serait une vaine présomption :
Est enim [spes] certa exspectatio futures beatitudinis
veniens ex Dei gratia et ex meritis prœcedentibus...
Sine meritis enim aliquid sperare non spes sed prœ-
sumptio dici polest. L. III, dist. XXVI, ci, p. 670-671.
Mais avec lui l'âme peut se tenir en paix, puisque, au
dernier jour, le juste juge doit rendre à chacun secun-
dum mérita. L. IV, dist. XXVI, c. i, p. 1013.
Aussi Dieu est-il appelé distri butor et judex meri-
torum. Ibid., c. ni, p. 1015, 1016. Cf. c. v, p. 1017 :
Requirendo mérita justiliam exhibebit. Le mérite a
tellement d'importance dans l'économie providentielle
que les anges eux-mêmes, chez qui la récompense a
précédé le mérite, n'en sont pas moins appelés, sui-
vant une opinion qui a les préférences du Lombard,
à la mériter ensuite rétrospectivement per obsequia
nobis exhibila ex Dei obedientia et reverentia. D'autres
allaient plus loin et voulaient qu'ils l'eussent méritée
en vertu de la grâce même de leur confirmation . L. II,
dist., V, c. vi, p. 329.
Bien que Pierre Lombard n'exprime nulle part de
réservé sur la valeur de nos œuvres, il n'en recueille
pas moins la doctrine augustinienne, déjà bien
connue, selon laquelle nos mérites sont des dons de
Dieu et la vie éternelle elle-même, en définitive, une
grâce :... Ex gratia, quee non est meritum sed facit,...
proveniunt mérita nostra... alque bona opéra quœ
Deus rémunérai in nobis, et hmc ipsa sunt Dei dona.
L. II, dist. XXVII, c. x, p. 449-450. Les principaux
textes de l'évêque d'Hippone sont également par lui
rapportés m extenso dans son commentaire de l'É-
pître aux Romains, vi, 21-23, P. L., t. cxci, col. 1412-
1413. Cf. ibid., x, 16-17, col. 1479; In I Cor., xv,
10-19, col. 1676.
Sur la doctrine du mérite comme sur les autres,
le Maître des Sentences a bien réuni tous les éléments
essentiels de l'ancienne tradition, avec çà et là une
première amorce des questions qu'ils commençaient
à poser devant la réflexion des spéculatifs. Les maté-
riaux étaient prêts et les plans dressés pour l'édifice
doctrinal que la grande scolastique allait entreprendre
de bâtir.
IL Période d'apogée. — Comme tant de doctrines
restées jusqu'alors à l'arrière-plan des préoccupations
théologiques, celle du mérite allait, à partir du xm*
siècle, faire l'objet d'une étude méthodique, d'où elle
sortirait avec sa physionomie à peu près définitive.
Ici peut-être encore plus qu'ailleurs, les résultats
obtenus par l'École se sont tellement bien incorporés
à notre enseignement actuel, qu'à les retrouver dans
l'histoire chacun éprouve l'impression de parcourir
un terrain déjà familier. Quelques indications géné-
rales suffiront, en conséquence, à marquer ce qu'ils
peuvent offrir de neuf.
1° Traits généraux de la théologie scolastique du
mérite. — Dans le développement historique de cette
doctrine, la période scolastique se caractérise par
quelques traits distinctifs qu'il faut tout d'abord
relever. Ils expriment sur ce point particulier le pro-
grès général que représente la théologie médiévale
par rapport à celle des siècles antérieurs.
1. Élaboration didactique de. la doctrine du mérite. —
Tant chez les Pères que chez les premiers scolastiqucs,
la doctrine du mérite ne se rencontre jamais qu'à
l'état épars, au cours d'expositions théologiques ou
exégétiques d'un autre ordre, et comme une notion
plutôt supposée connue que proprement étudiée.
D'où il suit nécessairement que l'analyse en reste
incomplète et sommaire. La scolastique allait mettre
fin à cette double infériorité.
Et d'abord elle assure au mérite la place cj ni lui re-
vient dans l'inventaire' méthodique des vérités de la foi.
679 MÉRITE CHEZ LES SCOL ASTIQUES : ECOLES ET TENDANCES 680
Sans présenter à cet. égard une synthèse de tous
points achevée, Pierre Lombard n'en offrait pas moins
une première ébauche de groupement matériel dont
les suggestions ne pouvaient manquer de porter leurs
fruits chez ses commentateurs. La question générale
du mérite revient à deux endroits principaux des
Sentences : à propos déjà de la prédestination, 1. II,
dist. XLI, mais surtout dans ces distinctions XXIV-
XXVIII du livre II qui constituent comme un premier
traité de la grâce. Des applications en sont faites tour
à tour aux anges, 1. II, dist. V, au premier homme,
1. II, dist. XXIX, et plus encore au Christ, 1. III,
dist. XVIII.
Ces indications du Lombard sont maintenues et
accentuées dans le résumé classique de maître Ban-
dinus. Voir en particulier, P. L., t. cxcii, col. 1019,
1056, 1079-1080. Elles donnent naissance à des disser-
tations en règle dans les grands commentaires posté-
rieurs. C'est ainsi que, sur la distinction XXVII du
livre II, saint Bonaventure greffe tout un long article :
De gratia in comparationc ad meriti exercilium, édit. de
Quaracchi, t. ri, p. 661-672. La distinction suivante :
De potestate liberi arbitrii sine gratia, lui fournit
l'occasion de préciser la valeur des œuvres prépara-
toires à la grâce. Ibid., p. 681-692. Sans compter que
beaucoup de questions générales relatives au mérite
interviennent à propos de l'état du premier homme,
dist. XXIX, a. 1, q. n, p. 687-699; a. 2, q. n, p. 703;
a. 3, q. ii, p. 706-708, puis encore, plus tard, au sujet de
l'œuvre méritoire du Christ. L. III, dist. XVIII, t. m,
p. 380-396. Moins étendu, le commentaire de saint
Thomas introduit cependant aux mêmes endroits les
éléments essentiels de la théologie du mérite. Voir
In Ilam Sent., dist. XXVII, a. 3-6 et dist. XXIX, a. 4,
Opéra omnia, édit. Vives, t. vni, p. 366-372 et 391-392;
In IIIam Sent., dist. XVIII, ibid., t. ix, p. 272 284.
Parallèlement à l'œuvre des sententiaires propre-
ments dits, d'autres, dans ce cadre alors reçu, fai-
saient œuvre déjà plus personnelle. La doctrine du
mérite trouvait naturellement sa place plus ou moins
déterminée dans ces premiers essais de synthèse théo-
logique, comme on peut s'en rendre compie chez Ro-
bert Pullus, Sent., I, 13-11, P. L., t. clxxxvi, col. 700-
708 ; cf. V, 36, col. 859 ; chez Alain de Lille, De artic.
cath. firlei, u, 16-20, P. L., t. ccx, col. 608-609;
Theolog. reg., 71-74, 82-94, ibid., col 657-659, 663-
671; chez Pierre de Poitiers, Sent., III, 1-4, P. L.,
t. ccxi, col. 1039-1051; cf. IV, 14, col. 1192-1196.
Guillaume d'Auvergne lui consacre même un véritable
petit traité vers la fin de sa Summa de vitiis et vir-
tutibus, édit. de Nuremberg, 1496, fol. ccxxvm v°-
ccxxxi v°.
Au terme de ces communs efforts apparaissent les
Sommes théologiques, où le mérite vient s'insérer en
son lieu. Voir déjà, par exemple, Alexandre de Halès,
qui pourtant reste plutôt fidèle à la méthode encore
un peu dispersée du Maître des Sentences. Sum.
theol., p. IIa, q. lxxv, m. 5; p. HIa, q. xvi et q. lxix,
m. 5. Il y a plus d'ordre dans saint Thomas, qui s'en
occupe à deux reprises ex professo : une première
fois, d'un point de vue philosophique, comme suite
normale de l'acte humain, Ia-IIœ, q. xxi, a. 3-4;
une deuxième, du point de vue théologique, comme
« effet de la grâce ». Ibid., q. exiv.
En même temps qu'elle entrait en son rang dans la
construction doctrinale élevée par l'École, la doc-
trine du mérite était soumise à un travail technique
de définitions, de distinctions et d'analyses, qui per-
mettait d'en préciser les différents aspects et fournis-
sait à chaque docteur l'occasion de prendre parti
autour de problèmes bien déterminés. Dans la théo-
logie du surnaturel, la question du mérite formait dès
lors un chapitre distinct.
2. Systématisation de la joi traditionnelle. — De cette
élaboration scolastique le premier et le plus notabD
résultat, sinon toujours le plus remarqué, fut de
réduire en un système cohérent les éléments de la foi
catholique en matière de mérite.
Il y eut sans doute, comme en toute œuvre humaine,
des tâtonnements et des divergences. Mais, dans l'en-
semble, il n'est pas douteux que la théologie du
xme siècle n'ait fourni â la doctrine de l'Église en
matière de mérite son cadre définitif. C'est elle,
comme nous le verrons et comme d'ailleurs tout le
monde le reconnaît, qui a présidé aux définitions dog-
matiques du concile de Trente, et c'est encore à elle
que les théologiens modernes ont recours pour résou-
dre les problèmes que soulèvent celles-ci ou les diffi-
cultés qu'on leur oppose.
A cet égard, un certain nombre de points planent
au-dessus de toutes les controverses, auxquelles on
s'attache parfois plus que de raison, et peuvent être
considérés comme le patrimoine commun des écoles
catholiques sans distinction. Nous ne pouvons mieux
faire que d'en emprunter l'énumération à un auteur
protestant, peu suspect, dès lors, de complaisances
apologétiques : « La doctrine de saint Thomas sur le
mérite, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 294-295, est, dans
ses traits essentiels, restée la doctrine ferme et intan-
gible de l'Église catholique jusqu'à nos jours. Mais il
faut aussi se rendre compte que l'aspect particulier
que cette doctrine a pris chez Duns Scot et les théo-
logiens nominalistes ne touche pas proprement les
conceptions fondamentales. Que tout le concept du
mérite repose toujours, au fond, sur la libre volonté
de Dieu et n'est donc pas un concept juridique au
sens strict; que tout mérite de condigno procède de la
volonté humaine, d'une part, qui peut naturellement
se montrer active, même dans la souffrance, et de la
charité, d'autre part, c'est-à-dire d'une direction de
l'âme vers Dieu considéré comme le souverain Bien,
direction que la grâce de Dieu seule peut imprimer
à l'homme; que le mérite peut être acquis par nous
dans l'état de «voyageurs » seulement, c'est-à-dire dans
l'état "d'une grâce non encore consommée; que la vie
éternelle peut être obtenue comme récompense du
mérite : toutes ces thèses et bien d'autres encore sont
fermement acquises pour Duns aussi bien que pour
Thomas. »
Or thomisme et scotisme sont les deux doctrines
rivales entre lesquelles se partagent les théologiens à
partir du xiv« siècle. Il n'est pas sans intérêt de
constater que, sur l'essentiel de la tradition catho-
lique, leur accord était parfait.
3. Écoles et tendances. — Cette unité sur les données
fondamentales du dogme chrétien et les grandes lignes
de son interprétation ne doit cependant pas faire
méconnaître à l'historien la diversité que provoquait
la concurrence des écoles ou la tournure différente
des esprits.
n) Chez les scolastiques. — En présence des grands
mystères du surnature], il y eut toujours place, dans
les limites de l'orthodoxie, pour des conceptions
diverses, plus ou moins consciemment inspirées par
les principes philosophiques ou théologiques dont
chaque docteur était tributaire. Elles devaient,
comme de juste, s'accentuer à mesure que la doc-
trine du mérite devenait l'objet d'une étude ex pro-
fesso. Le propre du Moyen Age, l'organisation scolaire
aidant et aussi l'esprit de corps des familles reli-
gieuses qui en faisaient les principaux frais, fut de les
développer en systèmes et concentrer en écoies qui en
perpétuaient la tradition.
Au plus bel âge de la scolastique, on sait qu'il y
eut une école franciscaine et une école dominicaine,
caractérisées, celle-là par un attachement plus fidèle
GSi
MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE
082
à l'augustinismc traditionnel, celle-ci par une plus
grande faveur à l'aristotélisme naissant. Sur la ques-
tion du mérite, elles diffèrent par la manière d'en
comprendre les conditions. Et il se rencontre que
l'école franciscaine ne demande, pour le fonder, que
l'influence générale de Dieu et, par suite, reconnaît
formellement à nos actions naturelles le caractère
d'une véritable préparation à la grâce. D'un mot, elle
accorde aux œuvres humaines leur maximum de
valeur et, de ce chef, elle est taxée de « néo-semipéla-
gianisme » par les historiens protestants. F. Loofs,
Dogmengescliichtc, p. 547. En regard, l'école domini-
caine réclame plus nettement l'action d'une grâce spé-
ciale à la base du mérite et, par voie de conséquence,
entend d'une manière moins généreuse pour la nature
l'adage : Facienti quod in se est Deus non denegat
gratiam. Sans trop vouloir les opposer, voir Justi-
fication, t. vm, col. 2118-2120, il faut bien cons-
tater, entre ces deux écoles, de sérieuses nuances sur
l'origine et le rôle du mérite de congruo.
Les deux s'accordaient tout au moins à faire du
mérite un titre réel devant Dieu. Ce réalisme trouva
un adversaire en la personne de Scot, dont les prin-
cipes furent ensuite systématisés par l'école nomina-
liste qui devait si largement régner sur tout le xive
et le xv« siècle. Elle conserve la confiance que les pre-
miers franciscains témoignaient aux forces de , la
nature et en môme temps elle réduit la valeur de nos
œuvres surnaturelles, qui reste subordonnée à l'accep-
tation bienveillante de Dieu. Tout l'équilibre de
l'école thomiste se trouvait menacé à la fois.
b) Chez les mystiques. — A côté des spéculatifs, qui
se livraient ainsi à l'analyse de plus en plus aiguë de la
doctrine du mérite, il ne faut d'ailleurs pas oublier
les mystiques, qui la vivaient et tendaient à la faire
vivre autour d'eux.
Portés de préférence à envisager toutes choses en
Dieu, ils devaient être tentés de réduire en conséquence,
sinon de sacrifier entièrement, la valeur des œuvres
humaines. Aussi les protestants ont-ils eu l'illusion
de trouver en eux des ancêtres. Sans autoriser cette
prétention, l'bistoire impose de reconnaître que la
tradition pessimiste de saint Bernard, qui rejoint
dans le passé le plus ancien celle de saint Augustin
et de saint Paul, a eu de larges survivances à travers
le Moyen Age. Bien qu'il soit assez difficile d'attein-
dre aujourd'hui cette littérature et plus encore d'en
mesurer exactement la portée, il n'en faut pas moins
lui faire une place pour mieux réaliser la manière dont
la pensée médiévale, en dehors des œuvres d'école,
a estimé l'homme et le prix de ses actions.
Sans donc s'imposer la tâche monotone autant
qu'inutile d'analyser en détail la doctrine de chaque
maître, ce qui entraînerait de perpétuelles répéti-
tions sans le moindre profit, il suffira de parcourir
les principaux problèmes sur lesquels l'École a mis
sa marque et de noter, à l'occasion, les mouvements
significatifs qui ont pu se produire à leur endroit.
2° Réalité du mérite. — On ne sera pas surpris que,
sur la question élémentaire mais d'autant plus capi-
tale de la valeur des œuvres humaines devant Dieu,
règne l'unanimité le plus absolue. Il ne pouvait pas
exister de difficulté sérieuse sur ce point, que ne trou-
blait encore aucune controverse; mais il restait à
rattacher le mérite aux données essentielles de la
raison et de la foi, ainsi qu'à délimiter, si l'on peut
ainsi dire, le champ pratique de son application. C'est
à quoi le génie méthodique de l'École s'est tout
d'abord employé.
1. Question de principe : Fondement du mérite. —
Au moins depuis saint Anselme, la catégorie du mérite
est une de celles qui servaient à exprimer l'œuvre du
Christ. Du moment que Pierre Lombard l'avait
expressément retenue, col. 077, elle devait tout natu-
rellement passer chez les théologiens postérieurs. Voir,
par exemple, S. Bonaventure, In III"m Sent., dist.
XVIII, a. 1-2, t. m, p. 379-393; S. Thomas d'Aquin,
Sum. thcol., III l, q. xlviii, a. 1; Hugues de Stras-
bourg ('?), Compendium thcol. verit., iv, 10, dans
Albert le Grand, Opéra omnia, t. xxxiv, Paris, 1895,
p. 140-141. Mais le mérite du Christ n'empêche pas
celui du chrétien.
On a parfois prétendu que la pente de son augus
tinisme devait entraîner saint Thomas, et sans nul
doute avec lui tout son temps, à « ne plus laisser
aucune place au mérite humain », H. Schultz, loc. cit.,
p. 273, cf. Loofs, Dogmengeschichte, p. 551, de sorte
que, s'il l'admet dans la suite, comme tout le monde-
en convient, ce serait par une sorte d'anomalie. En
réalité, la théologie du Moyen Age avait une concep-
tion autrement souple et profonde des rapports entre
l'homme et Dieu, qui lui permettait de maintenir
aisément, dans l'économie du s: lut, sans les sacri-
fier l'une à l'autre, les droits respectifs de la Cause
première et des causes secondes.
C'est ainsi que, pour saint Thomas, le mérite est
tout d'abord une des conséquences naturelles de l'acte
humain, et cela non pas seulement devant les hommes,
mais aussi devant Dieu, qui se doit de sanctionner
nos œuvres dans la mesure où elles se rapportent ou
non à notre fin dernière et au bien de la collectivité.
Sum. theol., Ia-IIiE, q. xxi, a. 3-4. Dans l'ordre de la
grâce, une difficulté survient par le fait de la trans-
cendance et de la gratuité qui caractérisent les récom-
penses surnaturelles. Entre l'homme et Dieu, il ne
saurait y avoir ici, à proprement parler, simpliciter,
de ratio justitiœ et, par conséquent, pas davantage de
ratio meriti, parce qu'une distance infinie les sépare
et que l'homme tient de Dieu tout ce qu'il a. Mais il
y a place pour le mérite secundum quid, c'est-à-dire
celui qui survient dans un ordre ainsi réglé par Dieu.
Et ideo meritum hominis apud Deum esse non polesl
nisi secundum prœsuppositionem divinse ordinalionis,
ita scilicet ut homo consequatur a Deo per suam opera-
tionem quasi mercedem ad quod Deus ci uirtutem ope-
randi deputavit. Ibid., q. exiv, a. 1. — De cette dis-
tinction A Harnack écrit, Dogmengeschichte, t. ni,
p. 034, n. 2, qu'elle est un « manteau religieux que
saint Thomas suspend autour de cette notion de
mérite qui heurte la religion ». Pour qui n'est pas
aveuglé par les préjugés de la Réforme, elle définit plu-
tôt, avec une parfaite précision, la ligne suivant laquelle
le sentiment moral rejoint ici le sentiment religieux.
Le mérite ainsi entendu devient, non seulement
possible, mais réel. Car l'homme contribue par ses
œuvres à réaliser cette gloire de Dieu qui est la fin de
tout l'ordre créé : Deus ex bonis nostris non quseril
utilitatem, sed gloriam... Et ideo meremur aliquid a
Deo, non quasi ex nostris operibus aliquid ci accrescat,
sed in quantum propler ejus gloriam operamur. Ibid.,
ad 2um.
D'ailleurs, ce fondement théologique du mérite
n'est pas incompatible avec sa raison d'être anthropo-
logique : Gloriosius est homini, enseigne saint Bona-
venture, oblinere beatiludinem per mérita quant sine
merilis... Et quoniam Dominus in conferendo pnemium
non tantum attendit suie liberalitatis manifestationem,
immo etiam glorise nostrœ promotionem, hin<*. est quod
maluil nobis dure œlernam bealitudincm per impie -
lionem mandatorum et meritum obedienlise quam nullo
merilo prœcedenle. In IIIwa Sent., dist. XXXVII,
a. 1, q. i, t. m, p. 814; cf. ibid., dist. XVIII, a. 2, q. i,
p. 387; In //"'" Sent., dist. V, a. 2, q. i, p. 151.
Ces deux raisons connexes permettent de com-
prendre que le mérite appartienne à l'économie chré-
tienne de la révélation.
683
MÉRITE CHEZ LES SCOL ASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE
684
2. Conditions générales du mérite. — Pour devenir
une réalité, le mérite suppose deux conditions soli-
daires, savoir la liberté de l'homme et la grâce de
Dieu.
Le rôle du libre arbitre est, en soi, si peu contes-
table, il était alors si peu contesté qu'on ne se don-
nait pas la peine de l'établir. Mais il n'est pas inutile
de remarquer avec quelle force les docteurs les moins
portés à réduire les droits divins affirment ce caractère
de spontanéité, ce pouvoir créateur qui en fait tout
à la fois la raison d'être et le prix. Un acte méritoire
doit être in poleslate ipsius [agentis] ila quod habeal
dominium sui aclus, enseigne saint Thomas. Sum.
theol., Ia-IIœ, q. xxr, a. 2. Et ce « domaine » est pos-
sible, môme sous la motion divine, quod homo sic
movetur a Deo ut instrumentum quod lamen non excla-
ditur quin moveat seipsum per liberum arbilrium. Ibid.,
a. 4, ad 2um. Ainsi le mérite représente quelque chose
qui vient ex bonis noslris, q. exiv, a. 1, ad 2um, plus
encore quelque chose de nous-mêmes : In quantum
seilieet homo habet prse cœteris crealuris ut per se agat
voluntarie agens. Ibid., art. 4. Cf. Scot, Opus Oxon.,
1. IV, dist. XXII, q. unie, n. 10, édit. de Lyon,
1639, t. ix, p. 461, qui, pour expliquer la reviviscence
des mérites, donne cette raison : Mérita erant aliquo
modo opéra hominis. Et ideo illa sanl sibi semper salua
in acceptatione Dei.
Un des précurseurs immédiats de la scolastique,
Alain de Lille, croyait pouvoir faire du libre arbitre
une simple cause occasionnelle : Libertas enim occasio
est meriti; pênes enim liberum arbilrium est velle vel
nolle, nec ipsum est efficiens causas sed ad hoc faciens,
non suffîciens. Theol. reg., 90, P. L., t. ccx, col. 669.
Voir de même Hugues de Strasbourg (?), Comp. theol.
verit., v, 13, p. 163. Beaucoup plus justement saint
Bonaventure le donne comme le principium, voire
même principium primum operis laudabilis et meri-
torii. In III™ Sent., dist. XXIII, a. 1, q. n, t. m,
p. 476; cf. ibid., dist. XXXIV, a. 1, q. i, p. 736.
Bien entendu, la grâce n'est pas moins absolument
requise. Cette nécessité se fonde rationnellement sur
la notion même du surnaturel, dont la scolastique a
pris une nette conscience : Vila œterna est finis exce-
dens proporlionem natures humante...; et ideo homo per
sua naturalia non polest producere opéra meriioria
proportionala vilœ selernse, sed ad hoc exigilur altior
virlus quai est virtus gratias. S. Thomas, Sum. theol.,
l'-II'', q. cix, a. 5. Dès lors, même dans l'état d'in-
nocence, l'homme n'était pas soustrait à cette loi
essentielle de la créature : Nulla natura creata est
suffîciens principium aclus meritorii vitas œternœ nisi
superaddatur aliquod supernaturale do nu m quod gratia
dicitur. A quoi s'ajoute, pour le cas de l'homme
pécheur, la nécessité supplémentaire d'une grâce mé-
dicinale propter impedimentum peccati. Ibid., q. exiv
a. 3.
Saint Bonaventure ne se prononce pas d'une ma-
nière moins catégorique : Tarn ex fuie quam ex auc-
loritalibus, écrit-il, oportel supponere quod impossible
est aliquod merilum esse sine gratia. In II"m Sent.,
dist. XXVI, a. unie, q. ri, t. n, p. 634. Voir, pour le
développement de sa pensée, ibid., dist. XXIX, a. 1,
q. ii, p. 697-690, où il distingue les mêmes sources de
nécessité que saint Thomas.
Il faut entendre, au demeurant, que ces deux agents
ne se séparent pas. Une très heureuse formule du
Docteur séraphique, ibid., dist. XXVII, a. 1, q. i,
p; 654 en marque bien l'intime solidarité : Gratia est
ad hoc quod faciat hominem Deo acceptum...; est eliam
ad hoc ut opus a libero arbitrio egrediens sit meri-
torium apud Deum. Cf. Hugues de Strasbourg Cl),
Comp. theol. verit., v, 13, p. 162 : Opéra meriioria lota-
liter sunt a gratia et totaliter sunt a libère arbitrio, licet
principaliler a gratia, quia gratia... dirigit liberum
arbitrium in exercitio virlutum. Voir de même Qwest,
in Epistolas Pauli : In Rom.,q. au, P. L.,t. clxxv,
col. 460.
En un mot, c'est l'axiome fondamental du concours
de Dieu et de l'homme qui se retrouve ici comme
en un cas particulier.
3. Question d'application : Nature de l'œuvre méri-
toire. — Sur ces principes, qui dessinent ce qu'on
pourrait appeler la métaphysique du mérite, se greffe
une psychologie qui précise en quoi consiste la part
réservée à notre effort.
Contrairement à un préjugé dont les prolestants
n'arrivent pas à se défaire, le mérite n'est pas essen-
tiellement lié à la notion d'oeuvre surérogatoire.
L'indécision qui pouvait subsister encore à cet égard
dans saint Anselme, voir col. 666, est désormais clai-
rement dissipée. En effet, il est entendu que le mérite
tient seulement au bon usage de notre liberté et, par
conséquent, qu'il est susceptible de s'appliquer à
toutes nos actions. Totum quod homo est et quod potest
et habet, explique saint Thomas, ordinandum est ad
Deum, et ideo omnis aclus hominis bonus vel malus
habet rationem meriti vel demerili apud Deum quantum
est ex ipsa ratione actus. Sum. theol., T^-IV, q. xxi, a. 4,
ad 3um. Il suffît qu'elles soient faites sous l'influence
de la charité qui les rend agréables à Dieu. Ibid., q.
exiv, a. 4.
De ce chef, peu importe que l'acte soit dû par ail-
leurs, pourvu que s'y ajoute la part de notre volonté
personnelle : Homo in quantum propria voluntate facit
illud quod débet meretur. Ibid.. a. 1, ad lum. Le carac-
tère plus ou moins pénible de l'œuvre est également
secondaire. Ibid., a. 4, ad 2um. Mais il n'en est pas
moins vrai, contrairement à la doctrine d'Abélard,
voir col. 670, que l'acte extérieur ajoute normale-
ment quelque chose au mérite, parce qu'il est le terme
de la volonté intérieure. Ibid., q. xx, a. 4.
Le Compendium thtologicœ verilalis, v, 13, p. 162,
demande pareillement que les actes méritoires soient
faits, non seulement in charitate, mais ex charitale.
Ce même auteur souligne en termes assez pittoresques,
ibia., 12, la nécessité de la bonne intention : Non
bonum facere sed bene facere laudabile est; non enim
verbis sej adverbiis meremur. Unde versus :
In vitae meritis prsesunt adverbia verbis.
On trouve dans saint Bonaventure la même psycho-
logie de la charité. Celle-ci est suffisante pour fonder
le mérite qui, dès lors, peut se vérifier dans une
action quelconque : Dicitur merilorium omne opus
quodeumque sit, dum tamen ex radice carilatis procédât.
Même la simple abstention peut avoir son mérite,
quia respuil et contraria affectione afficitur contra
malum, et l'auteur invoque ce principe pour inter-
préter un passage obscur où le Maître des Sentences,
voir col. 676, semblait dire le contraire. In IIum Sent.,
dist. XXIV, dub. i et n, t. n, col. 572. Cf. ibid.,
dist. XXVII, a. 2, q. m, p. 668, et In III™ Sent.,
dist. XXVII, a. 2, q. i, t. m, p. 602-601. Le Docteur
séraphique attache néanmoins plus d'importance que
saint Thomas à la difficulté de l'acte : Ubi major diffi-
cullas ibi major est ratio virlulis et meriti. In IIIum
Sent., dist. XXX, a. unie, q. vi, t. m, p. 668. Cette
considération entre chez lui en ligne de compte pour
démontrer que la grâce est aujourd'hui pour nous une
source plus efficace de mérite qu'elle ne l'eût été
dans l'état d'innocence. In IIam Sent., dist. XXIX,
a. 3, q. n, t. n, p. 707. Voir à ce propos un. groupement
considérable de textes empruntés aux scolastiques
postérieurs dans Altenstaig, Lexicon theol., art. Actus
meritorius, Anvers, 1576, fol. 5.
Au total, la réalité du mérite n'a rien que de normal
685
MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : DIVERSES SORTES DE MÉRITE
686
quand on admet cette intime collaboration de Dieu
et de l'homme qui est, dans l'économie de la foi chré-
tienne telle que l'a toujours conçue l'Église, le terme
suprême de l'ordre surnaturel. Dès lors, on peut dire
de l'École en général ce qu'un écrivain protestant a dit
de saint Thomas : « Toute la religion y est dirigée vers
le mérite comme but final, et cependant il semble que
la doctrine augustinienne de la grâce y soit pleine-
ment maintenue. » J. Kunze, art. Yerdienst, p. 503.
Bien entendu, comme l'observe H. Schult7, p. 282,
un chrétien évangélique trouvera que celte doctrine
est une altération de l'Évangile ». « Mais, continue
l'auteur, il persuadera difficilement à un catholique
sincère qu'elle n'est pas augustinienne, qu'elle enlève
au Christ son honneur, qu'à rencontre de la grâce elle
attribue à notre propre effort humain une partie tout
au moins de nos mérites au bonheur. » En dépit du
scepticisme dont procède ce jugement, c'est au catho-
lique, à n'en pas douter, que l'examen impartial des
faits donne raison.
3° Diverses sortes de mérite. — A cette doctrine
commune, dont elle assurait ainsi la mise en œuvre
méthodique, la scolastique allait ajouter une impor-
tante précision, en distinguant diverses variétés de
mérite. Toute notre théologie actuelle sur ce point est
dominée par la distinction entre le mérite de condigno
et de congruo. Or c'est au xm' siècle que l'on voit pour
la première fois apparaître ces notions. Il faut d'au-
tant plus en remarquer l'a ,'ènement que cette nomen-
clature nouvelle est tout à la fois l'indice et la cause
du progrès accompli sur le fond par l'analyse plus
exacte de ce rapport fondamental entre l'homme et
Dieu qu'il s'agit avant tout d'exprimer.
1. Aperçu historique. — Rien ne serait plus instruc-
tif que de reconstituer l'histoire de ces termes, dont
l'importance est à peine moindre pour la question
présente que ceux qui, dans d'autres cas, se sont incor-
porés à la définition même du dogme. Faute de don-
nées suffisantes, on devra malheureusement s'en tenir
à quelques indications.
a) Époque patristique. — Pour la formule de condi-
gno, il semble que la lettre a pu en être suggérée,
sinon fournie, par l'Écriture.
Sans parler, en effet, de textes comme Tob., ix, 2,
et Esth., vi, 11, où l'adjectif condignus est employé
dans son sens commun sans relief spécial, il apparaît
ailleurs dans un contexte qui peut davantage faire
penser au mérite. On lit dans II Mach., iv, 38, à
propos du sacrilège Andronicus : Domino illi condi-
gnam retribuente poenam. et surtout dans Rom., vm,
18 : Non sunl condignœ passiones hujus temporis ad
juturam gloriam. Dans les deux cas, le mot évoque
bien l'idée de proportion stricte, de mérite rigoureux,
mais en soi, si l'on peut ainsi dire, et sans aucune idée
de précision comparative par rapport à une autre
espèce qui le serait moins.
Ce terme est passé avec le même sens dans la langue
patristique. On ne s'étonnera pas que l'influence litté-
raire de l'Apôtre se fasse sentir à cet égard dans le
commentaire de Pelage, où l'on lit, en effet, sur Rom.,
vm, 18 : Nihil posset homo condignum pâli gloria
cxlesli, P. L., t. xxx (édit. de 1865), col. 708. Cf. In
II Thess., i, col. 012 : Scientes nutlam passionem esse
condignam. Mais d'autres s'en servent également.
Ainsi Filaslrius parle de condigna sententia à propos
de la condamnation portée sur Adam par Dieu,
liserés., 114, P. L., t. xii, col. 1238, et, au sujet du
jugement divin sur l'humanité, de secundum peccatum
< 'indigna repensio. Ibid., 125, col. 1252. Un peu plus
loin, le mot voisine avec celui de mérite : Debemus...
currere... non cum prœsumptione et jactantia, quasi
noslra virtute et justifia condigna, ut non Christi
mereamur salvari clemenlia. Ibid., 128, col. 1256.
Novatien connaît formellement, au terme de la des-
tinée humaine, et prœmia condigna et mérita pcenarum.
De Trin., 1, P. L., t. m, col. 911. Et de même saint
Fulgcnce : Futurum [tempus] justœ retributioni serval
[Deus] quo unusquisque pro qualitate credulitatis et
operis condigna... recipiat,De remiss, pecc, n, 21, P.L.,
t. lxv, col. 572, sans prétendre évidemment par là
contredire saint Augustin, qui écrivait des damnés :
Non tanta quanta digni sunl pcenarum atrocitate cru-
ciari. De civ. Dei, XXI, xxiv, 3, P. L., t. xli, col. 739.
Il ressort de ces exemples que le terme condignus
désigne le mérite tout court, en tant qu'il répond à
une loi de justice, et non pas encore une branche spé-
ciale dans ce genre commun. En tout cas, celui de
congruus, qui devait devenir plus tard son corrélatif,
est encore son équivalent. Témoin le même Filas-
trius, qui présente les élus comme mercedem congruam
adepturi. Hœres., 150, col. 1290. Cf. Prudence, Cathe-
merinon, xi, 110, P. L., t. lix, col. 900 : Meritis repen-
del congrua.
Aussi les deux sont-ils assez souvent unis en couple
comme manifestement synonymes, et cela non pas
seulement dans des formules de pure amplification
sans intérêt doctrinal, comme celle, par exemple, de
saint Léon, Serm., xlvii, 1, P. L., t. liv, col. 295,
mais à propos des sanctions divines. C'est ainsi qu'on
peut lire dans saint Augustin, De lib. arb., III, xn, 35,
P. L., t. xxxn, col. 1288 : Dei potestas... omnibus
congrua et condigna retribuens. Cf. S. Fulgence, Ad
Monim., i, 14, P. L., t. lxv, col. 163 : Considerata
operum qualitate, illa credamus a Dco prœdestinata
quœ misericordise vel sequitati divinœ condigna repe-
riuntur et congrua. Et encore De remiss, pecc, n, 19,
col. 570 : Quisquis ostenderit cuilibet... denarium jussw
Domini datum digne congrueque speret cuilibet...
regnum cselorum largitate Domini con/ercndum.
Il n'y a pas davantage à faire état, avec R. Seeberg,
Dogmengeschichte, t. m, p. 415, d'expressions telles
que condigna satisfactio ou condigna pœnitentia, qui
reviennent assez souvent dans les livres pénitentiels
du haut Moyen Age. Voir, par exemple, Réginon de
Prùm, De synod. caus,is et discipl. eccl., r,. 303, et n,
429, édit. Wasserschleben, Leipzig, 1840, p. 140 et
381 ; Burchard de Worms, Décret., n, 229, et xix,
3, P. L., t. cxl, col. 664 et 950. Il ne s'agit en tout
ceci que de la proportion entre l'œuvre satisfactoire
et les exigences du code ecclésiastique. Isidore de
Séville, Difjer., i, 361, P. L., t. lxxxiii, col. 47, se
préoccupe bien de préciser la nuance des deux verbes
meruit et promeruil; mais, sur la notion même de
mérite, il ne semble pas avoir la moindre curiosité.
C'est d'une autre source que devait plus tard sortir
le progrès.
b) Moyen Age. — En se livrant à l'analyse du
mérite, la dialectique médiévale n'allait pas tarder,
en effet, à y découvrir d'importantes nuances. Car,
s'il est essentiellement un titre devant Dieu, il s'en
faut qu'on puisse toujours lui reconnaître la même
rigueur. La réflexion théologique devait faire surgir
des distinctions dans un concept général qu'on s'était
contenté jusque-là d'envisager en gros.
On trouve un premier exemple de cette direction
sous la plume d'un disciple d'Abélard, Roland Ban-
dinelli, le futur Alexandre III. A propos du Christ,
l'auteur fait incidemment cette remarque : Dicimus
itaque quod Christus meruit et ipse solus vero nominh
merendi meruit. A. Gietl, Die Sentenzen Rolands,
Fribourg-en-B., 1891, p. 181. Ce qui compte le plus ici,
ce n'est pas tant la différence établie entre le Christ et
le concept même de mérite qui lui sert de
base. Par le fait qu'il distingue le mérite proprement
dit, vero nomine merendi meruit, l'auteur suppose
nécessairement l'existence d'un autre, auquel con-
(387 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : DIVERSES SORTES DE MÉRITE 088
vient le môme « nom » encore qu'il soit plus impar-
fait. Car on entend bien que Roland ne veut pas nier
le mérite de la créature, auquel il faisait allusion à
propos des ailles, ibid., p. 91. De ce mot fugitif il faut
seulement retenir la tendance dont il procède : un
besoin d'analyse commençait à se faire sentir qui
conduisait à soupçonner dans le mérite diverses caté-
gories.
Il est peu probable que cette préoccupation ait été
propre à notre auteur. Pour justifier son observation,
il se réfère à l'autorité de saint Hilaire, qu'il cite en
ces termes : Ad hoc ut quis ve.ro nomine merendi
mereatur necesse est ut in se habeat secundum quod
possit mereri, et ut se auctore mereatur, et ut habeat pre
se a quo possit premiari. En réalité, le texte d'Hilaire
auquel il fait allusion est beaucoup moins explicite.
Mereri enim, écrit celui-ci, De Trin., xi, 19, P. L., t. x,
col. 413, ejus est qui sibi ipsi meriti acquirendi auctor
existât. II s'agit donc d'une parole qui s'était déjà
transformée chez les glossatcurs qui la convoyèrent
jusqu'au xne siècle. Cette élaboration traduit, par
conséquent, un obscur travail théologique dont notre
auteur est à la fois le témoin et l'héritier.
En vertu de la même loi, tout porte à croire qu'il
eut également des successeurs. Mais l'état actuel de
nos informations sur les sources de la théologie mé-
diévale ne nous permet pas d'autres précisions. On lit
bien chez Robert Pullus, Sent., I, 14, P. L., t. clxxxvi,
col. 702-704 : In corpore agimus, ut post corpus et
item receplo corpore condiyna recipiamus. Le pseudo-
Hugues de Saint-Victor semble déjà plus précis, quand
il écrit sous l'influence de saint Paul : Mérita sanc-
torum... ad tam excellentem gloriam promerendam non
sunt condigna. Quiest. in Rom., 202, P. L., t. clxxv,
col. 481. Il ne paraît pas cependant que rien ici dépasse
encore le sens objectif que 1 on a vu déjà courant
chez les Pères.
L'analyse théologique, au contraire, reprend visi-
blement ses droits chez Alain de Lille, qui frôle déjà
les formules aujourd'hui reçues. Après avoir défini
le mérite au sens « propre » : Mereri proprie notât
exigere, il en distingue aussitôt une variété de second
ordre : Notât congruum esse ; unde de beata Maria
Virgine dicitur quod meruit portare Salvatorem, non
quod hoc exigèrent ejus mérita, sed quia ad hoc ralione
innocentiez fuit congrua. Dist. dict. theol., au mot
mereri, P. L., t. ccx, col. 857. Deux points sont ici
nouveaux, d'abord la distribution du mérite sur deux
plans distincts : celui de la stricte exigence et celui de
la simple convenance, puis, pour désigner le plan infé-
rieur, l'adoption du terme congru us, qui s'oppose ainsi
au terme condignus déjà communément reçu pour le
premier. Il ne manquait à notre théologie i que d'ins-
tituer entre ces deux expressions la symétrie qui était
au fond de sa pensée et de les projeter dans l'abstrait
pour toucher le but qu'allaient atteindre les docteurs
de l'âge suivant. Il doit du moins être retenu pour s'en
être approché plus que personne avant lui.
Vers le commencement du xme siècle, la terminologie
que les efforts du xue laissaient entrevoir et tendaient
à préparer apparaît d'un usage courant dans l'École,
sans qu'on puisse dire, même approximativement, qui
s'en est servi le premier. Après avoir défini et ana-
lysé le mérite en général comme retributionis obliga-
torium, Guillaume d'Auvergne ajoute aussitôt ce ren-
seignement : Dixerunl autem magistri et dicunt adhuc
quia meritum quod diffinivimus est propric et recte
atque stricto ratione meritum, et vocatur hujusmodi
meritum condigni. AUa vero intenlione dicitur meri-
tum congrui, et hoc non est nisi dignitas vel ydoneitas
qua aliquis dignus vel ydoneus est ut aliquid ei fiât. De
meritis, dans Opéra, édition de Nuremberg, 1496,
. fol. ccxxix, n. 80 C. L'attestation est ici formelle de la
division binaire qui devait prévaloir et l'on remar-
quera que l'évêque de Paris la donne tout à la fois
comme ancienne, dixerunt magistri, et commune,
dicunt adhuc. On n'a pas jusqu'à présent de raison
pour contester ce témoignage, pas plus que de moyen
pour le vérifier.
Cependant on trouve, à côté, la trace persistante
de nomenclatures plus complexes. Saint Bonaven-
ture adopte assez régulièrement la triple division en
meritum congrui, digni et condigni. Le meritum digni
est celui du juste qui mérite pour un autre et, de ce
chef, répond à une catégorie intermédiaire : Ad gra-
tiam alleri promerendam non omnino ex condigno
\juslus operatur] quia peccator omni bono est indignas,
nec solum ex congruo quia justus dignus est exaudiri.
In Z™ Seat., dist. XLI, a. 1, q. i, t. i, p. 729. Cf. In
7//um Sent., dist. IV, a. 2, q. n, t. m, p. 107.
La même triple division est retenue par le Compen-
dium théologien? veritalis, v, 11, p. 161, qui la donne
comme « générale » : Prsefati 1res modi merendi gene-
raliter habentur. Il en connaît cependant d'autres, ma!s
qui peuvent se ramener à ce cadre : Unde si alii inve-
niuntur, ad eosdem très reduci poterunt. En effet,
Alexandre de Halès, Sum. theol., p. IID, q. xvi, m. 1 ,
parlait aussi de meritum interpretativum pour le cas
de celui qui fait une œuvre bonne avec une intention
mauvaise, tandis qu'ailleurs cette expression semble,
d'une manière plus générale, synonyme de meritum
congrui. Ainsi, par exemple, p. IIIa, q. lxix, m. 5, a. 2 :
Meritum interpretativum appellalur quando non est
aliqua condignitas in recipienle et tamen ci exhibe!
Deusdonumsuum ex sua liberalilate ac si ille per opéra
meruissel. Saint Bonaventure conserve encore la
première acception. Elle s'entend assez d'elle-même :
si Dieu récompense une action de ce genre, c'est qu'il
1' « interprète » comme si elle était réellement méri-
toire alors qu'elle ne l'est pas. In IIIam Sent., dist.
XVIII, a. 1, q. n, t. m, p. 383. Mais ce n'est évidem-
ment là qu'une variété du mérite de congruo et l'on
peut en dire autant du meritum digni.
Aussi ces subdivisions n'ont-elles pas survécu.
Saint .Thomas, qui connaît encore le meritum interpre-
tatum dans son Commentaire sur les Sentences, In
IIIam Sent., dist. XVIII, q. i, a. 2, Opéra, édit.
Vives, t. ix, p. 275, ne semble plus en tenir compte
dans la suite. Partout ailleurs il s'en tient aux deux
espèces actuellement reçues, et sa grande autorité n'a
sans doute pas peu servi à accréditer la classification
définitive en mérite de condigno et de congruo.
2. Définition théologique. — Sur le concept exprimé
par ces termes l'École ne montre pas le moindre
désaccord.
Il faut partir de ce principe que le mérite en général
est un droit qui relève de la justice, et que la justice
suppose une certaine proportion entre un acte humain
et ses suites. Quand cette proportion est une égalité,
c'est le mérite strict ou de condigno; sinon, c'est le
mérite de congruo. Telle est la notion qu'en donne
très nettement saint Thomas. Dicitur aliquis mereri
ex condigno quando invenilur sequalitas inler preemium
et meritum secundum rectum œstimationem; ex congruo
autem tantum, quando talis sequalitas non invenilur,
sed solum secundum libcralitatem dantis munus tri-
buitur quod dantem decet. In Ilam Sent., dist. XXVII.
q. i, a. 3, Opéra, t . vin, p. 366-367. La différence essen-
tielle est ici que le mérite de condigno repose sur une
valeur objective, tandis que le mérite de congruo, à
côté de l'œuvre qui serait insuffisante, fait intervenir
les dispositions subjectives de celui qui- la rémunère
et par là dépend, en somme, de sa générosité. Du pre-
mier on pouvait dire qu'il constitue un titre physique,
alors que le second n'est plus qu'un titre moral.
On retrouve une définition de tous points sem-
689 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONDIGNO 690
bjable chez saint Bonaventure. Tune est meritum ex
comiigno quando ratio merili reperilur ibi perfecte et
plaie, et tune est quœdam •ommensuratio et adœquatio
merili ad prœmium... Meritum aillent congrui dicilur
in quo est aliqua dispositio congruilalis respectu ejus
ad quod ilta dispositio ordinatur, quœ lamen déficit a
rationc condignilalis. In IIum Sent., dist. XXVII, a. 2,
q. il, t. n, p. 661-665. Pour qualifier le mérite de con-
gruo, le Docteur séraphique insiste ici davantage sur
la moindre valeur de l'œuvre qui le constitue par rap-
port au mérite de condigno, celui-ci étant un titre de
plein droit et celui-là un titre inférieur. Mais un peu
plus loin, ibid., q. m, p. 667, il fait appel, lui aussi, ad
largitatcm dispensantis.
En réunissant la note objective soulignée par saint
Bonaventure et la note subjective marquée par saint
Thomas, on a la notion complète du mérite de congruo.
Il se caractérise par l'idée d'un rapport de convenance
et par là s'oppose au mérite de condigno qui implique
un rapport de justice. Tels sont les concepts qui se
sont transmis à travers la scolastique tout entière,
comme on peut s'en rendre compte par le dossier
de textes réuni dans Altenstaig, Lexicon theol., aux
mots Meritum ex condigno et Meritum de congruo,
édit. d'Anvers, 1576, fol. 193 r° et v. Qu'il suffise
de citer comme spécimen la définition du premier, que
l'auteur emprunte à Gerson : Meritum pro quo exigitur
prœmium ex debito, et celle du second prise dans Biel :
Actus libère elicitus, acceptalus ad aliquid retribuendum
non ex debito justitiœ sed ex sola acceptantis liberalitate.
Ce double aspect du mérite ainsi dégagé par l'École
n'était d'ailleurs pas une simple distinction verbale.
Il répondait, au contraire, à un besoin réel d'ana-
lyser la dignité très inégale des œuvres humaines et,
de ce chef, allait servir à en préciser plus exactement
la valeur, suivant les cas, dans l'économie totale du
surnaturel chrétien.
4° Rôle du mérite. — Étant admis en principe que
l'homme peut mériter quelque chose devant Dieu, il
est clair que la situation est très différente suivant
qu'il s'agit d'œuvres faites avec ou sans le secours de
la grâce. Depuis saint Augustin surtout, l'attention se
portait de préférence sur la première catégorie et l'on
ne pensait guère qu'à l'état du chrétien justifié, Mais
ne fallait-il pas envisager aussi le cas de l'infidèle ou
du pécheur en marche vers la justification? La théo-
logie de l'École s'est ouverte à ce problème et c'est la
distinction entre les deux sortes de mérites qui fut le
fil conducteur de la pensée médiévale à travers ce
monde nouveau.
1. Mérite « de condigno ». — Parce qu'il signifie
une valeur stricte et se fonde sur une proportion
intrinsèque de l'œuvre à la récompense, le mérite
ne saurait exister de condigno, quand il s'agit de
l'ordre surnaturel, qu'au moyen de la grâce sancti-
fiante. Actus perducentes ad finem oporlet esse fini
proporlionalos, suivant le principe posé par saint
Thomas, Sum. theol., I»-IIffi, q. cix, a. 5. Cf. S. Bona-
venture, In IPl'n Sent., dist. XXVII, a. 2, q. m, t. n,
p. 667 : In quantum ortum habet a gratia, sic, cum gra-
tin reddat hominem acceplum Deo et sit quid diuinum
et ad hoc sit ordinala ut ducat ad Deum, opus illud est
merilorium merito condigni.
Voilà pourquoi il ne peut absolument pas être
question pour l'homme de mériter la vie éternelle sans
la grâce, S. Thomas, ibid., q. cix, a. 5, et q. exiv, a. 2,
pas davantage de se mériter à lui-même la première
grâce. Ibid., a. 5. Sur ces deux points fondamentaux,
il ne pouvait y avoir et il n'y eut de fait aucune
hésitation.
Mais, étant donné que la grâce est nécessaire pour le
mérite de condigno, ne peut-on corrélativement se
demander si elle est suffisante? C'est la question capi-
tale du rapport de nos œuvres à la récompense céleste.
Depuis longtemps posée, elle ne fut pas toujours réso-
lue de la même façon.
a) Le problème au début du XIII' siècle. — Plusieurs
Pères depuis Origène, voir col. 627, ont contesté que
la gloire céleste pût jamais nous être due en justice et
le dernier mot de saint Augustin à cet égard est pour
dire qu'elle se ramène, en somme, à la grâce. Voir
col. 650. Abélard avaitde nouveau soulevé le problème,
voir col. 670; il était normal qu'il s'affirmât de plus en
plus nettement à mesure que la théorie du mérite se
faisait plus précise.
Or la réponse à cette question fut souvent négative.
Telle est clairement, au début du xme siècle, laposi-
tion prise par Alain de Lille. Après avoir établi en
principe que toutes nos actions sont dues à Dieu, De
art. cath. fidei,u. 5, P.L., t. ccx, col. 606, il en conclut
logiquement qu'il n'y a pas de place pour le mérite
proprement dit et que les rémunérations de Dieu
sont pour nous une grâce et non un salaire : Bene
enim mereri proprie dicitur qui sponte alicui benefacil
quod facere non tenelur... Ergo meritum nostrum apud
Deum non est proprie meritum, sed solutio debiti. Sed
non est merces nisi meriti vel debiti prœcedenlis. Sed
non meremur proprie : ergo quod dabilur a Deo non
erit proprie merces sed gratia. Ibid., 18, col. 608. —
Ailleurs l'auteur invoque, pour aboutir à la même
conclusion, la nécessité de la grâce, qui fait que toutes
nos œuvres sont, en définitive, des dons divins : Boni
operis homo auctor non est auctoritate, sed solo minis-
terio. Unde non proprie dicitur mereri vitam œternam.
Seul donc le Christ a « proprement mérité la vie éter-
nelle », tandis que nous n'avons de vrai droit qu'au
châtiment. Cependant, en dernière analyse, il ne s'agit
là que de nuances et l'auteur n'entend pas nier que
nous ayons un mérite à l'égard de la vie éternelle,
mais seulement dire que ce mérite est moins strict qu'à
l'égard de la peine. Bona opéra proprie, nostra non
sunt... Opéra vero mala nostra sunt proprie... Sic ergo,
inspecta rationc merendi, magis proprie dicitur homj
mereri pœnam quam prœmium. Theol. reg., 82, ibid.,
col. 663.
C'est sans doute vers le même temps qu'il faut
placer l'auteur inconnu de ces Quœstiones in epistolas
Pauli qu'on ne peut plus attribuer à Hugues de
Saint-Victor. Voir ici t. vu, col. 248. Quœritur, écrit-
il à propos de Rom., vm, 18, an mérita sanctorum suffi-
ciant ad futuram vitam consequendam ? La lettre de
l'Apôtre lui suggère une réponse où l'on sent l'inten-
tion de préciser et de sauver le mérite des saints sans
le transformer en droit strict : Non negat Apostolus
quin mérita sanctorum ad consequendam gloriam suffi'-
ciant, sed ad tam excellentem gloriam non sunt condigna.
In Epist. ad Rom., q. 202, P. L., t. clxxv, col. 481.
Cf. ibid., q. 62, col. 449.
En regard du même problème toujours pendant,
Guillaume d'Auvergne prend une semblable attitude.
Contre ceux qui n'accordent à nos œuvres aucune
valeur proprement dite en regard de la gloire, il éta-
blit quod gratis debetur gloria. Mais il n'admet pas
pour autant le mérite de condigno entendu comme strie-
tum meritum vel debitum, et la raison en est quoniam
operi nihil debetur ad prœmium nisi ralione gracie
ex qua est aut rationc divine promissionis sive conven-
tionis. Opéra, fol. ccxxxi, r° et v°.
Il semble que jusqu'ici le mérite de condigno ait
rencontré plus d'adversaires que de partisans.
b) Positions affirmatives de la grande scolastique. —
En plein xiii" siècle, les Commentaires de saint Bona-
venture et de saint Thomas sur le livre des Sentences
témoignent également que la génération suivante se
posait toujours la même question et que les esprits
se divisaient à son endroit. Tous deux se sont employés,
691 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : MOLE IH M KRITl \ DE CONDIGNO C92
non d'ailleurs sans présenter entre eux quelques diver-
gences, à concilier les opinions contradictoires au prix
de quelques distinctions.
Après avoir exposé que les uns ont ramené la gloire
au mérite de congruo, les autres au mérite de condigno,
saint Bonaventure explique pour son compte qu'il y
a du vrai dans les deux réponses, suivant le point de
vue auquel on se place. Si l'on regarde au seul effet
de notre propre volonté, à la libéralité divine qui nous
comble de ses dons, au temps dans lequel se produisent
nos oeuvres, il faut parler de meritum congrui. Mais si
l'on envisage la grâce qui est le principe de nos bonnes
actions, la promesse que Dieu a faite de les couronner
et la difficulté qu'elles présentent, alors il est vrai de
dire que la gloire est l'objet d'un meritum condigni. lu
7/um Sent., dist. XXVII, a. 2, q. m, t. n, p. 666-C68.
Cf. In IIlum Sent., dist. IV, a. 2, q. n, t. m, p. 107,
où il dit simplement : Meritum eondigni quo quis ex
ttmta caritate meretur tanlum gloriam.
Ingénieuse solution et tout à fait caractéristique du
génie subtil de l'École, qui a l'air de mettre tout le
monde d'accord. Mais, en réalité, elle revient évidem-
ment à lâcher ici le mérite de congruo, qui reste une
vue théorique de l'esprit, au profit du mérite de
condigno pratiquement toujours assuré. On ne voit
surtout pas ce qui donne à H. Schultz, p. 276, le droit
de dire que saint Bonaventure sacrifierait le meritum
eondigni au meritum digni, qui se réalise seulement,
comme on l'a vu, dans le cas d'un juste qui intercède
pour autrui.
En présence du mime débat, saint Thomas fait
preuve d'un semblable éclectisme : Videntur utrique,
dit-il, quantum ad aliquid verum dicere. Car il y a lieu
de distinguer, à son sens, l'égalité de quantité et l'éga-
lité de proportion. Secundum quantitatis eequalitatem
ex actibus virlutum vitam seternam non meremur...;
secundum autem aqualitatem proportionis ex condigno
meremur vitam seternam. Mais, non content de cette
balance des opinions qui suffisait à saint Bonaven-
ture, le Docteur angélique indique aussitôt de quel
côté penche son jugement : llli tamen qui dicunt nos
ex condigno vitam seternam posse mereri verius dicere
videntur. La raison en est que, s'il ne saurait y avoir
de justice commutative entre Dieu et l'homme, il y a
du moins justice distrfbutive : In redditione prœmii
ad mérita magis servatur forma distributionis, cum ipse
[Deus] unicuique secundum opéra reddat. Et ceci est
suffisant pour rétablir une véritable condignitas. In
7ium Sent., dist. XVII, q. i, a. 3, Opéra, t. vm, p. 367.
Cette mime position se retrouve dans la Somme,
I8-IIœ, q. exiv, a. 3, où, après avoir dit que l'œuvre
humaine, considérée seulement comme fruit du libre
arbitre, ne fonde qu'une congruilas propter quamdam
sequalitatem proportionis, il ajoute : Si autem loquamur
de opère meritorio secundum quod procedit ex gratia
Spiritus sancti, sic est merilorium vitœ œternœ ex condi-
gno. Et il explique aussitôt, ibid., ad 2um, comment il
faut entendre le texte célèbre où saint Augustin
ramène la vie éternelle à une grâce : Verbum illius
intelligendum est quantum ad primam causam perve-
niendi ad vitam seternam, quse est miseratio Dei ;
meritum autem nostrum.est causa subsequens.
D'après A. Harnack, Dogmengescliichte, t. nr,
p. 635-636, la position de saint Thomas manquerait
ici de netteté, et il y aurait quelque anomalie à ce
qu' « une même chose soit ex condigno sous un rap-
port, ex congruo sous un autre ». Au lieu de procéder
;'i des affu mat ions massives, l'École, en effet, aime
déployer son esprit de finesse en démêlant jusqu'en
des précisions qui nous semblent parfois subtiles ou
superflues les divers éléments d'une même réalité.
Mais ce besoin de distinctions formelles auquel cède
, ici le Docteur angélique ne doit pas faire mécon-
naître qu'au fond, comme tout à l'heure saint Bona-
venture, c'est bien au mérite de condigno que s'arrête
sa pensée.
Plus subtilement on a cru voir une opposition entre
cette doctrine et la thèse générale rapportée plus haut,
voir col. 682, où saint Thomas pose en principe, ibid.,
a. 1, qu'il ne saurait y avoir de l'homme à Dieu justitia
secundum absolutam sequalitatem et que, par consé-
quent, nous ne pouvons mériter que secundum quid.
D'où H. Schultz, toc. cit., p. 275-276, ne craint pas de
dire qu'avec de telles prémisses le meritum condigni
ne peut être qu'une expression impropre. N'est-ce
pas un singulier pédantisme que de taxer d'inconsé-
quence le docteur qui croit pouvoir, sans le moindre
embarras, associer ces deux termes à quelques pages
d'intervalle? Pour tout lecteur impartial, il est visible
que le mérite secundum quid de l'art. 1 donne, si l'on
peut dire, le ton général de nos relations avec Dieu,
dont l'art. 3 vient spécifier aussitôt un cas particulier.
D'après saint Thcmas, en somme, n'étant pas les
égaux de Dieu, nous ne pouvons mériter dans l'ordre
surnaturel que s'il nous en donne lui-même le droit
et les moyens; mais, sur cette base, aussitôt que nous
agissons sous l'influence de la grâce, rien n'empêche
que nous puissions mériter de condigno la récompense
qu'il nous assigne comme fin.
c) Divergences postérieures. En vertu du même
principe, saint Thomas établit ensuite que nous ne
sauiions mériter de condigno la première grâce, ni
pour nous-mêmes ni pour les autres, ibid., a. 5-6, mais
seulement l'augmentation de la grâce déjà possédée.
Ibid., a. 8.
Sur ce dernier point, il est en désaccord avec saint
Bonaventure, qui n'admet à cet égard qu'un meritum
digni. Car, à son sens, il y a ici dignitas cum gradus
inferioritate, c'est-à-dire disproportion entre le but et
les moyens. Et sic, conclut-il, habens gratiam minorem
meretur per bonum usum pervenire ad gratiee cumulum
et hic modus merendi, etsi deficial a merito condigno et
conlinealur sub merito congrui. maxime tamen... acce-
dit ad perjectionem meriti, et ideo quasi médium tenet
inler meritum congrui et meritum condigni. In IIam
Sent., dist. XXVII, a. 2, q. n, t. n, p. 665. Sur quoi les
éditeurs s'efforcent de montrer qu'il n'y a là qu'une
différence de mots avec la doctrine de saint Thomas.
Mais ce sont des mots qui expriment des concepts
divergents. Avec beaucoup plus de raison les théolo-
giens impartiaux reconnaissant le désaccord, voir
J. van der Meersch, Tract, de divina gratia, p. 374, et
ajoutent que ce point est un de ceux où s'accuse la
tendance du Docteur séraphique à réduire le mérite
de condigno au profit du mérite de congruo.
Des deux conceptions en présence, c'est, à n'en pas
douter, celle de saint Thomas qui représente le mieux
la pensée générale de l'École. Voir le Compendium
thcol. verit., v, 15, p. 164 : Sicut liberum arbitrium per
gratiam meretur merito condigni augmentum gratia; in
statu viœ, sic etiam meretur merito condigni ipsius
complemenlum in statu patrise. Cependant la doctrine
opposée de saint Bonaventure empêche qu'on puisse
parler ici d'unanimité.
Même entre les maîtres de l'École, il existait,
comme on le voit, de notables nuances. Il n'est pas
surprenant que des esprits à tendance plus critique
aient repris, à l'égard du mérite, la thèse négative
que saint Thomas et saint Bonaventure étaient d'ac-
cord pour écarter. C'est ainsi que les éditeurs fran-
ciscains de ce dernier signalent, t. n, p. 668, que
Durand de Saint-Pourçain refusait de reconnaître un
meritum de condigno stricte et proprie sumptum, videlicet
pro actione voluntaria propter quam debetur merces ex
justitia sic quod, si non reddatur, ille ad quem perlinet
reddere injuste faciat. Plus tard encore, Wyclif con-
693 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONGRUO 694
testait avec force à la créature la possibilité d'acquérir
aucun mérite de condigno devant Dieu : Nulla creatura
potest a Deo mereri aliquid nisi de congruo, sic quod
nihil penitus de condigno. De dominio divino, m, 4,
édition R. L. Poole, Londres, 1890. p. 228. Cf. ibid.,
6, p. 2I!»-256.
Il est bon de se rappeler ces discussions d'école pour
comprendre les débats qui devaient se produire chez
les Pères de Trente, et apprécier la prudence voulue
des termes dans lesquels le concile formule sa défini-
tion. Mais, au total, il ne s'agit là que de divergences
superficielles. Dans l'ensemble, l'École s'accorde à pro-
fesser que, si la grâce est indispensable pour le mérite
de condigno. elle est suffisante pour l'obtenir.
2. Mérite « de congruo ». ■ — Si les bonnes actions faites
en état de grâce peuvent seules prétendre au mérite
de condigno, s'ensuit-il que les autres soient sans
valeur? La question se posait surtout pour les œuvres
préparatoires à la justification, dont la nécessité était
unanimement reconnue. Voir Justification, t. vin,
col. 2118-2120. Ce qui obligeait à en admettre jusqu'à
un certain point l'efficacité, sans néanmoins compro-
mettre le dogme capital de l'absolue gratuité de la
grâce. A ce problème délicat, puis à quelques autres
du même ordre, la doctrine du mérite de congruo
fournit la solution.
a) Problème de la préparation à la grâce : École
franciscaine. ■ — II est classique à cet égard, chez les
historiens protestants, de signaler, dans l'ancienne
école franciscaine, une tendance particulièrement
favorable aux œuvres de l'homme en vue de la justi-
fication. C'est là surtout que s'affirmerait le mérite de
congruo, au point de représenter ce qu'on appelle un
véritable « néo-semipélagianisme ». F. Loofs, Dogmen-
geschichle, p. 544-547. Cf. Harnack, Dogmengeschichte.
t. m, p. 644.
De fait, Alexandre de Halès attribue au mérite de
congruo chez le pécheur le même rôle qu'au mérite de
condigno chez le juste : Sicut noluit [Deus] dare glo-
riam homini quin prœcederet in homine quodanvnodo
meritum condigni per usum gratiœ..., sic noluit dare
gratiam nisi prœmbulo merito congrui per bonum
usum nalurœ, ut sic homo efjiceretur gloriosior et lau-
dabilior. Sum. theol., p. IIa, q. xevi, m. 1. Cette
réflexion est faite au sujet du premier homme, qui,
d'après l'école franciscaine, fut admis à se préparer
a la grâce par l'usage préalable de ses dons naturels.
-Mais, outre qu'à propos de ce cas particulier Alexan-
dre entend bien formuler une loi générale de la Pro-
vidence, ce meritum congrui revient ailleurs sous
forme de meritum interpretativum, p. IIIa, q. lxix,
m. 5, a. 2, n. 1, qui présente exactement le même sens,
quand il s'agit d'expliquer le texte de Zacharie, i, 3 :
Convertimini ad me et ego convertar ad vos.
Or les mêmes positions au sujet du premier homme
sont adoptées par saint Bonaventure. In IInm Sent.,
dist. XXIX. a. 2, q. n, t.n, p. 703. Un peu plus haut,
Ibid., dist. XXVII, a. 2, q. n, p. 665, le Docteur séra-
phique appliquait le même principe aux bonnes
œuvres du pécheur : ...Est congruitas sine dignitate et
sic peccalor per bona opéra in génère, facta extra cari-
talem, merelur de congruo primam gratiam.
La valeur du mérita de congruo est fort bien
exprimée par l'adage célèbre : Facienti quod in se est
Deus non denegat gratiam. Cette formule n'était pas
sans attaches avec la théologie patristique. F. Loofs,
Dogmengeschichte, p. 545, en relève une certaine
approximation chez saint Jérôme, Dial. ado. Pelag.,
m, 6, P. L., t. xxiii (édit. de 1865), col. 601-602 :
[Deus] coronat in nobis... quod ipse operutus est :
volunlutem nostram quœ obtulit omne quod potuit et
laborem qui contendit ut jaceret. Mais on peut remonter
plus haut, puisqu'on la trouve déjà chez Origène,
C.ont. Gels., xii, 42, P. G., t. xi, col. 1481. Cf. In Matth.,
corn, séries, 69, t. xm, col. 1710. Du beau livre de
L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai
historique, Paris, 1912, p. 91-93, 158, il ressort que
cette idée fut admise, en termes plus ou moins ana-
logues, par plusieurs Pères grecs. Voir, par exemple,
S. Grégoire de Nazianze, Oral., xvm, 6, P. G., t. xxxv,
col. 992; S. Grégoire de Nysse, Orat. cat. magna, 30,
t. xlv, col. 77; S. Jean Chrysostome, In Rom., hom.
xxvi, 4, t. lx, col. 642; S. Nil, Epist., i, 151, t. lxxix,
col. 145. Il n'en est pas moins vrai que c'est au Moyen
Age seulement que l'adage commence à devenir clas-
sique, et il y a là un nouvel indice des préoccupations
nouvelles qui commençaient à se faire jour.
Alexandre de Halès l'accepte dans toute sa pléni-
tude sans la moindre restriction. S;' obtulerimus quœ ex
nobis sunt, consequemur ca quœ Dei sunt. De ce texte
d'origine inconnue, qu'il recueille sous le nom d'Ori-
gène, l'auteur déduit : Ergo si Deo ofjerimus nostram
voluntatem et ea quœ in nobis sunt, ex natura conse-
quimur quœ Dei sunt, scilicel beatitudinem œternam.
Sum. theol., p. IIIa, q. lxix, m. 1, a. 1. Et un peu plus
loin, ibid., m. 5, a. 3, il ne manque pas de faire obser-
ver que le facere quod in se est comporte des applica'
tions différentes : chez l'infidèle, il ne peut être ques
tion que de sa raison naturelle, tandis que le fidèle
pécheur bénéficie, en outre, des lumières de la « foi
informe » qui agissent toujours en son âme.
Saint Bonaventure adopte également la formule :
Facienti quod in se est. Voir In IIam Sent., dist.
XXVIII, a. 2, q. i, t. n, p. 683. Il en donne même cette
variante expressive : Si facit homo quod in se est,
Deus facit quod in se est. In IVam Sent., dist. XVI,
p. n, a. 2, q. il, et dist. XVII, p. i, a. 1, q. iv, t. iv,
p. 408 et 424. Et il est acquis sans conteste qu'aux
œuvres faites dans ces conditons il attribue un meri-
tum congrui. Voir In IIIam Sent., dist. IV, a. 2, q. n,
t. m, p. 107 : Est meritum congrui in quo peccator
dicitur gratiam sibi mereri cum ad gratiam se disponit.
Cf. In II"m Sent., dist. XXVII, a. 2, q. n, t. n, p. 665.
Ni l'un ni l'autre cependant ne méritent le reproche
de « néo-pélagianisme » qu'on leur a adressé. Car le
Docteur séraphique, ainsi qu'il ressort du dernier
texte cité, pense uniquement à une « disposition > à la
grâce et non pas à un droit. Cf. In IIam Sent., dist.
XXIX, a. 1, q. n, ad 6um, t. n, p. 699. Il en est de
même chez Alexandre de Halès, p. IID, q. lxix, m. 3,
a. 3 : Non prœvenit gratiam ut meritum seu meritorie...;
prœvenit tamen actio Ma gratiam ut disponens ad
illam..., non sicut causa gratiœ sed sicut dispositio
habilitons ad recipiendam gratiam. Voir sur ce point
K. Heim, Das Wesen der Gnade und ihr Verhaltnis zu
den nalùrlichen Funklionen des Menschen bel Alexander
Halesius, Leipzig, 1907, p. 71-74.
Du reste, cette préparation elle-même ne se fait
que sous l'influence de la grâce, comme le recon-
naissent des protestants impartiaux. Voir Heim, op.
cit., p. 117-122, dont les conclusions sont retenues par
R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. m, p. 404-405, 415-
417. La seule particularité est que les docteurs fran-
ciscains appellent cette grâce gralia gratis data et la
ramènent à la Providence générale de Dieu dont tout
homme est investi. Mais, dans ce sens, ils la tiennent, à
n'en pas douter, pour indispensable. Ainsi saint Bona-
venture, In IP'm Sent., dist. XXVIII, a. 2, q. i, t. n,
p. 682 : Tencndum est igitur quod liberum arbitrium,
si excitetur per aliquod donum gralia' gratis datse,
potest ad gratiam gratum facienlem se de. congruo dis-
ponere; si aulem onmi tait munere conlingat ipsuin
destitui, nunquam posset ad illam disponi. Autres réfé-
rences à l'art. Justification, t. vin, col. 21 19. Voir sur
ce point l'important mémoire de Fr. Mitzka, Die
Lehre des hl. Bonavenlura von der Vorbereitung auf die
695 MERITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MERITE DE CONGRUO 696
heiligmachendc Gnade, dans Zeitschrift fur kath. Théo-
logie, 1926, t. i., p. 27-72 et 220-252, qui, à propos de
saint Bon aventure, expose et précise les principes
de toute l'école franciscaine en général.
Ainsi l'appréciation des œuvres préparatoires à la
justification se ramène, comme on l'a dit, à « un inter-
médiaire entre le mérite et le non-mérite ». K. Heim,
op. eit., p. 71; cf. p. 1-18. Tel est, en effet, le sens spé-
cial du mérite de congruo, qui permet de rendre justice
- aux bonnes actions de l'homme, sans méconnaître que
Dieu en reste la source et qu'elles n'ont de valeur
qu'au regard de sa bonté.
b) Problème de la préparation à la grâce : École
dominicaine. ■ — Cette conception, au demeurant, est
si peu propre. à l'école franciscaine qu'on la retrouve
dans toutes les autres. Quoique très fidèle à l'idée d'une
école franciscaine, R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. ta,
p. 115, n. 2, convient que la ratio congruentiœ à l'égard
de la première grâce se retrouve chez Henri de Gand,
QuodI. IV, q. xix, et que sur ce point Pierre de Taren-
taise ne fait plus d'une fois que copier saint Bona-
venture. Voir également sur Pierre de Tarentaise le
scholion des éditeurs de Quaracchi, t. n, p. 683. Ce
dernier nom suffît à prouver que le mérite de congruo
n'est pas étranger aux théologiens de l'école domini-
caine. De fait, on le trouve en termes exprès chez ses
plus illustres représentants.
« Albert le Grand, écrit F. Loofs, Dogmengeschichte,
p. 548, était semipélagien comme Alexandre et Bona-
venture. » Qualificatif très révélateur des tendances
de l'historien, mais d'ailleurs injustifié; car Albert
enseigne, bien entendu, l'absolue nécessité de la grâce
et son antériorité à tout mérite de notre part. Profa-
num est dicere nisi quod gratia semper prœvenit
volunlatcm et erigit voluntatcm ut velit bonum. Sum.
theol., p. II», tr. xvi, q. c, m. 1, Opéra omnia, édit.
Vives, t. xxxni, p. 246. Et il cite comme autorité,
en les attribuant à Prévôtin, ces deux vers de fac-
ture très augustinienne, qui avaient déjà cours dans
l'École, au dire de Guillaume d'Auvergne, Opéra,
fol. cc.xxxi r°, sous le nom de l'évêque du Mans Hil-
debert :
Quidqnid liabes meriti propventrix gratia donat,
Nil Deus innobis pr.Tler sua dona coronat.
Il laisse néanmoins, comme on l'a dit, « une porte
ouverte » au mérite en vue de la première grâce.
H. Schultz, loc. cit., p. 271. Car si, entant que «pré-
paration de la grâce », la prédestination est absolu-
ment gratuite, la collation de la grâce, d'après lui,
s'accompagne d'une raison. Appositio gratiee... potest...
habere rationem ut rationabilis esse videatur, et hsec
ratio non est antecedens sed concomitans. Unde hsec ratio
potest esse scientia merilorum. Sum. theol., p. Ia, tr. xv,
q. Lxra, m. 3, a. 1, t. xxxi, p. 648. Voilà pourquoi il
y a lieu de concevoir une préparation à la grâce et de
ranger les œuvres faites en état de péché dans une
catégorie inférieure de mérite : Minus improprie dici-
tur mereri aliquis per bona fada in mortali peccato.
lllc enim ex debito non potest mereri; sed tamen a
magistris dicilur quod de congruo merctur gratiam. Et
verius diceretur quod mereretur eam de minus incon-
gruo, quia sciliect magis se disponit ad gratiam per
opéra quse facit quam ille qui non jacit. In Illnm Sent.,
dist. XVIII, A, a. 1, t. xxvm, p. 313.
On accorde du moins à saint Thomas, Loofs, ibid.,
p. 548-550, l'honneur de faire exception en se ratta-
chant au pur augustinisme. Et ceci correspondrait
sans nul doute à ce mouvement de « réaction reli-
gieuse » que veut à son tour lui imputer A. Har-
nack, Dogmengeschichte, t. m, p. 643, à l'égard de
l'école franciscaine.
Pour réduire cette antithèse à ses justes proportions
il faut tout d'abord tenir compte que, dans ses œuvres
de jeunesse, éminemment représentées par son Com-
mentaire sur les Sentences (1253-1255), il se tient exac-
tement sur la même ligne que les docteurs déjà cités.
Dicimus quod ad gratiam gratum facientem habendam
ex solo libero arbilrio se homo potest prœparare; (aciendo
enim quod in se est gratiam a Deo consequitur. Sans
doute le libre arbitre lui-même est une grâce, gratia
gratis data, mais seulement en tant que ce mot désigne
la Providence générale de Dieu sur nous, ipsa divina
providentiel qua omnibus rébus gratis impendit ex sua
bonitate ea quee ipsis conveniunt. In I Iam Sent., dist.
XXVIII, q. i, a. 4, t. vni, p. 380-381. Le bon usage
de cette liberté est une disposition à la grâce et devient ,
jusqu'à certain point, un mérite de congruo : Deus dat
gratiam indignis, quia his dat qui non sunt sufjicienter
ad hoc digni sed tamen habent aliquam dispositionem
ad recipiendum, ex quo dicuntur quodammodo ex con-
gruo gratiam mereri. Ibid., dist. XXVII, q. i, a. 4,
ad 4um, p. 368. Cf. ibid., a. 6, p. 371. Des textes simi-
laires, pris dans les œuvres du même temps, ont été
réunis par J. Stufler, Die entfernle Vorbereitung auj die
Rechljertigung nach dem hl. Thomas, dans Zeitschrift
fur kath. Théologie, 1923, t. xlvii, p. 161-173.
Il est vrai que la Somme théologique représente sur
ce point une notable réaction, qui frappait déjà
Cajétan. Le saint docteur y conserve toujours la
nécessité de se préparer à la grâce et, par conséquent,
l'adage Facienti quod in se est, P'-II*, q. cxn, a. 2-3;
mais c'est après avoir expliqué qu'en plus du don de
la liberté cette préparation demande aliquod auxilium
gratuitum Dei interius animam moventis sive inspi-
rantis bonum propositum. Ibid., q. cix, a. 6. Ainsi donc
l'accès à la grâce ne peut lui-même se faire que par
la grâce.
Dans cette voie, on a prétendu, Loofs, Dogmen-
geschichte, p. 551-552, cf. R. Seeberg, Dogmenge-
schichte, t. m, p. 430, que saint Thomas aurait fait
subir au concept classique du mérite de congruo une
transformation qui équivaudrait à le nier. Au lieu de
signifier une valeur autonome, il ne serait plus qu'un
aspect des œuvres faites en état de grâce. On invoque
pour cela l'art. 3 de la q. exiv, où le saint docteur
explique, en effet, qu'il y a mérite de condigno par
rapport à la vie éternelle, mais à condition de ne pas
considérer dans l'œuvre méritoire le seul fruit de la
liberté : Si consideretur [opus meritorium] secundum
substantiam operis et secundum quod procedit ex libero
arbilrio, sic non potest ibi esse condignitas..., sed est
ibi congruitas propler quamdam œqualitatem propor-
tionis. Mais on ne prend pas garde que saint Bonaven-
ture se livre, lui aussi, voir col. C91, à une semblable
dissociation formelle des éléments de notre mérite,
sans pour cela nier le mérite de congruo. Car, si la
congruitas est ici un simple aspect d'une œuvre qui a
par ailleurs des titres à la condignitas, rien n'empêche
que, dans d'autres circonstances, elle soit réalisée
pour elle-même, lorsque précisément il s'agit d'oeu-
vres où le libre arbitre n'est pas intrinsèquement sur-
naturalisé par la grâce sanctifiante. Saint Thomas
suppose à coup sûr cette hypothèse, quand il écrit
un peu plus loin, après avoir défini le mérite de condi-
gno, ibid., a. 6 : Alio modo habel [opus noslrum] ratio-
nem meriti, secundum quod procedit ex libero arbilrio
in quantum voluntarie aliquid facimus. Et ex hac parle
est meriium congrui, quia congruum est ut, dum homo
bene utitur sua virtule, Deus secundum supercxcellen-
tem virtutem excellentius operetur. Le cas d'un homme
qui « use bien de ses forces » n'a évidemment rien
d'irréalisable; pour la même raison et dans le même
sens, on voit que tous les principes de saint Thomas
le poussaient logiquement à reconnaître que le mérite
de congruo peut devenir une réalité .
697 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONGRUO 698
Il n'y a donc pas lieu d'opposer le Docteur angé-
lique aux représentants de l'école franciscaine. Tout
ce qu'on peut faire observer, c'est qu'il ne met pas
la moindre réserve à dire que l'homme ne peut se
mériter à lui-même la première grâce, ibid., a. 5 :
[Gratia] non potest cadere sub merito non habcntis gra-
tiam et que, plus haut, en parlant de la préparation
nécessaire à la grâce, q. cxii, a. 2-3, il s'abstient de
jamais faire intervenir le mérite de congruo. Il y avait
là une nuance, et qui ne devait pas échapper aux
disciples fidèles du Docteur angélique; mais elle ne
suffit pas à créer une divergence de fond.
c) Problème de la préparation à la grâce : Témoignages
isolés. ■ — En dehors des deux grandes familles, fran-
ciscaine et dominicaine, bien d'autres maîtres ont
enseigné, qu'on ne saurait grouper en écoles précises.
Quelques témoignages suffiront à montrer que leurs
doctrines ou du moins leurs tendances n'étaient pas
différentes.
L'auteur non encore identifié des Quœstiones in
Epislolas Pauli écrit des philosophes païens : Ideo
inexcusabiles juerunt, quia non fecerunt quantum
potuerunt. Ce qui laisse entendre qu'ils seraient arri-
vés à la foi s'ils avaient fait tout ce qui dépendait
d'eux. Et l'auteur, en effet, de rapporter aussitôt
diverses opinions plus ou moins accentuées dans ce
sens, dont notamment celle-ci : Tametsi fldem non
possent mereri, tamen ex eo quod habebant idonei et apti
ad fldem suscipiendam potuerunt fleri. Sans adopter
cette solution, il admet pour son propre compte
quod Deum gloriflcare potuerunt ex parte elsi nondum
per/ecte. Car les pécheurs eux-mêmes peuvent faire
bien des œuvres bonnes : Mulla faciunt bona licet ad
salutem insuffleientia. In Epist. ad Rom., q. 38-39,
P. L., t. cxxxv, col. 440-441. Un peu plus loin,
q. 99, col. 459, l'auteur en précise ainsi la portée :
Bona opera quœ flunt ante fldem, elsi non prosint ad
l'ilam promerendam, valent tamen ad suscipiendam.
C'était la doctrine du mérite de congruo sans le
terme, peu usité sans doute, sinon absolument
inconnu, à ce moment-là. Guillaume d'Auvergne le
prononce expressément : Qui orat Deum ut remittat
sibi peccata sua et qui jacit quod suum est vel potest
lugendo, dolendo, penitendo, lachrimando, congruil
divinse bonitati ut misereatur ipsius. Congruil etiam
cordi sic parato ut respicialur a Deo eique gratiam suam
infundat. Merilo ergo congrui dicitur mereri remis-
sionem peccalorum vel gratiam qua Deo gratus et accep-
labilis fiât. De meritis, dans Opéra, fol. ccxxix r°.
Pour voir combien la question des œuvres prépara-
toires à la justification divisait peu la théologie médié-
vale, il suffit de lire ces lignes sereines du Compen-
dium theol. veritatis, v, 11, p. 161, qui donnent très
exactement, si l'on peut dire, la note moyenne de
l'enseignement reçu : Nullus meretur sibi gratiam
merito digni vel merilo condigni, sed tantummodo merito
congrui.
La tendance ne fera que se développer, au xiv» siècle,
comme on le verra bientôt, voir plus bas, col. 704, sous
l'influence du nominalisme. C'est au point que Tho-
mas Bradwardin (f 1349) croyait voir « le monde
presque tout entier revenir à l'erreur de Pelage ». Une
des formes les plus graves de cette invasion lui parais-
sait précisément être la doctrine du mérite de congruo.
Voici, en effet, les principales thèses où il condense les
erreurs de ses contemporains : Quod mérita non sunt
caussa principalis graliœ nobis datée, sed caussa sine
qua non datur (i, 36). Quod homo non potest ex se mereri
proprie gratiam, potest tamen se débite prieparare et
tune Deus sibi dubit gratiam suum gratis (i, 37). Deum
semper prwvenire pulsando et excitando ad gratiam...
et hominem subsequi aperiendo et consenliendo, et hoc
ex propriis viribus per seipsum (i, 38). Domines ex solis
propriis viribus gratiam Dei mereri de congruo, non
autem de condigno <r, 39). De ces erreurs, la dernière,
qui les résume toutes, lui parait laplus grave tout à la
fois et la plus répandue : Et quia iste error est famosior
cœteris lus diebus et nimis multi per ipsum in pela-
gianum prœcipitium dilabuntur, necessarium videlur
ipsum diligentiori examine perscrutari. Suit, en effet,
une critique qui ne couvre pas moins de quarante
pages in-folio. De caussa Dei contra Pelagium, cité
dans W. Mùnscher, Lehrbuch der christlichen Dogmen-
geschichte, 3" édit., Cassel, 1831, t. n,p. 156, et de là
reproduit dans A. Harnack, Dogmengeschichlc, t. ni,
p. 652.
Il n'y a pas à tenir compte des alarmes doctrinales
de Bradwardin, qui était, comme il en convient, à peu
près seul à les formuler et qui versait lui-même, par
réaction, dans le prédestinatianisme le plus complet.
Voir Augustinisme, t. i, col. 2536-2537. Mais rien
n'empêche de retenir son témoignage historique sur
la popularité du mérite de congruo dans les écoles de
son temps.
d) Quelques problèmes secondaires. ■ — Cette même
notion servait aussi à résoudre quelques problèmes de
moindre importance. Elle s'appliquait à point nommé,
chaque fois qu'il y avait une valeur morale à sauve-
garder sans qu'il pût être question de mérite propre-
ment dit.
Ainsi en était-il du mérite pour les autres. L'Écri-
ture signale à maintes reprises l'efficacité de la prière
des justes, mais en notant aussi des cas où elle est
impuissante : le mérite de congruo fournit à saint
Thomas la solution de cette apparente antinomie.
Merito condigni nullus potest mereri alteri primam
gratiam nisi solus Christus... Sed merito congrui potest
aliquis alteri mereri primam gratiam. Quia enim homo
in gratia constitutus implet Dei volunlalem, congruum
est secundum amicilise proporlionem ut Deus impleat
hominis voluntatem in salvatione cdterius. Sum. theol.,
Ia-IIœ, q. exiv, a. 6. Bien entendu, il est dans la
nature d'un tel mérite de n'être pas nécessairement
efficace. Cependant le Docteur angélique lui recon-
naît, dans son commentaire des Sentences, une valeur
plus grande qu'à celui du pécheur qui prie pour lui-
même : Est hic plus de ratione meriti quam quando
aliquis dicitur sibi mereri gratiam ex congruo. In
IIam Sent., dist. XXVII, q. i, a. 6, t. vm, p. 371. On
a vu que saint Bonaventure et d'autres avaient
adopté pour ce cas spécial le terme moyen de meritum
digni; mais, au fond, leur pensée ne diffère pas de
celle de saint Thomas.
En dehors de l'accès à la première grâce, l'expé-
rience des âmes aussi bien que les principes de la
théologie amenaient à se poser le cas, non moins
pratique, du retour en grâce en cas de péché. Un
homme peut-il se mériter à lui-même sa conversion
éventuelle? Sur ce point, la réponse de saint Thomas,
dans la Somme, Ia-irD, q. exiv, a. 7, est résolument
négative : Respondeo dicendum quod nullus potest sibi
mereri reparationem post lapsum fulurum, neque merilo
condigni, neque merito congrui. fl va de soi, en effet,
que le mérite de condigno est ici impossible; mais le
inéiite de congruo lui paraît également exclu. Si, en
effet, le succès de la prière faite pour un pécheur se
heurte à l'obstacle de son péché, multo magis impedilur
ialis meriti eflicaciu per impedimentum quod est et in
eo qui meretur et in eo cui meretur; hic enim utrumque
in unam personam concurrit. Cependant le texte
Non injustus est Deus ut obliviscatur operis vestri,
Hebr., vi, 10, lui suggère ailleurs une solution plus
consolante. Après avoir écarté le meritum condigni, il
continue : Aliud \est\ quod soli misericordiœ innititur,
quod dicitur meritum congrui. Et de isto dicit quod
juslum est, id est congruum quod homo qui mulla bona
699 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME REALISTE 700
fecit mcreatur. Isla cnim miseriordia est adjiincta
quodammodo juslitiie plus quam in Mo qui nunquam
aliquid fecit. Et isto modo non obliviscitur Deus operis
nostri. In Epist. ad Ilebr., vi, lect. .'î, Opéra, t. xxi,
p. 633. D'où il suit que suint Thomas, comme le
concède Chr. Pesch, Pncl. dogm., Fribourg-en-B.,
4e édit., 1916, t. v, p. 2(5(i, in hac doctrina sibi cons-
lans non est.
On ne s'étonnera pas que l'opinion la plus favo-
rable à la nature humaine ait les préférences de saint
Bonaventurc. Voir In Il"m Sent., dist. XXVIII,
bid. ii, t. il, p. 091 : Si quwralur ulrum uliquis in
statu gratiœ existais possit sibi mereri primant gratiàm
post recidivum, et hoc orando et petendo ut, si caderel,
Deus illum felevarei, dieendum quod non potest ex
merito condigni, sed sotum ex merito congrui. A plus
forte raison cette doctrine se retrouve-l-elle chez Scot.
Voir Opus Oxon., 1. I, dist. XIV, q. n, n. 15, édit.
de Lyon, 1039. t. ix, p. 45 : Potest dici quod Deus dis-
ponil per atlritionem in aliquo tempore, tan.qu.am per
aliquod meritum de eongruo, in aliquo instanti dure
gratiam.
11 semble que la même solution doive s'appliquer
au problème tout voisin de la persévérance finale.
Saint Thomas n'admet pas de mérite à cet égard. Car,
dit-il, Ia-IIœ, q. exiv, 1. 9, illud cadit sub humano
merito quod comparaiur ad molum liberi arbitra direcli
a Deo movente sicut terminus, non autem id quod com-
paraiur ad prssdiclum molum sicut principium. Or le
don de la persévérance n'a et ne peut avoir son « prin-
cipe » que dans la grâce : Persevcrantia vise non cadit
sub merito, quia dependet solum ex motione divina quse
est principium ornais meriti. La généralité absolue de
cette réponse semblerait exclure même le simple
mérite de eongruo. Cependant le Docteur angélique
reconnaît ici l'efficacité de la prière et équipare le cas
à celui du pécheur qui sollicite le pardon d'un autre
pécheur : Eliam ea quœ non meremur orando impelra-
mus. Nam et Deus peeccatores audit peccatorum veniam
pelentes quam non merentur... Et similiter perseverantias
donum aliquis petendo a Deo impclral vel sibi vcl alii,
quamvis sub merito non cadat. Ibid., ad lum. Ailleurs,
distinguant la via oralionis de la via meriti, il donne
comme exemple de la première le cas du juste qui
obtient à un pécheur la grâce de la conversion : Sicut
quod unus homo impetrat alteri primam gratiam. In
IVumSenl., dist. XLV, q.n, a. 1, sol. 1, t. xi, p. 366.
Or, d'après la Somme, Ia-IIœ, q. exiv, a. 6, c'est là,
comme on l'a vu, col. 698, le type même du mérite
de eongruo. Il y a donc tout lieu de croire que le mot
seul manque à propos de la persévérance finale, sans
que le Docteur angélique prétende par là nier la chose,
que toute la logique de son système semble plutôt
appeler.
Quoi qu'il en soit, au demeurant, de flottements
inévitables, la théorie du double mérite est parfaite-
ment ferme dans la théologie du xme siècle, et les
points secondaires qui divisent les docteurs sont de
peu d'importance auprès de ceux qui les unissent. Si
la valeur des œuvres humaines est inégale suivant
qu'elles procèdent ou non d'un principe surnaturel,
elles ont toutes leur prix à leurs yeux. C'est pourquoi
les historiens protestants leur adressent à l'envi le
reproche de semi-pélagianisme, comme d'ailleurs à
l'Église tout entière dont ils sont les témoins, et saint
Thomas lui-même, bien que censé le plus augustinien
de tous, n'échappe pas à ce grief. F. Loofs, Dogmen-
geschichte, p. 552, découvre chez lui tout au moins du
;• crypto-semipélagianisme » et Ad. Harnack, plus
brutal, parle même à son sujet de pélagianisme tout
court. Dogmengeschichte, t. m, p. 650; cf. p. 642-643.
Jusqu'à travers la passion de dénigrement qui les
inspire et les déformations flagrantes qu'ils trahissent,
ces gros mots et ce vain schématisme ne laissent-ils
pas apercevoir combien large et harmonieuse, par rap-
port aux horizons rétrécis de la Réforme, est la vision
du plan divin que la foi catholique suggérait à l'esprit
médiéval?
5° Valeur du mérite. — Sur cet accord fondamental,
on voit pourtant se dessiner dès le xni' siècle et s'ac-
centuer dans la suite des divergences spéculatives,
quand il s'agit de préciser exactement le caractère du
mérite et le dernier mot de sa valeur. Les courants
généraux qui traversèrent la scolastique allaient ici
faire sentir leur action
1. Système réaliste. — Du moment que le mérite
signifie essentiellement un droit à la récompense, la
conception la plus obvie est assurément celle qui
consiste à le tenir pour une valeur, non seulement
objective, mais intrinsèquement proportionnée à son
résultat. Il suffit pour cela de se représenter la grâce
qui en est le principe comme une réalité d'ordre onto-
logique et c'est ce que toutes les écoles du xme siècle
faisaient couramment
a) École dominicaine. — Ce réalisme, qui caractérise
toute la doctrine du surnaturel dans saint Thomas,
voir Justification-, t. vin, col. 2126, se répercute
logiquement sur la notion du mérite.
L'idée fondamentale du Docteur angélique est que
le mérite de condigno, le seul auquel soit dû proprement
ce nom, suppose une proportion entre l'oeuvre hu-
maine et la récompense divine. Or cette proportion
existe pour ainsi dire de piano, moyennant la grâce
qui est en nous : Quœdam proportionis apqualitas inve-
nitur inler Dcum prsemiantem et homimm merenlem,
dum tamm... meritum etiam sit per talem actum in quo
refulgcal bonum illius habilus qui divinilus in/unditur,
Deo nos consignons. In IIum Sent., dist. XXVII, q. î,
a. 3, t. vm, p. 367. Cf. ibid., a. 5, ad 3um, p. 370 : Per
gratiam infusam constituitur [homo] in esse divino;
unde jam actus sui proportionati efjiciuntur ad prome-
rendum augmentum vel perfectionem gratiœ.
La Somme, Ia-II*, q. exiv, a. 1, précise que tout
mérite de notre part suppose, au préalable, une orrfi-
nalio 'divina. Mais, sur la base de ce décret, nos œuvres
surnaturelles ont, sans autre considération, une valeur
réelle, parce qu'elles sont le fruit de la grâce. C'est
pourquoi saint Thomas expose, ibid., a. 3, que nous
pouvons mériter proprement la vie éternelle : Secun-
dum quod procedit [opus merilorium] ex gratia Spi-
ritus sancti, sic est merilorium vitie œternx ex condigno :
sic enim valor meriti allenditur secundum virtutem Spi-
rilus Sancti moventis nos in vitam œternam. A côté de
l'Esprit-Saint, qui est la grâce incréée, il faut aussi
faire entrer en ligne de compte le don créé qu'il dépose
en nos âmes : Altenditur eliam pretium operis secun-
dum dignitatem gratiœ per quam homo consors f actus
divinee nalurœ adoptatur in fdium Dei, cui debetur
hereditas ex ipso jure adoptionis. On ne saurait mar-
quer plus fortement le rapport intrinsèque de conti-
nuité qui unit nos mérites à leur terme et, par consé-
quent, mieux exprimer l'absolu réalisme' de leur
valeur. Il s'ensuit que nos bonnes œuvres nous don-
nent une véritable créance sur Dieu. Non pas que
Dieu puisse devenir notre débiteur, mais parce qu'il
se doit à lui-même d'accomplir son décret. Quia aclio
noslra non habet rationem meriti nisi ex prœsupposi-
tione divinse ordinalionis, non sequitur quod Deus sffi-
ciatur simpliciter débiter nobis, sed sibi ipsi, in quan-
tum debitum est ut sua ordinatio impleatur. Ibid., a. 1,
ad 3um.
b) Ecole franciscaine. — Saint Bonaventure pro-
fesse un réalisme non moins déterminé. Pour lui éga-
lement, il existe qusedam commensuralio et adœquatio
meriti ad prœmium. In I Inm Sent., dist. XXVII,
a. 2, q. n, t. n, p. 664. Cf. ibid., q. m, p. 666. Ce qu'il
701 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME NOMINALISTE 702
entend, sinon d'une commensuratio per omnimodam
œquolilatem. du moins per quamdam convenienlem pro-
porlionabiliUitem sicut frudus dicitur rec'c commensurari
semini. Ibid.. ad 4'"", p. 668. La grâce rend possible
cette commune mesure: car elle se traduit par la pré-
sence et l'action de Dieu en nous : Gratta gratum
faeiens... nominat dioinum influentiam per qaam anima
habet Deum et Deus habitat in anima. Ibid., q. ru, a. 1,
p. 660. Elle donne, en conséquence, un caractère divin
à tous les actes faits sous son influence : In quantum
ortum habet a gratia, sic, cum gratia reddal hominem
acceptum Deo et sit quid dioinum cl ad hoc sit ordinata
ut ducal ad Deum, opus illud est meritorium merito
condigni. Ibid., q. m, a. 2, p. G67. Cf. ibid., a. 1, q. i,
p. 654. D'où cette formule toute réaliste du mérite :
[Est] meritum condigni quando jnstus operatur pro se
ipso, quia ad hoc ordinatur gratia ex condigno. In
I"m Sent., dist. XLI, q. i, a. 1, t. i, p. 729.
Nos docteurs n'oubliaient pas, bien entendu, que
tous nos mérites sont fondés sur les mérites du Christ.
Mais ceux-ci ne nous sont pas étrangers : tout au
contraire, en vertu de la gredia capitis, qui fait du
Christ la tête du corps mystique, ils deviennent le
principe effectif des nôtres. Voir S. Thomas, Sum.
theol., III1, q. vm, a. 1-3; S. Bonaventure, In IIIam
Sent., dist. XIII, a. 2, t. m, p. 283-293; cf. ibid., dist.
XVIII, q. ii, a. 1, p. 384. Et si l'on insiste en disant
que, malgré tout, nos mérites sont, en fin de compte,
une grâce, Guillaume d'Auvergne avait déjà répondu
que ce fait augmente leur valeur, loin de la diminuer.
Nec propler hoc quoniam gratia est opus bonum vel
donum Dei minus meritorium est; ymmo amplius, quo-
niam propter hoc et melius est et Deo magis acceptum.
De meritis, dans Opéra, fol. ccxxxn r°.
2. Système nominaliste. — Déjà cependant tout leur
réalisme n'empêchait pas nos théologiens de recon-
naître qu'il faut poser d'abord comme base et condi-
tion de nos mérites un vouloir spécial de Dieu. Ce qui
les fait nécessairement passer de la catégorie de
l'absolu, simpliciler, dans celle du relatif, secundum
quid. Voir plus haut, col. 682. Dans cette voie, il
arrive même au Docteur angélique de parler d'une
acceptation divine : Bonis operibus regnum cœlorum
emitur in quantum Deus accipit opéra nostra acceptans
ea. In I P'm Sent., dist. XXVII, q. i, a. 3, t. vm,
p. 367. Et sans doute tout son système impose
d'admettre que cette acceptation est objectivement
fondée : il n'en est pas moins vrai qu'une sorte de
fissure est ouverte par là dans les flancs du réalisme,
que la critique de ses adversaires se chargerait
d'élargir.
a) Principe : Doctrine de l'acceptation divine. —
Toutes les lignes directrices du nominalisme sont déjà
nettement dessinées chez Scot.
Dans le mérite, il y a, d'après lui, deux aspects à
distinguer : la substance même de l'acte, qui relève
de nous, et son caractère méritoire, qui lui vient du
bon plaisir divin qui l'accepte comme tel. In actu
meritorio... duo considerare oportel : videlicet illud
quod prweedit rationem meritorii, et in hoc gradu inclu-
ditur et intenlio actus et subslantia actus et recliludo
morulis. Vitra hoc considero et ipsam rationem meri-
torii, quod est esse acceptum a divina volunlate in ordine
ad preemium, vel acceptabile esse sine dignum acceptari.
A ce dernier point de vue, l'œuvre humaine n'est
et ne peut être qu'une « disposition », dont l'ordre du
plan providentiel nous garantit cependant l'efiicacité :
Complelio in ratione merili non est in potestate mea nisi
dispositive, tamen sic dispositive quod ex dispositione
divina semper sequitur illud completivum ad ugere meum,
sicut semper sequitur animalio ad organizationem fac-
tam a causa naturali. Opus Oxon., I. I, dist. XVII, q. m,
n. 24-25, édit. de Lyon, 1639, t. v b, p. 964-965.
Ainsi l'acceptation par Dieu est un élément essen-
tiel de la ratio meritorii. Ce point particulier entre
d'ailleurs dans une théorie générale des vouloirs divins
ad extra et du rôle de la charité à leur endroit, théorie
que le Docteur subtil expose plus amplement dans
Report. Paris., 1. I, dist. XVII, q. n, t. xi, p. 96-97.
On sait que la môme doctrine s'applique également au
mérite du Christ, qui ne vaut pour notre rédemption
que moyennant l'acceptation divine. Voir sur ce der-
nier point P. Minges, Beilrag zur Lehre des Duns
Scotus ïiber das Werk Christi, dans Theol. Quartal-
sehri/l, 1907, t. lxxxix, p. 268-279.
Par suite de cette conception, Scot est communé-
ment accusé de ramener le mérite, comme en général
toutes les relations morales entre Dieu et l'homme,
au pur arbitraire divin. Voir A. Harnack, Dogmen-
geschichte, t. m, p. 653> après R. Seeberg, Die Théologie
des Duns Scolus, Leipzig, 1900, p. 312-313, et K. Wer-
ner, Die Seholur>tik des spàleren Mittelalters, t. i :
Johannes Duns Scotus, Vienne, 1881, p. 424-425.
Contre ces jugements excessifs, P. Minges a justement
réagi. Voir son article intitulé : Der Wert der gulen
Werke nach Duns Scotus, dans Theol. Quarlalsehrijt,
1907, p. 73-93. Remise dans son contexte, cette doc
trine signifie seulement que le Docteur subtil entend
par là sauvegarder l'absolue indépendance des décrets
de Dieu, qui ne saurait jamais rien vouloir pour des
raisons étrangères à lui-même, et donc exclure l'idée
d'un droit en stricte justice de notre part. Ainsi l'ac-
ceptation de Dieu ne serait qu'une forme plus aiguè
donnée à cette divina ordinatio que déjà saint Thomas
lui-même, voir col. 682, place à la source de tous nos
mérites. Mais Scot est si loin de la donner comme
dénuée de fondement objectif qu'il exige la grâce
sanctifiante à sa base : Propter hanc acceptationem
naturx bealifieabilis habitualem, etiam quando non
operatur, et propter acceptationem actualem actus eliciti
a tali natura oportet ponere unum habituai super-
naturalem, quo habens formaliter accepletur a Deo et
quo actus elicitus ejus acceptelur tanquim m'ritorius.
Opus Oxon., loc. cit., n. 22, p. 963. Cf. Report. Paris.,
loc. cit., n. 4, p. 96 : Relinquitur quod charilas sit ratio
acceptabilitutis in objeclo acceplabili.
Il n'en est pas moins vrai que cette analyse tendait
à distendre le lien objectif qui unit la grâce à la gloire
et, par là-même, le rapport intrinsèque de nos actes
méritoires à leur récompense. Scot professe, en eflet, et
P. Minges n'en disconvient pas, loc. cit., p. 84, que cet
ordre providentiel relève de la polenlia ordinata.
Report. Paris., loc. cit., n. 10, p. 97, c'est-à-dire ne
signifie pas autre chose qu'un pur état de fait. En
droit, il pourrait donc en être différemment : Dico quod
Deus de potentia absoluta bene potuisset acceptare natu-
ram beatifieabilem acceptation; spirituali prœdicla exis-
tentem in puris naturalibus et similiter actum ejus, ad
quem esset inclinalio ejus mère naturalis, potuisset
acceptare ut meritorium. Opus Oxon., loc. cit., n. 29,
p. 968.
Ces positions sont restées, dans la suite, celles de
toute l'école nominaliste. Voir Biel, t. n, col. 820.
Chez Ockam, en particulier, l'affirmation de la liberté
divine est poussée à son extrême limite. Sans doute il
admet qu'il n'y a pas d'acte méritoire sine gratia
creala; mais c'est uniquement de potentia ordinata,
c'est-à-dire propter legss voluntarie et contingenter a
Deo ordinatas. Rien donc ne s'oppose à ce que cet
ordre pût être changé : Sicut Deus voluntarie et libère
acceptât bonum molam voluntatis tanquam meritorium,
quando elicitur ab habenle caritatem, Ha Deus potentia
sua absoluta possel acceptare cumdem motum voluntatis
eliamsi non infundat caritatem. In Ium Sent., dist.
XVII, q. i et h. Cf. Quodl., vi, a. 1. Il n'y a pas sur ce
point de voix discordante chez les divers représentants
703 MERITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME NOM1NALISTE 704
du nominalisme. Voir C. Fcckes, Die Recht/erligungs-
lehre des Gabriel Biel und...der nominalistichcn Sehule,
p. 83, 94, 97, 102-103, 111-119. — Le mérite secundum
quid de l'école réaliste achevait, avec le nominalisme,
de glisser dans le relatif.
b) Conséquences : Mérite « de condigno ». — De
cette conception du mérite découlent des consé-
quences sur son rôle et sa valeur. Elles achèvent de
caractériser les positions de l'école nominaliste au
regard de l'histoire et de marquer le sens de son
influence.
Il semble tout d'abord que la théorie de l'accep-
tation doive annuler le mérite proprement dit. En
effet, on a pu dire que le nominalisme tendait à
ramener toutes nos œuvres au simple mérite de con-
gruo. Tel est le jugement porté par A. Harnack,
Dogmengeschichte, t.- ni, p. 653, n. 1, sur la doctrine
d'Ockam. Or le même reproche a été formulé à
l'adresse de Scot, non seulement par des protestants,
H. Schultz, loc. cit., p. 296, mais aussi par des catho-
liques. J. Schwane, Dogmengeschichte, t. m, p. 329.
La position exacte de celui-ci est sans doute plus
subtile. Car c'est un fait incontestable qu'il admet,
lui aussi, à plusieurs reprises et sans la moindre hésita-
tion, que l'homme peut mériter au sens propre du
terme. Témoin cette foi mule, où il réclame comme
suprême condition de l'acte méritoire Vordinaiio hujus
actus ad vitam setemam tanquam merili condigni ad
preemium. Opus Oxon., loc. cit., n. 22, p. 963. Cf. Report.
Paris., loc. cit., n. 10, p. 97, où il parle de nos œuvres
comme d'une cause objective qui nous donne devant
Dieu primo habilitalem acceplationi et poslea [accepta-
lionem] de condigno secundum potentiam ordinalam.
Avec les nuances d'idée et de langage propres au
système, le mérite de condigno n'en est pas moins ici
conservé.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce que Scot puisse
dire que la rémunération de l'acte méritoire relève,
jusqu'à un certain point, de la justice : Cui secundum
régulas divinse justifiée judicalur vila œterna reddenda.
Opus Oxon., loc. cit., n. 18, p. 958. Cf. Quodlib., q. xvn,
n. 3, t. xn, p. 461 : Actum merilorium specialiter accep-
tât in ordine ad aliquod bonum juste reddendum pro eo.
En conséquence, il lui arrive de nous accorder un droit
à la gloire : droit suspendu chez le juste qui a péché,
secundum jus sed suspensum; droit de plein exercice
chez le juste qui meurt en état de grâce : dignus est
propinque quia habens jus non suspensum. Opus
Oxon., 1. IV, dist. XXII, n. 12, t. ix, p. 461.
Cependant on ne perdra pas de vue que nos titres
restent subordonnés à l'acceptation divine et encou-
rent, de ce chef, une indéniable précarité. [Deus] voluil
ipsum [actum] esse meritum qui, secundum se conside-
ralus, absque tali acceptatione divina secundum stric-
tam juslitiam non fuissel dignus tali prœmio ex intrin-
seca bonilale quam haberet ex suis principiis. Aussi la
récompense est-elle nécessairement supérieure au
mérite de celui qui l'obtient : Ideo bene dicilur quod
semper Deus prœmiat ultra meritum condignum, uni-
versaliter quidem ultra dignitatem actus qui est meri-
tum, quia quod illc actus sit condignum meritum hoc
est ultra naturam et bonitatem actus intrinsecam ex mera
gratuita acceptione divina. Opus Oxon., 1. I, dist. XVII,
q. m, n. 26, t. v b, p. 965. Tous les nominalistes sont
restés fidèles, dans la suite, à cette doctrine du
Docteur subtil. Voir, pour Biel, C. Feckes, op. cit.,
p. 82 sq.
«Vais cette diminution théorique de la valeur des
œuvres humaines devant Dieu, comme le fait ob-
server assez exactement, dans l'ensemble, H. Schultz
loc. cit., p. 296-297, n'a pas d'autre résultat pratique
que d'accentuer la confiance dans le mérite. » En effet,
continue l'auteur, « Scot, lui aussi » - — et l'on peut en
dire autant de l'école nominaliste tout entière — « lient
fermement d'avance que Dieu a ordonné les choses
humaines de telle façon que partout c'est le mérite
et la récompense, une règle juridique par conséquent,
qui décident de notre béatitude. Le mérite a partout
sa place sur les chemins de la vie éternelle... Si donc
tout mérite n'est proprement qu'un mérite de congruo
et n'obtient sa récompense que par une acceptation
de Dieu, toutes les différences disparaissent qui, chez
les thomistes, restreignaient encore la confiance en
nos œuvres propres. Dieu peut considérer comme
mérite un acte, tel que la simple attrition, qui n'est
pas inspiré par le pur amour. Toute œuvre morale qui
procède de la liberté humaine et de sa grâce, il peut
la tenir pour un mérite de condigno, digne de la récom-
pense éternelle. Ainsi s'élargit, en fait, l'importance
du mérite... et rien n'empêche que l'homme puisse mé-
riter tout son salut depuis le commencement si Dieu
l'a une fois voulu. »
c) Conséquences : Mérite « de congruo ». — Si la
doctrine nominaliste de l'acceptation divine n'est pas,
à tout prendre, défavorable au mérite de condigno,
qui garde dans le système sa place et son importance
traditionnelles, elle est certainement favorable au
mérite de congruo, qui n'a reçu nulle part un relief
aussi accentué.
En effet, la part de la préparation humaine à la
grâce est ici de plus en plus large. Voir Justification,
t. vin, col. 2128-2129, et l'école nominaliste se montre
à ce point généreuse pour la nature qu'on a pu se
demander si elle ne compromettait pas la nécessité
d'un secours divin surnaturel. Aussi le grief de «néo-
pélagianisme » est-il classique à cet égard chez les histo-
riens protestants. Loofs, Dogmengeschichte, p. 596, 612,
615. Il s'est même trouvé des théologiens catholiques
pour le formuler à l'adresse de Scot, Scheeben, Hand-
buch der kath. Dogmatik, t. n, p. 414, ou du moins de
son école. F. Llùnermann, Wesen und Nolwendigkeil
der akluellen Gnade nach dem Conzil von Trient, p. 5.
Non content, en effet, de reprendre les doctrines
communes de l'ancienne école franciscaine, voir plus
haut,- col. 694, sur le libre arbitre considéré comme une
gratia gratis data et sur la communis injluentia de Dieu
qui suffirait à fonder le caractère surnaturel d'un acte,
le Docteur subtil manifeste partout, à n'en pas douter,
l'intention de porter à leur maximum les forces de
l'homme et la valeur de ses œuvres naturelles. A cet
optimisme la thèse de l'acceptation venait fournir une
justification théologique : du moment que nos mé-
rites surnaturels eux-mêmes ne valent que par le bon
plaisir de 1 ieu, rien ne l'empêche d'accepter aussi bien
les actes de la simple nature qui deviendront méri-
toires parle fait. C'est à ce point que P. Minges, tout
en s'efforçant de disculper Scot des tendances péla-
gienres ou semi-pélagiennes qui lui sont imputées,
se voit obligé de reconnaître que sa doctrine de la
grâce actuelle présente beaucoup et de graves lacunes.
Die Gnadenlehre des Duns Scolus, Munster-en-\V.,
1906, p. 88. Il espère cependant pouvoir montrer que
sa pensée sur la nécessité et la gratuité du secours
divin à la base de nos premiers mouvements vers le
bien est «suffisamment correcte ». Ibid., p. 66; cf.
p. 101.
On doit tenir compte tout d'abord de la position
très nette prise à maintes reprises par le Docteur
subtil contre le pélagianisme et le semi-pélagianisme.
Voir Minges, op. cit., p. 56-66, et, ici même, Duns
Scot, t. iv, col. 1899-1901. Pour lui, comme pour
saint Augustin, la grâce est toujours un don essen-
tiellement et nécessairement gratuit... Gra'.ianon esset
gratia quia esset ex meriiis. Opus Oxon., 1. II, dist. V,
q. i, n. 2„ t. vi, p. 505. Cf. Report. Paris., 1. IV, dist. II,
q. i, n. 1, où se lit cette objection : Gratia gratis datur,
705 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME NOMINAL1STE 706
non meritis reddilur, dont l 'auteur, dans sa réponse,
ibid., n. 11, accepte entièrement le principe : Quando
dicitur quod gratia non gratis datur si meritis redditur,
dico quod verum est si meritis accipientis reddilur,
t. xi, p. 574 et 577. Cf. Report. Paris., 1, I, dist. XVII,
q. i, n. 5, t. xi, p. 94 : Aclio meritoria non est in potes-
tate noslra nec naturalibus meremur, quod erat error
Pelagii.
De ces principes on peut voir que Scot fait occasion-
nellement l'application aux actes bons qui relèvent
de notre nature : Existrns in pcecato morlali, quantum-
cumque se disponat, cum ad hoc se disponere non possil
sine gratia, ut dicis,sequitur quod erit obstinatus, quia
non potcrit ub illo resurgere sine gratia. Report. Paris.,
1. III, dist. XVIII, q. n, n. 2, t..xi, p. 491. Il est vrai
que cette assertion est émise à propos de la grâce
sanctifiante; mais le contexte indique assez bien que
la grâce actuelle est comprise dans son rayonnement.
Ailleurs, du reste, se lit cette déclaration d'une absolue
netteté : Prima gratia datur homini si imlt se disponere
per liberum arbitrium, quod potest quilibet per adju-
torium grati.ï: datum quse omnibus viatoribus datur.
Quiest. miscell., IV, n. 17, t. m, p. 461. Ces 7>rémisses
générales doivent être sous-entendues à tout ce que
le Docteur subtil enseigne par ailleurs au sujet du
mérite de congruo. Minges, op.cit., p. 88-97.
Il faut, du reste, se rappeler aussi que toutes les
préparations que l'homme peut et doit faire ne sont,
pour Scot, que de simples dispositions à la grâce.
Xon plus enim potest peccator viator malus nisi se
disponere et tune dabilur sibi gratia a Deo qua bene
poslea agit. Opus Oxon., 1. II, dist. VII, q. un., n. 16,
t. vi, p. 570. Encore est-il que, pour quelques-uns du
moins, ces dispositions elles-mêmes relèvent du mérite
de congruo. Cette idée s'exprime dans un passage
souvent discuté sur l'attrition naturelle : Aut de
peccatis commissis bene se habet [peccator], quantum
potest ex naturalibus, vel maie. Si bene, hoc est displicel
sibi quantum tenetur ex naturalibus, ex congruo mere-
tur gratiam gratis datam. Et si bene utitur ipsa,
cilo dabitur sibi gratia gratum faciens. Report. Paris.,
1. II, dist. XXVIII, q. un., n. 9, t. xi, p. 377. Sur quoi
P. Minges, op. cit., p. 75 et 99, fait observer avec rai-
son que le Docteur subtil ne fait ici que rapporter
une opinion émise par Henri de Gand, Quodl., V, q. xx.
Mais, dumoment qu'ils'abstient de la combattre, n'est-
ce pas dire qu'elle répond, dans une certaine mesure, à sa
propre pensée? D'où il suit que le mérite de congruo
ne s'appliquerait pas seulement aux œuvres anté-
rieures à la grâce sanctifiante, faites avec le secours
de la grâce actuelle, mais encore aux actes morale-
ment bons qui préparent et obtiennent l'octroi de
celle-ci.
S'il peut y avoir quelques doutes sur la pensée de
Scot à cet égard, il n'y en a plus pour la plupart de
ses disciples. Comme toujours, Biel est ici particu-
lièrement affirmatif : Anima obicis remotione ac bono
motu in Deum ex arbitra libertate elicito primam gra-
tiam mereri potest de congruo. In IIum Sent., dist.
XXVII, a. 2, concl. 4. Cf. In IVam Sent., dist. XIV,
q. n, a. 1, n. 2, où l'auteur invoque à l'appui de sa
thèse quelques textes classiques de l'Écriture :
Zach., i, 3; Jac, iv, 8; Apoc, m, 20. De fait, cepen-
dant, l'homme reste en tout cela sous l'action de la
grâce, tout au moins médicinale ; mais, en soi,
les œu\res moralement bonnes suffisent pour créer à
leur auteur un mérite de congruo. Voir C. Feckes, Die
Rech/tertigungslelse des Gabriel Biel, p. 37-43, 84-
85. L'auteur affirme à tort, ibid, p. 39, que « cette
doctrine, quoi qu'il en soit de la conviction subjec-
tive de Biel, est à peine, ou mieux, pas du tout com-
patible avec la doctrine de l'Église».
Du reste, cette conception de Biel lui est commune
DICT. DE THÉOU CATH.
avec les représentants les plus qualifiés de l'école
nominaliste. On la retrouve chez Durand de Saint-
Pourçain, In Ium Sent., dist. XVII, q. n: au moins
une fois chez Ockam, In Ium Sent., dist. I, q. n; puis
chez Roberr Holkot, Adam Wodham, Jacques Al-
main. En revanche, d'autres docteurs de ce groupe
requièrent la grâce actuelle, même pour le simple
mérite de congruo. Ainsi Henri de Hesse, In 1IU"' Sent.,
dist. XXVI, q. n, c. 1; Marsile d'Inghem, qui admet
la possibilité naturelle de mériter la grâce seulement
pour l'état de nature intègre et non pour la nature
déchue. In I Ium Sent., q. xvm, a. 3. Grégoire de
Rimini combat formellement l'opinion contraire
comme entachée de pélagianisme, In IIum Sent.,
dist. XXVI-XXVIII, q. i, a. 1 : Nemo potest mereri
primam gratiam de condigno nec etiam de congruo
contra aliquam sentenliam modernorum. Voir sur ce
point C. Feckes, op. cit., p. 91-110, 124-138. On
devra donc réformer de ce chef les conclusions géné-
ralement acquises chez les historiens de la pensée
médiévale, qui ne connaissaient jusqu'ici qu'un nomi-
nalisme uniforme, schématisé d'après ses représentants
les plus absolus.
Il n'en reste pas moins qu'en général la théologie
nominaliste restait portée à élargir le plus possible les
conditions suffisantes pour le mérite de congruo. Ce
qu'elle gagnait en étendue, cette doctrine était d'ail-
leurs loin, comme bien on pense, de le perdre en fer-
meté. Tout au contraire, la formule Fucienti quod in
se est n'y est pas seulement conservée et commentée,
mais glosée d'adverbes expressifs qui en soulignent
la valeur. « Généralement parlant », suivant la remar-
que du P. Weiss, dans Denifle, Luther et Luthéra-
nisme, trad. Paquier, t. m, p. 171, n. 3, l'adage y est
ainsi conçu : Fucienti quod in se est Deus infallibililer
ou bien necessario dat gratiam. Voir les textes groupés
dans Altenstaig, Lexicon theol., art. Facere quod in
se est, et Meritum de congruo, fol. 109 v°-110r°, 193 v°.
Dans le même sens, Biel aime présenter l'œuvre
humaine comme disposilio ultimata necessitans ad
/ormam. Voir C. Feckes, op. cit., p. 41.
Non que cette précision fût chose absolument
nouvelle, puisqu'on la trouve déjà chez Alexandre de
Halès, Sum. theol., p. IIIa, q. lxix, m. 5, a. 3, et chez
saint Thomas, Sum. theol., Ia-Il08, q. cxn, a. 3, qui
l'interprètent, l'un et l'autre, dans le sens de l'immu-
tabilité propre au plan divin. Ce qui suffit pour
mettre la théologie nominaliste à l'abri du reproche
d'erreur que lui adresse C. Feckes, p. 43. Mais le fait
de sa plus grande généralisation dans la théologie du
xive siècle n'en est pas moins significatif d'une ten-
dance. Il doit être particulièrement retenu quand on
se rappelle l'influence considérable du nominalisme'
sur les premiers réformateurs.
Au total, sous une forme ou sous une autre, le
mérite de l'homme a toujours sa place obligatoire
dans l'économie du surnaturel, à côté de celui du
Christ. Témoin cette affirmation synthétique de Biel :
Licet Chrisli passio sit principale meritum propter
quod conferlur gratia, apertio regni et gloria, nunquam
tamen est sola et totalis causa meritoria. Palet quia
semper cum merilo Chrisli concurrit aliqua operatio
lanquam meritum de congruo vel de condigno reci-
pientis gratiam vel gloriam. Coll. in Sent., III, 19,
a. 1, concl. 5.
Seuls les protestants peuvent s'offusquer de ce
« concours » entre Dieu et l'homme, qui est la base
même de tout le dogme catholique. 11 n'en est pas
moins vrai que, sur cette foi commune de L'Église, le
nominalisme met ici sa marque spéciale, en plaçant sur
le même pied d'importance, sinon de valeur, le mérite
de condigno et le mérite de congruo comme causes
partielles du salut.
X. — 23
707
MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES MYSTIQUES
708
3. Tendances pessimistes des mystiques. — Quelle
que fût par ailleurs la difïérence de leurs principes
spéculatifs, réalistes et nominalistes étaient prati-
quement d'accord sur ce qu'on pourrait appeler un
certain optimisme surnaturel, qui les portait à sou-
ligner l'importance et à consacrer didactiquement la
valeur du mérite humain. Au contraire, les esprits
à tournure mystique suivaient une voie inverse et
s'attachaient de préférence à humilier l'homme
devant l'infinie sainteté de Dieu.
En raison de ce pessimisme, les anciens protestants
croyaient pourvoir saluer en eux des « témoins de la
vérité » et les historiens modernes, sans se contenter
d'appréciations aussi simplistes, leur accordent à
tout le moins une visible sympathie. Voir A. Harnack,
Dogmengeschichle, t. m, p. 421-455, et F. Loofs,
Dogmengeschichte, p. 621-623, après A. Ritschl, Die
christliche Lehre von der Reehtfertigung und Vcrsohnung,
2' édit., Bonn, 1882, t. i, p. 117-141. En dehors de ces
partis pris confessionnels, il est certain que la litté-
rature des mystiques représente un courant spécial,
qui, sans être le moins du monde opposé à la doctrine
catholique du mérite, sert à marquer les limites dans
lesquelles les âmes religieuses en ont toujours contenu
l'appréciation. Aux textes généraux déjà cités comme
expression de cette tendance, voir Justification,
t. vra, col. 2123-2126, il faut ajouter quelques témoi
gnages plus précis.
a) Œuvres ascétiques. — • C'est évidemment dans les
écrits destinés à nourrir la dévotion que ce pessi-
misme doit surtout s'affirmer. En pareille matière,
il ne saurait être question d'écoles, mais de tendances,
qui s'accusent en traits plus ou moins vifs au hasard
des occasions. On se contentera d'en relever ici quel-
ques spécimens, dont l'exploration méthodique de
cette vaste littérature ne manquerait évidemment pas
d'enrichir le nombre.
Dans le petit volume populaire où H. Denifle a
groupé en une sorte d'anthologie, malheureusement
sans indiquer ses sources, la fleur de ses lectures à
travers les mystiques allemands du xiv siècle, se
trouve, dès les premières pages, un chapitre assez
étendu sur « la corruption de notre nature ». H. De-
nifle, Das christliche Leben, 4° édit., Graz, 1895,
p. 13-18. Plus loin, il con\ie l'homme à « l'humble
connaissance de soi-même », p. 60 67, et l'invite à
mettre en Dieu sa confiance à l'heure de la mort,
p. 333-337. Il n'est pas, en effet, de thèmes plus fré-
quents sous la plume des mystiques; mais il n'en
est pas un non plus qui ne tende d'une façon ou de
l'autre à rabaisser l'estime que l'âme pourrait avoir
de ses propres œuvres.
Tel est le but que Ludolphe le Chartreux assigne
précisément à ses célèbres méditations sur la vie du
Christ. Cavejt prudenter fidelis peccator, y lit-on dès
le prologue, ut nunquam, in quoeumque statu fuerit,
conftdentiam in meritis suis habeat, sed tanquam men-
diais pauperculus omnino nudissimus ad eleemosijnam
dominicam mendicandam semper vacuus accédât. Et
qu'on ne croie pas à une pieuse fiction; l'auteur veut
qu'on l'entende à la lettre : Hœc antem facial, non
quasi ex humilitate ficta mérita sua abscowlem, sed
certissime sciens quod non justifteabitur in conspeclu
Dei omnis vivens. Vila Cliristi, prolog.,édit de Lyon,
1510, col. 5.
Chez sainte Brigitte, le Christ se plaint également
de l'orgueil humain : Sic homines per superbiam suam
volunt ascendere in cselum, et non confidunt in me sed
in se. Revelationes, i , 53, édit. de Rome, 1606, p. 87.
Un peu plus loin, le mal est indiqué d'une manière
plus précise : Nam sunl quidam qui meritis suis obti-
nere credunt cselum... Alii sunl qui operibus suis
satisfacere Deo putant pro excessibus suis. Quorum
omnium error omnino damnabilis est. Ibid., iv, 20,
p. 261. Le remède est, en conséquence, de tenir pour
rien nos mérites, encore qu'ils soient nécessaires : Non
in bonis operibus nostris debemus confidere, quae,
quanlumcumque magna sinl, quasi nulla reputare
debemus, licet necessaria sinl ; sed cum humilitate spe-
rare debemus in sola misericordia Dei. Ibid., vi, 69,
p. 582.
Le mépris de l'œuvre humaine s'affirme sans la
moindre compensation dans cette fameuse Théologie
Germanique dont Luther devait faire un de ses livres
de chevet. « C'est une grande folie pour l'homme et la
créature de penser qu'ils savent ou peuvent quelque
chose par eux-mêmes, et particulièrement de penser
qu'ils savent ou peuvent quelque chose qui leur per-
mettrait d'î beaucoup mériter ou obtenir auprès de
Dieu. De cette façon on fait injure à Dieu, pour qui
sait bien comprendre. » Theologia deutsch, 44, édit.
F. Pfeiffer, Stuttgart, 1855, p. 188-189.
Même note chez Jean Wessel, De magnitudine pas-
sionis, 44, 46, dont A. Ritschl, op. cit., p. 131, détache
ces phrases significatives : Gloria noslra est in solo
Deo suam in nobis caritatem comme ndante... Qui Evan-
gelium audiens crédit..., quantalibet pro consequendo
facial et paliatur, non sua opéra, non se operantem
extollit; sed, propensus in eitm quem amat, nihil sibi
ipsi Iribuil qui scil nihil habere ex se... Vere omnes
juslitix noslrse velut pannus menstruatœ, ut vere non
tam jusli sed mère injusti plectendique convincamur.
De ces formules aujourd'hui oubliées on rappro-
chera celles que nous lisons encore dans l'Imitation
de Jésus-Christ, I, vu, 3 : Non superbias de operibus
bonis, quia aliter sunl judicia Dei quam hominum, cui
ssepe displicet quod hominibus placet. Et de même,
III, ix, 2, où Dieu s'adresse à l'âme en ces termes :
Nihil ergo libi de bono adscribere debes, nec alicui
homini virtulem attribuas; sed totum da Deo, sine quo
nihil habet homo. Ego totum dedi : ego totum rehabere
volo.
C'est surtout au moment de paraître devant Dieu
que ces humbles dispositions sont de mise. Des for-
mulaires ad hoc s'efforçaient de les inculquer aux
mourants. Un des plus importants et des plus carac-
téristiques est celui qui porte, sans peut-être beau-
coup de garanties, le nom de saint Anselme, que
d'innombrables éditions ou traductions mirent, au
cours du Moyen Age, entre les mains du clergé parois-
sial dans tous les pays. Le thème de toute l'exhorta-
tion est d'opposer aux œuvres mauvaises de l'homme
la confiance exclusive dans les mérites du Christ et
tout spécialement de sa mort. En voici la partie cen-
trale : ...In hac sola morte lotam fiduciam tuam consti-
tue ; in nulla alia re fiduciam habeas... Hac sola te
totum contege, hac morte te totum involve. Et si Dominus
Deus voluerit te judicare, die : Domine, morlem Domini
nostri Jesu Chrisli objicio inler me et judicium tuum;
aliter non conlendo tecum... Si dixerit tibi quia meruisti
damnalionem, die : Domine, morlem Domini noslri Jesu
Chrisli pono inter te et mala mérita mea, ipsiusque
merilum offero pro merito quod habere debuissem nec
habeo. Admon. morienti, P. L., t. clvtii, col. 686-687.
L'inspiration commune de ces divers témoignages
est manifestement de réduire l'appréciation pratique
du mérite humain par le sentiment vécu de son déficit.
b) Œuvres exégétiques. — On saisit en maints
endroits la même tendance dans les productions les
plus populaires de l'exégèse médiévale, qui, sans être
aussi répandues que les œuvres proprement ascé-
tiques, peuvent et doivent en être rapprochées à ce
point de vue.
Les protestants se réfèrent volontiers à quelques
gloses de Nicolas de Lyre. C'est ainsi qu'on y peut trou-
ver sur Joan., x, 12 : Gloria cmlestis non dicitur proprie
709
MÉRITE, NÉGATIONS DE LA RÉFORME
710
merces, scd tantummodo large, in quantum omne quod
redditur in prœmium laboris dicitur merces. Ratio
aulem nu jus est quia hereditas distinguitur a mercede
proprie dicta, sicut filius cui debelur hereditas distin-
guitur ab operario conductilio cui debetur merces. Glo-
ria autem cxlestis redditur fîdelibus sicut hereditas
liberis; propter quod non habet rationem mercedis.
Biblia sacra, Bàle, 1507, t. v, fol. 216 v°. Encore
faut-il tenir compte que, même pour les fidèles, la
gloire est entièrement hors de proportion avec leur
nature : Salus œterna excedit totaliter facultalem hu-
manse naturx; propter quod non potest eam atlingere
nisi ex largitate divinœ misericordiœ. In TU., in, 5,
ibid., t. vi, fol. 130 r°. Mais le pessimisme trouvait
surtout un aliment tout indiqué dans le texte d'Isaïe,
lxtv, 6 : Facti sumus sicut immundus omnes nos et
quasi pannus menslruatas universœ justitim nostrm.
Nicolas de Lyre l'entend, au sens historique, des Juifs
seulement; mais d'autres lui donnent un sens absolu
et l'appliquent aux œuvres des chrétiens.
A ce titre, cette formule réaliste revient très sou-
vent sous la plume de saint Bonaventure. Voir In
IIam Sent., dist. XVII, a. 2, q. m, t. n, p. 667; Corn,
in Luc, xi, 34, t. vn, p. 287; Opusc, xvn : Sermo sup.
reg. Fratrum minorum, 19, t. vin, p. 443; De sabbato
sancto, serm. i, 2, t. ix, p. 268 ; De sanctis Angelis,
serin, v, p. 622 ; De Assumptione, serm. v, p. 699.
Denys le Chartreux l'interprète, lui aussi, de omnibus
quasi generaliler, et voici le commentaire qu'il en
donne : Omnia opéra noslra, interiora et exteriora, bona
et meriloria, lanlis sunt imperfectionibus vitiisque per-
mixla ut comparari possint panno menslrui fluxu
polluto. Et hoc potissimum verum est si referantur
justitim nostrm ad sincerissimam atque immensam Dei
puritatem. A l'appui de son interprétation, l'auteur
de rappeler quelques textes du même ordre, tels que
Job, xv, 15; xxv, 5-6; Luc, xvn, 10. En regard, les
textes où nous sommes conviés à la perfection s'en-
tendent de perfeclione et sanclilate secundum modum
parDilalis humanm pensata, videlicel humanm condi-
tionis infirmitate, cui modica mquilas reputatur pro
magna. Enarr. in Isaiam, art. 93, Opéra omnia, t. vm,
Montreuil, 1899, p. 746-747. Cf. Enar. in Lucam,
art. 40, t. xn, p. 137 : Quid nobis incumbit, qui in
tam multis ofjendimus ut ea ipsa quœ forsan implemus
prmeepta tam imper/ecle implemus, ita ut, juxta
Isaiam, universm justitim noslree sinl quasi pannus
menslrualm?
Au demeurant, pour ne pas majorer à l'excès,
comme l'ont fait trop souvent les théologiens de la
Réforme, la portée de ces déclarations pessimistes
familières aux mystiques, on ne perdra pas de vue ces
observations très judicieuses de Ritschl, op. cit.,
p. 120-121. « C'est depuis saint Bernard l'originalité
du catholicisme latin que d'unir l'appréciation des
bonnes œuvres en tant que mérites et la neutralisation
des mêmes œuvres par la considération de la grâce.
...Voilà pourquoi, chez les catholiques, une double
direction est possible : celle de la justice des œuvres,
qui se rattache à la première exigence, et celle, inver-
sement, de l'abandon à la grâce de Dieu, qui provient
de la seconde. » On n'oubliera d'ailleurs pas que
« Tauler, comme les autres ascètes et mystiques du
Moyen Age, quand il suggère de renoncer à la valeur
de nos mérites, s'adresse à des chrétiens avancés en
sainteté et par là-même précisément chargés de mé-
rites •.
Il n'y a donc pas lieu d'opposer entre eux mysti-
ques et scolastiques. D'autant que les mêmes auteurs
sont souvent, à l'occasion, l'un et l'autre. Les nuances
incontestables qui distinguent leurs exposés ne tien-
nent pas à une opposition de doctrines, mais seulement
à une tournure différente des esprits. Étant donné que
le christianisme complet intéresse tout à la fois le
sens moral et le sens religieux, n'est-il pas naturel
que ses représentants, suivant leur vocation spéciale
ou leur ministère, se montrent sensibles de préfé-
rence tantôt à celui-ci tantôt à celui-là? Le Moyen
Age a connu ces deux tendances, comme du reste
les connurent et les connaîtront toutes les époques;
dans l'École elle-même il y eut des controverses spé-
culatives, mais sans que personne songeât à se mon-
trer surpris de cette inévitable et bienfaisante
variété.
C'est que plus fondamentale encore était l'unité
des intelligences et des âmes dans la ferme possession
de la foi catholique en la dignité de la grâce, en la
valeur et en la nécessité des œuvres qu'elle inspire.
Des divergences qui se manifestent à cet égard entre
les auteurs et les écoles on peut et doit dire, avec
J. Kunze, art. Verdienst, p. 505, qu'elles ne sont que
de simples opinions théologiques sans importance,
du moment que l'œuvre du Christ est ici conçue,
contrairement au protestantisme, non plus comme
« la base permanente » — on entendra exclusive de
toute coopération de notre part — « mais comme la
condition éloignée du salut ». Il fallut, en effet, la
Réforme pour briser l'harmonie de ces éléments soli-
daires que l'Église n'avait jamais cessé de maintenir
et que le génie de l'École venait d'organiser en un
système cohérent de l'ordre surnaturel.
IV. LA DOCTRINE DU MÉRITE A L'ÉPOQUE
DE LA RÉFORME. — Au cours des discussions pré-
paratoires dans lesquelles les Pères de Trente étu-
diaient le futur décret sur la justification, l'archevê-
que d'Aix avait l'occasion de constater que le seul
mot de mérite était de ceux qui avaient tout
particulièrement le don d'exciter l'aversion des luthé-
riens': ...Nomen ipsum meriti lutheranis tam odiosum
et abominabile, quelques lignes plus loin : tam exe-
crabile. Séance du 1er octobre 1546, dans Conc. Trid.,
t. v, édit. Ehses, p. 449. Cette impression d'un con-
temporain est un témoignage de premier ordre sur
l'attitude des réformateurs à l'égard du mérite.
Il est vrai que, plus, tard, un de leurs plus impor-
tants théologiens, Martin Chemnitz, devait dire, Exa-
men conc. Trid. : De bonis operibus, q. iv, édit. de
Francfort, 1596, 1. 1, p. 185 : In hanc senlentiam nostri
etiam a vocabulo meriti non abhorrent, sicut etiam patri-
bus usitatum fuit, et que ce texte est repris sans la
moindre réserve par un représentant non moins
fidèle de la plus stricte orthodoxie protestante,
J. Gerhard, Loc. theol., 1. XVIII, c. vni, n. 88, édit.
Cotta, t. vm, p. 81. Mais cette affirmation s'entoure
chez eux de distinctions telles qu'en conservant le
mot ils suppriment visiblement la chose.
On ne saurait contester que la Réforme ne soit
historiquement marquée par un mouvement de vive
opposition à l'égard du mérite. Et c'est de quoi, bien
entendu, ses partisans veulent lui faire honneur. « La
Réformation, rétablissant le véritable rapport entre
la justification et la sanctification, entre la foi et les
œuvres, a ruiné l'idée d'un mérite quelconque attri-
bué à l'homme. Ses théologiens enseignent que la
justice personnelle de Jésus-Christ nous est imputée
par la foi, c'est-à-dire par la ferme persuasion dans
laquelle nous sommes que nos péchés nous sont par-
donnés par ses mérites, tellement qu'il suffit d'avoir
cette ferme persuasion pour être justifié en effet. Les
bonnes œuvres découlent de la foi, comme les fruits
de l'arbre, sans qu'elles puissent conférer à l'homme
le moindre mérite. Tout en lui, le commencement, la
suite et la fin, est l'œuvre de la grâce divine que nous
assimilons sola fide. » Art. Mérite, dans F. Lichten-
berger, Encijcl. des sciences religieuses, t. ix, p. 90.
Cf. J. Kunze, art. Verdienst, p. 506 : « La Réforma-
711
MÉRITE, LUTHÉRANISME PRIMITIF : LUTHER
ri2
tion fut proprement une lutte contre la doctrine du
mérite. »
En effet, la notion de mérite tenait de trop près à
celle de justification pour ne pas subir le contre-coup
des modifications profondes que le protestantisme
imprimait à celle-ci. Cette opposition devait avoir
pour résultat, en même temps que de faire surgir
une immense littérature de controverse, d'amener
l'Église à définir la foi traditionnelle qu'elle avait
jusque-là possédée en pleine paix. — I. Doctrine de la
Réforme. II. Opposition catholique (col. 728). III. Défi-
nition du concile de Trente (col. 735).
I. Doctrine de la Réforme. — Tout le système
protestant de la justification par la foi seule, que nous
avons exposé 'en son lieu, voir Justification, t. vin,
col. 2132-2154, entraînait comme contre-partie, sinon
comme point de départ, une hostilité radicale envers la
doctrine catholique des œuvres et, par conséquent,
du mérite qui en est le fruit. Cependant l'inévitable
réaction de l'esprit chrétien contre le mysticisme des-
tructeur du premier jour, pour ne rien dire des tem-
péraments qu'imposaient les nécessités d'ordre ecclé-
siastique et politique, allait ramener peu à peu ce que
la théorie semblait exclure absolument. Adversarii,
notait déjà Rellarmin, quamvis inilio v'alde conlemptim
loquerenlur de operibus bonis, paulatim lamen cœpe-
runt nonnihil eis attribuere. De juslif., 1. V, c. i, Opéra,
t. vi, p. 343.
De cette évolution la doctrine protestante du mé-
rite porte partout la trace. Au lieu de ce développe-
ment rectiligne que la logique faisait attendre et que la
ferveur de ses partisans voudrait parfois lui attribuer,
elle présente des combinaisons et des retouches, où
l'on devine le besoin obscur de satisfaire aux exigences
inverses de la foi traditionnelle et des principes nou-
veaux. Il importe donc ici, plus que jamais, de distin-
guer, en l'exposant, les époques et les familles, pour
y noter ce que chacune, sur le fond commun de la
Réforme, peut offrir de plus ou moins grande origina-
lité.
1° Luthéranisme primitif. - — C'est dans les mani-
festes personnels des réformateurs allemands, soit
principalement dans les premiers écrits de Luther et
de Mélanchthon, qu'il faut chercher la physionomie
originelle du protestantisme, alors qu'il jaillissait en
pleine vie de ces âmes passionnées, et ignorait ou dédai-
gnait encore les palliatifs qui viendront bientôt en
arrondir les angles trop saillants.
1. Doctrine de Luther. — Élevé dans le triple culte
de la foi catholique, de l'ascétisme monacal et de la
théologie nominaliste, Luther s'en est peu à peu
détaché, sous la pression de ses expériences subjec-
tives, pour y substituer le nouvel Évangile de la jus-
tification par la seule foi. Placée par sa nature même
au centre de ce drame, la doctrine du mérite ne pou-
vait qu'en suivre le mouvement.
a) Avant la rupture. — Dans les écrits qui remon-
tent à la période catholique de sa carrière, Luther
reflète, avec les principes de la foi commune, les posi-
tions essentielles de la théologie médiévale. C'est
ainsi, bien entendu, qu'il affirme que notre salut est
dû à la pure miséricorde de Dieu. Voluntarie, inquit
(Jac, i, 18), genuit nos verbo veritatis..., hoc est gra-
tuito liberoque beneplacito, non nostro merito neque
dignitate. Sermon de 1512, dans Luthers Werke, édit.
de Weimar (désignée dorénavent par le sigle \V.),
t. i, p. 10. Dans son commentaire du ps. lxxxiv, il
s'élève avec énergie contre les « hypocrites » qui vou-
draient s'appuyer sur leur propre justice : Veritatem
Dei non ex pura gratia promittentis estimant per quam
justiftcenlur, sed ex merito sue justifie précédente eam
requirunt, et il leur oppose le fait de notre rédemption
absolument gratuite par l'avènement du Christ :
Quod Christus venit et natus est promissio sola fuit et
non meritum. Dictata sup. Psalt., ps. lxxxiv, 12, W.,
t. iv, p. 17. Mais tout cela ne signifie rien de plus que
l'affirmation du dogme catholique de la grâce.
Aussi bien Luther admet-il qu'à l'application per-
sonnelle de cette grâce initiale nous pouvons et devons
nous préparer. Pour caractériser cette préparation,
il accepte sans hésiter le mérite de congruo. Cette
expression, qui se trouve incidemment dans ses gloses
sur les Sentences, 1. II, dist. XXVI, c. vni, W., t. ix,
p. 72, est adoptée ex professo et très exactement rat-
tachée à la tradition médiévale dans le commentaire
sur le Psautier : Hinc recle dicunl doctores quod homini
facienti quod in se est Deus infallibililer dut graliam
et, licel non de condigno sese possil ad graliam prsepa-
rare, quia est incomparabilis, lamen bene de congruo
propter promissionem istam Dei et pactum misericor-
diae. Dict. sup. Psalt., ps. cxm, 1, "W., t. iv, p. 262.
Voir de même ps. cxvni, 17, ibid., p. 312.
Il est vrai que cette préparation elle-même relève
de la grâce pour chacun de nous, exactement comme
l'avènement du Christ pour l'ensemble du genre
humain : Sicut humanum genus recepit Chrislum non
ut justitiam suam sed ut misericordiam Dei, quantum-
libet congrue sese disponebal, ita quilibel graliam ejus
gratis accipit quantumlibet sese congrue disponat. Dict.
sup. Psal., ps. cxvm, 41, ibid., p. 329. Cf. ibid.,
149, p. 376. Mais, sous le bénéfice de cette action
divine, la valeur de nos œuvres n'en est pas moins
réelle. — A plus forte raison pouvons-nous mériterjla
gloire. Sans nul doute, nos mérites ne sont jamais
que des dons de Dieu; Luther semble avoir une pré-
dilection pour le distique médiéval, voir col. 695, qui
schématisait cette doctrine augustinienne. Voir ses
gloses marginales sur le livre des Sentences, 1. II,
dist., XXVII, c. vn, W., t, ix, p. 72, et sur les ser-
mons de Tauler, ibid., -p. 99. De même, il n'admet
à l'égard de la céleste récompense qu'un mérite de
congruo. Dict. sup. Psalt., ps. cxm, 1, W., t. iv,
p. 262. Mais ce nominalisme aigu, qui eut ses repré-
sentants aux meilleures époques du Moyen Age, voir
col. 690, ne l'empêchait pas de professer l'idée de la
plus stricte rétribution. C'est ainsi que la parole du
Psalmiste : Rétribue servo tuo, peut fort bien, d'après
lui, être entendue dans ce sens : Fac ut rétribuas,
ut meritum habeam cui premium fiât et retributio in
patria. Dict. sup. Psalt., ps. cxvm, 17, W., t. iv,
p. 313.
Cà et là pourtant se manifeste une tendance incon-
testablement pessimiste : Justitia noslra agnoscalur
nihil esse nisi peccalum et pannus menslrualœ ac sic
potius justitia Christi regnet in nobis, dum per ipsum
et in ipso confidimus salvari, non ex nobis. Ibid., 163,
p. 383. Cf. ps. cxLn, 1, ibid., p. 443 : Peto de peccatis
redimi... per fïdelilalem promissi lui..., non in merito
meo. Dans deux sermons de la même époque (3 et
24 août 1516), Luther éprouve le besoin de critiquer
la définition de l'espérance donnée par Pierre Lom-
bard, voir col. 678, et d'opposer la confiancç en Dieu
seul à la confiance aux œuvres. Sermons pour les
xie et xive dimanches après la Trinité, W., t. i, p. 70-
71, 84-85.
Son commentaire sur l'Épître aux Romains (avril
1515-octobre 1516) caractérise fort bien cette période
de transition. Comme le reconnaît F. Loofs, Dogmen-
geschichte, p. 708, après Denifle, Luther et le luthéra-
nisme, trad. Paquier, t. n, p. 410-412, Luther y admet
encore, même pour les païens, une préparation à la
grâce : Quicumquc legem implet est in Christo et datur
ei gratia per sui prœparationem ad eamdem quantum
in se est. In Rom., n, 12, édit. Ficker, Leipzig, 1908,
t. n, p. 38. Cf. ibid., 14, p. 42 : Per aliquam bonam
operationem erga Deum, quantum ex natura potuerunt,
713
MÉRITE, LUTHERANISME PRIMITIF : LUTHER
714
meruerunt gratiam ullerius dirigentem eos. Non quod
gratia pro tali mérita data eis sil..., sed quia ad eam
sese gratis recipiendam sis preparaverunt. Et ceci se
réfère à une loi générale de la Providence : Non enim
dabitur gratia sine ista agricaltura sui ipsius. lbid.,
m, 21, p. 93. Cf. m, 5, p. 71 : Per ipsa tanquam prepa-
ratoria tandem apti et capaees fteri possimus justifie
Dei; m. 22. p. 91 : Nec opéra precedentia nec sequenlia
justificant..., precedentia quidem quia préparant ad
justitiam. sequentia vero quia requirunt jam jaclam
justificationem. Il lui arrive même une fois d'em-
ployer, à tout le moins au sens large, le mot de mérite :
...Sic humiliati et impios... nos conjessi mereamur jus-
tificari ex ipso, m, 17, p. 84.
Mais déjà on voit percer un peu partout le pes-
simisme le plus radical. Il n'y a que des stulti, des
Sawtheologen, pour imaginer « que l'homme puisse par
ses seules forces aimer Dieu par-dessus toutes choses
et accomplir les préceptes, au moins quant à la sub-
stance de l'acte, sinon quant à l'intention de celui qui
les a portés. » iv, 7, p. 110; cf. vm, 3 et ix, 16, p. 187
et 225. En réalité, invita est [voluntas] ad bonum.prona
ad malum... Ideo recte dixi quod extrinsecum nobis est
omne bonum nostrum, quod est Christus. iv, 7, p. 114.
Aussi nos bonnes œuvres elles-mêmes sont-elles cou-
pables devant Dieu : ...Si judicio Dei ojjerantur, pec-
cata sint et invenianlur... Bene operando peccamus, nisi
Deus per Christum nobis hoc imperfectum tegeret et
non imputaret. D'où il suit qu'il n'y a pas plus de
place pour le mérite que pour le péché véniel : Ex quo
palet quod nullum est peccatum veniale ex substantia et
natura sua, sed nec meritum. lbid., p. 123. Au service
de sa thèse, Luther ne manque pas, bien entendu,
d'utiliser le texte d'Isaïe, lxiv, 6, ibid., p. 122, et
xi, 4, p. 256.
Ces sentiments éclatent au grand jour dans sa
fameuse Quœstio de viribus et voluntate hominis sine
gratia (1516), où l'auteur énonce cette thèse : Homo,
Dei gratia exclusa, prsecepta ejus seruare nequaquam
polest, neque se vel de congruo vel de condigno ad gra-
tiam prœparare. D'où il conclut : Homo quando facit
quod in se est peccat, cum nec velle aul cogitare ex seipso
possit. W, 1. 1, p. 147-148. Voir de même la Disputatio
de Heidelberg (1518), ibid., p. 373-374. Dans un ser-
mon de la même époque, on peut lire cette invective
contre le mérite de congruo, que naguère le réforma-
teur admettait sans difficulté : Impiissimi sunt qui
docent nos paratos esse debere merilo congrui atque ii
plus diabolo fugiendi sunt. W., t. iv, p. 612.
Parti du catholicisme traditionnel, Luther a évolué
vers une conception personnelle qui enlève aux œuvres
humaines toute sorte de valeur. C'est dans cette voie
nouvelle qu'il va désormais avancer rapidement.
b) Depuis la rupture. — Tous les principes de Luther
devaient, en effet, le porter à la négation du mérite.
Un des théologiens protestants qui l'ont étudié de la
manière la plus objective met bien en évidence cette
logique intérieure de son système.
« La grâce est pour lui la souveraine activité de
Dieu en tant qu'elle est bonté rédemptrice. Si l'on se
met ce fait devant les yeux, on comprend que Luther
devait être intimement opposé au concept de mérite.
Si Dieu fait tout..., le mérite de l'homme est exclu
sous toutes ses formes et dans toutes les directions. Ni
on ne peut faire d'actes méritoires de congruo avant la
réception de la grâce, ni, après l'avoir reçue, mériter
de condigno la vie éternelle... Dieu donne et fait tout,
et l'homme reçoit : il n'y a aucune place pour le mé-
rite entre l'homme et Dieu. » R. Seeberg, Dogmen-
geschichle, t. iv, p. 151-152. Son anthropologie, toute
dominée par les sombres perspectives de la chute,
ne s'y oppose pas moins que sa théodicée. « De même
que le mérite est entièrement exclu par la considé-
ration de la souveraine activité divine, il l'est aussi par
l'idée de la corruption complète de l'homme. » Ibid.,
p. 168. Il faut en dire autant de sa christologie, ibid,,
p. 194, où la satisfaction et les mérites du Christ sont
exaltés au point de supprimer les nôtres. On peut y
ajouter également sa conception toute nominaliste de
la grâce, qui n'est plus une réalité intérieure, mais la
simple bienveillance de Dieu, favor Dei, dont lafoi nous
donne la conviction. « Dès là que le sentiment de cette
« grâce divine » forme et doit former la base durable
de toute piété, il n'y a plus aucune place pour des
mérites. » J. Kunze, art. Verdienst, loc. cit., p. 507.
Cette logique intérieure du système luthérien n'a
pas manqué de porter ses fruits. Dans ses Operationes
in Psalmos (1519-1521), ps. v, 12, le réformateur
s'élève p'us que jamais contre les justitiarii, qui, à la
suite de P. Lombard, veulent faire reposer notre espé-
rance sur le sentiment de nos mérites. Ex qua sententia
quid aliud poluit sequi quam ruina universee theologiœ,
ignorantia Christi et crucis ejus et oblivio, ut apud
Hieremiam queritur, Dei diebus innumeris. W., t. v,
p. 163. A quoi il oppose son système de la justi-
fication, qui place en Dieu seul tout notre espoir, spes
purissima in purissimum Deum. Ibid., p. 166. Non pas
qu'il veuille encore éliminer entièrement le terme de
mérite, mais la chose y- est manifestement réduite à
rien. Sunt itaque mérita et nulla mérita in nobis : sunt
quia dona Dei sunt et opéra ipsius solius ; nulla sunt,
quia non plus de illis possumus prœsumere quam ullus
novissimus peccator in quo nondum aliquid operalur
Deus. Ibid., p. 169.
Vers la même époque, son premier commentaire
sur l'Épître aux Galates (1519) lui fournit l'occasion
de dénoncer l'illusion et l'erreur des chrétiens qui
s'imaginent pouvoir compter sur leurs mérites et
mettent tous leurs soins à s'en amasser. Turbinibus
Iradilionum legumque humanarum, deinde indocto-
rum Scripturee interpretum et concionatorum in mérita
nostra trudimur, ex nobis satisfacimus peccatis, et non
ad purganda vilia carnis deslruendumque corpus pec-
cati opéra nostra dirigimus, sed velut jam puri et sancti
tantum cumulamus ea velut frumentum in horreum,
quibus Deum debilorem jaciamus et in cœlo nescio
qua allitudine sedeamus. Cœci, cœci, cœci : his omnibus
nihil prodest, alio consilio justificant seipsos. \V., t. h,
p. 562. Voir de même son explication du Pater (1519),
où sur la demande Dimitte nobis débita nostra il
greffe cette glose : Nullis rébus quas petimus digni
sumus nec quidquam mereri possumus. J. T. Muller,
Sumb. Bûcher, p. 360.
En apparence, on pourrait croire que le réforma-
teur n'en veut ici qu'au pharisaïsme de ces âmes mal
éclairées qui croient pouvoir placer toute leur con-
fiance dans leurs œuvres propres. Mais visiblement ses
critiques atteignent l'usage non moins que l'abus. Il
suffit de considérer qu'à cette conception il oppose
celle de la justification par la foi seule, pour se rendre
compte que la grâce du Christ lui paraît exclure comme
un sacrilège l'idée même d'un mérite quelconque de
notre part. «. Quant aux fruits obtenus par les justes,
note un théologien protestant, il consent bien à ce
qu'on leur donne le nom de mérite. Mais, en elles-
mêmes et par elles-mêmes, les œuvres des justes
n'ont rien à mériter. » J. Kôstlin, Luthers Théologie,
2" édit., Stuttgart, 1883, t. n, p. 460.
Si Luther ne veut pas entendre parler de mérites
après la justification, à plus forte raison pour s'y
préparer. Dans son petit traité De abroganda missa
privala (1521), où il condamne violemment les prin-
cipia fldei Parrhisiensium et Papensium, il leur
reproche, en particulier, d'enseigner : Hominem passe
faciendo quod in se est injallibitzr et necessario mereri
gratiam, sed de congruo. Ce qui lui paraît un blasphème
715
MÉRITE, LUTHÉRANISME PRIMITIF : MÉLANCHTHON
716
contre le Christ Rédempteur. W., t. vm, p. 467-468.
Dans l'intervalle, Léon X avait fulminé la bulle
Exsurge Domine (15 juin 1520), où il condamnait les
principales doctrines du novateur. Si aucune de ces
propositions n'est directement relative au mérite,
quelques-unes visent le pessimisme spirituel qui lui
interdisait de le reconnaître. Ainsi les propositions 31-
32,. Denzinger-Bannwart, n. 771-772 : « Dans toute
œuvre bonne, le juste pèche mortellement » et les
mieux faites sont au moins «un péché véniel ». La pro-
position 36, ibid., n. 776, exprime le principe de tout
le système : « Après le péché, le libre arbitre n'est plus
qu'un vain mot et, en faisant ce qui dépend de lui,
il pèche mortellement. » Cette condamnation ne fit
qu'exaspérer la résistance de Luther, qui prit désor-
mais contre le mérite une position de plus en plus
agressive. Dans son traité De seruo arbilrio (1525), il
critique déjà le concept de mérite. W., t. xvm, p. 693-
695 et 769. Mais le spécimen le plus complet de sa
pensée est sans doute fourni par un excursus inséré
dans son second commentaire de l'Épître aux Galates,
professé en 1531 mais imprimé seulement en 1535, qui
devient une véritable dissertation sur le mérite. W.,
t. xl a, p. 220-238.
La thèse énoncée dès les premières lignes est une
réprobation formelle de la doctrine catholique :
Damnanda est perniciosa et impia opinio papistarum
qui tribuunt operi operato meritum gratiœ et remissionis
peccatorum. P. 220. Et pour bien marquer son sen-
timent, Luther commence aussitôt par exposer la doc-
trine reçue, qui se résume en ces deux membres soli-
daires : mérite de congruo avant la justification, mé-
rite de condigno après. Il écarte résolument l'un et
l'autre comme également contraires à la grâce : Quare
cum Paulo in totum negamus meritum congrui et con-
digni, et certa fiducia pronuntiamus istas speculationes
esse mera ludibria Satanœ, ... inania figmenta et spe-
culabilia hominum otiosorum somnia de rébus nihili.
P. 223. La raison en est que toutes nos œuvres sont
mauvaises : Vera christianismi ratio hœc est quod homo
primum per legem agnoscat se esse peccatorem, cui
impossibile sit ullum bonum opus facere. Ibid. Seul
le Christ a fait opéra et mérita congrui et condigni.
P. 232. Quant à nous, il nous appartient seulement de
nous les approprier par la foi. Itaque per fidem Christi
donantur nobis omnia : gratia, pax, remissio peccato-
rum, salus et vita seterna, non per meritum congrui
et condigni. P. 236. Les prétendues œuvres méritoires
du catholicisme sont abominabiles blasphemise Dei,
sacrilegia et abnegationes Christi. P. 237; cf. ibid.,
p. 291, 302-303. Voir de même ses commentaires sur
la Genèse, vm, 21, W., t. xlii, p. 348-349.
On retrouve les mêmes conceptions dans les ser-
mons populaires sur saint Matthieu imprimés par
Luther en 1532 : « Quand on parle de ce point essen-
tiel dans le christianisme..., c'est-à-dire de savoir
comment on devient pieux devant Dieu, comment on
obtient le pardon de ses péchés et la vie éternelle, il
faut écarter entièrement tout mérite de notre part.
Celui qui veut en faire état, il faut le fouler aux pieds
et le condamner à l'enfer avec le diable, comme adver-
saire de la grâce et négateur du Christ. » W., t. xxxn,
p. 538-540.
« C'est, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 554, le besoin
d'opposition à l'ensemble constitué par les notions
de mérite et de satisfaction qui représente proprement
la force religieuse et l'élan d'où sortit la Réforme. •
Il est, en tout cas, certain que cette réaction anti-
catholique fut, pour le premier des réformateurs,
sinon l'origine de son système, du moins la plus
ardente et la plus constante de ses inspirations.
2. Doctrine de Mélanchthon. ■ — A cette matière en
.fusion que Luther déversait au cours d'écrits puis-
sants et tumultueux, non d'ailleurs sans y mêler en
abondance les scories de la polémique, il manquait
encore la forme qui fait les systèmes : Mélanchthon
eut pour rôle de la lui donner. Les Loci communes,
dont la première édition parut en 1521, allaient être
pendant de longues années le bréviaire de la Réforme.
Or on y retrouve l'expression méthodique et modérée
des thèses radicales déjà relevées chez Luther. Et le
fait est d'autant plus significatif que les éditions
postérieures leur feront subir de notables atténua-
tions.
a) Avant la justification. — Bien entendu, c'est
l'idée d'une préparation à la grâce par les œuvres
naturelles de l'homme qui est tout d'abord et le
plus vivement critiquée.
Mélanchthon, en effet, pose comme postulat l'ab-
solue perversion de la nature par le péché origine).
Il s'élève contre les novi pelagiani, qui, etsi non
negent esse peccalum originale, negant lamen eam esse
vim peccati originalis ut omnia hominum opéra, omnes
hominum conatus sint peccala. Corpus reformatorum,
t. xxi, col. 99. Pour lui, il condense, au contraire, sa
pensée dans cette formule : Omnes homines per vires
naturœ vere semperque peccatores sunt et peccant. Ibid.,
col. 101. Ce qu'il s'efforce d'établir par de nombreux
textes pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament.
Parmi les conclusions finales qu'il donne comme le
résumé de sa doctrine, col. 114, se trouve celle-ci, qui
reflète très fidèlement le pessimisme de Luther : Ita
fit ut homo per vires naturales nihi! possit nisi peccare.
D'où il suit que tout mérite est impossible : Tu vero
certo sic sentias nihil neque boni neque meritorii fteri
posse ab homine per vires naturœ. Col. 103. En consé-
quence, le mérite de congruo est âprement combattu
comme une invention sophistique : Jam quœ prodi-
dere sophistœ de merito congrui, scilicet quod operi bus
moralibus, id est quœ viribus naturœ nostrœ facimus,
de congruo, sic loquuntur, mereamur gratiam ipse
leclor inlelligis blasphemias esse in injuriam gratiœ Dei
ementitas; etiam cum naturœ humanœ vires citra Spi-
rilus Sancti adflatum non possint nisi peccare. Et
l'auteur de conclure: Quid merebimur nostris conatibus
nisi iraml Ibid., col. 110.
Non seulement le mérite de congruo, mais l'idée
même d'une préparation à la grâce lui paraît inad-
missible. Quare tantum abest ut gratiam per eas [bonas
inlentiones] impelremus ut nihil sit quod perinde gra-
tiœ adversetur alque illœ pharisaïcœ prœparationes...
Quis est enim misericordiœ locus si respectus est nos-
trorum operum? Quœ est gratiœ gloria, ut paulinis
verbis utar, si debetur nostris operibus1 Ibid. Sous
peine de renier la grâce, il faut donc admettre la com-
plète inutilité des œuvres humaines en vue de la jus-
tification. Et cette vanité elle-même a sa source dans
leur foncière et incurable malice : Quid igitur opéra?
Quœ prœcedunl justificationem, liberi arbilrii opéra,
ca omnia maledictœ arboris maledicti fructus sunt.
Ibid., col. 177.
b) Après la justification. — Or la grâce même de la
justification ne change pas cette situation déplorable
de notre nature déchue.
Il faut se rappeler, en effet, que, dans l'orthodoxie
selon la Réforme, la concupiscence coupable persiste
tout entière dans l'âme justifiée. Un principe mauvais
ne cesse d'agir en elle, qui en vicie radicalement toutes
les oeuvres. Aussi n'y a-t-il pas de différence à faire,
suivant Mélanchthon, dans l'appréciation de notre
état réel avant la justification et après. Quœ vero opéra
justificationem consequuntur, ea, lamelsi a-Spiritu Dei
qui occupavil corda justificatorum, tamen, quia fiunl
in carne adhuc impura, sunt et ipsa immunda. Ibid.,
col. 178. Dans ces conditions, il ne saurait plus être
question de mérite. C'est ce que l'auteur conclut avec
717 MÉRITE, ÉGLISE LUTHERIENNE : CONFESSION D'AUGSBOURG 718
une implacable précision : Proinde quod in lus etiam
operibus immundum quiddam est, justitiœ adpella-
tionem non merentur et, qaaqua te verteris, sive ad
opéra prsecedentia justificationem, sive ad ea quse sequun-
lur justificationem, nullus nostiîo merito locus
est. lbid.
Ainsi notre rachat est l'œuvre de la seule miséri-
corde divine : Solius misericordicc opus esse justifi-
tionem necesse est. La foi qui nous en donne l'assurance
exclut par là-même tout égard au mérite humain.
Ergo, eum fldei justificatio tribuitur, misericordiœ Dei
tribuilur; humanis conatibus, operibus, meritis adimi-
lur. Car la miséricorde est exclusive du mérite : Mise-
ricordia liberalis favor est, qui meriti noslri nullam
habet rationem. Ibid.
Cependant n'est-il pas question maintes fois dans
l'Écriture de récompenses promises à nos bonnes
œuvres? Mélanchthon n'en disconvient pas; mais il
entend que c'est là une promesse toute gracieuse et
qui ne signifie aucun mérite de notre part. Respondeo :
merces est debeturque non merito ullo nostro; sed quia
puter promisit, jam vlut obstrinxit se nobis ar debi-
torem fecit iis qui lile nihil meruerant. Et il ne manque
pas d'invoquer à l'appui de sa thèse les textes clas-
siques de l'Évangile, Luc, xvu, 9-10, et de saint Paul,
Rom., vi, 23. Quid enim clarius, conclut-il, adversus
mérita noslra dicit potuit? Ibid., col. 179.
Pour excessives qu'elles puissent être, ces déclara-
tions des premiers réformateurs ont du moins l'avan-
tage de la logique et de la clarté. Elles traduisent une
hostilité sans réserves à tout mérite sans distinction.
Il semble bien, en effet, que les principes du nouvel
Évangile ne comportaient pas d'autre attitude. Mais
l'expérience allait bientôt montrer que cette intransi-
geance des débuts n'était pas incapable de se prêter
à quelques accommodements.
2° Protestantisme officiel : Église luthérienne. — Tant
qu'il ne s'agissait que de partir en guerre contre le
catholicisme, il était relativement facile aux réforma-
teurs de railler et de repousser la doctrine du mérite.
Mais comment ne pas voir que le discrédit dont on le
voulait frapper devait atteindre, par répercussion, les
œuvres qui en sont le principe et, avec elles, menacer
par la base le caractère moral du christianisme? Cette
évidence ne tarda pas à s'imposer, lorsque la Réforme
dut prendre, à son tour, figure d'Ég ise et, tandis que
ses organisateurs conservaient ou rétablissaient un
minimum d'observances en vue d'assurer la cohésion
du nouveau corps ecclésiatique, ses théologiens s'ap-
pliquaient à la tâche ingrate de combiner l'esprit des
origines avec ces nécessités de la vie. De ces combi-
naisons on retrouve la trace dans les symboles officiels
et dans leurs commentaires autorisés.
1. La Confession d'Augsbourg (25 juin 1530t. —
Destinée à fixer devant l'empereur les positions dog-
matiques de la nouvelle foi, la Confession d'Augs-
bourg s'exprime sur le mérite avec une remarquable
discrétion.
Le terme y est couramment conservé pour qualifier
l'œuvre du Christ Rédempteur. Voir Conf. Aug., i, 2,
20 et il, 4-5, dans J. T. Millier, Die symbolischen Bûcher
der evangelisch-lulherischm Kirche, 11e édit., Giitersloh,
1912, p. 39, 44, 54-55. En ce qui nous concerne, la jus-
tification par la foi seule y est positivement opposée
aux mérites humains : Docenl quod homines non possint
justificari coram Deo propriis viribus, meritis et ope-
ribus, sed gratis juslificentur propter Christum per
fidem. Ibid., 4. Cf. 5 : ...Donatur Spiritus Sanclus, qui
fidem efficit... in iis qui audiunl Evangelium, scilicet
quod Deus non propter noslra mérita sed propter Chris-
tum justificet hos qui credunt.
Il ne s'agit en tout cela que d'exclure un mérite
antérieur à la justification. Une fois que la grâce est
ainsi reçue gratuitement, les bonnes œuvres devien-
nent nécessaires pour la faire dûment fructifier. Item
docent quod fides Ma debeat bonos fructus parère et
quod oportcat bona opéra mandata a Deo facere propter
volunlatem Dei. Sans doute le texte continue en écar-
tant toute idée de mérite : A'o/i ut confîdamus per ea
opéra justificationem coram Deo mereri. Mais c'est seu-
lement, comme on le voit, en vue de la justification :
ce qui suppose qu'elle n'est pas encore obtenue et
n'interdit pas absolument, ou du moins pas avec la
même rigueur, la perspective d'un mérite qui la sui-
vrait. Cette déclaration est assez subtilement conçue
pour exclure le mérite sans lui fermer entièrement les
portes.
L'article relatif aux bonnes œuvres est formulé dans
le même sens. Nostri de ftde sic admonuerunt Ecclesias :
principio quod opéra nostra non possint reconciliare
Deum aul mereri remissionem peccatorum et gratiam
et justificationem. Ibid., 20, p. 44. Cf. p. 46.
Dans l'intervalle, les réformateurs se sont élevés
contre de notoires abus, qu'ils imputent gratuitement
aux catholiques : Rejiciuntur et isli qui non docent
remissionem peccatorum per fidem contingers, sed jubent
nos mereri gratiam per satisfactiones nostras. Ibid., 12,
p. 41. Parmi ces « satisfactions », ils ont réprouvé avec
une particulière acrimonie les observances d'institu-
tion ecclésiastique : Admonentur etiam \homines] quod
traditiones humanœ instilutae ad placandum Deum, ad
promerendam gratiam et salisfaciendum pro peccatis
adversentur evangelio et doclrinae fidei. Quare vota
et traditiones de cibis et diebus cet. instilutae ad prome-
rendam gratiam et salisfaciendum pro peccatis inutiles
sint et contra evangelium. Ibid., 15, p. 42. Tous ana-
thèmes qui sont aussi vigoureux sur l'accessoire que
réservés sur le principal.
Chemin faisant, on saisit çà et là les principaux
motifs de cette aversion pour la doctrine du mérite.
Il en est de dogmatiques: affirmer le mérite humain,
c'est mépriser le mérite du Christ. Qui confidit operibus
se mereri gratiam, is aspernatur Chrisli merilum et
gratiam et quseril sine Christo humanis viribus viam
ad Deum. Mais il en est aussi de pratiques : Olim
vexabanlur conscientise doclrina operum... Quosdam
conscientia expulit in desertum, in monasteria, spe-
ranles ibi se gratiam meriluros... Alii alia excogita-
verunt opéra ad promerendam gratiam... Ideo magno-
pere fuit opus hanc doclrinam de ftde in Christum tradere
et renovare, ne deesset consolatio pavidis conscienliis. A
quoi s'ajoute la grande autorité de saint Augustin :
Nam Augustinus multis voluminibus défendit gratiam
et justiliam fidei contra mérita operum. Ibid., 20,
p. 44-45.
D'où l'on voit combien est ancienne chez les protes-
tants la manie d'infliger le reproche de pélagianisme
à toute doctrine qui n'est pas la leur. Autant est nette,
dans la Confession d'Augsbourg, cette position agres-
sive contre l'Église, autant, en somme, sa doctrine
positive l'est peu. Si elle écarte le mérite des œuvres
avant la justification, elle a plutôt tendance à biaiser
sur leur valeur après. Il faut se rendre compte de cette
foncière indécision sous l'apparente rigueur des for-
mules pour comprendre les interprétations, à première
vue surprenantes, qu'elle devait susciter chez ses plus
fermes défenseurs.
2. « Apologie » de la Confession d'Augsbourg. —
Mélanchthon, qui avait rédigé ï'Augustana, prit aussi-
tôt la plume pour l'expliquer et la défendre. Sans
avoir la valeur du document officiel, son Apologia en
reste le commentaire pour ainsi dire officieux, et les
proteslants eux-mêmes lui accordent pratiquement la
même autorité. Il n'est donc pas de texte plus propre
à nous fixer sur les positions doctrinales que la Réforme
a voulu tenir.
"19 MÉRITE, ÉGLISE LUTHÉRIENNE : AMENDEMENTS DE MÉL \NCIITHON 720
a) Mérite « de congruo ». ■ — Sur les œuvres et mérites
préparatoires à la justification l'opposition semble
iiréductible.
Car il est entendu que tous les actes naturels de
l'homme sont corrompus par la concupiscence et donc
essentiellement mauvais. Apologia, n, 5-14, Mùller,
op. cit., p. 78-80. En conséquence, nous ne pouvons
être justifiés que par la foi au Christ. Concéder la
moindre valeur à nos œuvres serait faire la plus grave
injure à son rôle de Sauveur : Si meremur remissio-
nem peccatorum lus nostris actibus elicitis, quid prwstat
Christus? Si iuslificari possumus per rationem et opéra
ralionis, quorsum opus est Christo aut regeneratione?...
Itaque, si recipimus hic adversariorum doctrinam quod
mereamur operibus rationis... justificalionem, nihil jam
inlereril inler justiliam philosophicam, aut certe phari-
saïcam, et chrislianam- rv, 12-16, p. 88-89.
L'auteur n'ignore pas cependant que ses « adver-
saires » n'admettent ici tout au plus qu'un mérite
de congruo. Mais il l'écarté avec dédain comme une
subtilité sans fondement. Et quod fingunt discrimcn
inler merilum congrui et meritum condigni, ludunt
tantum ne videanlur aperte TCôXocYi-avîÇet,v. Du côté de
Dieu, en effet, si le mérite de congruo est infaillible-
ment efficace, comment ne constituerait-il pas un
droit aussi bien que l'autre? Nam si Deus necessario
dat gratiam pro merito congrui, jam non est meritum
congrui sed meritum condigni. Du côté de l'homme, il
n'y a pas moyen de les distinguer, puisque la présence
de la grâce en nous est toujours incertaine : Quomodo
igitur sciunt utrum de congruo aut de condigno me-
reantur? Ibid., 19, p. 90.
Cependant Mélanchthon ne veut pas nier que l'ac-
complissement du bien naturel ne soit tout à la fois
nécessaire et jusqu'à un certain point possible : Nos
autem de justitia rationis sic sentimus quod Deus
requirat eam... Et polesl hanc justitiam utcumque ratio
suis viribus eflicere, quamquam ssepe vincitur imbe^illi-
tate nalurali. Cette justitia rationis n'est pas même
dénuée de toute valeur morale: Huic justitise rationis
libenter tribuimus suas laudes... ac Deus eliam ornai
eam corporalibus prsemiis. Mais on ne saurait admettre
qu'elle nous mérite par elle-même la justification.
Ibid., 22-26, p. 91. Celle-ci nous vient par la promesse
toute gratuite que Dieu nous en fait à cause des mé-
rites de son divin Fils. Et hœc promissio non habet
condilionem meritorum, sed gratis offert remissionem
peccatorum et justificalionem. Ibid., 41, p. 94.
En somme, il reste que l'idée d'un mérite quelconque
préparatoire à la justification répugne à l'auteur de
Y Apologia, parce qu'il la croit incompatible avec la
souveraine grâce de Dieu.
b) Mérite « de condigno ». — Au premier abord, on
dirait que la même intransigeance continue à l'égard
des œuvres du chrétien justifié.
Il faut, en effet, partir de ce principe que nous ne
sommes jamais sauvés que par la foi au Christ. Et
c'est à quoi s'oppose la confiance des catholiques en la
valeur de nos œuvres : Non docent de mediatore Christo
quod propter Christum habeamus Deum propitium, sed
propter nostram dileclionem... Prsedicant se legem im-
plere, quum hœc gloria proprie debeatur Christo; et
fiduciam propriorum operum opponunt judicio Dei,
dicunl enim se de condigno mereri gratiam et vitam
leternam. m, 24-25, p. 113. Et l'auteur d'ajouter
aussitôt : Hsec est simpliciter impia et Dana flducia.
Confiance « vaine », à cause de nos persistantes mi-
sères : Nam in hac vita non possumus legi salisfacere,
quia natura carnalis non dcsinit malos afjectus parère,
etsi his resistit Spiritus in nobis. Ibid. Cf. 39, p. 115 :
Illa legis impletio seu obedientia erga legem est quidem
justitia quum est intégra; sed in nobis est exigua et
immunda. Mais confiance non moins « impie », puis-
qu'elle tend à supprimer notre perpétuelle dépendance
à l'égard du Christ médiateur : Quia Cliristus non
desinit esse mediator postquam renovali sumus, errant
qui fingunt eum tantum primant gratiam merilum esse,
nos poslea placere nostra legis implelione et mereri
vitam œlernam. Ibid., 41, p. 116. Cf. xx, 81, p. 220 :
Non ferenda est igitur blasphemia tribuere honorem
Chrisli nostris operibus.
A côté de ces griefs dogmatiques, on voit repa-
raître, à maintes reprises, les considérations pratiques
déjà touchées dans Y Augustana. La doctrine du mé-
rite ne peut que développer la suffisance des médiocres
et l'angoisse désespérée des meilleurs. Securi hypo-
critse. semper judicant se de condigno mereri..., quia
naluraliler confidunt homines propria justitia; sed
conscientiss perterre/actee ambigunt et dubilant, et
subinde alia opéra queerunt et cumulant ut acquiesçant.
Hse numquam sentiunt se de condigno mereri et ruunt
in desperationem. iv, 20, p. 90. Rien, au contraire,
de plus rassurant pour les âmes que la convict ion d'être
justifiées par la foi seule : In hac \sentenlia] habent
certam et firmam consolalionem adversus peccali terro-
res et adversus morlem œternam. Ibid., 85, p. 103. Voir
plus loin, vi, 10-12, p. 186, un spécimen de la con-
fession selon la Réforme : ...Fateor me peccatorem esse
et merilum seternam iram, nec possum opponere meas
justifias, mea mérita fuse iras.
Ces diverses considérations sont répétées et réunies,
m,195-200, p. 141: Hinc eliam inlelligi potest quare
reprehendamus adversariorum doctrinam de merito
condigni. Facillima dijudicalio est quia non faciunt
menlionem fidei, quod fide propter Christum placeamus.
Secundo, doctrina adversariorum relinquil conscientias
ambiguas, ut nunquam pacatee esse queant.
Qui ne croirait qu'avec de telles prémisses les œuvres
humaines sont nécessairement vouées à être dépour-
vues de toute valeur? Il n'en est rien pourtant et
Mélanchthon consent même à leur reconnaître un
certain mérite : Docemus operibus fidelium proposila et
promissa esse prsemia. Docemus bona opéra meri-
toria esse, non remissionis peccatorum, gralise dut
justificalionis..., sed aliorum priemiorum corporalium et
spiritualium in hac vita et post hanc vitam. ni, 73,
p. 120; cf. 245, p. 148. On voit mal ce que peuvent être
ces récompenses « spirituelles » qu'il nous est loisible
de mériter, « soit dans cette vie, soit dans la vie
future », sinon cette augmentation de la grâce sanc-
tifiante ou cette entrée dans la gloire qu'admettait la
foi catholique, et moins encore comment un mérite
ainsi conçu peut, dans la conception luthérienne,
n'être pas attentatoire à la rédemption du Christ.
Plutôt que de conclure à une aussi grave inconsé-
quence, mieux vaut sans doute croire qu'il y avait, à
la base de l'hostilité protestante contre le mérite, plus
de malentendus que de véritables raisons. Toujours
est-il qu'il n'est pas banal de voir Mélanchthon relever
ainsi d'une main ce qu'il avait détruit de l'autre.
Un peu plus loin, il proclame de même le mérite
spécial de l'aumône : Concedimus et hoc quod eleemo-
synœ mereantur multa bénéficia Dei, mitigent pœnas,
quod mereantur ut defendamur in periculis peccatorum
et mortis. Ibid., 157, p. 136. Ailleurs, tout en mainte-
nant avec saint Paul, Rom., vi, 23, que la gloire est
toujours une « grâce » et, avec saint Augustin, que
Dieu ne fait jamais que « couronner en nous ses
propres dons », il admet que la vie éternelle soit une
récompense : Nos falemur vitam seternam mercedem
esse, quia est res débita propter promissionem, non
propter nostra mérita. Ibid., 235-241, -p. 146-147.
Cette « dette » propter promissionem est-elle tellement
loin du mérite secundum quid enseigné par saint Tho-
mas?
Il est vrai qu'ici encore Mélanchthon a l'air d'exclure
01 MÉRITE, ÉGLISE LUTHÉRIENNE : AMENDEMENTS DE MÉLANCHTIION 722
nos mérites. Mais il continue en notant que l'Écri-
ture, quand elle parle de «justice », vult complecti jus-
titiam cordis cum frnrlibus. Ces « fruits » eux-mêmes
supposent la justification; mais à cette condition ils
sont agréables à Dieu. Nec legem prius facimus aut
facere possumus quam réconciliait Deo, justificati et
renati sumus. Nec illa legis impletio placerel Deo nisi
propter fidcm essemus accepti. El quia homines propter
{idem sunt accepti, ideo illa inchoata legis impletio placet
et habet mercedem in hac vita et post hanc vitam. Ibid.,
244-247, p. 148. Il n'y aurait presque rien à changer
dans ces lignes pour que la théologie catholique pût
s'y reconnaître.
A n'en pas douter, elle accepterait tout autant ce
qui suit pour rappeler que nos mérites ne sont pas
indépendants du Christ. Quoties autem fil menlio legis
et operum, sciendum est quod non sit excludendus
Chrislus mediator... Quare, quum operibus redditur vita
œterna, redditur justificalis, quia neque bcne operari
possunt homines nisi justificati qui aguntur Spiritu
Christi nec sine mediatore Christo et fide placent bona
opéra. Ibid., 251, p. 149. On notera néanmoins que le
nominalisme aigu et le pessimisme congénital que
suppose le dogme de la justification par la seule foi
et celui de la justice imputée qui en est la suite, amè-
nent toujours l'auteur à considérer les mérites du
Christ comme étant et restant extérieurs à nous, lia
Christi mérita nobis donantur ut jusli repulemur fiducia
meritorum Christi, quum in eum credimus, tanquam
propria mérita haberemus. xxi, 19, p. 226.
Cet extrinsécisme était-il bien conciliable avec ce
que Mélanchthon affirmait tout à l'heure de la valeur
de nos œuvres devant Dieu : fide placent bona opéra,
et des récompenses qu'elles nous obtiennent? Tou-
jours est-il qu'il affirme les deux avec une égale force,
fidèle sur le premier point au dogme capital de la
Réforme, mais, sur le second, tributaire bon gré mal
gré de la tradition catholique. Et c'est ainsi que
VApologia nous offre le paradoxe d'une pensée qui
repousse avec indignation la doctrine du mérite, alors
qu'elle en conserve, au total, à peu près toute la
réalité.
3. Écrits postérieurs de Mélanchthon. — Il ne paraît
guère que Luther ait été sensible à ces nuances :
après comme avant la Confession d'Augsbourg, il
continue à s'élever sans réserves contre la notion de
mérite. Voir col. 71^. Les articles de Smalcalde rédi-
gés par lui (1537) affirment plus que jamais la justi-
fication par la foi seule, n, 1, dans Mùller, p. 300.
Cf. m, 13, p. 325 : Quare gloriari ob mérita et opéra
non possumus quum absque gralia et misericordia
adspiciunlur.
Mélanchthon, au contraire, toujours plus modéré
dans ses doctrines et plus circonspect dans ses expres-
sions, allait de plus en plus accentuer la note spéciale
de VApologia. Dès 1535, il publiait une nouvelle édi-
tion notablement remaniée des I.oci communes, où il
expose d'une manière précise son sentiment sur les
bonnes œuvres et leur mérite : Etsi remissio pecca-
torum jusli ficatio personœ et promissio vitœ œternœ
donalio est..., tamen opéra in reconcilialis jam habent
aliquam dignitatem et sunt meritoria.
Cette « dignité » est à base personnelle plutôt que
réelle : Dignilas est quod placent Deo, non quidem
propter propriam perfectionem, sed quia persona est in
Christo. Oporlet enim prmcedere reconcilialionem ut
prius effiiiamur filii et consequamur jus aliquod, ut
ila dicam, car postea placeanl opéra. Malgré la légère
nuance de réserve qui l'accompagne, ce jus aliquod
n'est-il pas de tout point remarquable sous la plume
d'un disciple de Luther? Les « mérites » qui en décou-
lent ne sont, ici encore, que des prœmia corporalia et
spirilualia hic et in fuluro. Mais le principe reste posé
du prix de nos œuvres avec toutes ses conséquences
normales : Poslquam igitur reconciliali pronuntiantur
jusli..., placent eorum opéra Deo et merenlur promissa
prœmia. Corp. reform., t. xxi, col. 313-314. Voir de
même col. 432 : Poslquam... et agnoscimus infirmita-
tem noslram et fide apprehendimus reconciliationem,
postea dignilas operum non est exlenuanda. Et l'auteur
d'en établir aussitôt la « nécessité » : Etsi uirlules et
borne acliones nostrœ nequaquam salis excitatœ aut
mundœ, tamen ad gloriam Christi pertinent; ideo magna
earum dignitas est. De cette dignité le mérite devient
une suite normale : Sciendum est eliam prœmia propo-
sita esse bonis operibus, seu bona opéra mereri prœmia
corporalia et spirilualia, Etsi autem in hac vita eliam
mulla prœmia sanctis redduntur, tamen, quia Ecclesia
subjecla est cruci, prœcipua prœmia redduntur post
hanc vitam. Mais il s'agit toujours de récompenses
subordonnées à l'état de la personne et celle-ci doit
être, au préalable, justifiée par pure miséricorde :
Persona justificatur coram Deo gratis fide, quœ nililur
tantum misericordia; postea placent Deo bona opéra et
merentur mercedem. Ibid., col. 433-434.
En dépit de ses précautions pour sauvegarder la
stricte orthodoxie selon la Réforme, on ne sera pas
étonné que Mélanchthon ait été soupçonné d'avoir,
en ce qui concerne les œuvres, des tendances catho-
liques : Quœ senlentia, notent les éditeurs, ibid., col. 248-
249, a pluribus tanquam papistica illo tempore est impro-
bata. Et il paraît qu'on parlait déjà, dans les milieux
orthodoxes, de sa prochaine sécession. A propos de ces
bruits malveillants, il écrivait lui-même à son ami
Camérarius : Nihil mihi objicitur nisi quod dicor pluscu-
lum laudare bona opéra. Et il convenait implicitement
que le reproche n'était pas de tous points injustifié :
Qusedam minus horride dico quam ipsi quœ certe et
vera et ulilia sunt. Lettre du 30 novembre 1536, Epist.,
vu, n. 1492, Corp. reform., t. m, col. 193; cf. ix, n. 2883,
t. v, col. 332.
C'était d'ailleurs le moment où la controverse anti-
nomiste, voir Justification, t. vin, col. 2153, allait
amener Luther lui-même à prendre la défense des
œuvres. Et rien n'est moins indifférent que de voir les
protagonistes de la Réforme réagir ainsi contre
les outrances de leurs débuts.
Mélanchthon persévère plus que jamais dans cette
voie en donnant l'édition définitive de ses Loci com-
munes (1543), où il écrit de nouveau : In reconcilialis
postea bona opéra, cum placeant fide propter media-
lorem..., merentur prœmia spirilualia et corporalia in
hac vita et post hanc vitam. Et l'auteur d'assurer que
l'Écriture est « remplie de promesses de cet ordre ».
Corp. reform., t. xxi, col. 778. Il n'entend d'ailleurs pas
que nos œuvres aillent jusqu'à mériter la gloire : Nos-
tras virtutes non esse pretium vitœ œternœ sed hanc certo
dari propter medialorem, ibid.. col. 780, et il s'applique
longuement à réduire, au nom de ces principes, les
arguments a légués par les catholiques à cette fin.
Ibid., col. 789-800. Sur cette question du mérite, qui,
dit-il, col. 798, multas disputationes movit, il veut
s'en tenir au mot de saint Bernard, cité col. 674 :
Sufficit ad meritum scire quod non sufficial meritum.
On retrouve les mêmes vues et souvent les mêmes
termes dans la Summa doclrinœ de jusli ficatione qui
ouvre son commentaire sur l'Épître aux Romains
(1544), où, après avoir dit des chrétiens : Non meren-
tur vitam œlernam suis operibus seu virlutibus. sed
statuere se debent se fieri heredes vitœ œternœ propter
Christum gratis fide, Corp. reform., t. xv, col. 526, il
ajoute : Etsi vita œterna propler Christum gratis dona-
tur, tamen eliam compensai noslros labores, acliones et
œrumnas. Ibid., col. 532. Ce qui suffit pour qu'on
puisse parler de « récompense », sicut hereditas simul
compensât officia hsredis etiamsi propter aliam causam
723
MÉRITE, ÉGLISES RÉFORMÉES : ZWINGLE
724
conlingit, col. 542. La première édition du Commen-
taire, Wittemberg, 1532, qui n'est pas passée dans le
Corpus reformalorum, donne à la même idée cette
très heureuse formule, fol. 2, vm v : Ut si quis dicat
filium familias non mereri o/Jiciis suis ut sit filius, sed,
cum natus sit filius, postea merenlur officia ipsius alia
prœmiu.
Aq total, il est certain que Mélanchthon n'a jamais
entièrement rompu avec le préjugé fondamental de la
Réforme. Ce qui le choque chez les papistes, c'est
la part qu'ils font aux œuvres humaines dans l'éco-
nomie du salut au détriment de la foi : Fidem exténuant
et vitupérant, et tantum docent homines per opéra et
mérita cum Deo agere. Apologia, iv, 60, Millier, p. 97.
A l'encontre de ce mythe que la passion de la contro-
verse impose obstinément à son esprit prévenu, il se
croit obligé de défendre les droits de Dieu et de sa
grâce; mais, sur cette base, il n'en arrive pas moins à
reconnaître que les œuvres du chrétien justifié ont
leur prix devant Dieu. N'est-ce pas, en somme,
l'essentiel de la foi catholique? En regard de cet
accord fondamental, les différences accusées par les
préventions de la polémique pèsent d'un mince poids.
Sans méconnaître la distance qui la sépare de
l'Église, il est visible que la pensée réfléchie de Mé-
lanchthon est encore plus éloignée du luthéranisme
primitif. Elle témoigne d'une notable évolution dans
les conceptions religieuses de la Réforme, et l'histoire
doit bien constater que c'est dans le sens des positions
du catholicisme tant décrié qu'elle se produisait.
3° Églises réformées. ■ — A côté des grands initiateurs
de la Réforme allemande, les réformateurs suisses et
français ne sont guère que des satellites, et les sym-
boles officiels de leurs Églises ont, pour la plupart,
une origine plus tardive. Il n'en faut pas moins recueil-
lir leur témoignage, qui, dans le concert commun, ne
laisse pas de faire entendre çà et là sa note spéciale.
On admet assez communément parmi les protestants,
voir Justification, t. vin, col. 2153 2154, que la doc-
trine des œuvres tient plus de place dans les Églises
réformées que dans l'Église luthérienne : celle du
mérite ne pouvait qu'en ressentir le contre-coup.
1. Doctrine de Zwingle. ■ — Au colloque de Mar-
bourg (septembre 1529), Mélanchthon eut l'impres-
sion que Zwingle et les siens « n'affirmaient pas suffi-
samment la doctrine de la foi et parlaient comme si
c'étaient les œuvres qui fussent la justice ». Epist.,iv,
n 637, Corp. reform., t. i, col. 1909. Impression exces-
sive sans doute, mais qui nous assure que nous
sommes, ici encore, en présence d'un protestantisme
où la morale garde ses droits.
De fait, Zwingle professe que l'avènement du Christ
a pour but de nous inciter à la pratique du bien :
Hœc enim duo Chrislus ubique inculcat, videlicel
redemplionem per se et quod qui per eum redempti
sunt jam ad ejus exemplum vivere debeant. De vera
et (alsa religione (1525), dans Opéra, édit. Schuler
et Schulthess, Zurich, 1832, t. m, p. 324. Cf. ibid.,
p. 209 : Ejus justitia nostra justifia est, si modo non
secundum carnem ambulaverimus sed secundum spiri-
tum. Cependant il refuse d'admettre que ces œuvres
aient aucun mérite. Son Antibolon contre Emser
(1524) contient précisément un petit dossier de textes
scripturaires à l'appui de la thèse négative, terminé
par cette conclusion péremptoire : Luce clarius vide-
mus nos sola gratia Dei, non nostris merilis felicitale
donari. Il ne peut nier pourtant qu'il ne se trouve
dans l'Écriture mulli loci quibus merilum adseri videa-
tur. Mais il faut, assure-t-il, entendre ces passages
comme des manières de parler, en ce sens que la
bonté divine attribue à nos œuvres ce qui n'appartient
qu'à sa giâce, à moins qu'il ne s'agisse d'une accom-
modation à la faiblesse des simples. Ibid., t. m,
p, 139-141. Ce qui est une façon de tourner des textes
clairs au nom d'un système préconçu.
En réalité, l'opposition de Zwingle à la doctrine du
mérite tient à une cause plus profonde, savoir sa
théodicée, qui supprime la cause seconde au profit de
la Cause première. Voir Seeberg, Dogmcngeschichte,
t. iv, p. 368. L'auteur laisse entrevoir sa pensée dans
son commentaire critique sur le canon de la messe,
paru 1 année précédente (1523), où il insère, à propos
du texte : quorum meritis precibusque concédas, une
petite dissertation contre le mérite des saints et fina-
lement contre le mérite tout court. On y retrouve le
pessimisme foncier de la Réforme : Qua igitur via
beatitudinem merebimur, cum merilum nosirum nihil
sit? Qui enim fiet ut qui mortuus est aliquid vita dignum
agat? Nous ne sommes sauvés que par le Christ, dont
le mérite est una solaque nostrse salutis causa, à tel
point qu'il serait sacrilège de vouloir y ajouter les
nôtres : Quid attinel de merilo nostro commentari, cum
solus Christus sit qui nobis felicilalem mereatur?... Sine
ergo Christi contumelia fieri nequit ut cujusquam meri-
tis fidamus; nam quantumeumque creaturœ tribuerimus
lantum Chrislo auferemus. Mais à cette dogmatique,
qui fait apparaître le mérite humain comme une-
impiété, s'ajoute une philosophie qui le rend impos-
sible : Nobis ipsis nihil tribuamus; Deus enim est qui
operatur in nobis et relie et perficere : ipsius enim sumus
opus, ipsius organa... Quid igitur ad nos transcribimus,
cum neque consilium neque opus ipsum a nobis profi-
ciscatur? De canone missœ epichresis, ibid., t. m,
p. 96-99.
Le déterminisme sous-jacent à ces formules éclate
dans le De vera et falsa religione déjà cité. Providentia
ergo Dei simul lolluntur et liberum arbitrium et meri-
lum. Nam, illo omnia disponente, quœ sunt partes nos-
trœ ut quicquam ex nobis ipsis fieri possimus arbilrari?
Cum aulem omnia ipsius opéra fiant, quomodo nos quic-
quam merebimui? Ibid., t. ni, p. 283. Pour expliquer
les textes contraires ■ — et il reconnaît que ce sont les
plus nombreux : Nemo inficiatur in sacris litleris ferme
plura esse quœ operibus nostris tribuant merilum quam
quœ negent - — Zwingle reprend et pousse à bout sa
théorie de l'accommodation. Les « prophètes » ont
ainsi parlé in usum eorum qui providentiam non clare
agnoscebant. Du moment qu'il y a des hommes assez
épais pour ne compter que sur leurs œuvres, Dieu leur
tient un langage approprié à leur faiblesse, pour
obtenir d'eux par ce moyen les vertus que les autres
pratiquent spontanément : Quorum imbecillitate aut
polius per fldia Deus abutitur et prœmii spe ad bona opéra
invitât. Les prédicateurs chrétiens peuvent et doivent
imiter sa conduite sur ce point, en s'efforçant d'in-
culquer à leurs auditeurs la foi qui sauve et stimulant
par l'attrait de la récompense ceux qui resteraient
sourds à cet appel. Ibid., p. 284-285.
Mais que penser des œuvres saintes dont la foi est
le principe? Ardua quœstio est, dit ailleurs Zwingle, an
illa mereantur. Il se rallie, pour son compte, à la
réponse négative, au nom du dogme de la rédemption :
Nam si merentur opéra nostra beatitudinem, jam non
fuisset Christi morte opus. Les textes où la vie éter-
nelle est donnée comme une récompense sont dits
humano more pour couvrir d'un voile délicat la réalité
du don divin. Quœ ipse [Deus] per nos facit nobis tri-
buit ac velut nostra remuneratur, quum illius sit non
tanlum qtiicquid operemur sed etiam quicquid sumus ac
vivimus... Constat ergo aut prœmii nomen quidem
haberi in divinis litteris, sed loco liberalis doni. Loin
d'ailleurs de s'opposer aux bonnes œuvres, la foi en
la gratuité du salut doit, au contraire, les exciter.
Nous sommes comme le fils de famille, qui sait avoir
droit à l'héritage paternel par le fait, non de ses
mérites, mais de sa naissance, et n'en sert son père
725
MÉRITE, ÉGLISES RÉFORMÉES : CALVIN
726
qu'avec plus de fidélité : Fontem ergo efjodimus ex
quo bona opéra profluant quuni fidem docemus. Avec
saint .Jacques, il repousse donc comme une foi morte
celle qui ne s'exprime pas en œuvres et, avec saint
Paul, il réclame « la foi qui opère par la charité ».
Fidei christianœ expositio, t. iv, p. 62-64.
Étrange construction, dans l'ensemble, où l'obli-
gation pratique des œuvres coïncide avec la négation
théorique de leur valeur, où l'on voit des prémisses
déterministes s'épanouir en conclusions morales, et
qui montre combien fortes devaient être chez l'au-
teur les exigences de l'esprit clirétien pour s'intro-
duire, en dépit de la logique, dans le système le moins
fait, en apparence, pour les autoriser et certainement le
moins capablt de les maintenir.
2. Doctrine de Caluin. — Plus importante à tous
égards par son ampleur et son rayonnement est
l'œuvre doctrinale de Calvin, dont VInslitutio reli-
gionis christianœ, publiée en 1536, recevait dès 1539
des remaniements qui la rapprochent de l'état défi-
nitif sous lequel elle n'a plus cessé d'alimenter la
théologie du protestantisme français. On y trouve un
long chapitre De juslificatione fidei et meritis operum,
c. x dans l'édition de 1539 et les suivantes (= c. vi
dans l'édition de 153C), Opéra omnia, édit. Baum,
Cunitz et Reuss, t. i, col. 737-802, qui définit bien les
positions assez complexes de l'auteur.
a) Pre'misses dogmatiques. — On trouve naturelle-
ment chez Calvin, dans toute sa rigueur, la dogmatique
protestante de la justification. Justificari operibus
ea ratione dicetur in eufus vita reperietur ea puritas
ac sanctitas quœ testimonium justilise apud Dei thro-
num mereatur. 2, col. 737-738. A cette conception
l'auteur oppose celle de la justification par la foi seule,
qui est essentiellement exclusive de nos mérites : Citra
operum meritum, imo extra operum meritum justificari
qui fide justificantur. 9, col. 741.
La confiance dans les œuvres, en effet, est égale-
ment contraire à la gloire de Dieu et à la paix des
âmes. 23-25, col. 751-754. Elle est surtout une pro-
fonde illusion; car toutes les œuvres qui précèdent la
justification sont mortes comme l'âme qui les pro-
duit : Hinc facile cernimus esse maledictum, nec modo
nullius ad justitiam pretii sed certi in damnationem me-
rili, quidquid cogitât, meditatur, perficit homo ante-
quam Deo per fidem justificetur. 30, col. 757. Il n'y a
donc pour nous de « mérite » • — et c'est évidemment
à dessein que ce mot est choisi — qu'en vue de la
damnation.
Celles qui suivent la justification sont aussi tou-
jours impures à quelque égard : Primum dico quod
optimum ab illis [justis] proferri potest aliqua tamen
semper carnis impurilale respersum et corruptum esse...
Xullum unquam exstitisse pii hominis opus, quod, si
severo Dei judicio examinaretur , non esset damnabile.
37-38, col. 761-762. Cf. 43, col. 765: Fiducia qualibet
nos passim depellunl scripturœ quum docent juslitias
omnes nostras fœtere in Dei conspectu nisi a Chrisli
innocentia bonum odorem ducant, nihil quam irritare
Dei ullionem posse nisi misericordise ejus indulgentia
suslineantur.
A l'appui de ce pessimisme, Calvin est heureux de
citer l'autorité de saint Augustin, Enarr. in ps.
cxxxvu, 18, P. L., t. xxxvii, col. 1783-1784, où il
trouve résumées les deux causes essentielles qui nous
forcent à nous défier de nos œuvres, savoir la pensée
de la grâce qui en est le principe et des péchés que
nous y ajoutons. Duas causas ponit cur non ausit sua
opéra Deo venditaie : quia, si quid bonorum operum
habet, illic nihil videt suum; deinde quia id quoque
peccatorum multitudine obruilur. 47, col. 768.
Il est notoire cependant que, d'après l'Écriture,
Dieu tient compte aux fidèles de leurs œuvres pour leur
faire du bien. Sur quoi Calvin d'expliquer aussitôt
qu'il s'agit là seulement de « causes inférieures »
subordonnées à la miséricorde de Dieu. Nihil obstai
quominus opéra Dominus tanquam causas in/eriores
compleclatur . . . : nempe quos sua misericordia œlernœ
vitœ hereditati destinavit eos ordinaria sua dispensa-
tione per bona opéra inducit in ejus possessionem. De
ce chef, l'antécédent reçoit le nom de cause : Quod in
ordine dispensationis prsecedit posterioris causam nomi-
nat. Et c'est ainsi qu'une grâce est gradus ad sequen-
tem, jusqu'à la vie éternelle qui est le terme de la série :
Mac ratione ab operibus inlerdum vitam ictcrnam dedu-
cit. Rien donc ne s'oppose à reconnaître que les
œuvres soient alicujus apud Deum pretii, pourvu que
Dieu soit, en définitive, l'auteur initial de notre justi-
fication. Ibid., 48-49, col. 768-769.
N'est -il pas difficile d'accorder ce « prix » des
œuvres, si minime puisse-t-il être, avec ce que l'on a vu
plus haut de leur radicale vanité? Calvin n'en a pas
moins associé les deux; chez lui également, les prin-
cipes luthériens, si âprement posés dans la polémique,
ne vont pas, en réalité, sans de sérieux adoucissements
à la manière de Mélanchthon.
b) Application au mérite. ■ — Ces principes comman-
dent la doctrine spéciale du mérite que l'auteur en
déduit aussitôt.
Bien qu'il soit courant chez les Pères : Usi sunt,
faleor, passim vetusti Ecclesise scriptores, ce mot lui
paraît aussi malheureux que possible. Quicumque
primus illud operibus humanis ad Dei judicium compa-
ratis aptavit, eum fidei sinceritati pessime consuluisse.
Il appartient à cette catégorie d'expressions non
scripturaires qui font toujours plus de mal que de
bien. Quorsum enim, obsecro, opus fuit invehi nomen
meriti, cum pretium bonorum operum alio nomine citra
offendiculum explicari posset? Ibid., 50, col. 769. Cal-
vin ne fait malheureusement pas connaître cet « autre
terme », à son sens plus approprié; mais on voit qu'il
tient, ici encore, à sauvegarder « le prix des bonnes
œuvres ». Les éléments d'appréciation qu'il propose
de retenir à cette fin se meuvent, bien entendu, dans
les cadres de la Réforme et semblent tout d'abord
mieux faits pour exclure ce « prix » que pour l'affirmer.
Lhi fil léger le rattache néanmoins, en fin de compte,
à la double considération de Dieu et de l'homme.
Devant Dieu, nous n'avons proprement aucun mé-
rite. L'Évangile, en effet, nous ordonne de nous
regarder comme « des serviteurs inutiles s, et la raison
en est double. C'est d'abord que tout ce que nous
pouvons faire de bien est déjà dû : Quia nihil gralui-
tum impenderimus Domino, sed debitis obscquiis tan-
tum defuncti simus quibus non est habenda gratia. En
second lieu, ce bien lui-même est un produit de la
grâce : Graliam Dei esse non dubium est quidquid in
operibus est quod laudem meretur, nullam esse guttam
quam proprie nobis adscribere debeamus. Il n'y pas
à nous en attribuer la moindre part; c'est tout entier
qu'il faut le rapporter à Dieu : Bonorum, inquam, ope-
rum laudem non, ut sophislœ faciunt, inter Deum et
hominem partimur, sed totam integram ac illibalam
Domino seruamus. Mais il plaît à Dieu d'appeler nôtre
ce qui est à lui, et c'est ainsi qu'il récompense nos
bonnes œuvres : Dominus tamen quœ in nos contai it
bona opéra et nostra appellat, et non tantum accepta
sibi esse testatur sed remunerationem etiam habitura...
Placent ilaque Deo bona opéra...; quin magis amplissi-
ma Dei bénéficia remunerationis loco referunt, non quia
ita merentur, sed quia dii'ina bonilas hoc illis ex se
ipsa pretium statu.it..., quee nihil talc merentia opéra
indebitis prsemiis munrratur. Ibid., 51, col. 770-771.
Et l'on voit assurément, dans ces formules énergi-
ques, la plus ferme intention d'exterminer le mérite
en tant qu'il serait un titre personnel au chrétien.
727
MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : RÉAGTION ÇATHOLIQ1 E
728
Mais n'est-ce pas le ramener indirectement que d'af-
firmer que ces bonnes œuvres, qui, par hypothèse, ne
« méritent » rien, nous obtiennent néanmoins une
récompense, et cela parce qu'elles sont agréables à
Dieu? On pourrait, à la rigueur, imaginer la récom-
pense comme un acte divin purement arbitraire; mais
comment en dire autant de la complaisance qui la
précède et la justifie? On ne peut pas reculer devant la
conclusion qu'il y a, dans nos œuvres, quelque chose
qui vient de nous et qui constitue pour une part leur
valeur. Le nominalisme théologique de Calvin, pour
aiguë que soit son opposition au mérite, n'arrive, en
réalité, qu'à supprimer un mot dont, bon gré, mal
gré, il conserve implicitement la substance.
II en va de -même de son pessimisme anthropolo-
gique. A l'homme il ne veut attribuer qu'une part,
celle de gâter l'œuvre. divine : Tantum hoc homini assi-
f/namus quod ea ipsa quœ bona erant sua impuritale
polluit et contaminai. Nihil enim ab homine exit,
quanlunwis per/eclo, quod non sit aliqua macula in-
quinalum. En soi, nos bonnes œuvres ne peuvent
donc qu'irriter la colère de Dieu, au lieu d'attirer sa
bienveillance; mais, à côté de la justice, il faut, ici
encore, faire place à la miséricorde : Porro Scripturœ
doctrina est aspersa esse perpeluo sordib'us multis bona
noslra opéra, quibus merilo Deus ofjendatur ac nobis
succenseat...; quia tamen illa pro sua indulgenlia non
jure summo examinât, perinde accipere ac si bona essent
ideoque, licet immerita, inflnilis beneflciis remunerari,
tum prœsenlis vilse, tum etiam futurœ. Ibid., 51-52,
col. 771-772. Cf. 70, col. 786.
Encore est- il que Dieu ne pourrait user de cette
« indulgence » si nos œuvres étaient entièrement mau-
vaises. Le fait qu'en laissant de côté son « droit
strict » il peut les voir d'un œil favorable prouve
qu'elles ont quelque chose de bon et qui en fait un
titre, précaire sans doute mais non pas absolument
nul, à ses récompenses dans cette vie et dans l'autre.
Si elles dépassent, en apparence, la pensée de Calvin,
ces déductions ne font pas autre chose que dégager
la portée dernière de ses principes. La preuve en est
qu'il écrit lui-même par manière de conclusion :
Quidquid ergo nunc in salutis adminiculum piis confer-
tur, tum ipsa beatitudo, mera est Dei beneficentia.
Tamen et in hac et illis testatur se operum habere
rationem. Ibid., 52, col. 772. Ainsi donc la grâce et la
gloire sont des actes de « pure libéralité »; mais, pour
l'une aussi bien que pour l'autre, Dieu y veut « tenir
compte de nos œuvres ». C'est donc que la ratio ope-
rum ne s'oppose pas essentiellement à la mera bene-
ficentia, et n'est-ce pas ainsi que la théologie catho-
lique entend le concept de mérite?
Au nom de ces prémisses, Calvin entreprend ensuite
une longue réfutation des arguments que les catho-
liques opposent à la thèse protestante. On y retrouve,
à maintes reprises, la trace de la même incurable
ambiguité. Il réclame avec énergie les bonnes œuvres :
Non enim aut fldem somniamus bonis operibus vacuam
aul justificationem quœ sine iis constat. 57, col. 776.
Il est vrai que l'Écriture les recommande citra meriti
mentionem, 59, col. 777; mais n'est-ce pas que, dans
ces conditions, le mérite va de soi, sans avoir besoin
d'être spécialement mentionné? En effet, il faut
reconnaître que l'Évangile change les conditions spi-
rituelles de l'humanité : Non efficiunt modo [promis-
siones evangelicœ] ut ipsi Deo accepti simus, sed ut
operibus quoque nostris sit sua gratia... Opéra [Deus],
non œstimata eorum dignitate, paterna benignilate
atque indulgenlia hune honoris attollit ut alicujus prê-
ta habeat. 63, col. 781. Ce « piix » est tel qu'elles ont la
vie éternelle pour récompense. Ordinem consequenliœ,
note subtilement Calvin, magis quam causam indicat
. ista loquulio. Mais la « conséquence » est nécessaire
et réglée par Dieu : In ejus [oitœ] possessionem ipsos
deducil per bonorum operum stadium ut quo destinavit
ordine suum in illis opus impleat. 11, col. 792-793.
Comment comprendre un « ordre » providentiel dont
la vie éternelle est le terme et l'œuvre humaine le
moyen si celle-ci ne comporte un mérite à l'égard de
celle-là?
Ainsi les positions de Calvin, comme aussi celles de
Zwingle, se trouvent rejoindre celles de Mélanchthon,
et toutes ensemble ont pour commun caractère de
réagir sur l'intransigenance systématique du protes-
tantisme initial. Il s'agit pour tous de rétablir la doc-
trine des œuvres et le fait d'en requérir la nécessité
les amène forcément à leur concéder quelque valeur.
En somme, les réformateurs ne sont restés irréduc-
tibles que sur la préparation à la grâce, d'où toute part
de l'homme, à plus forte raison tout mérite de congruo,
est exclu au profit de la justification par la seule fois
Quand ils en viennent au chrétien déjà justifié, ils
continuent, d'ordinaire, à repousser le terme de mé-
rite • — et encore Mélanchthon ne craint-il pas de
l'accepter ■ — mais, sous cette forme ou sous une
autre, ils aboutissent à conserver la chose. Leurs
critiques s'adressent au mythe, dont leur imagination
polémique est obsédée, d'un mérite qui créerait à
l'homme un droit indépendant de Dieu, alors que,
malgré le pessimisme profond de leur théologie, ils
ne peuvent échapper à l'évidence d'une valeur morale
dont la grâce devient le principe. Pour fuir l'anti-
nomisme, c'est vers le catho icisme que, sans le vou-
loir ni peut-être le croire, ils se trouvent finalement
ramenés.
Néanmoins cette convergence de fond, outre qu'elle
restait tout à la fois très incomplète et très peu
logique, n'allait pas sans de très graves divergences de
surface, qui s'exaspéraient sous la violence des polé-
miques et pouvaient légitimement faire croire à une
opposition de principe au mérite tout court. Les
extrémistes ne manquaient d'ailleurs pas qui enten-
daient maintenir le luthéranisme primitif dans toute
sa pureté. C'est pourquoi, dans la solennelle exposition
de sa Joi que l'Église allait dresser à rencontre des
erreurs ou des équivoques protestantes, le mérite
devait obtenir et obtint en réalité sa part.
IL Opposition catholique a la Réforme. — ■
Cependant la théologie catholique n'avait pas attendu
le concile pour prendre position à l'égard du pro-
testantisme. Entre l'explosion de la Réforme et l'ou-
verture de l'assemblée, toute une génération de contro-
versistes s'était élevée contre les novateurs. Leur
doctrine a le double intérêt de marquer une fois de
plus l'attitude des diverses écoles sur la question du
mérite, qui passait alors au grand jour de la contro-
verse, et d'éclairer le milieu immédiat dans lequel le
concile allait se tenir.
1° Réaction doctrinale. ■ — Il était normal que le
premier mouvement des défenseurs de l'Église fût
de mettre en lumière la doctrine catholique tradition-
nelle, rejetée si violemment et, à cette fin, si grave-
ment calomniée par les prétendus réformateurs. Von
là-dessus le dossier réuni par H. Làmmer, Die vor-
tridentinisch-katholische Théologie, Berlin, 1858, p. 161-
169.
1. Affirmation de la grâce. — Du moment que l'Église
était accusée de pélagianisme, il fallait tout d'abord
mettre in tuto la nécessité de la grâce à la base du
mérite humain.
C'est ce qu'affirme nettement la Con/utatio ponli-
ficia (1530), officiellement opposée par les théologiens
catholiques à la Confession d'Augsbourg. Quod... pela-
giani damnanlur, qui arbitrati sunt hominem propriis
viribus, seclusa gratia Dei, posse mereri vitam œlernam
tanquam catholicum et antiquis conciliis consentaneum
m
MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : RÉACTION CATHOLIQUE
73i »
acceptalur. Conj. pont., i, 4, dans C. A. Hase, Libri
sijmbolici. Leipzig, 18-16, p. i.vii.
Un des auteurs de la Ccnfutatio, Jean Cochlée, nous
a laissé, Philipp., m. 10. Leipzig, 1534, le texte de la
déclaration formelle qu'il lit dans le même sens devant
l'empereur. Sine gratia Dei, ex viribus, meritis aut
operibus propriis justificari non possumus... Etenim
a meritoriis operibus nostris nusquam secludimus fulcm,
nusqaam graliam Dei. Assertion qu'il appuie sur quel-
ques citations topiques prises dans l'Écriture, dans
saint Augustin et dans la liturgie. Sur quoi il continue
avec fermeté : Injuste igitur calumnianlur catholicos...
lutherani quasi ex propriis viribus aut meritis absque
gratia Dei aliquid facere velint aut prœsumant qucd
vitam promereatur aiernam. Son ista dicunt catholici,
sed pelagiani. Voici, au contraire, quel est l'enseigne-
ment catholique : Gratia Dei prœvenit voluntatem,
movet voluntatem, perficit voluntatem, ita ut opéra quse
alioqui nulla essent, assistente Dei gratia, aliquid sint
et meritoria fiant.
Qu'il suffise de citer encore, à l'appui de cette évi-
dence, Jean Eck, Loci communes, Cologne, 1532, v, 2 :
Opéra aliquid esse, id est meritoria vitse œlernœ ex
divina pr&ordinatione et gratia Dei acceptante...
Adverte hic opéra ex suo génère bona esse Deo grala
œlernseque vitse meritoria id accipiendum esse de ope-
ribus vivis, hoc est quse procedunt ex vitse spirilualis
principio quod est gratia et charitas. Voir de même
Conrad Wimpina, Anacephala'osis, n, 9, fol. 87 a :
Ipsa mérita nequaquam ex nobis sed ex Deo existunt,
Esaïa perhibente (xxvi, 12) : Omnia opéra bona in
nobis tu operatus es, Domine. C'est avec la plus entière
raison qu'un controversiste contemporain, Jacob
Hochstrate, Aliquot disput. cont. Luther., i, 5, 1,
Cologne, 1526, fol. 62, pouvait rendre témoignage que
« tous les théologiens sont unanimes, tous proclament
d'une seule voix que la vertu méritoire des œuvres a
sa source dans la passion du Christ ».
2. Affirmation du mérite : Témoignages privés. ■ —
Mais avec la même énergie nos théologiens affirment
la réalité du mérite dont précisément la grâce est le
fondement.
Omnino sacris lilteris adversatur negare meritoria
opéra nostra, déclare la Confutatio pontificia, i, 4, dans
Hase, op. cit., p. lvii. Et les auteurs de le prouver en
citant quelques textes bien choisis, qu'accompagne ce
principe d'interprétation : Ubi enim est merces, ibi
meritum. Le contraire leur paraît du manichéisme.
Mais il faut bien entendre que le mérite de nos œuvres
leur vient de la grâce de Dieu et non pas d'elles-
mêmes : Atlamen omnes catholici falentur opéra nostra
ex se nullius esse meriti ; sed gratia Dei facit illa digna
esse vila œlerna. Ibid., p. lviii.
La même nuance se retrouve dans la réponse de
Jean Cochlée, Phil., m, 10 : Non sane ex virlute pro-
pria [meritoria fiant opéra], sed per gratiam et mise-
ricordiam Dei promiitentis et per meritum passionis
Christi, mediatoris et advocali nostri. Voir de même les
exposés populaires de Jean Dietemberger, Der Bauer.
Obe die Christen mùgen durch iere gùten werck das
hymelrecich verdienen, 1523, et surtout de Berthold
Firstinger, évêque de Chiemsee, Tewlsche Theologeij,
lxxjx, édition Heilhmeier, Munich, 1852, p. 549-554,
qui, après avoir exposé le fait du mérite et ses condi-
tions, ne manque pas d'ajouter, ibid., 7, p. 553 :
« Par-dessus tout il faut bien penser et retenir qu'au-
cun homme ne peut mériter, pour lui-même ou pour
les autres, si ce n'est par le moyen des mérites du
Christ. >) Cf. J. Hochstraten, Epitome de fide et
operibus, c. 10, Cologne, 1525, fol. d. 1, qui s'approprie
largement les textes classiques de saint Augustin où
le don de la vie éternelle est ramené à la grâce.
Quoiqu'il ne faille pas exagérer la valeur propre à
l'œuvre humaine jusqu'à la rendre indépendante de
Dieu, il reste néanmoins qu'elle est une réalité, et qui
devient, l'action divine étant toujours supposée, une
véritable source de mérite. Cum optirnus creator nos-
ter, explique Wimpina, op. cit., fol. 87 a, ita nos prœ-
destinaverit qui debeamus ex fide per dilectionem
operari ac per hoc vitam œternam assequi, permittit pien-
tissimus ille ut ipsius dona sint nostra mérita, ejus
quod ctiam bona opéra... nostra supputenlur. Et si la
part de l'homme peut sembler ici un peu mince, elle
s'affirme plus nettement un peu plus loin, ibid.,
fol. 91 a, quand l'auteur précise la voie moyenne du
catholique entre les deux hérésies pélagienne et pré-
destinatienne : Tu média via tutissimus ibis, nil tibi
absque Deo arrogando... sed neque lamen opéra bona
inlermitlendo..., cerlo certius habens quia facienti quod
ex Deo gratuito movente in se est merendi vis suppedile-
tur, qua vitam œternam ex miserentis Dei gratia tandem
assequatur. Rien donc ne permet d'oublier la grâce;
mais, dans l'économie du surnaturel selon l'Église,
c'est la grâce elle-même qui nous fournit le moyen de
mériter.
3. Affirmation du mérite : Témoignages officiels. ■ —
Aussi les gardiens de la pensée catholique s'atta-
chaient-ils, avec une rigueur qui est un signe des
temps, à ne pas laisser s'introduire la moindre équi-
voque à ce sujet.
En commentant le cas du jeune homme riche, qui
vient consulter le Seigneur sur le moyen d'aboutir
à la vie éternelle, Matth., xix, 16-17, Érasme avait
incidemment glissé cette remarque : Atqui nullus
mortalium absolute bonus est, nec ullum est opus homi-
nis quod ita bonum sit ut mereatur prsemium œternœ
vitœ. In Evang. Matthœi paraphrasis, c. xix, Bâle,
1522, p. 129. L'Université de Paris trouva dangereuse
cette assertion (juillet 1526), au point de lui infliger
la censure suivante : Quamvis vita œterna suapte natura
tanlum sit bonum ut absque divina gratia non possit
quis illam mereri, asserere tamen hominem cum divina
gratia illam non posse promereri est hœreticum et sanctis
scripturis contrarium. Duplessis d'Argentré, Collectio
judiciorum, t. n, col., 64.
Cette collaboration de Dieu et de l'homme est expri-
mée en termes très heureux dans ï'Inslructio publiée
contre Mélanchthon par la même Université de Paris
(1535). Après avoir rappelé que la grâce et la liberté
sont les deux principes conjoints de toute notre acti-
vité surnaturelle, les auteurs en tirent la conclusion
suivante au sujet du mérite : Sic quoque nostra mérita
Dei dicuntur ut primarii aucloris, cui debetur prima-
tus meritorum et principalis actio. Nostra itidcm dicun-
tur mérita; cooperalores enim Dei sumus qui adjuvat
imbecillitatem noslram et mercedem quisque accipiet
secundum suum laborem. Il faut assurément tenir
compte que cette valeur de nos œuvres par rapport
à la céleste récompense suppose une libre et toute
gracieuse promesse de Dieu, mais toujours à condi-
tion que notre liberté lui apporte son concours : Fir-
miter tenendum est dignitatem operum meriloriorum non
ex fide solum quam in Christum habemus procedere, sed
etiam ex gratuita Christi promissione et convenlione
ejusdem, modo non sit otiosum liberum arbilrium,
verum etiam ejusmodi bona opéra efficiat ex charitale.
Instr. in artic. Melanchthonianos, 10-11, dans Duplessis
d'Argentré, t. i a, col. 399-400.
Ainsi la pensée catholique est assez souple pour
embrasser tout à la fois la grâce et le mérite, sans com-
promettre ni l'une ni l'autre. Ces principes étaient
acquis depuis longtemps : les premiers adversaires de
la Réforme n'eurent qu'à reprendre le bien commun de
la foi et de la piété traditionnelles. En effet, comme
veut bien le concéder A. Hitschl, Die christliche Lehre
von der Rechtfertigung und Versohnung, Tubingue,
731
MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : ESSAIS DE COMPROMIS
732
2" édit., 1882, 1. i, p. 135, « il n'est pas vraisemblable
que ces pensées [sur le rôle qui revient à Dieu dans
l'affaire du salut] leur aient été remises en mémoire
par le seul fait que les réformateurs leur accordaient
un relief aussi prépondérant ». Seulement il ne faut
pas davantage sacrifier l'œuvre de l'homme à celle de
Dieu. L'intérêt de ces premiers actes de ce qu'on pour-
rait presque appeler le magistère ecclésiastique, joints
à l'éfTort des controversistes qui les avaient inspirés
et préparés, est de faire voir avec quelle sûreté de main
les défenseurs de la foi catholique maintenaient cet
équilibre sur lequel l'Église avait jusque-là vécu, et
dont la Réforme venait troubler si gravement l'éco-
nomie.
Il n'est peut-être pas de document où se reflète
mieux la complexité de cette position que les instruc-
tions pratiques contenues dans la lettre du pape
Paul III « sur la manière de prêcher » (1542), éditée
dans Quirini, Epist. Reg. Poli, Brescia, 1748, t. m,
préface, p. 80-81.
Avant tout, le pape recommande d'insister sur les
bonnes œuvres, mais non sans les subordonner aux
mérites du Christ. Locus hic de bonis operibus maxime
est amplificandus coram populo..., dummodo semper
primum fiduciam habeat in meritis Christi quibus
omnia nostra opéra nitunlur. C'est dans ces conditions
que Dieu propose à nos efforts prsemia omnium amplis-
sima, savoir la vie éternelle. D'où ces règles positives
à l'adresse du prédicateur : Ita... agendum ut nun-
quam fidem in Christum prœdicet quin etiam in eodem
sermone et de peenitentia et de bonis operibus disserat,
itemque contra nunquam de operibus et de pœnilenlia
sermonem habeat quin etiam de fide et meritis Christi.
Ceci dit pour la moyenne du « peuple », il faut aussi
penser aux âmes superieures.cn qui l'amour du Christ
fait naître le plus complet mépris de leurs œuvres :
Quod si quis poluerit ad hanc in Christo perfectionem
peruenire ut sui ipsius oblilus... omnia etiam bona opéra
sua... contemnat et nihilifaciat, sed vivat tantum in
Christo, hic prœ omnibus admiratione dignus est haben-
dus. Mais on se gardera d'exposer ces sommets du
mysticisme à tout le monde indistinctement; nam non
omnes huic verbo capiendo idonei sunt. Les mystiques
eux-mêmes sont avertis qu'ils doivent tout d'abord,
sous peine des pires illusions, accomplir avec le plus
grand soin toutes les bonnes œuvres que réclame leur
état, pour avoir ensuite le droit de les mépriser.
Ainsi le pape voulait unir à une légitime apprécia-
tion du mérite, non seulement la considération de la
grâce qui en est le fondement, mais le sens de la per-
fection qui arrive à le compter pour rien. On tenait
généralement, comme l'estime le savant éditeur, ibid.,
p. 74, que cette lettre pontificale a pour « auteur prin-
cipal » le célèbre cardinal Pôle, voir Epist., xxv, ibid.,
p. 45. Aujourd'hui elle est restituée à G. Contarini.
Voir Fr. Dittrich, Regeslen und Brieje des Cardinals
G. Contarini, Braunsberg, 1881, n. 859, p. 225-226.
De toutes façons, elle n'est que plus représentative de
la théologie du temps.
2° Essais de compromis. — Tandis que s'affirmait
ainsi la doctrine catholique intégrale, d'autres, plus
sensibles aux préjugés tenaces des réformateurs,
essayaient de les désarmer par quelques concessions.
1. Tentatives isolées. — De cette méthode l'histoire
des premières controverses fournit d'assez curieux
spécimens.
C'est ainsi que le théologien belge George Cassander,
voir t. ii, col. 1823, qui prit part à maints colloques
avec les protestants, tout en conservant le mot mérite
dont ses adversaires eux-mêmes consentaient à se
servir, s'applique à en réduire la réalité. Il insiste
sur le déficit de notre propre justice, même après la
justification : Illud ab universa Ecclesia diligcnler
asserilur eam [justitiam] potissimum in fide remissionis
peccatorum et Dei misericordia per intercessionem san-
guinis Christi consistere, cum per se ipsa impura et
imperfecta sit. A l'appui de son affirmation, il se sent
capable de citer mulla et prœclara antiquitatis testi-
monia, parmi lesquels, bien entendu, les déclarations
pessimistes de saint Bernard, voir plus haut, col. 073,
figurent en bon rang. De articulis religionis inler calh.
et prot. conlroversis, vi, édit. de Lyon, 1612, p. 52.
A ces « témoignages de l'antiquité » il veut joindre le
suffrage des scriptores scholastici et recentiores eccle-
siastici, qui omnem vim meriti hujus justitise in sola
gratuita Dei acceptatione et liberali promissione consli-
tuunt, cum et ipsa qualiscumque justitia donum sit
Dei et jure servilutis Deo debealur. Ibid., p. 53.
Ce qui est plus précieux pour nous, ce sont les pas-
sages qu'il rapporte, ibid., p. 53-54, d'auteurs contem-
porains. Sunt mérita nostra, enseignait Adrien
d'Utrecht , devenu pape sous le nom d'Adrien VI, veluti
baculus arundineus, cui dum quis innixus fuerit con-
fringit..., et quasi pannus menstruatœ sunt omnes justi-
tise noslrœ. Jugiler igitur super pannum bonœ vitœ
quem justiliie operibus leximus slillamus saniem diver-
sorum criminum. Quse igitur ex eis poterit esse fiducia
ad Deum? Et semblablement le maître parisien Josse
Clichtoue sur les trois mots A'on sestimator meriti
du canon de la messe : Quid meriti nostri apud Deum
poterimus obtendere cui debemus omnia?... Quid nobis
de bonis operibus applaudere poterimus, cum universse
justitise nostrse sint quasi pannus menstruatœ apud
Dominum?... Nulla igitur in Deum nostra sunt mérita,
cui débita sunt omnia quse prœstamus, cui non ex nobis
sed sola sua bonitate, si qua sunt bona opéra nostra,
accepta sunt et grala, et a quo ut prœcipuo auclore pro-
jecta sunt. Ces affirmations se lisent dans son Eluci-
darium ecclesiasticum, 1. III, Bâle, 1519, fol. 140 v°.
De ces citations George Cassander, op. cit., p. 54,
entendait bien dégager une apologétique de circons-
tance : Hœc ideo adscribere visum fuit ut prœsens
Ecclesia a calumnia vindicetur, qua nimium huic justi-
tiœ et merito bonorum operum tribuere, et in Christi
meritum ingrata et contumeliosa esse traducitur. Sous
prétexte de ne pas trop accorder au mérite humain,
notre théologien n'aboutissait-il pas à lui accorder
trop peu? Ces concessions, en tout cas, valurent à son
petit traité d'être partiellement réédité plus tard,
avec une traduction allemande, par le luthérien Jean
Saubert, sous le titre, d'ailleurs excessif, de Cassander
evangelicus sive in plœrisque assertor Aug. Confessio-
nis gravissimus, Nuremberg, 1631, où les passages rela-
tifs au mérite ne manquent pas de figurer, p. 54-64.
Son nom et son dossier sont pareillement exploités par
J. Gerhard, Loci theol., loc. XVIII, c. vm, n. 107, édit.
Cotta, t. vm, p. 117-119, et, plus récemment encore,
par A. Ritschl, op. cit., 1. 1, p. 137.
En somme, il n'y avait là que la reprise d'un thème
pessimiste déjà familier aux mystiques du Moyen
Age, voir plus haut, col. 707, et qui ne représentait
évidemment qu'un côté de la question. Il n'en est pas
moins significatif que ces textes aient semblé utili-
sables en vue de certaines avances à faire aux protes-
tants.
2. École de Cologne. ■ — Ces manifestations isolées
d'opportunisme allaient prendre corps dans la théorie
de la double justice, dont les théologiens de Cologne se
constituèrent les défenseurs. Voir Justification,
t. vin, col. 2159-2164. Elle consiste à diminuer le plus
possible l'œuvre de l'homme au profit de la justice du
Christ, qui peut seule donner à la nôtre quelque valeur.
Il devait en résulter une appréciation absolument
minimiste du mérite humain.
On voit s'affirmer cette tendance chez Albert Pi-
ghius, qui avait suivi à Louvain les leçons du futur
733 MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : ESSAIS DE COMPROMIS
734
Adrien VI. Il pose donc en thèse quod non juslifica-
bilur in conspectu Dei omnis vivens, et cela au regard
non seulement de la justice absolue, mais tout autant
de cette « justice imparfaite » qui seule est accessible
à notre faiblesse. Les preuves en sont demandées aux
textes pessimistes, si nombreux dans l'Écriture, qui
affirment notre misère devant Dieu: par exemple, dans
l'Ancien Testament, Ps., xxxi, 2; cxlii, 2; Job, ix, 2,
et surtout Is., lxiv, 6; dans leNouveau, Matth., vi, 12
et I Joan.,1, 8. Controvcrsiarum... explicatio, Cologne,
1541, fol. 37 r°. Non pas que nous soyons dénués de
tous mérites, mais ils viennent à nos œuvres de la
grâce du Christ et non pas d'elles-mêmes : ...Non ex
ipsis aut ex nobis, sed ex divina gratia ex qua procé-
dant...; ex Christo cujus asperguntur sanguine; ex
ejusdem Dei hominis meritis quse nobis ut membris
ejusdem communicantur, quibus nostra involvuntur
atque induuntur opéra. Ibid., fol. 65 r°.
Dans son édition des lettres du cardinal Pôle, le
cardinal Quirini assure que les protestants disaient de
Pighius : Totus noster est in causa justifîcalionis. Episl.
Reg. Poli, t. n, Diatriba ad Epistolas, p. cxxx, et il
s'applique à le disculper de tout reproche. Pour ne
parler que de la présente question, si Pighius rattache
avec raison le mérite à la grâce, il n'en est pas moins
certain que celle-ci ne fait en quelque sorte qu'enve-
lopper et revêtir du dehors des œuvres qui restent
insuffisantes et, à bien des égards, mauvaises. Le
mérite de l'homme, s'il n'est pas supprimé dans ce
système, y est du moins réduit au minimum.
Son élève Jean Gropper semble, au premier abord,
le mieux affirmer. Pour marquer la part qui revient à
Dieu, il s'en tient aux formules traditionnelles de saint
Augustin. Quamquam opéra nostra quadamtenus sint
causse crescentis istius justificationis, meriti eliam apud
Deum, non temporalium modo verum etiam spiritualium
bonorum, imo et vitse seternse, hoc tamen non provenire
ex propria eorum sufflcientia, quin potius clementia et
dignatione Dei, qui ex mera illa quam non promeremur
bonilale dona sua coronat in nobis. Antididagma,
Cologne, 1544, fol. xu v°. Cf. ibid., fol. xvi v° : Intel-
ligi debent Scripturse testimonia ita nimirum quod
Deus bona opéra remuneret vita seterna ex gratuita
dignatione suse clementise.
Mais il reste que ces déclarations sont encadrées
dans un ensemble aux termes duquel il n'y a de vraie
justice que la justice du Christ qui nous est appliquée
par imputation, et d'où le mérite de l'homme sort,
par conséquent, fort diminué.
3. Contarini et l'Intérim de Ratisbonne. — Étant
donnée cette tendance réservée qui caractérise l'école
de Cologne, il n'est pas surprenant que, dans les col-
loques qui se multipliaient alors en vue de l'union,
ses adeptes, un peu de diplomatie aidant, aient cru
pouvoir chercher un terrain d'accord avec les Églises
fidèles à la Réforme dans l'abandon d'un terme tou-
jours odieux à celles-ci et qui ne représentait plus pour
eux-mêmes qu'une réalité très amoindrie. C'est ce qui
eut lieu à la célèbre conférence de Ratisbonne (jan-
vier-juillet 1541), à laquelle assistait le légat Conta-
rini et dont Gropper fut le principal conseiller théolo-
gique.
L'article v de l'Intérim qui en fut le résultat porte
précisément sur la justification, et se termine par un
paragraphe où il est question de faire croître en nous
la grâce par les bonnes œuvres : Del operam [pjpulus]
huic augmenlo per bona opéra. A quoi est ajoutée, en
termes d'ailleurs entourés de subtiles restrictions, la
mention de la récompense qui nous est promise de
ce chef : Reddil Deus etiam bonis o péri bus mercedem,
non secundum substantiam operum neque secundum
quod sunt a nobis, sed quatenus in ftde fiunt et sunt a
Spirilu Sancto..., concurrente libero arbitrio tanquam
partiali agenle. Mais le mot de mérite reste exclu de
cette formule alambiquée. Texte dans Th. Hergang,
Das Religions- Gesprâch zu Regcnsburg, Cassel, 1858,
p. 104-106.
Comme on peut bien le supposer, cette réticence
était trop manifeste pour passer inaperçue. Afin de
prévenir les malentendus possibles, Contarini s'en
expliquait déjà brièvement, le 3 mai, dans une petite
note qui accompagnait l'envoi du document officiel.
Texte édité par Th. Brieger, dans Zeitschrift fur Kir-
chengeschichte, 1882, t. v, p. 594-595. Néanmoins, dès
avant la fin du colloque, des bruits tendancieux étaient
mis en circulation et ses auteurs passaient, dans les
milieux romains, pour avoir carrément nié le mérite
des bonnes œuvres : Romœ murmur auditur et opinio
mullum prœvalet contra illos doclores, asserentes eos
decrevisse opéra post gratiam non esse meriloria. Lettre
d'Alexandre Farnèse à Contarini, en date du
15 juin 1541, dans J. Le Plat, Monument, ad hist. conc.
Tridentini ampl. collectio, Louvain, 1783, t. m, p. 122.
Voir une semblable allusion dans la lettre de Bembo
à Contarini, en date du 27 mai, éditée par L. Becca-
delli, Monumenti di varia letteralura, t. i b, Bologne,
1799, p. 169, et dans la réponse de Contarini à Bembo,
en date du 28 juin. Fr. Dittrich, Regesten und Briefe
des Cardinals G. Gontarini, Inedita, n. 78, p. 341.
A cette rumeur accusatrice Contarini répondit de
Ratisbonne, le 22 juin, par une longue et curieuse
lettre au cardinal Farnèse, qui rétablit les faits et nous
renseigne exactement sur les intentions de l'assem-
blée. Il commence par démentir la formule négative
qu'on leur impute et qui, de fait, ne figure pas dans
l'Intérim. Mais il ajoute aussitôt qu'on y a soigneuse-
ment évité les termes trop précis qui pouvaient faire
question : Verum quidem illud est... vitari istas voces
meritum et meritorium. Caute etiam devilatum est ne
diceretur opéra nostra esse meritoria oitee alternée.
Il s'agit donc d'une tactique voulue, dont l'auteur
s'empresse de donner la raison à son correspondant.
On s'est abstenu du terme « mérite » parce qu'il n'est
pas employé dans l'École sans d'importantes nuances.
Et l'auteur d'en appeler, après Aristote, à saint Tho-
mas, qui n'admet qu'un mérite secundum quid, et à
Scot, qui le subordonne à l'acceptation divine. Voir
ci-dessus col. 682 et 701. Voilà pourquoi on n'a pas,
dit-il, estimé prudent d'jmposer ce terme d'une manière
absolue : Quapropler nos considérantes quod, quando
aliqua uox dicitur sine omni additione et limilatione,
possit accipi in sensu simplici et absoluto, non est nobis
visum esse necessarium ut cogeremus protestantes ut
explicarenl hsec verba de merito. Les ménagements
dont on use envers les Grecs au sujet de formules qui
leur déplaisent ne seraient-ils pas, ajoutait-il, de mise
à l'égard de chrétientés autrement importantes?
On n'a pas davantage 'voulu dire que nos œuvres
méritent la vie éternelle. Car celle-ci nous est attribuée
par un vouloir tout libéral de Dieu. Dès lors, parler
de mérite à cet égard fait croire aux protestants quod
velimus asserere deberi nobis oitam propter opéra,
quasi prius nobis non fuisset débita propter gratuitam
donationem, quodque doceamus opéra posse mereri oitam
eliamsi prius nobis ratione doni débita non fuisset.
C'est pourquoi ils n'acceptent pas de mérite au sujet
de la gloire elle-même, mais bien seulement de son
augmentation : Quare illi bonis operibus potius aug-
mentum felicitalis vilx aeternee tribuunl quam ipsammet
vitam œlernam. En vertu des mêmes scrupules, nos
théologiens s'abstiennent de cette expression : l'as-
semblée les a imités sur ce point, ne uideamur ingrate
dicere quod vita selerna nobis non fueril prius débita
ratione doni sed tantum debeatur nostris bonis operibus.
D'où l'auteur conclut : Hisce, inquam, causis, ratio-
nibus ac exemplis moti, judicavimus non esse necesse
735
MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : PRÉPARATION DU DÉCRET
736
cogère protestantes ad istam vocem meriti, sed dissimu-
landam esse putavimus.
Si la première raison invoquée par Contarini était
plutôt d'ordre politique, on voit que la seconde
appartient proprement à la théologie. Ce qui nous
prouve à quel point les chicanes de la controverse
avaient fini par imposer à certains catholiques les
préventions les plus caractéristiques de la Réforme.
Texte dans Theol. Studien und Kritiken, 1872, t. xlv,
p. 144-150. Voir de même la lettre de Contarini (à
Jérôme Aléandre?), en date du 22 juillet, éditée par
L. Beccadelli, Monumenti di varia letteralura, t. i b,
p. 186-189, et Th. Brieger, dans Zeitschri/t jùr Kirchen-
geschichte, 1880, t. ni, p. 516-519. Après y avoir rap-
pelé qu'il fut d'accord sur ce point avec tous les
théologiens impériaux, le légat s'élève assez vivement
contre l'idée qu'on veuille faire de Dieu notre débiteur.
Quant à lui, il déclare vouloir tout attendre dalla
sua benignilù, misericordia et liberalità et non da debito
suo et obbligo suo alcuno. Contarini avait pareillement
évité le terme « mérite » dans sa célèbre lettre doc-
trinale du 25 mai sur la justification.
L'Intérim de Ratisbonne n'eut aucun succès. Mais
les controversistes protestants ne manquèrent pas et
ne se privent point encore aujourd'hui de compter
comme une victoire les concessions imprudentes qu'il
avait arrachées aux « pontificaux ». En particulier,
la lettre de Contarini leur mettait en mains un magni-
fique atout. Publiée pour la première fois par Flacius
Illyricus, De voce et re fidei quodque sola fïde justifi-
camur, Bâle, 1563, p. 268-272, elle fut reprise, au
xviii» siècle, par G. Riesling et opposée à l'apologie
de Contarini que venait de tenter le docte cardinal
Quirini, évêque de Brescia. Epistolse Anti-Quiri-
nianse, Leipzig, 1751, p. 289-293. De ces sources trop
peu accessibles, elle a été jetée de nouveau au grand
jour de la publicité par Th. Brieger, en appendice à son
mémoire Die Rechljertigungslehre des Cardinal Conta-
rini, dans Theol. Studien und Kritiken, 1872, t. xlv,
p. 144-150, à l'appui de la thèse qui qualifie de concep-
tion « authentiquement protestante », ibid., p. 142, la
théorie de la justification défendue par le cardinal
légat. Voir du même auteur un jugement à peine
adouci dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 1882,
t. v, p. 577-581.
Il serait injuste d'enregistrer purement et simple-
ment comme le verdict de l'histoire ces appréciations
de polémistes tendancieux. Plus modéré, H. Ruckert,
Die theologische Entwicklung G. Contarini, Bonn, 1926,
p. 93-95, se contente de dire que sa position au sujet
du mérite fut seulement équivoque. Voir de même
Fr. Dittrich, G. Contarini, Braunsberg, 1885, p. 685-
692, et Fr. Hiinermann, Die Rech/ertigungslehre des
Kardinals G. Contarini, dans Theol. Quartalschrift,
1921, t. en, p. 19-22. Mais les faits subsistent, qui
témoignent combien fut réelle et profonde, dans les
milieux inféodés à l'école de Cologne, la tendance à
certains compromis théologico-politiques dont la doc-
trine du mérite était appelée à faire plus ou moins
directement les frais. En même temps qu'ils font con-
naître l'atmosphère dans laquelle le concile de Trente
était à la veille de s'ouvrir, ces indices convergents
permettent de mesurer tout à la fois l'importance
et la difficulté de la mise au point qu'il s'agissait de
réaliser.
III. DÉFINITION DU CONCILE DE TRENTE. Un des
principaux objectifs que le concile de Trente s'est
proposés et un de ses plus importants résultats fut la
promulgation du décret relatif à la justification
(vie session : 13 janvier 1547). La doctrine du mérite
en est un élément, que la logique du sujet et la pres-
sion de la polémique protestante imposaient égale-
ment d'y faire entrer.
1° Histoire du décret conciliaire. - — Dans les longues
délibérations qui précédèrent l'avènement du Decre-
tum de justificationc (juin 1546-janvier 1547), la ques-
tion du mérite devait tout naturellement trouver sa
place, en attendant de se fixer dans le chapitre final
où l'Église a consigné les traits essentiels de son
enseignement.
Parce que de moindre relief à côté d'autres plus
graves, ce problème est très rapidement touché par
les historiens de la vie session, soit dans l'ouvrage
ancien mais toujours utile de J. Hefner, Die Ent-
stchungsgeschichte des Trienter Recht/ertigungsdekretes,
Paderborn, 1909, soit dans la récente monographie de
H. Ruckert, Die Rechljertigungslehre auf dem triden-
linischen Konzil, Bonn, 1925. Les actes officiels,
Concil. Trid., t. v : Act. pars altéra, édit. Elises, Fri-
bourg-en-B., 1911, contiennent cependant des docu-
ments nombreux et précis qui montrent comment,
dans le cadre général du décret et de son histoire
assez complexe, voir Justification, t. vm, col. 2165-
2172, des échanges de vues se produisirent au sujet
du mérite, dont la théologie peut et doit faire son
profit.
1. Préparation du décret. ■ — Sans avoir encore rien
de commun avec le texte du décret futur, une série
de travaux préliminaires servit à en préparer de loin
les matériaux.
a) Consultations des théologiens. - — Parmi les six
articles soumis, en date du 22 juin 1546, à l'examen
des theologi minores, deux intéressaient ou devaient
forcément intéresser, bien qu'il n'en fût pas expressé-
ment question, la doctrine du mérite, savoir l'art. 4 :
An et quomodo opéra faciant ad juslificalionem ante
et post et l'art. 5 : Declaretur quid prœcedat, quid conco-
miletur, quid sequalur ipsam justiflcalionem, t. v,
p. 261. Aussi la plupart des consulteurs s'expliquent-
ils à ce sujet.
Des œuvres préparatoires à la justification ils sont
d'accord, à très peu d'exceptions près, voir Justifi-
cation, col. 2177, pour dire qu'elles sont nécessaires,
au moins à titre de « causes dispositives ». Salmeron
tient seulement à exclure, avec saint Paul, mérita quœ
ex se ' et sua dignitate emunt justitiam, séance du
23 juin, p. 271, cf. p. 264. Le mérite de congruo était
évidemment dans la logique de ces affirmations : le
franciscain Antoine de Pignerol en traite ex professo,
et avec un extrême effort de précision, à la séance du
26, p. 274. Après avoir écarté comme sans valeur les
actions faites sine aliqua gratta naturalem volunlatem
prœveniente, il ajoute : Opéra juslificalionem antece-
denlia, instinctu, horlatu molioneque divina a no bis
facta, licet graliœ sanctificantis et justificationis non
sint condigna, disponunt tamen... ad gratiam suscipien-
dam... Hanc operum dispositionem et prscparalionem...
theologi vocant meritum de congruo, quod non est vere
et simplex meritum, sed meritum secundum quid.
On a fait observer que, dès ces premières délibéra-
tions et dans la suite, les franciscains eux-mêmes
demandent l'intervention de la grâce actuelle pour le
mérite de congruo. Fr. Hiinermann, Wesen und
Notwendigkeit der aktuellen Gnade nach dem Konzil
von Trient, p. 25; cf. p. 34, 54, 83. Ce qui tendrait à
prouver la baisse du nominalisme extrême au temps
du concile. En disant : sine aliqua gratia... prœve-
niente, Antoine de Pignerol use d'une expression cir-
conspecte, qui a bien l'air de réserver les positions de
son école et n'indique certainement pas qu'il les
veuille abandonner.
Quant aux œuvres qui suivent la justification, tous
reconnaissent qu'elles sont méritoires, et" parfois avec
des formules d'une très haute densité théologique.
Ainsi le franciscain Richard du Mans : Opéra dicuntur
meritoria, non quasi ex nobis provenienlia, sed a Deo,
737
MÉRITE Al" CONCILE DE TRENTE : PRÉPARATION DU DÉCRET
738
quia per meritum Christi fit ut nostra bona opéra sint
meritoria, p. 2G2. Licet non trahant Deum, quasi illa
opéra nos juslificent, précise son confrère Jean du
Conseil, p. 263, sed mouent suam misericordiam adeo
quod fiant in nobis meritoria. Comme tout à l'heure,
Antoine de Pignerol a recours aux termes d'école :
Opéra ex libéra volunlale et ex radiée gratiœ prodeuntia
merentur de condigno augmentum gratiœ et justifica-
tionis et ipsam denique gloriam. Et l'auteur d'expli-
quer ensuite, d'une façon très heureuse, que ce n'est
pas là diminuer la gloire du Christ, mais, tout au
contraire, la faire resplendir : Quia non tribuit [assertio
hœc] viribus noslris vim hanc merendi..., sed gratiœ
Christi in nobis et per nos operanti, p. 276-277.
Aussi ces formules techniques viennent-elles tout
naturellement dans le résumé de Massarelli, p. 280 :
Major pars theologorum dixit quod opéra disponentia
ad justificationem sunt meritoria jusiificationis de
congruo, opéra vero post justificationem sunt meritoria
vitœ œlernœ de condigno. La minorité était faite de
quatre augustiniens rigides qui n'admettaient qu'un
rôle • purement passif » de la liberté, voir Justifica-
tion, t. vin, col. 2166, et, de ce chef, note Massarelli,
wisi sunt exténuasse meritum operum. A propos de ces
théologiens, on a pu parler de tendance aux « com-
promis » et de i penchant vers la Réforme ». Hûner-
mann, op. cit., p. 39-41. Cf. p. 47, 49, 57, 63. En tout
cas, cette dissonance tranche sur le plein accord des
autres et ne sert qu'à mieux le faire ressortir.
b) Délibérations des Pères. ■ — Quand les Pères furent
suffisamment éclairés par ces consultations préa-
lables, les légats, à la date du 30 juin, concentrèrent les
réflexions du concile sur une liste des principales
« erreurs » qu'il paraissait opportun d'envisager en
matière de justification, p. 281-282.
La première était celle du pélagianisme : Nalura
nostra... propriis viribus... polest se disponere, acquirere
et mereri justitiam apud Deum. Mais la plupart des
autres visaient le protestantisme et quelques-unes ont
trait à notre question, en dénonçant, soit le pessi-
misme total de la Réforme : Quod omnia opéra justi-
ficati sint peccata et infernum mereantur, soit les
conséquences qu'il comporte en matière de mérite :
Quod opéra bona sequentia justitiam eam tanlum signi-
ficanl nec juslificani, id est justitiœ augmentum meren-
tur. Quod opéra justi non merentur vilam œternam.
Ainsi la question du mérite était mise pratiquement
à l'ordre du jour, soit à propos des œuvres qui pré-
cèdent la justification, soit à propos de celles qui la
suivent.
Du 5 au 13 juillet, on délibéra sur la « première
justification ». Les sentiments émis par les Pères un
peu à bâtons rompus furent ainsi résumés à la séance
du 14 juillet, p. 338-339 : Gratia Dei adjuti disponunt
se [adulti] ad graliam subsequentem. Il ne peut être
question d'autre chose : Opéra prœcedentia nihil
jaciunt nisi prœparationem quamdam et dispositionem.
Mais cette « disposition » doit être maintenue, quand
il s'agit des œuvres inspirées par la foi : Opéra prœce-
dentia fidem nihil conjerunt, subsequenlia prœparant.
Et, d'un mot, par rapport à la « seconde justifica-
tion » : Opéra disponunt lantum hune primam justifi-
cationem, secundam merentur.
Il y eut une seule voix discordante : Quidam dixit,
note le même résumé, p. 339, opéra ante justificatio-
nem facta nihil omnino facere neque etiam disponere,
sed tolum tribuendum bonitati et pietati divinœ. Telle
avait été, en effet, la position prise, le 10 juillet,
p. 325, par l'évèque de Bellune, Jules Contarini, tri-
butaire en cela des idées de son oncle le cardinal.
Au dire de SeveroJ, Diaria, t. i, p. 88, ceci parut peu
orthodoxe à lensemble du concile. .1. Contarini avait
été précédé dans cette voie, le 6 juillet, par l'évèque
DICT. DE TIIÉOL. CATHOL.
de La Cava, Jean Thomas Sanfelice, qui insistait pour
ramener ces dispositiones ad justificationem à des
fructus Spiritus Sancti, p. 296, et écarter toute espèce
de mérite à cet égard. En dehors de ces pessimistes
attardés, les Pères furent d'accord pour dire que nos
bonnes œuvres, celles du moins qui sont faites sous
l'influence de la grâce actuelle, préparent efficace-
ment l'âme à la justification et sont nécessaires à ce
titre.
Un certain nombre se refusent à aller plus loin,
témoin l'évèque de Feltre, p. 297, dont la formule
intentionnellement restrictive est relevée dans le ré-
sumé de Massarelli, ou encore celui de Castellamare :
Opéra ante justificationem sunt necessaria, non meri-
toria, p. 299, et celui de Vaison, p. 301 : Opéra prœce-
dentia justificationem aliquo modo ad eam faciunt,
non quia justificationem impelrare mereantur.
D'autres cependant, comme l'archevêque d'Ace-
renza, p. 289, croient pouvoir parler, en général,
d'œuvres méritoires et plusieurs adoptent sans hésiter
la formule classique : mérite de congruo, tels les évê-
ques de Majorque, p. 291, de Sinigaglia, p. 292-293,
de Badajoz, p. 324. De même plus tard le général des
conventuels, séance du 22 juillet, p. 369. C'est aussi
sans nul doute la pensée de l'évèque des Canaries, qui
écarte le mérite de congruo pour les œuvres faites in
puris naturalibus, c'est-à-dire sola generali gratia Dei,
mais enseigne qu'avec la foi et la charité qui en est la
suite opéra merentur justificationem, p. 329-330. Il
allait même si loin dans cette voie, au dire de Seve-
roli, Diaria, t. i, p. 89, qu'il parut « presque tomber
dans l'erreur des pélagiens ». Suivant une autre dis-
tinction, qui ne semble pas avoir eu beaucoup de
partisans, l'évèque de Castellamare réserve le mérite
de congruo aux opéra concomitantia ipsam justifica-
tionem, p. 299. A la séance du 20 juillet, p. 363, le
même Père devait reprendre le même terme dans son
sens usuel.
En traitant de la première justification, plusieurs
Pères avaient déjà, cédant à la logique du sujet, anti-
cipé sur la seconde. Seul l'évèque de La Cava, confor-
mément à son système, se prévaut de saint Bernard,
voir plus haut, col. 672, pour réduire notre mérite
au seul fait de notre libre consentement, p. 295. Tous
les autres insistent sur le caractère pleinement méri-
toire des œuvres faites en état de grâce : par exemple,
l'archevêque d'Acerenza, p. 289-290, l'évèque de
Vaison, p. 302. Quelques-uns tiennent d'ailleurs à
marquer, avec saint Augustin, que nos mérites se
ramènent à un don de Dieu : par exemple, les évoques
de Sinigag.ia, p. 293, et de Motula, p. 306.
Mais cette idée trouvait surtout sa place dans
les débats sur la seconde justification, qui eurent
lieu du 15 au 23 juillet. L'évèque de La Cava y fit
encore profession de minimisme : Ea tamen [opéra]
merentur quatenus mérita Christi nobis condonantur,
p. 347. C'est sans doute en développant le même
thème, à la séance du 9 juillet, que l'évèque de Wor-
cester, au dire du secrétaire Marcus Laureus, p. 383,
avait paru nier le mérite des œuvres post justitiam.
A la même séance du 17 juillet, l'évèque de Feltre,
p. 347, essaya, en une formule subtile, de s'accom-
moder à cette vue : Nostra opéra, quatenus condonatur
nobis ut sint meritoria per mérita Christi, sunt meri-
toria. Pour l'ensemble des Pères, cette application des
mérites du Christ s'entend d'une app.ication active,
qui devient génératrice de nos propres mérites.
A peine quelques-uns s'en tiennent-ils à des for-
mules vagues et se contentent de dire que, par nos
œuvres, nous obtenons ou recevons la vie éternelle
Voir, par exemple, l'évèque d'Ascoli, p. 350; l'arche-
vêque de Cambrai, p. 351; les évoques de Majorque,
d'Albe, de Vaison, de Némosie, p. 360-361, de Ber-
X. — 24
739
MERITE Al; CONCILE DE TRENTE : ÉLABORATION DU DÉCRET
740
tinora, p. 365. La plupart parlent franchement de
mérite et de mériter; niais l'évêque des Canaries rap-
pelle que nos mérites reposent sur la miséricorde
divine : Misericordia Dei fil ut opéra nostra uliquid
mereantur, p. 366. A quoi celui de Huesca ajoute men-
tion du pacte qu'ils supposent : Mercedem operibus
bonis ex Dei paclo a liberalitute debitam eonsequetur,
p. 3C7.
Le général des servîtes fait entendre la note sco-
tiste : Opéra bona sunt meritoria vide œternœ quatenus
Deus illa acceptât, non quatenus nostra, p. 371. Il est à
remarquer que la même théologie n'avait pas em-
pêché précédemment, p. 346, l'archevêque d'Armagh
d'admettre un mérite de condigno. D'autres le fai-
saient intervenir d'emblée : tels les évêques de Bos'a
et de Lanciano, p. 361. On en rencontre chez l'évêque
de Sinigaglia, p. 349, "cette variante atténuée : Gloria
et honore [justificatiis] benignitate Dei digne corona-
bitur. Ici encore, l'évêque de Castellamare se plaît
aux distinctions subtiles : Quatenus ex libero arbitrio et
gratia Dei justificante [proveniunt opéra], et hsec
sunt de congruo meritoria et de condigno large ad
beatiludinem ipsam...; quatenus procédant de Spiritu
Sancto, sunt de condigno, p. 363.
De toutes les réponses la plus profonde tout à la
fois et la plus traditionnelle fut celle de Jérôme
Séripando. Il commence par faire observer que cette
question soulève une magna dubitatio, quand il s'agit
d'accorder ici la part de l'homme et de Dieu. Sa solu-
tion s'inspire des principes de saint Augustin et de
saint Bernard, dont il rapporte les textes les plus
caractéristiques : Dico quod, sicut vila seterna merces
dicitur in sacris literis et gratia, sic opéra dici possunl
mérita, sed debent etiam dici dona. Séance du 23 juil-
let, p. 373-374. Doctrine résumée par Massarelli,
p. 370 et 381, en cette formule nerveuse, qui fut tou-
jours un des principes régulateurs de la théologie
catholique en la matière : Merces id est meritum. Les
mêmes vues président à la réponse du général des
carmes, p. 376-377, qui ajoute un petit exposé très
substantiel pour montrer, à l'adresse des protestants,
que nos mérites ne nuisent pas au mérite du Christ,
puisqu'ils en procèdent.
Cette première consultation des Pères du Concile a
l'incontestable intérêt de faire entendre, avec les prin-
cipes essentiels de la foi catholique, toute la gamine des
opinions théologiques reçues en matière de mérite.
Mais, par là-même, la plupart des réponses associaient
la vérité chrétienne à des sytèmes ou formules d'école,
dont le concile, en travaillant à fixer son enseignement,
allait tendre à se détacher de plus en plus.
2. Élaboration du décret : Projet du 24 juillet. ■ —
Après ces premières séances, consacrées pour ainsi
dire à l'inventaire de la question, et où les réponses se
produisaient encore un peu au hasard, il s'agissait
d'arrêter la discussion sur un texte précis. Tel fut le
but d'un premier projet, œuvre, semble-t-il, de l'ar-
chevêque d'Armagh et du franciscain Véga, qui fut
remis aux Pères le 24 juillet et ne tarda pas d'ailleurs
à être entièrement écarté.
a) Texte. — Bien qu'il n'en soit à peu près rien resté
dans le décret définitif, il n'est pas inutile de voir
comment s'y présentait la doctrine du mérite.
On y rappelait tout d'abord qu'il ne peut être ques-
tion de justice en nous que sous le bénéfice préalable
de l'œuvre rédemptrice : In merilo ipsius Chrisli Jesu...
radicatur et fundalur omnis justitia juslorum, c. 1,
p. 385. En conséquence, à rencontre des pélagiens,
on affirmait la stricte nécessité de la grâce pour méri-
ter la vie éternelle et, d'un mot, la vanité du mérite
humain quand il s'agit d'être justifié : In hac enim
justificatione, mérita hominis lacère debent ut sola
Christi gratia regnet, c. 8-9. p. 386-387. Cf. ibid., c. 11 :
l'ropriis liberi arbitrii uiribus... nemo potest... credere,
sed neque mereri ut sibi detur quod credat.
Cependant il faut, pour être justifiés, des disposi-
tions de notre part. La foi est la première et la prin-
cipale : Sine ea nullus ad justifteationem sufficienter
disponi potest. Elle n'est pas la seule d'ailleurs; mais,
chez qui ne met pas obstacle à son développement
normal en œuvres de charité, adducit ad impetrundam
justifteationem, c. 12, p. 388. C'était indiquer en termes
discrets la nécessité de la préparation humaine à la
grâce, mais sans en préciser exactement le rôle ou la
valeur.
Une fois obtenue la justice, les œuvres ont pour
effet de l'accroître : Per bona opéra augeri coram Deo
justitiam semel habitam, c. 14, p. 389. Ce qui amenait
logiquement un canon spécial sur le mérite. D'après
la manière générale adoptée dans le projet, la doctrine
catholique y est énoncée tout d'abord sous une forme
négative : Si quis dixerit, de bonis operibus justificati
hominis loquens : Superba vox est meritum, A. S. Cet
anathème était ensuite justifié par un exposé positif,
où se lit tout d'abord la réalité du mérite : Verum
enim est meritum operum illorum, quia, duce gratia,
comité voluntate..., non modo augmentum gratiœ sed
et gloriam œternse vitee per ea ipsa qui vere justificati
sunt promerentur quatenus in Deo sunt fada. En effet,
la vie éternelle offre ce double caractère d'être tout
d'abord une grâce, mais ensuite une rétribution :
Gratia dicitur quia, nisi gratia mérita prœcessisset, non
esset meritum cui gloria tribuerelur; sed post gratiam
jam corona..., et Mis [operibus] non modo dari sed
reddi... prœdicatur. Dès lors, rien n'empêche de tra-
vailler ici-bas dans la vue et l'espoir de cette rémuné-
ration éternelle, modo primum locum sibi vindicel
caritas atque ideo Deus, c. 15, p. 389.
II était assez étrange comme méthode d'accrocher
toute la doctrine du mérite à la censure d'un dicton
protestant, de provenance inconnue, et qui ne tou-
chait, au demeurant, que l'aspect le plus superficiel
de la question. Mais le commentaire justificatif se
déroulait ensuite suivant une marche parfaitement
synthétique : réalité du mérite, fondée sur les deux
facteurs, divin et humain, qui le produisent; caractère
de la vie éternelle qui en est la conséquence; usage de
cette espérance dans la vie morale.
Sauf cette dernière idée, toutes les autres entreront
dans les formes postérieures du décret, mais expri-
mées en d'autres termes et dans un ordre différent.
b) Discussion. — Ce projet n'avait suscité de la paît
des théologiens consulteurs que des observations
insignifiantes. Dès ce moment-là pourtant, p. 393, le
vœu fut émis, que nous retrouverons plus tard, de voir
ajouter au chapitre du mérite le texte de saint Paul,
II Cor., iv, 17. Mais le fond et la forme du décret
proposé avaient recueilli pleine approbation. — Il
en fut autrement chez les Pères, pour des raisons
d'ailleurs qui intéressaient plutôt l'allure générale du
décret que le détail de son contenu. Aussi la discus-
sion a-t-elle, en général, peu de portée théologique et
particulièrement sur le point qui nous concerne.
L'évêque de Lanciano, p. 404, trouvait superflue la
condamnation du pélagianisme au c. 8; mais le cha-
pitre du mérite recueillit le placet de l'évêque d'Ascoli,
p. 412. Fidèles aux doctrines de leur ordre, les deux
généraux des observantins et des conventuels s'ac-
cordèrent à réclamer en faveur du mérite de congruo.
Séance du 17 août, p. 409-410. Au total, ce premier
projet s'effondra sans rémission sous les coups des
critiques qui lui vinrent de partout et les travaux de
l'assemblée ne reprirent qu'un mois plus tard sur un
texte absolument neuf.
3. Élaboration du décret : Projet du 23 septembre. ■ —
Œuvre personnelle du cardinal Cervino, qui le rédigea
,1
MÉRITE AL CONCILE DE TRENTE : ELABORATION DU DÉCRET
742
d'après deux brouillons successifs fournis par Jérôme
Séripando, en date du 11 et du 19 août, puis lui fit
subir diverses modifications suivant les consultations
privées des Pères et des théologiens, ce nouveau pro-
jet fut soigneusement préparé au cours de trois ou
quatre longues semaines d'études pour être enfin sou-
mis à l'assemblée le 23 septembre. A la différence du
précédent, il marque une étape importante sur la
voie du décret définitif.
a) Texte. — Avant la justification, il faut avant tout
sauvegarder les droits supérieurs de la grâce. C'est
pourquoi on rappelle tout d'abord qu'il n'y a de salut
pour l'humanité que dans et par Jésus-Christ : elle
ne peut sortir de l'injustice que par l'application du
mérite de sa justice », c. m, p. 421 ; cf. c. vu, p. 423,
formule où l'on sent la terminologie spéciale de Séri-
pando, liée à sa conception de la double justice, et
qui ne fut pas conservée.
De même, les grâces individuelles de conversion
dont bénéficient les adultes sont accordées nullis nos-
tris existentibus merilis. II y a lieu cependant à une
prœparatio seu dispositio de notre part. C. vi, p. 422.
La valeur de cette « préparation » était indirectement
suggérée un peu plus loin, quand, pour expliquer que
notre justification reste gratuite, le texte ajoutait :
Quod quidem in eo sensu interpretandum est quem per-
pétuas Ecclesiœ catholicœ consensus lenuit et expressit,
ut scilicet a justificatione ipsa opéra omnia (idem prœ-
cedentia et ca quoque quse... cum fide aliqua fiunt
TANQUAM PROPRIE MERITA EXCLUDANTUR. C.VlI,p.423.
Même nuance dans le canon correspondant : Si quis
impium quibuscumque suis operibus prsecedentibus dixe-
rit posse proprie et vere justificationem mereri coram
Deo, ita ut illis debeatur gratin ipsa justificationis, A. S.
Can. 5, p. 426.
Le texte ainsi conçu comportait deux affirmations :
l'une théologique, savoir que les œuvres prépara-
toires à la justification ne sont pas « proprement »
des mérites; l'autre historique, savoir que telle fut la
pensée constante de l'Église. Il est à remarquer que
l'adverbe proprie ne figurait pas dans la rédaction de
Séripando, qui disait absolument : lanquam mérita
excludantur, p. 824 et 829.
Exclu avant la justification, le mérite proprement
dit s'impose après. Voilà pourquoi le chapitre final du
projet lui était expressément consacré. ... In Christo
Jesu justificatis et in accepta gratia usque in finem per-
severanlibus proponenda est vila œlerna lanquam gratia
flliis Dei et heredibus regni promissa et tanquam mer-
ces... bonis ipsorum operibus et meritis débita. Pro-
ponenda videlicet est perfecta illa et consummata justi-
tiœ corona quam... exspectabat Aposlolus a justo judice
qui reddel unicuique secundum opéra cjus. Qua expec-
tatione neque propria justitia slatuitur, neque ignoratur
aiit repudiatur justitia Dei, tum quia opéra bona justo-
rum quibus vita œterna redditur a justitia Dei, hoc est
gratia seu caritate qua Deus eos justos fecit, proveniunt,
quœ est sicut semen Dei cujus vis fructum seterna vita
dignum producere polest, tum vero quia non alia quam
ipsius justitiœ... ratione fiunt in homine fons aquœ
salientis in vitam œternam. C. xi, p. 426.
Ce texte provenait à peu près littéralement de Séri-
pando, p. 831-832. Les seules modifications notables
portent sur la dernière phrase. A propos de la grâce,
celui-ci marquait, en termes d'école, que nos œuvres
en procèdent tanquam principali causa : le rédacteur
officiel a laissé tomber cette expression scolastique.
La dernière proposition y était conçue en ces termes
passablement obscurs : ...tum vero quia hœc ipsa Dei
justitia... non alia quam bonorum operum ratione fit in
homine fons aquœ salientis, etc. A cette construction
laborieuse, qui faisait porter tantôt sur les œuvres
tantôt sur la justitia Dei l'accent de ces deux phrases,
destinées à être corrélatives, succédait, pour le plus
grand profit de la clarté, une rédaction plus simple
dont les opéra bona justorum restaient tout â la fois le
seul sujet logique et grammatical.
Quand au fond, la particularité la plus saillante de
ce texte consiste en ce que le mérite y est seulement
touché in obliquo. A peine le mot y figure-t-il dans
un complément indirect pour qualifier la nature de la
récompense : merces... operibus et meritis débita. Le
fait n'est pas moins à noter, puisque H. Ruckert,
op. cit., p. 237, déclare ne pas l'y trouver du tout.
Contrairement au projet du 24 juillet, c'est la promesse
de la couronne éternelle réservée à nos œuvres qui est
ici au premier plan : d'où l'on remonte au mérite par
induction. Moins conforme aux lois de la logique
abstraite, cette méthode correspond plus exactement
aux modalités de la révélation chrétienne sur ce point ;
c'est sans doute pourquoi elle devait prévaloir Puis
cette vérité générale y est appuyée sur l'exemple et la
doctrine de saint Paul : on sait que toujours le concile
aima rattacher ses définitions à l'enseignement de
l'Écriture. Enfin, le chapitre se termine par une sorte
d'apologétique du mérite, destinée à montrer que cette
notion ne crée pas à l'homme une propria justitia au
détriment de la justitia Dei. Car de nos mérites celle-
ci reste la cause efficiente : A justitia Dei... prove
niunt et la cause formelle : Non alia quam ipsius justi-
tiœ ratione fiunt fons aquœ salientis.
Ce sont donc à peu près les mêmes thèmes que dans
le premier projet, mais présentés sous une forme plus
doctrinale. L'usage pratique du mérite dans les fins de
notre vie morale et la question du désir de la récom-
pense qui manquent ici se retrouvent plus haut, à la
fin du chapitre sur l'observation des commandements.
C. ix, p. 425.
Un canon contre les erreurs protestantes couron-
nait cette exposition : Si quis hominem justificatum et
vivum Chrisli Jesu membrum effectum dixerit non mereri
bonis operibus vitam œternam, aut bona opéra justo-
rum ita esse dona Dei ut per ejus gratiam non sint
etiam bona mérita, A. S.. Can. 21, p. 427. -La première
proposition en est prise littéralement dans le texte
de Séripando. Quant à la deuxième, elle ramène une
formule augustinienne toujours de mise en la matière
et qui, de ce chef, est restée dans la dernière rédaction
du décret. Mais elle chasse une phrase complémen-
taire, qui faisait l'apologétique du mérite. Nam,
déclarait Séripando à l'adresse de qui nierait le
mérite du chrétien justifié, gratiam Chrisli exténuai,
quam ad hoc non extendit ut membris suis... vim tri-
buat operandi opéra digna vitœ œternœ remuneratione.
Can. 8, p. 833. Vue dogmatique non moins simple
que profonde, exprimée d'ailleurs ici en termes très
heureux, et à laquelle il est regrettable que le
rédacteur officiel n'ait pas trouvé le moyen de faire
un sort. — Tel est le texte sur lequel, suivant la
méthode reçue, les théologiens d'abord, puis les Pères,
allaient avoir à délibérer.
b) Discussion du projet : Le mérite avant la justifica-
tion. — Sans parler de quelques détails de minime
importance, les débats se concentrèrent vite autour
de deux points principaux.
Ce fut d'abord la phrase initiale du c. vu, col. 741,
qui, tout en ayant l'air d'exclure seulement le péla-
gianisme, posait, en réalité, sous cette apparence
inoiTensive, tout le problème du mérite de congruo.
Elle se heurta, de ce chef, à de vives et persistantes
critiques.
Des deux assertions qu'elle contenait, d'aucuns
attaquèrent simplement la première, qui engageait
ici le perpétuas Ecclesiœ catholicœ consensus. Véga
faisait déjà des réserves à ce sujet dès la séance du
27 septembre, p. 131 ; elles furent reprises extra congre-
743
MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : ELABORATION OU DECRET
744
galionem par le docteur Navarra, p. 439, et, en assem-
blée, par l'évêque de Vérone, p. 459. Mais la discussion
porta beaucoup plus encore sur la seconde, qui, en
écartant le mérite « proprement dit » avant la justi-
fication, semblait indirectement consacrer l'existence
d'un mérite inférieur.
Les dominicains principalement firent opposition à
cet adverbe proprie qu'ils estimaient tendancieux.
Ainsi, dès le 28 septembre, le portugais Gaspard Rey
(a Regibus), p. 434, cf. p. 43C, tandis que son confrère
Jérôme d'Azambuja (ab Oleastro) demandait que ce
mot fut introduit au c. vr, dans la formule nullis nos-
Iris meritis, par symétrie avec le canon 5. Mais l'as-
saut fut surtout. longuement mené, à la séance du 30,
par le prieur Jean d'Udine, au nom de saint Paul et
aussi des déclarations antérieures du décret sur notre
salut dans le Christ qui signifient, à son dire, Vexclusio
cujuscumquc mcriti, p. 441-442.
Plusieurs Pères abondèrent dans le sens de ces
théologiens. Non opus est quidquam innuere de merito
congrui, faisait observer prudemment l'évêque de
Naxos, p. 452. Celui d'Accia, Robert de' Nobili, est
encore plus résolument hostile, cum meritum et debi-
tum ex diametro contradicant gratuit o sive gratis dato,
p. 455. D'autres exprimèrent simplement leur non
placet sans le motiver : ainsi l'évêque de Lanciano,
p. 461, et l'abbé Lucien, p. 473. Le 7 octobre, les abbés
voulaient seulement adoucir la formule en celle-ci :
Quamvis bona faleamur [opéra], tamen mérita esse nega-
mus, p. 475. Mais, le lendemain, Jérôme Séripando
exprimait sa défaveur en ces termes lapidaires : Si
opéra illa aliquo modo sunt mérita, gralia aliquando
non est gratia, p. 489.
Cependant la formule contestée trouva des défen-
seurs. Pour la sauver, Véga proposait cette précision :
proprie mérita, quibus gratia debeatur, excludantur,
p. 438, tandis que le mineur Jean du Conseil suggérait
plutôt une addition positive : cum etiam sint utilia
[opéra] et disponant ad justificationem, p. 432 ; cf. p. 439.
Cette dernière suggestion devait être présentée à
l'assemblée, le 7 octobre, par le général des observan-
tins, p. 474. L'évêque de Castellamare eût même
souhaité le terme necessaria, p. 461, tandis que celui
de Céos se fût contenté de dire : licet faciant ad dispo-
sitionem, et l'archevêque d'Aix : quamvis plerumque
ad justificationem consequendam disponant et prépa-
rent, p. 447.
Au lieu de ces palliatifs, le général des conventuels
porta nettement la question sur le terrain théologique
et se fit, non sans quelque vivacité, l'interprète de
la doctrine reçue dans l'École : Mulli censurarunt
particulam illam : lanquam proprie, etc. Quos ego
satis admiror, cum omnes theologi, excepta Gregorio
Ariminensi ex ordine eremitarum, ponant ista mérita
impropria, secundum quid, interprelaliva, sive, ut uno
verbo dicam, mérita de congruo, distincta a meri-
tis propriis, veris, graluitis et de condigno. Anle ergo
justificationem nemo negat ex theologis, ut dixi, bona
ista et mérita impropria, licet quicumque excludat
ea tanquam mérita propria. Séance du 7 octobre,
p. 480.
C'est ainsi que cette petite incise du projet deve-
nait le champ clos sur lequel s'affrontaient, suivant
leurs préférences théologiques, partisans et adver-
saires du mérite de congruo. Le canon 5 devait natu-
rellement être traité en conséquence, p. 508; mais il
ne semble pas avoir été l'objet d'observations bien
spéciales, sauf de la part du mineur Jean-Baptiste
Moncalvius, p. 432, et du docteur séculier Navarra,
p. 440, qui en voulaient faire préciser quelques
expressions.
c) Discussion du projet : Le mérite après ta justifi-
cation. • — A côté de la discussion sur les œuvres pré-
paratoires à la grâce, où s'opposaient nettement deux
écoles rivales, celle que provoqua le dernier chapitre
du projet, relatif aux œuvres consécutives à la justi-
fication, se déroule dans un ordre un peu dispersé
et sans tendances bien définies.
Un petit mouvement d'opinion se produit sur le
dossier qu'il convient d'annexer à la question. Jean
du Conseil réclame de nouveau, p. 432 et 439, le texte
paulinien II Cor., iv, 17, qui paraît également s'im-
poser à l'archevêque d'Aix, p. 448. Au contraire, le
texte sur lequel se terminait le projet, de Joan., iv, 14,
ne semble pas ad rem au dominicain Barthélémy
Miranda, p. 432, ainsi que plus tard à l'archevêque
de Torrès, p. 451, et à l'évêque de Badajoz, p. 467.
Mais il est défendu par l'évêque de Bosa, d'après
l'usage qu'en ont fait les maîtres, p. 461. A sa place,
le mineur Vincent Lunel propose une addition de
caractère théologique : ...Justitiœ ratione provenientis
ex merito Christi, p. 431. L'évêque de Sinigag.ia vou-
drait qu'on accroche à vitam œternam la formule
augustinienne : in qua coronat in eis Dominus dona
sua, p. 463.
Plus importantes sont les réserves formulées çà et
là au sujet de la dernière phrase, qui, sous prétexte
de mettre in tuto la justifia Dei, en faisait la seule
raison formelle de nos mérites : Non alia quam ipsius
justitiœ... ratione fiunt [opéra bona] in homine fons
aquœ salienlis. Elle devait déplaire à Lainez, qui vou-
drait y voir mention de paclo divino ou la supprimer,
p. 433. Au lieu de la forme exclusive : non alia...
ratione, le mineur Richard du Mans propose la forme
positive : tum vero quia ipsius justitiœ ratione, p. 437.
Salmeron voulait seulement enlever la seconde con-
jonction tum vero, p. 438 : ce qui eût fait de cette
proposition une simple annexe de la précédente, et
prouve que l'auteur ne saisissait pas, ou ne goût ait pas,
la nuance qu'elle exprime à côté d'elle.
Bien que ces observations soient pour la plupart
de pure forme, elles dénotent le sentiment obscur que
ce texte ne donnait pas satisfaction. Le général des
servîtes en marque déjà mieux le point vulnérable,
quand," au lieu de dire : a justitia Dei... proveniunt
[opéra], il propose tout simplement : a gralia Dei,
p. 491. Dans le même sens, l'évêque de Castellamare
trouve que l'expression non alia ratione quam ipsius
justitiœ, a l'air d'exclure le Christ et le don de sa grâce
inhérente à notre âme : ce qui revenait à dénoncer ici,
non sans raison, une répercussion indéniable du sys-
tème de la double justice. En conséquence, il suggérait
de dire : non alia ratione quam ipsius justitiœ seu gra-
liœ dependenlis a gralia Christi, p. 495.
Le canon correspondant suscita également quel-
ques légères remarques. Jean du Conseil demande
qu'on ajoute un complément à bona mérita, pour pré-
ciser qu'il s'agit de l'homme, p. 439. Le même théo-
logien tenait pour superflus les termes per ejus gra-
tiam, tandis que d'autres souhaitaient que fût ren-
forcée la mention de la grâce et des mérites du Christ,
ne videamur nude asserere mérita nostrorum* operum
qucmidmidum pelagiani, p. 509. D'après l'évêque de
Syracuse, il eût fallu y introduire le rappel de la pro-
messe divine, comme au c. xi, et, au besoin, l'expri-
mer dans un canon spécial, p. 466. L'archevêque d'Aix
le trouvait surchargé de gloses inutiles, voire même
nuisibles, p. 449. Au lieu de ces périphrases méticu-
leuses, qui, à force d'être circonspectes, finissaient par
laisser une impression d'incertitude, il eût aimé cette
formule tranchante : Qui dixerit opéra bona justorum
non esse bona mérita ipsorum, anathema eslo. D'accord
avec quelques-uns des consulteurs, tel Lainez, p. 438,
il demandait qu'on y ajoutât un mot de merito aug-
menti gratiœ. Il fut suivi sur ce point par Jérôme
Séripando, p. 490.
745
MERITE AU CONCILE DE TRENTE : ELARORATION DU DÉCRET
7-'if>
On verra dans la suite que le nouveau projet fut
conçu de manière à faire droit à la plupart de ces
menues observât ions.
d) Consultation des théologiens sur la justice imputée
et la certitude la grâce. — En attendant, un débat
complémentaire allait s'ouvrir dont les résultats impor-
taient davantage encore à la question du mérite.
Les précédentes discussions avaient révélé des divi-
sions profondes, chez les Pères du concile, sur la jus-
tice imputée et la certitude de la grâce. Pour tirer
au clair ces deux points, les légats décidèrent de les
soumettre à une consultation spéciale des théologiens,
qui en délibérèrent du 15 au 26 octobre.
Deux questions précises leur furent posées, p. 523.
La première était relative au problème de la double
justice soulevé par Séripando, voir Justification,
t. vin, col. 2182-2184. Utrum justificalus qui operatus
est opéra bona ex gratia et auxilio divino..., ita ut reli-
nuerit inhserenlem justitiam..., censendus est satisfe-
cisse divinœ justitiœ ad meritum et acquisilionem vitœ
œternœ? Il s'agissait de savoir quelle est la valeur delà
justice que l'homme peut acquérir ici-bas au moyen de
la grâce et si elle est par elle-même un titre à la gloire,
ou s'il faut encore qu'elle soit suppltmentée, au der-
nier moment, par une nouvelle imputation de la jus-
tice du Christ. Où l'on voit que le mérite était appelé
à servir de pierre de touche pour apprécier le système
dit de la double justice. Il devait aussi venir assez
naturellement à propos de la seconde question :
Utrum aliquis possit esse cerlus de sua adepla gratia
secundum prœsentem justitiam ? La première touchait
au problème théorique du mérite humain, la seconde
à celui de son appréciation pratique.
Sur ces deux points, les théologiens abondèrent en
longues dissertations, dont il suffit de dégager ici les
principaux traits qui concernent la question présente.
La très grosse majorité se prononça contre la double
justice et la plupart trouvèrent un argument direct
à cette fin dans le fait du mérite, en montrant que la
réalité de celui-ci serait compromise par la théorie
nouvelle. Ce raisonnement est très nettement pré-
senté par le premier d'entre eux, le mineur "Vincent
Lunel : Dicere justificatum hujusmodi anle tribunal
Christi ad Dei misericordiam et Christi justitiam rursus
confugere oporlere est : opéra ex gratia hujusmodi facta,
asl vere non esse meritoria vitœ œternœ, quod catholico-
rum nemo usque hodie asseruil, p. 524. "Voir de même
Lainez, p. 615 : Tollilur rêvera meritum ab operibus
bonis in caritate factis.
A cette argumentation on pouvait objecter que les
mérites humains procèdent de la grâce, et que la tra-
dition angustinienne appliquait ce titre à la gloire
elle-même. De fait, cette doctrine fut souvent rappelée
par l'un ou l'autre des consultants; mais l'intérêt
réside moins dans cette réminiscence que dans l'usage
qu'ils en firent. Le plus simple était évidemment de
dire que la grâce n'empêche pas ici le mérite. C'est
ce que rappelle le mineur Clément Thomasinus, p. 565,
et l'exemple personnel de saint Paul pouvait être
ici invoqué, comme le fait le séculier français Gentian
Hervet, p. 586. Le servite Laurent Mazochi a même
une très heureuse foi mule pour rattacher nos mérites
à ceux du Christ : Cujus meritis noslra omnia infirma
opéra sublevanlur ad meritum, p. 582, tandis que le
dominicain Gaspard Rey (a Ftegibus) rappelle avec
raison que par la grâce nous sommes greffes sur le
Christ et qu'en nos œuvres coule désormais sa sève
divine, p. 596. Ainsi également Lainez, p. 619.
Mais il était plus subtil de demander à cette doc-
trine même un argument contre la double justice :
ce fut la tactique adoptée par le mineur l-'rançois
Visdomini. Si la vie éternelle est une grâce, c'est, dit-
il, p. 533-534, qu'elle est bien la couronne de nos seuls
mérites, toujours dépendants et imparfaits; avec une
application supplémentaire de la justice du Christ,
elle serait une véritable dette. .Uterna vila nullis ope-
ribus promereri potest nisi gratis detur et illa; si aulem
supplenti justitiœ darelur, darelur ex debilo : sed gra-
tis datur, quia... ipse peccala condonal,... ipse donat
mérita, .. ipse donat prœmia.
De toutes façons, il apparaissait que le mérite com-
porte un titre réel à la gloire : Grégoire Perfectus pou-
vait dire avec raison que tout le monde était d'ac-
cord là-dessus, p. 580, et Laurent Mazochi que le fait
était pour tous une prémisse certaine : supponitur
tamquam certum, p. 584. Cependant les tendances
étaient différentes quand il s'agissait d'en préciser
la valeur. Tandis que quelques-uns, tel le dominicain
Barthélémy Miranda, p. 551, se contentaient de dire :
vere meremur, d'autres avaient des formules plus
accentuées, comme celle-ci du carme Vincent de
Léon : Jusliflcatis magno jure debetur vita selerna,
p. 528, cf. p. 554. Quelques augustins eux-mêmes
adoptaient ce langage, tel Grégoire Perfectus, p. 577,
et cela même en tenant compte du pacte divin précé-
demment rappelé par le mineur Jérôme Lombar-
delli, p. 555. Non solum ratione pacti, affirmait Gré-
goire, sed ratione eequivalentis quod Deo damus deben-
tur nobis cœlum, vita beata, Deus^ p. 578.
Aussi la formule de condigno devait-elle naturelle-
ment venir au terme de ces prémisses. On la trouve
chez le dominicain Jérôme d'Azambuja (ab Oleaslro),
p. 546. Il est vrai qu'elle est expressément combattue
par le séculier espagnol André Navarra, qui aboutit
pour son compte à cet ingénieux concordkme : Et
ideo, si placet, loquendum ut plures, sentiendum ut
pauci, et dicamus opéra facta ex caritate esse de condi-
gno meritoria gratiœ et glorise ad sensum prsedictum
ex divino pacto et ordinatione, p. 557. D'autres, s'ins-
pirant du langage de saint Thomas, ne voulaient
admettre qu'un mérite secundum quid : ainsi le ser-
vite Laurent Mazochi, p. 583, après le séculier espa-
gnol Antoine Solisio, p. 576, et cette position leur
paraissait favoriser la théorie de la double justice à
laquelle ils étaient gagnés par ailleurs. Telle est aussi
l'argumentation longuement développée par l'augus-
tin Etienne de Sestino, dont la formule suivante ré-
sume assez bien la pensée : Principalis causa meri-
lorum justorum est favor, acceptatio et divina compla-
centia, quoniam nullum meritum hominis justi est
tantum vel tam grande bonum quantum est vita œlerna,
p. 610. A quoi Lainez répondait d'une manière assez
topique, p. 624, qu'il ne s'agit pas de disserter sur la
chimère d'un mérite absolu que nous imaginerions,
mais sur la réalité du mérite que la révélation divine
nous promet.
Ces discussions spéculatives sur la valeur du mérite
en soi s'accompagnaient çà et là de considérations sur
l'état que chacun peut en faire pour ce qui le concerne
personnellement. Les pessimistes ne manquaient pas,
même chez les adversaires de la double justice : ils
insistaient plutôt sur la défiance et l'humilité qui
nous conviennent. Ainsi Jean du Conseil, p. 545-
546, qui se réclame surtout de saint Augustin. Mais
les partisans de la justice imputée se complaisaient
naturellement plus encore. à développer ce thème.
Grégoire Perfectus évoque le minus habens du festin
de Balthazar, p. 580; Etienne de Sestino pose cet
axiome, au nom de l'expérience : Nullus viator, quan-
tumeumque juslus, pcrlcctionem juslilise in se habuit
prout viatoris status exigit, p. 607; Aurélius Philippu-
tius renvoie ses contradicteurs à Plicure de la mort :
/(' taies expectandi sunt in hora mords, in qua pro cerlo
habeo quod non dicent : Quia jejunavi, elcemosynas
dedi, satisfeci, etc., ideo du mihi mercedem; sed spero
quod potius clamabunt eum Davide : Miserere me'
747
MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : RÉDACTION DU DÉCRET
748
Deus, p. 564. Mais la confiance eut aussi ses repré-
sentants. Personne ne fait entendre la note optimiste
avec plus de naïve énergie que le mineur Louis Vitria-
rius de Vérone, p. 5C9, qui imagine au dernier jour ce
dialogue entre Dieu et le chrétien fidèle : Inlcrrogel
Muni Deus et dical : Quid petis? At Me : Peto vitam
eeternam. Quare? Quia teneris Mam mihi dore. Quu
lege? Tua... Et ego perseveravi usqiie in finem..., ideo
teneris mihi dure vitam œlernam... Non possum timere,
cum sim securus de tua promissione.
Entre les deux thèses adverses, la conciliation
était facile. Tout dépend, en effet, de la manière dont
on envisage nos œuvres : en soi, elles sont insuffi-
santes et médiocres; mais elles prennent une suffi-
sante valeur quand on regarde à la grâce qui les a '
produites. Cette distinction fut souvent présentée, en
particulier par le mineur Richard du Mans, p. 536, et
le carme Nicolas Taborel, p. 629. Lainez surtout y
Insista longuement, p. 619-620, pour expliquer par là
les formules d'humilité familières aux saints. Au total,
dans tout son fond essentiel, la doctrine catholique
du mérite planait au-dessus de ces opinions d'école,
qui cherchaient toutes à s'en réclamer. Il est certain
cependant que l'opposition déterminée de la grosse
majorité des consulteurs au système de la double jus-
tice devait avoir pour résultat d'accentuer le réalisme
surnaturd qui est le fruit de la justification.
Pour mémoire, quelques conceptions extrêmes
furent rappelées au cours des débats : celle de Durand
de Saint-Pourçain, qui tenait posse de Dei polentia
absolula mereri sine gratia inhœrente, p. 600, et cette
autre, tout inverse, que présentait Lainez, p. 624 :
Non puto verum quod loquendo de Dei polentia abso-
iuta non possit non prœmiare justum. Mais, la part ainsi
faite à la probabilité spéculative du nominalisme, il
apparaissait normal à tous que le mérite suppose la
grâce inhérente à l'âme et, réciproquement, que la
présence de celle-ci fonde la pleine vérité de celui-là.
Encore est-il qu'on pouvait appuyer plus ou moins
fort, sur cette réalité du mérite, et les défenseurs de la
double justice avaient beau jeu de rappeler, au nom
de la meilleure tradition, soit les conditions théori-
ques auxquelles il reste soumis, soit les imperfections
et limites pratiques dont il s'accompagne.
Ces poussées diverses, où l'on retrouve toutes les
vieilles tendances de l'École, se compensaient, en
réalité, l'une l'autre. Elles devaient faire sentir aux
dirigeants du concile la nécessité de suivre une via
média, où serait combiné ce que chacune contenait
de vrai. C'est dans ce sens que fut élaboré le nouveau
projet, qui porte visiblement la trace de ces délibé-
rations, mais manifeste plus encore l'intention de n'en
retenir que les résultats bien acquis.
4. Élaboration du décret : Projet du 5 novembre. —
Dû comme le précédent à la collaboration du cardinal
Cervino et de Jérôme Séripando, ce troisième projet
marque un pas en avant à peu près définitif vers la
forme du décret actuel. Si le projet du 23 septembre
présente le croquis, celui du 5 novembre, surtout pour
ce qui regarde la question du mérite proprement dit,
en est déjàl épure, à laquelle ne viendront plus s'ajou-
ter que de légères retouches.
a) Texte. ■ — C'est sur le point secondaire des œuvres
préparatoires à la justification que les changements
sont le moins sensibles entre les deux projets.
Le c. vu du précédent est maintenu à peu près tel
quel dans celui-ci, p. 636, sauf que le perpetuus Eccle-
siœ consensus y est affirmé en principe sans aucune
application particulière: que la gratuité de la foi et
sa place à la source de nos mérites y sont directement
énoncées tout aussitôt, au lieu de venir ensuite sous
la forme d'une incise purement accidentelle; que,
pour qualifier la valeur des œuvres qu'elle inspire
ou qui la précèdent, l'adverbe proprie a disparu
cependant que leur rôle préparatoire est affirmé
comme nécessaire. De telle sorte qu'on aboutit en
gros à la formule suivante : Omnia (idem prsece-
denlia..., quamquam ad justi/icationem necessaria et
disponentia.... tanquam mérita quibus gratia debeatur
ab ipsa justijicatione excluduntur, où l'on devine la
volonté de satisfaire à toutes les suggestions propo-
sées au cours des débats antérieurs. Cependant la
suppression du proprie était jusqu'à un certain point
compensée par la phrase relative : quibus gratia
debeatur, reste elle-même de l'ancien canon 5, qui, de
ce chef, se trouvait sans emploi et donc entièrement
écarté.
Sur la question du mérite consécutif à la grâce,
p. 639-640, la transformation était beaucoup plus
complète. En tête du nouveau chapitre — qui, par
suite de certains dédoublements, portait le na xvi au
lieu de xi — figurent trois citations de saint Paul :
I Cor., xv, 58; Hebr., vi, 10; x, 35, destinées à pro-
mouvoir l'estime des bonnes œuvres et la confiance
en leur valeur. Suit, à peu près intacte, la première
moitié du texte du 23 septembre sur le double
aspect de la vie éternelle et l'exemple personnel de
l'Apôtre qui sert à en accréditer le caractère de juste
rétribution. Une petite formule nouvelle faisait le rac-
cord logique entre ces deux morceaux, en rappro-
chant côte à côte le rôle également nécessaire de
l'œuvre humaine et de la confiance en Dieu : Atque
ideo bene operantibus et in Deo speranlibus propo-
nenda est vita seterna, etc.
A ce fragment retenu du texte antérieur s'ajoute
un paragraphe entièrement neuf sur le fondement
dogmatique du mérite. Il débute par l'affirmation de
la présence active du Cluist dans l'âme régénérée:
Cum enim Me ipse Christus Jésus tanquam caput in
membra et tanquam vitis in palmites in ipsos justifi-
catos jugiter virtutem influât. Puis il rappelle incidem-
ment que cette influence enveloppe tous nos actes
et qu'elle est indispensable pour qu'ils soient méri-
toires : Quse virtus bona eorum opéra semper antecedit,
comitatur et subsequitur, et sine qua nullo paclo Dco
grata et meriloria esse possent. D'où il suit que sont
réunies toutes les conditions voulues pour le mérite :
Nihil ipsis justificalis amplius déesse dicendum est
quominus plene (dummodo eo caritatis affectu qui in
hujus vilse morlalis cursu requiritur operali fuerint)
divinx legi satisfecisse ac, veluti undique divina gratia
irrorati, œternam vitam promeruisse censeantur. A
quoi se rattachait ausitôt comme preuve, accru de sa
première partie, le texte de Joan., iv, 13-14, qui ter-
minait le projet du 23 septembre. La phrase déjà
connue : Ita neque propria nostra juslitia tanquam ex
nobis propria statuitur neque ignoratur aut repudiatur
justitia Dei, mais amputée des longues surcharges qui
l'obscurcissaient sous prétexte de l'expliquer, termi-
nait ce nouveau développement.
Dans ce texte, le rappel de la sainteté intérieure du
chrétien, avec cette double conséquence qu'elle nous
permet de « satisfaire pleinement à la loi divine » et de
« mériter la vie éternelle », était un fruit évident des dé-
libérations où s'était débattue la question de la double
justice et de l'opposition générale qui s'y était mani-
festée contre celle-ci. Les rédacteurs du décret
s'étaient appliqués à recueillir les conclusions de la
majorité, sans pourtant choquer les opposants par des
formules aux arêtes trop vives. Il suffit d'ailleurs de
se reporter au texte actuel pour s'apercevoir que, non
seulement l'architecture générale en est la même,
mais que la rédaction coïncide à quelques petits détails
près.
Si les formules définitives ne sont encore ici qu'ap-
prochées, elles sont obtenues du premier coup pour le
749
MÉR1TK Al" CONCILE DE TRENTE : REDACTION 1)1' DÉCRET
750
paragraphe suivant : Quanwis enim bonis operibus
in sacris litteris usque adeo tribuatiir, etc. Il a pour
but de préciser l'attitude pratique du chrétien en
matière de mérite, attitude qui unit au sentiment
d'une légitime confiance en nos œuvres une dispo-
sition d'humilité motivée par leur origine surnatu-
relle et leurs trop réelles Imperfections. Les tenants
de la double justice pouvaient trouver ici satisfaction
à leurs scrupules religieux, sans que fussent autori-
sées les conclusions théoriques qu'ils prétendaient en
déduire. Quant au canon correspondant, devenu le
30* dans la nouvelle numération, il restait exacte-
ment rédigé dans les mêmes termes, sauf que le
caractère surnaturel des œuvres méritoires y était
explicitement rappelé par cette phrase : ...bonis ope-
ribus qux ab eo [homine] per Dei graiiam et Christi
meritum projiscuntur, p. 641.
b) Discussion. — Soumis à l'assemblée le 5 no-
vembre, le nouveau projet était mis en discussion
dès le 9.
Le point le plus saillant du débat sur les œuvres
préparatoires à la justification fut un retour offensif
en faveur de l'adverbe proprie, que le projet avait
écarté comme litigieux. Non seulement ce terme
répondait aux convictions personnelles de plusieurs
Pères, mais il semblait appelé par la logique du
contexte, où l'on avait inséré ces mots tirés de l'an-
cien canon 5 : tanquam mérita qui bus gratia debea-
tur excluduntur. Aussi l'évêque de Hadajoz insinuait-
il qu'on pourrait avantageusement supprimer ceux-ci,
p. 649. La plupart demandaient, au contraire, le réta-
blissement de celui-là : ainsi les évêques de Bosa,
p. 646, et de Saluées, p. 679. Un bon nombre se pro-
noncèrent expressément en faveur du mérite de con-
gruo : ainsi les évêques de Castellamare, p. 646, des
Canaries, p. 655, de Clermont et de Bertinoro, p. 657,
de Porto, p. 677, et Claude Le Jay, procureur de
l'évêque d'Augsbourg, p. 658. Tant et si bien que
l'adverbe fut rétabli dans le texte remanié du 10 dé-
cembre, p. 696, où le complément : quibus gratia
debeatur était d'ailleurs conservé. Seul l'évêque de
Saluées émit quelques réserves sur le perpetuus Eccle-
sise consensus, qu'il proposait de remplacer par
communis ou d'omettre tout à fait.
Quant au chapitre des œuvres postérieures à la
justification, le fond et la forme en furent tout spé-
cialement loués par l'évêque d'Aquin, p. 649. Beau-
coup durent penser de même, puisqu'il n'y fût guère
proposé que des amendements destinés à en marquer
mieux encore la tendance. Le général des conven-
tuels parlait incidemment d'un mérite de condigno,
p. 662, et l'évêque de Porto souhaitait l'introduction
de cette formule dans le texte, p. 677. A la phrase :
vitam xternam promeruisse censeantur, qui n'indiquait
tout au plus qu'une possibilité, le cardinal de Jaën,
p. 642, et l'évêque de Calahorra, p. 653, demandaient
que fût ajouté le verbe consequi, qui poserait plus
nettement le fait. Dans le texte de l'Épître aux Ro-
mains qui terminait le chapitre, deux Pères, savoir
l'évêque de Bitonto et Claude Le Jay, eussent voulu
remplacer secundum opéra eorum par la formule plus
accusée secundum meritum, p. 648 et 658. Pour
accentuer davantage encore, dans la deuxième partie,
le devoir de l'humilité, l'évêque de Vérone indiquait
de rappeler la parole du Christ, Luc., vu, 10 : Serui
inutiles sumus, p. 645. Celui de Sinigaglia devait
nourrir des précocupations analogues quand il faisait
observer, p. 650 : In ultimo capite débet misericordia
Dei magis extolli.
Comme suite aux consultations des théologiens, il
fut naturellement beaucoup question de la double
justice au cours de ces débats. Elle semble avoir eu
ses sympathies de l'évêque de Salpe, qui s'efforça de
montrer comment elle ne compromet pas le mérilc,
p. 651. Mais la plupart des Pères se déclarèrent hos-
tiles et beaucoup demandèrent que le concile en expri-
mât plus formellement le désaveu. Ainsi les évêques de
Naxos, p. 643; de Torrès, p. 614; de Castellamare.
p. 617; de Pano, p. 651. D'aucuns proposaient un
canon spécial à cette fin, ainsi l'évêque de Badajoz,
p. 649, ou du moins une addition dans ce sens au
canon 30; ainsi l'évêque de Vérone, p. 645. Fidèle
à ses convictions, Jérôme Séripando intervint par
un long plaidoyer en faveur de son système, p. 666-
675. Il en tirait comme conclusion pratique, au sujet
du mérite, l'idée de compléter la formule affirmative :
Satis/ccisse... ac promeruisse... censeantur par cette
autre, destinée à rassurer les âmes moins confiantes :
Qui tanto caritatis afjectu sciunl se non es seoperatos
vel de eo dubitant peenilentiam agant et De imiscricor-
diam invocent per mérita passionis Christi. Inverse-
ment, il lui paraissait bon de contrebalancer la der-
nière phrase de la deuxième partie, qui évoque devant
les consciences la perspective toujours redoutable du
jugement divin, en y ajoutant : Ut in ea cogitatione
ad Dei misericordiam per mérita Christi cum dolore
pœnitentiœ confugiat, p. 672. Ces deux amendements
furent retenus en vue d'un examen ultérieur.
Le canon 30 ne fut l'objet que de remarques peu
nombreuses et peu importantes, p. 684, destinées, dans
l'esprit de leurs auteurs, à le mettre d'accord avec les
modifications qu'ils proposaient au contenu du cha-
pitre. C'est ainsi que beaucoup auraient aimé qu'on y
écartât expressément la justice imputée, quelques
autres que le verbe mereri y fût également accom-
pagné de consequi.
5. Dernières précisions. — Avec le texte du 5 no-
vembre, le décret conciliaire, en ce qui concerne le
mérite, touchait presque à sa fin. L'assemblée allait,
au cours de ces dernières semaines, le reprendre mor-
ceau par morceau et l'amener rapidement à son état
actuel.
a) Amendements de Séripando. ■ — Une consultation
spéciale fut tout d'abord consacrée aux deux amen-
dements où Séripando essayait de sauver l'âme reli-
gieuse, sinon les principes théoriques, du système qui
lui était cher. Un troisième du même ordre, et sans
doute de la même source, y était adjoint, qui propo-
sait d'ajouter, après les mots : tanquam vitis in pal-
mitem [Chrislus] virtutem influât, ces autres, destinés
à en amortir le réalisme : priusque mérita sua ron-
donet, p. 687.
La discussion eut lieu à l'assemblée du 6 décembre :
elle fut défavorable à Séripando. Son premier amen-
dement recueillit sept suffrages, le second un seul, le
troisième quatre; trois Pères s'en remirent aux pré-
sidents; tous les autres furent contraires, p. 691. Che-
min faisant, l'évêque de Castellamare, p. 689, et celui
des Canaries, p. 690, avaient de nouveau réclamé en
faveur du mérite de congruo; celui de Badajoz propo-
sait de supprimer, au cours du c. xvi, la parenthèse :
dummodo eo caritatis afjectu operatus fuerit, p. 689.
Le résumé de cette séance est d'ailleurs extrêmement
laconique et ne donne guère que les votes, sans rien
dire des motifs qui purent être invoqués à l'appui.
b) Chapitre des œuvres préparatoires à la justifica-
tion. — A partir de ce moment, pour maintenir la
discussion sur un terrain de plus en plus précis, le
concile examinait les chapitres l'un après l'autre ou
par groupes homogènes. Celui des œuvres prépara-
toires à la justification eut son tour à l'assemblée du
10 décembre.
Le texte en était un peu modifié en ce qui concerne
la manière d'exprimer le rôle de la foi et des œuvres :
Gratis justificari ideo dicamur quia fides ipsa et opéra
omnia fidem prœcedentia, immo ea quoque quw. post
751
MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : RÉDACTION DU DÉCHET
752
illuminalionem Spiritus Sancti, quamquam ad juslifi-
cationrm disponenlia, cum fidc aligna fiant, lamquum
proprie mérita quibus gralia debealur ab ipsa justi-
fîcatione excludaniur, p. 696. Où l'on remarquera que
la foi et les œuvres y sont mises sur le même pied.
De celles-ci on ne dit plus qu'elles sont necessaria,
comme dans le texte du 5 novembre, mais seulement
ad justificationem disponenlia. Pour qualifier cette
» disposition », on reprend d'ailleurs dans le projet
du 23 septembre l'adverbe proprie que celui du
5 novembre supprimait.
Ces deux modifications firent précisément l'objet
d'assez nombreuses critiques. Le cardinal de Jaën
réclamait le rétablissement de necessaria, p. 696,
suivi par les évcques de Castellamare et de Lanciano;
p. 699, tandis que d'autres s'opposaient à celui de
proprie : ainsi les évêques de Lanciano, de Badajoz,
de Minori et le général des servites, p. 699. Il est vrai
que l'ensemble des Pères se déclarait satisfait; mais on
voit que l'accord n'était pas encore absolu sur les
détails depuis longtemps en litige. Deux Pères, les
évoques de Saluées et de Minori, avaient cru devoir
attirer à nouveau l'attention de l'assemblée sur l'ex-
pression : perpetuus Ecclesise consensus, et suggéré que
communis serait sans doute meilleur, p. 699. Ce point,
comme étant sans doute le plus facile, fut remis le
premier en discussion, et, le 17 décembre, p. 724,
le concile décidait, non sans avoir encore essuyé un
amendement de l'évêque de Porto, de maintenir le
texte tel quel.
Le reste du c. vii suscita de longues controverses
sur la nature et le rôle de la foi justifiante, qui n'inté-
ressent pas le présent sujet. Sur le point précis de la
valeur de cette préparation humaine, les mêmes divi-
sions que précédemment se firent jour à la séance du
22 décembre. Au lieu de excluduntur, l'archevêque
dArmagh eût voulu qu'on dît : non proprie merentur.
Mais c'est l'évêque de Bitonto, Cornelio Musso, qui
trouva le joint, en proposant la formule : Gratis ideo
justificari dicamur quia nihil eorum quœ justificatio-
nem prœcedunt, vel fides, vel opéra, ipsam justificationis
gratiam merentur. Elle recueillit aussitôt l'approba-
tion générale. Les deux généraux des conventuels et
des augu;lins lui donnèrent également leur placet, en
ajoutant ces mots qui énoncent plutôt une explica-
tion qu'une réserve : Placet si non deslruitur meri-
tum de ccngruo, p. 737. Ainsi pouvait-on se croire
arrivé au bout et le secrétaire Massarelli notait avec
soulagement : Sic conclusum est ut verba illa in decreto
ponantur et, ex consequenli, 7um caput pro expedito
habetur.
Cependant, le 8 janvier, un petit essai de modifi-
cation était encore envisagé, p. 763-764. Les tenants
du mérite de congruo avaient dû manifester des inquié-
tudes, et c'est pour leur donner tous apaisements que
le concile fut invité à se prononcer sur une formule
ainsi conçue : Nihil eorum quœ justificationem prœ-
cedunt... ipsam justificationis gratiam secundum debi-
lum reddcndam meretur. En ajoutant les trois mots
secundum debilum reddendam, le concile était invité à
marquer ex projesso qu'il n'entendait écarter que le
mérite strict. Cette précaution sembla superflue. Et
conclusum est quod nihil addatur, note le secrétaire
sans autres explications sur les débats,, cum salis
intelligatur meritum de congruo. Mais, pour mieux
accentuer cette nuance, il fut décidé qu'au lieu de
meretur on écrirait le verbe promerelur, qui répond
plus exactement au mérite de condigno.
Ainsi le chapitre - — qui, par suite d'un renverse-
ment, était devenu, dans l'intervalle, le c. vm — était
définitivement établi.
c) Chapitre du mérite consécutif à la justification. - —
Il restait à faire le même travail pour la question du
mérite proprement dit. Le nouveau texte fut soumis
à l'assemblée le 14 décembre, p. 709-710. Seule la
partie centrale portait quelques modifications à la
suite des vœux précédemment émis.
Pour plus de concision, et peut-être aussi pour
ménager le pessimisme de Séripando, on ne dirait
plus, par allusion à II Tim., iv, 7-8 : illa per/eclœ
et consummatx juslitiœ corona, mais simplement : illa
corona juslitiœ. Un peu plus loin, la phrase sur les
conditions de l'œuvre méritoire était plus sérieuse-
ment remaniée.
Texte du 5 novembre. Texte du 14 décembre.
... Nihil ipsis justificatis ...Nihil in ipsis justificatis
amplius déesse dicendum amplius déesse dicendum
est quominus plene (dum- est quominus plene, quoad
modo eo caritatis afTectu qui illa opéra, qu;c co caritalis
in hujus vitre mortalis cursu afjeclu operali fucrint quem
requiritur operati fuerint) divina benignilas requirit,
divinsE legi satisfecisse ac, divina: legi satisfecisse ac,
velut undique divina gratia velut undique divina gratia
irrorati, Eeternam vitam pro- irrorati, apternam vitam suo
meruisse eenseantur. lemriore, nisi a gratia ceci-
derint, consequendam prome-
nasse eenseantur.
Des deux remaniements que révèle la comparaison
de ces textes, le premier était fait, semb!e-t-il, unique-
ment de meliori bono, pour préciser qu'il s'agissait
des œuvres faites en esprit de charité, et non pas
nécessairement d'une charité s'étendant à la vie tout
entière, l'exigence de cette condition étant, d'une
part, adoucie par la mention de la divina benignilas.
mais élevée, de l'autre, au rang de loi générale, par la
suppression de la clause : in hujus vitœ cursu. Le
deuxième était destiné à satisfaire aux desiderata
foi mules par certains Pères, qui voulaient souligner
que le mérite ne vaut pas seulement pour la vie éter-
nelle dans l'abstrait, mais comporte, le moment venu,
un droit concret à la jouissance effective de celle-ci.
Plus importante et plus significative était l'addi-
tion faite à la phrase finale de cette deuxième partie.
Au lieu de dire sèchement : lia neque propria noslra
justifia statuitur... neque ignoratur aut repudiatur jus-
tifia Dei, suivait une proposition justificative de cet
énoncé : Una enim est justitia Dei et nostra per Chris-
lum Jesum qua justifleamur, Dei quia a Deo, nostra
quia in nobis, Christi quia per Christum. Formule
encore gauche et compliquée, mais où l'on devine la
volonté d'atteindre le système de la double justice.
Le suprême effort tenté en sa faveur par Séripando,
voir col. 7E0, n'aboutissait qu'à faire consacrer plus
nettement sa ruine.
Ici encore, la plupart des Pères exprimèrent leur
pleine satisfaction à l'endroit dut exte ainsi remanié;
mais il y eut aussi quelques critiques, p. 711-712. Le
passage sur la charité requise pour les bonnes œuvres
parut excessif au cardinal de Jaën, quia tantillum
gratiœ sufficit ad vitam œiernam, et ses réserves ral-
lièrent beaucoup de suffrages. Dans la même phrase,
l'évêque de Castellamare trouvait trop vague le com-
plément quem divina benignilas requirit, qui pouvait
avoir l'air de demander l'impossible. L'évêque de
Lanciano ne voulait pas qu'on parlât de « pleine »
satisfaction.
Un plus grand nombre d'observations portèrent sur
la phrase ajoutée : Una est justitia. L'évêque de Feltre
en demandait la suppression. Beaucoup la trouvaient
obscure et c'est sans doute pourquoi le général des
prêcheurs proposait des rallonges théologiques en vue
de l'expliquer. A son sens, on devait écrire : Una est
justitia qua justifleamur, puis : Dei quia. a Deo justi-
fiante, Christi quia a Chrislo merenle. D'autres la
jugeaient trop peu explicite contre la justice imputée.
Explicetur justitia inhœrens, demandait l'évêque de
Saint-Marc, et c'est sans doute dans le même sens que
753
MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : AVANT LA JUSTIFICATION
754
l'évêque de Yaison eût voulu dire : In nobis per Chris-
tum donatur.
Bonne note fut prise de ces diverses remarques,
p. 722: mais l'examen n'en eut lieu qu'à la séance du
2 janvier, p. 753. De la première phrase contestée
l'évêque de Bitonto proposa la rédaction qui suit :
...Quomimus plene ipsis bonis operibus quse in Deo
simt jacta divinam legem pro humana fragilitate obser-
vasse atque ideo vitam a'ternam suo etiam lempore,
si tamen in Dei gralia decesserinl, consequendam
vere promeruisse eenseantur. La modification la plus
saillante était peut-être l'introduction de l'adverbe
uere à côté du verbe promeruisse, qui tendait à sou-
ligner davantage la réalité du mérite; elle ne semble
pas avoir attiré la moindre observation. Mais le com-
plément pro humana fragilitate déplut à plusieurs.
L'évêque de Minori proposa : pro hujus ville statu, en
même temps qu'il demandait le retour au verbe
satis/ecisse au lieu de observasse. Cette double sugges-
tion fut agréée à la séance du 5, p. 758; mais le concile
n'accéda pas au désir de l'archevêque d'Armagh,
suivi par l'évêque de Bosa, qui souhaitait qu'on revînt
à la foi mule du 14 décembre : eo cordis afjectu quem
Deus requirit.
A la même séance, le cardinal de Sainte-Croix
donna lecture de la seconde phrase du projet, dûment
remaniée en ces termes : Quse enim justitia nostra
dicitur, quia per cam nobis inhœrenlem justificamur,
illa eadem Dei est quia a Deo nobis in/undilur per
Christi meritum. L'archevêque d'Armagh proposa un
texte plus apparenté au projet du 14 décembre : Una
est enim justitia, qua per Jesum Christum jormaliter
justi efficimur, quse Dei et nostra dicitur : Dei quidem,
quia eam impartiendo juslos nos facil; nostra vero,
quia in nobis est Christi merito nobis donata. Mais cette
proposition ne fut pas admise, non plus que celles
qui tendaient à introduire après justitia les termes
divina misericordia communicata et à doubler le verbe
in/unditur du verbe donatur. Il convenait que sur ce
point le dernier mot restât au cardinal Cervino,
qui avait tant fait pour mettre sur pied ces projets
successifs.
Dans 1 intervalle, s'était achevée l'élaboration du
canon correspondant, qui passait du n. 30 au n. 32.
Le texte qui en fut présenté à la séance du 15 décem-
bre, p. 716, était littéralement celui que nous avons
aujourd'hui. Il se distinguait du précédent par le
fait que l'ordre des deux propositions dont il se com-
pose était renversé, de manière à obtenir une ordon-
nance plus logique, et que les divers objets du mérite y
étaient exprimés en détail. Quelques Pères émirent
l'avis que ces additions étaient superflues, p. 723;
après vitam œternam, les mots ipsius vitse œlernse
consecutionem et glorise augmenlum leur semblaient
faire double emploi. Ils ne furent pas suivis et le
canon fut repris sans le moindre changement à la
séance du 9 janvier, p. 778.
Tout était prêt pour la séance de promulgation.
Elle eut lieu, avec la pompe liturgique d'usage, le
13 janvier et c'est là que la doctrine catholique du
mérite, après ces longs travaux d'approche, allait
enfin recevoir, au terme du décret sur la justification,
la forme définitive et l'expression solennelle que
l'Égiise avait voulu lui donner.
2° Doctrine du décret conciliaire. ■ — Ce qui est sans
doute le plus frappant, pour qui a parcouru la suite
de ces débats, c'est la simplicité des résultats auxquels
ils ont abouti. On s'étonnerait presque qu'il ait fallu
tant d'efTorts et de tâtonnements pour trouver ces
formules dépouillées et limpides que nous lisons main-
tenant. En tout cas, cette clarté rend facile la tâche
du commentateur qui doit dégager la portée doctri-
nale du décret.
1. Avant la justification. ■ — Bien que le mérite se
place proprement après la justification, la logique
de la foi catholique devait amener !e concile à s'ex-
pliquer sur les œuvres qui la précèdent. D'une part,
en effet, l'Égiise a toujours demandé une préparation
humaine à la grâce, tandis qu'elle professe, de l'autre,
que celle-ci est le principe nécessaire du mérite. C'est
entre ces deux pôles qu'oscille la doctrine conciliaire.
La « nécessité d'une préparation » est affirmée et
précisée aux c. v et vi. Denzinger-Bannwart, n. 797-
798; Cavallera, Thésaurus, n. 877-878. Voir Justifi-
cation, t. vin, col. 2176-2180. Si l'initiative appar-
tient ici nécessairement à l'appel divin, la volonté
humaine a le moyen ainsi que le devoir d'y concourir,
et les œuvres spirituelles qui en résultent ont le
caractère d'une « disposition » au don ultérieur de la
grâce : Ut... ad convertendum se ad suam ipsorum justi-
ficationem, eidem gratiœ libère assentiendo et coope-
rando, disponantur, c. v. Un peu plus loin, au cours
du même chapitre, il est supposé que, dans ces condi-
tions, l'homme peut movere se ad justitiam. Telle est
l'importance de cette « disposition » qu'elle mesure
la « justice » qui nous est intérieurement départie,
c. vu. Dans les canons correspondants, il est question,
en termes encore plus nets, de « se préparer et disposer »
ad obtinendam justi ficalionis graliam, can. 4, ou encore,
can. 9, ad justi ficalionis graliam consequendam. Den-
zinger-Bannwart, n. 814, 819; Cavallera, n. 892.
En établissant une aussi stricte corrélation entre
la grâce de la justification et les œuvres qui la pré-
cèdent, le concile affirme implicitement la valeur de
celles-ci. Cependant Je terme de mérite est ici soi-
gneusement évité. Il n'intervient qu'en passant, d'un
point de vue négatif et apologétique, pour dire,
contre les protestants, que les œuvres faites ante
justi ficationem ne sont pas nécessairement des péchés
et pourraient seulement odium Dei mereri, can. 7.
Denzinger-Bannwart, n. 817; Cavallera, n. 892.
Cette valeur de nos actes préparatoires est un fait
tellement certain que le concile éprouve le besoin
d'en marquer les limites. Déjà le c.v précise, contre les
pélagiens, que l'appel divin des adultes se produit
nullis eorum existentibus meritis. La question revient
un peu plus loin, c. vin, et dans le même sens, quand
il s'agit de rappeler, avec saint Paul, la gratuité
absolue de notre justification :
... Gratis justificari ideo Nous sommes dits justifiés
dicamur quia nihil eorum gratuitement, parce que rien
quse justi ficationem prœce- deeequi précède la justifica-
dunt, sive fides, sive opéra, tion, ni la foi, ni les œuvres,
ipsam justi ficationis gra- ne mérite la grâce même de
tiam promerelur. la justification.
Denzinger-Bannwart, n.
801; Cavallera, n. 881.
Il n'y a donc pas de mérite proprement dit avant
la justification, et le texte applique nommément cette
exclusive à toutes les formes de semi-pélagianisme,
en l'étendant à la foi non moins qu'aux œuvres :
Nihil... sive fides, sive opéra. Mais le verbe promere-
lur, qui, dans le langage de l'École rappelé encore au
cours des débats, voir plus haut, col. 751, répond au
mérite strict ou de condigno, est intentionnellement
choisi pour marquer discrètement qu'on n'entend pas
exclure un mérite de degré inférieur. Par où cet ensei-
gnement rejoint celui du c. v, où la valeur dispositive
des œuvres est si nettement affirmée.
Ainsi, tout en évitant le terme technique « mérite
de congruo », qui soulevait des contestations, le concile
en consacre manifestement l'idée. En vain H. Hù-
ckert, op. cit., p. 261, y vcut-il voir l'exclusion absolue
de cette doctrine au profit du thomisme pur et simple.
Ce ne sont pas seulement les théologiens intéressés à
cette thèse d'école, mais les historiens les plus déta-
755
MÉRITE AU CONCIIJ-; DE TRENTE : APRÈS LA JUSTIFICATION
756
chés qui reconnaissent le fait. « Implicitement, écrit
Ad. Harnack, Dogmcngeschiclite, t. m, p. 717, ce n'est
pas seulement la doctrine du mérite de congruo, mais
la conception anti-thomiste de celle doctrine, qui est
ici tout au moins laissée ouverte. » Cf. Hùnermann,
op. cit., p. 83. On peut même aller plus loin et dire que,
pris dans son ensemble, le décret conciliaire lui témoi-
gne une réelle faveur.
2. Après la justification. — S'il ne peut être ques-
tion de mérite proprement dit avant la justification,
c'est que l'âme n'a pas encore en elle le principe sur-
naturel qui lui permettrait de le produire. Il en va
autrement quand elle est régénérée par la grâce justi-
fiante. Du moment que celle-ci n'est pas une simple
imputation extrinsèque, mais une participation intimé
et réelle à la vie du Christ en qui nous sommes greffés,
c. vu, elle doit se traduire par des effets en consé-
quence. Aussi le mérite apparaît-il logiquement au
terme de la régénération surnaturelle comme « fruit
de la justification ». Le c. xvi, le plus long de tout le
décret, a pour but d'en préciser les divers aspects.
a) Principes catholiques : Aspect objectif du mérite. ■ —
D'abord et avant tout, le mérite apparaît en soi
comme le suprême épanouissement de l'ordre surna-
turel selon la foi de l'Église. Voilà pourquoi le concile
prend soin, en premier lieu, d'en affirmer et justifier
dogmatiquement la réalité. Denzinger-Bannwart,
n. 809; Cavallera, n. 889. Elle résulte de données scrip-
turaires tout à la fois évidentes et élémentaires que
l'Église commence par mettre à la base de son exposé :
f Hac igitur ratione justi- Ainsi donc aux hommes
ficatis hominibus, siveaccep- qui sont justifiés de cette
tani gratinm perpetuo con- façon, soit qu'ils aient tou-
servaverint, sive amissam jours conservé la grâce reçue,
recuperaverint, proponenda soit qu'ils l'aient retrouvée
sunt Apostoli verba : Abun- après l'avoir perdue, il faut
date in omni opère bono, proposer les paroles de
scientes quad labor vester non l'Apôtre : « Abondez en toute
est inunis in Domino (I Cor., œuvre bonne, sachant que
xv, 58). Non enim in jus tus votre elîort n'est pas vain
est Dcus ut obliviseulur operis dans le Seigneur Car Dieu
veslri cl dilectionis quam os- n'est pas injuste au point
tendistis in nomine ipsius d'oublier vos œuvres et la
<Hebr., vi, 10) et : Nolile charité dent vous avez fait
amittert confidenliam ves- preuve en son nom. » Et
tram, quœ magnum habet encore : « Ne perdez pas votre
remunerationem (Hebr., x, confiance, à laquelle est ré-
35). servée une grande rémuné-
ration. »
Atque ideo bene operan- Et c'est pourquoi à ceux
tibus nsque in fincm (Matth., qui travaillent bien jusqu'à
x, 22) et in Deo sperantibus la fin et qui espèrent dans le
proponenda est vita Ecterna Seigneur il faut proposer la
et tanquam gratia filiis Dei vie éternelle tout à la fois
per Christum Jesum miseri- comme une grâce promise
corditer promissa et tam- miséricordieusement aux fils
quam merces ex ipsius Dei de Dieu par le Christ Jésus
promissione bonis ipsorum et comme une récompense,
operious et meritis fideliter qui, en vertu de la promesse
reddenda. Hsec est enim i)la de Dieu lui-même, doit être
corona justilix quam post fidèlement accordée à leurs
suum certamen et cursum bonnes œuvres et mérites,
repositam sibi esse aiebat telle est, en effet, cette cou-
Apostolus , a justo judice ronne de justice » que
sibi reddendam, non solum l'Apôtre savait lui être réser-
aulem sibi sed et omnibus vée après son combat » et sa
qui diligunl udmnlum eius « course », pour lui être dé-
(II 'f im., îv, 7-8). cernée par le « juste juge % et
non pas à lui seul », mais à
tous ceux qui aiment son
avènement ».
Ce texte se comprend assez par lui-même. Nous
sommes invités par l'Écriture à l'effort spirituel dans
la perspective que Dieu ne perd pas de vue nos œuvres.
Et comme toute la félicité du chrétien est dans l'au-
delà, il ne peut évidemment être question que de rému-
nération céleste. C'est pourquoi la vie éternelle a le
double caractère d'être tout à la fois une grâce, parce
qu'elle résulte d'une promesse toute miséricordieuse,
et la récompense de nos bonnes actions. L'exemple de
l'Apôtre, qui l'attend comme • une couronne », nous
autorise à entretenir la même espérance.
On remarquera l'insistance avec laquelle le concile
veut se tenir près de la parole de Dieu, puisque, après
les citations formelles qui lui servent de point de
départ, c'est la trame même de son exposé qui est tout
entière tissée de textes scripluraires. Dans cette mé-
thode, on peut deviner une riposte indirecte à l'adresse
des protestants, qui se réclamaient si volontiers de
l'Écriture contre l'Église, mais aussi, et peut-être plus
encore, la volonté de rattacher aux données les plus
simples et les plus primitives de la révélation aposto-
lique la vérité nouvelle qu'il s'agissait maintenant de
définir.
Sans doute le terme de « mérite » y vient tout juste
dans un complément indirect, et de la manière la plus
fugitive, comme synonyme de « bonnes œuvres ».
Cependant tout ce qui précède en énonce la substance,
en détermine la signification. En parlant de mérite,
la foi chrétienne n'entend pas désigner autre chose
que le rapport de nos bonnes œuvres à la vie éter-
nelle, rapport tel que celle-ci est, non pas seulement
la suite, mais la récompense de celles-là. Le terme de
« salaire », merces, l'allusion au « juste juge » et l'idée
de rétribution qui en est la conséquence : merces...
fideliter reddenda, corona quam... aiebat Apostolus a
justo judice sibi reddendam, indiquent suffisamment
qu'il s'agit d'un rapport de justice. Encore est-il qu'à
la base il y a une promesse toute gratuite de la part
de Dieu : Misericorditer promissa. C'est pourquoi la
récompense éternelle reste une « grâce » et il faut, pour
l'obtenir, unir à ses efforts personnels la confiance en
Dieu : Bene operantibus... et in Deo sperantibus. Ainsi,
dans leur simplicité, ces lignes contiennent, avec
l'affirmation du mérite, l'analyse des conditions qu'il
suppose et des dispositions religieuses qu'il réclame.
D'où le texte conciliaire passe ensuite à la justifi-
cation dogmatique du mérite ainsi posé d'après les
sources- de la foi :
Cum enim ille ipse Chris-
tus Jésus tamquam caput in
membra (Eph., iv, 15) et
tamquam vitis in palmites
(Joa., xv, 5) in ipsos justi-
ficatos jugiter virtutem in-
lluat, quœ virtus bona eorum
opéra semper antecedit et
comitatur et subsequitur, et
sine qua nullo pacto Deo
grata et meritoria esse pos-
sent, nihil in ipsis justificatis
amplius déesse credendum
est quominus plene, illis qui-
dem operibus quœ in Deo
sunt facta, divinœ legi pro
hujus vitœ statu satisfecisse
et vitam spternam, suo etiam
tempore, si tamen in gratia
decesserint, consequendam,
vere promeruisse censean-
tur, cum Christus Salvator
noster dicat : Si quis biberit
ex aqua quam e go dabo ei, non
sHiet in sternum, sed fitl in
eo fons aquœ salientis in
vitam wternam (Joa., IV, 13-
14).
En effet, vu que le Christ
lui-même, comme la tète par
rapport aux membres et la
vigne par rapport aux sar-
ments, communique sans
cesse aux justifiés sa vertu
— influence bonne qui tou-
jours précède, accompagne
et suit leurs œuvres, et sans
laquelle elles ne pourraient
d'aucune façon plaire à Dieu
ni être méritoires — on doit
croire qu'il ne manque plus
rien aux justifiés pour que,
par les œuvres du moins qui
sont faites en Dieu, ils soient
censés avoir pleinement sa-
tisfait à la loi divine, autant
que le comporte la vie pré-
sente, et méritent véritable-
ment d'obtenir en son temps
la vie éternelle, pourvu qu'ils
meurent en état de grâce.
Car le Christ notre Sauveur
a dit : « Si quelqu'un boit de
l'eau que je lui donnerai, il
n'aura plus soif éternelle-
ment, mais elle deviendra en
lui une source d'eau vive qui
jaillit pour la vie éternelle. ■
Le mérite est donc rendu possible par le fait de la
vie surnaturelle que le Christ communique à ceux qui
sont devenus ses membres par la justification. Et le
concile prend soin d'ajouter que cet influx divin, sans
757
MÉRITE AU CONCILIA DE TRENTE : APRÈS LA JUSTIFICATION
758
lequel rien ne saurait plaire à Dieu, enveloppe de
toutes parts l'activité de notre libre arbitre. Sous cette
influence, il n'en est pas moins vrai que nous- pou-
vons faire des actions bonnes, et, en disant : quee in
Deo sunt facta, le concile marque, en passant, qu'elles
réclament, non seulement l'acte matériel, mais l'in-
tention pure.
Ces œuvres ne peuvent sans doute prétendre à une
perfection absolue : il suffit qu'elles présentent la
bonté relative qui est le lot de la vie présente, pro
hujus i>itœ statu. Dans ces conditions, elles ont tout
ce qu'il faut pour « satisfaire pleinement » à la volonté
divine et donc, le moment venu, « mériter véritable-
ment • la vie éternelle. Le mérite se caractérise donc
essentiellement par un droit à la vie éternelle, et le
concile adopte l'expression insistante vere mercri pour
en souligner plus fortement la réalité, sans pourtant
recourir au terme technique de condigno. Pour expli-
quer cette réticence, il n'y a d'ailleurs pas lieu de
faire intervenir, avec H. Rùckert, op. cit., p. 257,
la secrète influence de la Réforme : elle est uniquement
due à la volonté de laisser ouverte la vieille contro-
verse d'école qui existait encore au xin° siècle sur ce
point, voir plus haut, coi. 690, tout en sauvegardant
contre l'erreur protestante l'essentiel de la foi catho-
lique en la vérité du mérite humain. Mais ce droit à la
gloire suppose lui-même une valeur présentement
réaîisée : c'est parce que nos œuvres peuvent être
pleinement » conformes au vouloir divin et dans la
mesure où elles le sont qu'elles fondent un « véritable
mérite », c'est-à-dire un titre objectif à la récom-
pense du ciel.
On conçoit qu'après avoir affirmé d'une manière
aussi résolue la valeur des actes humains, le concile,
éprouve le besoin d'une sorte d'explication apologé-
tique, pour parer au reproche d'empiéter sur les
droits de Dieu, que les protestants ne cessent de diriger
contre l'Église :
Ita neque propria nostra
justitia tanquamj ex nobis
propria statuitur, neque igno-
ratur aut repudiatur justi-
tia Dei (Cf. Rom., x, 3).
Quœ enim justitia nostra
dicitur, quia per eam nobis
inhserentem justificamur, illa
eadem Dei est, quia a Deo
nobis infunditur per Christi
meritum.
Par où ni on n'établit
notre propre justice comme
nous étant propre et venue
de nous-mêmes, ni on
n'ignore ou ne rejette la jus-
tice de Dieu. Car la même
justice qui est dite nôtre,
parce qu'elle est inhérente [a
notre âme] et nous justifie,
est aussi celle de Dieu, parce
qu'elle nous est infusée par
Dieu en vertu des mérites du
Christ.
Toute l'essence du surnaturel chrétien est ici ren-
fermée dans cette formule d'une remarquable pléni-
tude. Il est également juste de dire que la grâce est
notre bien et qu'elle ne l'est pas : elle l'est dans sa
réalité immédiate, mais non dans sa source dernière;
elle l'est parce qu'elle constitue un don divin véri-
tablement « inhérent » à notre âme, sans pourtant
nous être strictement propre puisqu'elle nous est
communiquée par Dieu. Et ce qui est vrai de la grâce
l'est au même titre de ses fruits. De telle sorte qu'en
vertu de cette régénération spirituelle qu'est la justi-
fication, tout ce qui est à nous est à Dieu et tout ce
qui est à Dieu est à nous.
On a vu par l'histoire des débats conciliaires,
col. 7ï2, que cette déclaration avait pour but, non
seulement de condamner les protestants qui reje-
taient toute sanctification intérieure du chrétien,
mais de réagir contre les théologiens catholiques qui la
diminuaient à l'excès par le système de la double
justice. Ce qui devait avoir pour résultat, comme le
note bien H. Ruckcrt, op. cit., p. 255, de fortifier la
doctrine du mérite. Aux uns et aux autres l'Église
oppose la conception traditionnelle d'une intime coo-
pération entre Dieu et l'homme, d'une parfaite conti-
nuité entre la justice immanente en Dieu et celle qu'il
communique à l'âme justifiée, conception qui permet
d'affirmer la valeur de celle-ci sans faire le moindre
tort à Dieu et au Christ de qui elle la tient.
b) Principes catholiques : Aspect subjectif du mérite.
— Déjà le seul énoncé de ces principes spéculatifs
dessine une voie moyenne qui permet à l'âme de
compter sur ses mérites, puisqu'ils sont réels, sans en
tirer orgueil, puisque, en dernière analyse, ils ne lui
appartiennent pas. Pour prévenir toute équivoque et
embrasser autant que possible les différents aspects
de cette question complexe, le concile a pris soin
d'ajouter un paragraphe spécial, qui complète la
dogmatique du mérite par une pédagogie appropriée.
Denzinger-Bannwart, n. 810; Cavallera, n. 890.
On n'oubliera pas non plus
que, si l'Écriture attribue
aux bonnes œuvres une telle
valeur que même « à celui qui
donnera à l'un des siens un
verre d'eau froide » le Christ
promet qu'il ne restera pas
sans récompense, et que
l'Apôtre atteste : « Les tribu-
lations légères et momenta-
nées du présent produisent
pour nous, au delà de toute
mesure, un poids éternel de
gloire dans les cieux •, tant
s'en faut pourtant que le
chrétien doive se confier ou
« se glorifier » en lui-même et
non pas « dans le Seigneur »,
dont si grande est la bonté
envers tous les hommes qu'il
veut faire de ses propres dons
leurs mérites.
Neque vere illud omitten-
dum est quod, licet bonis
operibus in sacris litteris
usque adeo tribuatur ut
etiam qui uni ex minimis
suis polum aqux frigides
dederit promittat Christus
eum non esse sua mercede
cariturum (Matth., x, 42)
et Apostolus testetur id quod
in privsenli est momenta-
neum et h ve tribulationis
nostrœ supra modum in su-
blimitate œttrnum yloriœ
pondus operari in nobis (II
Cor., îv, 17), absit tamen ut
christianus liomo in seipso
vel confidat vel glorietur et
non in Domino ( I Cor., i , 31 ),
cujus tanta est erga omnes
homines bonitas ut eorum
velit esse mérita quoe sunt
ipsius dona.
Une première raison d'humilité, et la plus profonde,
est ici empruntée à la théologie même du mérite. La
valeur de nos bonnes œuvres et la certitude de la
récompense qui leur est promise sont encore une fois
rappelées; mais l'homme n'a pas lieu d'en tirer une
gloire personnelle, parce que c'est Dieu qui en reste
le premier auteur. Pour exprimer cette idée, le concile
reprend une formule classique de saint Augustin,
dont tout à la fois l'admirable précision et la grande
place qu'elle avait prise dans la tradition postérieure
rendaient ici l'usage tout indiqué. Mais on remarquera
que la direction logique en est subtilement infléchie,
de manière à marquer, tout en laissant l'initiative
à la grâce divine, qu'elle fructifie en vrai mérite de
notre part. Ce ne sont pas nos mérites qui sont pro-
prement présentés comme des dons de Dieu, mais les
dons de Dieu qui deviennent nos mérites. On ne pou
vait mieux souligner la valeur de l'œuvre humaine
tout en rappelant la source divine d'où elle procède.
A cette raison fondamentale, qui tient à l'essence
même des choses, une autre s'ajoute, que fournit l'ex-
périence évidente de notre déficit inoral :
Et quia in multis o/fen-
dimus omnes (Jac, ni, 2),
unusquisque sicut miseri-
cordiam et bonitatem ita
severitatem et judicium ante
oculos habere débet, neque
seipsum, etiamsi nihil sibi
conscius fuerit, judicarc (cf.
I Cor., iv, 3-4), quoniam
omnis hominum vita non
humano judicio examinanda
est, sed Dei qui illumtnabit
abscondita tentbrurum et ma-
ni/estabii consilia cordium,
el tune tous erit uniruiqus
Et parce que » nous pé-
chons tous en beaucoup de
choses », chacun, avec la
miséricorde et la bonté, doit
aussi avoir devant les yeux
la sévérité et le jugement, et
ne pas se juger lui-même,
quoiqu'il n'ait conscience
d'aucune faute Car toute la
vie des hommes ne doit pas
s'apprécier au jugement des
hommes, mais de Dieu, qui
■ éclairera les ténèbres ca-
chées et révélera les desseins
des cœurs, et chacun recevra
759 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : CONDAMNATION DES ERREURS 760
fi Deo(lCor. , I v, 5), qui, ut sa louange de Dieu », qui,
scriptum est (Rom., n, 6), comme il est écrit, » doit
rtddet unicuique secundum rendre a chacun selon ses
opéra sua. œuvres ».
C'est dire que la doctrine catholique du mérite ne
se produit, pas en dehors et beaucoup moins encore
à l'encontre de la vie religieuse : elle laisse subsister
toutes les raisons que l'âme consciente de ses fai-
blesses a de trembler devant Dieu. Il est remarquable
que l'aphorisme biblique repris par saint Paul : « Dieu
doit rendre à chacun selon ses œuvres » serve en même
temps à la double fin de justifier en droit le mérite,
et de rappeler en fait la conscience humaine au senti-
ment de ses responsabilités.
On a pu écrire avec raison, Hefner, op. cit., p. 271,
que Séripando, en faisant introduire ce paragraphe
dans le dc'ciet conciliaire, donnait satisfaction aux
scrupules où s'attardait, voir plus haut, col. 734, la
pensée de Contarini. Il répondait non moins bien aux
réserves que nous avons rencontrées, col. 631, 6E9,
707, chez les mystiques de tous les temps. Comme dans
tout le problème de la justification, la doctrine catho-
lique a ici pour caractère d'unir dans un haimonieux
équilibre la double part également nécessaire de Dieu
et de l'homme dans la conquête du salut, de fonder les
devoirs du chrétien sur l'affirmation même des droits
que lui confère la grâce de la régénération.
c) Condamnation des erreurs protestantes. ■ — Sous
sa forme de paisible exposé, il n'est pas douteux que
ce chapitre sur le mérite ne soit tout entier dirigé
contre les positions adverses de la Réforme. Un canon
y est ajouté qui les condamne directement :
Si quis dixerit hominis
justificati bona opéra ita
esse dona Dei ut non sint
etiam bona ipsius justificati
mérita, aut ipsum justifiea-
tum bonis operibus qure ab
eo per Dei gratiam et Jesu
Christi meritum, cujus vi-
vum membrum est, fmnt
non vere mereri augmentum
gratiae, vitam aeternam et
ipsius vita; alterna?, si tamen
in ipsa gralia decesserit, con-
secutionem, atque etiam
gloriae augmentum, A. S.
Can. 32, Denzinger-Bann-
wart, n. 842; Cavallera,
n. 892.
Si quelqu'un dit que les
bonnes œuvres de l'homme
justifié sent tellement des
dons de Dieu qu'elles ne
soient aussi les mérites du
justifié lui-même, ou que,
par les bonnes œuvres qu'il
accomplit par la grâce de
Dieu et le mérite du Christ
dont il est le membre vi-
vant, le [chrétien] justifié
ne mérite pas véritablement
l'augmentation de la grâce,
la vie éternelle et, pourvu
qu'il meure en état de grâce,
le don effectif de cette vie
ainsi que l'augmentation de
la gloire, qu'il soit anathème.
La première partie de ce canon ne fait que repren-
dre l'aphorisme augustinien pour marquer qu'on ne
peut sans abus en faire une aime contre la iéalité
du mérite. Tout comme dans le chapitre, la construc-
tion en reste anthropocentrique : les dons de Dieu, que
personne ne songe à nier, sont si peu exclusifs du
mérite humain qu'ils servent à le fonder. Cette répé-
tition intentionnelle d'une des foi mules les plus carac-
téristiques de saint Augustin montre, par surcroît,
combien l'Église attache de prix à rester en contact
visible avec l'évêque d'Hippone et dénonce comme
inopérante l'exploitation tendancieuse que les protes-
tants se plurent toujours à faire de son autorité.
Après cette déclaration d'ordre spéculatif, suit une
seconde qui précise l'objet du mérite. On se souvient
que les prot estants modérés admettaient avec Mélan-
chthon, voir col. 720, que le chrétien peut mériter
quelques biens spirituels mal définis, soit ici-bas, soit
dans la vie future, et Contarini croyait constater,
voir col. 734, qu'ils accepteraient de faire tomber
sous le mérite de l'homme l'augmentation de la gloire,
mais non pas la gloire elle-même. A rencontre de ces
négations ou restrictions, le c. xvi parlait seulement
de mérite, en gros, à l'égard de la « vie éternelle » :
le canon 32 fournit plus de détails. Il en ressort que
le mérite poilc d'abord sur la vie présente, où il peut
s'appliquer à « l'augmentation de la grâce ». Ce qui
se réfèic aux principes antérieurement posés que la
grâce de la justification est susceptible de progrès,
et que de ce progrès les bonnes œuvres ne sont pas
seulement le signe mais la cause. Voir Justification,
t. vin, col. 2188-2189, d'après le c. x et le canon 24,
Denzinger-Bannwart, n. 803, 834; Cavallera, n. 883,
892.
Quant à la vie future, trois points sont déterminés
comme accessibles au mérite du chrétien : savoir la
vie éternelle, la prise de possession, puis l'accroisse-
ment, de la gloire qu'elle comporte. Ce dernier vise
les divers degrés de la béatitude promise aux âmes
fidèles, que la foi de l'Égiise a toujours mis en corré-
lation avec ies mérites amassés ici-bas. Les deux autres
parurent faire double emploi à quelques Pères du
concile, voir col. 753. En réalité, ils désignent deux
objets réellement distincts : savoir la jouissance éven-
tuelle de la vie éternelle, sur laquelle nous ne saurions
avoir qu'un titre lointain et toujours problématique;
l'entrée en possession de cette vie, sur laquelle les
mérites du présent donnent un droit à qui meurt dans
la grâce de Dieu. Sur tous ces points, comme dans le
chapitre, il est question d'un mérite véritable, vere
mereri. Ce qui exclut, avec les négations protestantes,
les subtiles combinaisons imaginées par les tenants
de la double justice.
A ce bloc homogène sur le mérite il faut ajouter,
pour être complet, quelques lignes du c. xi, com-
plétées par les canons 26 et 31, qui le concernent
indirectement, en autorisant dans les justes limites
la considération pratique de la récompense dans la
vie morale et condamnant l'intransigeance dont les
réformateurs faisaient preuve à cet égard :
Constat eos orthodoxe
religionis doctrina» adver-
sari... qui statuunt in omni-
bus operibus justos peccare,
si, in illis suam ipsorum so-
cordiam excitando et sese
ad cùrrendum in stadio
Il est clair que ceux-là
s'opposent à la doctrine de
la religion orthodoxe... qui
déclarent que les justes
pèchent en toutes leurs
œuvres, si, en secouant leur
paresse et s'excitant à courir
cohortando, cum hoc ut in dans le stade, avec le souci
prédominant de la gloire de
Dieu ils ont aussi en vue la
récompense éternelle.
primis glori ficetur Dcus mer-
cedem quoque intuentur
a>tcrnam.
Denzinger-Bann., n. 801;
Cavallera, n. 884.
Par où le concile entend s'opposer à une des préven-
tions de la Réforme, qui consiste à flétrir comme un
marchandage la recherche d'une légitime récompense.
De même qu'il avait affirmé plus haut la légitimité de
l'attrition, c. vi, Denzinger-Bannwart, n. 798, et
Cavallera, n. 878, il autorise ici l'amour intéressé. Mais
il marque en même temps la condition indispensable
que doit présenter cet amour pour n'être pas servile.
Le chrétien a l'obligation de faire passer « avant tout »
le souci de la gloire de Dieu : sous le bénéfice de cette
religion désintéressée, il peut ensuite faire entrer en
ligne de compte les profits qu'elle lui réserve. Cette
doctrine est appuyée sur une référence expresse à
Ps., cxvm, 112, et Hebr., xi, 26.
En conséquence, l'anàthème est porté contre ceux
qui diraient que « les justes ne doivent pas attendre
et espérer de Dieu une rétribution éternelle pour leurs
bonnes œuvres », can. 26, ou encore, can. 31, que « le
chrétien justifié pèche quand il fait le bien en vue
de la récompense éternelle ». Denzinger-Bannwart,
n. 836, 841 ; Cavallera, n. 892.
Il reste toujours entendu, et le concile ne se lasse
pas de le répéter expressément en ces divers endroits,
can. 26 et 32, que toutes nos espérances doivent
reposer, en dernière analyse, sur la miséricorde de
761 MÉRITE DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES : SYMBOLES DE EOI
7G2
Dieu et les mérites du Christ. Mais l'Eglise tient aussi
que cette grâce fructifie en œuvres saintes, que ces
mérites du Sauveur nous donnent le moyen de mériter
à notre tour. A rencontre de ceux qui suppriment la
créature devant le Créateur, la foi catholique affirme
avec une égale énergie la souveraine primauté de
Dieu et en même temps la dignité, la vitalité, la
fécondité spirituelles de l'âme régénérée par le bienfait
de la rédemption.
V. LA DOCTRINE DU MÉRITE APRÈS LE CON-
CILE DE TRENTE. ■ — Fixées officiellement sur leurs
positions respectives, l'une par la Confession d'Augs-
bourg, l'antre par le concile de Trente, les deux
Églises rivales ne font plus guère, dans la suite, que
s'y tenir sans notables modifications, tandis que leurs
théologiens en entreprennent, chacun de leur côté, la
défense méthodique. Il nous suffira d'un aperçu
rapide sur la formation progressive de ces deux
camps adverses, dont la physionomie n'a plus guère
varié jusqu'à nos jours. — ■ I. Dans les Églises pro-
testantes. II. Dans l'Église catholique (col. 769).
I. Dans les Églises protestantes. — Bien loin
d'être ébranlés par le concile de Trente ou seulement
ramenés à une vue plus équitable de la doctrine
catholique, les protestants semblent n'en avoir tenu
compte que pour renforcer, tout au moins dans les
débuts, l'àpreté de leur opposition.
1° Symboles ecclésiastiques. — Ce dogmatisme anti-
catholique se traduit tout d'abord dans les confes-
sions de foi que la fin du xvi« siècle vit se multiplier.
1. Églises luthériennes. ■ — Pour remédier aux divi-
sions tenaces qui avaient éclaté entre les premiers
disciples de Luther, un suprême effort d'union fut
tenté par les politiques et les théologiens. La Formule
de concorde en fut le résultat (1577-1580), qui a l'avan-
tage d'être le dernier en date et le mieux accrédité des
documents où s'exprime la doctrine du protestantisme
officiel.
Une première partie porte ce titre pacificateur :
Epitome arliculorum de quibus conlroversiœ ortie sunt
inter theologos augustanœ confessionis, qui in repeti-
tione sequenti secundum Dei prœscriplum pie deelarati
sunt et conciliati. Tout en se référant à la Confession
d'Augsbourg et à V Apologia comme normes fonda-
mentales, .1. T. Millier, Die sijmbolischen Bûcher, p. 518,
on y ajoute quelques explications complémentaires,
où le mérite est l'objet d'une exclusive encore plus
déterminée.
Avec une insistance tendancieuse, on y fonce éner-
giquement contre le pélagianisme : Repudiamus cras-
sum illum pelagianorum errorem qui asserere non dubi-
larunt, quod homo propriis viribus sine gratia Spirilus
Sancti sese ad Deum convertere, evangelio credere, legi
divinœ ex animo parère, et hac ratione peccalorum
remissionem ac vilam œternam ipse promereri valeat.
Ce qui écarte tous mérites antérieurs à la justifica-
tion. Mais ils ne trouvent pas davantage de place
après, puisque la proposition suivante est également
rejetée comme empreinte de semi-pélagianisme : Item
homincm post regeneralionem legem Dei perfecte obscr-
vare algue implere posse eamque implelionem esse nos-
tram coram Deo justitiam qua vitam œternam pro-
mereamur. A. n : De libero arbilrio. 9 et 12, Mùller,
p. 525.
C'est évidemment dans ce double sens que s'enten-
dent les formules où on lit, dans la suite, quod Domi-
nus nobis peccala remiltit ex mera gratia absque ullo
respectu prœccdentium, prœsentium aut consequenlium
nostrorum operum dignitatis aut meriti. A. m : De
justitia fidei, 4, p. 528. Ou encore : Jesum Christum
omnia peccala expiasse... et vitam œternam, nullo
inlervenienle peccatoris illius mérita, impetrasse. A. v :
De lege et Evangelio, 5, p. 531.
De ces articles succincts la deuxième partie four-
nit le commentaire sous le titre de Solida, plana ac
perspicua repetitio et declaratio. On y répète comme un
point de foi quod homo peccator coram Deo juslificetur...
sine ullis nostris merilis aut dignitate..., ex mera gratia,
tantummodo propter unicum meritum... Domini nostri
Jesu Christi. A. m : De justitia fidei, 9, p. 612. Et plus
loin, 55, p. 622 : Justitiam nostram extra nos et extra
omnium hominum mérita, opéra, virtutes alque digni-
tatem quœrendam.
C'était le corollaire évident du dogme luthérien
de la justification par la seule foi. Le document marque
en termes exprès cette corrélation, en expliquant
pourquoi il faut s'en tenir aux «particules exclusives »
sola fuie et autres de même esprit : Ut per illas particu-
las omnia opéra propria, mérita, dignitas, gloria et
fiducia omnium operum nostrorum in articulo justifi-
cationis penitus excludanlur, ila quidem ut opéra nostra
neque causœ neque meriti ullius in justificatione, ad
quœ Dcus in hoc negotio respiciat aut quibus nos fidere
possimus aut debeamus, vel ex toto vel dimidia aut
minima ex parte rationem habcant. Ibid., 37, p. 618.
Or on ne perdra pas de vue que, dans le style pro-
testant, la justification ne s'applique pas seulement
à la première acquisition de la grâce, mais tout autant
à son terme dernier. C'est donc tout mérite de l'homme
sans exception qui se trouve exclu. Un peu plus loin,
celte déduction est mise spécialement sous le patro-
nage de saint Paul : Hoc est fundamentum paulinœ
disputationis... quod eo ipso cum fuie justificamur simul
etiam adoptionem in filios Dei et hereditatem vitœ
œlernœ atquc salutem adipiscamur. Eamque ob causam
Paulus parliculas illas e.vclusivas, id est ejusmodi
voces quibus opéra et propria mérita prorsus excludun-
tur..., non minus constanter et graviter in articulo
salutis quam in articulo justificalionis nostrœ urget.
Ibid., 53, p. 621-622. Cf. a. iv : De bonis operibus, 22,
p. 629.
A plus forte raison en est-il ainsi de notre prédes-
tination, qui se produit mera misericordia sine ullo
nostro merito. Epitome, a. xi : De seterna prœdest.,
p. 556. Cf. Solida declaratio, a. xi, 60-61, et 87-88,
p. 717, 723.
Toutes les atténuations apologétiques multipliées
par Mélanchthon ont ici disparu : il ne reste plus de
place que pour l'opposition radicale au mérite qui
était dans la logique du système protestant. On voit
qu'à cette poussée interne de son dogmatisme la
Réforme officielle ne s'est pas plus dérobée à la fin
qu'au commencement.
2. Églises réformées. — Dans le même temps, s'éla-
boraient les symboles des diverses Églises réformées,
qui offrent avec les précédents de très utiles points
de comparaison.
En apparence, l'aversion n'y est pas moindre pour le
mérite. Abhorremus a meriti nomine, proclame la
Confession hongroise (1562), et serio cordis affecta
agnoscimus ac profitemur nos, quanlun'jis justifiée stu-
deamus, servos inutiles vitamque œternam penitus et
ex omni parle graluitum esse Dei donum. Ilung. conj.,
18, dans E. F. K. Mùller, Die. Bekenntnisschri/len der
reformierten Kirche, Leipzig, 1903, p. 398. Cette décla-
ration au ton si vif donne à peu près la note et le sens
de toutes les autres.
Dans les premières années surtout, cette « horreur »
du mirite s'exprime en termes qui égalent de tous
points ceux des luthériens. « A nous pauvres humains
tout mérite est impossible », déclare la Confession de
Zurich (1523), ibid., p. 13. «Le Chris!, en effet, appuient
les Bernois (1526), est noire unique sagesse, justice,
rédemption et rançon pour le péché du monde. Ainsi
reconnaître un autre mérite de la béatitude cl satis-
faire pour le péché, c'est nier le Christ. » Ibid., p. 30.
F63
MÉRITE DANS L'ORTHODOXIE LUTHÉRIENNE
764
Plus encore, le mérite est absolument impossible.
« Car tout ce que nous sommes, nous le sommes entière-
ment par Dieu; dès lors, nous lui sommes redevables
et comptables de tout. » Conf. tetrapolitana, 10 (1530),
ibid., p. 64.
La position du Catéchisme de Genève (1545) est
déjà moins abrupte et dessine une évolution dont nous
aurons à relever ailleurs d'autres traces. Si le mérite
y est délibérément exclu, c'est avant la justification :
Non posse nos ullis meritis Deum prœvenire. Après, nos
œuvres deviennent agréables à Dieu, sinon par elles-
mêmes, du moins par suite de son amour. Placent Mi
[opéra] non proprise tamen dignitatis merito, sed qua-
lenus suo favore liberaliter ea dignatur. De cette
« faveur » divine la gloire céleste est le terme : Neque
enim frustra mercedem Mis Deus tum in hoc mundo
tum in (utura vila pollicetur. Verum ex gratuito Dei
amore tamquam ex fonte emergit heec merces. Ibid.,
p. 127-128. On reconnaît ici la doctrine de Cahin,
déjà signalée, qui croyait pouvoir associer la négation
du mérite à l'utilité des bonnes œuvres en vue de la
récompense, sans prendre garde que celle-ci devait
logiquement annuler celle-là.
Ce même rapprochement paradoxal se retrouve
dans l'a. xvi de la seconde Confession helvétique
(1562) : Docemus Deum bona operantibus amplam dare
mercedem... Referimus tamen mercedem hanc..., non
ad meritum hominis accipientis, sed ad bonitatem vel
liberalitatem et veritatem Dei promitlentis alque dantis.
Car le pessimisme calviniste oblige à se souvenir qu'il
y a toujours, dans nos œuvres, multa indigna Deo,
et que nous devons, au total, nous tenir pour des « ser-
viteurs inutiles » : Tametsi ergo doceamus mercedem
dari a Deo nostris bcnefaclis, simul tamen docemus cum
Auguslino coronare Deum in nobis non mérita nostra
sed dona sua. Et proinde quidquid accipimus mercedis,
dicimus gratiam quoquc esse et magis quidem gratiam
quam mercedem... Damnamus ergo Mos qui mérita sic
hominum defendunt ut évacuent gratiam Dei. Ibid.,
p. 194-195. On ne peut pas ne pas voir que ces der-
niers mots prétendent viser les catholiques. Mais, si
on se rappelle que le concile de Trente se met déjà
formellement en garde contre une semblable préven-
tion et qu'à cette fin il place, lui aussi, sa doctrine
du mérite sous le patronage de la théologie augusti-
nienne, serait-il excessif de dire que la différence entre
les Églises tient surtout à des questions de mots?
On rencontre à peu près les mêmes termes à l'a. xxiv
de la Confessio belgica (1561) : Facimus igitur bona
quidem opéra, sed neutiquam ut iis promereamur. Quid
enim mereamur ? Intérim tamen non negamus Deum
bona opéra remunerari, verum gratiœ esse dicimus quod
coronet suu dona. Ibid., p. 242. Voir de même le Caté-
chisme d'Heidelberg (1563), q. 63, ibid., p. 699.
« Nous croyons, déclare de son côté la Confession
gallicane (1559), que toute notre justice est fondée en
la remission de nos péchez... Parquoy nous rejettons
tous autres moyens de nous pouvoir justifier devant
Dieu, et sans présumer de nulles vertus ne mérites
nous nous tenons simplement à l'obéissance de Jésus
Christ. » Condamner la présomption en matière de
mérite n'est évidemment pas la même chose que
condamner le mérite tout court, et pourrait presque
passer pour le consacrer indirectement. « Au reste,
lit-on un peu plus loin, combien que Dieu pour accom-
plir notre salut nous régénère, nous reformant à bien
faire, toutesfois nous confessons que les bonnes
œuvres que nous faisons par la conduite de son Esprit
ne viennent point en conte pour nous justifier ou
mériter que Dieu nous tienne pour ses enfants. »
A. xviii et xxn, ibid., p. 226-227. Ici encore, la formule
n'atteint, en réalité, que le mérite au sens pélagien.
Car, si nous sommes « reformés à bien faire » par la
grâce, c'est sans nul doute que les œuvres faites dans
ces conditions ne sont pas sans valeur. Et s'il est
vrai qu'elles « ne viennent pas en conte pour nous jus-
tifier », il n'est pas dit qu'elles ne nous sont pas comp-
tées autrement après la justification.
Même des formules qui semblent au premier abord
tout à fait absolues présentent des finesses de rédac-
tion qui permettent des échappatoires. C'est ainsi
qu'on peut lire dans la Confession hongroise d'Erlan-
thal (1562) : In electis Chrisli mérita sunt imputative
ex donatione et gratia, non causaliler aut meritorie
quasi electi propriis viribus meriti sint, ibid., p. 288.
Du pur calvinisme qui s'étale à la surface de ce
texte le propriis viribus de la fin nous ramène dans
les sentiers catholiques. La preuve en est qu'on
lit un peu plus haut dans le même document : Opéra
sanctorum... habent prsemium causaliter et meritorie...
Habenl mercedem, prsemium, respectu Christi, se, suam
justitiam, sua mérita electis gratis promittentis et in-
debitam gratiam donanlis. Merces et prsemium igitur
debetur electorum operibus ex promissione Dei..., non
ex merito hominum, qui per se nihil merenlur cum
nihil habeant proprium bonum suis viribus acquisi-
tum, sed omnia ex gratia Dei ante et post juslificationem.
Ibid., p. 286. De cette phraséologie compliquée il res-
sort que la grâce est la source principale et la condition
sine qua non de notre mérite ; mais, ceci posé, il reste
qu'il y a lieu de reconnaître une valeur méritoire aux
œuvres des saints.
Tout de même les Bohémiens (1609) reconnaissent
que nos sacrifices seront récompensés : lis constitula
esse cerlissima, priecipue in vita œterna, prœmia.
Ibid., p. 461. Les Irlandais (1615) nous invitent à
« renoncer au mérite de toutes nos vertus » comme
insuffisant, pour « nous fier uniquement en la miséri-
corde de Dieu et aux mérites de son Fils bien-aimé ».
Ibid., p. 531. Pour y « renoncer » encore faut-il tout
d'abord en avoir.
La confession de Westminster (1647) semble plus
déterminée : Peccatorum veniam aut vitam œlernam
de Deo mereri non valemus, ne optimis quidem operibus
nostris. En effet, la vie éternelle dépasse le prix de
toutes nos œuvres. Celles-ci d'ailleurs sont déjà dues
à Dieu et nous y mêlons des imperfections qui les
souillent. Mais on voit déjà que ce texte, en rappro-
chant la rémission des péchés et la vie éternelle, vise
plutôt les œuvres qui précèdent la justification.
Quant à celles qui suivent, on ajoute que, malgré
leur insuffisance, elles seront récompensées, quod Ma
respiciens in F Mo suo Deus... acceptare dignelur et
remunerari. C. xvi, 5-6, ibid., p. 575-576.
Il n'est pas une seule de ces formules, si fermes en
apparence dans la réprobation du mérite, qui ne
recèle des possiblités, sinon des intentions, d'accom-
modement avec une doctrine assez largement com-
prise pour que le mérite ne soit plus un obstacle à la
grâce. Et ceci correspond bien à la position générale
prise par les réformés sur le problème des œuvres, qui
tranche avec l'intransigeance des luthériens. Voir Jus-
tification, t. vin, col. 2196-2198. Ce qui domine
d'ailleurs chez les uns comme chez les autres, c'est
un sentiment d'irréductible animosité contre la doc-
trine catholique, qui les empêche de la voir sous son
vrai jour, et leur impose d'autant plus l'obligation de
la combattre que la force des choses les amène à s'en
rapprocher.
2° Systématisation • théologique de l'orthodoxie. —
Tant que la Réfoime eut souci d'opposer sa propre
tradition doctrinale à celle de l'Église, -ses meilleurs
théologiens dépensèrent leur érudition et leur dia-
lectique à défendre et à justifier les principes dogma-
tiques émis dès la première heure dans ses confessions,
officielles de foi.
765
MÉRITE DANS L'ORTHODOXIE LUTHÉRIENNE
766
1. Chez les luthériens. — Dans les dix-neuf éditi ons
successives des Loci communes qui s'échelonnent de
1547 jusqu'à la mort de l'auteur (1559), Corp. reform.,
t. xxi. co). 567-582, Mélanchthon garde les positions
modérées qu'il avait prises dès 1543, voir col. 722,
sans autrement se préoccuper du concile de Trente.
Au contraire, d'autres s'attaquent au décret conci-
liaire pour le réfuter, sans préjudice pour les exposés
plus personnels où s'affirment leurs opinions.
«) Variations de Chemnitz. — De cette tradition
théologique et polémique Martin Chemnitz est le plus
insigne représentant. Ses œuvres manifestent d'ail-
leurs sur ce point un singulier phénomène d'évolu-
tion régressive qu'il vaut la peine de relever.
Une modération relative préside à son Examen
concilii Tridentini (1565-1573). Outre maintes allu-
sions passagères à propos delà justification en général,
l'ouvrage contient un développement spécial sur la
question des œuvres et du mérite, où l'auteur rap-
proche dans une commune critique les c. xi et
xvi de la vi° session. Édition de Francfort, 1596,
t. i, p. 174-188. Naturellement, il y réclame la pra-
tique des bonnes œuvres comme nécessaire, tout en
prolestant qu'elles ne méritent pas la justification
ni la vie éternelle, p. 176. Mais il ne saurait admettre
qu'elles soient capables de donner satisfaction à la
loi divine, moins encore qu'il puisse être question
d'oeuvres surérogatoires. Là serait, à son sens, una
ex prœcipuis controversiis quse magna contentione a
pontificiis disputatur, p. 180. C'est pourquoi il en
traite à son tour avec une particulière étendue pour
insister sur la vitiositas dont nos actes restent enta-
chés, p. 184.
Sur le mérite proprement dit, Chemnitz adopte
comme faisant foi le langage de Mélanchthon : In
reconciliatis postea bona opéra, cum placeant fide prop-
ter mediatorem, habent prœmia spirilualia et corporalia
in hac vita et post hanc vitam. Aussi, à la différence
des réformés de Hongrie, voir col. 702, est-il heureux
de dire : Nostri etiam a vocabulo meriti non abhorrent,
et de signaler ce terme dans la Confession d'Augs-
bourg et autres documents de la première heure,
p. 185. Il ne pouvait évidemment soupçonner que la
Formule de Concorde, dont il fut l'un des auteurs,
allait, quelques années après, marquer un retour en
arrière des plus caractérisés.
Fort de cet usage, qui représentait un large contact
avec la tradition catholique dont il est assez étonnant
que son orthodoxie luthérienne ne se soit pas offusquée,
Chemnitz réduit à deux les points de controverse.
Aux « pontificaux » il reproche d'admettre un vrai
mérite par rapport à la vie éternelle, puis de faire, en
conséquence, de celle-ci une dette et non une grâce,
car il flaire, non sans raison, sous les termes de la
définition conciliaire, scholasticorum commenta de mé-
rita condigni. La modération du concile ne lui échappe
pourtant pas entièrement : Observel lector quod Tri-
denlinis patribus nimis impudens uisum fuit vitam
lelernum tribuere solis nostris meritis. Ideo, dum ali-
quam modesiiœ significationem dure studenl, honoris
gralia vitam œternam partiuntur inter merilum Christi
et nostrorum operum mérita, p. 186. A ce « partage »
il oppose le fait de la rédemption, qui fait, à son sens,
de la vie éternelle une pure grâce de Dieu : Scriptura
enim... adimit glorialionem de vita seterna etiam rena-
torum operibus, et tribuit gratise seu misericordiœ Dei
propter filium mediatorem, p. 187.
A plus forte raison ne saurait-il être question de
mériter en justice. Scriptura enim aliquot récitai
rationes bona opéra habere prœmia, non ex debilo
justifiée divinœ propter rationem meriti, sed ex gratuita
(lignatione. Et c'est pourquoi il relève avec satisfac-
tion le fait que le mot mérite est absent de l'Écriture.
Son dernier mot est pour opposer la grâce aux pré-
tentions illusoires et funestes du pharisaïsme : Ne
pharisaïca superbia persuasione propriœ dignitatis in
exercilio bonorum operum renatorum animos occupet,
sed ut semper et ubique exuberet et regnet gralia Dei,
p. 188.
Malgré les préventions dont il témoigne, il reste
que l'Examen se tient, somme toute, dans la ligne
moyenne de VApologia. Au contraire, les Loci theo-
logici de l'auteur, écrits en 1591, trahissent par de
sensibles nuances, où résonne une note plus agressive,
l'influence de la Formule de concorde. Bien que le
texte de Mélanchthon en constitue partout la base,
Chemnitz s'y montre peu accueillant au terme de
mérite et, par conséquent, à l'idée qu'il représente :
Appellatio meriti est usitata Patribus, ce qui s'entend
sans doute des « Pères » de la Réforme, et nominal
merilum opus mandatum a Deo, faclum a renatis in
fuie, quod habeat promissiones sive in hac sive in altéra
vita. Sed obabusumet propter insidias, et denique quia
est vox àypatpoç, non usurpalur a syncerioris doctrinœ
studiosis. Édit. de Francfort, 1653, t. m, p. 10. Plus
loin, l'auteur d'expliquer, suivant une distinction
déjà connue, que la récompense n'entraîne pas le
mérite : Nemo ergo lurbetur vocula mercedis, si quando
ea in sacris lilleris tribuitur vitse œternœ. Neque
enim ita vocatur quasi ex merilo debeatur, sed quia
ex promissione datur. Ibid., p. 76.
Ce qui ne l'empêche pas de tenir à la nécessité des
œuvres. Mais il est significatif de le voir devenir
réticent au sujet de leur valeur, et l'on peut noter
comme un fait assez curieux qu'il se sépare surtout
de Mélanchthon dans celui de ses ouvrages qui a
précisément pour but de le commenter.
b) Autres témoins. ■ — Cette même hostilité domine
également dans la suite les défenseurs les plus consi-
dérables de l'orthodoxie luthérienne.
On ne le voit nulle part mieux que dans les
célèbres Loci theologici de Jean Gerhard (1610-1622),
loc. xvni : De bonis operibus, c. vin : De meritis
bonorum operum, édition Cotta, Tubingue, 1768,
t. vin, p. 80-168. En abordant cette gravissima
disputatio, l'auteur s'abrite bien derrière le témoi-
gnage de Chemnitz première manière, n. 88, p. 81,
pour dire que la Réforme ne repousse pas absolument
le terme de mérite. Mais il ne l'emploie jamais pour
son propre compte quand il s'agit des récompenses
réservées aux justes, et cela non seulement à propos
de la vie éternelle, mais des autres récompenses dont
il admet la réalité. Là où Mélanchthon, comme on
l'a vu, parlait de mérite, Gerhard écrit en termes,
plus réservés : Verissima igilur est nostrorum res-
ponsio quod dictis illis [justis] prxmia temporalia et
teterna, bonis operibus ex gratia danda, adstruantur,
n. 116, p. 134.
Toute sa démonstration, au contraire, est opposée
aux « mérites des œuvres », n. 89, p. 82, qu'il expulse
longuement, au nom de l'Écriture tout d'abord,
p. 82-106, puis de la tradition, p. 107-120. Après la
thèse vient la discussion de i'antithesis adversariorum,
qu'il emprunte à Bellarmin et dont il discute pied à
pied les arguments sur l'existence même du mérite,
p. 121-154, et la place qu'il convient de lui faire
dans les fins de la vie morale, p. 151-160. Une sorte
d'appendice, p. 161-168, est consacrée à réduire les
textes script uraires allégués par d'autres écrivains
pontificaux.
On retrouve les mêmes positions chez Jean André
Quenstedt, qui exclut les bonnes œuvres, non seu-
lement de la justification, Theologiu didaclico-pole-
mica, Wittenberg, 1685, pars III", c. vin : De justifi-
catione, q. vm, p. 559-566, mais aussi du salut. Bien
entendu, les œuvres accomplies par ceux qu'il appelle-
7G7
MERITE DANS L'ORTHODOXIE RÉFORMÉE
768
les irregenili sont sans vaieur devant Dieu. Pars IVa,
c. ix : De. bonis opcribus, sect. n, q. i, p. 312-317.
Quant à celles des chrétiens, il commence par en
établir la nécessaire imperfection, ibid., q. m, p. 322-
326; puis, suivant une distinction assez subtile, il
montre, en deux thèses successives, qu'elles sont
« nécessaires pour les régénérés », q. iv, p. 326, mais
non, pas «nécessaires pour le salut » : Bona opéra non
sunt nec dici possunt aut debcnt necessaria ad salulem,
vel promerendam per modum meriti, vel acquirendam
per modum medii, vel eonsequendam per modum con-
ditionis vel causœ sine qua non, vel oblinendam per
modum pervenlionis ad ullimam melam. Q. v, p. 328-
340.
Dès lors, il ne veut admettre, au regard de la vie
étemelle, qu'un mérite au sens large, adeo ut mereri
idem sit quod consequi, impelrare, eliam gratis. Le
mérite proprement dit est exclu par la thèse sui-
vante : Bona opéra justificatorum nec merentur nec
mereri possunt, vere et proprie loquendo, vel auxilium
gratiœ actualis, vel augmentum gratiœ habitualis,
mullo minus ipsam vilam œlernam neque de condigno
neque de congruo, que l'auteur s'efforce d'établir sur
les bases d'une copieuse démonstration, dirigée tout
à la fois contre les « pontificaux » et contre les armi-
niens. Ibid., q. vi, p. 340-348.
On voit que les besoins de l'opposition anti-catho-
lique ont amené les représentants les plus caractéris-
tiques du luthéranisme orthodoxe, à refuser au terme
et à l'idée de mérite le peu de place que leur Église
leur conservait encore au début.
2. Chez les Réformes. ■ — Au premier abord, il ne
paraît pas y avoir la moindre différence dans l'atti-
tude des théologiens reformés.
a) Positions de Calvin. ■ — Dès la première heure,
Calvin a donné ici le ton, dans son Antidote contre
le concile de Trente (1547), par la manière dont il
s'efforce de jeter le ridicule sur la doctrine catholique
du mérite. Suivant le rite de la controverse, les Pères
du concile y sont traités tour à tour de moines igno-
rants, d'ânes et de pourceaux. Au fond, Calvin leur
reproche tria... quœ ferri non debent errata : savoir
d'oublier la défectuosité de nos actes, quœ nobis
inhœret vitiositas, qui nous oblige d'avoir recours à
la miséricorde divine; de méconnaître qu'une seule
faute contre la loi compromet tous les mérites que
nous aurions pu recueillir par ailleurs; d'appuyer
sur nos œuvres le principal de notre confiance.
Sans doute le réformateur ne peut ignorer que le
concile met précisément le chrétien en garde contre
-ce dernier défaut : Verbo uno prohibent ne nobis
fidamus. Mais de ce fait il ne tient plus ensuite aucun
compte : Terlius error longe deterrimus, quod salutis
fiduciam ab operum intuilu suspendant, ou, comme
s'exprime, avec un certain pittoresque, la traduction
française : « Ils pendent la fiance de nostre salut au
croc de nos mérites. » Cependant Calvin ne veut pas
.qu'on mette en cou'e la nécessité des œuvres, ni la
réalité de la récompense qui leur est promise : Nihil
porro controversiœ est quin exhorlandi sint ad bona
opéra fidèles, et proposita etiam mercede slimulandi.
Acta synodi Tridentinse cum antidoto, dans Opéra
omnia, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. vu, col. 471-
473.
Le canon 32 y est pareillement rétorqué au nom de
saint Augustin, quia nihil aliud est quod dicitur meri-
tum quam gratuitum Dei donum. Et le concile est
naturellement accusé de sacrifier la part nécessaire
■de la grâce : Non ergo crepare sinamus patres istos
meritum a graiia separando perperam lacérantes quod
vere unum est. Ibid., col. 485-486. Toutes invectives
qui n'ont guère qu'un intérêt psychologique pour
.montrer comment les passions de la controverse
ont pour résultat de fermer les yeux à l'évidence des
faits.
Ce que Calvin jetait ainsi dans le feu de la pre-
mière polémique, il l'expose plus didactiquement dans
V Institution chrétienne. L'édition définitive de 1559
ne fait ici que reprendre, à peu près textuellement,
celle de 1539, sauf à mieux détacher la suite des thèses
par une subdivision en chapitres qui portent les titres
suivants, c. xv : Quœ de operum meritis jaclantur tam
Dei laudem in conferenda justitia quam salutis certilu-
dinem everlere; c. xvi : Rejutatio calumniarum quibus
hanc doctrinam odio gravure conantur papistœ; c. xvn :
Promissionum legis et Evangelii conciliatio; c. xvni :
Ex mercede maie colligi operum justitiam. Inst. relig.
christ., III, c. xv-xvm, dans Opéra, t. n, col. 579-
613. Un chapitre est ajouté au 1. II pour appliquer
et réserver la notion de mérite à l'œuvre du Christ.
Ibid., II, c. xvn, col. 386-392. La traduction française,
publiée par l'auteur en 1541, a été remaniée défini-
tivement en 1560 sur les cadres de cette dernière édi-
tion. Ibid., t. iv, col. 294-343.
On a noté plus haut, voir col. ";2 >, le caractère
paradoxal de cette doctrine, qui s'oppose violemment
au mérite sans parvenir à s'en détacher.
b) Autres témoins. ■ — Il ne semble d'ailleurs pas que
cette anomalie ait été aperçue par aucun des succes-
seurs de Calvin, qui continuent à s'en réclamer fidèle-
ment, tout en faisant valoir de préférence, suivant
leur tournure d'esprit, l'un ou l'autre de ses aspects.
Le côté négatif domine évidemment la longue
exposition du dauphinois Daniel Charnier, dans Pan-
stratiœ catholicœ, 1. XIV : De operibus, Francfort, 1627,
t. m, p. 226-252, où l'auteur discute méthodiquement
la doctrine générale du mérite et de ses diverses
formes selon les « papistes », pour lui opposer ce qu'il
appelle assez curieusement la catholicorum sentenlia,
p. 227, ainsi conçue : Negamus aut extra gratiam esse
mérita de congruo, aut in gratia de condigno, imo ullo
modo esse mérita nisi abusive atque adeo traducto
vocabulo a propria et nativa significatione in aliam;
uno verbo, nullo jure meriti operum teneri Deum aut
pcccatorcm vocare ad gratiam, aut vocato, imo accepte
in gratiam, sive augmentum gratiœ reddere, sive vitam
œternam, sive in vila œlerna augmentum gloriœ.
Cette thèse est d'une limpidité qui n'a d'égale que
son intransigeance. Elle représente le calvinisme strict
avec une perfection qu'on trouverait difficilement
ailleurs.
D'autres, au contraire, reprenaient à la lettre les
formules atténuées de Mélanchthon Ainsi Jean
Henri Heiddegger, qui commence à porter contre le
mérite l'exclusive en apparence la plus absolue : Nos
nullum omnino meritum agnoscimus, sive de congruo
in justificando, sive de condigno in justificato. Mais, le
dogme protestant étant sauf, la réserve suit immé-
diatement : In reconciliatis equidem bona opéra quœ
fiunl ex fide, habent prœmia tum spiritualia tum tempo-
ralia ex misericordia Dei et palerna acceptatione prop-
ter Chrislum. Et l'auteur doit bien avouer que ces
récompenses ont reçu dans le passé le nom dé mérite :
Hoc appcllarunt pii Patres meritum, meram nimirum
conseculionem prœmii. Quant au mérite proprement
dit, il ne saurait en être question : De vero autem,
proprio et legali mérite, cui merces addicatur ex condi-
gnitatc interna, sive dependenler sive independenler a
pacte, nos quœstioncm negamus. Conc. Tridentini
anatome historico-lheologica, Zurich, 1672, t. i, p. 259.
Dans la seconde édition de cet ouvrage, publiée en
1690 sous le titre de Tumulus Trid. concilii, la doc-
trine conciliaire est longuement discutée dans le
même sens. Ad sess. vi, q. xxi-xxm, p. 516-548.
Le genevois Fr. Turretin veut également distin-
guer deux sens du mérite et il reconnaît que les anciens
769 MÉRITE DANS L'ÉGLISE CATHOLIQUE : ACTES DU MAGISTÈRE 770
formulaires protestants en ont usé au sens impropre.
Institution?* theol. elencticœ, loc. xvn, q. v : De merito
operum. 2. Genève, 1G89, t. n, p. 777. Quant au mé-
rite proprement dit, il l'éearte absolument pour les
raisons suivantes, ibid., 7, p. 779 : Nullum posse dari
meritum in hominc apud Deum qualibuscumque ope-
ribus, nec de congruo nec de condigno. 1. Quia non
sunt indebitet. sed débita... 2. Nullum est nostrum. sed
omnia suntdonagrati;v... 3. Xon sunt per/ecta, sedvariis
adhuc niviùs inquinala... 4. Xon sunt sequalia gloriœ
futurx... 5. Menés qux illis promittitur est gratuita
et indebila. Car. dit-il plus loin, ibid., 24, p. 786 : A
mercede ad meritum non valet consequenlia. Et l'on
remarquera que ce principe de méthode est exacte-
ment l'opposé de celui qu'adopte, après saint Tho-
mas, voir col. 682, le concile de Trente, voir col. 739.
Les oeuvres restent néanmoins nécessaires tanquam
médium et via ad salutem possidendam. Ibid., q. in,
3, p. 768.
Ce rôle attribué aux œuvres, encore qu'on leur refuse
toute valeur méritoire, est un des points qui ont permis
à Mathias Schneckenburger, Vergleichende Darstel-
lung des lulherischen und reformierîen Lehrbegrifjs,
édition posthume par E. Gùder, Stuttgart, 1855, t. i,
p. 74-94, de mettre les théologiens réformés en oppo-
sition de tendances avec les luthériens. Mais on ne
saurait se dissimuler qu'il ne s'agit là que de nuances
dans une commune hostilité à l'égard de la doctrine
catholique.
De tous on a pu dire, sans doute à cause des demi-
aveux qui leur échappent, que, « au lieu de mener
à une connaissance approfondie de l'essentielle anti-
thèse évangélique, ils se meuvent exclusivement dans
les limites de la position une fois prise ». H. Schultz,
loc. cit., p. 568. Ils n'ont, en tout cas, rien fait pour la
rendre hospitalière ou seulement équitable envers la
doctrine de l'Église, alors même qu'ils y reviennent
par bien des côtés. Cet état d'esprit agressif et dédai-
gneux est resté jusqu'à nos jours celui de leurs suc-
cesseurs. Il a même débordé au delà des cercles pro-
prement théologiques et c'est dans ces vieilles tradi-
tions de controverse qu'il faut sans nul doute, par le
canal de Kant, chercher la source de cette animosité
persistante, doublée d'une foncière incompréhension,
que tant d'esprits qui se croient modernes ne cessent
d'entretenir à l'égard des principes et des pratiques
dont s'inspire l'Église en matière de moralité.
II. Dans l'Église catholique. ■ — En regard de
ces négations protestantes, la doctrine catholique
en arrivait rapidement, de son côté, à l'état que
nous lui connaissons et qui inspire l'enseignement
classique par la voie d'innombrables manuels.
1° Actes du magistère. ■ — Tous les principes essentiels
ayant été posés par le décret du concile de Trente,
l'Église n'a plus eu dans la suite qu'à les défendre
contre les erreurs secondaires survenues au cours des
temps.
1. Contre Baïus. ■ — Parce qu'il méconnaissait la
distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel,
Baïus en venait à professer que les œuvres de l'homme
donnent droit à la récompense céleste « en vertu d'une
loi naturelle ».
D'où il suit qu'après la rédemption il ne serait pas
besoin de la grâce sanctifiante pour qu'elles devien-
nent méritoires : il suffit de leur conformité à la loi
morale. En conséquence, les sanctions futures ont le
caractère d'une stricte rétribution, pour nos actions
bonnes aussi bien que pour les mauvaises, et les justes
ne reçoivent pas une récompense plus grande que
leurs mérites. Ce système, destiné à mettre en lumière
les droits du surnaturel, le faisait pratiquement dispa-
raître et, par un étrange renversement des positions
historiques, l'hérésie de Pelage eût consisté à réclamer
DICT. DE THÉOL. CATH.
pour le mérite la nécessité préalable d'une grâce
d'adoption à un état divin. Voir F.-X, Jansen, Baïus
et le baïanisme. Essai théologique, Paris-Louvain,
1927, p. 85-89.
Les principales propositions de Baïus furent sévère-
ment censurées par Pie V (Bulle Ex omnibus
a/Jlictionibus, 1er octobre 1567). Elles sont réunies et
expliquées à l'art. Baïus, t. h, col. 71-81.
2. Contre les Jansénistes. ■ — Tandis que Baïus assi-
milait étroitement l'état du chrétien régénéré à celui du
premier homme, Jansénius s'appliquait à les distinguer.
D'après lui, Adam, ayant une volonté encore saine,
n'avait besoin que d'une grâce extérieure. Les bonnes
actions procédaient de son libre arbitre comme cause
principale; mais, par une suite logique, elles n'avaient
qu'un « mérite humain », tandis que les nôtres sont
maintenant des « mérites de grâce » qui ont une valeur
divine. Voir Jansénius, t. vin, col. 383-384.
On retrouve cette distinction erronée à la base de
la 34e proposition de Qucsnel, condamnée par la
bulle Unigenitus. Denzinger-Bannwart, n. 1384.
Gratia Adami non produ- La grâce d'Adam ne pro-
cebat nisi mérita humana. duisait que des mérites hu-
mains.
Cette condamnation, qui tend directement à main-
tenir l'identité de l'économie surnaturelle à travers
les temps, a indirectement pour résultat d'affirmer,
comme l'Église l'avait déjà fait contre Baïus, la
stricte nécessité de la grâce pour mériter la vie éter-
nelle.
Mais, sous l'action de cette grâce, l'homme a sa
part de coopération. Jansénius la compromettait gra-
vement par sa doctrine de la délectation victorieuse.
Voir t. vin, col. 400-401. Comme cependant il tenait,
suivant la foi commune de l'Église, à sauver la respon-
sabilité humaine, il aboutissait à dire que la liberté
intérieure ou psychologique n'est plus nécessaire,
depuis la chute, pour mériter ou démériter; l'absence
de contrainte extérieure suffit. Grave erreur'qui sapait
les fondements même de la vie morale : aussi fut-elle
notée comme « hérétique » par Innocent .X. C'est la
troisième des cinq propositions. Texte dans Denzin-
ger-Bannwart, n. 1094; pour le commentaire, voir
Jansénius, t. vm, col. 485-491.
3. Projets du concile du Vatican. — Dans l'exposi-
tion de la foi catholique que le concile du Vatican
se proposait de promulguer, à rencontre des erreurs
modernes, un petit chapitre sur la grâce était prévu.
La doctrine du mérite y eût été touchée en ces
termes : Sicut autem formalis causa justifia; chrislianœ
est hsec justifia Dei qua nos justos facit, ila per eamdem
gratiam adoptionis fit ut virtutum supernalurales aclus
sint actus filiorum, meritorii tum gratiœ augmenti
tum vitœ œlernœ. Un canon était proposé contre le
pélagianisme radical de la philosophie rationaliste :
Damnamus eorum doctrinas... qui dixerint vigore naturœ
rationalis absque viribus gratiœ posse nos velle aut
perficere bonum aliquod sicut oporlet ut disponat ad
juslitiam christianam vel perducat ad regniim. Schéma...
de doclrina catholica, c. xvm, dans Collectio Lacensis,
t. vu, col. 518.
Une note justificative des théologiens exposait (pic
ce texte était à l'adresse de < ceux qui ne distinguent
pas la justice chrétienne de la rectitude morale natu-
relle ». D'où il suit que la nature aurait par elle-
même la force d'accomplir des actes salutaires. Il
s'agissait donc de mettre in tulo les droits de l'ordre
surnaturel. Le mérite de la vie éternelle n'appelait
aucune explication spéciale. Au contraire, à propos
de la préparation à la justice que le canon mettait
sur le même pied, il était précisé que la grâce est
nécessaire pour obtenir une disposition positive, ou
X. — 25
771 MÉRITE DANS L'ÉGLISE C AT HOLIQUIvMO U VEM K NT T HÉOLOGIQUL 772
mérite de congruo, mais non pas pour une simple
disposition négative. Ibid., adn. 43, col. 552-553.
Cette transcendance de tout l'ordre surnaturel par
rapport à celui de la nature était reprise d'une ma-
nière encore plus explicite dans le nouveau texte sur
lequel devait délibérer la Députai ion de la foi :
Quemadmodum enim hœc ipsa vila [œterna], lia omnis
dispositif) cul eam, uipote super naturam posila, ex
gratuite miserentis Dei bénéficia est. En conséquence,
il ne saurait y avoir de mérite que par la grâce :
Hœc ipsa opéra bona, quœ gratin antécédente, comilanle
et subséquente fuint, vitse seternee meritum non habent
nisi ex Mo sanctilatis dono quo justi cum Cliristo
consociali sunt. lbid., col. 1630.
Le Schéma reformalum, c. v, ibid., col. 564, se con-
tentait de recueillir ces formules générales, sans qu'il
y fût fait état de la suggestion d'un Père qui deman-
dait, ibid., col. 1669, le canon suivant : Si quis dixerit
ad opus quodeumque meritorium vitse seternae non
requiri gratiam sanclificantem, A. S.
Ce projet de définition fut arrêté par la proroga-
tion du concile et subsiste seulement à titre de docu-
ment officieux. En admettant qu'il fût arrivé à terme,
on voit qu'il n'eût ajouté à la doctrine catholique
définie au concile de Trente qu'une plus claire affir-
mation de l'ordre surnaturel dans lequel le mérite
vient s'insérer.
2° Mouvement théologique. — Si aucun problème
vraiment nouveau n'est venu, depuis le xvic siècle,
solliciter l'attention des théologiens catholiques, ceux-
ci trouvaient toujours devant eux les problèmes sou-
levés par la Réforme, que l'activité doctrinale de ses
défenseurs ne cessait d'aviver. Ces attaques réitérées
ont provoqué un mouvement non moins actif de
défense, dont il reste à retracer la direction et à
recueillir les résultats.
1. Conlrouersistes. — Dans la grande bataille
déchaînée par les réformateurs autour de la justifi-
cation et de ses suites, l'Église eut aussi ses cham-
pions. L'effort de ces controversistes relève surtout de
la théologie positive. Sans s'interdire les considéra-
tions rationnelles et les précisions théologiques, dont
la dialectique insidieuse des adversaires faisait sentir
le besoin, il s'agissait surtout de défendre contre eux les
bases de la foi, en la montrant appuyée sur l'Écriture et
la tradition dont on invoquait volontiers le témoignage.
De cette controverse anti-protestante l'œuvre de
Bellarmin reste le principal monument. En tout cas,
elle suffit à montrer quel genre d'enrichissements la
théologie catholique doit à cette vaste littérature dont
elle est le plus remarquable spécimen. La question
du mérite y vient au terme de la controverse relative
à la justification. Conlrov. de justi/., 1. V : De meritis
operum, dans Opéra omnia, édit. Vives, t. vi, p. 343-
386. Résumé dans J. de la Servière, La théologie de
Bellarmin, Paris, 19C8, p. 705-723. Ces pages sont tout
entières dirigées contre les protestants. L'auteur n'est
d'ailleurs pas sans remarquer la nuance d'ambiguïté
que présente ici leur opposition. Adversarii, dit-il des
luthériens, quamvis initia valde contemptim loquerenlui
de operibus bonis, paulatim tamen cœpcrunl nonnihil
iis tribuere. Et il note que Calvin les suit sur ce point :
In re cum lutheranis consentit, in verbis discrepat.
Mais, ne videantur omnino consenlire papistis, ils cor-
rigent leur volte-face par duo lemperumenta : c'est que
nous ne saurions mériter la vie éternelle proprement
dite et que la valeur de nos mérites leur vient, non
ex... propria dignitate quasi re vera sint justa..., sed
ex flde et indulgentia Dei. En regard de cette double
erreur, son but est de prouver opéra bona justorum
vere ac proprie esse mérita, et mérita non cujuscumque
prœmii sed ipsius vitse œternœ contra sectarios omnes.
C. i. p. 343-344.
Ainsi le principal de la démonstration porte sur
la réalité du mérite, dont les deux aspects distingués
ci-dessus sont traités simultanément. Bellarmin l'éta-
blit de façon méthodique sur l'Écriture, c. ii-m, puis
sur la tradition des Pères, c. iv. A ce problème dog-
matique l'auteur rattache duœ quœstiunculœ breviores
d'ordre plutôt psychologique : una de fiducia meri-
lorurn, altéra de intuitu mercedis, c. vn-ix. La préoccu-
pation dominante de la controverse n'empêche pas
Bellarmin d'entrer ensuite pour son compte dans
l'examen des questions théologiques soulevées par le
mérite. Il en étudie d'abord les conditions objectives,
en insistant sur le libre arbitre, la grâce de Dieu, la
promesse divine, x-xiv, pour terminer sur la charité
qui en est la condition subjective, c. xv. Quatre cha-
pitres sont ensuite consacrés à la nature du mérite,
en vue d'établir que nos bonnes œuvres méritent la vie
éternelle de condigno, c. xvi, et cela non solum ratione
parti sed etiam ratione operum, c. xvn-xvni. bien que
d'ailleurs la récompense reste toujours supra condi-
gnum. Enfin l'auteur aborde brièvement la question
des objets accessibles à notre activité méritoire,
c. xx-xxn.
Dans cette analyse théologique, Bellarmin s'ins-
pire de préférence des principes posés par saint Tho-
mas, qu'il ne sépare d'ailleurs pas de saint Bonaven-
ture, les deux étant par lui qualifiés de principes
theologorum. A leur suite, il professe une conception
absolument réaliste du mérite et tient à écarter la
théorie de Y acceptatio soutenue par Scot, encore qu'il
reconnaisse très loyalement : Distat hœc opinio lon-
gissime ab hœresi lutheranorum, c. xvn, p. 379. Cette
adhésion de l'illustre cardinal à la thèse réaliste n'a
sans doute pas peu contribué au déclin de la concep-
tion adverse dans la théologie moderne.
Quel que soit l'intérêt de ces pages consacrées au
problème spéculatif du mérite, la véritable originalité
de Bellarmin est dans le dossier positif de preuves
qu'il réunit, au préalable, à l'appui de cette doctrine.
Comme il convenait en face des protestants, la
démonstration scripturaire y est particulièrement soi-
gnée. Pas plus que personne en son temps, l'auteur
n'a cure de l'ordre chronologique. Néanmoins, par
un sens très exact du problème, il se concentre sur le
Nouveau Testament et il en exploite avec vigueur tous
les textes et toutes les idées qui peuvent être favo-
rables à la valeur des œuvres humaines.
La preuve de tradition se réduit à une énumération
de témoignages; mais ce c. iv, joint au c. vi, qui réfute
les objectiones ex Palribus, fournit des données suffi-
samment étendues pour prendre contact avec l'essen-
tiel de la pensée patristique. Comme du reste cette ques-
tion est de celles qui n'ont guère connu de dévelop-
pement, la dialectique de Bellarmin a ici facilement
gain de cause et met généralement sur la voie de la
bonne interprétation.
En somme, la doctrine catholique du mérite sor-
tait de cette étude clairement expliquée et solidement
appuyée. Les assauts que n'ont plus cessé de diriger
contre elle les théologiens postérieurs de la Réforme,
qui prennent tous régulièrement pour objectif cette
partie des Controverses, ne sont-ils pas un hommage
rendu à sa valeur?
2. Théologiens scolastiques. ■ — Ces problèmes spé-
culatifs, que les controversistes abordaient en pas-
sant, forment, au contraire, l'objet principal sur
lequel continuait à s'exercer l'activité de l'École.
Ainsi, dans Suarez, le mérite occupe en entier le
1. XII, le dernier de son vaste traité de la grâce.
Opéra omnia, édit. Vives, t. x, Paris, 1858, p. 1-265.
Toutes les questions rationnelles sur les conditions
et l'objet du mérite, la nature et les qualités des
actes méritoires, y sont débattues in extenso. Après
3 MÉRITE. SYNTHÈSE DOCTRINALE : FONDEMENTS DU MÉRITE 774
avoir réservé le meritum excellentise vel, ut a bonis
theologis appellatur, meritum de rigore fustitiœ, qui
est propre au Christ, l'auteur restreint son étude au
meritum commune seu injerioris ordinis, le seul qui
nous soit accessible. Il est d'ailleurs remarquable
comme méthode qu'il n'éprouve aucun besoin de
s'arrêter au mérite en soi : dès son premier chapitre,
l'auteur va directement au mérite de condigno, qui le
retient pendant la plus grande partie de son traité,
c. i-xxxi, p. 5-222. Une deuxième partie, plus
courte, c. xxxii-xxxvm, p. 222-2G5. porte sur le
mérite de congrue, et se développe dans un cadre de
tous points symétrique à la première.
Certains protestants ont relevé que Bellarmin parle
à peine du mérite de congruo et ont cru y voir un
signe d'embarras. Voir D. Charnier, op. cit., t. m,
p. 229. La raison en est plutôt que la controverse,
qui reste son point de vue dominant, l'amenait à se
concentrer sur le problème proprement dogmatique.
Suarez fournit la preuve que l'École ne renonçait
pas au mérite de congruo et le fait qu'il se présente
chez lui, dans une synthèse théologique bien équili-
brée, comme une réalité parallèle au mérite de con-
digno, celui-ci étant le type idéal dont l'autre est
velttti quœdam participatio, Prœl., p. 5, est, à n'en
pas douter, particulièrement propre à en accentuer
le relief.
Dang un cadre plus personnel, Ripalda rencontre
à maintes reprises le mérite sur son chemin au cours
de sa copieuse monographie De ente supernaturali. Il
faut signaler d'abord son analyse de la psychologie
des actes méritoires, 1. III, disp. LXVIII-LXX, édit.
Palmé. Paris. 1870, t. i. p. 580-608, qui précède le
traité du mérite proprement dit, 1. IV, disp. LXXI-
XCVI, t. ii, p. 1-296, où tous les problèmes afférents
à cette matière sont abordés en long et en large. A
quoi il faut joindre ce qu'il dit ailleurs sur la relation
de nos œuvres naturelles avec le mérite, soit de condi-
gno, soit rfe congruo, 1. I, disp. XV-XVII, t. i, p. 82-
137. Le mérite de congruo lui paraît admissible poul-
ies actes préparatoires à la justification, mais seule-
ment dans la mesure où ils sont accomplis sous une
inlluence surnaturelle,l. IV, disp. LXXXVII, sect. n,
t. ii, p. 187-192, et c'est dans ce sens qu'il interprète
!e fameux adage : Facienti quod in se est, 1. I, disp. XX,
t. i, p. 150-192.
Ces expositions puissantes de deux maîtres égale-
ment illustres ont l'avantage de faire connaître les
positions prises par l'École, dont chacun se préoccupe
de dresser aussi exactement que possible le tableau.
On n'y a guère ajouté depuis et c'est à l'une ou l'autre
de ces sources que nos manuels puisent, d'une manière
plus ou moins prochaine, la plupart de leurs rensei-
gnements.
3. Apologistes modernes. — Sans les mettre sur le
même plan d'importance que ces maîtres de l'École, il
faut accorder une mention spéciale aux vues de
quelques modernes dont les protestants ont voulu
faire état.
Mœhler est le type de ces apologistes qui, tout en
marquant avec énergie les différences qui séparent le
catholicisme de la Réforme, s'appliquent à présenter
Je dogme de l'Église d'une manière propre à frapper
et à retenir l'attention de nos contemporains. C'est
ainsi qu'au lieu de parler du mérite comme d'un droit
à une récompense extérieure, en vertu de cet orga-
nicisme qui caractérise l'école de Tubingue, il se plaît
à montrer, dans les œuvres du juste, la vie même du
Christ qui est en lui et, par conséquent, l'anticipa-
tion réelle de la béatitude céleste. Voir A. Vermeil,
Jean-Adam Mœhler et l'école catholique de Tubingue,
Paris, 1913, p. 203-209. D'où ces formules de sa
Célèbre Symbolique : L'Église ne donne aux œuvres...
le qualificatif de bonnes œuvres que si elles sont
accomplies dans une union réelle de vie avec le Christ,
et elle ne parle de l'accomplissement de la loi qu'au-
tant qu'on en trouve la force dans l'union avec le
Christ... Cette proposition : le chrétien doit mériter
la vie éternelle veut dire qu'il doit en devenir digne
par le Seigneur; qu'entre le ciel et l'homme il doit
s'établir une liaison intime, un rapport aussi étroit
qu'entre le principe et la conséquence, c'est-à-dire
entre la sanctification et la glorification. Puisque la
justice est inhérente au fidèle, profondément enra-
cinée dans son âme, il s'ensuit que le salut de l'homme,
enté sur cette justice, se développe et croît par les
bonnes œuvres. » De même l'augmentation de la
grâce signifierait que « plus le chrétien pratique le
bien, plus il collabore avec la grâce, plus il donne à la
grâce prise sur lui... L'exercice d'une faculté en
déploie les forces; et qui n'a pas enfoui son talent,
mais l'a fait fructifier, en recevra plusieurs autres. »
Die Symbolik, 6e édit., Mayence, 1872, p. 197-203;
résumé dans G. Goyau. Mœhler, Paris, 1905, p. 229-
231.
Dans cette manière de ramener le mérite à un rap-
port organique entre l'acte humain et sa récompense,
de subordonner la valeur de l'œuvre à celle de l'ou-
vrier, H. Schultz, loc. cit., p. 566, a voulu voir « une
transformation du dogme de l'Église sous l'influence
de la théologie évangélique. » Et il ajoute que, sur ce
terrain moral, tous les chrétiens pourraient se trouver
d'accord, bien que, pour un catholique, « cette vie dans
le ciel doive être considérée comme une condition
préalable pour jouir du ciel même », tandis que, pour
le chrétien évangélique, elle en est seulement la garan-
tie. C'est dire que l'apologétique de Mœhler respecte
le caractère essentiel du dogme catholique et n'est, en
somme, qu'une manière de l'exposer avec plus de
profondeur, en montrant à quelles réalités répond le
vocabulaire extrinséciste dont le langage populaire
se contente trop souvent. Voir dans le même sens les
vues intéressantes suggérées, à propos du mérite du
Christ, par L. Richard, Recherches de science reli-
gieuse, 1923, p. 205-206, et retenues par E. Masure,
Revue apologétique, t. xliv, 1927, p. 25-26.
Il n'y a donc pas ici de conception proprement
nouvelle, moins encore de tendance hétérodoxe. Rien
n'est plus classique en théologie que de voir dans la
grâce le germe de la gloire. Ce mysticisme ne saurait
être surprenant que pour des imaginations protes-
tantes, où domine le préjugé de la corruption humaine.
Pour tout catholique conscient de sa foi, c'est une
donnée qui s'ajoute aux autres sans les supprimer
et dont la théologie du mérite peut à bon droit tirer
parti.
3° Synthèse doctrinale. — Au terme de cette his-
toire, il y aurait lieu de placer une systématisation
théologique dont ce passé même fournit çà et là tous
les éléments. Ce travail a été fait dans une large
mesure à l'article Congruo (de), Condigno (de),
t. m, col. 1133-1152. Il nous suffira de rappeler ici,
en quelques traits succincts, les principes communs
à tous les catholiques sur le mérite en général.
1. Fondements du mérite. — Une notion centrale
comme celle du mérite tient forcément à toute la
doctrine de l'ordre naturel et surnaturel. Si les pro-
testants lui témoignent une telle hostilité, c'est par
suite de leur système dogmatique des rapports entre
Dieu et l'homme. Un dogme anthropologique inverse
donne, au contraire, à l'Église le droit et le devoir de
l'aflirmer.
Tout le protestantisme est dominé par une concep-
tion absolument pessimiste de la déchéance originelle.
En perdant l'amitié divine, l'homme est tombé dans
un abîme de désordre et de corruption. Non seule-
775 MÉRITE, SYNTHESE DOCTRINALE : RÉALITÉ DU MÉRITE
776
ment son intelligence et sa volonté sont incapables
du moindre bien, mais son être moral tout entier est
vicié par la concupiscence, dont il ne peut pas plus
éviter les atteintes que corriger les effets. C'est pour-
quoi Luther proclamait tout d'abord avec une âpre
logique que toutes les œuvres de l'homme ne sont et
ne peuvent être que des péchés. Les disciples ont
discrètement réagi sur ce point contre la verdeur du
luthéranisme primitif, en donnant les œuvres comme
utiles, voire même nécessaires au salut, mais sans
cesser d'apppuyer avec insistance sur les imperfec-
tions et souillures qu'elles présentent.
A cet état de misère constitutive la grâce elle-même
ne porte que très imparfaitement remède. Car elle
n'a pas pour résultat de régénérer nos énergies spiri-
tuelles, mais seulement de nous imputer les mérites
du Rédempteur, qui metttent à l'abri de la colère
divine ceux qui se les approprient par la foi. Ainsi
nos œuvres restent toujours sans valeur, encore que
Dieu, dans sa pure miséricorde, veuille bien les rému-
nérer. Et il faut qu'il en soit ainsi, sous peine de
retomber dans le pélagianisme, qui soustrait l'homme
à la grâce pour ne plus faire dépendre le salut que de
ses libres efforts.
L'Égiise professe des principes absolument con-
traires. Sans oublier le péché originel et les blessures
graves qui en sont la suite, elle enseigne que, dans
son fond, l'homme reste néanmoins sain. Pour affai-
blies qu'elles soient, son intelligence reste capable
de connaître le vrai et sa volonté de réaliser le bien
moral. Voir Péché originel. Les poussées instinc-
tives de la concupiscence ne sont pas en elles-mêmes
des péchés, et il dépend de nous d'en arrêter l'in-
fluence pernicieuse au seuil de l'acte conscient. II y a
place, de ce chef, pour des actes qui, sans atteindre
une perfection qui n'est pas de ce monde, soient suffi-
samment conformes à la volonté de Dieu pour n'être
pas sans quelque valeur devant lui.
Sur cette rectitude foncière de notre nature vien-
nent ensuite se greffer les dons les plus larges du sur-
naturel. La grâce que Dieu nous accorde signifie,
non seulement la pleine rémission de nos péchés, mais
la restauration intégrale de notre être spirituel. Elle
assure à notre âme une participation réelle à la vie
même de Dieu et de son Christ. Voir Justification,
t. vm, col. 2217-2222. Dès lors s'applique l'adage :
Operatio sequitur esse. La sève divine qui anime le
chrétien donne à ses actes une dignité supérieure et lui
permet de fructifier dans l'ordre surnaturel.
Il ne s'agit pas ici de justifier ces divers enseigne-
ments. Leur simple exposition suffit à montrer com-
ment ils rendent possible, voire même normale, la
doctrine catholique du mérite, dont ils constituent les
indispensables postulats.
2. Réalité du mérite. — Sur la base de ces pré-
misses dogmatiques, l'Ég.ise affirme le mérite comme
une réalité. En vertu du subjectivisme qui préside à
tout leur système de la justification, les protestants
se placent ici d'emblée sur le terrain psychologique et,
d'ordinaire, ne parviennent pas à en sortir. Fidèle à
son point de vue dogmatique, la théologie catholique,
au contraire, se préoccupe avant tout de déterminer
la valeur de l'homme et de ses actes dans l'ordre
chrétien.
a) Notion du mérite. — Quelques explications sont
tout d'abord nécessaires sur le concept même du
mérite, qui ne laisse pas d'être assez complexe et
demande, en conséquence, à être soigneusement pré-
cisé.
Dans le langage usuel, le mérite évoque souvent
l'idée d'un droit strict à une juste rétribution, et c'est
toujours dans ce sens absolu que les protestants le
prennent pour le déclarer inacceptable. Ce caractère
d'exigence juridique suppose un contrat et ne sau-
rait, de toute évidence, exister qu'entre personnes
enlièrement libres et égales l'une par rapport à
l'autre. Les services échangés dans ces conditions,
parce qu'ils ne sont dus à aucun titre, peuvent créer
à celui qui les rend un droit en justice sur celui qui les
reçoit.
Mais le cas ne se vérifie plus, même entre les
hommes, chaque fois qu'il existe de l'un à l'autre
quelque lien de dépendance, comme, dans la concep-
tion antique, entre le maître et le serviteur, ou, pour
toute conscience humaine, entre le père et son enfant.
Ainsi en est-il, à plus forte raison, de l'homme par
rapport à Dieu.
Cependant, là où il ne saurait y avoir de droit au
sens proprement juridique, on peut concevoir un titre
établi sur l'équité. Encore qu'ils soient dus, les bons
offices d'un enfant lui donnent un certain droit à une
récompense de la part de son père. Voilà pourquoi,
s'il ne peut être question pour nous d'acquérir sur Dieu
un droit strict qui le constituerait notre débiteur,
il y a néanmoins place, positis ponendis, pour un titre
moral à une rétribution. Suivant la doctrine classique
de saint Thomas, Sum. theol., IMF6, q. exiv, a. 1,
l'homme n'est jamais en situation d'avoir par rap-
port aux récompenses divines un mérite absolu, sim-
pliciter, mais seulement un mérite relatif ou secundum
quid. Il suffit d'avoir devant les yeux cette précision
fondamentale pour faire tomber, par suite d'une igno-
ratio elenchi, une bonne partie des critiques formu-
lées contre la doctrine du mérite. Ne faut-il pas tout
d'abord avoir soin de prendre ce concept au sens mêni3
de l'Église qui le fait sien?
Une seconde confusion non moins grave découle,
chez nos adversaires, de ces prémisses tendancieuses.
C'est qu'ils ne veulent connaître, pour obtenir ce
mérite tel quel, d'autre moyen que les œuvres suréro-
gatoires. Dès lors, la doctrine catholique est solida-
risée avec la conception sommaire d'une morale à
compartiments, qui nous permettrait de faire à Dieu
sa part et d'exiger un salaire pour tout surplus que
nous aurions fourni au delà du quod justum. Suivant
une expression de H. Schultz, toc. cit., p. 5C7, méri-
toire serait synonyme de « supra-moral ». Contre quoi
l'auteur a beau jeu de protester ensuite, ibid., p. 588-
590, au nom de la vraie religion qui comporte le don
total à Dieu de l'être créé.
Or cet échafaudage polémique croule par la base.
Car l'idée de réserver un caractère méritoire aux
œuvres de pur conseil est si peu celle de la théologie
catholique que Suarez la signale comme une quœdam
singularis opinio. Il ne cite en sa faveur que l'autorité
de Denys le Chartreux et il l'écarté, pour son compte,
avec ce verdict péremptoire : Hœc senlenlia non solum
temeraria est, sed etiam, ut ego existimo, erronea. Nam
imprimis conlrarius est commuais consensus theolo-
gorum, quos propterea re/erre non est necesse. Bien
loin d'être un obstacle au mérite, le précepte lui
paraît, au contraire, toutes choses égales d'ailleurs,
une circonstance propre à l'augmenter. De merilo,
c. v, 1-1, Opéra, t. x, p. 25-27.
Et si l'on objecte qu'un acte ainsi commandé est
déjà dû à Dieu, il reste à répondre avec saint Thomas,
Sum. theol., Ia-IIœ, q. exiv, a. 1, ad lum, que l'homme
y a son mérite quia propria voluntate id jacit quod
débet. Parole profonde en sa simplicité d'où il résulte
que l'homme dispose, par sa propria uoluntas, d'un
pouvoir en quelque sorte créateur et que c'est là
ce qui fait le prix de nos œuvres devant Dieu. Ce qui
nous est demandé, ce que nous pouvons toujours
offrir et ce qui compte par-dessus tout, ce n'est pas
précisément l'action elle-même, mais l'intention de
l'agent, où s'affirme la part de notre personnalité.
MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE : RÉALITÉ DU MÉRITE 778
Ainsi, au iicu d'être étranger à l'ordre moral, le
mérite en est, tout au contraire, la suprême expres-
sion. Eo ipso, écrit expressément Suarez. quod [opus]
bonum est et liberum, habet aliquam dignitatem mora-
lem ratione cujus et est digruim lande et, qualenus
' bene fit, eedit aliquo modo in gloriam Dei... Apud
Deum autem moralis bonitas prœcipue spectatur ex
parte operis, quia Deus... ex bonis noslris operibus
non qua-rit utilitatem sed gloriam, quœ ex bonitate
operum résultat et a nobis dari Deo censetur qualenus
propria voluntaie ea libère facimus. Loc. cit., 5 et 7,
p. 27-28. En vertu de ce principe, le minimum de mo-
ralité est suffisant pour assurer un minimum de mé-
rite. C'est ainsi que Ripalda, avec beaucoup d'autres,
admet, contre Suarez, op. cit., c. n, 7-11, p. 14-15,
un meritum purœ omissionis chez celui qui s'abstient
seulement de faire le mal. De ente supern., 1. III, disp.
LXX, t. i, p. 591-608. A fortiori le mérite accompa-
gne-t-il tous nos actes positivement ions : sa perfec-
tion en qualité et en quantité, si l'on peut ainsi dire,
est fonction de notre attachement à la loi du bien.
Il va sans dire que les œuvres de conseil peuvent
aussi donner lieu au mérite; mais c'est parce qu'elles
rentrent, elles aussi, dans la pleine extension de
l'ordre moral et religieux. Car ce qui n'est pas pro-
prement imposé sous peine de faute peut cependant
être suggéré à la générosité de chacun par cette loi
générale, illimitée dans ses applications, qui porte
l'âme à se dévouer tout entière au service du Dieu qui
lui a tout donné. Ici encore, le mérite de ces œuvres
tient, non pas précisément à leur qualité propre,
mais à la volonté qui en inspire l'accomplissement.
Et si elles nous paraissent avoir plus de mérite ■ —
ce qui n'est pas toujours vrai en réalité — c'est uni-
quement parce que cette propria voluntas qui est le
principe de toute vie morale trouve l'occasion de
s'y affirmer avec plus d'éclat.
b) Fait du mérite. — C'est dans ce sens que l'Église
enseigne la possibilité et la réalité du mérite comme
fruit de la justification.
Nous avons fait remarquer en son temps, voir plus
haut, col. 757, que !e concile de Trente s'est contenté
de définir que nous pouvons « mériter véritablement »
et, de propos délibéré, s'est abstenu de faire entrer dans
sa définition les termes d'école qui qualifient cette
vérité. La nuance de cet enseignement et l'échelle de
valeur qui en découle n'ont pas échappé aux théolo-
giens postérieurs. Homines posse, écrit Suarez, vere
et proprie ac simpliciter apud Deum mereri ex gratia
seu per gratiam operundo : hœc conclusio sub his ter-
minis est de fuie. De merito, c. i, 5, p. 6. Posse homines
mereri apud Deum, absolutc loquendo, de condigno
et secundum aliquam justiliœ eequitatem : hœc assertio
non est de fide, quia sub his lerminis non est definita;
est lamen omnino vera et valde consentanea principiis
fidei. Ibid., 10, p. 8. Sans donc interdire à l'École
de poursuivre ses déductions sous sa propre respon-
sabilité, l'Église impose seulement à notre foi de
reconnaître à nos œuvres une valeur telle que l'on
puisse parler d'un véritable mérite devant Dieu.
Avant toute preuve positive, cette doctrine repose
sur une évidente analogie de la foi qui suffirait par
elle-même à l'établir. La valeur objective des actes
humains est, en effet, une des bases les moins contes-
tables de l'ordre moral, et c'est pourquoi la raison est
d'accord avec la conscience pour attendre que Dieu
leur attache de justes sanctions. Voir S. Thomas,
Sum. theol., L-IIœ, q. xxi, a. 3-4. Mais, si le mérite
appartient ainsi au fond le plus essentiel de la Pro-
vidence naturelle, ne serait-il point paradoxal au pre-
mier chef d'imaginer que l'ordre surnaturel obéisse à
d'autres lois? Le mysticisme de la Réforme se com-
plaît dans cette dissociation : l'Église, au contraire,
admet dans les deux cas la continuité d'un même
plan rationnel, et l'on voit tout l'avantage que lui
confère cette position devant l'intelligence qui cherche,
à construire un système ordonné de l'univers.
De fait, la révélation divine confirme ici de tous
points ces postulats de la raison. Sans doute l'Écri-
ture entière tend à exciter le sentiment religieux en
inculquant avec force que tout ce que nous pouvons
avoir ou recevoir de biens est un bienfait de la bonté
divine, et cette conviction, que l'Évangile devait sur-
tout développer, n'est pas étrangère à l'Ancien Tes-
tament. Mais, en même temps, l'homme est partout
invité à l'effort personnel en vue de conformer sa
conduite à la volonté de Dieu et, dans le Nouveau
Testament où Dieu est donné comme un père, ce
service obligatoire se nuance d'amour sans rien per-
dre de sa rigueur. Cet appel à la vie morale ne sup-
pose-t-il pas la valeur de ses résultats?
Voilà pourquoi la notion du mérite humain est
expressément comprise dans l'affirmation perma-
nente de la justice de Dieu, qui doit « rendre à chacun
selon ses œuvres ». Formule régulatrice de l'ancienne
Loi, voir Jugement, t. vin, col. 1735, qui se retrouve
à la lettre dans l'Évangile, Matth., xvi, 27, et dans
saint Paul, Rom., u, 6. Aucun fait ne saurait mieux
illustrer l'identité de la foi religieuse dans les deux
Testaments.
Il n'est pas d'artifice auquel l'exégèse protestante
n'ait recouru pour se dérober à cette évidence. Contre
l'implacable clarté des textes, on a prétendu qu'il ne
saurait y avoir de parité entre la sanction divine du
bien et du mal. Véritable paradoxe si la justice est
un attribut de Dieu. Plus subtilement on a voulu dis-
tinguer entre l'idée de mérite et celle de récompense:
comme si l'affirmation de celle-ci n'impliquait pas
nécessairement celle-là! Toutes échappatoires qui sen-
tent le système préconçu et se trouvent condamnées
par là-même. Rien ne peut faire qu'en professant la
parfaite justice du jugement divin l'Écriture ne donne
à la valeur des œuvres humaines sa suprême consé-
cration.
Aussi bien cette vérité est de celles qui se sont main-
tenues sans progrès réel à travers toute la tradition
chrétienne. Sans doute la théologie grecque, moins
bien servie sur ce point par les ressources de sa langue,
s'en est-elle ordinairement tenue aux simples énoncés
de la révélation script uraire. Mais la théologie latine
a reçu dès la première heure le terme de mérite, qui a
l'avantage de les traduire d'une manière plus nerveuse
et, pour ce motif, n'a plus cessé d'avoir cours. Chemin
faisant, commençait l'analyse des conditions du mé-
rite, et les spéculatifs, depuis Origène jusqu'à saint
Augustin, relevaient la mystérieuse collaboration qu'il
demande entre la volonté de l'homme et la grâce de
Dieu. La théologie médiévale a recueilli paisiblement
ces données traditionnelles pour en faire une plus
rigoureuse systématisation. En s'inscrivant avec
fougue contre cette doctrine de l'École, la Réforme
avouait indirectement sa rupture avec le passé le
plus authentique de l'Église elle-même.
Du point de vue théologique, la dignité que pro-
cure à l'âme la grâce de la régénération non seulement
permet mais impose de reconnaître la réalité du
mérite. Car un principe surnaturel agit désormais en
elle : Si autem. comme l'enseigne saint Thomas, loqua-
mur de opère meritorio secundum quod procedit'ex gratia
Spirilus Sancti, sic est meritorium vitse ;elerme ex
condigno; sic enim valor meriti attend ilur secundum
virtutem Spirilus Sancti moventis nos in vilain œlernam.
Sum. theol., P-II112, q. exiv, a. 3. Ce qui est dit ici
pour justifier le mérite de condigno vaut, à bien plus
forte raison, pour expliquer le mérite tout court. Voir
de même Suarez, c. i, p. 10 : Sicut gratia habet pro-
779 MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE: CONDITIONS DU MÉRITE 780
porlionem cum vita seterna lanquam cum ultimo fine, Ha
opéra gratis hubenl proportionem et condignitatem cum
eodem fuie lanquam média, et Mi maxime propor-
tionata.
A cette doctrine les protestants ne cessent d'oppo-
ser les droits de Dieu, auxquels elle ferait concurrence.
Mais, s'il en était ainsi, comment pourrait-on admet-
tre,le mérite du Christ? Calvin a connu de ces extré-
mistes : Etsi fatentur salulem nos per C.hristum consequi,
nomen tamen meriti audire non sustinent quo putant
obscurari Dei gratiam. Inst. rel. christ., 1. II, c. xvn,
1, Opéra, t. n, col. 386, et n'en a pas moins affirmé,
sous réserve de l'initiative qui revient à la Cause pre-
mière, la valeur méritoire de l'œuvre du Sauveur.
Régula enim vulgaris est, ajoute-t-il avec raison, qu-ts
subalterna sunt non pugnare, ideoque nihil obslat
quominus gratuita sit hominum juslificalio ex mera
Dei misericordia et simul interveniat Chrisli merilum.
On ne saurait mieux dire; mais la logique n'impose-
t-elle pas d'appliquer à l'homme le même principe ?
La grâce ne s'oppose pas davantage au mérite du
simple chrétien, quand on la conçoit avec l'Église
comme une étroite collaboration entre Dieu et
l'homme, où d'ailleurs celui-ci est l'agent secondaire
et celui-là le principal. Quamvis, comme l'expose en
excellents termes Bellarmin, in opère bono quod nos,
Deo juvante, facimus nihil sit noslrum quod non sit
Dei, neque aliquid sit Dei quod non sit noslrum, sed
tolum facial Deus et totum facied homo, tamen ratio
cur id opus sit dignum vita seterna tota pendel a gratia.
De meritis operum, c. v, Opéra t. vr, p. 354.
Rapprocher, ainsi que le fait A. Grétillat, Exposé de
théologie systématique, t. iv, p. 370, du pharisaïsme
grossier ou du pur pélagianisme, qui ne s'attachent
qu'à « l'œuvre extérieure », comme une « seconde alté-
ration » du principe chrétien, « plus subtile, plus
savante et plus spécieuse », la doctrine « qui place la
condition de la justification, non pas dans l'œuvre
propre.;, mais dans l'œuvre produite par la grâce » est
une de ces déformations que les passions de la contro-
verse expliquent sans les excuser. Car, entre l'œuvre
naturelle de l'homme laissé à ses propres forces et
celle qui est le fruit de la grâce, ce n'est pas une simple
nuance qu'il faut reconnaître, mais une différence du
tout au tout. L'activité surnaturelle de l'homme peut
et doit être méritoire, parce qu'elle est intrinsèque-
lent divinisée.
Il n'y a pas lieu, non plus, de voir dans le mérite
humain une atteinte portée à l'œuvre rédemptrice;
car celle-ci en est la source et ne montre que mieux
son efficacité en devenant féconde. Nam mérita homi-
num, pour citer encore le même Bellarmin, non requi-
runtur propter insufjlcienliam meritorum Chrisli, sed
propter maximum eorum efficaciam. Meruerunt enim
Chrisli opéra apud Deum, non solum ut salutem conse-
queremur, sed uteam per mérita propria consequeremur.
Ibid. On retrouve ici une fois de plus cette philoso-
phie générale de la Cause première qui, loin de s'ap-
pauvrir, nous révèle davantage sa richesse infinie en
associant la cause seconde à sa toute-puissante acti-
vité.
En regard de ce plan surnaturel selon la foi de
l'Église, où « toutes choses sont restaurées dans le
Christ », Eph., i, 10, H. Schultz est bien obligé de
concéder à ses adversaires, loc. cit., p. 567, que la
conception protestante « manque de grandeur ».
Tandis que la rédemption stérile de la Réforme
diminue tout à la fois l'homme et Dieu, la doctrine
du mérite grandit en même temps l'un et l'autre.
Cette perfection intrinsèque n'est pas négligeable et
s'ajoute comme un harmonieux complément à l'appui
décisif que la foi catholique trouve dans les sources
de la révélation.
3. Conditions du mérite. — Encore est-il que n'im-
porte quel acte ne saurait être méritoire. Les condi-
tions requises pour le mérite en achèvent le concept.
A la base, il faut tout d'abord supposer un engage-
ment divin. Dans l'ordre humain déjà, on ne saurait
concevoir de mérite qui s'impose auprès de quelqu'un
qui n'aurait pas, au préalable, consenti à l'accepter.
A plus forte raison en est-il ainsi devant Dieu, et tout
particulièrement en matière de biens surnaturels qui
dépassent nos capacités natives. Mcritum hominis
apud Deum, enseigne saint Thomas, esse non potest
nisi secundum prœsupposilionem divinse ordinationis,
ita scilicet ut id homo consequatur a Deo per suam ope-
ralionem quasi mercedem ad quod Deus ei virtulem
operandi deputavit. Sum. theol., I»-IIœ, q. exiv, a. 1.
En termes d'école, l'acte humain ne saurait avoir
qu'une valeur in aclu primo : il faut un vouloir de
Dieu pour lui donner le caractère formel de mérite
in actu secundo. Voir Chr. Pesch, Preel. dogm.. t. v,
Fribourg-en-B., 4e édit., 1916, p. 242-243.
Cette divina ordinatio, qui, dans l'ordre naturel, se
confondrait avec la constitution même de la destinée
humaine, suppose, dans l'ordre surnaturel, un décret
spécial de Dieu, que seule la révélation peut nous
faire connaître. Voilà pourquoi les théologiens parlent
volontiers de « pacte » et le concile de Trente men-
tionne expressément la « promesse divine » comme
fondement de' nos espérances : ...Proponenda est vita
seterna... tanquam merces ex ipsius Dei promissione
reddenda. Sess. vi, c. xvi, Denzinger-Bannwart, n. 809.
Il n'est d'ailleurs pas indispensable d'imaginer que
cet engagement prenne une forme contractuelle. On
peut le concevoir comme suffisamment inclus dans
le fait tout gratuit de notre vocation surnaturelle,
dont Dieu nous accorde normalement les moyens en
nous l'assignant comme fin. Ut videtur, non requiritur
a parle Dei promissio formalis retribuendi quse esset
distincta ab ipsa ordinatione Dei qua nos reddit con-
sorles divinse naturse et ideo concedit gratiœ dona ut
opéra nostra sint intrinsece proportionata cum ultimo
fine obtinendo. J. van der Meersch, Tract, de divina
gratia, Bruges, 1900, p. 354.
Du côté de l'homme, le mérite suppose l'état de
grâce. En effet, seule la sève surnaturelle peut fruc-
tifier pour la vie éternelle et y donner droit. Voilà
pourquoi le concile de Trente n'admet l'homme à
mériter que sous la condition d'être « le membre
vivant du Christ », c. xvi, et can. 32, Denzinger-
Bannwart, n. 809 et 842. Contre Baïus, l'Église a
précisé que cette vie divine doit s'entendre d'une
possession effective de la grâce sanctifiante. Prop. 12,
13, 15 et 17, Denzinger-Bannwart, n. 1012-1017. De
ce fait saint Thomas donne une double raison : raison
accidentelle pour l'humanité déchue, propter impedi-
mentum peccati; raison essentielle, fondée sur l'ab-
solue transcendance de la vie éternelle par rapport
aux forces de notre nature. Sum. theol., Ia-IIœ,
q. exiv, a. 2. Pour le commentaire de cette doctrine,
voir Bellarmin, De meritis operum, c. xu-xiu, p. 366-
370; Suarez, De merilo, c. xiv, p. 81-89; Ripalda, 1. IV,
disp. LXXVIII, t. il, p. 37-49. — Effet de la grâce
sanctifiante, le mérite doit logiquement disparaître
avec elle. Cette ruine des titres surnaturels antérieure-
ment acquis est une conséquence certaine du péché
grave. On s'est demandé s'ils revivent dans l'âme qui
rentre en grâce. Le moins qu'on puisse dire, c'est
que rien dans la notion de mérite ne s'oppose, en droit,
à cette reviviscence. Quant à la question de fait, elle
dépend de la conception générale que chacun adopte
sur les lois de la Providence surnaturelle et l'effica-
cité plus ou moins grande des moyens de relèvement
qu'elle met à notre disposition. Il est clair que la
doctrine de la reviviscence, en même temps qu'elle
781
MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE : OBJET DU MÉRITE
782
est consolante pour l'âme, relève l*efïicacilé de l'abso-
lution sacramentelle ou de la contrition parfaite. Cette
double raison lui assure la laveur du plus grand
nombre des théologiens.
Sous cette influence surnaturelle peuvent et doi-
vent, bien entendu, se développer toutes les dispo-
sitions subjectives nécessaires pour que l'œuvre
humaine soit agréable à Dieu. Il faut donc un acte
libre et moralement bon. De plus, comme il s'agit
d'un mérite surnaturel, cet acte doit procéder de la
grâce actuelle, c'est-à-dire d'une impulsion divine qui
le mette en rapport avec cette fin. Voir Chr. Pesch,
op. cit.. p. 247-256; J. van der Meersch, op. cit.,
p. 359-364.
Quelques théologiens ont demandé comme condi-
tion sine qua non que l'acte méritoire soit produit
par la vertu de charité. Plus tard les jansénistes ont
abondé dans ce sens. Suarez écarte cette opinion
comme trop exigeante. Opinionem liane nullo modo
probandam aut tolerandam censeo, quia parum consen-
tanea videtur Scripturis, et communi sensui Ecclesiie et
Patrum, nimiumque coarctat mérita sanclorum, prœ-
ter Dei magnificentiam et targitatem ac convenitntem
providentiam. De merito, c. vin, 9, p. 44. La plupart
des théologiens modernes adoptent ce sentiment et
demandent seulement que nos actes soient rapportés
virtuellement à Dieu comme notre fin dernière. Ce
qui, d'après les derniers commentateurs de saint
Thomas, comporte seulement deux conditions :
nempe habitualem ordinationem hominis ad Deum per
churitalem ac operationem cum intenlione finis operis
qui sit referibilis in Deum. J. van der Meersch, op.
cit., p. 369.
Par application des mêmes principes, il n'est pas
nécessaire que nos actions soient proprement inspi-
rées par un motif de foi : il suffit que le motif en soit
moralement honnête. Voir J. Miillendorf, Das Glau-
bensmotiv als Bedingung der Verdienstlichkcit nach
dessen positiven Beweisen untersucht, dans Zeitschrijt
jùr kath. Théologie, 1893, t. xvn, p. 496-520.
Le degré du mérite varie à la mesure de ces dispo-
sitions de l'agent humain. Dans cette appréciation,
l'œuvre elle-même compte sans doute pour sa part.
Cependant la plus ou moins grande difficulté qu'elle
présente n'est ici qu'un élément accidentel. Après
saint Thomas, Sum. theol., P-II*, q. xx, a. 4, Suarez
défend comme étant « l'opinion commune des théolo-
giens » l'idée que la réalisation extérieure de l'acte
n'ajoute rien, en soi, au mérite de la bonne volonté,
sauf que, de fait, celle-ci trouve là, d'ordinaire, une1
occasion de mieux montrer sa vigueur et sa persévé-
rance. De merito, c. vl, p. 28-37. Ce qui donc est déci-
sif dans la valeur du mérite, c'est la dignité de la
personne ainsi que la qualité de ses actes et de ses
sentiments. Voir J. van der Meersch, op. cit., p. 361-
364, et J. Miillendorf, Das Mass des Verdienstes in den
einzelnen Werken, dans Theologisch-praktische Quar-
talschrift, 1909, t. i.xn, p. 43-55, 301-313. Par où le
mérite se trouve une fois encore situé dans les plus
pures réalités de l'ordre moral.
De ces diverses conditions, celles qui regardent
l'agent doivent toujours être réalisées; mais celles qui
sont relatives à la promesse divine et à l'acte humain
peuvent l'être d'une manière plus ou moins parfaite.
C'est ce qui autorise la distinction, devenue classique
depuis le Moyen Age. entre le mérite proprement dit
ou de condigno et le mérite de simple convenance ou
de congruo.
4. Objet du mérite. ■ — Pas plus que n'importe quel
acte n'est méritoire, n'importe quel bien ne peut être
mérité. L'objet du mérite se détermine logiquement
d'après les lois qui président à l'économie générale
du salut.
a) Du mérite en soi. — bruit suprême et dernier
épanouissement de la vie divine en nous, le mérite
doit d'abord être considéré comme un élément objec-
tif qui complète la doctrine du surnaturel.
Le mérite est essentiellement coordonné au dogme
de la grâce. Or l'Église enseigne, contre les pélagiens,
que la grâce est absolument gratuite et, avec elle, la
prédestination qui n'en est qu'un aspect. De ce chef,
il faut donc exclure du mérite la grâce de la première
justification et toutes celles qui la préparent. Cette
double vérité est formellement rappelée par le concile
de Trente, sess. vi, c. v et vm, Denzinger-Bannwart,
n. 797, 801. La grâce est à la base du mérite, qui sans
elle ne saurait exister. Ibid., c. xvi, n. 809. En vertu
de ce principe fondamental, aucune bonne œuvre,
même après la justification, ne saurait donner droit
à la grâce d'une conversion éventuelle en cas de faute,
ni à des grâces toujours efficaces et moins encore à la
dernière de toutes, la persévérance finale. Ibid., c. xm,
n. 806. On ne peut tout au plus concevoir sur ces divers
points qu'un mérite de congruo.
Sous réserve de cette souveraine initiative divine
qui commande le début et le terme de notre salut,
l'âme une fois introduite dans l'ordre surnaturel peut
mériter tout ce qui a le caractère d'une récompense.
Dans cette catégorie il faut tout d'abord faire
entrer l'accroissement de la grâce sanctifiante. Saint
Bonaventure n'admettait pas, à cet égard, de mérite
proprement dit. In II»'» Sent., dist. XXVII, a. 2,
q. n, voir .plus haut, col. 692. La thèse contraire est
soutenue par saint Thomas, Sum. theol. , l^-ll^,
q. exiv, a. 8, et par l'ensemble des théologiens mo-
dernes. Voir Suarez, De merito, c. xxv, p. 154-157.
Cette question est pratiquement tranchée par le
concile de Trente, qui parle de « vrai mérite » à propos
de l'augmentation de la grâce comme de la vie éter-
nelle, can. 32, n. 842.
La grâce, dans l'économie chrétienne, est le germe
de la gloire : voilà pourquoi, en méritant l'accrois-
sement de celle-là, le chrétien peut mériter également
celle-ci. Voir Ripalda, 1. III, disp. XC, t. n, p. 197-
238. Quoi qu'il en soit, en effet, du judaïsme, quis'at-
tarda trop souvent aux promesses temporelles, dans
la révélation chrétienne c'est toujours la vie éternelle
que Dieu promet comme récompense à la fidélité de
ses bons serviteurs. Récompense d'ordre absolument
transcendant et qui, de ce chef, est une grâce, de
toutes la plus grande et la plus précieuse. Les pro-
testants n'en veulent retenir que ce caractère; mais
ils se mettent par là en formel désaccord avec les
mêmes sources de la révélation, qui la donnent comme
but et comme terme aux efforts de l'homme ici-bas.
Il faut donc, avec le concile de Trente, c. xvr,
Denzinger-Bannwart, n. 809, la regarder en même
temps tamquam gratia... misericorditer promissa et
tamquam merces... fideliter reddenda, en ce sens que
Dieu a voulu nous donner le moyen d'obtenir par
voie de mérite le bonheur auquel il nous appelle par
pure grâce. Quant à dire avec Mélanchthon et son
école que nous mériterions, à défaut de la gloire elle-
même, d'autres biens spirituels dans la vie présente
et future, c'est une distinction sans consistance, que
rien n'autorise dans l'Écriture ni dans la tradition
et qui n'est qu'un médiocre expédient pour sauver
contre l'évidence des faits les postulats d'un système.
Plusieurs théologiens du Moyen Age répugnaient
à parler ici d'un mérite de condigno, voir col. 690, et
Bellarmin témoigne que ces scrupules survivaient
encore, au moins pour des raisons d'opportunité, chez
quelques auteurs de son temps. De meritis operum,
c. xvi, p. 376. Mais contre eux il peut affirmer :
Communis aulem sententia theologorum admittit sim-
pliciter meritum de condigno. Quse sententia verissima
783
MERITE. SYNTHÈSE DOCTRINALE : OBJET DU MÉRITE
784
est. Voir de même Suarez, De merito, c. xxvm, p. 1 V 1 -
189. Bien que cette question d'école ne soit pas tran-
chée par le concile de Trente, la formule vere mereri
qu'il adopte est, à n'en pas douter, bien propre à
incliner dans ce stms la pensée des théologiens.
C'est d'ailleurs le cas de se rappeler, comme on l'a
fait observer plus haut, col. 774, à propos de Mcehler,
que la grâce et la gloire signifient, au fond, la conti-
nuité d'une même vie divine. Bien donc n'oblige à
concevoir la récompense comme un don toul extérieur
et arbitraire. Quoi qu'il en soit du langage populaire,
où domine nécessairement l'image, le mysticisme et
la théologie catholiques sont d'accord pour professer
cette conception organique de la béatitude qu'on
voudrait nous opposer au nom de la conscience mo-
derne. H. Schultz, loc. cit., p. 592-595. Seulement il
reste à maintenir que l'œuvre humaine entre dans ce
processus à titre de condition et de moyen. C'est pour-
quoi le mérite, au lieu d'être « exclu de l'ordre mo-
ral », ibid., p. 594, en est, devant la raison comme
devant la foi, un élément constitutif.
Il n'est question en tout cela que de mérite indivi-
duel, c'est-à-dire du fruit que l'œuvre sainte procure
à son agent. La réversibilité des mérites sur des
tiers est un problème spécial dont la solution est
commandée par les règles que suggère le dogme de
la communion des saints.
b) Du mérite par rapport à nous. — Telle étant la
portée objective du mérite, il reste à se demander
quelle place lui revient dans la conduite de notre
vie. Les protestants ne savent guère en voir que ce
côté subjectif. C'est, en réalité, le plus secondaire et
la théologie catholique l'explique sans peine par la
simple application des principes dogmatiques déjà
posés.
D'une part, puisque le mérite est une réalité, rien
ne peut faire que le chrétien n'ait pas le droit d'en
tenir compte. Et ceci l'autorise tout d'abord, sous la
seule condition de subordonner son appétit de bonheur
au service désintéressé de Dieu, à faire entrer la
recherche de la récompense dans les fins de son acti-
vité morale. Tel est le principe posé par le concile
de Trente, c. xi, Denzinger-Bannwart, n. 804; cf.
can. 26 et 31, ibid., n. 836, 841. L'application est
affaire de psychologie et H. Schultz lui-même veut
bien reconnaître, loc. cit., p. 593, que la perspective
des compensations futures n'est pas sans quelque
utilité pour soutenir l'homme dans les rudes sentiers
du bien. Voir là-dessus Bellarmin, De merilis operum,
c. vm-ix, p. 361-363.
A plus forte raison, une fois le bien accompli, l'âme
peut-elle s'entretenir dans une ferme assurance que
« son effort n'aura pas été vain devant le Seigneur ».
I Cor., xv, 58. En douter serait faire injure à Dieu
lui-même. Hebr., vi, 10. C'est pourquoi l'apôtre par
excellence de la grâce ne craint pas d'attendre la
« couronne de justice » due à ses travaux. II Tim.,
iv, 7. Tous les chrétiens peuvent et doivent partager
ie même sentiment. Il ne s'agit plus ici d'un calcul
intéressé, mais d'une foi profonde en la divine Pro-
vidence, où le triomphe objectif et nécessaire du bien
ne se sépare pas des avantages qui doivent en découler
pour ceux qui l'ont fidèlement accompli.
Mais, en même temps, de cette ferme espérance
tout élément de complaisance personnelle doit être
banni. Car le chrétien conscient de sa foi ne saurait
oublier que ses mérites sont l'œuvre de la grâce, et de
ce dogme l'expéiience de chacun permet dans une
large mesure de constater pratiquement la profonde
vérité. Au surplus, comment pourrait-il perdre de vue
le souvenir de sa misère et les exigences de la divine
justice? Ce double motif de défiance est rappelé par le
concile de Trente, c. xvi, Denzinger-Bannwart,
n. 810. Il explique l'humilité dont les saints ont tou-
jours fait preuve et qui se retrouve, en propor-
tion même de leur sincérité, chez les plus modestes
croyants. Aucune religion et aucune Eglise ne sont
à l'abri de ce fléau spirituel qu'est le pharisaïsme;
mais on ne saurait, sans la plus flagrante injustice,
rendre l'Église catholique responsable d'un mal que
tous ses principes tendent au contraire à prévenir ou
a corriger.
Dans l'ordre de la grâce comme dans l'ordre de la
nature, le grand mystère est toujours celui des rap-
ports entre le fini et l'infini. L'histoire de la pensée
religieuse aussi bien que de la pensée philosophique
est faite des poussées alternatives de systèmes qui
pèchent, à cet égard, tantôt par excès, tantôt par
défaut. Tandis que les uns compromettent la part de
l'homme, les autres méconnaissent trop celle de Dieu.
Au lieu de sacrifier l'un à l'autre ces deux agents
solidaires du salut, l'Égiise catholique s'applique à
les unir. De cette union, qui inspire tout son système
de la grâce, la doctrine du mérite n'est qu'un cas
particulier, qui soulève les mêmes problèmes, repose
sur les mêmes principes et peut, quand elle est bien
comprise, s'autoriser des mêmes bienfaits.
Historiquement et logiquement la question du mérite
est liée a celle de la justification. Dès lors, toute la biblio-
graphie de ce dernier article, voir t. vin, col. 2221-2227,
convient également à celui-ci. Il suffira de signaler ici les
rares études dont le mérite forme l'objet spécial, ou du
moins principal, en notant une fois pour toutes que la
plupart viennent d'auteurs protestants et portent, en
conséquence, la trace de leurs partis pris confessionnels.
1. Études historiques. — 1° Études générales. — -1. Maté-
riaux chez les controversistes des xvie et xvn' siècles.
Parmi les protestants, les plus représentatifs sont : Martin
Chemnitz, Examen concilli Tridenlini, édit. de Francfort,
1596, 1. 1, p. 174-188; J. Gerhard, Loci Iheologici, loc. XVIII :
De bonis operibus, c. vm : De meritis bonorum operum, édit.
Cotta, Xubingue, 1768, t. vm, p. 80-168; Daniel Charnier,
Panstratiœ catholiese, I. XIV : De operibus, Francfort,
1627, t. m, p. 226-252. — Chez les catholiques, le plus
abordable et le plus précieux reste toujours Bellarmin,
De iustifteatione, 1. V : De meritis operum, dans Opéra
omm'a,. édit. Vives, Paris, 1873, t. VI, p. 343-3S6; résumé
dans J. de la Servière, La théologie de Bellarmin, Paris,
1908, p. 705-723.
2. Renseignements épars dans les histoires modernes
des dogmes. — a) Chez les protestants, on pourra surtout
consulter : A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengesehichte,
4' édit., 'lubingue, 1909-1910; F. Loofs, Leitfaden zum
Sludium der Dogmengesehichte, 4° édit., Halle, 1906;
R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengesehichte, Leipzig,
1908-1917. Résumé synthétique par J. Kunze, art. Ver-
dienst, dans Protest. Realencyclopàdie, Leipzig, 1908,
t. xx, p. 500-508. — ■ b) Chez les catholiques : J. Schwane,
Histoire des dogmes, traduction française par A. Degert,
Paris, 1909-1915; J. 'fixeront, Histoire des dogmes, Paris,
1909-1915.
3. Éludes d'ensemble. — H. Schultz, Der sittliche BegrifJ
des Verdiensles und seine Anwendung au/ das Verstàndnis
des Werkes Clirisli, dans Theologischc Studien und Kritiken,
1894, t. Lxvn, p. 7-50, 245-314, 551-614; résumé par
R. S. Franks, dans J. Hastings, Encgclopœdia of Religion
and Elhics, art. Mérite, Edimbourg, 1915, t. vint P- 561-
565; St. Tyszkiewicz, Warum verwerfen die Orthodoxen
unsere Verdienstlehre, dans Zeitschrifl jùr katholische
Théologie, 1917, t. xli, p. 400-406.
2° Monographies. — 1. Période scripluraire. — F. Weber,
Die jùdische Théologie, Leipzig, 1897; W. Bousset, Die
Religion des Judenlums im neuteslamentlichen Zeitalter,
Rerlin, 1906; E. Tobac, Le problème de la justification chez
saint Paul, Louvain, 1908; B. Bartmann, S. Panlus und
S. Jacobus ùber die Rechtfcrligung, Fribourg-en-B., 1897:
R. Neumeister, Die neuteslamentliche Lehre vom Lohn.
Halle, 1880; B. Weiss, Die Lehre Christi vom Lohn, dans
Deutsche Zeitschri/t fur christliche Wissenschapl und chrisi-
liches Leben, 1853, t. iv, n. 40-42, p. 319, 327, 335-338;
P. Mehlhorn, Der Lohnbegriff Jesu, dans Jahrbiicher fur
protcstanlische Théologie, 1876, p. 721-734; O. Umfrid, Die
785
MERITE
MERLIN
TSii
Lehre Jesu vom Lohn nach den Sgnoptikern, dans Theolo-
gische Studien ans Wurtemberg, 1S86, t. mi, p. 163-186;
J. Neveling, Oie neutestamenlliche Lehre vom Lohn, dans
Theologische Arbeiten des rheinischen wissenschafllichen
Predigeruereins, 18S6, t. vit, p. 57-90.
2. Période pcilristique. — K. 11. Wirth, Dcr « Verdienst —
Begrif] in der ehristlirlien Kirche, t. i : Der ■ Verdienst •<-
Begri/J bei Tertullian, Leipzig, 1892; t. n : Der Verdienst*-
Begrif) bei Cgprian, Leipzig, 1901; C. Yer[aillie, La
doetrine de la justification dans Origine d'après son commen-
taire de l'ÉpUre aux Romains, Strasbourg, 1926.
3. Période médiévale. — K. Heim, Das Wesen der Gnade
bei Alexander Ilalcsins, Leipzig, 1907; (">. Bozitkovir,
Saneti Bonaventurœ doctrina de gratin et libero arbilrio,
Maricnbad, 1919; .1. Stuller, Die entfcrnte Yorbercitung au/
die Rechtfertigung nach dem hl. Thomas, dans Zeitsehrift
fur katholische Théologie, 1923, t. xlvii, p. 1-24, 171-1S1;
Fr. Mitzka, Die Lehre des hl. Bonaventura von der Vorbe-
reitung au/ die heiligmachende Gnade, ibid., 1926, t. L,
p. 27-72, 220-252; J. Rivière, Sur l'origine des formules
DE COXD1GXO, DE COXURUO, dans Bulletin de littérature
ecclésiastique, 1927, p. 75-89; Quelques antécédents patris-
tiques de la formule FAC1EXTI QVOD i X SE EST, dans Revue
des sciences religieuses, 1927, t. vu, p. 93-97; Saint Tho-
mas et le mérite DE COXGRUO, ibid., p. 641-649; Parthé-
nius Minges, Der Wert der guten Werke nach Duns Scotus,
dans Theologische Quarlalschrift, 1907, t. Lxxxix, p. 76-
93 ; Beitrag zur Lehre des Duns Scotus ùber das Werk Cliristi,
ibid., p. 268-279; C. Feckes, Die Rechtfertigungslehre des
Gabritl Biel und ihre Stellung innerhalb der nominalis-
tischen Schule, Munster-en-W., 1925; H. Lâinmer, Die
vortridentinisch-katholische Théologie, Berlin, 1858; Th.Brie-
ger, Die Rechtfertigungslehre des Cardinal Conlarini, dans
Theologische Studien und Kritiken, 1872, t. xlv, p. 142-
150; Fr. Hiinermann, Die Rechtfertigungslehre des Kardi-
nals G. Contarini, dans Theologische Quartalschrift, 1921,
t. en, p. 1-22; H. Riickert, Die theologische Entwiekelung
Gasparo Contarini, Bonn, 1926; ,1. Hefner, Die Enste-
hungsgeschiehte des Trienler Rechlfertigungsdekreles, Pader-
born, 1909; IL Riickert, Die Rechtfertigungslehre auf dem
tridentinischen Konzil, Bonn, 1925; J. Rivière, La do<-lrim
du mérite au concile de Trente, dans Revue des sciences reli-
gieuses, 1927, t. vn, p. 262-298; Fr. Hiinermann, Wesen
und Xolwcndigkeit der aktuellen Gnade nach dtm Konzil
von Trient, Paderborn, 1926; St. Elises, Der Anteil des
Augusline-rgenerals Seripando an dem Décret ùber die
Rechtfertigung, dans Rômische Quartalschrift, 1909, t. xxiii,
section historique, p. 3-15; B. Bartmann, Das Tridenlinum
lifter die Rechtfertigung, dans Théologie und Glaube, 1913,
t. v, p. 55-60.
IL Exposés systématiques. — S. Thomas d'Aquin,
Sum. theol. , I»-IIœ, q. xxi, a. 3-4, et q. exiv; Suarez, De
gratia, 1. XII : De mirito, dans Opéra omnia, édit. Vives,
Paris, 1858, t. x, p. 1-265; Bipalda, De ente supernalu-
rali, édit. Palmé, Paris, 1870; J. van der Meersch, Trac-
talus de divina gratia, Bruges, 2- édit., 1923; Chr. Pesch,
Prœlectiones dogmatica?, t. v, 4P édit., Fribourg-en-B., 1916,
p. 240-268; L. Labauche, Leçons de théologie dogma-
tique, t. n : L'homme, p. 322-343; J. Mullendoif, Die
Hinordnung der Werke auf Gott nach dem hl. Thomas, dans
Zeitsehrift fur kalholische Théologie, 1885. t. ix, p. 1-46,
209-21i): Die Verdienstlichkeit der guten Werke der Gerechten
nach dem hl. Thomas, ibid., p. 423-471 ; Das iïbcrnaliirliche
Moiiv als Bedingung der Verdienstlichkeit nach dem hl.
Thomas von Aquin, ibid., 1893, t. xvn, p. 42-78; Dos
Glaubensmoliv als Bedingung der Verdienstlichkeit nach
dessen positivai Beweisen untersuchl, ibid., p. 496-520;
Lin Vergleich zuiischen dem eigentlichen und dem uneigent-
lichcn Verdienste (Merilum de condigno et de congruo),
ibid., 1901, t. xxv, p. 69-84; Das Mass des Verdienstes
m den cinzelnen Werken, dans Theologtsch-praktische
Quartalschrift, 1909, t. Lxn, p. 43-55, 391-313; Fr. Schmid,
l'eber der Solvnndigkeit der guten Meinung, ibid., 1898,
l. u, p. 772-789.
J. Rivière.
MERLER Jacques, dont on trouve aussi le nom
sous la forme Merlo, et qui est aussi désigné sous le
surnom de Jacobus Horstius, naquit à Horst, près de
Ruremonde (Limbourg hollandais), le 21 juillet 1597,
fit ses humanités à Cologne, où il prit le grade de
maître es arts en 1616 et, après avoir étudié la théolo-
gie dans la même ville, fut ordonné prêtre en 1621.
Nommé par François de Lorraine, pour lors doyen de
la métropole de Cologne cl évêque deVerdun, a la cure
de Notre-Dame in Pasculo,en 1623, il administra cette
paroisse avec beaucoup de zèle, jusqu'à sa mort,
21 avril 1644. Il laissa une grande reput al ion de piété,
de charité et de dévouement. Sun œuvre écrite,
qui est considérable, comporte un très grand nombre
d'ouvrages et d'opuscules de piété, dont plusieurs
sont restés inédits. Le Manuale pietatis, paru à Cologne
en 1675 comme appendice du Paradisus anîmx chris-
tianse, imprimé en 1630, du vivant de l'auteur, a été
traduit en français sous le titre : Heures chrétiennes
Urées de l'Écriture sainte et des saints Pères... par
M. Horstius, Paris, 1685; cette traduction, œuvre de
Nicolas Fontaine, de Port-Royal (t 1709) fut condam-
née par plusieurs évoques de France, comme suspecte
de jansénisme. — Merler a dirigé l'édition du com-
mentaire d'Eslius sur les épîtres de saint Paul. Mais
la théologie lui est surtout redevable d'une édition de
saint Rernard, qui dépassa, de beaucoup, celles qui
avaient paru Jusque-là : S. Bernardi... vita et opéra novis
curis ad mss. codices recensita, 2 vol., in-fol., Cologne,
1641; cette édition a servi de base à celle de Mabil-
lon. — D'inspiration analogue est l'ouvrage intitulé:
Septem tuba; orbis christiani ad reformationem eccle-
siasticie disciplina; instiiuendam excitantes, Cologne,
1635; c'est un recueil de sept opuscules des Pères ;
De consideratione de saint Bernard, De cura paslorali
de saint Grégoire, De sacerdotio de saint Jean Chry-
sostome, De vita contemplativa de saint Prosper, Canon
episeopalis de Pierre de Blois, Œuvres de Salvien. — .
Le Viator christianus, 2 vol., in-12, Cologne, 1646, est
une édition de divers traités mystiques de Thomas
a Kempis, à commencer par V Imitation ; il a été traduit
en français par l'abbé de Bellegarde, Paris, 2 vol.,
1698-1700.
II. Crombach. S. J., Veri et pii sacerdotis idea, seu vita
R. D. Jac. Merlo Horslii, Cologne, 1661 ; J. F. Foppens,
Bibliotheca belgica, 1739, t. i, p. 526-528; J. Hartzbeim,
Bibliolheca colonensis, 17 17, p. 148-150; Paquot, Mémoires
pour servir à l'histoire littéraire des Pays-Bas, t. i, 1763,
p. 285-295; Biograplusch Woordenboek der Nederhuulen
de Van der Aa, Haarle'm, t. xn a, 1869, p. 658-660; Hurter,
Xomcnclator, 3" édit., t. m, col. 1090. y. .
L. AMANN.
1 . IVI E R L I N Charles (1678-1747), né à Amiens (?),
entra dans la Compagnie de Jésus en octobre 1694;
après avoir enseigné les humanités, il fut appliqué à
l'étude de la théologie qu'il enseigna avec beaucoup de
succès; il mourut à Paris, au Collège Louis-le-Grand
(ancien Collège de Clermont) le 22 novembre 1747. —
Théologien de valeur, le P. Merlin avait entrepris de
continuer, avec le P. Oudin, les Dogmalu theologica de
Petau; ce travail n'a pas vu le jour. — Comme plusieurs
de ses contemporains, catholiques ou protestants, le
P. .Merlin s'émut du danger que constituait pour la foi
chrétienne le Dictionnaire de Bayle, qui avait paru
pour le première fois en 1695 et dont les éditions
se multipliaient, en s'amplifiant. Il en entreprit
une réfutation en règle, mais il ne lit paraître que des
fragments de ce grand ouvrage : 1. Réfutation des
critiques de M. Bayle sur S. Augustin. Paris, 1732,
réimprimé dans P. L., t. xlvii, col. 883-1114; de cet
ouvrage est paru en 1737 une seconde édition en
2 vol. sous le titre : Véritable clef des ouvrages de
S. Augustin, ou réfutation des écrits de M. Bayle sur
S. Augustin avec une dissertation louchant la nature de la
Loy de Moyse. — 2. Apologie de David contre la Satyre
que M. Bayle a faite des actions de ce s<iiid rai, Paris,
1737. ■ — 3. Une série d'articles dans les Mémoires de
Trévoux, de 1735, 1736. 1737, 1738, 1739 et relatifs
aux sujets suivants : martyre de saint Abdas, Arnobe,
Origène (à propos de l'art. Marcionites de Bayle),
Lactance, la polygamie des patriarches, saint Amal-
787
MERLIN
MERSENNE
788
chius, saint Basile, saint Chrysostome, Abcl, Gain,
Abraham, Élie, Abélard et Bérenger, saint Bernard.
Les ouvrages suivants sont d'ordre plus strictement
théologiques. ■ — 4. Examen exact et détaillé du fait
d'IIonorius, s. 1., 1742. — 5. Dissertation sur les miracles
contre les impies, s. 1., 1742. — C. Traite historique et
dogmatique sur les paroles ou les formes des sept
sacrements, Paris, 1745, réimprimé dans le Cursus
heotogiw de Migne, t. xxi, col. 121-286.
Ilœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxv, col. 84-85;
Sommervogcl, Bibliolh. de la Comp. de Jésus, t. v, col. 976-
979; Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv, col. 1039, 1404.
É. Amann.
2. MERLIN Jacques, docteur de la Faculté de
théologie de Paris (t 1541). — Né à Saint -Victurnien
(Haute-Vienne), il fit ses études à Paris, au Collège de
Navarre, et fut promu docteur en 1509. Il fut successi-
vement curé de la paroisse de Montmartre, puis cha-
noine de Notre-Dame, dont il devint grand péniten-
cier en 1525. La vigueur avec laquelle il dénonça les
complaisances de la Cour pour les premiers luthériens
lui attira l'animosité de François Ier, qui, en avril 1527,
le fit enfermer à la prison du Louvre; Merlin n'en
sortit que deux ans plus tard, en avril 1529, et fut
exilé à Nantes, d'où il fut rappelé en juin 1530.
L'évêque de Paris le nomma alors vicaire général,
curé de Sainte-Madeleine et archiprètre; il mourut le
2 octobre 1541 et fut enterré à Notre-Dame. En 1512
le docteur publia la première édition (latine), des
œuvres d'Origène, 2 vol. in-fol. ; l'Apologie qu'il fit
paraître de la doctrine d'Origène en 1521 lui attira les
foudres de Noël Beda, qui pensait que les erreurs
luthériennes y trouveraient quelque appui. Le bouil
lant syndic s'en expliqua dans un Dialogus contra
Apologiam, qui fut approuvé par la Faculté, d'où
procès devant le Parlement de Paris entre les deux
adversaires, dont on trouvera les pièces essentielles
dans Duplessis d'Argentré, Collectio judiciorum, t. n,
p. ix-x. — Outre les œuvres d'Origène, Merlin publia
celles de Bichard de Saint-Victor, Paris, 1518, de
Pierre de Blois, 1519, de Durand de Saint-Pourçain,
1508, réédité en 1515. — Il eut aussi l'idée de réunir les
textes conciliaires et publia : Generalia et jyarticularia
concilia, 2 vol. in-fol., Paris, 1534, réédités à Cologne,
1530, 2 vol. in-8°, et à Paris, 1535, 2 vol. in-8°. Sur
cette première collection conciliaire, encore bienimpar-
faite, voir F. Sahnon, Traité de l'étude des conciles
et de leurs collections, 2* édit., Paris, 1726, p. 288-290,
495, 520, 585, 724-729. ■ Enfin Merlin publia six
homélies en français sur le Missus est, Paris, 1538.
J. Launoy, Begii Navarrœ gymnasii parisiensis historia,
1. III, c. xxxn, dans Opéra omnia, Cologne, 1732, t. iv a,
p. 607-608; E. du Pin, Nouvelle bibliothèque des auteurs
ecclésiastiques, édit. de Mons.t. xiv, 1703, p. 160; P. Féret,
La Faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus
célèbres. Époque moderne, t. n, Paris, 1901, p. 185-187;
Imbart de la Tour, Les origines de la Réforme, Paris, 1914,
t. m, p. 258 sq.; Hurter, Nomenclator, 3e édit., t. n,
col. 1532.
É. Amann.
MERMANNUS Arnold (t 1578), dont le nom
est aussi écrit Mersmans et Meerman, est originaire
d'Alost (Flandre); il entra dans l'ordre des frères
mineurs, et fut successivement définiteur, lecteur et
provincial; il mourut de la peste à Louvain, le
5 septembre 1578, au couvent de son ordre. Écrivain
fécond, il fut surtout un polémiste, défendant la
doctrine et les pratiques catholiques contre le protes-
tantisme. Voici la liste que donne de ses publications
la Biographie nationale de Belgique, sans garantir
qu'elle soit complète : 1. Dit is hel boeck vanden heyli-
ghen sacramente, Anvers, 1543. — 2. De quatuor plaus-
tris hœreticarum fabularum, quas lutherani evangelistse
adversus Ecclesiam Christi passim agunt, libri IV,
Anvers, 1563. ■ — 3. De confessione sacramentali et de
purgatorio, Anvers. 1563. ■ — 4. De veneratione sanc-
tarum reliquiarum et de exomologesi seu confessione
sacerdoti facienda, Anvers, 1564. — 5. De pœnilenlia
publica et solemni, Anvers 1564. — 6. De fugienda
consuetudine hœretkorum, Anvers 1564. — 7. Dehœre-
ticis deferendis et accusandis, Anvers, 1564. — 8. Davus
fierduellis, sive rerum publicarum perlurbalor, Louvain,
1564. — 9. Catechismus pœnilentium, Louvain. 156 1
10. Bemonstrance oft bewys van hel purgaloir (preuves
de l'existence du purgatoire), Louvain, 1566. — 11. De
rogationibus, peregrinalionibus, hymnis et solemnibus
supplicalionibus, Louvain, 1566. — 12. Vanden hey-
lighen... sacrament des aulaers, Anvers, 1567. — 13.
Imagines mortis cum epigrammatis cuique figurœ
subjectis, ad hœc medicina animœ, Cologne, 1567,
les images en question sont la reproduction de la
Danse de la mort de Holbein. — 14. De sancta cruce
e jusque religiosa adoralione, Louvain, 1568. — 15.
Theatrum conversionis genlium lolius orbis, sive chro-
nologia de vocalione omnium populorum, Anvers, 1572.
Valère André, Bibliotheca belgica, Louvain, 1643, p. 83-
84, J. F. Foppens, Bibl. belg,, Bruxelles, 1739, t. I, p. 99;
L. Wadding, Scriplores O. M., Rome, 1650, p. 40; S. Dirks,
Histoire littéraire et bibliographique des frères mineurs de
l'observance en Belgique, Anvers, 1886, p. 93-95; Biographie
nationale de Belgique.
É. Amann.
MERSENNE Marin, de l'ordre des minimes
(1588-1648). — Il naquit au bourg d'Oise, le 8 sep-
tembre 1588. Il fit ses études principalement au collège
des jésuites de la Flèche, où il eut pour condisciple
Descartes. Plus tard, il fréquenta la Sorbonne, et en
1611 entra chez les minimes du couvent de Nigeon
près de Paris. Le 28 octobre 1613, il fut ordonné prêtre
alors qu'il se trouvait au couvent de la Place-Boyale.
Au bout d'un an il fut envoyé à Nevers où il resta
cinq ans, professant la philosophie et la théologie
avant de revenir définitivement à Paris au couvent de
la Place-Boyale dont il devait faire un centre de vie
intellectuelle. Jusqu'à sa mort survenue en 1648,
l'influence de cet humble religieux devait être, en
effet, considérable. Il exerça cette influence par ses rela-
tions et par ses ouvrages dont quelques-uns seulement
intéressent directement la théologie. Il fut lié avec
tout ce qui comptait dans le monde scientifique du
règne de Louis XIII, avec le père de Biaise Pascal et
Pascal lui-même, dont il présenta à Descartes l'Essai
sur les coniques, en lui faisant remarquer que l'auteur
« avait passé sur le ventre à tous ceux qui avaient
traité le sujet avec lui ». Cf. Brunschwïcg, dans son
édit. des Pensées et opuscules de Pascal, Paris, 1914,
p. 42. En retour Pascal porta sur son ami le jugement
suivant dans son Histoire de la roulette : « Il avait un
talent particulier pour former de belles questions. Il
a donné ainsi l'occasion de plusieurs découvertes qui
peut-être n'auraient jamais été faites s'il n'y eût excité
les savants. » Cf. Tamisey de Larroque, Les correspon-
dants de Peiresc, Paris et Mamers, 1894 (Lettres
inédites du P. Martin Mersenne).
Le P. Hilarion de Coste donne dans la Vie du
P. Mersenne, théologien, philosophe et mathématicien,
Paris, 1649, la liste complète des personnages avec
lesquels le P. Mersenne fut en relations. Il nous
suffira de citer, après Pascal et Descartes, les noms de
Gassendi et d'Huyghens. D'autres, comme Boberval
et Mydorge, tinrent chez lui à la Place-Boyale des
conférences qui furent l'origine de l'Académie des
Sciences fondée en 1660. J. Boyer, Histoire des mathé-
matiques, Paris, 1900, p. 128. *
Le P. Mersenne est plus connu comme mathéma-
ticien et comme physicien que comme théologien.
Il ne nous appartient pas d'étudier son œuvre pure-
789
MERSENNE
MESROP
790
nu-ut scientifique. Nous nous contenterons de men-
tionner sa Synopsis mathematica. Paris, 1625; les
Questions inouïes, Paris, 1633; les Questions harmoni-
ques, Paris, 1651; les Harmonicorum libri duodecim,
Paris, 1638, les Cogitata phisieo-mathematica, Paris,
1644.
L'œuvre exégétique, philosophique et théologique
du P. Mersenne a été jusqu'ici peu étudiée. — Exé-
gète, il publia en 1623, chez Sébastien Cramoisy la
première partie d'un Commentaire de la Genèse,
Questiones celebcrrinve in Genesim. C'est dans ce livre
que .Mersenne écrivit la phrase si souvent citée où il
est question du grand nombre des athées en France;
il y signalait également les principaux ouvrages qui
avaient permis à l'athéisme de se répandre : la Sagesse
de Charron, les Principes de Machiavel, \e De subtililate
de Cardan, les œuvres de Campanella, les Dialogues de
Vanini et les écrits de Fludd. Cf. Roberti, Disegno sto-
rico dell'ordine de Minimi, Rome, 1909, t. n, p. 554. Un
des mérites de P. Mersenne fut, en effet, de dénoncer
à l'opinion catholique le péril rationaliste et athée
qui menaçait la société du xvii» siècle, si profondément
religieuse par ailleurs. Il publia des ouvrages où les
théories antichrétiennes étaient exposées et réfutées
avec beaucoup de force. Le premier, en deux volumes,
parut en 1624; il était intitulé : V impiété des déistes
et des plus subtils libertins découverte et réfutée par
raisons de théologie et de philosophie. Il est curieux de
"voir un ami de Descartes, de l'ancêtre du rationalisme
moderne, s'en prendre si vivement aux libertins, tels
que Charron et surtout Giordano Bruno, dont il discute
les idées sur l'infinité des mondes et l'âme universelle.
Contre les athées (Vanini, Campanella), il expose les
preuves de l'existence de Dieu à peu près comme saint
Thomas; plus encore que Descartes, Mersenne est tri-
butaire de la scolastique. Il admet cependant l'argu-
ment dit de saint Anselme. Dans l'ouvrage que nous
analysons, l'auteur utilise souvent les arguments tirés
des sciences exactes, et il est très préoccupé de montrer
que science et foi ne s'opposent pas, «que les hommes
savants soit en la mathématique, soit en la philosophie,
soit en la cabale ne sont ni athées, ni déistes, ni liber-
tins. » Remarquons que l'année précédente (1623) le
P. Garasse, célèbre jésuite, avait donné au public un
livre semblable : La doctrine curieuse des beaux esprits
de ce temps ou i>rétendus tsls. — En 1625, Mersenne
traduisait de lord Herber de Cherbury, d'après unt
texte latin, un ouvrage intitulé : La vérité des sciences
contre les sceptiques et les pyrrhoniens. — En 1634, il
publiait les Questions théologiques, physiques, morales et
mathématiques. Tous ces ouvrages dénotent un esprit
puissant, mais un peu touffu.
Le P. Mersenne fut un religieux fervent : en 1623, il
avait exposé ses idées sur la spiritualité dans une
Analyse de la vie spirituelle. Quand il mourut en 1648,
au couvent de la Place-Royale, auquel il avait donné
un grand prestige, il laissait des disciples tels que le
P. Nicéron qui continuèrent son œuvre, et d'impor-
tants manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale.
Outre les ouvrages cités au texte, voir : Poté, Éloge de
Mersenne, I.e Mans, 1816; Ch. Adam, Éducation de Pascal,
1623-1646, Paris, 1888; Baillet, Vie de Descentes, Paris, 1G91 ;
Adam et Tannery, Correspondance de Descartes, 5 vol.,
Paris, 18!)7-1910, et dans ce dictionnaire l'art. Minimes.
E. Dumoutet.
MESROP, surnommé MACHTOTZ, célèbre
docteur de l'Église arménienne.
I. Vif.. — Il naquit vers le déclin du iv siècle
au village de Hatzik (var. Hatzegatz-Gegh) de la
province de Taron. Disciple du patriarche Nersès
Parthev (Nersès le Grand), doué d'un génie uni-
versel, profondément versé dans les littératures
grecque, syriaque et persane, il entra bientôt, sur
la recommandation du chiliarque Aravan, au ser-
vice du roi arménien Yerham Chapouh, en qualité
de chancelier du « divan ». En 395, renonçant à la
cour royale, il embrasse la carrière religieuse, et
s'établit dans le district de Qoghten, retombé dans
le mazdéisme, afin de le ramener au christianisme.
Après avoir vaqué ainsi à son ministère d'apôtre
évangélisateur jusqu'à la Ve année du règne de
Verham-Chapouh (an. CCCXCVII), frère de Chos-
row III, il se rend auprès du catholicos Sahak ou
Isaac III, avec lequel, en 406, il effectue l'invention
de l'alphabet arménien, en même temps qu'il jette,
de concert avec cet illustre patriarche, les fonde-
ments d'un culte national, et d'une liturgie hayeano-
arménienne.
Depuis lors Mesrop-Machtotz apparaît comme
le fidèle ministre et adjoint plénipotentiaire de son
grand patriarche, Isaac III, dont il ne fait qu'exé-
cuter les ordres ou combinaisons, soit qu'il effectue,
à la tête d'une légation, un voyage diplomatique à la
ccur de Byzance chez l'empereur Théodose II et le
patriarche Atticus, en vue de renouer les anciens
liens avec l'Église grecque, qui avaient été coupés
brutalement par les suzerains sassanides; soit que,
chef d'une école de lettrés, il dirige la traduction en
arménien des Écritures bibliques, liturgiques et
autres des Églises grecque et syriaque <; École ou
Académie des saints traducteurs »; soit enfin que,
poursuivant son œuvre d'évangélisation, il continue
à parcourir, en missionnaire apostolique les provinces
limitrophes de l'Arménie, retombées en partie dans
le paganisme, la Siounie, l'Albanie et l'Ibérie, dont
les alphabets originaires et rudimentaires ont été,
selon le témoignage de ses biographes, remaniés
et adaptés au type mesropo-haycanien, par le même .
iMesrop, ainsi l'alphabet des Albanais et le type khou-
tzouri de l'écriture géorgienne, dans le but manifeste
de resserrer et réunir ces Églises ibéro-albaniennes à
la communauté de juridiction du catholicos arménien.
Sur l'alphabet des Albanais, voir Karamiantz. dans
Zeitschr. der deutschen morgenl. Gesellschaft, t. xl,
p. 313; Junker, Caucasica. t. m, p. 120. — Après
la mort d'Isaac le Grand, ce fut tout naturellement
Mesrop qui fut désigné comme administrateur du
patriarcat d'Arménie, charge qu'il occupa encore
6 mois, jusqu'à son décès, survenu en 441.
II. Œuvres. — Les mêmes biographes, qui nous
ont fourni ce canevas de la vie de saint Mesrop-
Machtotz, à savoir Qoriun, Vie de saint Mesrop,
Venise, 1833, éd. allem. par Welte, Tubingue, 1841,
et Lazare Pharbetzi, lui attribuent nombre d'ouvra-
ges, dont les principaux sont : 1° Un recueil d'orai-
sons, sermons et discours théologiques, conservés
fragmentairement dans la collection dite des Sermons
de saint Grégoire l'Illuminateur, Constantinople, 1737,
Venise, 1838. — 2° Une version arménienne du
Nouveau Testament. — 3° Un Euchologe en armé-
nien. -- 4° Une série d'hymnes. Les hymnaires et
principaux livres liturgiques de l'Église grégorienne,
Charagan's Machlotz, c'est-à-dire « rituel », dénomi-
nation correspondant au surnom Machtolz de Mesrop
même, remontent précisément, pour ce qui est de
leur fonds et noyau primitif, au grand couple Mesrop-
Sahak comme auteurs ou promoteurs. C'est surtout
à titre d'organisateur, de directeur d'école et de
diplomate administrateur, que paraît grand et
extraordinaire le rôle joué par Mesrop sous l'égide
du grand Isaac III. Quoique très probablement il
ne soit pas en réalité le traducteur de la version
du Nouveau Testament, que lui attribue la tradi-
tion, sa gloire incontestable consistera à avoir mis
sur pied, comme docteur et président, toute une
académie de""* traducteurs rde textes syro-grecs, e
791
MESROP
MESSALIENS
792
d'avoir, par la création d'un alphabet indigène,
source d'une littérature nationale, fondé les assises
d'une liturgie et d'un culte arméno-hayeaniens.
Sur Y alphabet « mcsropi'ii » et la liturgie hayeano-
arménienne, fondée par Mesrop, il y a lieu de remar-
quer encore ceci :
Il est d'abord un fait important à signaler, long-
temps méconnu et seulement mis en lumière par
l'arniénologie des temps les plus récents (le savant
Hubschmann, Armenischc Grammutik, p. 5 et 323,
notel, était encore de l'avis opposé), celui de l'existence
d'une littérature et d'une écriture arménienne anté-
rieure à l'introduction du christianisme en Arménie.
Cette littérature proto-arménienne, servant à l'usage
diplomatique, national, ainsi que religieux (culte des
KhouTmes ou prêtres païens), n'aurait été que pour
une faible par! écrite en lettres grecques ou syriaques.
Car, ainsi que le font supposer les témoignages d'Aga-
thange, vers, arm., c. cvni, cxxvn, de Fauste de
Byzance, Hist., t. in, p. 13, t. iv, p. 4, de Lazare
Pharpetzi. c. ix-x, de Moïse de Khorène, t. m, p. 3(i, et
de Qoriun (dans Langlois, Collect. des historiens de l'Ar-
ménie, t. n, ]). 10, introd. p. 5), il ne peut y avoir de
doute, qu'il n'ait existé, bien des siècles déjà avant
Mesrop, voire même longtemps avant l'ère chrétienne,
un alphabet arménien primitif, comme instrument et
réceptacle d'une littérature pagano-arménienne assez
considérable. Cet alphabet figurait comme intermé-
diaire et membre de liaison entre l'araméo-palmyrien
et l'écriture pehlvie-arsacidienne [pahlavî-parthique],
cette dernière dérivée elle-même du type commun
araméen.
Or, lorsque, à la suite de la réception du christia-
nisme par l'Arménie grégorienne-prémesropienne
(fin du nie siècle), le grec et le syriaque se furent
exclusivement imposés à titre de langues liturgiques
et cultuelles en Arménie Mineure aussi bien qu'en
Grande-Arménie, lesquelles dorénavant ne formèrent
pour ainsi dire plus que deux filiales dépendant
l'une de Byzance, l'autre de Syrie, il est à supposer
que, sous l'influence prédominante de ces langues
et de ces littératures sacrées, la littérature indi-
gène, fondée sur l'alphabet proto-arménien de carac-
tère araméo-pehlvioïde a dû peu à peu tomber
en désuétude, d'autant plus que cette seriptio à
caractère avocalique se trouvait être visiblement
inférieure à l'alphabet grec. De la sorte, cet ancien
alphabet pagano-arménien n'était, vers le ive siècle
de notre ère, certainement plus connu que de quelques
savants, tels que l'évêque et philosophe syrien
Daniel, d'après lequel l'alphabet fût appelé dès lors
le daniélien. — Entre temps la scène politique avait
changé de fond en comble par rapport à la situation
de l'Église arménienne. L'antagonisme séculaire
entre l'Empire romain et l'Empire iranien avait
abouti, après la chute des Arsacides arméniens
(d'abord sous Mérujan, puis sous la domination des
Marzbans), à la prohibition et à la suppression de la
littérature hellénique et de l'idiome grec sur le terri-
toire arméno-sassanide. Moïse de Khorène, t. m, p. 50.
Le grec ayant été éliminé ainsi comme langue du
culte, et le syriaque, favorisé par les Sassanides,
paraissant trop allogène à la nation arménienne,
le patriarche Sahak, secondé par le prince Verham-
Chapouh, inaugura résolument une réforme liturgique,
conditionnée par l'introduction d'un nouvel alpha-
bet composé par Mesrop. Ce dernier eut recours, à
cet effet, à l'ancien alphabet proto-arménien, dit
daniélien, une variante de l'écriture araméo-pehl-
vie, qui lui servit de base pour son innovation.
Celle-ci, selon tous les indices, se borna à transfor-
mer cet alphabet avocalique sur le modèle du type
grec et de l'aveslique, en le dotant de signes vocali-
ques, en le coordonnant, le conformant et l'adaptant
à l'arrangement des alphabets helléniques et asiaiio-
héthitiques, dans lesquels probablement Mesrop aura
puisé aussi certains signes spéciaux destinés à expri-
mer certains sons spécifiques à l'idiome hayeanien.
Bien que les sources citent un calligraphe grec Rou-
phanos (en arménien Hrophanos) de Samosate
comme aide et conseiller technique de Mesrop dans
son travail alphabétique, bien (pie cette œuvre mesro-
pienne se révèle plutôt comme une transformation
géniale que comme une création originale, l'effet
produit par elle a été radical : la constitution de l'al-
phabet mesropien a conditionné une liturgie nationale
arménienne, et en provoquant une florissante litté-
rature hayeano-chrétienne a été la principale sauve-
garde du peuple arménien, qui aurait été, sans cela,
menacé d'être absorbé dans les nations limitrophes.
Mentionnons encore le frappant parallélisme
entre l'œuvre accomplie par Mesrop en Arménie
et celle qu'il mçna à bien en Ibérie. De même que
l'alphabet mesropo-arménien est issu et perfectionné
de l'alphabet daniélien c'est-à-dire d'un type araméo-
pehlvien, ainsi l'alphabet, khoulzouri-ibérien (l'écri-
ture sacrée des Ibéro-Géorgiens, constituée par
Mesrop) se révèle manifestement comme un produit
de transformation d'un type alphabétique plus ancien,
lequel, représenté encore aujourd'hui par l'écriture
civile, dite mekhédrouli, de ce même peuple, se dévoile
comme une dérivation du même type araméo-
pehlvien.
Qoriun, Agathange, Lazare Pharpetzi, Mo se de Kho-
rène, ouvrages cités; s tr/ygowsli, Bauhunst <icr Armenier
and Europa, 1918, t. i, p. 29-."2; Dus JCtschmiudzin-Evan-
geliar,p. 8; Murad, Ararat el Masis, p. 73; Karakashian,
Kritische Geschichte Arméniens (passun) ; Haruthji nean,
Die Schrift der Armenier, Tiflis, 1892; Fr. Millier, L'ebcr
<!en Ursprung der grazinischen Schrift, Acad. de Vienne
1S98; du même, Ueber den Ursprung der Vokalzeichen der
armenischen Schrift, dans Wiener Zeiischrift fur die Kunde
des Morgcnlandes t. Vin, 2, p. 155 sq. et t. iv p. 234 sq.
Théorie d'une source copte pour l'ccri'ure mcsropienne :
Paul de La^arde dans Gôtiinger Gelehrle Anzeigen, 1883,
p. 281; 1888, p. 80; iaghawarian, Der Ursprung der arme-
nischen ' Schriftzeichen, \ ienne, 1S95; Menewishian dans
Handâs amsor, 1896, p. 213 sq. (théorie d'une source
hellénique). Catergian-Daehian, Liturgie chez les Arméniens,
pussim ; F. Né' 6, L'Arménie chrétienne et sa li Itératnre, dans
Zeitsch. der deulsch. morgenl. Gesells., t. xxx, p. 74-80;
Fr. Xournebize, Histoire polit, et religieuse tic l'Arménie,
Paris, 1900, p. (533 sq; Gardthausen, Ueber den Ursprung
der armenischen Schrift, 1921; Jos. Marquait, U cher den
Ursprung des armenischen Alphabets in \'erbindung mit
der Biographie des heil. Masl'oc, ^ ienne, 1917; Heinr.
F. J. Junker, Dus Aweslaalphabet und der Ursprung der ar-
menischen und georgischen Schrift, dans la revue Caucasien,
de A. Dirr, fasc. 2, p. 1-92, fas. 3, p. 62-1 39.
J. Karst.
MESSALIENS, c'est le nom araméen de ceux
qu'en grec on appelait les Eucuites, voir leur article,
t. v, col. 1454-1465.
Depuis que cet article a été rédigé, une curieuse
trouvaille a jeté un jour nouveau sur les doctrines de
la secte. En même temps s'est trouvé résolu, d'une
manière qui semble définitive, le problème de l'ori-
gine de la littérature pseudo-macarienne, que nous
avions seulement effleuré à l'art. Macaire d'Égvpte,
t. ix, col. 1452 sq.
Les doctrines de la secte messalienne n'étaient
connues, jusqu'en ces derniers temps, que par les
témoignages d'écrivains catholiques, Épiphane, Théo-
doret, Timothée de Constantinople, Jean Damascène.
Cf. t. v, col. 1455 sq. Il semble bien que, désormais
on en pourra juger par une série d'ouvrages en prove-
nance plus ou moins directe des milieux messaliens
eux-mêmes. Cette littérature n'est autre que celle qui
a circulé sous le nom de saint Macaire d'Egypte, à
193
MESSALIENS
794
l'exception, bien entendu, de la «lettre» Ad filios l)ci,
P. G., t. xxxiv. col, 405-410, dont l'origine macarienne
•demeure incontestée, et par ailleurs de la lettre
Lignonim copia, ibid., p. 441-444, qui est une compi-
lation tardive (peut-être du vnr siècle) de phrases
empruntées à des ouvrages ascétiques bien connus.
Voir sur ce dernier point A. Wilmart, dans Revue
d'ascétique et de mystique, 1922, t. ni, p. 411-413.
Tout le reste de la littérature pseudo-macarienne se
révélerait au contraire comme ayant des accoin-
tances très étroites avec la doctrine messalienne. Il
s'agît en premier lieu des Homélies spirituelles, 'Op-'.X'.oct,
7rveutx.aTi.xxt, P. G., t. xxxiv, col. 449-822, au nombre
de cinquante, auxquelles il faut joindre sept autres
homélies publiées par G.-L. Marriott, dans Harvard
theological studies, fasc. 5, Cambridge (É-U), 1918;
ensuite de la « longue lettre grecque », P. G., ibid.,
col. 409-442, dont les rapports littéraires avec les
Homélies ont été mis en évidence par dom Villecourt,
Revue de l'Orient chrétien, 1920-1921, t. xxn, p. 29-57;
des Opuscules ascétiques enfin, dont le même auteur a
précisé, plus exactement qu'on ne l'avait fait jusqu'ici,
les relations avec les homélies. Le Muséon. 1922, t.xxxv,
p. 203-212. Il reste encore fort à faire pour que cet
ensemble d'écrits d'âge et d'origine assez divers soit
complètement utilisable. Tel qu'il est, cependant, il
se présente avec des traits communs, qui permettent
d'y voir l'expression d'une même doctrine.
Or cette doctrine est étroitement apparentée avec
l'enseignement mystique que les sources catholiques
attribuent aux messaliens. C'est à dom Villecourt que
revient le mérite d'avoir mis ce fait en bonne lumière,
dans une communication à l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres, du 6 août 1920; les conclusions
de cet auteur ont été reprises et perfectionnées par
dom'Wilmart, dans la Revue d'asc. et de myst., 1920,
t. i, p. 361-377.
On sait que Timothée de Constantinople et Jean
Damascène donnent, l'un et l'autre, une série de capi-
tula qui résument la doctrine messalienne : De recept.
hxrelic, P. G., t. lxxxvi, col. 48-52; De hseres., 80,
t. xciv, col. 729-730. Or il se trouve que, de ces
propositions damnables, quelques-unes se retrouvent
textuellement dans la littérature pseudo-macarienne,
tandis que d'évidentes parentés, à défaut de coïnci-
dences textuelles, se remarquent entre la doctrine
générale de ces traités mystiques et les capitula
attribués par les deux auteurs catholiques aux messa-
liens.
La coïncidence est absolue, entre Homil., vm, 3,
col. 529 AB, et Jean Damascène, cap. 18, t. xciv,
col. 732 (visions durant la prière); entre Homil., xxvii,
19, col. 708 A, et Jean Damascène, cap. 2. col. 729;
il y a des points de contact très étroits entre Homil.,
I, 6; n, 1-2; vi, 5; xv, 35; xvi, 1, col. 456, 464, 521,
600, 613, d'une part et Jean Damascène, cap. 1. 3, 16
(prise de possession de l'âme par le démon). On
comparera aussi Homil., iv, 11-12, col. 480-481, et
Timothée, cap. 02, t. lxxxvi, col. 49 (la nature divine
peut se changer en ce qu'elle veut); Homil., vi, 5
et Timothée, cap. 7 (impureté première du corps du
Christ). On le voit, six ou sept propositions attri-
buées aux messaliens se retrouvent à peu près textuel-
lement dans les homélies.
.Mais ce qui est peut-être plus troublant encore, c'est
que la doctrine ascétique profonde de l'homéliste est
bien la même dont les deux séries de capitula et les
descriptions plus détaillées des auteurs catholiques
nous donnent une idée. A la vérité les capitula la
ramènent, comme il est de règle, à des formules plus
tranchantes, tandis que les homélies l'exposent avec
une onction qui risque de donner le change; mais au
fond c'est bien la même série de développements.
« L'homéliste, dit excellemment dom Wilmart, ramène
aux trois actes suivants le drame de la vie spirituelle :
d'abord la domination du diable, véritable possession
consistant en une union personnelle cl sensible de
l'esprit mauvais avec l'âme, et faisant proprement du
péché l'âme de l'âme; puis la lutte, en l'âme, de l'esprit
mauvais et de l'Esprit-Saint, du péché et de la grâce,
des ténèbres et de la lumière, chacune des deux forces
en présence prétendant à la domination: enfin, par
le moyen souverain de la prière persévérante, le
triomphe de l'Esprit-Saint en toute plénitude, Pente-
côte renouvelée, baptême de feu, détruisant enfin,
consumant le péché et produisant la bienheureuse
impassibilité (àica6s;.a), tandis que l'Esprit divin,
maître de l'âme céleste, devient à son tour l'âme de
l'âme : alors l'homme est déifié et sa grande œuvre est
de prier toujours. » Que l'on veuille bien comparer ce
résumé de la doctrine macarienne avec la doctrine
messalienne telle qu'elle est exposée ici, t. v, col. 1462,
et l'on ne pourra qu'être frappé de la ressemblance.
Au reste, un auteur spirituel plus ancien que Timo-
thée et Jean de Damas, et presque contemporain des
débuts du mouvement euchite, Diadoque, évêque de
Photiké, vers 450, réfute dans ses KepâXocx yvoxTTixà
êV.aTov, une doctrine messalienne des deux esprits
concurrents de grâce et de malice, qui se trouve résu-
mée dans le cap. 3 de Jean Damascène. C. lxxx, édit.
YVeis-Liebersdorf (collection Teubner), p. 102; cf.
P. G., t. lxv, col. 1196. Or, dom Wilmart le fait bien
remarquer, « l'argument de Diadoque correspond si
exactement à ceux de l'homéliste qu'on se demande à
bon droit si ce n'est pas « Macaire » lui-même qui est
visé ». Voir Homil., vu,. 2; xj, 13; xvi, 3-5; xvn, 5,
col. 523, 553, 613 sq., 625.
Cet ensemble de coïncidences ne saurait être l'effet
du .hasard, et tout esprit non prévenu doit reconnaître
la parenté qui existe entre les enseignements ascéti-
ques de pseudo-Macaire et les doctrines messaliennes.
Peut-on aller plus loin et identifier l'ensemble des
homélies spirituelles à cet Ascéticon qui fut dénoncé
aux Pères du Concile d'Éphèse, à la session vne et
fut anathématisé? Mansi, ConciL, t. iv, col. 1447.
Dom Villecourt semblait d'abord incliné à le penser;
dom Wilmart s'est montré beaucoup plus réservé.
Préoccupé de ce fait que l'on ne retrouve pas dans les
Homélies l'équivalent de chacun des 18 capitula de
Jean Damascène (par exemple 14 et 15), il tendrait
volontiers à admettre que le recueil des Homélies
appartient à la première époque du mouvement messa-
lien, tandis que, à une époque un peu plus tardive,
l'Ascéticon a précisé et accentué les doctrines. Et puis
le recueil lui-même est-il complet? Il y a, çà et là, des
traces non contestables de mutilation; plusieurs ques-
tions en particulier demeurent sans réponses; et la
critique textuelle réservera peut-être bien des sur-
prises; elle est à peine commencée.
Ces considérations permettent de répondre aux
objections que le P. Stiglmayr, S. J., un spécialiste des
écrits macariens, a cru devoir faire à la thèse des Pères
Villecourt et Wilmart : Pseudo-Makarius und die
Aftermystik der Messalianer, dans Zeitschri/t fur
kalholische Théologie, 192."), t. xi.ix, p. 244-260. II lui a
paru qu'il était impossible de confondre la doctrine
si élevée et si pure qui transparaît dans les homélies
avec les aberrations mystiques des messaliens; il a mis
en vive opposition les enseignements de < Macaire »
sur le travail, l'aumône, la pratique des sacrements
et des vertus, et même la christologie, avec les diva-
gations des pseudo-mystiques. Tout cela est exact;
mais cela prouve seulement que le tableau d'ensemble
que présentent du mouvement messalien les auteurs
catholiques a pu être poussé au noir. Est-ce la première
et la dernière fois que des polémistes, désireux d'avoir
(95
MESSALIENS MESSE
796
raison, font flèche de tout bois et tirent des principes
de leurs adversaires des conséquences auxquelles
ceux-ci n'avaient pas songé tout d'abord?
Ainsi les arguments d'ordre général développés par
le P. Stiglmayr ne nous semblent pas pouvoir éliminer
cette preuve de fait que constitue la présence dans les
homélies pseudo-macariennes de propositions attri-
buées aux messaliens par des écrivains bien informés.
Tout au plus confirmeraient-ils les vues émises par
dom Wilmart, à savoir, que l'auteur vivait dans un
groupe fraternel d'ascètes, sans démêlés encore avec
l'autorité ecclésiastique, alors que le mouvement se
dessinait à peine et que les promoteurs n'avaient pas
encore répudié expressément l'orthodoxie catholique.
De ce premier état on aurait un témoin plus ancien
encore dans un traité ascétique anonyme en syriaque
c[ue vient de publier .AI. Kmosko, sous le litre de
Liber Graduum. Pair.' syriaca, t. ni, Paris, 192G. Les
relations entre ce traité et la doctrine messalienne
mitigée, telle qu'elle paraît dans Pseudo-Macaire,
nous semblent évidentes et mériteraient une étude
détaillée.
1° Contributions nouvelles à l'étude des textes inacariens. —
G. L. Marriott, Macarii anecdota, seven unpublished homilies
o/ Macarius, dans Harvard theological studies, iasc. 5, Cam-
bridge (É-U), 1918; cf. Journal of theological studies, t. xxi,
p. 177; et une rectification, p. 266; dom L. Villecourt, Homé-
lies spirituelles de Macaire en arabe sous le nom de S méon
Stylite, dans Revue de l'Orient chrétien, 1918-1919, t. xxi,
p. 337-344; du même, La grande lettre de Macaire, ses formes
textuelles et son milieu littéraire, ibid., 1920-1921, t. xxn,
p. 29-57; du même, Les o/iuscules ascétiques et leurs relations
avec les homélies spirituelles, dans Le Muséon, 1922, t. xxv,
p. 203-212; dom A. Wilmart, La lettre spirituelle de l'abbé
Macaire, dans Revue d'ascétique et de mystique, 1920, t. i,
p. 58-83 (donne un texte critique de la seule production
authentique de Macaire); du même, La fausse lettre latine
de Macaire (il s'agit de la lettre Lignorum copia), ibid.,
1922, t. m, p. 411-419; A. Baumstark, Eine syrische Ueber-
setzung des Makariosbriefes Ad fii.ios Df.i, dans Oriens
christianus, Neue Série, t. ix, 1920, p. 130-132.
2° Travaux. — Dom L. Villecourt, La date et l'origine
des Homélies spirituelles attribuées à Macaire, dans
Comi>tes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, 1920, p. 250-258; dom A. Wilmart,
L'origine véritable des homélies pneumatiques, dans Revue
d'ascétique et de mystique, 1920, t. i, p. 361-377; J. Stigl-
mayr, Pseudo-Makarius und die Aftermystik der Messa-
lianer, dans Zeitschrift fur katholisehe Théologie, 1925,
t. xlix, p. 244-260; G. L. Marriot, The Messalians and the
discovery of their Ascelic, dans Harvardl heological review,
1926, t. xix, p. 131-138; O. Bardenhewer, Geschichte der
altkirchlichen Literatur, t. IV, 1921, p. 188.
É. AsiANN.
MESSE. — Comme nous l'avons annoncé à
l'art. Eucharistie, nous revenons ici sur le sacrement
d'eucharistie considéré comme le sacrifice des chré-
tiens. Des renvois fréquents au premier article sont
inévitables, comme aussi diverses retouches, qui n'ont
été faites qu'à bon escient. — On étudiera successive-
ment le sacrifice de la messe : I. Dans l'Écriture. II.
Dans la tradition anténicéenne. III. Dans l'Église
latine du iv« siècle jusqu'à l'époque de la Réforme.
IV. A l'époque de la Réforme et du concile de Trente.
V. Dans la théologie latine à partir de la Réforme.
VI. Dans la tradition et la théologie grecque. VII. Dans
les liturgies.
I. LA MESSE D'APRÈS LA SAINTE ÉCRITURE.
— A l'article Malachie, t. ix, col. 1751 sq., est étudiée
la promesse de Yoblalion pure en laquelle, dès la
plus haute antiquité, nombre de penseurs chrétiens
ont reconnu le sacrifice de l'eucharistie. Seuls, ici, se-
ront examinés les témoignages du Nouveau Testament.
Sur l'authenticité ou la critique des textes, sur l'ac-
cord et l'origine des récits de la cène, sur le don fait
par le Christ aux Apôtres de son corps et de son sang,
on consultera l'article Eucharistie d'après la
SAINTE Écriture, t. v, col. 989 sq..
I. État de la question. II. Le repas d'adieu du Christ
apparaît-il comme un sacrifice (col. 804)? III. La cène
chrétienne fut-elle tenue pour un sacrifice (col. 825)?
IV. Comment se célébrait la cène à l'âge apostolique
(col. 848/?
I. État de la question. — 1° Histoire du pro-
blème. — Dès le xvie siècle, les attaques très vives
des réformateurs contre la messe firent étudier de près
les témoignages de la Bible sur le sacrifice eucharis-
tique. Voir Messe d'après le Concile de Trente.
Au nom de l'Écriture, Luther dénia le caractère
d'oblation proprement dite et à la cène et à l'acte litur-
gique par lequel l'Église entend la commémorer. Il
invoqua « les paroles et l'exemple du Christ ». Qu'a dit
Jésus? Il a déclaré qu'il laissait un testament et il a
promis le pardon des péchés par sa mort. Qu'a-t-il
fait? Il n'était pas debout comme le prêtre à l'autel,
mais assis à une table. A la cène, il n'a donc pas. au
cours d'un sacrifice, offert à Dieu une oblation; il a
pendant un repas donné un aliment aux hommes.
L'Épître aux Hébreux affirme que la seule immolation
des temps nouveaux est celle de la croix, que cette
unique offrande a pour jamais conduit à la perfection
ceux qu'elle a sanctifiés. En dehors de cette immola-
tion, il ne peut y avoir pour les chrétiens que des obla-
tions spirituelles, par exemple celle de leur corps en
hostie vivante, sainte et agréable à Dieu. Tous ont le
droit de l'offrir et deviennent ainsi des prêtres. Tel est
l'unique sacrifice que l'on trouve à la messe : on y
présente à Dieu des prières, on y fait mémoire du
récit de la passion, on y apporte des dons qui sont
sanctifiés puis distribués aux pauvres. Luther, De cap-
tivilate babylonica, édit. de Weimar, t. vi, p. 523; De
abroganda missa privata, t. vm, p. 439.
C'est aussi au nom des saintes Écritures que Calvin
condamna non moins énergiquement la doctrine catho-
lique. D'après la Bible, il n'y a qu'un sacrifice des
temps nouveaux, c'est l'immolation sanglante de la
croix. La cène le rappelle et le met sous nos yeux :
nous annonçons la mort du Seigneur. Mais, puisque le
sacrifice expiatoire s'opéra au Calvaire, la cérémonie
chrétienne ne nous convie pas à un autel où s'offre
une victime; elle nous invile à une table où en un
banquet nous recevons le fruit de la passion. A ce titre
sans doute la cène est une faveur de Dieu qu'il faut
accepter avec reconnaissance. Mais autant recevoir se
distingue de donner, autant ce sacrement diffère-t-il
d'un sacrifice. On ne peut lui accorder ce dernier nom
qu'au sens large, si on appelle ainsi tout don qui est
offert par nous à Dieu. Puisque nous y commémorons
la mort de Jésus-Christ, nous rendons grâces pour ce
bienfait. Ainsi par la cène nous offrons des prières,
comme le prédisait Malachie, et nous présentons le
sacrifice de louange dont parle l'Épître aux Hébreux,
xm, 15. C'est ce que fait tout chrétien, aussi est-il
investi de ce sacerdoce royal que lui reconnaît la
I Petr., il, 9. Institution chrétienne, 1. IV, c. xvin.
Corpus reformatorum, t. xxx, col. 1055 sq. Voir
mêmes affirmations dans Zwingle, Commentarium de
vera et falsa religione, édit. Schuler et Schultheiss,
t. m, p. 240 sq.
De nos jours encore, on découvre, soit en tout, soit
en partie, cet enseignement et ces objections dans
beaucoup d'œuvres protestantes : catéchismes, for-
mules de foi, serinons, ouvrages de controverse et
traités de théologie ou études d'histoire.
Mais, au XVIe siècle déjà, l'Épître aux Hébreux
entraîna les sociniens beaucoup plus loin que Luther.
Us crurent y découvrir que Jésus ne fut pas prêtre
sur la terre, vm, 4. Il le serait devenu seulement
lorsque le Père lui dit : « Tu es mon Fils, je t'ai engen-
79^
MESSE DANS L'ÉCRITURE, ETAT DE LA QUESTION
798
dré aujourd'hui. « v. 5. Or ces mots ont été adressés à
Jésus le jour de sa résurrection, s'il faut en croire
Ait., xiii, 33. Ainsi c'est au ciel seulement que
le Christ est prêtre. Il ne s'est donc immolé comme
victime ni à la cène, ni au calvaire, ni au cé-
nacle Cf. Franzelin, Tractatus de Ycrbo incarnato.
Home. 1881.
Ces thèses n'ont pas été totalement abandonnées.
.Même dans les cinquante dernières années on retrouve
des conceptions quelque peu semblables chez certains
docteurs anglais. La vertu expiatoire de la mort du
Christ est niée ou diminuée. Le sacrifice sanglant du
Calvaire n'a fait que préparer celui du ciel, seul sacri-
fice proprement dit et complet. C'est par sa relation
avec ce dernier que la cène chrétienne aurait le carac-
tère d'une offrande rituelle ou d'un sacrifice. Sur ce
sentiment que chaque auteur (Brightman, Milligan,
Puller, peut-être Mason et Gore) expose avec des
nuances propres et parfois assez subtiles, voir Mor-
thner, The eucharistie sacrifice, p. 82 sq. ; 515 sq. ;
Paterson, art. sacrifice, dans Dictionary of the Bible
de Hastings, t. iv, p. 347 sq. ; Stone, A history of the
doctrine of the holy Eucharisl, t. n, Londres, 1909,
p. 581 sq., 646 sq. ; Lamiroy, De essentia ss. missœ
sacrificii, Louvain, 1919, p. 16 et 17, n. 2.
On le sait, au cours du dernier demi-siècle la critique
indépendante s'est écartée davantage encore de la doc-
trine catholique sur la cène et sur la messe. Déjà en
ce Dictionnaire, on a présenté les principales hypothèses
émises entre 1891 et 1913 sur les origines de l'eucha-
ristie. Art. Eucharistie, t. v, col. 1024-1031. Il suffit
d'exposer brièvement ici les thèses proposées depuis
cette date.
Les affirmations d'A. Loisy déjà relatées ont été
complétées en deux ouvrages nouveaux, Les mystères
païens et le mystère chrétien, Paris, 1919, et Essai his-
torique sur le sacrifice, Paris, 1920. L'auteur applique
à l'eucharistie sa théorie générale sur les origines du
christianisme: Le message de Jésus est devenu un
mystère. Il n'y a pas eu transposition d'une idée
païenne à coté du judaïsme et de l'Évangile, si bien
que le christianisme serait un agrégat de parties dis-
parates ; il y a eu pénétration de l'élément primitif par
un esprit nouveau. Peu à peu, par une action collec-
tive et inconsciente, mais sur laquelle certains doc-
teurs. Paul, l'auteur du quatrième évangile, Apollos et
des inconnus exercèrent une influence profonde, le
judaïsme évangélique des origines fut conçu, trans-
formé, présenté à la manière d'une religion à mys-
tères. Par une doctrine et des initiations, par la vie
et la mort d'un Dieu sauveur, par la communion à lui
en des rites mystérieux, l'Évangile prétendit offrir
aux hommes une économie de rédemption universelle,
et une bienheureuse immortalité.
Le cas de l'eucharistie et du sacrifice n'est qu'un des
phénomènes de l'opération générale. « Les premiers
chrétiens n'ont pas institué la cène pour imiter un
mystère quelconque, mais ils ont bientôt et de plus en
plus compris la cène à la façon des rites païens de
communion mystique » à un personnage divin et sau-
veur. La première communauté se réunissait en un
' repas fraternel, animé par le souvenir du .Maître et
par l'espérance de son prochain retour ». « Bientôt l'on
trouva, et Paul pensa voir que par le pain rompu
représentant mystiquement le Christ supplicié sur la
croix et par le vin de la coupe représentant de même
le sang de Jésus », le fidèle ■ s'unit mystiquement au
Christ qui est mort pour son salut et dont la résurrec-
tion est le gage de l'immortalité promise à ceux qui
croient en lui. Ainsi le christianisme eut aussi son
repas sacré, son festin de sacrifice, directement coor-
donné à l'immolation du Calvaire qui était comme
renouvelée dans le symbole eucharistique... ». — « Le
cœur d'Osiris était dans tous les sacrifices. Le Christ
meurt dans toutes les synaxes où l'on fait la commé-
moration de sa mort... » Il n'y a pas qu' « un enseigne-
ment par images et en gestes rituels, mais comme une
communion réelle au Christ esprit, au Christ immortel.
On n'allait pas plus loin chez Dionysos ni chez Mitiira,
si toutefois on allait jusque-là... Toutes les spécula-
tions théologiques sur le mystère de l'eucharistie et le
sacrifice de la messe ont leur point de départ dans les
théories de Paul et du quatrième évangile. »
Peterson YVelter rattache aussi la cène chrétienne
aux mystères, mais il croit pouvoir le faire surtout en
s'aidant du témoignage des liturgies, et à ce proto-
type d'origine païenne il associe un antécédent juif,
l'offrande des prémices. Altchrislliche Liturgien : I. Das
christliche Mysterium; IL Das christliche Opfer, Gcet-
tingue, 1921 et 1922.
A l'origine, comme le racontent les Actes, les pre-
miers chrétiens se réunissaient pour prendre un repas
en commun. Un ou plusieurs donateurs, puis la collec-
tivité des fidèles apportaient les vivres à consommer.
Par souci de bon ordre, de dévotion et de charité, on
fit de ces contributions volontaires des cérémonies
rituelles. Les offrandes furent apportées procession-
nellement, soumises à des actes de bénédiction. On les
accompagna d'un mémento du donateur et d'autres per-
sonnes, de prières et d'intercessions de toute espèce.
Ainsi se constitua le sacrifice chrétien d'origine ju-
daïque.
Parallèlement s'infiltrèrent dans les assemblées
chrétiennes la notion et les rites des mystères païens.
Réunis pour célébrer le souvenir de la mort et de la
résurrection de Jésus considéré comme un Dieu sau-
veur, les chrétiens crurent le voir apparaître au
milieu des siens. Entouré des armées célestes, il visi-
tait, ses fidèles. Saisis d'un enthousiame sacré, enri-
chis de charismes prophétiques, les assistants saluaient
cette épiphanie de leurs louanges et de leurs actions
de grâces. Anges et séraphins unissaient leurs hymnes
aux acclamations de la foule. Le ciel et la terre com-
mémoraient (anamnèse), ils célébraient avec allé-
gresse et gratitude le personnage divin qui s'était fait
homme, qui avait souffert, était descendu' aux enfers,
puis ressuscité pour vaincre la mort et le démon. Ainsi
les assistants étaient sanctifiés. Dans la suite, ces deux
rites, mystère et sacrifice des offrandes, se compéné-
trèrent.
Au début, l' épiphanie et la parousie du Seigneur
s'accomplissaient par l'opération du Saint-Esprit. Les
paroles de la consécration ou bien n'étaient pas pro-
noncées ou ne l'étaient que pour rappeler davantage la
cène et la passion du Seigneur. Puis on fut tenté de
rendre plus concret le mystère. On lia l'épiphanie du
Seigneur au pain et au vin, on attribua aux paroles de
la cène la vertu de transformer les éléments matériels
en corps et en sang du Christ. Le pain et le vin atti-
rèrent alors toute l'attention. L'ancienne offrande des
prémices tendit à disparaître. Si elle ne fut pas sup-
primée, du moins on se contenta d'apporter le pain et
le vin pour le mystère. En certains endroits, l'offrande
antique fut détachée du repas eucharistique, devint un
repas de charité distinct et sans connexion avec le mys-
tère. Quant aux prières prononcées à l'origine pendant
l'offrande des dons, un bon nombre d'entre elles furent
conservées, mais prirent un sens nouveau ; elles devin-
rent partie intégrante de la célébration du mystère.
C'est ainsi que prit naissance la messe. Non sans com-
plaisance, Will, Le culte, Strasbourg, 1925, t. i, expose
et adopte un bon nombre de ces conceptions.
("est encore les antiques liturgies que consulte de
préférence Lietzmann pour retrouver l'origine de l'eu-
charistie. Messe und Ilcrrenmuhl, Bonn, 1926. Celles
qui sont en usage au iv« siècle et plus tard lui parais-
7!)!)
MESSE DANS L'ÉCRITU RE, ET AT DE LA QUESTION
800
sent dériver de deux antiques traditions, l'une repré-
sentée par l'anaphorc d'Hippolyte, l'autre par celle de
Sérapion.
La première dérive d'une conception de l'eucharistie
qui apparaît vers l'an 50 dans les lettres de saint Paul.
La cène est rattachée au dernier repas de Jésus avec
ses disciples, lequel n'eut rien d'un festin pascal. Elle
est un mémorial de la mort du Christ. Au cours de la
nuit qui précéda la passion, dans le pain que Jésus
rompit au début du repas, dans le vin qu'il bénit à la
fin, il montra comme un symbole de son corps qui de-
vait être brisé par la mort et de son sang qui allait bien-
tôt être répandu; en même temps il signifia qu'en qua-
lité de victime il allait mourir pour son peuple, et
ainsi sceller la nouvelle alliance annoncée par les pro-
phètes. Par l'imitation de cette cène, la communauté
chrétienne commémora cette prophétie et son accom-
plissement, ainsi que' la résurrection du Seigneur et
son avènement futur. Cette conception de Paul n'est
pas primitive. Il avait reçu de l'antique tradition le
récit primitif de la cène, tel qu'on le lit chez Marc.
Mais, il le déclare lui-même : c'est à cause d'une révé-
lation du Seigneur, c'est en extase que lui avait été
découverte cette signification nouvelle.
Plus antique est la notion de la cène dont dérive
l'anaphore de Sérapion. Elle est attestée par les Actes
des Apôtres et par la Didachè. On la retrouve aussi
dans certains écrits apocryphes d'après lesquels l'eu-
charistie ou bien s'opère par la seule fraction du pain
ou bien se célèbre, non avec du vin, mais avec de l'eau
(Actes de Pierre, de Jean, de Thomas, etc.).
En cette cène primitive, il n'était pas fait allusion
à la mort du Christ ni à l'institution par lui de l'eu-
charistie. Croyant que le Christ était vivant, les pre-
mières communautés chrétiennes se réunissaient pour
se mettre au cours d'un repas en communion avec lui,
de même que les disciples mangeaient avec Jésus his-
torique avant sa mort. Un membre de l'assemblée
bénissait le. pain, le rompait, le distribuait. Les mets
étaient simples. On buvait d'ordinaire de l'eau, rare-
ment du vin. A la fin, une coupe de bénédiction pou-
vait circuler entre les convives. Tel était le repas du
vivant du maître. Et, maintenant encore, on estimait
que Jésus était présent au milieu des siens en esprit.
Il l'avait promis : si deux ou trois disciples étaient
réunis en son nom, lui-même se trouvait avec eux.
Tout naturellement, le petit groupe fidèle se prenait à
croire que bientôt, comme le Fils de l'homme de Daniel,
le Christ reviendrait sur les nuées du ciel pour réta-
blir sur terre le royaume messianique. Aussi prenait-
on part à ce repas avec allégresse : Le président de
table prononçait le Maranatha, « Venez Seigneur Jésus»,
et les assistants répondaient par les acclamations de
Y Hosanna.
Puis se glissèrent des idées nouvelles. Jésus avait dit
que, pour offrir un sacrifice au temple, on devait avoir
un cœur libre de toute haine. On exigea cette condi-
tion pour le repas de communauté. Ainsi, hors de Jéru-
salem, on fut entraîné à le concevoir comme un sacri-
fice. Cette idée admise, nombre de corollaires suivirent.
A la cène fut attribuée une efficacité pareille à celle
des sacrifices de l'ancienne Loi, une vertu expiatoire.
Les mots furent tenus pour sacrés : en eux habitait le
nom, la force du Seigneur et par la communion elle pas-
sait dans celui qui s'en approchait saintement : il
recevait dans l'eucharistie, la vie éternelle.
Faut-il mentionner une explication toute diffé-
rente des paroles de la cène, récemment proposée par
Eisler : Das letzle Abcndmahl, dans Zeitschrijt fur die
N. T. Wissenschaft, 1925, p. 161,162 et 1926, p. 5-37?
Le rituel juif de la Pàque aujourd'hui en usage ordonne
de déposer, le soir de la fête, dans la célébration du
repas liturgique, trois pains azymes : Kohen, Lévi,
Israël. Ils représentent le peuple de Dieu. Or, celui du
milieu, Lévi, est rompu en deux morceaux. Le plus
gros est appelé aphikomenon. On le met de côté et il
réapparaît a la fin du repas. Eisler estime que Vaphi-
komenon, c'est le pain à venir, le Messie fils de Lévi,
d'abord caché, et qui ensuite se manifeste. Voilà ce que
Jésus aurait béni à la cône en disant : « Ceci, Vaphiko-
menon, est mon corps. Je suis le Messie. » Il n'est peut-
être pas inutile de montrer à quelles extravagantes
fantaisies aboutissent aujourd'hui même les savants
qui cherchent hors des chemins battus les origines de
la cène.
C'est sur un sol plus ferme que Vôlker appuie sa
construction. Mysterium nnd Ayape, Gotha, 1927. Au
cours de la dernière cène, repas d'adieu et festin pascal
pris avec les Douze, Jésus sachant que sa fin était
proche leur prédit par la distribution du pain et du
vin qu'il subirait une mort violente. Elle est pré-
sentée par lui comme une condition requise pour que
puissent se réaliser les espérances d'Israël. Ainsi s'est-
il soumis à sa passion pour ceux qui voyaient en lui
le Messie. Jusqu'à son retour ils doivent demeurer
unis entre eux, et c'est pour que cette unité se main-
tienne que Jésus leur enjoint de réitérer la cène,
comme un repas de communion religieuse et frater-
nelle. Pour obéir à cet ordre, les premiers chrétiens célé-
brèrent la fraction du pain. Mais, quand ils se sépa-
rèrent des Juifs, ils furent amenés à découvrir dans
l'eucharistie le symbole d'une alliance nouvelle : Le
vin de la coupe représenta le sang du Christ dans lequel
aurait été scellé entre Dieu et le peuple choisi qui rem-
plaçait Israël un pacte substitué à celui du Sinaï.
Ainsi prit-on l'habitude de faire de la cène un équiva-
lent des sacrifices de l'Ancien Testament : sans être
un banquet funèbre ni une agape, elle unit alors les
premiers fidèles entre eux et avec le Christ glorifié :
de même autrefois l'antique repas sacrificiel faisait
entrer les Israélites en rapport avec Jahvé et formait
d'eux une famille religieuse.
Survint Paul. Il essaya de faire disparaître tous les
obstacles qui empêchaient pagano- et judéo-chrétiens
de s'asseoir à la même table. D'autre part, apôtre des
Gentils, il dut combattre les sacrifices offerts aux
idoles et montrer dans la cène chrétienne ce que les
païens cherchaient en vain dans les rites idolàtriques.
Il fut donc amené à concevoir la cène à la manière d'un
sacrement : par la communion au pain et au vin les
fidèles croient recevoir une nourriture et un breuvage
spirituels, c'est-à-dire des forces qui font vivre selon
l'esprit. Et parce que tous les chrétiens participent
à un même pain, à une seule coupe, la cène les rappro-
che tous sans distinction de race ni d'origine en un
seul corps, celui du Christ glorifié. Les communiants
entrent en communion avec lui, comme les juifs par-
ticipent à l'autel et les païens aux idoles, c'est-à-dire
aux démons.
Le quatrième évangile présenta, lui aussi, dans la
réception du pain et du vin de la cène, le rite religieux
par lequel les chrétiens communient entre eux et avec
le Christ. Les conceptions primitives et dérivées du
judaïsme passèrent à l'arrière plan. Ce que les religions
à mystères prétendaient assurer à leurs fidèles, l'union
intime à la divinité et la vie éternelle, voilà ce qui fut
au premier plan : Celui qui mange la chair du Christ
vit en lui et il ne mourra pas. La cène devint le mys-
tère des communautés chrétiennes, elle fut donc tenue
pour l'acte suprême du culte divin.
A l'âge postapostolique, peu de changements dans
le rite. Certaines sectes substituèrent au pain de l'eau,
mais aucune ne se contenta de la fraction, du sacre-
ment du pain. Quant aux croyances, elles continuèrent
l'évolution attestée déjà par le quatrième évangile.
L'idée juive de l'alliance tendit à disparaître. On
801
MESSE DANS L'ÉCRITURE, ÉTAT DE LA QUESTION
802
demanda de plus en plus a l'eucharistie ce que les paie s '
cherchaient dans les religions à mystères : la rédemp-
tion du péché, la délivrance de ses châtiments, la vic-
toire sur les puissances malfaisantes, l'union mutuelle
des participants, la vie des convives avec le Dieu sau-
veur présent au repas. Au pain et au vin furent attri-
bués ces effets, non parce qu'une transsubstantiation
aurait fait d'eux le corps et le sang du Christ, mais
parce qu'ils sont les véhicules des vertus divines et
des dons célestes. L'agape n'apparaît pas encore. On la
découvre seulement à l'époque de Tertullien, de Clé-
ment d'Alexandrie, de la Tradition apostolique et des
Canons de saint Hippolyte. Des abus survinrent, aussi
disparut-elle bientôt ou ne fut-elle maintenue qu'aux
banquets funèbres (Constitutions Hippolylines) ou aux
repas offerts à des pauvres (Didascalie et Constitutions
apostoliques).
Faire connaître ces hypothèses les plus récentes,
n'est pas seulement nécessaire pour que le problème
du sacrifice de la messe d'après l'Écriture et les pre-
miers chrétiens puisse être posé comme il doit l'être
aujourd'hui. Il suffit à un historien des origines auquel
sont familiers les textes du Nouveau Testament, des
Pères ou des liturgies primitives de confronter leurs
dépositions avec ces essais, pour qu'aussitôt ;e décou-
vre tout ce que ces constructions éphémères ont de
discutable et de fragile, ce que certaines d'entre elles
offrent d'audacieux et d'extravagant.
Le catholique relève non sans une véritable satis-
faction dans les moins fantaisistes de ces systèmes,
ceux d'un Lietzmann ou d'un Vœlker par exemple,
et même dans ceux d'un Loisy ou d'un Wetter, de
nombreuses affirmations qui se rapprochent des doc-
trines traditionnelles. Il le constate : ce n'est plus aux
doctrines du Moyen Age, aux Pères de la grande
époque ou à saint Cyprien qu'on fait remonter la
transformation de la cène en un sacrifice : dans le qua-
trième évangile et dans saint Paul, c'est-à-dire au
i" siècle et jusque vers l'an 50, on veut bien recon-
naître une partie considérable des affirmations que
les catholiques n'ont cessé d'y découvrir. On con-
damne donc avec eux des thèses qu'ils n'ont cessé de
réfuter.
Sans doute, on estime que ces antiques témoins
ont ajouté à la pensée de Jésus et ont fait du repas
d'adieu un sacrifice, un sacrement, un mystère. Mais
l'historien qui lit ces affirmations sait qu'on ne peut
les appuyer sur aucun document de l'époque. Il s'en
aperçoit : elles supposent la mutilation arbitraire de
certains textes ou encore l'oubli d'une partie de leur
contenu; elles découlent de l'importance excessive
accordée sans raison suffisante à un document aux
dépens des autres, parfois même à des témoignages
moins anciens, peu clairs et très suspects, par exem-
ple à des apocryphes du ne siècle préférés aux Synop-
tiques et à saint Paul. Ou bien encore on croit pou-
voir expliquer les institutions chrétiennes primitives
soit par des liturgies de beaucoup postérieures, soit par
des rites que les premiers fidèles avaient en abomina-
tion, les mystères païens, mais on est obligé d'ajouter
que le rite chrétien n'en est pas un décalque, qu'il con-
serve une originalité singulière et s'est assimilé ce qu'il
a emprunté. Bref, non seulement le catholique, mais
tout savant sérieux, qui sait d'après quelles méthodes
rigoureuses sont explorés les autres domaines de l'his-
toire, ne peut que sourire lorsqu'il voit certains cri-
tiques contemporains prétendre savoir mieux que
Paul et les chrétiens de la première génération ce que
pensait Jésus.
2° Définition du sacrifice d'après l'Ancien Testa-
ment. — Comment les témoins de l'événement com-
prirent les paroles et les gestes de Jésus, voilà ce qu'il
importe avant tout de savoir. Aussi semble-t-il oppor-
DICT. DE THÉO!.. CATH.
tun, sinon nécessaire, de chercher quelle conception ils
avaient du sacrifice. Nos définitions modernes sont
pour eux sans intérêt. Ils ont tenu la cène pour un
sacrifice, si en elle leur ont apparu les signes auxquels
ils reconnaissaient un tel rite.
Enfants d'Israël, ils avaient entendu parler des obla-
tions présentées à Dieu par des personnages de l'An-
cien Testament : nul doute, toutes ces offrandes leur
semblaient être autant de tributs. En chacune
l'homme se dépouillait d'un de ses biens et le présentait
à Dieu comme à son maître, toujours afin de l'honorer
ou de le remercier, parfois pour l'apaiser ou se concilier
ses bonnes grâces. Ce dernier souci apparaissait sur-
tout dans le sacrifice des victimes animales : là le sang
était offert parce qu'en lui résidait la vie, Gen , ix, 4,
c'est-à-dire le don par excellence, le plus apte aussi à
représenter notre personne. Les contemporains du
Christ savaient encore que par le sang des sacrifices
s'étaient scellées des alliances. Abraham et Jahvé
avaient conclu un pacte d'amitié en passant à travers
deux moitiés de victime comme pour être unis par la
même vie s'échappant de l'un et l'autre morceau. Gen.,
xv, 7-18. Cette manière de contracter alliance était
signalée plus tard par Jérémie. xxxiv, 18-20. Au
Sinaï, pour que s'opérât l'union d'Israël avec Jahvé,
le sang des mêmes victimes avait été versé en partie
sur l'autel et en partie sur le peuple. Ex., xxiv, 3-8.
Les contemporains de Jésus ne connaissent pas
seulement par les traditions juives les sacrifices d'êtres
vivants. Ils en offrent de diverses sortes. Dans
tous les principaux, ceux des quadrupèdes, on trouve
les cinq rites suivants : l'animal est présenté devant
Dieu, Lev., i, 11; le donateur « met la main sur la
tête »; immédiatement la victime est égorgée à la face
de Jahvé, tout son sang est aussitôt recueilli par les
prêtres qui le répandent à l'autel; enfin il y a une cer-
taine combustion : tantôt le tout, tantôt une partie,
toujours au moins la graisse est réservée à Dieu, donc
livrée aux flammes.
Si, dans l'holocauste, tout fume sur l'autel en com-
bustion d'agréable odeur, dans les selâmim ou sacri-
fices pacifiques, une partie des chairs est mangée par
le prêtre, une autre' par les donateurs qui doi-
vent être purs pour la consommer. Ils sont invités
par Jahvé à s'asseoir à sa table, dans sa maison et à
manger un morceau des viandes qu'ils ont offertes à
leur Dieu. Us partagent ainsi le même mets, devien-
nent ses amis et ses familiers. Si dans les sacrifices
expiatoires pour le péché (hallat) ou pour le délit
Çâsâm) rien n'est consommé par les donateurs, jugés
sans doute indignes de communier à des aliments
sacrés, du moins une. partie des chairs est mangée par
les prêtres qui doivent être purs et qui coopèrent à
l'œuvre de la réconciliation. Ce qui dans ces sacrifices
expiatoires est surtout à relever, c'est l'emploi du
sang. Le prêtre ne se contente pas de le verser au pied
de l'autel comme il fait dans l'holocauste et les paci-
fiques. Cette fois il l'emploie pour des aspersions plus
ou moins nombreuses, plus ou moins solennelles, selon-
la gravité de la faute. Elles se font sur le
voile du Saint des Saints, aux quatre coins de l'autel
des parfums et au pied de celui des holocaustes.
Tels étaient les rites. Comment les comprenait-on?
A coup sûr, le sacrifice apparaissait d'abord comme un
présent, un tribut. Tout est à Dieu. Le fidèle lui
réserve, lui offre une partie de ses dons et peut alors
jouir du reste. C'est ainsi que, par le sacrifice, il rend
hommage à la toute-puissance divine et qu'il la remer-
cie de ses bontés. Par lui encore il se concilie les
faveurs de Jahvé qui daigne même lui offrir un festin
à sa propre table. Enfin, si l'Israélite a offensé Dieu, il
prouve par un présent son regret, sa soumission, et
Dieu lui rend sa bienveillance : le sacrifice adore et
X.
26
803
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE
804
rend grâces, il est impétratoire et a une vertu de pro-
pitiation : par lui on entre en communion avec la divi-
nité.
Mais pourquoi l'usage du sang, pourquoi en tout
sacrifice est-il entièrement réservé pour l'autel, pour-
quoi dans les rites expiatoires sert-il à de si nom-
breuses et solennelles aspersions? La réponse est dans
l'Écriture : « L'âme de la chair est dans son sang. » Lev.,
xvh, 11, 14. Voir aussi Gen., ix, 4 et Deut., xu, 23 :
« Le sang, c'est la vie », don immédiat de Dieu qui seul
a le pouvoir et le droit de le donner et de l'ôter. Elle
est d'une manière indiscutable le plus précieux des
biens. On comprend aussitôt pourquoi aucune autre
offrande ne semblait plus apte à honorer Dieu et à
exalter sa puissance, à le remercier et à concilier ses
faveurs aux îhortels.
Mais le sang apparaît surtout doté d'une vertu
expiatoire. C'est encore l'Écriture qui l'affirme.
« L'âme de la chair est dans le sang et je vous l'ai
donné pour l'autel », dit le Seigneur, « afin qu'il servît
d'expiation pour vos âmes. » Lev.: xvn, 11. Le cou-
pable par sa faute a mérité un châtiment. Repentant,
il le reconnaît et, pour exprimer son regret, pour payer
sa dette, pour satisfaire à la justice divine, il con-
damne un animal à la mort qu'il devrait lui-même su-
bir; le sang, c'est-à-dire la vie de cette victime, remplace
auprès de Dieu le sang, la vie du pécheur. C'est ce que
montre bien le rite de l'imposition des mains : l'homme
transfère sur la victime sa faute, sa culpabilité, son
obligation de subir la peine capitale. Ce geste montre
qu'il y a solidarité entre l'offrant et le donateur, que la
vie de l'animal est substituée à celle de l'homme. C'est
ainsi que les contemporains de Jésus comprenaient
la vertu expiatoire du sang. Médebielle, L'expiation
dans l'Ancien et le Nouveau Testament, Rome, 1924,
1. 1, p. 125-158.
Pour eux donc aucun doute n'était possible. Il y
avait sacrifice quand, pour honorer Jahvé, un Israélite
renonçant à ses droits sur un animal déterminé par le
rituel lévitique et se substituant cette victime par
l'imposition des mains, la tuait pour répandre son
sang à l'autel et offrir à son Dieu par la flamme la
totalité ou une partie de ses chairs. Que le donateur
fût ensuite invité à manger une portion de ce qui était
mmolé, il entrait alors dans l'intimité de Jahvé, en
communion avec lui. Le sang pouvait aussi, moyen-
nant des aspersions déterminées du Saint des Saints
et de l'autel, avoir une vertu expiatoire.
Oui, mais pour les contemporains de Jésus la vic-
time ne devait-elle pas être un animal? Le sacrifice
humain était sévèrement condamné comme une abo-
mination cananéenne. Deut., xn, 29-31.
Cependant tout Israélite le savait : un jour Dieu lui-
même avait exigé d'Abraham qu'il lui offrît en sacri-
fice son fils unique Isaac. Et parce qu'il n'avait pas
hésité à le faire, Abraham avait été béni, avait obtenu
une nombreuse postérité en laquelle devaient être
bénies toutes les nations de la terre. Gen., xxn, 16-18.
Sans doute, un bélier avait été substitué à Isaac. Mais,
comme le fait observer la littérature rabbinique (voir
Médebielle, op. cit., p. 261 sq.), le sacrifice avait été
en fait admis par Dieu et Abraham avait bien offert
le sang de son fils unique. L'exemple donné par le
père des Juifs ne pouvait être oublié, il ne le fut
jamais.
On pouvait même trouver dans les Écritures l'an-
nonce d'un autre sacrifice humain. On lisait dans
Isaïe le récit des souffrances et de la mort du servi-
teur de Jahvé. lui, 3-12. Pourquoi, victime « d'un
jugement inique », est-il « humilié », « châtié », « mal-
traité », « transpercé », « broyé »; pourquoi cet « homme
de douleurs, familier de la souffrance » est-il « arra-
ché de la terre des vivants et mis à mort »; pourquoi
est-il « compté parmi les pécheurs » et « frappé de
Dieu »? Ce n'est pas à cause de ses fautes : « il n'y a
pas d'injustice en ses œuvres, ni de mensonge en sa
bouche », il est « innocent ». Le prophète le répète
douze fois de suite : le serviteur de Dieu a souffert
pour autrui. « Il a offert sa vie en sacrifice pour le
péché », il « s'est chargé des iniquités des multitudes »,
« et il a intercédé pour les pécheurs ». Alors Jahvé a
fait « retomber sur lui l'iniquité de tous ». C'est ainsi
que ce juste « a pris sur lui nos souffrances », » s'est
chargé de nos douleurs » et « s'est livré à la mort ». Voilà
pourquoi il a été « transpercé pour nos péchés, broyé
pour nos iniquités ». En réalité « le châtiment qui
nous sauve, a pesé sur lui ».
On le sait, l'exégèse et la théologie juives n'ont pas
accordé à cette prophétie l'attention que lui donnent
les chrétiens. Elles n'y ont pas vu l'annonce de la
mort rédemptrice du Messie. Voir Médebielle, op. cit.,
p. 283 sq. Cependant l'oracle d'Isaïe n'était pas
inconnu de la première génération chrétienne. Les
allusions et les citations des livres du Nouveau Tes-
tament suffiraient à le démontrer. Ce texte pouvait
donc préparer les contemporains de Jésus à ne pas
rejeter la pensée d'un sacrifice pour le péché, dont la
victime aurait été un juste se substituant aux
pécheurs.
Ce concept d'ailleurs était déjà certainement
accueilli dans certains milieux juifs. Le second livre
des Machabées relate cette prière du plus jeune des
sept martyrs : « Quant à moi, ainsi que mes frères, je
livre mon corps et ma vie pour les lois de mes pères,
suppliant Dieu d'être bientôt propice envers son
peuple : puisse en moi et en mes frères s'arrêter la
colère du Tout-Puissant, justement déchaînée sur
toute notre race. » vu, 37. Dans un ouvrage non cano-
nique, mais qui nous relate les croyances des Juifs
au i" siècle de notre ère, dans le IV» livre des Macha-
bées, cette pensée se trouve exprimée en termes plus
clairs encore. Éléazar adresse à Dieu la prière sui-
vante : «Tu le sais : alors que j'aurais pu me sauver,
je meurs pour la Loi, dans les tourments du feu. Sois
propice à ton peuple, en te contentant du châtiment
que nous souffrons pour eux. Fais de mon sang l'ins-
trument de leur purification et prends ma vie en
échange de la leur. » IV Mac, vi, 28-29. Aussi l'auteur
du livre, pensant à ce martyr et à ses émules, les sept
frères et leur mère, fait leur éloge en ces termes :
« Par eux le tyran a été châtié et la patrie purifiée, car
leur vie a été comme la rançon du péché du peuple,
et par le sang de ces hommes précieux, par leur mort
expiatoire, la divine Providence a sauvé Israël aupa-
ravant accablé de maux. » xvn, 21-22.
Si un contemporain des Apôtres et des premiers
chrétiens a exprimé de telles pensées, il faut bien
admettre qu'il n'était pas impossible aux disciples de
Jésus de comprendre ou de recevoir pareille doctrine,
d'admettre l'existence d'un sacrifice où le sang versé
serait celui d'une victime humaine, d'un juste s'offrant
à la mort pour le salut de ses frères.
Deux problèmes doivent être étudiés ici, à la
lumière des textes bibliques pris en leur sens littéral
et expliqués par eux-mêmes : Au cénacle la veille de
sa mort, au cours d'un repas d'adieu pris avec ses
disciples, Jésus institua-t-il un sacrifice? — Trouve-
t-on dans les premières communautés chrétiennes un
rite qui était tenu pour un sacrifice?
IL Le repas d'adieu du Christ fut-il un sacri-
fice? — Pour répondre à cette question, nous in-
terrogerons tant les récits de la cène que d'autres
passages du Nouveau Testament.
1° Les récits de la cène. — 1. Saint Paul, I Cor., xi,
23 sq. (années 55-58). — 23. Pour moi, j'ai appris du
Seigneur et je vous l'ai aussi enseigné. Le Seigneur
805
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIERE CÈNE
806
.Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain. 24, rt après
avoir rendu grâces, il le rompit et il dit : « Ceci est
mon corps, pour vous. Faites ceci en mémoire de
moi. » 25. De même (il prit) aussi la coupe après le
repas, disant : « Cette coupe (est) la nouvelle alliance
en mon sang. Faites cela toutes les fois que vous
boirez, en mémoire de moi. »
2. Saint Matthieu, xxvi, 20 sq. (avant 70). — Pen-
dant qu'ils mangeaient. Jésus ayant pris du pain et
ayant prononcé une bénédiction le rompit et, l'ayant
donné aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est
mon corps. » 27. Puis, ayant pris une coupe et ayant
rendu grâces, il la leur donna, disant : « Buvez en
tous, car ceci est mon sang de la nouvelle alliance,
répandu pour plusieurs en vue de la rémission des
péchés. 29. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais
de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où j'en boirai
avec vous du nouveau dans le royaume de mon
Père. »
3. Saint Marc, xiv, 22 sq. (entre 40 et 70). -- 22. Et
pendant qu'ils mangeaient, Jésus ayant pris du pain
et prononcé une bénédiction, le rompit et le leur
donna et il dit : « Prenez, ceci est mon corps. » 23. Et
ayant pris une coupe, ayant rendu grâces, il la leur
donna et ils en burent tous. 24. Et il leur dit : « Ceci
est mon sang de l'alliance, répandu pour plusieurs.
25. En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du fruit
de la vigne jusqu'au jour où j'en boirai du nouveau
dans le royaume de Dieu. »
4. Saint Luc, xxn, 15 sq. (entre 60 et 70). — 15. Et
il leur dit : « J'ai désiré d'un vif désir manger cette
Pâque avec vous avant de souffrir. 1G. Car je vous
dis que je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu'elle soit
accomplie dans le royaume de Dieu. » 17. Et ayant
pris une coupe, ayant rendu grâces, il dit : « Prenez
ceci et partagez-le entre vous. 18. Car je vous dis
que désormais je ne boirai plus du fruit de la vigne
jusqu'à ce que le règne de Dieu soit venu. » 19. Et
ayant pris du pain, ayant rendu grâces, il le rompit et
le leur donna disant : « Ceci est mon corps donné pour
vous, faites ceci en mémoire de moi. » 20. Et de même
la coupe après le repas, disant : « Cette coupe (est) la
nouvelle alliance dans mon sang répandu pour vous. »
Pour bien poser le problème, notons d'abord ce qui
est hors de discussion. Il est clair que la cène est le
dernier repas du Christ avec ses Apôtres. Elle a lieu
la nuit où Jésus fut livré. II annonce qu'il va souffrir,
donner son corps et verser son sang. Le contexte con-
firme ces données. Ainsi l'affirment les quatre témoins.
Cette mort du Christ est même préfigurée. Sur le
pain, Jésus dit : Ceci est mon corps, il présente la coupe
comme le calice de son sang. Cette double formule,
cette distinction si expressive de deux éléments qui ne
peuvent être séparés l'un de l'autre sans que l'homme
perde la vie, ces mots qui font penser tout naturelle-
ment à une mort violente, à une immolation, donnent
à entendre que le Christ aura le sort d'une victime.
De nouveau, Paul et les Synoptiques concordent.
Ils ne se contentent pas de nous montrer dans la
cène un symbole de Jésus mourant. Les quatre auteurs
affirment aussi que du pain et du vin de la cène le
Christ a fait son corps et son sang, pour les ofirir
en nourriture et en breuvage aux Apôtres. Voir
Eucharistie, col. 1031 sq. Enfin, la cène complète
l'immolation de Jésus. Sur ce point encore les divers
récits se confirment mutuellement. Lorsqu'ils man-
geaient le pain, buvaient le sang de l'eucharistie, les
Apôtres recevaient le corps et le sang que le Christ
devait offrir pour eux sur la croix, de même que les
Israélites leurs contemporains participaient aux vic-
times de certains sacri lices.
En d'autres termes, la cène fut un repas d'adieu;
repas figuratif d'une immolation; repas de communion
à une victime; et partant repas complémentaire d'un
sacrifice. Mais la question ici posée est tout autre.
La cène elle-même fut-elle un sacrifice?
a) Le Christ offre ù Dieu ce qu'il distribue aux
Apôtres. - — D'après les quatre récits, Jésus affirme
que son corps est pour les Apôtres (Paul), qu'il est
donné pour eux (Luc). De même il déclare que son
sang est répandu pour les Douze (Luc), pour plusieurs
(Mathieu, Marc).
Ainsi le Christ fait savoir publiquement qu'il s'offre
à Dieu. Car son langage ne signifie pas seulement :
« Voici mon corps et mon sang que je vous distribue. »
Jésus dit à la fois qu'il les donne aux Apôtres et qu'il
les donne pour eux. La différence des deux concepts
apparaît à merveille dans la formule de Luc : •< Ayant
pris du pain... Jésus... le donna aux Apôtres en disant :
« Ceci est mon corps donné pour vous. » Ainsi le même
verbe est employé mais en deux sens différents. Le
troisième Évangile écrit : Jésus distribua aux Douze
son corps, que pour eux il offrit ù Dieu. La parole que
Paul et Luc font prononcer sur le pain : « Ceci est mon
corps pour vous », et de même les mots : « répandu
pour... », employés pour le vin par les trois Synopti-
ques, ne permettent aucune hésitation. Jésus proclame
qu'il se donne à son Père au profit des siens. Si Yimmo
lotion sanglante ne doit avoir lieu que plus tard, dès
maintenant, à la cène, la victime s'offre à Dieu, non
seulement par la pensée, le cœur ou un acte de volonté,
mais par un geste et des paroles extérieures, solen-
nelles et assez remarquées pour que le souvenir en ait
été consigné dans l'Évangile et par saint Paul.
b) Le Christ s'offre à Dieu pour le salut des Apôtres
et de beaucoup. — Aucun doute n'est possible sur le
sens des mots : « Ceci est mon corps pour vous ». Jésus
déclare que son corps et son sang sont donnés à la
place (Ô7rèp) de la vie des Apôtres. Il va réaliser les
paroles que rapportent Matthieu, Marc et Paul : « Le
Fils de l'homme est venu... donner sa vie pour la
rédemption de beaucoup », Matth., xx, 28, pour leur
« rançon. » Marc, x, 45. Et « le Christ est mort pour
tous » (uTrèp), II Cor., v, 15; Dieu l'a fait pour nous
(ûïuèp) péché, c'est-à-dire sacrifice pour le péché
(hatta't).
Si donc Jésus déclare que son corps est pour les
Douze, qu'il est donné pour eux, pour beaucoup, que
son sang est répandu pour plusieurs, personne ne peut
se méprendre sur le sens de cette affirmation. Des
exégètes peu suspects de complaisance pour la tradi-
tion catholique le reconnaissent : Ces mots signifient
que « le corps du Christ est livré à la mort pour le salut
de ses disciples ». Loisy, Les Évangiles synoptiques,
Paris, 1908, p. 532. « Jésus s'assimile à une victime
immolée. » Goguel, L'eucharistie, des origines jus-
qu'à Justin martyr, Paris, 1916, p. 192. « Les mots :
rompu pour vous, I Cor., xi, 24, répandu pour vous,
Luc, xxn, 20, viennent s'ajouter à la formule d'insti-
tution de la cène et lui communiquent la note sacri-
ficielle. » Will, Le culte, t. i, Strasbourg, 1925, p. 91.
« ...Au dernier repas, lorsque le Christ, par la compa-
raison du pain et du vin, prépare ses disciples à sa
mort, il en exalte le caractère sacrificiel. » Vôlker, op.
cit., p. 27.
A coup sur, le sang du Christ n'est pas séparé du
corps au cénacle, il ne le sera que sur la croix. Mais
déjà au cours de son dernier repas en compagnie de
ses apôtres, Jésus par une déclaration publique
entendue de Dieu et des hommes, livre son corps et son
sang à la mort pour le salut de ses disciples, il se met
en état de victime et commence ainsi sa passion.
J. Brinktrine, Der Messopferbcgriff in den ersten drei
Jahrhunderten, Fribourg-en-B., 1918, p. 23 sq.
c) Le Clvist s'offre pour la rémission des péchés. —
Le récit de saint Matthieu donne à cette affirmation
807
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE GÈNE
808
du Christ encore plus de précision et de force. D'après
lui, aux mots : « Ceci est mon sang répandu pour plu-
sieurs », Jésus ajoute « en vue de la rémission des
péchés ».
Comme tous les Juifs, les Douze connaissaient fort
bien les sacrifices expiatoires. Ils savaient que, si le
sang remet les péchés, c'est quand il est offert en sacri-
fice. D'autre part, ils ne pouvaient hésiter à croire que,
si Jésus leur annonçait pareille faveur, il la leur accor-
dait. Ils l'avaient entendu dire à des malheureux :
« Vos péchés vous sont remis. » Matth., ix, 2; Luc,
v, 20; vn, 47. L'effet avait été produit à l'instant
même. Donc les mots : « Ceci est mon sang répandu
pour plusieurs en vue de la rémission des péchés »
devaient suggérer aux apôtres la pensée que c'était
chose faite. Sans doute, la victime n'était pas encore
mise à mort; mais elle se livrait au Père pour que son
sang fût répandu en vue de la rémission des péchés. Si
déjà cette faveur était obtenue, c'est qu'alors même
déjà commençait le hattâ't, le sacrifice expiatoire qui
devait être consommé au Calvaire.
d) Les participes « donné, immolé » prouvent-ils
que le Christ se donne et s'immole à la cène elle-même ?
Un grand nombre de théologiens et d'exégètes sou-
lignent l'emploi par Jésus non du futur mais du pré-
sent : est donné, est immolé, dans toutes les formules que
nous ont transmises les divers récits. L'original grec
porte en effet : « Ceci est mon corps donné, SiS^aevov,
pour vous », et non pas « qui sera donné pour vous »
(Luc) ; ' mon sang jwse'pour vous, sx/uvô^evov », et non
pas o qui sera versé pour vous. » Donc, font-ils observer,
c'est au moment même où Jésus parle que déjà il se
livre en sacrifice. « Schanz remarque avec raison, dit
Lagrange, Évangile selon saint Luc, Paris, 1921, p. 544,
la force de ce participe présent. C'est dès maintenant
que le corps est donné, évidemment pour être immolé;
et si l'immolation doit avoir le caractère d'un sacri-
fice, ce sacrifice est d'ores et déjà celui du Sauveur. »
De même « le sang est répandu, au présent, représen-
tant le futur quant à la réalité des faits... Mais, dès ce
moment, cette effusion est envisagée comme un sacri-
fice, et c'est en qualité de sang versé que le sang de
Jésus figure dans la coupe, le sang dont parle l'Exode
à l'occasion de l'ancienne alliance étant le sang des
victimes ». Lagrange, Évangile selon saint Marc, Paris,
1911, p. 355-356.
Cette interprétation est assez communément admise
et il faut reconnaître qu'elle s'appuie sur la gram-
maire : le participe présent ne désigne pas le futur,
surtout lorsqu'il est l'attribut d'un verbe qui est lui-
même au présent. Tel est le cas : « Ceci est, èstw,
mon sang répandu, Ix/uvôfisvov »... « Ceci est, Icttw,
mon corps.... donné, 8t,86[jt,evov. » Lamiroy, De essen-
tiel..., Louvain, 1919, le prouve longuement, p. 206-
208. Il fait appel aux grammaires du Nouveau Testa-
ment (Moulton, Robertson, Blass-Debrunner). Il mon-
tre que les textes de l'Écriture où on a cru observer
que le participe présent était employé pour le futur,
ont été allégués à tort. D'autre part, le cardinal
Billot, Desacramcntis, Rome, 1896, p. 597, fait observer
à bon droit que, si la Vulgate a traduit le présent
èxyuvojjievov, par le futur efjundetur, on n'est pas
obligé de lui donner la préférence : Nous sommes
tenus de croire que dans les passages dogmatiques,
elle ne contient aucune erreur; mais nous avons le
droit de penser qu'elle ne rend pas toujours la force
du texte original.
A cette preuve tirée de l'emploi de participes qui ne
sont pas au futur, on a opposé certaines objections.
La langue employée à la cène n'était pas le grec,
les participes présents, S'.So^evov, èk/uvo^evov, tra-
duisent-ils exactement les paroles de Jésus? De plus,
ia mort du Christ était proche, elle aura lieu quelques
heures plus tard. Le présent ne pouvait-il pas être
employé pour désigner un acte qui allait presqu'aussi-
tôt s'accomplir? D'autre part, à l'époque où les Synop-
tiques écrivaient, l'eucharistie était célébrée : on y
représentait la passion du Christ comme un fait accom-
pli : sous l'influence des formules employées alors, les
évangélistes n'ont-ils pas été portés à mettre au pré-
sent les paroles de Jésus? Enfin, il est difficile d'ex-
pliquer comment à la cène le sang du Christ fut versé.
Aussi le constat e-t-on sans surprise : des hommes qui
certes savaient le grec, saint Jean Chrysostome par
exemple, Hom. in Matth., P. G., t. lviii, col. 738, don-
nent ici au participe le sens d'un futur et font parler
Jésus du sang qu'il devait verser sur la croix.
Après avoir présenté cette remarque, le P. Lebre-
ton, art. Eucharistie, dans Dictionnaire apologétique,
t. i, col. 1564, conclut que « cette discussion a peu de
conséquence; l'une et l'autre interprétation, ajoute-t-
il, sauvegarde et le caractère sacrificiel de l'eucha-
ristie et sa relation essentielle à la mort du Christ».
Rien n'est plus vrai. Ou bien, on laisse au parti-
cipe présent sa signification obvie, et alors force est
d'admettre que Jésus présente son corps comme déjà
immolé au cours même de la cène, son sang comme
répandu en sacrifice non seulement sur la croix, mais
au cours du repas d'adieu. Ou bien on attribue aux
mots : « donné, répandu pour vous » le sens d'un futur.
Le Christ annoncerait donc la mort expiatoire du
Calvaire; mais déjà, il ferait savoir à la cène qu'à
l'instant même où il parle, il se livre à son Père afin
d'être mis à mort pour ses disciples. Offrir ainsi son
corps et son sang, c'est poser le premier acte de l'im-
molation qui se continuera au Golgotha.
e) Le Christ dit-il en termes exprès que le (ait de
s'offrir en nourriture le constitue à l'état de victime ? —
Jadis, pour le démontrer, Franzelin a proposé un
argument ingénieux, mais qui pourtant n'est plus
guère présenté aujourd'hui.
Ce théologien fait observer que, d'après certains
manuscrits, la formule de Paul sur le pain est la sui-
vante : « Ceci est mon corps rompu pour vous », ÙTtèp
ù(jlcôv xAcà[j.Evov. Il croit donc pouvoir construire le
raisonnement qui suit : D'après l'Apôtre, Jésus dit :
« Ceci est mon corps mis à votre disposition en l'état
de nourriture à la manière du pain que partage le père
de famille pour le distribuer. » Or, la formule de Paul
ne peut contredire celle de Luc, puisque toutes deux
expriment une même pensée du Christ; et cet évan-
géliste fait dire à Jésus « Ceci est mon corps donné
pour vous, 8t.86ji.svov », c'est-à dire « livré pour vous en
sacrifice ». Ainsi serait-il démontré que Jésus s'im-
mola non seulement quand il mourut pour nous, mais
encore quand il se mit à la disposition de ses disciples
en l'état de nourriture. Il fut donc victime à la cène
aussi bien qu'à la croix. Comme la passion, le repas
d'adieu fut un sacrifice. Franzelin, Tract, de ss. eucha-
risties sacramento et sacrificio, Rome, 1899, p. 362.
A ce raisonnement, on pourrait faire plus d'une
objection. Il suffit d'observer que sa base est peu
solide : on s'accorde aujourd'hui à considérer les
divers participes, xXœfievov, 8i86(j.evov, ajoutés à la
formule de Paul : « Ceci est mon corps pour vous »,
comme des gloses explicatives mal attestées par les
manuscrits et qui ont été imaginées pour compléter
une finale abrupte, expliquer un texte elliptique. Voir
Eucharistie, t. v, col. 1053.
/) Le Christ offre à la cène le sacrifice qui scelle une
nouvelle alliance. — C'est au contraire en faveur du
caractère sacrificiel du repas d'adieu un argument
de la plus haute valeur, qui se dégage du lien mis par
le Christ entre l'effusion du sang et la conclusion d'une
alliance. Les quatre témoins attestent cette pensée.
Selon Matthieu et Marc, Jésus a dit : « Ceci est mon
809
MESSE DANS LÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈN
810
sang de l'alliance. » Paul et Luc placent sur les lèvres
du Christ cette phrase : « Cette coupe (est) la nouvelle
alliance en mon sang. »
Or, les apôtres connaissaient par les Écritures et
les usages liturgiques les sacrifices de l'alliance. Ils
savaient que le sang d'animaux avait cimenté l'union
d'Abraham et de Jahvé. Gen., xv, 18. Ils n'ignoraient
pas qu'au Sinaï des holocaustes avaient scellé l'alliance
d'Israël et de son Dieu. Ex., xxiv, 3 sq. Ce symbo-
lisme apparaissait dans tous les sacrifices, surtout
dans les rites d'expiation. Parce que les fautes fai-
saient perdre l'amitié du Seigneur, sans cesse des
aspersions offraient à Jahvé, dans le sang de victimes
bien choisies, la vie même du pécheur en réparation
de ses offenses. « La liturgie solennelle du Kippour...
donnait le ton aux rites les plus humbles mais sem-
blables de chaque jour. En projetant sur les ex-
piations particulières, images réduites de la grande
expiation collective, l'idée de la substitution..., elle
apprenait au pécheur, chaque fois qu'il offrait une
hatlà't, que Dieu, à la vue du sang, voulait bien consi-
dérer les péchés comme transmis à la victime et
punis par la mort; qu'il daignait prêter l'oreille aux
protestations d'amour et de dévouement que les
aspersions faisaient retentir dans le sanctuaire. » Ainsi
renouvelait-il sans cesse son alliance avec les
membres de son peuple. Médebielle, op. cit., p. 288.
Si ces pensées étaient familières aux Douze, on
devine comment ils comprirent les paroles du Christ :
Ceci est mon sang de l'alliance. Cette coupe est la nou-
velle alliance en mon sang. Il leur fut impossible de ne
pas croire que Jésus s'offrait à Dieu en victime pour
expier leurs fautes par sa mort, et que déjà, pour accom-
plir le rite traditionnel, il faisait à la face du Père
l'aspersion de son sang contenu dans la coupe. Le
Christ livrait à Dieu et à ses disciples la victime qui
devait sceller la nouvelle alliance entre l'Israël évan-
gélique et Jâhvé. J. Brinktrine, op. cit., p. 21-22,
25-26.
Afin même qu'il fût impossible aux apôtres de ne
pas saisir le sens de l'acte dont ils étaient les témoins,
Jésus voulut employer à la cène les paroles même dont
Moïse s'était servi pour le pacte du Sinaï, et qui
devaient être du nombre de celles que les pieux Israé-
lites ne pouvaient oublier. Le législateur de l'antique
alliance avait envoyé des jeunes gens offrira Jahvé des
holocaustes et des sacrifices d'action de grâces. Puis,
il avait répandu sur l'autel la moitié du sang des
victimes. Après quoi il avait lu le livre de l'alliance
en présence du peuple qui répondit : « Tout ce qu'a
dit Jahvé, nous le ferons. » Alors Moïse avec l'autre
moitié du sang avait aspergé Israël en prononçant
ces mots : « C'est le sang de l'alliance que Jahvé a
conclue avec vous sur toutes ces paroles. » Ex., xxiv, 8.
La même déclaration est prononcée à la cène :
Ceci est mon sang de l'alliance. Tout concorde : Déjà
Jésus avait promulgué son Évangile, la nouvelle loi
de Dieu, et les Douze l'avaient acceptée; force était
bien de le croire : si les paroles étaient les mêmes,
c'est que les rites étaient semblables. Comme autre-
fois sur le Sinaï, de même à ce moment au cénacle
une alliance était scellée en un sacrifice.
Il est impossible de donner au mot 8ia6v)XY] le sens
d'amitié quelconque, de simple union fraternelle. Il
n'est pas un synonyme de xoivcovia. Comme le fait
observer Lietzmann, op. cit., p. 225, si des exégètes
de langue allemande ont pu être tentés de confondre
les deux termes, c'est parce que le mot Bund signifie
à la fois alliance et union. Mais le terme employé par
Jésus et ici traduit n'avait pas cette signification.
L'Écriture ne l'emploie pas pour désigner la simple
amitié, la fraternité, mais une convention, un pacte.
Ici, l'allusion indéniable à la scène de l'Exode, xxiv, 8,
, rend toute hésitation impossible : « Dans le sang de
Jésus-Christ est conclue une alliance. » Cette pensée
se trouve aussi clairement exprimée par la formule
de Marc (et Matthieu) que par celle de Paul (et de
Luc). Puisque l'alliance est conclue quand le sang
asperge l'autel et le peuple, Jésus dit donc ces mots :
« Je suis la victime dont le sang est versé pour vous...
afin de sceller une nouvelle alliance avec Dieu. »
Lietzmann, op. cit., p. 221.
Sans doute, cette victime n'avait pas encore été
mise à mort, quand elle parlait ainsi, mais parce qu'elle
était le Christ lui-même, il fallait bien que Jésus fît
de son vivant ce qui jadis avait pu suivre l'offrande des
holocaustes. Comme celui des victimes du Sinaï, son
sang devait couler à la lettre sur la croix pour être
répandu sur le peuple nouveau. Mais puisque Jésus
est le nouveau Moïse et fait lui-même l'aspersion, elle
précéda l'effusion totale et mortelle du Calvaire. Aussi
le Christ ne dit-il pas : Ceci est mon sang, celui de
l'alliance à venir, mais Ceci est mon sang de l'alliance.
Matthieu et Marc. De même on ne lit pas dans Paul
et Luc : « Cette coupe (est) la future alliance dans mon
sang », mais bien : « Cette coupe (est) la nouvelle
alliance en mon sang. »
En écoutant ces mots, les convives de la cène durent
se rappeler que le pacte antique avait été conclu au
moment précis où Moïse avait tenu le même langage :
Ceci est le sang de l'alliance. Puisqu'il était répandu
sur eux comme un moyen de les unir à Dieu, le sang du
Christ, à l'instant même où Jésus le présentait comme
celui du nouveau pacte d'amitié, devait être déjà
d'une certaine manière celui d'une victime expiatoire.
Il fallait donc qu'à ce moment même Jésus se consti-
tuât en état d'immolation. Il devait alors, non seu-
lement par le désir, mais par un acte extérieur et
public, apparaître comme la victime des temps nou-
veaux. Il n'y a ni deux hosties, ni deux sacrifices :
mais à la cène commence l'holocauste qui au Calvaire
doit être consommé. De la Taille, Mysterium fldei,
Paris, 1924, p. 53-54.
On a prétendu, il est vrai, que le mot 8ta0Y)xv) ne
signifiait pas alliance mais testament. Luther avait
déjà fait cette remarque : De caplivitate babylonica,
édit. Weimar, t. vi, p. 523. Nombre d'exégètes pro-
testants et de critiques non catholiques ont adopté
cette opinion. Récemment, elle a été de nouveau
défendue par Dibelins, Eine Untersuchung ùber die
An/linge der christlichen Religion, Leipzig, 1911, p. 88.
Pour démontrer cette thèse, on allègue des passages
parallèles, dit-on, où le mot SiaGrjxï) a le sens de testa-
ment, ainsi Luc, xxn, 29, et Heb., ix, 15. On fait
encore observer que les versions latines ont traduit
dans les récits de la cène 8ia6y)x?] par testamentum,
et que les inscriptions et les papyrus donnent toujours
ce sens à ce mot.
Ces arguments démontrent-ils ce qu'on veut en
conclure? Le premier texte allégué, celui de Luc,
semble ne rien prouver : l'évangéliste rapporte ces
mots de Jésus : « Je vous prépare, Sta-dOe^oa, un
royaume, comme mon Père me l'a préparé, StiGe-ro. »
Ces paroles ne donnent en réalité aucun renseigne-
ment sur le sens de la formule de la cène. Personne
n'a jamais nié d'ailleurs que !e mot Siaôrjxv) ne signi-
fie parfois testament. Tel est le sens, à coup sûr, qu'il a,
dans Hebr., ix, 16 : « Là où il y a un testament, 8ta0Y]XY),
il est nécessaire que la mort du testateur intervienne. »
Mais dans le même développement, quelques lignes
plus haut et un peu plus bas, il semble bien nécessaire de
traduire autrement ce même terme. L'épître parle « des
transgressions commises sous la première 8ta6irjx7) >.
ix, 15. Ce sont évidemment celles del'ancienne alliance.
On retrouve la même expression au t. 18. Un peu plus
loin encore aucun doute n'est possible. L'auteur
811
MESSE DANS L'ÉCRITURE. LA DERNIÈRE CÈNE
812
reproduit la phrase de l'Exode : « Voiei le sang de
l'alliance (8ta0-/)xir;<;), que Dieu a conclue avec vous »
v. 20, Il est diflicilc de découvrir une preuve qui
démontre mieux que le mot 8ia6ï;X7) signifie dans
l'Écriture tantôt alliance et tantôt testament. On peut
même se demander si parfois il n'exprime pas en
même temps ces deux notions. Ainsi le contexte seul
permet de fixer le sens. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 184-
185.
Sans doute, le mot SiaOïjy.v; flans les inscriptions et
les papyrus ne signifie pas alliance. Mais il suffît qu'il
ait ce sens dans l'Écriture. L'objection tirée du l'ait
que la Vulgale a traduit ce mot par fœdus et non par
testamenlum n'est pas plus recevable. Jésus n'em-
ployait ni le latin ni le grec. Pour connaître sa pensée,
il faut se rappeler quel est le sens du mot traduit
dans les Septante par 8ia8r;x7;. Ce terme berît est
bien connu. Pris au sens religieux, tantôt il signifie
ordonnance, loi, règlement divin, tantôt il désigne, une
alliance, l'union avec Dieu. Il est facile de voir com-
ment les deux sens sont connexes : une alliance fait loi
pour les deux contractants; un ordre met en bonnes
relations celui qui commande et celui qui obéit. Les
Septante ont constamment rendu berît par 8ta67)xv),
ordonnance, disposition, et non par auv0T)X7), acte,
convention. On a donné de ce fait une explication fort
plausible : l'alliance de Jahvé avec Israël n'est pas
un contrat entre égaux. L'un est le maître, l'autre le
serviteur. Alors même que, par pure bonté, Dieu
s'engage à l'égard de son peuple, il fait l'offre, il
impose des conditions, il commande l'obéissance, il
punit les révoltes. On comprend donc à merveille que
le mot Siaô^xT) ait été préféré pour la traduction de
berît. Soucieuses de rendre littéralement la pensée
biblique, les versions latines devaient naturellement
être portées à traduire ce terme par testamenlum.
Encore ne l'ont-elles pas fait toujours. Précisément
dans la parole de l'Exode par laquelle Moïse pro-
mulgue l'antique alliance, berît est rendu par fœdus.
« Ecce sanguis jœderis : Voici le sang de l'alliance. »
Ex., xxiv, 8.
La conclusion s'impose. Il est impossible d'affirmer
que le mot SiaOïjxY) dans l'Écriture signifie exclusi-
vement et toujours testament. Pour connaître sa signi-
fication exacte, il est nécessaire d'examiner le con-
texte, de tenir compte de toutes les circonstances et de
suivre les bonnes règles d'interprétation du langage
humain.
Or, dans les deux récits de la cène, ceux de Paul et
de Luc, à côté du mot SLaO/jx?), testamenlum, se trouve
le mot xoavv), novum. Il y a donc ici quelque chose qui
se substitue, non à un testament, mais à l'antique
contrat conclu entre Israël et Jahvé. Il faut tra-
duire : « Cette coupe est la nouvelle alliance. » D'autre
part, la ressemblance totale, l'identité absolue
qu'on relève entre la phrase de Moïse et celle de
Matthieu et Marc oblige à conclure que dans un cas
comme dans l'autre, il s'agit d'une convention de Dieu
avec son peuple. Donc il est impossible que dans la
formule de la cène le mot 8ta6r)Xï) ne désigne rien qu'un
testament. Ou bien on doit croire qu'il signifie alliance
et pas autre chose; ou mieux, puisque berît peut vou-
loir dire aussi bien disposition que pacte; puisque
l'Epître aux Hébreux, loc cit. (voir encore Gai., m,
13-17), semble présenter les paroles de Jésus au repas
d'adieu à la fois comme ayant conclu un nouvel accord
entre Dieu et Israël et comme ayant trouvé leur
accomplissement par la mort du Christ ou enfin,
puisqu'on doit « tenir compte du sens normal » du
terme SiccOtjxt), on est autorisé à voir dans le sang de
Jésus celui d'une alliance nouvelle qui est son testa-
ment. Lagrange, Évangile selon saint Marc, p. 355. « Ce
n'est d'ailleurs qu'une question de nuance. » On a
déjà fait observer avec raison « qu'il est facile de
passer d'un sens à l'autre et que beaucoup d'écrivains
catholiques (Bossuet par exemple) se sont plu à mon-
trer dans l'Eucharistie le testament du Seigneur.
Lebreton, Diction, apol., art. Eucharistie, col. 1565.
Vôlker reconnaît que ces mots doivent s'expliquer
par le récit de l'Exode et il conclut, lui aussi, qu'est
annoncée ici une alliance dans le sang, dans le sacri-
fice du Christ. Mais il ajoute : "Est-il vraisemblable
que Jésus lui-même ait fait de sa mort un équivalent
des sacrifices rituels juifs et de tous leurs elîets'.' Étant
donnée la position prise par le Maître à l'égard du
service du Temple, il apparaît comme souverainement
invraisemblable qu'il ait attribué à son supplice cette
conception à la fois judaïque et cultuelle. L'agonie
de Gethsémani établit d'ailleurs le contraire. La
déclaration : « Ceci est le sang de la nouvelle
Alliance » ne peut pas émaner de Jésus, elle exprime
la foi de la communauté primitive vingt ans après la
cène, lorsqu'elle eut abandonné le culte du Temple. »
Op. cit., p. 42.
On le voit, cette affirmation est une hypothèse
gratuite. L'auteur ne démontre pas et il ne pourra
jamais prouver qu'à sa mort Jésus dut prendre par
rapport à l'ancienne alliance l'attitude qu'il avait
adoptée pendant sa vie. Vôlker est même obligé, pour
établir sa thèse, de nier l'authenticité des paroles du
Christ et il ne le fait pas pour des motifs de critique
textuelle. Son opinion se heurte à un fait historique
indéniable : c'est à Jésus et non à ses disciples que
toute l'antiquité chrétienne attribue la fondation du
Nouveau Testament. Quant au récit de Gethsémani,
il ne contredit en rien les mots : Ceci est mon sang de
l'alliance. Jésus a fort bien pu prononcer cette phrase
et demander ensuite à son Père que s'éloignât de lui le
calice, surtout s'il faisait suivre cette prière de l'accep-
tation du bon plaisir divin.
Mais si Vôlker a tort de faire remonter l'origine de
ces mots aux premières communautés chrétiennes et
non à Jésus, il a raison d'écrire : « Dès que cette pensée
fut admise, la cène, le repas du Seigneur, fut assimilée
aux sacrifices du temple, et on lui attribua toutes les
vertus qu'avaient les antiques offrandes : par elle on
glorifiait Ditu et on lui rendait grâces, on l'apaisait et
on se le rendait favorable. Par elle, on entrait en
communion immédiate avec Jahvé. » Op. cit., p. 45-50.
Vôlker a aussi raison de le faire remarquer : Les
mois : « Ceci est mon sang de l'alliance », supposent
nécessairement qu'à l'époque où ils étaient prononcés,
donc dès la première génération chrétienne, le sacrifice
s'opérait sous les deux espèces et non pas seulement
avec le pain, comme le croit Lietzmann. S'ils ont été
prononcés par Jésus, on doit conclure qu'il avait insti-
tué l'eucharistie sous les deux espèces. Le sang était
un élément essentiel pour la conclusion d'une alliance
calquée sur celle de l'Ancienne Loi. Op. cit., p. 43, 44.
g) Le Christ ne dit-il pas, d'après saint Luc, que la
coupe de l'alliance est répandue pour les Douze, donc
que la cène est un sacrifice! — Étudiant de>plus près
la formule que le troisième évangile fait prononcer
par le Christ sur le vin, certains auteurs ont cru y
découvrir une nouvelle preuve de l'immolation du
Christ à la cène. La phrase est la suivante : Toôto to
KOTYjpiov T) xaivï) 8ioc0y]xt} èv tw a.ï\J.a.zi |i.ou, to ûrcèp
û(xôiv èx/uvou,svov.
Aux premiers mots, ceci est la coupe, touto tô ttoty)-
piov, faut-il rattacher les derniers qui sont au même
cas, tô ûrrsp ùu,ûv èxxuvô[i.svov, répandue pour vous?
Le sens serait alors : Cette coupe versée pour vous est la
nouvelle cdliance dans mon sang. Un bon nombre d'in-
terprètes — - et ce ne sont pas seulement des théolo-
giens catholiques, mais encore des grammairiens ou des
critiques indépendants — adoptent cette traduction.
813
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE
814
Voir De la Taille, op. cil., p. 37. note 2 et Lamiroy,
op. cil., p. 210-211. II est alors naturel de conclure:
i Mon sang tel qu'il est dons la 'coupe, mon sang à
la cène déjà el non pas seulement sur la croix est celui
d'une victime, d'un sacrifice. Sans doute, il n'y a
pas de différence entre celui qui est versé au Calvaire
el celui qui l'est au repas d'adieu. Mais au Golgotha,
ce n'est pas une coupe qui a été répandue pour les apô-
tres. Le Christ par les mots cités plus haut ferait donc
allusion au sacrifice de la cène. C'est de cette oblation
qu'il parlerait en disant : « cette coupe versée pour
nuis est la nouvelle alliance dans mon sang. »
Cette traduction est contestée. Bien qu'étant au
nominatif, le dernier membre de la phrase, -b u-èp
ÛU.WV èxXuv6[i.svov, pourrait se rapporter au mot
qui le précède immédiatement. oâjjiaTt; car si ce der-
nier est au datif du moins est-il du même genre, il est
neutre. La phrase signifierait donc : « Cette coupe
est la nouvelle alliance dans mon sang lequel est versé
pour vous. » Telle est l'interprétation que propose le
P. Lagrange, Évangile selon S. Luc, p. 545, et elle
n'est pas seulement la sienne. L'argument ne peut plus
alors être présenté.
Quelle est la bonne version? Il est difficile de le
savoir, car la phrase de Luc, étrange à première vue,
s'explique par son origine. Le troisième évangéliste,
comme le fait observer P. BatilTol,/,Vuc/ian'sri'e, 8eéd.,
Paris, 1920, p. 131, semble bien avoir ajouté à la for-
mule de Paul : Cette coupe est la nouvelle alliance dans
mon sang, la fin de la phrase de Marc : « répandu
pour beaucoup ». ("Il a écrit pour vous comme il l'avait
fait en parlant du pain et à l'imitation de l'apôtre.)
Pourquoi a-t-il ainsi juxtaposé l'une et l'autre locu-
tion"? Est-ce pour affirmer que la coupe et non pas
seulement le sang est répandue, en d'autres termes
pour attester que la cène est déjà un sacrifice? Est-ce
pour un autre motif? Aussi longtemps que cette ques-
tion n'aura pas été résolue, il sera impossible de tirer
de cette particularité du texte une preuve en faveur
du caractère sacrificiel de la cène.
h) Le Christ s'offre pour être sur la croix l'agneau
pascal de la délivrance. — La cène peut être rap-
prochée d'une autre institution, la Pàque juive, et
cette comparaison permet de mieux comprendre ce que
fut le repas d'adieu.
Inutile de vouloir résoudre ici des problèmes fort
discutés : quel jour de nisan Jésus-Christ fit-il avec les
Douze au cénacle le repas dont les Synoptiques nous
ont conservé le souvenir? A-t-il observé toutes les
prescriptions du rituel juif? Si oui, comment a-t-il
soudé au festin pascal l'institution de l'eucharistie? Il
suffit de relever les paroles indiscutées que nous a
conservées l'Écriture et les faits indéniables qu'elle
nous rapporte. Si Matthieu et Marc, dans leur récit du
dernier repas de Jésus avec ses disciples, ne signalent
pas en termes exprès l'accomplissement du cérémo-
nial de la fête juive, du moins tout aussi fortement que
Luc, xxii, 8 et 13, ils nous font savoir que le banquet
du cénacle fut célébré sur l'intention de Jésus dési-
reux de « manger la Pâque avec ses disciples ». Marc,
xiv, 12-16; Matth., xxvi, 17-19. Quant au troisième
évangéliste, il a, dans sa relation de la cène, repro-
duit une parole du Christ manifestant de la manière la
plus expresse cette volonté : « J'avais un grand désir
de manger cette Pàque avec vous. » xxn, 15. Ainsi
Jésus meurt dans la semaine où les Juifs célèbrent
cette fête. Il est lui-même, dit Paul, notre agneau pas-
cal immolé pour nous. I Cor., v, 7. On ne peut donc
en douter : la cène ne fut pas sans aucun rapport avec
la fête juive. Ou bien Jésus, respectueux de la Loi
jusqu'au bout, a voulu, avant de célébrer l'eucha-
ristie, accomplir une fois encore entièrement la Pâque
légale : telle est l'opinion commune parmi les catho-
liques: ou bien il l'a « remplacée par l'institution d'une
Pàque nouvelle qui ne pouvait se substituer à l'an-
cienne sans que celle-ci fût rappelée et comme célébrée
dans celle qui lui succédait, l'agneau pascal étant inu-
tile quand le Christ se donnait lui-même en nourri-
ture. » Lagrange, Évangile selon S. Marc, p. 337. Pour
prétendre qu'il n'y a aucun rapport entre le repas
d'adieu de Jésus et la Pàque juive, Lietzmann, op. cil.,
p. 211-213, il faut supprimer les affirmations très
claires des Synoptiques ou leur dénier sans aucune
raison toute valeur : cette opinion n'est pas près de
s'imposer. Voir Volker, op. cit., p. 17 sq.
Or, si à l'origine l'immolation de l'agneau pascal
fut, d'après la Loi, le rite qui permit la préservation
des premiers-nés d'Israël, si elle devint dans la suite
un mémorial de délivrance, elle fut en même temps un
sacrifice. L'Exode, xn, 27, le déclare formellement :
« Quand vos enfants vous diront : Que signifie pour
vous ce rite sacré? vous répondrez : c'est un sacrifice
de Pàque en l'honneur de Jahvé qui a épargné la
maison d'Israël lorsqu'il frappa l'Egypte. » On trouve
une affirmation semblable dans Ex., xxxiv, 25. Les
écrivains du Nouveau Testament, Marc, xiv, 12, Luc,
xxn, 7 et Paul, I Cor., v, 7, parlent eux aussi de
l'immolation de la Pâque, ils emploient pour la dési-
gner le verbe qui dans les Septante traduit d'ordi-
naire le mot sacrifier, Ex., xn, 27. Voir Berning, Die
Einsetzung der h. Eucharistie, Munster, 1901, p. 149;
Touzard, La Pàque juive, dans Revue pratique d'apo-
logétique, 1914, t. xvn, p. 32 sq.; Lamiroy, op. cit.,
p. 62; Pirot, art. Agneau Pascal dans Suppl. au Dict.
de la Bible, t. i, col. 157-158.
Donc, la mort de Jésus est un sacrifice, l'immola-
tion d'un agneau pascal. Brinktrine, op. cit., p. 31-33.
C'est bien ce qu'affirme saint Luc. Il nous rapporte ce
que Jésus dit avant d'instituer l'eucharistie : « Je ne
mangerai plus cette Pâque jusqu'à ce qu'elle soit
accomplie dans le royaume de Dieu. Je ne boirai plus
du fruit de la vigne jusqu'au moment où le règne de
Dieu sera venu. » Y a-t-il allusion aux joies des élus
dans l'autre monde? On peut et on doit même le
penser. Car Jésus avait, comparé le bonheur- ultrater-
restre aux jouissances d'un banquet, Matth., vin, 11;
puis, peu après l'institution de l'eucharistie, il devait
faire aux apôtres cette promesse : « Je vous prépare
un royaume comme mon Père me l'a préparé, afin
que vous mangiez et buviez à t able dans mon royaume,
et que vous soyez assis sur des trônes pour juger les
tribus d'Israël. » Luc, xxn, 29-30.
Pourtant cette explication à elle seule ne permet pas
de comprendre complètement la parole du Christ.
Sans doute, « la pleine réalité se trouvera dans l'éter-
nité bienheureuse après la résurrection ». Mais, si le
royaume de Dieu ne se réalise complètement qu'au
ciel, il commence déjà sur la terre. Jésus l'a dit
maintes fois. Donc, en ce monde déjà, la figure de la
Pâque doit disparaître devant une réalité plus par-
faite. A la présentation de deux éléments juifs,
l'agneau et la coupe de vin, le troisième évangéliste
fait succéder immédiatement le don du corps et du
sang du Christ. Le parallèle est indéniable. « Luc... n'a
parlé de la Pâque juive que pour lui donner son congé
et dans les termes qui en faisaient plus expressément
la figure de la Pâque nouvelle, c'est-à-dire de l'eu-
charistie. » Elle est vraiment « la réalité divine qui
dans le royaume de Dieu donne sa plénitude à la fête
antique. Le règne du Très-Haut commence ici-bas
pour s'achever au ciel. Les paroles de Jésus dans saint
Luc embrassent les deux perspectives: mais la pre-
mière, celle de la terre, a déjà une réalité qui accom-
plit la Pâque juive. » Lagrange, Évangile selon S. Luc,
p. 542-543; Berning, op. cit., p. 119-151. Cette vérité
se manifeste si bien que les critiques les plus indépen-
815
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE
816
dants s'accordent avec la théologie la plus orthodoxe
pour le reconnaître. « L'évangélistc considère évidem-
ment la dernière cène comme une fête pascale; il voit
dans l'eucharistie elle-même une Pàque dont la réa-
lité apparaîtra lorsque le royaume de Dieu sera venu.
Les paroles : « Je vous dis que je ne la mangerai plus
jusqu'à ce qu'elle s'accomplisse dans le royaume de
Dieu » ne sont pas à prendre pour une simple allusion
aux joies du royaume éternel... » ou au salut des
hommes dans le ciel. « Mais il s'agit surtout de cette
Pàque, de celle que Jésus va célébrer en ce moment,
c'est-à-dire de la Pàque eucharistique. C'est celle-là
qui a son accomplissement dans le royaume de Dieu. »
Loisy, Les Évangiles synoptiques, t. Il, Ceffonds, 1908,
p. 526.
Ainsi, à l'agneau immolé sur la croix les Douze
participent au cours de la cène. Il faut donc que le
corps et le sang de l'eucharistie consommés par eux
soient ceux d'une victime. On ne mangeait pas de
viandes immolées à la divinité si auparavant l'animal
auquel elles avaient appartenu n'avait pas en fait
été offert en sacrifice. Or, à ce moment de la cène, le
Christ n'a pas encore été mis à mort. Jésus n'a pas
rendu son dernier soupir. C'est donc pour un autre
motif que déjà son corps et son sang Consommés par
les apôtres sont ceux de l'agneau pascal; c'est parce
qu'à cet instant ils ont été offerts à Dieu par le Christ
pour l'immolation sanglante du Calvaire.
Ces pensées ne sont pas seulement celles de théolo-
giens croyants. Personne ne les a peut-être exposées
avec plus de force et de clarté que A. Loisy, op. cit.,
p. 523. « L'idée qui domine le récit de la cène dans les
Synoptiques est que l'eucharistie devient la vraie
Pàque des enfants de Dieu, le vrai sang de l'alliance;
et l'eucharistie est cela, parce qu'elle figure et qu'elle
est, en quelque façon, le Sauveur immolé pour le salut
des hommes, comme l'agneau pascal a été immolé
jadis pour le salut d'Israël... Cette conception de l'eu-
charistie est déjà dans saint Paul. La notion de sacri-
fice y est aussi apparente que celle de la communion
à Jésus. »
Le Christ est notre Pàque à la cène : donc là déjà il
est l'agneau immolé pour notre délivrance. Or, puis-
qu'il ne l'est pas encore par l'effusion du sang, il l'est
par le don de sa vie à son Père pour l'holocauste sur
la croix. Rien de plus juste que le mot cité plus haut :
l'eucharistie est la vraie Pàque des enfants de Dieu,
parce qu'elle est en quelque sorte le Sauveur immolé
pour le salut des hommes. Le sang ne coule pas encore;
mais déjà il est versé par le don du Christ et l'accep-
tation de Dieu.
i) L'acte de la cène est expressément présenté
comme une partie intégrante du sacrifice de la passion.
— Ne peut-on pas aller plus loin et montrer déjà dans
le repas d'adieu un sacrifice, parce qu'il est donné
comme le premier acte de la passion sanglante du
Christ?
A coup sûr, la mort de Jésus fut la partie essentielle
de son immolation, l'acte qui, selon le mot prononcé
par le Sauveur, lui-même, consomma l'holocauste. Joa.,
xix, 30. Est-ce à dire que le seul moment où le Christ
exhala son dernier soupir fut celui où s'opéra son
oblation sanglante? Comme on l'a toujours cru, et
ainsi que le prouve le mot traditionnel qui la désigne,
comme le montrent à merveille tous les évangélistes,
la passion se composa de toutes les souffrances phy-
siques et morales qui amenèrent la mort de Jésus.
Saint Thomas, par exemple, la fait commencer à la
trahison de Judas. Sum. theol., IIIa, q. lxxxiii, a. 5,
ad 3um.
Or, dans chacun des récits de la cène, la pensée de
la passion est mise en un puissant relief. Matthieu
et Marc ne font connaître que deux épisodes du repas
d'adieu : l'annonce de la trahison de Judas et l'insti-
tution de l'eucharistie. Ils consacrent un aussi long
développement à la relation de l'un (Matth., xxvi, 20-
25; Marc, xiv, 18-21) et de l'autre fait (Matth., xxvi,
20-29 ; Marc, xiv, 22-25). Ils les introduisent tous deux
par la même formule : Pendant qu'ils mangeaient,
comme s'ils voulaient opposer la malice du traître à
la bonté du Sauveur. Luc s'étend davantage sur les
conversations tenues au cénacle. Mais en premier lieu
et aussitôt après la présentation du pain et du vin
eucharistiques, il fait annoncer par le Christ la trahi-
son de Judas, xxn, 21-23. Paul ne parle de la cène que
pour en rappeler l'origine et la sainteté afin de com-
battre les abus deCorinthe; il n'avait donc pas à men-
tionner les circonstances étrangères à l'institution de
l'eucharistie et qui ne confirment en rien sa thèse.
Néanmoins, il ne put s'empêcher d'écrire lorsqu'il
voulut indiquer la date de la cène : « Ce fut dans la
nuit où Jésus fut livré, » I Cor., xi, 23, comme s'il
était impossible de séparer le repas d'adieu de la
trahison de Judas.
D'autre part, cet événement fit certainement souf-
frir Jésus. Les disciples eux-mêmes en furent profon-
dément attristés. Le langage du Christ révèle ce qu'il
endure : « La main de celui qui me livre est avec moi à
cette table... Le Fils de l'homme s'en va, mais
malheur à celui par lequel il est trahi, il vaudrait
mieux pour cet homme n'être pas né. » Matth., xxvi,
24; Marc.xiv, 21 ; Luc, xxn, 21. Impossible d'ailleurs
que Jésus soit insensible à cet événement. Rien de ce
qui est humain, à l'exception du péché, ne lui est
étranger. D'ailleurs aussitôt après la cène, alors qu'il
n'a encore été soumis à aucun mauvais traitement, il
éprouve de ï'angoisse et il déclare que son âme est
triste jusqu'à la mort. Matth., xxvi, 37-3 ->. Pourtant il
n'était alors soumis qu'à des souffrances morales, mais
elles sont représentées comme très douloureuses. Si
le mot passion a un sens, on doit soutenir qu'il peut
leur être appliqué. Elles débilitèrent son corps, elles
contribuèrent avec tous les supplices postérieurs à le
faire mourir, elles furent un des coups qui l'ont tué.
A Gethsémani déjà, « la sueur de Jésus, dit l'Évangile,
devint comme des gouttes de sang qui coulaient jus-
qu'à terre. » Luc, xxn, -14.
Ainsi encadrée entre la trahison de Judas et l'agonie
du Jardin des Oliviers, l'institution de l'eucharistie
donnée par Jésus aux Douze, alors qu'il sait, qu'il
déclare devoir être abandonné d'eux, Matth., xxvi,31,
renié par Pierre, Matth., xxvi, 34; Marc, xiv, 30;
Luc, xxn, 34, et trahi par Judas, ne peut pas n'avoir
pas été accompagnée d'une profonde tristesse. Non
seulement Jésus annonça son immolation, s'offrit en
holocauste, institua un mémorial de sa mort et fit
participer ses disciples au nouvel agneau pascal; mais
déjà son cœur saigna, déjà ce fut la passion, déjà com-
mença et se continua le sacrifice qui se consommera sur
la croix.
C'est là, dit Bérulle aux protestants, « ...le premier
pas » de Jésus « pour aller à la mort, soit intérieure-
ment en la pensée de son cœur, soit religieusement en
la cérémonie qu'il institue, soit extérieurement en
partant du cénacle pour aller au jardin où il devait
verser son sang... et où l'ennemi avait son rendez-
vous pour le prendre et le conduire au Calvaire... Vu
et considéré que le Fils de Dieu n'aura pas attendu
de s'offrir à la mort le seul instant de sa souffrance, et
que sa charité aura prévenu et désarmé la malice et la
rage des Juifs, et que nous le voyons en ce dernier
souper n'avoir autre propos en la bouche avec ses
apôtres que de sa mort et de sa passion, et qu'il la
voyait présente au cœur et au dessein de Judas qui
était avec lui en la même table et qu'il faisait même
lors un mémorial perpétuel de cette souffrance, et qu'il
817
MESSE DANS L'ECRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST
818
donnait à cette Pâque nouvelle et chrétienne le même
agneau qui devait mourir pour notre rédemption à la
croix... faut-il donner la géhenne à vos esprits pour
vous faire croire qu'il a plu à Notre-Seigneur en l'acte
de son testament de se souvenir de sa mort, et en
présenter à Dieu l'offrande et l'acceptation volon-
taire? » Discours il, Du sacrifice de la messe célébré en
l'Église chrétienne, c. xu, Œuvres complètes, éd. Migne,
Paris, 1856, p. 700-702.
/) Est-il démontré encore par l'agonie de Gethsémani
que l'acte de la cène a constitué Jésus à l'état de vic-
time pour le sacrifice sanglant? ■ — ■ Le P. de la Taille,
non content de mettre fort bien en valeur l'argument
qui précède, op. cit., p. 85-88, croit pouvoir le complé-
ter de la manière suivante.
Après la cène, à Gethsémani, Jésus dit ces mots :
« Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de
moi; cependant qu'il ne soit pas fait comme je veux,
mais comme vous voulez. » Matth., xxvr, 39; cf. Marc,
xiv, 36; Luc, xxn, 42. Donc, à ce moment, le Christ
voit qu'il lui faut boire une coupe dont il désirerait
qu'elle s'éloignât. Or, au contraire, avant la cène, il
paraissait pleinement libre et très désireux de se
donner pour nous. Pourquoi ce changement? Parce
qu'au repas d'adieu, Jésus s'est livré en holocauste à
son Père et que cette oblation a été acceptée. Il est
donc obligé d'exécuter, quoi qu'il lui en coûte, ce qu'il
a promis. Cette explication concilierait des textes en
apparence contradictoires, les uns où il est affirmé que
Jésus s'est offert librement à une mort que son Père
ne lui avait pas imposée par un précepte proprement
dit; les autres qui louent son obéissance dans sa pas-
sion et sur la croix. De la Taille, op. cit., p. 89.
Ce raisonnement est ingénieux. Mais peut-on le pré-
senter sans dépasser le témoignage des Synoptiques?
Ils nous affirment que, dans sa prière, Jésus fait appel à
la toute-puissance de son Père, qu'il exprime le désir de
ne pas boire la coupe de la passion, mais qu'en même
temps il déclare soumettre sa volonté humaine à la
volonté divine. C'est beaucoup assurément, mais c'est
tout. Aussi d'innombrables commentateurs ont lu
cette prière sans jamais soupçonner qu'elle affirme le
caractère sacrificiel de la cène. Elle ne l'attesterait
d'ailleurs que si, avant l'institution de l'eucharistie,
Jésus ne s'était pas encore offert à son Père; si, jus-
qu'à ce moment, il était libre de s'immoler sur la
croix, s'il lui avait été impossible de faire auparavant
la prière de Gethsémani. En était-il ainsi? Les Synop-
tiques ne le disent pas, ils ne donnent aucune réponse
à cette question. Il semble donc impossible de démon-
trer par la seule teneur de la supplication de Jésus à
Gethsémani que la cène fut un sacrifice.
A-) Conclusion. ■ — Force est de le constater : après
avoir écouté le langage et vu le geste de Jésus, les
Douze durent croire qu'il offrait un sacrifice. Le Christ
renonçait, en l'honneur de Dieu auquel il s'offrait, à des
biens qui lui appartenaient, à ceux qui étaient davan-
tage sa propriété, à son corps, à son sang et à sa vie.
La victime n'était pas une de celles que nommait la loi
antique, mais elle avait plus de prix encore, elle était
pure entre toutes, elle était celle qu'avait entrevue
Isaïe. Comme jadis les animaux étaient officiellement
amenés dans le temple, Jésus se présentait solennelle-
ment à la face de Jahvé. C'était bien comme toutes les
victimes de l'ancienne Loi pour être substitué à autrui :
Jésus se livrait pour les Douze, à leur place et à leur
profit, il substituait sa vie à la leur. Aussitôt son sup-
plice commençait : la souffrance n'était encore que
morale mais déjà, comme toute douleur, elle portait
atteinte aux forces physiques de la victime. Bien plus,
si Jésus ne versait pas en fait immédiatement tout son
sang, si son corps n'était pas aussitôt mis à mort, du
moins l'immolation prochaine était annoncée, sym-
bolisée. Déjà elle était ratifiée par Dieu comme l'avait
été le sacrifice d'Isaac avant d'être accompli. D'ail-
leurs, puisque déjà les Apôtres recevaient un morceau
de la victime et buvaient son sang, c'est qu'à cet ins-
tant même, d'une certaine manière, l'immolation de
Jésus était commencée. De même qu'autrefois sur le
Sinaï le sang sacrifié avait aspergé l'autel et le peuple,
de même une partie du sang de Jésus devait aller à
Dieu et une partie être répandue sur les fidèles qui le
buvaient : tel est bien le rite de l'alliance et de l'expia-
tion. Ainsi encore comme en certains sacrifices, tandis
que des membres de la victime étaient réservés au
feu pour rester la part de Dieu et d'autres consommas
soit par les prêtres, soit par eux et les donateurs,
admis les uns et les autres à l'honneur d'être les
convives de Jahvé et de participer à son festin, de
même le corps du Christ était appelé à devenir par
une mort volontaire et violente le bien propre du
Très-Haut, et ce même corps était servi aux apôtres
qui entraient ainsi dans la communion la plus intime
qu'il est possible d'imaginer et avec Jésus et avec
Jahvé. Les Douze qui furent témoins de la première
cène assistaient certes à un a^te inouï, sans précédent .
Pourtant ils y retrouvaient ce qu'ils étaient habitués
à voir en tout sacrifice, et ils pouvaient comorendre
qu'à ce moment même commençait l'immolation
rituelle des temps nouveaux.
2° Autres textes néoteslamzntaires. — Trouve-t-on
dans d'autres récits d j Nouveau Testament des textes
qui confirment ou qui nient le caractère sacrificiel
attribué au repas d'adieu par Paul et les Synoptiques?
— ■ 1. Le quatrième Évangile. — Il est certain que les
formules de l'institution ressemblent fort à certaines
paroles prononcées par Jésus dans le discours sur le
pain de vie. Les phrases Mangez, ceci est mon corps.
Buvez, ceci est mon sang, concordent avec les mots :
Celui qui mange ma chair et celui qui boit mon sang...
Joa., vi, 56. De même la promesse : Le pain que je
donnerai, c'est mi chair pour la vie du monde, Joa., vi,
51 (52 dans la Vulgate), fait penser à la déclaration de
Jésus présentant le pain aux Douze : Cîci est mon corps
donné pour vous. Luc., xxn, 19.
Jésus déclare-t-il donc aussi dans le quatrième
évangile que sa chair est à la cène offerte en sacrifice?
Les commentateurs et les théologiens qui l'affirment
invoquent la promesse citée plus haut : « Le pain que
je donnerai est ma chair pour la vie du monde. » vi,
51 (52). Cette leçon est celle qui est le mieux attestée,
le plus communément admise (Von Soden, Nestlé,
Vogels, Loisy, Lagrange). Il en est deux autres. L'une
d'elles exprime un mot qui est sous-entendu dans la
leçon précédente : « Le pain que je donnerai c'est ma
chair que je donnerai pour la vie du monde. » Ce texte
qu'on retrouve en certains manuscrits a été adopté
par Maldonat et Tischendorf (7e édit.). Une autre
leçon rend la pensée plus claire, mais n'est attestée
que par le Sinaïticus et Tertullien : « Le pain que je
donnerai pour la vie du monde est ma chair. » Elle
est proposée par Tischendorf (8e édit. de Gebhardt)
et par Calmes. On est tenté « d'y voir un arrangement
pour aboutir à plus de netteté ». Lagrange, Évangile
selon S. Jean, Paris, 1925, p. 183.
Que l'on choisisse l'une ou l'autre lecture, il est
certain qu'il est parlé en cette phrase de l'eucha-
ristie et de la passion, Lagrange, loc. cit.; les deux
idées sont « étroitement associées ». Loisy, Le quatrième
évangile, Paris, 1921, p. 212. Cette affirmation est
démontrée dans l'art. Eucharistie, t. v, col. 997-998.
Une relation est établie entre trois termes : pain,
chair, vie du monde. — Il en est deux, l'eucharistie et
le corps du Christ qui sont donnés pour identiques :
pain = chair. Los trois leçons s'accordent à le recon-
naître. Mais à quoi doit être rapportée la vie du monde?
SIM
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST
820
Est-ce immédiatement au pain? On s'en souvient,
c'est ce que prétend la 3e leçon citée plus haut : « Le
pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma
chair ». Si on l'accepte, on est tenté de soutenir qu'à
la cène déjà Jésus s'est offert en sacrifice et qu'en
présentant son corps sous les apparences du pain, il l'a
livré pour le salut des hommes. Ainsi pense Calmes
qui adopte cette lecture. Il conclut : « Dans cette
phrase... se trouvent confondues les prédictions de la
passion et la promesse du pain eucharistique, et cela
sans qu'il y ait équivoque; car l'eucharistie est, en
même temps qu'un sacrement, un véritable sacrifice.
un mémorial de la mort de Notre-Seigneur .Jésus-
Christ. » Évangile selon S. Jean, Paris, 1904, p. 252-
253. Pourtant même sous cette forme: «Le pain que je
donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair », la
phrase de Jésus ne pourrait-elle pas faire allusion non
à l'oblation de la cène, mais à l'efficacité salutaire du
pain eucharistique en chacun des communiants? Jésus
annoncerait alors le sacrement sans parler du sacrifice.
On peut poser la question, et il est difficile, à la seule
lumière du texte biblique, de la résoudre
Si au contraire on préfère l'une ou l'autre des deux
premières leçons, c'est immédiatement à la chair que
se rapporte la vie du monde. On lit alors : Le pain que
je donnerai, c'est ma chair. Puis on sous-entend ou on
ajoute les mots : que je donnerai, et enfin on termine
ainsi la phrase : pour la vie du monde. Cette fois ce
qui est offert pour le salut des hommes, c'est le corps :
le sacrifice de la passion est directement annoncé.
Faut-il conclure qu'il n'est pas parlé de l'eucharistie
comme d'une oblation? Ce serait peut-être aller un
peu vite. Des exégètes détachés de toute confession
religieuse sont d'accord avec les croyants pour recon-
naître que dans le contexte domine la pensée du Christ
donné en nourriture comme chair et sang dans un état
de mort. Il faut en effet observer que dans les versets
suivants, 53-56, Jésus insiste sur la séparation des deux
éléments, images de son immolation : quatre fois il
parle de l'eucharistie comme de l'acte par lequel on
mange sa chair et on boit son sang. Pourquoi d'ailleurs
associe-t-il dans la même phrase le pain au corps
donné pour la vie du monde? S'il avait voulu seule-
ment affirmer l'identité de cette nourriture avec sa
chair réelle, il aurait pu dire : le pain que je vous don-
nerai, c'est ma chair que vous voyez, ma chair née de
Marie, etc.. Puisqu'au contraire il assimile cet aliment
au corps immolé pour le salut des hommes, c'est, sem-
ble-t-il, que l'eucharistie et la passion sont une même
chose, donc un même sacrifice; c'est qu'à la cène
comme au Calvaire est offerte à Dieu la chair du
Christ, ici sous l'apparence de pain, là sans voile et
sous sa forme naturelle. La phrase elle-même semble
l'exiger, ajoute-t-on : Qu'il soit sous-entendu (pre-
mière leçon) ou exprimé (deuxième leçon), le verbe
donner s'y trouve en réalité deux fois. Le pain que je
donnerai, c'est ma chair que je donnerai (ces trois
mots sont sinon expressément répétés du moins exigés
par le sens) pour la vie du monde. Or le même verbe
employé deux fois à si faible distance doit avoir le
même sens dans l'un et l'autre cas. Conclusion :
Puisque la chair donnée pour la vie du monde c'est
celle qui est offerte à Dieu en sacrifice, donc le pain que
Jésus donnera, c'est l'aliment eucharistique offert à
Dieu en sacrifice. En d'autres termes, le corps du
Seigneur distribué aux Douze est à la cène déjà pré-
senté à Dieu comme la victime qui doit être immolée
sur la croix. De la Taille, op. cit., p. 79-81.
Ces raisonnements sont ingénieux, mais un peu
subtils. En les admirant, on est tenté de se demander
si tout ce qui est ainsi découvert dans le texte de Jean
s'y trouve réellement. Jésus insiste sur les deux élé-
ments nourriture et breuvage : ne serait-ce pas tout
simplement parce qu'en fait le fidèle doit accomplir
les deux actes : manger son corps et boire son sang?
De ce que le Christ, dans une même phrase, annonce
l'eucharistie et la passion, faut-il conclure qu'il
enseigne par ces mots l'identité de l'immolation de la
croix et du sacrifice de la cène? Ne peut-on pas expli-
quer autrement la juxtaposition des deux promesses?
Plus d'une hypothèse peut être imaginée. Le P. La-
grange propose la suivante : « Le pain donne la vie à
chacun... L'immolation de la chair... donne la vie au
monde. » Op. cit., p. 183. Rien de plus naturel que
ce rapprochement dans les discours du c. vi qui décrit
les divers moyens par lesquels Jésus nourrit les âmes.
Quant à l'impossibilité d'attribuer dans la même
phrase au verbe donner deux sens différents et de com-
prendre ainsi le texte : « le pain que je distribuerai
aux Douze est la chair que j'offrirai à Dieu pour le
salut du monde », elle existerait, peut-être, si Jean
était un écrivain classique, soucieux d'éviter toute
redite équivoque et toute obscurité. Veut-on avoir
la preuve que les auteurs bibliques emploient à
faible distance le même verbe donner pour lui faire
signifier deux actes différents, une première fois dis-
tribuer aux hommes et une seconde offrir à Dieu, il
suffit de se rappeler saint Luc : Jésus « ayant pris du
pain, ayant rendu grâces, le rompit et le leur (aux
disciples) donna (distribua) disant : Ceci est mon
corps donné (offert à Dieu) pour vous. » Luc., xxn, 19.
En réalité, après avoir ainsi pesé le pour et le contre,
force est de conclure : D'après saint Jean, pain = chair
du Christ = vie du monde. Mais comment le pain est-il
la vie du monde, c'est ce que l'auteur ne nous a pas dit
en termes exprès.
Il est un grand nombre d'autres termes du qua-
trième évangile où des critiques, Loisy par exemple,
ont cru découvrir des allusions à la cène. Déjà il a été
dit quel cas il faut faire de ces rapprochements ingé-
nieux, mais dont la plupart sont discutables. Voir art.
Eucharistie, t. v, col. 1068-1069.
Un passage du quatrième évangile doit pourtant
êL'e souligné, le c. xvn, qui contient la prière dite sa-
cerdotale. Sans doute, Lagrange a pu écrire à bon
droit : « Supposer avec Loisy » que cette supplication
« peut être l'eucharistie particulière d'un prophète,
c'est se moquer. » Évangile selon saint Jean, Paris,
1925, p. 384. Toutefois, on l'a fait observer : entre ce
morceau et les pières eucharistiques de la Didachè
(ix-xx) il reste « quelques analogies » et ce chapitre a
pu être présenté comme un modèle des anaphores
chrétiennes primitives. « Jésus y parle ■ — déjà des
Pères de l'Église l'avaient remarqué — comme grand
prêtre, comme médiateur entre Dieu et les apôtres. Il
expose à son Père qu'il a terminé son œuvre propre
et il lui recommande de la continuer par ceux qu'il lui
a donnés et qu'il a formés pour cela, dans l'unité de
la doctrine qu'il leur a enseignée et dans l'amour que
le Père a pour Lui. » Lagrange, op. cit., p. 435. Ce
langage et cette attitude sacerdotale, ces paroles qui
•ont pu inspirer les improvisateurs ou les rédacteurs
des antiques liturgies du sacrifice, ne donnent -ils pas
à penser qu'à la cène Jésus a vraiment fait acte de
prêtre, offert à Dieu pour les siens le corps et le sang
(mil devait immoler sur la croix?
LJne parole de cette prière sacerdotale encourage à
le croire. Jésus dit, xvn, 19 : « Je me consacre moi-même
pour eux (les Apôtres) afin qu'ils soient eux aussi
consacrés en vérité. » Le verbe employé est àytâ^w,
« rendre sacré », mot qui sert pour désigner la sancti-
fication du pontife et celle des victimes. Aussi des
anciens et des modernes s'accordent-ils à reconnaître
que par cette phrase Jésus déclare s'offrir en sacri-
fice. Voir De la Taille, op. cit., p. 88, qui cite comme
tenants de cette interprétation saint Jean Chryso-
821
MESSE DANS L'ECRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST
822
stome, saint Cyrille d'Alexandrie, Ftupert, saint Tho-
mas. Cajétan, Ainsi pensait Bossuet. Parmi les contem-
porains on peut encore nommer Knabenbauer,
Calmes, Durand, Loisy. Voir le commentaire de
Lagrange. « Je me sanctifie pour eux afin qu'ils soient
sanctifiés. >■ Le sens est le suivant : Prêtre et victime, je
m'offre à Dieu comme une chose sainte pour les
apôtres, afin qu'ils trouvent en moi la sainteté dont
ils ont besoin pour être à leur tour prêtres et victimes.
le sacrifice dont il est parlé ici est à coup sûr celui
de la croix : ainsi le comprennent généralement les
commentateurs de ce passage. Il faut bien noter
toutefois que Jésus ne dit pas : Je me. consacrerai, mais
je me consacre. Il est donc tout naturel et légitime de
penser qu' « à ce moment même », Lagrange. op. cit.,
p. -148, le Christ se voue à Dieu pour être l'agneau
pascal immolé sur la croix.
Ainsi d'après le quatrième évangile, le pain de vie
est présenté comme donné pour le salut du monde; et
ce peut être, non seulement à cause de son action dans
l'âme des communiants, mais aussi parce qu'à la cène
déjà Jésus s'offre en sacrifice : sa prière sacerdotale et
notamment la phrase où il se pose en prêtre et en
victime semblent bien l'attester.
2. L'Épitre aux Hébreux. — Le concept du Christ
pontife se retrouve dans VÉpître aux Hébreux.
Jésus y est déclaré grand prêtre selon l'ordre de
Melchisédech et partant supérieur à tous les ministres
de l'ancienne loi. Chaque année, le souverain pontife
d'Israël, en la fête de l'expiation, pénétrait dans le
Saint des Saints pour y obtenir par l'aspersion d'un
sang animal une purification de ses fautes et de celles
du peuple, qui était toujours à recommencer. Le Christ,
grand praire selon l'ordre de Melchisédech, est entré par
sa mort dans le ciel et, en montrant son sang à son
Père, il obtint une fois pour toutes la rémission de
tous les péchés, scella une nouvelle et meilleure
alliance de Dieu avec les hommes. Tel est le thème que
développent six chapitres de cette lettre, v-x.
On voit aussitôt l'importance du titre de grand
prêtre selon l'ordre de Melchisédech. Aussi l'auteur ne se
contente-t-il pas de l'attribuer à Jésus. Pour justi-
fier le rapprochement, il montre comment se res-
semblent ces deux pontifes. Ils ont mêmes fonctions,
celles de prêtre du Très-Haut, de roi de justice (Mel-
chisédech) et de paix (Salem), vu, 1-2. L'un apparaît,
l'autre est sans origine ni fin. vu. 3. Aucun ne naît de
la tribu sacerdotale, vu, 13-14. Tous deux sont supé-
rieurs à Lévi et à l'ordre d'Aaron. vu, 4-10. Chacun est
unique en sa série, il est sans successeur, vu, 22-24, et
n'a offert qu'un sacrifice, vu, 27. Ni l'un ni l'autre n'est
investi du sacerdoce par la loi de descendance char-
nelle, vu, 16; ils sont l'objet d'une vocation divine.
Lu laveur du Christ, il y eut un serment de Dieu,
comme jadis pour Abraham au temps de Melchisé-
dech. vi, 13-20; vu, 20-21. C'est ce que l'épître expose
longuement, v-vii. Aussi peut-elle dire que Jésus
est grand prêtre à la ressemblance de Melchisédech,
vu. 15, et réciproquement que ce dernier a été pareil
m Fils de Dieu, vn, 3.
Il est donc naturel que l'Épître aux Hébreux, à plu-
sieurs reprises, v, 6-10; vi, 20; vu, 11, 17, 21, applique
au Christ le v. 4 du psaume cix(cxde l'hébreu) : «Le
Seigneur l'a juré : il ne s'en repentira pas. Tu es prêtre
pour toujours à la manière de Melchisédech ». Déjà
nous le savons par les Synoptiques, Matth., xxu,
11-16; Marc, xu, 35-37; Luc, xx, 41-44, les scribes
contemporains de Jésus tenaient ce poème pour mes-
sianique et les apôtres ont partagé ce sentiment. Act.,
h, 34; I Cor., xv, 25; Eph., i, 20-22; Hebr., loc. cit.
et i. 3: v, 6, vin, 1; x, 12-13; I Petr., m, 22.
D'après ce psaume que les Septante et le texte mas-
sorétique attribuent à David, le Messie doit être non
seulement un roi conquérant, mais encore un prêtre.
La fin du f. 4 résout une difficulté. Puisque le Messie
sera le fils de David, comment peut -il être investi du
sacerdoce dont les fonctions sont réservées à la tribu
de Lévi, à la famille d'Aaron? La réponse est tirée de
L'Écriture elle-même. Le livre de la Genèse ne parle-t-il
pas d'un roi Melchisédech qui n'appartenait ni à la
famille sacerdotale, ni même à la race d'Abraham
et qui fut pourtant le prêtre du Très-Haut? De même,
dit le psaume, le Messie descendant de David sera
souverain victorieux et investi du sacerdoce selon
l'ordre de Melchisédech.
Nous sommes ainsi ramenés au texte de Gen., xiv,
17-19. « Comme Abraham revenait vainqueur de Cho-
dorlahomor et des rois qui étaient avec lui, le roi de
Sodome alla à sa rencontre dans la vallée de Save,
c'est la vallée du Roi. Melchisédech, roi de Salem, pré-
senta du pain et du vin; il était prêtre du Dieu Très
Haut. Il bénit Abraham et dit : Béni soit Abraham
par le Dieu Très Haut qui a créé le ciel et la terre;
béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes ennemis
entre tes mains. » Tel est le texte hébreu. Certains
commentateurs ont pensé que Melchisédech se con-
tenta de ravitailler Abraham et ses hommes. Toute-
fois la réflexion : // était prêtre du Dieu Très Haut ne
se comprendrait guère et serait mal placée. Elle suit
immédiatement les mots : // présenta du pain et du
vin. Or, si ce renseignement sur le sacerdoce de Mel-
chisédech n'était donné que pour mieux éclairer le
lecteur sur cette étrange personnalité, ne semble-t-il
pas qu'il devrait se trouver à un autre endroit de
la phrase, à côté de la mention « roi de Salem »? On ne
peut pas dire d'autre part que cette affirmation : « il
était prêtre » figure là où elle est pour justifier la béné-
diction donnée par Melchisédech, cette qualité n'étant
pas requise pour l'accomplissement de cet acte : un
roi, un père peuvent bénir. Aussi des interprètes de ce
passage ont conclu que la qualité de prêtre explique
la présentation de pain et de vin, et atteste son carac-
tère d'offrande religieuse faite au Dieu Très Haut. C'est
la pensée de la Vulgate : Melchisédech, rex Salem pro-
ferens panem et vinum, erat enim sacerdos Dei altissimi,
f. 18. Le texte hébreu insinue cette interprétation ou
du moins ne la contredit pas. Voir Lesêtre, art. Mel-
chisédech, Diction, de la Bible, t. iv, col. 939-9 K).
On devine quelle a été la conséquence. De nom-
breux écrivains chrétiens ■ — le premier fut Clément
d'Alexandrie ■ — proposèrent cette conclusion : Le
psaume cix (ex) et l'Épître aux Hébreux affirment que
Jésus fut prêtre selon l'ordre de Melchiédech. Or, la
Genèse nous apprend que le roi de Salem offrit au Très-
Haut un sacrifice de pain et de vin. Sacrifice est donc
la cône, sacrifice est aussi la messe. Bellarmin, Petau,
Thomassin ont relevé de très nombreux textes de
Pères où sont émises soit ces deux conclusions, soit
l'une d'entre elles. Voir aussi De la Taille, op. cit.,
p. 68 sq.
Aussitôt surgit une objection faite déjà par les
Béformateurs du xvi« siècle et maintes fois présentée.
L'Épître aux Hébreux n'a nulle part proposé ce rap-
prochement. Or, l'auteur s'ingénie à relever les plus
minuscules ressemblances qui peuvent exister entre
Mclcliisédech et le Christ. Il les cherche à la loupe, il
en découvre qui sont purement verbales, qui sur-
prennent le lecteur moderne, à quoi celui-ci n'aurait
jamais pensé. Si donc l'auteur de l'épître avait cru
que le Sauveur offre en sacrifice le pain et le vin de
la cène, comme Melchisédech a jadis fait une oblalion
rituelle des mêmes mets, avec quel empressement il
aurait souligné cette similitude qui aurait été, en
faveur de sa thèse, le meilleur argument 1
Depuis longtemps (cf. S. Jérôme, Epist., i.xxm, ad
Evangelum, n. 2, P. L., t. xxu, 677) on a essayé d'ex-
823
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST
824
pliqucr ce silence étrange et qui, comme l'avoue,
Franzelin, De ss. eucharisties sacramento et sacrificio,
Rome, 18G8, p. 338, constitue vraiment une difficulté.
D'abord on a fait observer que l'auteur de l'épître
lui-même semble ne pas vouloir dire tout ce qui sera
possible sur cette ressemblance. En effet, aussitôt
après une phrase où il affirme que Jésus « est déclare'
par Dieu grand prêtre selon l'ordre de Melchisédech »,
v, 10, il ajoute immédiatement : « Sur ce sujet nous
aurions beaucoup à dire et des choses difficiles à
exposer, étant donné que vos oreilles sont devenues
dures. » v, 11. Un peu après, vi, 1, il dit qu'il laisse
« l'enseignement élémentaire sur le Christ » pour abor-
der « ce qui est parfait », donc des doctrines plus
hautes. La comparaison du pain et du vin de la cène
avec le sacrifice de Melchisédech aurait-elle été omise,
parce que trop difficile ù exposer, v, 11, aux destina-
taires de l'épître, ou au contraire parce que le récit du
repas d'adieu décrit par les Synoptiques fait partie de
l'enseignement « élémentaire » connu de tous les chré-
tiens? Ce serait une des « bases » de la foi que l'auteur
ne croirait pas devoir «poser à nouveau ». vi, 1.
Il n'est pas interdit de faire ainsi appel à l'épître pour
expliquer son silence, puisqu'elle suggère elle-même
cette explication.
Il semble bien d'ailleurs que l'auteur ne pouvait
« guère s'arrêter à cette signification typique sans
compromettre sa thèse et énerver son raisonnement ».
F. Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1908, t. i,
p. 531. Que veut manifestement l'épître adressée aux
Hebrtei, c'est-à-dire à des disciples venus du judaïsme
et qui peut-être n'étaient pas sans regretter le culte
mosaïque? Elle se propose de leur montrer qu'ils pos-
sédaient un sacerdoce supérieur à celui d'Aaron, un
sacrifice plus saint que celui de la Loi : Jésus, prêtre
selon l'ordre de Melchisédech, a offert son sang et il est
entié avec lui dans le ciel pour y obtenir la rémission
de tous les péchés. Les lecteurs étaient obligés de
convenir que l'immolation d'un juste sur la croix
l'emportait en valeur sur celle de vils animaux. Mais si
la lettre avait parlé du pain et du vin de Melchisé-
dech et du Christ, peut-être les destinataires auraient-
ils été tentés de croire au contraire que le rite mosaïque
avait plus d'importance que celui des chrétiens, et que
le prêtre juif possédait une dignité supérieure à celle
de Jésus. En effet, la Loi faisait offrir à Dieu des
gâteaux de fleur de farine et des libations de vin, sang
de la grappe. Mais ces oblations étaient considérées
comme beaucoup moins importantes que les sacrificee
d'animaux, et elles les accompagnaient comme un
complément. Si donc l'épître avait rappelé que Mel-
chisédech et le Christ présentaient tous deux au Très-
Haut du pain et du vin, quelques-uns des Hebrœi,
des juifs de la veille, auxquels était destinée la lettre
auraient pu conclure à la supériorité d'Aaron et de
son rituel.
De même, puisque, d'après cette épître, le Sauveur
par une oblation unique obtient pour toujours la per-
fection aux élus, x, 14; puisque, les fautes une fois
expiées, il n'y a plus lieu de faire de nouveau des
offrandes pour le péché, x, 18; puisque, la répétition
des anciens rites s'expliquait uniquement par leur
inefficacité, x, 1-4, il était difficile d'opposer aux céré-
monies légales le geste de la cène qui se réitère dans les
assemblées chrétiennes. L'auteur n'aurait pu le faire
sans « s'obliger à expliquer comment le sacrifice eucha-
ristique reproduit, commémore et ne multiplie pas le
sacrifice sanglant du Calvaire ». Prat, op. cit., p. 531.
On comprend qu'il ait hésité à engager dans cette voie
des lecteurs « lents à comprendre », v, 11, des « en-
fants », v, 13, qui ont encore besoin « qu'on leur
enseigne les premiers éléments des oracles de Dieu ».
Il est une autre explication qui semble naturelle.
L'Épître aux Hébreux est un écrit bien composé et où
se trouvent des divisions très apparentes. Or, dans les
c. vin, ix, et x, 1-18, il est parlé du sacrifice de Jésus :
aux victimes juives, aux rites de la fête de l'expiation,
au cérémonial de la fondation de l'antique alliance est
opposée la mort du Christ sur la croix, son entrée
dans le Saint des Saints du ciel avec son sang, grâce
auquel est conclu un nouveau pacte d'amitié entre
Dieu et le véritable Israël. Tel est le sujet de toute
cette partie de la lettre. Dans la précédente, au con-
traire, la question étudiée est celle du sacerdoce. L'au-
teur ne considère pas encore le sacrifice. Déjà il sait
qu'il comparera bientôt et avec complaisance, l'im-
molation du Christ aux holocaustes du Sinaï et du
Kippour. Il se garde donc bien de troubler à l'avance
l'esprit du lecteur en lui présentant alors le rite de la
cène et celui de Melchisédech. Plus loin, il comparera
sacrifice à sacrifice. Ici, au contraire, il oppose sacer-
doce d'Aaron à sacerdoce selon l'ordre de Melchisé-
dech. La mention des offrandes du pain et du vin
n'eût pas été à sa place et, d'autre part, nous avons
dit pourquoi elle ne pouvait pas figurer dans le long
développement où les victimes juives sont comparées
au sang du Christ.
Enfin, il n'est peut-être pas nécessaire de chercher
tant d'explications. Les destinataires de l'épître pou-
vaient fort bien, comme Josèphe, Antiq. jud., I, x, 2,
croire que Melchisédech n'avait pas offert un sacrifice
de pain et de vin, mais qu'il avait seulement donné à
Abraham et à ses soldats la nourriture dont ils avaient
besoin. L'auteur de l'épître aurait alors évité d'em-
ployer un argument qui aurait été sans valeur à leurs
yeux.
On le voit : du silence de l'épître aux Hébreux sur
une similitude possible entre la présentation du pain
et du vin par Melchisédech et la bénédiction par Jésus
de ces deux mêmes éléments à la cène, on ne saurait
conclure que, d'après cette lettre, l'acte du Christ
n'était pas un sacrifice.
Cet écrit d'ailleurs ne laisse-t-il pas entendre qu'un
rapport existe entre le repas d'adieu et la mort du
Sauveur? A qui en douterait, il serait facile d'opposer
les trois faits suivants :
Premièrement, il est affirmé quatre fois dans cette
épître, et en termes exprès, que l'immolation du Cal-
vaire fut un sacrifice, vu, 27; ix, 14; ix, 28; x, 14. Or,
à deux de ces endroits, vu, 27; ix, 14, l'auteur
note que le Christ s'est offert lui-même, éaurôv
àvevévxaç; èauxôv Trpoar)veyy.ev. Deuxième fait :
pour désigner l'immolation du Christ, l'épître dit
tantôt qu'il a offert son propre corps, x, 5-10, tantôt
qu'il a présenté son sang, ix, 12, 14, etc.. Ce sang
est appelé celui de l'alliance, x, 29; xm, 20; alliance
nouvelle, vm, 13 ; ix, 15 ; xn, 24 ; alliance pour la rémis-
sion des péchés, x, 16-17. Enfin, la scène du Sinaï où
fut scellé dans le sang l'antique pacte de Jahvé avec
Israël est rappelée en termes exprès : l'auteur cite
les paroles même de Moïse : Voici le sang de l'alliance.
ix, 18-20.
Puisqu'il en est ainsi, n'est-on pas amené à tirer la
conclusion suivante : S'il est un endroit où, d'après
les évangélistes et saint Paul, le Christ s'est offert
lui-même, c'est le cénacle. Sans doute, au Cal-
vaire, il mourut parce qu'il le voulut; pourtant on ne
saurait, nier qu'il fut crucifié par autrui, tandis qu'au
repas d'adieu aucun tiers n'intervint. C'est lui seul
qui se donna. Quant à la distinction du corps et du
sang, elle ne s'opéra pas seulement au Golgotha, mais
encore à la cène. Les mots de l'épître : oblation du
corps, sang, sang de l'alliance, sang de la nouvelle
alliance, sang de la nouvelle alliance pour la rémission
des péchés, rappellent de la manière la plus indiscu-
table le vocabulaire du repas d'adieu. La phrase de
825 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE
826
Moïse citée par l'épître est celle-là même que Luc fait
prononcer par Jésus : Ceci est le sang de l'alliance. Ces
constatations n'obligent-clles pas à reconnaître que
l'auteur ne peut parler de ia croix sans penser en même
temps à la cène et qu'en son esprit un concept appelle
l'autre. Rien de plus légitime à ses yeux, puisqu'il
affirme que le Christ s'est offert en victime dès son
entrée dans le monde, x, 5-9, et que, dès cet instant il
a été déclaré prêtre par Celui qui l'a engendré, v, 5-6.
Il ne semble donc pas que nous dépassions les affir-
mations du texte si nous disons que, d'après l'Épître
aux Hébreux, à la cène déjà, le Christ commençait
l'offrande de son corps et. de son sang pour la consom-
mer sur la croix et au ciel.
Un critique peu suspect de complaisance excessive
à l'égard de l'exégèse catholique n'a pas été sans
remarquer dans cet écrit la connexion qui relie les
deux mystères. Après avoir relevé, comme nous
l'avons fait plus haut, les phrases où il est parlé de
Voblation du corps du Christ et du sang de l'alliance,
Loisy ajoute : « Ces deux idées pauliniennes » « essen-
tiellement liées à la cène eucharistique sont à la base
de toutes les spéculations de l'Épître aux Hébreux sur
le sacerdoce du Christ et sur son sacrifice unique. » La
lettre « part en quelque sorte de l'eucharistie pour
interpréter en sacrifice le crucifiement de Jésus, la
distinction du corps et du sang étant en rapport avec
le rituel de la cène. » Les mystères païens et le mystère
chrétien, Paris, 1919, p. 351. Nous sommes loin de
l'opinion des théologiens anticatholiques d'après les-
quels l'épître ignore l'eucharistie. Si au contraire on
soutient que, pour l'auteur, le Christ voulut au repas
d'adieu offrir à son Père le corps et le sang qu'une fois
pour toutes il immola sur la croix, toute difficulté dis-
paraît, l'auteur pouvant le déclarer prêtre selon l'ordre
de Melchisédech, sans avoir à parler du pain et du vin
qui en eux-mêmes ne sont pas matière d'un sacrifice.
Il n'avait pas à mentionner une oblation de la cène
distincte de Voblation unique de la croix, puisque pour
lui il n'existait qu'une seule offrande, commencée au
cénacle et continuée au Golgatha.
III. La cène chrétienne était-elle tenue pour
un sacrifice? — Pour répondre à cette question,
interrogeons successivement Jésus et les apôtres.
1° Le renouvellement du repas sacrificiel d'adieu est
ordonné par Jésus. ■ — Saint Paul rappelle aux Corin-
thiens qu'après avoir dit sur le pain : « Ceci est mon
corps pour vous », Jésus ajouta : « Faites ceci en mé-
moire de moi. » De même après avoir prononcé sur
la coupe les mots : « Ce calice est la nouvelle alliance
dans mon sang », le Christ conclut : « Faites ceci,
toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. »
I Cor., xi, 24-25.
Déjà il a été prouvé que le texte ne veut pas dire :
« Faites ce pain en mémoire de moi », comme si l'eu-
charistie était un simple symbole commémoratif.
Eucharistie, col. 1054. Il a été aussi démontré que
l'Apôtre n'invite pas ici les Corinthiens à se souvenir
du Seigneur toutes les fois qu'ils boivent, c'est-à-dire à
chacun de leurs repas profanes. Il est visible qu'il leur
demande, comme il le dit lui-même aussitôt après,
I Cor., xi, 26, de rappeler la mort du Seigneur, quand
ils, mangent de ce pain et boivent de ce vin. Ibid.,
col. 1055. Le sens des deux formules paraît bien clair :
« Faites ce que je viens de faire et faites-le en mémoire
de moi. » Berning, op. cit., p. 109-110. Jésus a pris
du pain, puis ayant rendu grâces, il l'a rompu et a dit :
a Ceci est mon corps pour vous. » Il a fait de même
avec la coupe et il a prononcé sur elle une formule
semblable. Ainsi le Chiist a offert son corps et son sang
à Dieu et à ses disciples. Donc, à son exemple, les Douze
doivent présenter la même coupe et le même sang à Dieu
et aux disciples de Jésus.
Quelques historiens ont même cru découvrir dans le
verbe tcoisïv un ordre exprès de sacrifier. Ils rap-
pellent le texte d'Ex., xxix, 3.S. On lit dans les Sep-
tante : « Voici ce que tu sacrifieras, noïqas'.ç, sur l'au-
tel : deux agneaux d'un an... • A. coup sûr en cet endroit
le mot faire veut dire présenter à Dieu en oblation. De
même saint Justin, Dialogue avec Tryphon, 41, P. G.,
t. vi, col. 563, semble avoir donné ce sens à ce verbe;
« l'offrande du pain... était une figure du pain de l'eu-
charistie que... Jésus-Christ... nous a prescrit de faire,
7roisïv. » Ces deux exemples autorisent, dit-on, à tra-
duire ainsi le texte de saint Paul : Offrez ce pain, cette
coupe en sacrifice. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 219, n. 1 , qui
nomme un certain nombre de partisans de cette
interprétation.
Que 7ço!,eïv signifie sacrifier dans le passage de
l'Exode, tout lecteur le constate. Quant au mot de
saint Justin on peut se demander s'il n'est pas sim-
plement une réminiscence des paroles de la cène :
« Faites ceci en mémoire de moi. » Mais parce que le
verbe faire, uoielv, ne reçoit le sens de sacrifier dans
aucun passage du Nouveau Testament, parce que les
Pères grecs ne paraissent pas le lui avoir donné, parce
qu'enfin, si ce mot doit être ainsi compris dans
l'Exode, ce peut être uniquemsnt à cause du contexte,
cette interprétation, ne semble pas s'imposer rigou-
reusement. Lebreton, art. Eucharistie du Diction,
apol.. t. i, col. 1565.
L'ordre de réitérer la cène n'est pas attesté seule-
ment par la première Épître aux Corinthiens. D'après
saint Luc, Jésus après avoir distribué le pain et dit :
« Ceci est mon corps » ...ajouta : Faites ceci en mémoire
de moi. Seul le contexte court (D) ne rapporte pas
cette recommandation. Mais contre cette omission
militent tous les manuscrits majuscules en dehors du
Codex Bezœ (D), la plupart des autres et toutes les ver-
sions. Sur l'authenticité du texte long, voir art.
Eucharistie, col. 1073-1074. Luc ne fait pas pro-
noncer de nouveau la formule après la distribution de
la coupe du vin. Matthieu et Marc ne la mentionnent
pas, du moins en termes exprès. Mais, comme on croit
l'avoir montré, de ces faits, il est absolument impos-
sible de conclure que Jésus-Christ n'a- pas donné
l'ordre de réitérer la cène. Ibid., col. 1091-1094. Le
silence de Matthieu et de Marc n'est pas une néga-
tion : il se justifie fort bien. Les deux premiers évan-
gélistes laissent même entendre qu'ils considèrent
l'ordre de réitérer la cène comme ayant été donné par
Jésus. Sur le repas d'adieu, ils n'ont pas voulu tout
dire, leur récit est très court. Puisqu'à l'époque où
ils écrivaient, on réitérait la cène, puisque, ce faisant,
on croyait obéir à un précepte du Christ, Matthieu et
Marc ont à bon droit pu juger qu'il était inutile de
reproduire la recommandation du Sauveur. De même
Luc ne s'est pas cru obligé de relater tout ce qui
s'était passé au repas d'adieu. Cette remarque suffi-
rait à expliquer pourquoi il ne cite qu'une fois l'ordre
de réitérer la cène. Des hypothèses vraisemblables et
qu'il est superflu de discuter ici ont d'ailleurs pu être
proposées pour rendre compte de la place où il met
la recommandation : « Faites ceci en mémoire de
moi. » Ibid., col. 1094.
Ainsi Jésus a prescrit aux Douze de renouveler le
repas d'adieu dans lequel ils voyaient, nous l'avons
constaté, un sacrifice de communion, d'alliance et
d'expiation.
2° La réitération du repas d'adieu d'après le livre
des Actes. ■ — A dessein, ne sont pas mentionnés ici les
textes où il n'est certainement pas ou peut-être pas
parlé de la fraction eucharistique. Luc, xxiv, 13-35
(la scène d'Emmaus), art. Eucharistie, col. 1065-
1066; Gai., n, 12 (les repas d'Antioche), col. 1059;
Act., xxvn, 35 (sur le bateau), col. 1060.
827 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE
828
1. A Jérusalem (Act., n, 42-46). — Après avoir
raconté le premier discours de Pierre à Jérusalem, le
livre des Actes ajoute : n, 41 : « Ceux qui reçurent la
parole... furent baptisés; et ce jour-là le nombre des
disciples s'augmenta de trois mille personnes envi-
ron. 42. Ils étaient assidus à entendre la prédi-
cation des Apôtres, à vivre en communauté, « par-
ticiper ù la fraction du pain, t'Î) xXàaei toû &pTou,
et aux prières.
Il a été démontré, Eucharistie, col. 1000-1068. que
les mots fraction du pain désignent ici l'accomplisse-
ment du rite de la cène, l'eucharistie. « Cette opinion
est celle de presque tous les exégètes catholiques et de
quelques protestants. » Jacquier, Les Actes des Apôtres,
Paris, 1920, p. 87. Voir aussi Thomas, art. Agape, dans
Suppl. du Diction, de la Bible, t. i, col. 142-143.
Au même chapitre, quelques phrases plus loin, le
livre des Actes, dans Une description de la vie des pre-
miers chrétiens, insère ce trait, n, 40 : « Chaque jour
ils étaient assidus d'un même cœur au Temple et rom-
pant le pain à la maison, xXwvxsç te xoct'oïxov ôcp-rov,
ils prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de
cœur, glorifiant Dieu et trouvant grâce devant le
peuple. » De nouveau donc apparaît la locution em-
ployée quatre versets plus haut pour désigner l'eucha-
ristie. Aussi un certain nombre de commentateurs
croient que cette fois encore les mêmes mots ont le
même sens. L'auteur déclarerait que d'une part les
premiers fidèles allaient encore prier dans le Temple,
et que d'autre part dans leurs maisons privées ils célé-
braient la cène chrétienne, la fraction eucharistique.
Ou bien, on unit les mots rompant le pain à « ils pre-
naient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur ».
On conclut que la cène se célébrait au cours d'un
repas collectif, marqué au coin d'une sainte joie et
dépourvu de tout faste. Ou bien, on distingue les deux
locutions : rompre le pain et prendre la nourriture.
Le livre des Actes raconte alors que les premiers
chrétiens prient au Temple, et que dans leurs maisons
ils rompent le pain, c'est-à-dire célèbrent la cène. Puis
l'auteur ajouterait que « ces deux devoirs accomplis,
les fidèles recueillent le fruit de leur double fidélité.
Le nouvel Israël mange son pain en liesse, glorifiant
Dieu et uni à son peuple. » Rongy, La célébration de
l'eucharistie au temps des apôtres, dans Cours et
conférences des semaines liturgiques, 1920, p. 183, Lou-
vain, 1927. D'après l'une et l'autre explication, la
fraction du pain désignerait ici la cène. C'est l'inter-
prétation proposée déjà dans ce Dictionnaire, Eucha-
ristie, col. 1067, et à laquelle l'auteur reste fidèle.
L'opinion contraire était signalée, op. cit., col. 1068, et
il faut reconnaître qu'elle est celle d'un grand nombre
d'exégètes. Le livre des Actes ferait seulement savoir
ici que les premiers fidèles prenaient leur repas en
commun dans plusieurs maisons avec joie et simplicité
de cœur. Pourtant si Luc ne voulait ici parler que de
la nourriture ordinaire, il eût été assez inutile de dire
que les chrétiens ne mangeaient pas au Temple mais
dans leur maison. Rongy, toc. cit.; VOlker, op. cit.,
p. 31.
2. A Troas (Act., xx, 7-11). — Vers l'an 58, l'Apôtre
est à Troas avec des compagnons de voyage. « 7. Or,
le premier jour de la semaine, comme nous étions
réunis, cuvT.yiiivcov, pour rompre le pain, xXâaou apxov,
Paul, devant partir le lendemain, s'entretint avec
ceux ci (les disciples) et il prolongea son discours jus-
qu'à minuit... 11. Paul rompit le pain et mangea, puis
il parla longtemps encore jusqu'au jour; après quoi
il partit. » Sur ce texte, voir Eucharistie, col. 1059-
1000. L'auteur le marque en termes exprès : on est
réuni (c'est la synaxe) pour la fraction du pain, xx, 7.
Sans doute, Paul parle pendant toute là nuit. Rien
n'est plus naturel : les chrétiens de Troas sont heureux
de l'entendre le plus longuement possible, car il part
le lendemain. Il s'entretient donc familièrement avec
eux, SteXéysTO, d'abord jusqu'à minuit. Puis, après
la chute et la résurrection d'Eutychus, de nouveau, la
fraction du pain une fois faite, Paul converse, ô(juXJj<mç,
jusqu'à l'aurore avec les fidèles qu'il allait quitter.
Mais quel qu'ait été Je prix et l'intérêt de cet entrelien
pour les disciples de Troas, le livre des Actes dit for-
mellement que la réunion eut lieu à cause de la frac-
tion du pain. Cet acte mentionné deux fois est pré-
senté comme l'essentiel. Des discours de Paul il est dit
seulement qu'ils eurent lieu à cette occasion. Ce qui
est au centre, c'est le rite eucharistique, la réitération
de la cène.
Il faut observer que cette fraction n'est pas un acte
extraordinaire, exceptionnel et qui s'accomplit uni-
quement à cause du passage de l'Apôtre. Le contraire
est affirmé en termes exprès : « Le premier jour de la
semaine, est-il écrit, comme nous étions réunis pour
rompre le pain, » Ces mots ne permettent aucun doute :
l'acte s'accomplit régulièrement une fois par semaine.
C'est Paul qui le préside, il rompt le pain. Puisqu'il
accomplit lui-même ce geste, à Troas, on voit que
l'acte lui était familier, ne lui paraissait nullement
étrange, mais tout naturel. Déjà par la lecture de ce
seul texte on est amené à conclure que la fraction
du pain s'opérait dans toutes les Églises où passait
l'Apôtre.
Conclusion. — Assurément, le livre des Actes ne
nous renseigne pas au gré de nos désirs sur ce qu'était
la fraction du pain. Son témoignage est pourtant des
plus précieux.
D'abord nous constatons que l'action est en usage
aux tout premiers jours de l'existence de l'Église,
alors qu'elle fréquente encore le Temple. Déjà les
chrétiens ont un rite particulier. Ils l'accomplissent
à Jérusalem dans les milieux judéo-chrétiens, et aussi
dans les Églises fondées par Paul et où sont admis les
païens. L'usage est donc universel. Or, l'auteur même
des Actes nous apprend dans son Évangile ce que rap-
porte aussi la première épître aux Corinthiens, c'est
que Jésus, après avoir rompu le pain à la dernière cène,
avait ordonné à ses disciples de faire cet acte en mé-
moire de lui. Nul doute, la fraction des premiers
chrétiens est la reproduction de celle du repas d'adieu.
Si la première fut un acte sacrificiel lié à l'immolation
du Calvaire, la seconde l'est donc aussi. Cette conclu-
sion admise, on s'explique à merveille l'importance de
ce rite, on comprend pourquoi avec « la prédication
des apôtres et la vie en communauté », il donne son
originalité au nouveau peuple de Dieu. Act., n, 42
De même, l'antithèse entre les prières du Temple et la.
fraction du pain se justifie à merveille : ici les sacri-
fices lévitiques, là ce qui les remplace, l'oblation nou-
velle. « Chaque jour les chrétiens étaient assidus d'un
même cœur au Temple et rompaient le pain dans leurs
maisons... » Si vraiment ce geste est l'équivalent du
sacrifice juif, on explique mieux que par toute autre
hypothèse les heureux efïets que le livre des Actes
attribue à ce rite : il glorifie Dieu, il ménage aux fidèles
joie et simplicité de cœur. Act., n, 40. Enfin, on com-
prend pourquoi cet acte se répète si souvent, « chaque
jour », Act., n, 40, ou du moins une fois par semaine,
Act., xx, 7 : il tient la place des sacrifices qu'Israël
répétait perpétuellement. Aussi, même si la commu-
nauté a la bonne fortune de recevoir un grand apôtre,
elle ne supprime pas la fraction pour pouvoir consa-
crer tout le temps où elle demeure avec lui à recevoir
ses enseignements. Ce rite s'accomplit comme d'ordi-
naire et c'est lui-même qui le préside.
Reprenant une opinion déjà soutenue (Brandt et
Goguel), Lietzmann, op. cit., p. 239, conclut de l'em-
ploi des seuls mots fraction du pain dans le Livre des
829
MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE
830
Actes que, d'après l'auteur et les fidèles dont il
rapporte les usages, la cène se célébrait alors sans
bénédiction de la coupe. On l'a fait observer, ce silence
n'est pas négation. De tout temps on a, pour abréger,
désigné un ensemble de rites par l'un d'entre eux, le
premier, le principal ou même un autre. C'est ainsi
que le mot messe des catholiques désigne en vertu
de l'usage toutes les paroles et tous les rites du sacri-
fice eucharistique alors que, par son origine et au sens
étymologique, il ne fait allusion qu'à, un seul acte. De
même si on parle simplement de la manducation de
l'agneau pascal, on ne nie pas que tous les autres rites
prescrits aient été accomplis. Puisque le livre des
Actes ne donne pas une description complète de toutes
les opérations de la cène, il n'a pas à mentionner la
coupe. L'explication de son silence n'est-elle pas des
plus simples? Les mots fraction du pain et cène avaient
même signification. Vôlker, op. cit., p. 38.
3° Saint Paul et la cène chrétienne. — Saint Paul
nous apprend que les Corinthiens se réunissaient en
assemblée, I Cor., xi, 18, 20, 33, 34; ils prenaient les
uns à côté des autres de la nourriture, xi, 20-22, 33-34,
et ils croyaient ainsi manger le repas du Seigneur, xi,
20. Si l'Apôtre leur reproche les fautes qu'ils com-
mettent à cette occasion, il se garde bien de leur inter-
dire cette assemblée. Il veut seulement qu'elle soit ce
qu'elle doit être. Aussi leur rappelle-t-il le véritable
sens de l'acte qu'ils accomplissent. Pour leur en
montrer la sainteté, il leur enseigne qu'il a son origine
dans le geste et les paroles de la cène. Après avoir
distribué le pain, le Christ a dit : « Faites ceci en
mémoire de moi. » La même recommandation a été
donnée par lui après qu'il eut fait circuler la coupe
de vin. C'est donc pour répéter les paroles, pour
réitérer l'acte du Christ sur les deux éléments que
l'assemblée a lieu, xi, 23-25, que les fidèles mangent
ce pain et boivent ce vin. xi, 26-29.
S'il en est ainsi, le langage de Paul montre que,
non seulement la communauté de Corinthe, mais toutes
les Églises doivent réitérer le repas du Seigneur.
L'Apôtre pour inviter ses correspondants à le faire,
n'invoque pas des considérants qui vaudraient pour
leur communauté seulement. On doit manger le pain
et boire le vin sur lesquels sont prononcées les paroles
du Sauveur, parce qu'il a lui-même ordonné de le
faire. C'est donc une loi générale qui s'impose à
tous les disciples, à toutes les Églises. Ainsi le
texte de l'Épître aux Corinthiens nous oblige à
conclure que saint Paul donnait à toutes les chré-
tientés fondées par lui l'ordre de réitérer le repas
■d'adieu.
Il nous enseigne aussi ce qu'on doit voir en cet acte.
Amené à défendre aux chrétiens de prendre part aux
banquets sacrés qui accompagnaient les sacrifices
païens et où l'on mangeait des viandes consacrées aux
idoles, Paul écrit, x, 14 : « C'est pourquoi, mes bien-
.aimés frères, fuyez l'idolâtrie. 15. Je vous parle comme
à des hommes intelligents. Jugez vous-mêmes ce que je
vous dis. 1G. Le calice de bénédiction que nous bénis-
sons n'est-il pas communion au sang du Christ? Le
pain que nous rompons n'est-il pas communion au
<jorps du Christ? 17. Puisqu'il y a un seul pain, nous
sommes un seul corps, tout en étant plusieurs, car tous
nous participons à ce pain unique. 18. Regardez
l'Israël selon la chair : Ceux qui mangent les victimes
ne sont-ils pas participants de l'autel? 19. Que dis-je
<lonc? Que l'idole est quelque chose ou que la viande
immolée aux idoles est quelque chose? 20. (Non), mais
que la victime immolée par les païens, ils l'immolent
au démon et non à Dieu. Or, je ne veux pas que vous
entriez en communion avec le démon. 21. Vous ne
pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la
taLle du démon. 22. Ou bien, provoquerez-vous la
jalousie du Seigneur? Sommes-nous plus forts que
lui? »
Déjà, une étude approfondie de ce morceau l'a
prouvé, saint Paul affirme que les fidèles, en partici-
pant au pain et à la coupe de la cène, communient
véritablement au corps et au sang du Seigneur.
Eucharistie, col. 1044-1052. Reste à examiner si ce
développement atteste le caractère sacrificiel de la
cène chrétienne.
Un premier fait ne semble pas discutable : saint
Paul oppose aux viandes mangées après certains
sacrifices païens ou juifs le pain que les fidèles rompent
à la table du Seigneur, x, 16, 22, et ce qu'ils boivent <luns
la coupe du Seigneur, x, 16, 21. « Au repas sacriliciel
des païens et des juifs correspond chez les chrétiens la
cène. » Lietzmann, op. cit., p. 180, 227.
En conséquence, et ce fait admis, la conclusion
ne paraît pouvoir être mise en doute par personne : les
mets dont il s'agit, ceux de la réitération de la cène
primitive, les aliments eucharistiques sont « quelque
chose qu'on peut assimiler à une ôuaîoc ». Allô, La
synthèse du dogme eucharistique chez saint Paul, Revue
biblique, 1921, p. 323. « Dès là qu'il met la cène en
parallèle avec le sacrifice de l'Ancien Testament, saint
Paul donne en même temps à entendre que, d'une
certaine manière, elle a pour les chrétiens pris sa
place. » Vôlker, op. cit., p. 78.
Autre argument qui prouve la même vérité : le
païen qui, dans les banquets des sacrifices, mange des
viandes consacrées aux idoles, eîSmXoOutov, x, 19,
entre en communion avec les démons, x, 20. L'Israélite
qui consomme une partie d'un animal offert en sacri-
fice, Ouata, est en communion avec l'autel. Saint Paul
emploie ce dernier mot soit à la place du nom de Jahvé
que, par respect, les juifs d'alors évitaient le plus
possible de prononcer, soit parce que la transcendance
du Dieu d'Israël ne permet pas de penser qu'on com-
munie avec lui directement, mais autorise seulement à
penser qu'on reçoit un mets de sa table, soit enfin à
cause de l'éminente sainteté de l'autel juif. Matth.,
xxni, 18, 20. Qu'importe d'ailleurs le motif pour lequel
ce mot a été employé; ce qui est sûr, c'est que la man-
ducation de la victime juive fait entrer en rapport non
seulement avec une pierre sacrée, mais avec Jahvé lui-
même : le contexte le démontre et d'ailleurs cette
conception était communément admise en Israël.
Pourquoi les idolothytes mettent-elles en relation avec
les démons, et les victimes juives avec Jahvé? L'Apôtre
le dit : Parce que les premières ont été offertes en
sacrifice aux démons, les secondes à Jahvé. Donc puis-
qu'il y a un troisième repas sacré, celui des chrétiens,
et qu'il fait lui aussi, d'après saint Paul, entrer en rap-
port avec Dieu, c'est que les mets consommés ont été
offerts en sacrifice à Dieu. Le pain que nous rompons
est communion au corps du Christ, x, 16, la coupe de
bénédiction est communion au sang du Christ, x, 16,
parce que ces mets sont des Ouata, des aliments immo-
lés à Dieu. La « double comparaison avec les sacrifices
païens et judaïques montre bien que la participation
du chrétien au corps et au sang de Jésus-Christ était
une participation à un sacrifice réel, et que le pain rom-
pu et mangé, le calice béni et bu avaient été offerts en
sacrifice, aussi bien que les animaux immolés à Jéhovah
par les juifs et aux idoles par les païens. » Mangenot,
art. Autel, 1. 1, col. 2576.
Quelle est cette oblation à laquelle l'eucharistie fait
ainsi participer les fidèles? A coup sûr, d'abord celle
de la croix. D'après saint Paul, le Christ fut « la vic-
time propitiatoire par son sang », Rom., m, 25, et
« l'agneau pascal immolé pour nous ». ICor.,v, 7. Il s'est
« livré à Dieu pour nous comme une oblation et un
sacrifice d'agréable odeur». Eph.,v, 2. Aussi l'Apôtre
le dit-il formellement aux fidèles : « Toutes les fois que
831
MISSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE
832
vous mangez ce pain et que vous buvez ce vin (de la
cène chrétienne), vous annoncerez la mort du Sei-
gneur. » I Cor., xi, 26.
Et comme d'autre pari il est bien établi que l'auteur
aflirnie la participation réelle du chrétien au « pain
unique » de tous les fidèles, au vrai corps et au vrai
sang du Sauveur, déjà il faut admettre qu'à la cène
les disciples de Jésus reçoivent la chair qui jadis
s'offrit d'une manière sanglante sur le Calvaire.
Mais l'eucharistie n'est-elle un repas sacrificiel que
par une commémoraison, un rappel, une représenta-
tion symbolique de la mort du Christ sur la croix?
Saint Paul ici veut-il dire seulement que le fidèle en
réitérant la cène primitive mange le corps et boit
le sang qui ont autrefois constitué l'oblation du Gol-
gotha? Non, à n'en pas douter. La comparaison de
l'apôtre va plus loin. Ce que consomment les païens,
c'est une viande qui, non seulement a été immolée,
mais qui garde ce caractère au moment où on la mange,
c'est l'idolothyte. De même, après les sacrifices dits
pcciftques, les juifs participent aux chairs de la vic-
time et ces chairs restent au moment même où on
s'en nourrit, des viandes sacrées. Elles sont des hosties,
0uaia, elles r.e sont même mangées que pour ce motif,
parce qu'elles ont ce caractère.
Si donc la comparaison de Paul a quelque valeur,
voici ce qu'elle atteste : Le corps et le sang du Christ
en communion desquels entre le fidèle à la cène, n'ont
pas été seulement immolés jadis sur la croix. Mais, à la
table et dans la coupe du Seigneur, ils sont encore à
l'état de victime, Guaia. La présentation des deux
éléments, l'un solide, l'autre liquide, l'emploi des deux
formules, l'une où est mentionné le corps, l'autre qui
parle du sang, aident les fidèles à mieux comprendre et
avoir du moins en figure ce caractère de chair immolée,
Ouata, que revêt le Christ à la cène. Et parce qu'il
n'est pas comme le pauvre animal des rites païens et
juifs un être sans âme, parce que dans le sacrifice
comme dans tout acte de religion l'élément moral est le
plus important, parce que le serviteur de Jahvé « offre
sa vie pour le péché » et « intercède pour les coupables »,
Is., un, 12; parce que l'Évangile est le culte nou-
veau, celui par lequel le Très-Haut est adoré en esprit
et en vérité, on est autorisé à tirer cette conclusion :
en tout lieu où Jésus est à l'état d'hostie, que ce soit
à la cène ou sur la croix, et que l'Écriture le dise en
termes formels ou non, il fait à Dieu l'offrande de sa
vie et de sa mort, de sa chair et de son sang.
Ainsi, d'après la première Épître aux Corinthiens,
l'eucharistie, la réitération par les chrétiens de ce
qu'a fait le Christ au repas d'adieu est un banquet
sacrificiel, un festin où la victime de la croix, le corps
et le sang du Sauveur apparaissent en l'état d'immola-
tion, état que souligne la dualité des éléments repré-
sentatifs et des formules prononcées, état dans lequel
Jésus ne peut être sans s'offrir intérieurement à son
Père. Brir.ktrir.e, cp. cit., p. 34-38.
A l'appui de cet argument on trouve un confirmatur
dans la locution table du Seigneur, Tpân:s£a xupîou, qui
est employée ici, x, 21. En effet, d'après l'Ancien Tes-
tament, le mot table, s'il n'est pas pris dans un sens pro-
fane mais religieux, signifie autel. Les cas sont fort
nombreux, par exemple : Ez., xli, 22; xliv, 16; Mal.,i,
7, 12. A noter surtout l'Exode, où ce terme est em-
ployé seize fois pour désigner la table des pains de pro-
position, c'est-à-dire l'autel sur lequel on les déposait
Aussi est-il tout naturel de penser que la table du Sei-
gneur, c'est son autel et de conclure qu'il y a un sacrifice
chrétien. De nombreux commentateurs ont fait cette
remarque. Voir Lamiroy, op. cit., p. 194-195; Allô,
op. cit., p. 324.
Il semble bien d'ailleurs que cette tablé du Seigneur
s'oppose à l'autel juif, au OuoiaaTYjpiov. x, 18. Sur
la pierre sacrée du temple de Jérusalem étaient immo-
lés à Jahvé des sacrifices : donc sur cette table du
Seigneur que possèdent les chrétiens sont placées des
victimes.
L'autre antithèse n'est pas moins suggestive. La
table du Seigneur est aussi opposée à la table des
démons, x, 21. Cette dernière est, d'après l'Écriture,
l'autel païen où l'on opère des sacrifices. Isaïe menace
les hommes qui « ont oublié la montagne sainte et
dressé une table à la Fortune (d'après la Vulgate), ~C>
Sat(jLovîcp TpàneÇav (d'après les Septante) pour offrir des
libations ». lxv, 11. Le mot désigne donc bien ici l'objet
sur lequel on sacrifie. Les auteurs profanes parlent eux
aussi de tables qui sont employées comme autels dans
le culte privé. Lamiroy, op. cit., p. 202, n. 2. Pour
montrer que ce mot désigne un objet sur lequel sont
placées simplement non des viandes à manger, mais
des victimes à immoler, on peut encore faire l'observa-
tion suivante. Dans les papyrus qui invitent à des
festins où sont servies des viandes consacrées aux
idoles, les convives sont priés de se rendre non à la
table, TpârcsÇa, mais sur le lit, xXeîvrj : « Charémon te
prie, te convie pour dîner sur le lit, elç xXefcvnv, du
seigneur Sérapis, dans le Sérapéion, etc. » Ou encore :
« Antonios, fils de Ptolémaios, te prie de dîner sur le lit,
eîç x>£tvY]v, du Seigneur sérapis, chez Clodios, fils de
Sérapion, etc.. » Grenfell et Hunt, The Oxyrrinchus
Papyri, Londres, 1898-1904, 1. 1, n. 110; t. m, n. 523.
On est donc amené à conclure que les mots table
des démons désignent l'autel des païens où est immolée
la victime, et non ce sur quoi elle est placée pour être
mangée. S'il en est ainsi, ce qui dans la même phrase
lui est expressément opposé, la table du Seigneur, doit
être non pas l'objet sur lequel se trouvent le corps
et. le sang du Christ, mais celui sur lequel ce corps
et ce sang sont constitués à l'état de victime.
Il est impossible de ne voir dans cet autel que la
croix sous prétexte que là seulement Jésus fut mis à
mort. Car Paul, dans la même phrase où il parle de la
table du Seigneur, a d'abord mentionné comme étant
sur le même plan la coupe du Seigneur. Or, cette der-
nière se rapporte à la cène seule et non au Calvaire.
Donc," il faut aussi admettre que la table du Seigneur
est ici l'objet sur lequel le corps et le sang du Sau-
veur sont constitués en l'état de victime pour être
ensuite consommés par les fidèles.
Mais ce rapprochement ne crée-t-il pas à son tour
une nouvelle difficulté? La table et la coupe du Seigneur
sont juxtaposées dans une même phrase, x, 21. Le pre-
mier mot ne fait-il pas penser seulement au repas, puis-
que le second ne désigne qu'un breuvage? Les idées
d'autel, de victime et de sacrifice seraient ainsi exclues.
Comme on l'a fort judicieusement observé, même « si le
mot TpàrceÇa désigne directement le saint repas com-
posé de la chair et du sang du Sauveur », ce terme fait
image et il présente à l'esprit l'idée d'un objet, pareil à
celui sur lequel est immolée la victime offerte aux
idoles. Le calice d'ailleurs peut fort bien suggérer la
pensée d'une coupe de libation comme la table appelle
ici la notion du sacrifice.
Rien ne s'oppose donc à ce que ce terme Tp<x7re£a
désigne, au moins d'une manière indirecte, « mais réel-
lement et certainement l'autel chrétien », « une table
sur laquelle le corps et le sang de Jésus-Christ ont été
offerts en sacrifice et sur laquelle les chrétiens viennent
recevoir cette divine nourriture. » Mangenot, loc. cit.
Que si enfin bn se refuse à tirer des seuls mots « table
du Seigneur » cette conclusion, ou si, ma gré tous les
arguments présentés, on ne veut voir en cet objet que
ce sur quoi sont déposés le pain corps et la coupe sang
de Jésus, on ne peut pas refuser d'admettre ce qui est
affirmé non par deux mots, mais par tout le morceau
ici étudié. Ce qui est déposé sur cette table est l'équi-
833
MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX
834
valent des viandes immolées aux idoles par les païens
ou à Jahvé par Israël, c'est donc le corps et le sang à
l'état de victime, le corps et le sang offerts à la divinité.
Les commentaires dont saint Paul un peu plus loin
dans la même épître encadré le récit du repas d'adieu,
les recommandations qu'il adresse aux Corinthiens
pour assurer sa digne et sainte réitération confirment
cette conclusion. A trois reprises il rappelle que les
disciples sont tenus de faire de nouveau ce qui a été
accompli à la cène, xi, 24, 25, 20. Là, le Christ présent
avait donné son corps pour les Douze et présenté à son
Père te sanq qui sur la Croix devait sceller la nouvelle
alliance. Donc Jésus, dans la cène chrétienne, se mani-
feste comme ayant été jadis mis à mort; et pendant
que paroles et rites rappellent et figurent exté-
rieurement la séparation de son corps et de son sang,
il offre encore une fois à son Père son immolation
de la croix. On comprend alors le sens profond du
mot de l'Apôtre : « Chaque fois que vous mangez ce pain
et que vous buvez ce vin, vous annoncez la mort du
Seigneur ». xi, 26. La recommandation de s'approcher
■> dignement » de la cène, xi, 27, l'ordre de s'éprouver
avant de recevoir les aliments sacrés, xi, 28, les
menaces et les châtiments dirigés contre les indignes
qui communient au corps du Christ sans le discerner,
xi, 29, 30, tout' peut s'expliquer, se justifier par ce
seul fait que l'eucharistie donne vraiment aux fidèles
la chair et le sang de Jésus et que le profaner c'est
« se rendre coupable contre le corps du Seigneur ». xi,
27. .Mais il faut convenir que préceptes et sanctions se
comprennent mieux encore si la cène est un repas
sacrificiel, si la victime du Calvaire s'y retrouve pour
de nouveau se donner aux hommes et s'oflrir à Dieu.
Qu'on se rappelle les croyances juives et l'enseigne-
ment de l'Ancien Testament : « Quant à la chair du
sacrifice pacifique, tout homme pur pourra en manger.
Celui qui mangera la chair du sacrifice des pacifiques
(selâmim) appartenant à Jahvé, en ayant une impu-
reté, celui-là sera retranché de son peuple. Et celui
qui touchera quelque chose d'impur, souillure
d'homme ou animal impur, ou toute autre abomination
impure et qui mangera de la chair de la victime paci-
fique appartenant à Jahvé sera retranché de son
peuple. » Lev., vn, 19-21.
Des critiques croient devoir expliquer par des infil-
trations du paganisme ce que dit saint Paul des châ-
timents inlligés par Dieu aux Corinthiens coupables
d'avoir profané le repas du Seigneur : « C'est pour-
quoi il y a parmi vous tant de gens malades et qu'un
bon nombre sont morts. » xi, 30. Il est bien plus natu-
rel de se rappelir ce que raconte si souvent l'Ancien
Testament des punitions qui frappaient les profana-
teurs des choses saintes. L'antique menace, bien connue
de Paul et de tous les juifs, se réalise non plus en raison
d'impuretés charnelles mais de fautes morales : Ils sont
retranchés du peuple ceux qui mangent, sans avoir la
sainteté requise, la chair immolée à Jahvé!
Conclusion. — D'après saint Paul, comme les juifs
et les païens, les chrétiens ont leur banquet sacré, leur
autel, un mets qui a été ofiert en sacrifice et par lequel
ils entrent en communion avec Dieu. C'est le pain
qu'ils rompent, la coupe qu'ils bénissent en mémoire
de Jésus pour annoncer sa mort et pour faire ce qu'il a
fait lui-même dans la nuit où il fut livré, i n acte sacri-
ficiel. Le même que les païens par l'idolothyte entrent
en rapport avec les idoles, c'est-à-dire avec le démon,
de môme que les Israélites par la manducation des vic-
times sacrées participent à l'autel, deviennent les
hôtes, les c onvives de Jahvé, se nourrissent des mets de
sa table, de même les fidèles s'unissent au Christ à
leur repas sacré : le calice est communion à son sang,
le pain communion à son corps. Ainsi, par leur cène,
les chrétiens entrent dans la plus étroite intimité
DJCT. DE THÉOL. CATH.
avec Jésus et en lui se rapprochent étroitement les uns
des autres; l'eucharistie leur donne à tous même vie,
celle du Seigneur, et fait d'eux un seul corps, celui du
Christ. Que s'ils reçoivent cette chair sacrée sans avoir
les dispositions requises, ils pèchent contre elle et
s'exposent au châtiment qui atteignait en Israël les
profanateurs des sacrifices lévitiques. Mais, si le pain
est un corps immolé, si la coupe contient le sang d'une
victime, les actes qui donnent à ce pain, à cette coupe
un tel caractère, les rites qui font de ces éléments une
hostie, la fraction et la bénédiction, constituent un
un sacrifice.
Que tel soit l'enseignement de saint Paul et partant
la croyance vers l'an 50 de toutes les Églises fondées par
lui, on ne le nie plus guère, on le conteste de moins en
moins. C'est ainsi que les deux dernières études pu-
bliées sur l'eucharistie, celles de Lietzmann, op. cit.,
p. 178 sq., 251 sq„ et de Volker, op. cit., p. 79, admet-
tent bon nombre de ces conclusions. Mais, avec presque
tous les critiques indépendants, ils prétendent que
l'Apôtre a transformé le concept primitif de la cène.
Comme ils n'apportent, pour le démontrer, aucun
argument nouveau, il suffit de renvoyer le lecteur à
l'examen qui a été fait de cette hypothèse. Eucha-
ristie, t. v, col. 1083 sq.
4° L' Épître aux Hébreux. — Cette lettre contient-elle
des affirmations qui empêchent ou qui permettent de
voir dans la réitération de la cène un sacrifice?
Nul doute; des textes formels de cette lettre ensei-
gnent que le Christ, prêtre unique de la loi nouvelle,
s'ofïre comme victime unique, par une oblation unique
pour nous obtenir le pardon de nos péchés. Jésus est
« le grand pontife parfait »,iv, 14; il l'est « pour l'éter-
nité selon l'ordre de Melchisédech ». vi, 20, vn, 21.
Tandis que « les prêtres juifs étaient nombreux, parce
que la mort ravissait à chacun d'eux sa dignité, le
Christ demeurant à jamais, possède un sacerdoce qui
ne passe pas ». vn, 23-24. Il « n'a donc pas besoin d'offrir
chaque jour des sacrifices d'abord pour ses propres
péchés, ensuite pour ceux du peuple; car il l'a fait
une fois pour toutes en s'ofïrant lui-même ». vu, 27.
» Lorsqu'il se présenta en qualité de grand prêtre des
temps à venir..., il entra une jois pour toutes avec son
propre sang dans le sanctuaire, (nous) ayant acquis
une rédemption éternelle... » Ce. « sang du Christ qui,
par le moyen d'un esprit éternel, s'est offert lui-même
sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des
œuvres mortes... » ix, 11-14. Jésus n'a pas du s'offrir
lui-même à plusieurs reprises, de même que le grand
prêtre entre chaque année dans le sanctuaire avec du
sang qui n'est pas le sien, autrement il aurait été obligé
de souffrir plusieurs fois depuis la création du monde.
« Mais il s'est montré une (ois, dans les derniers âges
pour abolir le péché par son sacrifice... Il s'est offert
ainsi une seule fois pour faire disparaître les fautes
de la multitude. »ix, 25-28. « Les sacrifices juifs étaient
incapables de purifier parfaitement et d'ôter les
péchés », x, 1, 2, 4, 11, « le Christ nous a sanctifiés
une fois pour toutes par l'oblation de son corps ». x, 10.
« Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour tou-
jours ceux qui sont sanctifiés. » x, 14.
Ce langage est des plus clairs. Il atteste d'abord que
Jésus est le seul souverain pontife de la nouvelle loi.
Les grands prêtres juifs se succédaient pour deux
motifs : parce qu'ils étaient soumis à la mort, et parce
qu'aucun des sacrifices offerts par eux pendant leur
vie ne suffisait pour sanctifier à jamais Israël. Or
Jésus, au contraire, a immolé une victime qui a obtenu
« la rédemption éternelle », ix, 12, et il est « toujours
vivant », vu, 25, il est le i célébrant du sanctuaire
céleste », vm, 2; il y est « entré avec son sang », ix, 12,
pour y demeurer <• le médiateur d'une alliance nou-
velle et meilleure ». vm, G ; ix, 15. « Présent à la face de
X. — 27
83;
MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HEUREUX
83G
Dieu pour nous », ix, 21, « assis à sa droite », x, 12, « il
intercède sans cesse en notre faveur ». vu, 25.
Deuxième affirmation : Le Christ a offert une vic-
time unique, son corps et son sang. 11 n'y a pas et il ne
saurait y avoir pour le chrétien d'autres hosties. Nom-
breux étaient les animaux qui, sous la loi juive, pou-
vaient être immolés au Seigneur et il y avait aussi des
oblations non sanglantes. Mais « le sang des taureaux
et des boucs était incapable de faire disparaître les
péchés », x, -1; les sacrifices de la loi « ne pouvaient
donner la perfection pour toujours », x, 1; Dieu
« n'agréait pas ces holocaustes, ces offrandes pour le
péché, ces oblations et ces victimes diverses ». vm,
5-7. « Le corps que le Créateur a formé au Christ »,
vni,'5-10, « le sang » qu'il lui a donné, ix, 12, 14, Jés.us
« lui-même », telle est la seule victime de h' loi nouvelle.
Et enfin, à plusieurs reprises et dans les termes les
plus formels, il est dit qu'une fois pour toutes cette seule
hostie des temps nouveaux a été offerte par l'unique
souverain pontife des chrétiens. En Israël, les mêmes
sacrifices étaient toujours à répéter parce qu'ils
étaient imparfaits. Ainsi le grand prêtre recommen-
çait chaque année le rite de l'expiation dans le Saint
des Saints. Mais puisque Jésus s'est offert lui-même
sur la"croix, pour entrer ensuite avec son sang dans le
ciel, il a donc présenté à Dieu une victime « sans
tache », ix, 14; apte « à purifier les consciences » du
premier coup, une bonne fois et pour toujours, ix, 14.
Puisque « son sang » versé sur le Calvaire et introduit
ainsi*.dans le tabernacle céleste a détruit le péché, ix,
25-28, on peut dire qu'il « a obtenu une rédemption
éternelle ». ix, 12. Aussi l'Épître aux Hébreux déclare-
t-elle^en termes exprès et à neuf reprises différentes
que le Christ n'a pas à « s'offrir plusieurs fois », que
son oblation sur la croix est « unique ». iv, 14; vu, 27;
ix, 12; ix, 25, 26, 28; x, 10, 12, 14.
Cet écrit enseigne-t-il que la réitération de la cène a
le caractère d'un sacrifice? C'est ce que nous recher-
cherons dans un instant. Mais s'il le dit ou le laisse
entendre, déjà un point doit demeurer hors de toute
contestation : cette oblation ne fait qu'un avec celle
de la croix; elle ne tend ni à la remplacer, ni à la
compléter; la victime doit être la même, la seule hostie
qui ait de la valeur aux yeux des fidèles, le corps et le
sang du Christ; et enfin, les officiants de cet acte ne
sauraient intervenir que pour être les porte-paroles, les
représentants de l'unique pontife des chrétiens, Jésus,
seul grand prêtre de la nouvelle Loi.
Ceci posé, reste à voir si l'Épître aux Hébreux attri-
bue le caractère d'un sacrifice à la réitération de la
cène, telle que la célébraient certainement les chrétiens
à l'époque où cet écrit fut composé. La réponse à cette
question dépend du sens qu'on attribue à la phrase :
Nous avons un autel dont ceux-là n'ont pas le droit de
manger qui font le service du tabernacle, xm, 10. Or,
il est impossible de discuter cette proposition en l'iso-
lant de son contexte. Le voici :
« xm, 7. Souvenez-vous de vos guides qui vous ont
annoncé la parole de Dieu et considérant quelle a été
l'issue de leur vie, imitez leur foi. 8. Jésus-Christ est le
même hier et aujourd'hui. Il le sera éternellement. 9.
Ne vous laissez pas emporter par des opinions diverses
et étrangères, car il est bon d'affermir son cœur par la
grâce et non par des aliments qui n'ont servi de rien à
ceux qui s'y attachent. 10. Nous avons un autel dont
n'ont pas le droit de manger ceux qui font le service
du tabernacle. 11. Car sont brûlés hors du camp les
corps des animaux dont le sang offert en sacrifice pour
le péché est porté dans le sanctuaire par le grand
prêtre. 12. C'est pour cela que Jésus, lui aussi, devant
sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors
de la porte. 13. Sortons donc tous du camp pour aller à
lui, en portant son opprobre. 14. Car nous n'avons
point ici de cité permanente, mais nous cherchons celle
qui est à venir. 15. Par lui donc offrons sans cesse à
Dieu un sacrifice de louanges, c'est-à-dire le fruit des
lèvres qui honorent son nom. 10. Et n'oubliez pas la
bienfaisance et la libéralité, car par de tels sacrifices
on se rend Dieu favorable. »
Un critique contemporain a donné de ce morceau
une interprétation toute nouvelle. D'après O. Holtz-
mann, Der Hebraerbrief und dus Abendmnhl, dans
Zeitschri/t fur die N. T. Wissensclvtfl, 1909, p. 251-
200, l'épître combattrait une doctrine et une tendance
étrangères au christianisme, doctrine qui attribuerait
à l'eucharistie, et non à la grâce, une force spiri-
tuelle, tendance à présenter la communion comme un
repas de sacrifice où les fidèles mangeraient la chair
du Christ offert en victime sur la croix. Au >-. 9 serait
dénoncée l'erreur : les fidèles sont invités à ne pas se
laisser entraîner vers des opinions contraires à la foi
primitive, à ne pas croire que l'on affermit son cœur par
certains mets, alors que seule la grâce peut fortifier
notre âme. Or, fait observer Holtzmann, il ne peut être
question ici ni des idolothytes, ni des aliments purs de
la loi mosaïque, ni des viandes des sacrifices juifs,
puisqu'on ne mangeait aucune de ces nourritures pour
fortifier son cœur. Si plusieurs chrétiens croyaient pou-
voir consommer de tels aliments, ce n'était pas pour
y trouver une puissance spirituelle. Donc, le mets
auquel on attribuait la puissance d'affermir l'âme, au
lieu de réserver cet effet à la grâce, ne peut être que l'eu-
charistie. A cette erreur, la lettre, dans les versets
qui suivent, oppose l'enseignement chrétien primitif.
Comme l'a maintes fois ailleurs affirmé l'épître, le
Christ est une victime expiatoire qui s'est offerte pour
le péché, vu, 27; vm, 3; ix,26, 28; x, 12. En cet endroit
même est rappelée cette doctrine : Jésus a versé son
sang pour sanctifier le peuple, xm, 12. Or la loi défen-
dait de manger les viandes des victimes offertes en
sacrifice expiatoire, on les brûlait hors du camp, xm,
11. Il n'y a pas eu d'exception pour la chair du Christ.
// a été mis à mort, lui aussi, hors de la ville, xm, 12.
Donc on ne doit pas se nourrir de son corps. Les chré-
tiens ont un autel, 6uCTtaaxr]piov, il est vrai. Mais c'est
le Christ en personne, puisqu'il est sacrificateur et vic-
time, Ouaîa. Ceux qui font l'office du « tabernacle »,
en d'autres termes du « temple pneumatique du Nou-
veau Testament », c'est-à-dire les chrétiens, n'ont donc
pas le droit de manger de cet autel, xm, 10. Le faire,
c'est abandonner la doctrine primitive. D'après elle
les disciples de Jésus n'ont qu'un sacrifice, une vic-
time, un autel, ceux de la croix, oblation unique et
définitive, comme le répète maintes fois l'Épître aux
Hébreux. Le culte des chrétiens se compose donc exclu-
sivement de la louange et de la prière, xm, 14, de
l'aumône et de la charité, xm, 10.
Sans aller aussi loin, sans découvrir dans cette lettre
une attaque contre l'usage de la communion et contre
la croyance au caractère sacrificiel de la cène chré-
tienne, plusieurs critiques entendent comme O. Holtz-
mann le f. 10 : « Nous avons un autel dont n'ont pas
le droit de manger ceux qui font le service du taber-
nacle. » Pour eux aussi, les personnes ici désignées sont
les chrétiens et non les prêtres ou lévites juifs. Ces
derniers en effet n'avaient nul désir de participer à
l'eucharistie. L'auteur n'avait pas à leur dénier ce
droit; il est par trop évident qu'ils ne le réclament ni
ne le possèdent. Le sens est donc le suivant : Nous
avons un autel dont les chrétiens n'ont pas le droit de
manger. Sans doute, l'épître n'ignore pas l'eucharistie
et ne se propose pas de la combattre, mais elle ne voit
dans la cène ni un sacrifice, ni même un repas, au cours
duquel les fidèles recueillent le bénéfice de la mort du
Christ. « On ne mange pas de ce qu'il y a sur l'autel
chrétien... puisque le seul sacrifice qui procure le
837
MESSE DANS L'ÉCRIT l' H K. 1/EPITKK AUX HÉBREUX
838
salut », c'est l'oblation du Christ victime par le Christ
prêtre. Les fidèles n'ont qu'à chanter les louanges de
Dieu et a pratiquer la charité : tels sont les sacrifices
de leur culte. Réville. Les origines de l'eucharistie,
Paris. 1908, p. 70, 71 ; Goguel, L'eucharistie des ori-
gines ù Justin martyr, Paris, 1910, p. 218.
La plupart néanmoins des interprètes anciens et
modernes de toute école s'accordent au contraire pour
affirmer qu'au v. 10 l'épître dénie, non aux disciples
du Christ, mais aux prêtres et lévites juifs le droit de
manger de l'autel chrétien. Mais beaucoup, parmi les
exégète catholiques qui traduisent ainsi ce verset,
ajoutent pourtant qu'il n'est pas parlé en ce passage
d'un sacrifice eucharistique. L'autel dont le sacerdoce
mosaïque est écarté, mais auquel peuvent participer
les fidèles serait, d'après certains protestants du
xvi' siècle, les oblations qui étaient apportées à la
cène, puis distribuées aux ministres et aux pauvres.
Cette opinion semble abandonnée depuis longtemps.
D'ordinaire, pour ceux qui ne croient pas découvrir ici
une allusion à un sacrifice eucharistique, le sens est le
suivant : les chrétiens ont un autel dont prêtres et
lévites n'ont pas le droit de manger, c'est la croix à
laquelle participent les fidèles lorsqu'ils reçoivent les
fruits de la Passion ou sont incorporés à. Jésus. Cette
opinion est celle de la plupart des protestants et même
de plusieurs catholiques : S. Thomas, In Epistolam ad
Hebrœos, xm, 10, Opéra omnia, édit. Vives, t. xxi,
p. 729; Estius, Commenlarium in epistolas sancti
Pauli et reliquorum apostolorum, Cologne, 1631,
p. 1084: et un certain nombre d'historiens, exégètes et
théologiens modernes. Voir la liste dans P. Haensler,
Zu Hebr., XIII, 10, dans Biblische Zeitschrift, 1913,
t. xi, p. 403-409. Parmi eux, il faut citer surtout Renz,
Geschichle des Messopferbegriffs, Frisingue, 1902, t. i,
p. 112 sq.: 'SYieland, Der vorirenàische Opferbegriff,
Munich, 1909, p. 16 sq.
A l'appui de cette opinion, ces auteurs ont fait
valoir avec certains des arguments déjà exprimés les
considérations suivantes.
L'Épître aux Hébreux ne parle nulle part ailleurs de
l'eucharistie et n'y fait même pas allusion. Il serait
étrange que subitement elle entretînt ces lecteurs de la
cène des fidèles, sujet qui semble sans rapport avec les
thèmes généraux développés dans la lettre. Au
contraire, l'auteur a étudié longuement le sacrifice
de la croix. C'est donc encore à ce dernier que doit se
rapporter ce qui est dit de l'autel chrétien.
On est d'autant plus porté à le croire que, dans ce
morceau, certaines affirmations s'appliquent en fait
à la mort de Jésus. Ainsi, au y. 12 il est écrit que le
Christ versa son sang hors de la porte pour sanctifier
le peuple, xm, 12. Il semble donc impossible que le
mot autel employé un peu auparavant et au cours
d'un même développement, ne désigne pas la croix
ou sa victime. Or, si ce terme doit être entendu au sens
figuré, le verbe manger lui aussi qui se trouve dans la
même phrase ne peut pas être pris à la lettre. Jésus,
dit-on encore, est présenté comme crucifié hors de la
ville, c'est-à-dire dans un endroit où il ne pouvait y
avoir d'autel proprement dit. Le mot ne doit donc pas
s'entendre ici au sens propre. Enfin, l'épître invite les
fidèles à sortir hors du camp pour aller ù Jésus, xm, 13.
Celte fois de nouveau, les lecteurs sont mis en présence
d'une figure, puisque le Christ n'est plus depuis long-
temps attaché à la croix en dehors de la porte de la
ville. C'est donc en un sens spirituel qu'il faut entendre
tout le verset. Puisqu'en réalité, il n'y a pas d'autel
proprement dit, en réalité aussi, il n'y a pas non plus
manducalion. Tout ici est figure.
Cette opinion et les divers arguments sur lesquels
on l'appuie ne rallient pas tous les suffrages. Que
J'Kpître aux Hébreux, dans ce passage, parle d'autel
chrétien, c'est-à-dire d'un sacrifice dans lequel le fidèle
mange la victime de la croix, ou que du moins il soit
fait a cette doctrine « une allusion indirecte », Batifïol,
op. cit., p. 111, c'est ce qu'admettent « la plupart des
catholiques ». Lamiroy, op. cit., p. 229, n. 3. Certains
protestants même, bien qu'ils aient sur l'origine et la
nature de la messe des conceptions très différentes des
nôtres, croient pourtant qu'ici l'épître parle non seule-
ment de la croix, mais aussi de la cène chrétienne.
Drach, Épîlres de saint Paul, Paris, 1871, p. 797, citait
comme ayant jadis adopté cette opinion les non-
catholiques Bôhme, Bùlir, Ebrard, Riickert, Fausset.
On peut encore nommer Westcott, The Epistle lo the
Hebreii's, Londres, 1906, p. 439 sq.; Goetz, Die heilige
Abcndmahlsfragc in ihrer geschichllichen Entwicklung,
Leipzig, 1907, p. 195; Hammond, Notes on the sacri-
fient aspect of the holij Eucharist, Oxford, 1913, p. 23 sq.
Il semble bien que cette interprétation soit la vraie.
Pour le démontrer, pour résoudre toutes les diffi-
cultés, il est nécessaire de suivre pas à pas la marche
de la pensée.
On ne saurait a priori déclarer ce travail inutile, en
prétendant qu'il ne peut être parlé en ce morceau
de l'eucharistie parce qu'il n'en est pas question ail-
leurs. Nous sommes dans la partie morale, vers la fin
de la lettre. Là sont recommandées plusieurs vertus
que l'épître n'a pas nommées antérieurement : la cha-
rité fraternelle, la pureté conjugale, le mépris des
richesses, l'obéissance aux supérieurs spirituels. Il est
donc impossible de soutenir sérieusement qu'en ce
passage le sacrifice eucharistique ne doit pas être
mentionné., sous prétexte qu'auparavant l'auteur l'a
passé sous silence. Cette doctrine se relie même mieux
que d'autres, dont pourtant il est ici parlé, aux thèmes
généraux qu'a exposés la lettre : le Christ est média-
teur, prêtre selon l'ordre de Melchisédech, victime dont
le sang expie le péché. Il semble bien d'ailleurs que
l'Épître aux Hébreux fasse en d'autres endroits allusion
à l'eucharistie. Voir plus haut, col. 821 sq.
Que recommande ici l'auteur? Après avoir invité
les chrétiens à garder la foi de leurs chefs et de leurs
apôtres, une foi toujours pareille à elle-même parce que
le Christ est immuable, xm, 8, il les met en garde
contre les doctrines différentes de celles qu'ils ont
reçues et qui sont étrangères au christianisme, contre
ces enseignements erronés qui attribuent non à la grâce
mais à certains aliments, Ppcjjiaaw, le pouvoir de for-
tifier le cœur. Prétendre que l'eucharistie est le mets
contre lequel l'épître tient en garde ses lecteurs, c'est
supprimer de la phrase où cette nourriture est men-
tionnée toute une proposition très claire. Le t. 9
ne désapprouve pas des mets quelconques. On y lit
cette déclaration : « Il est bon d'affermir son cœur par
la grâce et non par des aliments qui n'ont servi de rien
à ceux qui y ont eu recours. » Sur le sens de ces derniers
mots aucun doute n'est possible. Pour l'auteur de
l'Épître aux Hébreux, la nourriture qui n'a servi de
rien à ceux qui y ont eu recours, ce sont des mets recom-
mandés par la loi mosaïque, aliments purs ou viandes
immolées en certains sacrifices. Or, « il est impossible
de rapporter Ppa>u,a<rt.v (aliments) à un usage chrétien
et le reste de la phrase à une pratique juive. » Goguel,
op. cit., p. 219-220.
A l'objection de O. Holtzmann : les Israélites ne
consommaient pas ces mets pour fortifier le cœur, il
est déjà possible de répondre qu'en évitant une souil-
lure légale et surtout en communiant aux viandes
offertes à Jahvé, ils voulaient se donner de la confiance,
ils affermissaient leur âme. ils fortifiaient leur cœur. C'est
même exactement ce que raconte l'Évangile : On y
voit des juifs mettre leur assurance dans les rites exté-
rieurs et non dans la pureté morale, dans l'amitié de
Dieu, dans les dispositions intimes de l'âme. Au
839
MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX
840
contraire, la communion eucharistique n'a jamais été .
considérée par le chrétien comme supplantant la grâce,
s'opposant à elle et la rendant inutile. Tout autre est la
doctrine des fidèles. Par la communion eucharistique,
on obtient la grâce et ainsi on fortifie son cœur. Le
quatrième évangile enseigne qu'on « mange la chair
du Fils de l'homme » pour demeurer dans le Clirist, pour
avoir la vie, la vie par lui, la vie éternelle. Ce pain du
ciel est le salut du monde. Joa., vi, 52-58. Il peut ainsi
donner la force du cœur. Ce n'est donc pas la confiance
en l'eucharistie que condamne l'épître, c'est la foi
superstitieuse qui attribue une efficacité imaginaire à
des aliments recommandés par la loi juive.
Alors tout naturellement suit le fameux verset :
« Nous avons un autel dont ceux qui font le service du
tabernacle n'ont pas le droit de manger. » Consolez-
vous, chrétiens, semble écrire la lettre, ces viandes
recommandées parla loi et dont certains juifs font tant
de cas, vous n'avez pas à les regretter, vous possédez
mieux. Les deux pensées s'appellent et se complètent
à merveille.
Car c'est bien ainsi qu'il faut entendre le verset cité
plus haut. Le traduire par les mots : Nous avons
autel dont les chrétiens n'ont pas le droit de manger,
serait commettre un « contresens ». Batifïol, op. cit.,
p. 114. La véritable signification des termes employés
par l'épître apparaît immédiatement : Ceux qui font
le service du tabernacle n'ont jamais été les disciples
de Jésus, mais bien les membres du sacerdoce juif.
Plus encore que nous, les destinataires de l'épître,
venus d'Israël au christianisme, le savaient, et ils
étaient incapables de comprendre autrement ces mots.
A huit autres endroits, le mot tabernacle est employé
dans l'épître : il désigne ou les tentes sacrées dont la
loi de Moïse avait prescrit l'érection, vm, 5; ix, 2, 3, (3,
8, 21, ou le sanctuaire véritable, plus grand et plus
parfait, construit non par la main d'un homme, mais
par Dieu, celui du ciel, vm, 2 et ix, 11, où le Christ
apparaît comme prêtre à jamais. Nulle part, ni dans
cette lettre, ni dans d'autres écrits du Nouveau Testa-
ment, les fidèles ne sont appelés « ministres du taber-
nacle » oî. T7J axTjvT) XocTpeûovTeç. Au contraire, pour
désigner les prêtres juifs, l'épître les appelle « ceux qui
font le service d'une image, d'une ombre des choses
célestes », o'it'.vsç imoSzlyiiot.xoi xal csxià. XaxpEu juctlv
tcôv È7toupa\<îcov, vm, 5, c'est-à-dire exactement,
puisque d'après l'épître, la loi est l'ombre des biens à
venir, x, 1, ceux qui font le service du tabernacle de la
terre, image de celui du ciel.
O. HoUzmann fait sourire quand, pour justifier sa
traduction, il écrit : « Le tabernacle, c'est ici le temple
pneumatique du Nouveau Testament. » Il ne suffit pas
de le prétendre, il faut le démontrer. Réville et Goguel,
il est vrai, croient le prouver en faisant observer que
cette proposition les prêtres juifs n'ont pas le droit de
manger de l'autel clirétien, serait dépourvue de sens et
inexplicable, puisque tout le monde le sait; et puisque
d'ailleurs nul Israélite ne réclame cette faculté.
L'épître parlerait donc pour ne rien dire et pour
repousser une requête qui n'a jamais été présentée.
Au contraire, il est très facile de découvrir à la
phrase ainsi entendue un sens fort plausible et qui
s'harmonise à merveille avec l'idée générale de l'épître
et le contexte immédiat. La lettre aux Hébreux, on le
sait, a été rédigée pour consoler, pour encourager à la
persévérance des chrétiens d'origine juive qui pou-
vaient être tentés de regretter le culte mosaïque et
auxquels il fallait montrer la supériorité de la nou-
velle alliance, du nouveau sacerdoce, du nouveau
sacrifice. Rien de plus naturel, rien de plus adroit
donc que cette affirmation. Nous aussi, chrétiens,
nous avons un autel, un autel que les juifs ne possè-
dent pas, un autel auquel prêtres et lévites ne peuvent
participer. Nous n'avons rien à leur envier. Ils pour-
raient au contraire nous jalouser. A eux, il est inter-
dit par la Loi, Lev., xvi, 27, de consommer les viandes
offertes en sacrifice pour le péché. Ils sont tenus de les
brûler hors du camp. Et nous, au contraire, bien que
notre victime soit elle aussi expiatoire, bien qu'elle
ait à ce titre versé son sang pour sanctifier le peuple hors
de la porte de Jérusalem, xm, 12, nous avons le droit
de munger de notre autel. Voilà bien ce que donne clai-
rement à entendre l'épître. L'auteur n'écrit pas pour
apprendre aux juifs qu'ils ne peuvent participer à
l'autel chrétien. Il n'a pas l'intention de leur dénier
un droit qu'ils ne réclament pas. Il exalte la supé-
riorité de l'économie nouvelle, selon laquelle les plus
humbles fidèles sont mieux traités que ne l'étaient sous
la loi mosaïque les juifs les plus pieux, les prêtres et
le grand pontife lui-même.
Dans le verset ici étudié, tout mot doit être souligné.
Le verbe manger ne peut être pris au figuré, puisque
dans la phrase précédente, il est parlé d'aliments réels,
f. 9, et véritablement consommés, puisque dans la
proposition suivante il s'agit de victimes proprement
dites, celles dont le prêtre juif n'a pas le droit de se
nourrir et qu'il faut brûler. Donc, dans la phrase qui
se trouve entre ces deux affirmations, le verbe manger
doit s'entendre à la lettre.
Le sens du mot autel n'est pas moins facile à déter-
miner. L'Épître aux Hébreux l'emploie une autrefois,
vu, 13. Elle donne à ce terme le sens qu'il a dans tous les
passages du Nouveau Testament, et ils sont nombreux,
où il désigne l'autel de la terre, ce sur quoi on dépose
les offrandes et on immole les victimes; c'est aussi ce
à quoi en certains sacrifices Israël est autorisé à par-
ticiper. Le mot ne peut désigner les oblations pré-
sentées à l'autel par les fidèles en faveur des ministres
sacrés. Ce fut tâche aisée pour les anciens exégètes
d'établir cette vérité contre les protestants du
xvie siècle, tels que Bèze. Il s'agit ici d'une nourriture
qui fortifie le cœur, que le sacerdoce juif ne peut
consommer, qui n'est déposée ni dans le trésor,
ya'Coç'jXâxiov, ni dans les mains du prêtre, ni dans
un autre réceptacle, mais sur l'autel, et à laquelle tous
les chrétiens ont le droit de participer. Voir Corneille
de la Pierre, In Epist. ad Hebrœos, xm, 10, dans les
Commentaria in Scripturam sacram, Paris, 1876, t. xix,
p. 519. Puisque l'unique victime expiatoire de la
nouvelle loi est le Christ, les fidèles ont pour autel '
sa croix et ce sur quoi ils trouvent la chair du
Christ offerte pour les nourrir et affermir leur âme.
Que si on rapproche les deux mots en une seule
locution manger de l'autel, la même conclusion
s'impose. Autant pour les chrétiens venus de la syna-
gogue cette expression est claire, bien choisie, adé-
quate à la pensée, si elle veut dire que les fidèles com-
munient vraiment à une victime, autant elle eût été
pour eux non seulement étrange, inattendue, trop sub-
tile, en un mot difficile à comprendre, si l'auteur s'en
était servi pour enseigner que le chrétien participe
aux fruits de la passion ou qu'il doit s'incorporer à
Jésus crucifié.
Enfin, on n'a pas le droit de l'oublier, ces mots sont
les expressions techniques dont usent les premières
Églises pour désigner le repas sacrificiel de la cène.
Le verbe manger est celui qu'emploient Paul, Matthieu
et Jean pour décrire la communion eucharistique. Et
n'y a-t-il pas synonymie entre la locution de l'Épître
aux Hébreux, manger de l'autel, et celle delà Ir" Épître
aux Corinthiens, participer à l'autel? On l'a justement
remarqué : « Les mots Guar'.aaxripiov z\, où cpxysïv oùx
s/ouaiv ne doivent pas être entendus abstraction
faite du vocabulaire eucharistique du quatrième évan-
gile et de la I" Epître aux Corinthiens, ou tout autant
de saint Ignace d'Antioche; ils impliquent une allu-
841
MESSE DANS L'ECRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX
842
sion indirecte à l'eucharistie. » Batiffol, op. cit., p. 112.
Il n'y a pas jusqu'au présent : nous avons, habemus,
èyoafj, qui ne puisse être souligné. Quand l'Épître aux
Hébreux et les autres livres du Nouveau Testament
parlent de la mort du Christ sur la croix, ils sont bien
obligés de mettre au passé le verbe qu'ils emploient,
puisque le fait a eu lieu depuis longtemps. I.es
exemples se trouvent partout, citons seulement la
lettre ici étudiée : « Le Christ entra une fois pour toutes
par son propre sang dans le sanctuaire », ix, 12; « Il
s'offrit lui-même sans tache à Dieu », ix, 14; « par une
seule oblation il amena pour toujours à la perfection
ceux qu'il a sanctifiés », x, 14; «ayant été offert une
seule fois pour abolir le péché de beaucoup, il appa-
raîtra une seconde fois ». ix, 28. Or, ici l'épître écrit :
« Nous avons un autel. » Donc, elle ne parle pas seule-
ment de la croix érigée jadis et abattue depuis long-
temps, où Jésus s'offrit en sacrifice. Mais ici est
désigné soit l'endroit où la victime du Calvaire se
livre aujourd'hui aux communiants, soit le sacrifice
sanglant du Golgotha continué, renouvelé par le
Christ afin que les fidèles puissent s'en nourrir. On
peut donc soutenir que chaque mot de ce verset oriente
la pensée du lecteur vers l'eucharistie et la présente
comme un sacrifice.
Mais alors pourquoi donc dans les deux phrases sui-
vantes l'auteur rappelle-t-il la défense faite à Israël
de consommer les chairs offertes pour le péché, l'obli-
gation de les brûler hors du camp, xni, 11 ; et pourquoi
ajoute-t-il aussitôt que le Christ lui aussi fut une
victime expiatoire et que, comme tel, il versa son sang
hors de la porte de Jérusalem? Pourquoi, sinon pour
imposer aux chrétiens la défense de manger de leur
autel?
La véritable explication est tout autre. L'épître
a déclaré que le prêtre juif n'a pas le droit de commu-
nier à l'autel chrétien. Elle le prouve. Et un peu plus
loin, elle invite ses lecteurs à « sortir hors du camp pour
aller à Jésus ». Elle doit faire savoir pourquoi cet
exode s'impose. C'est parce que le Christ fut crucifié
hors de la ville.
Sans doute, la loi du Lévitique, xvi, 27, est formelle :
« On emportera hors du camp le taureau et le bouc
immolés pour le péché dont le sang aura été porté dans
le sanctuaire pour l'expiation, et on consumera par
le feu, la peau, la chair et les excréments. » Or, Jésus
s'est offert pour les fautes de son peuple afin d'intro-
duire son sang dans le ciel. Mais, toute l'Épître aux
Hébreux le prouve, elle a été composée pour l'établir :
ces prescriptions mosaïques n'obligent pas l'Israël
nouveau, elles n'existent pas pour les bénéficiaires de
l'alliance nouvelle et supérieure. « En raison de ce
qu'elle avait d'inefficace et d'inutile, la loi jadis exis-
tante se trouve abolie. Elle n'a pas en effet conduit les
choses à leur perfection et une espérance meilleure
apparaît par laquelle nous nous approchons de Dieu. »
vn, 18-19. La prescription qui ordonnait de brûler
le corps de certaines victimes n'était-elle pas précisé-
ment un de ces rites qui, se contentant de détruire,
était inefficace et inutile? Au contraire le droit
reconnu aux chrétiens de manger de leur autel, c'est-à-
dire de communier au Christ, ne les approche-t-il pas de
Dieu? L'épître dit encore : « Puisque le sacerdoce est
changé, il y a aussi nécessairement transformation de
la Loi. » vn, 12. Il est donc tout naturel que la défense
faite aux prêtres et lévites juifs ne soit plus en vigueur
pour les chrétiens.
Comment admettre d'ailleurs que l'Épître aux
Hébreux ait voulu imposer aux fidèles cette interdic-
tion9 Qu'on place à n'importe quel point du temps et
de l'espace la rédaction de cet écrit, un fait est cer-
tain : à l'époque où il est composé, où il apparaît, où il
circule de main en main, la cène est réitérée dans les
Églises chrétiennes. La pratique de la communion est
bien connue. On en fait remonter l'origine à Jésus
lui-même. Peut-on admettre qu'un écrit vénéré des
fidèles condamne cet usage, et cela au nom d'un pré-
cepte lévitique? Comprend-on que personne dans
l'antiquité ne le lui ait reproché? Réville et Goguel
sentent bien que cette hypothèse est irrecevable. Ils
l'avouent : on ne peut supposer qu'une pratique « uni-
versellement attestée par tous les autres documents
primitifs de provenances les plus diverses, ait été
inconnue à Rome, à Alexandrie et dans l'entourage de
l'écrivain alexandrin à qui nous devons l'Épître aux
Hébreux. » Mais la communion n'avait pas à ses yeux
l'importance qu'on lui a donnée plus tard. Elle « n'était
pas au centre de ses préoccupations et il ne la conçoit
pas comme un sacrifice ». Goguel, op. cit., p. 218;
Réville, op. cit., p. 71. Ces explications embarrassées
pèchent contre la logique. Si l'épître défend aux
chrétiens de manger de leur autel, elle combat l'usage
universellement reçu et ce fait est plus qu'invrai-
semblable, il est impossible.
La lettre n'enseigne pas d'ailleurs qu'il y ait simili-
tude complète entre les offrandes pour le péché en
usage chez les juifs et l'immolation du Christ sur la
croix. Elle, reconnaît même que le contraire est vrai.
Ainsi les victimes juives étaient égorgées dans le
tabernacle où s'opérait le sacrifice et brûlées hors du
camp, loin de l'autel. Jésus, au contraire, non seule-
ment versa son sang hors de la porte, mais là encore
il offrit son sacrifice: car si l'épître déclare que, dès son
entrée en ce monde, le Christ voulut se présenter à
Dieu, x, 5, elle montre le rite expiatoire du péché dans
l'offrande de sa mort et l'effusion de son sang, ix,
14-15, 22, 20-28. Que conclure? sinon que tout n'est
pas identique dans les sacrifices mosaïques et dans celui
du Christ? La prudence nous invite à ne pas chercher
de ressemblances en dehors des deux similitudes que
l'épître nous signale : le sang de Jésus comme celui des
victimes pour le péché fut offert pour la purification
du peuple; et de même que les animaux immolés dans
le tabernacle étaient brûlés hors du camp, ainsi le
Christ fut crucifié hors de Jérusalem. L'Épître aux
Hébreux ne pousse pas plus loin la comparaison : imi-
tons sa réserve.
La lettre ajoute : « Puisque le Christ mourut hors
de la porte, sortons du camp pour aller à lui. » xm, 13.
Cette fois encore, l'auteur passe avec art d'une phrase
à l'autre. Nous sommes en face d'une idée nouvelle :
les lecteurs sont invités à quitter le judaïsme, mais cette
pensée se dégage de la précédente : Jésus fut crucifié
hors de la porte. De ce qu'ici le langage est à prendre
au sens figuré, il n'y a pas lieu de conclure que les mots
autel et manger ne doivent pas être interprétés à la
lettre. Les destinataires de l'épître n'ignoraient pas
que le peuple juif n'habitait plus sous la tente. Si
l'épître aux Hébreux parle souvent de tabernade et de
camp, c'est parce qu'elle cite des prescriptions légales
contenues dans le Pentateuque et où se trouvent sans
cesse ces deux mots. Mais nul lecteur ne pouvait s'y
tromper. Chacun savait que le tabernacle était de-
venu le temple et que le camp avait fait place à la ville.
D'autre part, puisqu'il n'était pas défendu à des chré-
tiens d'habiter à Jérusalem, on ne pouvait se mépren-
dre sur le sens de l'appel donné par l'épître : sortir du
camp, aller à Jésus. On était invité à quitter la reli-
gion juive pour le christianisme. Au contraire, nous
croyons l'avoir prouvé, les mots manger de l'autel chré-
tien ne pouvaient être compris des lecteurs de la lettre
comme signifiant : recueillir les fruits de la passion
Dans un cas, il y a une figure qu'expliquent les faits
dans le second, il y aurait énigme peu intelligible.
Pourquoi faut-il sortir du camp, quitter le judaïsme
et aller au Christ en portant son opprobre? xm, 13.
843
MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'EPITRE AUX HEBRKI \
844
Parce que nous n'avons pas ici de cite permanente. Les
épreuves ne durent qu'un temps, et il n'y a pas lieu
de s'attarder en une Jérusalem dont nous devrons un
jour sortir. Au contraire, nous aspirons à la cité qui
doit venir, au ciel où est Jésus, xui, 14. Par lui donc,
SC aÙTO'j ouv, offrons à Dieu un sacrifice de louange en
tout temps, c'est-à-dire le fruit de lèvres qui rendent
twmmage à son nom. xm, 15. Ne négligez pas la bien-
faisance et la mutuelle charité. Car c'est à ces sacrifices
que Dieu prend plaisir, xm, lfi.
A coup sur, non seulement pour quiconque nie le
caractère sacrificiel de l'eucharistie, mais pour les exé-
gètes qui se refusent à le voir attesté en ce passage,
la tentation est toute naturelle d'exploiter ces déclara-
tions et de dire : l'unique hostie du chrétien, ou' du
moins la seule'dont parle l'Épît re aux Hébreux, la seule
qui soit agréable -à. Dieu, c'est celle de leur âme :
prière et charité.
Mais pour trouver cette affirmation dans le texte,
il faut l'y mettre. L'épître parle en effet du sacrifice
de louange. Elle donne le même nom à la bienfaisance
et à la communion ou amour mutuel, et elle déclare
qu'en ces oblations se complaît le Seigneur. Mais nulle
part il n'est dit que nos prières et no? actes de charité
sont les seuls sacrifices des chrétiens.
Pour bien saisir la pensée, il importe de ne rien
ajouter, de ne rien retrancher. L'épître a donné ce
conseil : quittons le camp, le judaïsme, afin d'aller à
Jésus victime expiatoire et de nous diriger ainsi vers
la cité future où il habite et à laquelle nous aspirons.
La lettre ajoute : Par lui donc offrons à Dieu un sacri-
fice de louange en tout temps. Ainsi la prière recom-
mandée n'est pas celle du fidèle laissé à lui-même. Il
est invité à faire passer sa louange par Jésus, média-
teur du Nouveau Testament, grand prêtre des chrétiens,
pontife éternel, toujours vivant, afin d'intercéder en
faveur de ceux qui par lui vont à Dieu, vu, 25. On le
voit, la pensée s'harmonise pleinement avec les
thèmes généraux développés dans la lettre.
On peut sans doute admettre que le sacrifice de
louange, mentionné ici, est toute prière du chrétien
présentée à Dieu par le Christ. Elle est en un certain
sens un sacrifice, puisqu'elle constitue une offrande
faite au Très-Haut. Déjà un psaume faisait dire à
Jahvé ces mots : « Est-ce que je bois le sang des boucs?
Offre en sacrifite l'action de grâces... Celui qui offre en
sacrifice l'action de grâces m'honore. » Ps. xlix (Vulg.),
14, 23. Ainsi encore d'après les Septante, Osée invitait
Israël à offrir le fruit de ses lèvres, xiv, 3. Ce langage
est à la lettre celui qu'on retrouve dans l'Épître aux
Hébreux : « ... Offrons à Dieu un sacrifice de louange,
c'est-à-dire le fruit de lèvres qui rendent gloire à son
nom. » xm, 15. Plus qu'aucune autre, la prière du
chrétien peut être appelée une ablation. Pour par-
venir à Dieu, ne passe-t-elle pas par le pontife de
la nouvelle Loi, n'est-elle pas ainsi unie à l'offrande
qu'il fait de son sang?
De même, la charité par laquelle l'homme se dé-
pouille et se prive de ses biens en faveur de ses sem-
blables pour plaire au Très-Haut mérite d'une cer-
taine manière le nom de sacrifice. Plus d'une fois déjà,
les livres de l'Ancien Testament l'avaient reconnu en
des termes qui ressemblent à ceux de l'épître. Citons
seulement ce passage : « Rendre grâces, c'est une abla-
tion de fleur de farine et pratiquer la miséricorde, c'est
offrir un sacrifice de louange. Ce qui plaît au Seigneur,
c'est qu'on s'éloigne du mal. » Eccli., xxxv, 3-5.
L'Épître aux Hébreux demanderait donc aux fidèles
sortis du judaïsme « de ne pas oublier •, xm, 1G, les
plus beaux conseils de l'Ancien Testament, les plus
voisins de l'Évangile, mais elle ajouterait que, devenus
chrétiens, les Israélites de la veille doivent faire passer
par Jésus ces hymnes de louange, ces sacrifices du
cœur. Il n'y a dans cette recommandation ainsi
entendue rien qui soit incompatible avec l'existence
d'un aul l dont les fidèles ont le droit de manger. De nos
jours encore, les prêtres catholiques ne croient pas se
contredire et en fait ne s'infligent aucun démenti
quand, après avoir conseillé aux fidèles d'assister au
sacrifice eucharistique et d'y communier, ils les exhor-
tent à la piété et à l'affection mutuelle. Plus d'une fois
il leur arrive d'employer les expressions même de
l'épître et de presser les chrétiens d'offrir à Dieu leurs
louanges par le Christ, de présenter au Très-Haut le
sacrifice d'un cœur contrit et humilié, ou encore de
consacrer, d'immoler à leurs frères leur temps et leur
travail, leur fortune et leur cœur.
Cette interprétation n'est pas irrecevable. Mais
on peut aussi, sans forcer le sens du texte, soutenir que
le sacrifice de louange recommandé ici est l'eucharistie.
Plusieurs commentateurs anciens et modernes l'ont
pensé. Voir De la Taille, op. cit., p. 198 sq., qui nomme
Van Galen, Salmeron, L. Tena, Corneille de la Pierre, le
commentaire inséré dans le Cursus Scriptural sacras de
Migne. Tel paraît bien être aussi le sentiment de
Drach, op. cit., p. 798. Des non-catholiques mêmes
tiennent cette opinion pour soutenable, comme l'a
remarqué Goetz, Die heutige Abendmahlsfrage in ihrer
geschichllichen Enlwicklung, Leipzig, 1907, p. 195-
197.
La supposition n'est pas gratuite. La lettre affirme
dans une phrase précédente que les chrétiens ont un
autel, elle parle ici de leur sacrifice. Comment ne pas
rapprocher ces mots, le OuataoTT/piov et la 8uaia?
D'autre part, deux des thèses les plus importantes de
l'épître, thèses non seulement énoncées plus d'une fois
mais longuement établies, affirment que le Christ est
l'unique pontife de la nouvelle Loi, l'unique victime
agréable au Très-Haut. La phrase offrons à Dieu par
lui un sacrifice de louange peut très bien signifier :
Présentons au Très-Haut par l'unique grand prêtre
l'unique victime, son corps et son sang. Le mot donc,
oùv, qui accompagne l'invitation « par lui donc offrons »,
s'explique alors bien mieux. Il vient d'être observé
que les chrétiens ont un autel : donc qu'ils s'en servent.
Il a été rappelé que Jésus a versé son sang pour puri-
fier son peuple; donc présentons ce sang par lui à Dieu.
On le voit, cette exégèse a le mérite de relier davan-
tage entre elles les propositions voisines et qu'on
n'a pas le droit de dissocier les unes des autres. Elle
s'accorde fort bien avec les doctrines caractéristiques
de l'épître. Elle donne aux mots une minutieuse jus-
tesse et une véritable plénitude de sens.
Le mot sans cesse, Sià TCavToç, ne fait pas obstacle
à cette interprétation. Sans doute il est recommandé
d'offrir en tout temps le sacrifice dont il est ici parlé.
Or l'eucharistie peut être célébrée non seulement une
fois comme la Pâque juive, mais elle l'était alors
chaque dimanche au moins, ou peut-être même plus
souvent, toutes les fois qu'une occasion favorable se
présentait. Le mot « en tout temps » ne signifie évi-
demment pas que le sacrifice de louange par le Christ
doit être offert sans interruption. D'ailleurs, même si
on entend cette locution non de l'eucharistie, mais de
l'aumône et de la prière individuelle du chrétien, on
convient que la lettre n'ordonne pas de les faire à tout
instant du jour et de la nuit.
La phrase qui suit ne s'oppose pas davantage à
cette manière d'entendre le texte, peut-être même la
recommande-t-elle. « Offrons, est-il dit, un sacrifice
de louange à Dieu, c'est-à-dire le fruit des lèvres qui
rendent hommage à son nom. » Les interprètes rappro-
chent volontiers ces mots de la parole du prophète
Osée déjà reproduite, et qui se lit ainsi dans les Sep-
tante : « Dites au Seigneur votre Dieu... nous vous
donnerons en retour le fruit, de ncs lèvres. » xiv, 3. Or,
845
MESSE DANS L'ECRITURE. LEPITRE AUX HÉBREUX
846
la cène chrétienne était instituée en mémoire de Jésus
pour attester la nouvelle alliance et la rémission des
péchés. Matth., xxvi. 2C>-2S : Marc, xiv, 24; Lue., xxn.
19^20. A aucun autre moment, nulle part ailleurs, les
lèvres des fidèles ne louent davantage et avec plus de
piété le Très-Haut. C*est par cet acte qu'on célèbre le
mieux ses bienfaits. Aussi, de très bonne heure, l'eucha-
ristie fut appelée l'action de grâces, le sacrifice de
louange. Et c'est en la célébrant que les fidèles s'unis-
sent pour glorifier Dieu. On comprend donc que, pour
la recommander, l'Apôtre ait écrit ces mots : Par le
Christ offrons à Dieu le corps et le sang de Jésus, sacri-
fice de louange, c'est-à-dire fruit de nos lèvres qui rendent
hommage au Très-Haut. Certains commentateurs ont
même fait observer que, l'eucharistie s'opérant par la
répétition des mots du Christ à la cène, elle est bien
le produit, l'œuvre des paroles prononcées au milieu
des prières qui glorifient Dieu. Si donc l'épître parle
d'elle ici, on s'explique fort bien qu'après l'avoir
nommée sacrifice de louange, elle l'appelle le fruit
des lèvres qui rendent hommage au nom du Seigneur.
Il n'est pas jusqu'à la recommandation faite aussi-
tôt après de pratiquer la bienfaisance et la charité
mutuelle qui ne semble plus opportune. Déjà l'épître
a loué cette vertu ; il semble bien qu'elle ait tout dit
en posant cette règle : « Persévérez dans l'amour fra-
ternel. » xiii. 1. Elle a même signalé plusieurs appli-
cations touchantes de ce principe : « N'oubliez pas
l'hospitalité. Quelques-uns, en la pratiquant ont, à
leur insu, logé des anges. Souvenez-vous des prison-
niers comme si vous-mêmes étiez prisonniers et de
ceux qui sont maltraités, puisque vous êtes vous-
même dans la chair. » xiii, 2-3 .
Pourquoi donc la lettre parle-t-elle de nouveau de
la charité? Pourquoi le fait-elle en une simple phrase
qui se place sans aucune transition après un conseil
de piété? Pourquoi appelle-t-elle cette vertu un sacri-
fice, une Ouata, lorsqu'elle a enseigné qu'il n'y a pour
les fidèles qu'une seule victime? Autant il est diffi-
cile de répondre à ces questions, si on croit que la
prière ici recommandée est la supplication individuelle
du chrétien par Jésus, autant il est aisé de tout expli-
quer, si on admet qu'en cet endroit l'épître parle de la
cène chrétienne, du sacrifice eucharistique. Car les
documents les plus anciens nous apprennent qu'on y
faisait une collecte, des offrandes et qu'en certains
milieux, à Corinthe par exemple, le repas du Seigneur
était lié à un banquet fraternel. On comprend alors
que l'épître en parlant de l'eucharistie ait donné au
lecteur un conseil : quand vous prenez part à ce
grand acte, « n'oubliez pas la bienfaisance et la charité
mutuelle ». Soyez généreux à la collecte. Par cette
aumône, et peut-être aussi par le repas fraternel,
mettez en commun, xowwvtoc, vos biens et vos vies.
Cette conclusion est alors des plus naturelles. Sans
doute l'aumône a été appelée un sacrifice déjà dans
l'Ancien Testament, voir plus haut; mais elle l'est
surtout lorsque par elle le fidèle unit son offrande à
l'oblation eucharistique, lorsqu'il présente à Dieu son
aumône avec le sang de l'unique victime. A la lettre,
elle est alors un sacrifice agréable à Dieu.
Rapprochées les unes des autres, toutes ces re-
marques donnent une réelle valeur à l'opinion qui
voit dans cette partie de l'épître une mention du sacri-
fice eucharistique, et c'est avec raison, semble-t-il,
qu'un auteur non catholique écrivait : « Il pourrait
bien y avoir ici, comme Spitta l'a remarqué, une allu-
sion à la cène considérée comme sacrifice, car la notion
de sacrifice fut à la cène, de bonne heure déjà, étroi-
tement unie avec ce dont il est parlé ici, la confession
du nom de Jésus, la louange et l'action de grâces, la
bienfaisance et la charité mutuelle. » Goetz, op. cit.,
p. 19G-197.
Que fait le Christ au moment où s'opère l'eucha-
ristie? L'Épître aux Hébreux répond à cette question
en des termes qui ne laissent place à aucune équivoque.
Elle l'enseigne et le démontre : il n'y a pas, il ne
peut pas y avoir de sacrifice au ciel. Parce que l'obla-
tion de Jésus fut unique, elle doit le rester. La thèse
contraire des sociniens se heurte non pas à un mot, à
une phrase isolée, mais à une doctrine fondamentale
qui est au cœur même de la lettre, et qui dans le
système théologique de l'auteur apparaît comme la
pièce maîtresse.
Longuement, avec complaisance, sans craindre de
descendre jusqu'aux menus détails, l'épître compare
la mort du Christ au grand rite de l'expiation annuelle
du Yom Kippour. « Une fois l'an, le grand prêtre juif
entre dans la deuxième tente, dans la seconde partie
du tabernacle », ix, 7, dans le Saint des Saints où au
milieu de son peuple trône la majesté divine. S'il peut
y pénétrer, c'est « parce qu'il porte du sang offert
par lui pour ses propres péchés ainsi que pour ceux
du peuple ». ix, 7. Il en asperge le propitiatoire d'or
où entre les chérubins Jahvé a fixé en Israël le trône
de sa majesté. Mais, parce que le sang des animaux
ne peut que « procurer la pureté de la chair », ix, 13,
parce qu'il est « incapable d'enlever les péchés »,
x, 4, il est nécessaire de renouveler ce rite chaque
année, x, 1-4. Aussi grands prêtres et victimes se
succèdent sans cesse pour le renouvellement pério-
dique d'une expiation qui est toujours à recommencer.
Au contraire, les chrétiens ont pour pontife suprême
Jésus « qui ne meurt pas », vn, 24 et qui « parfait,
n'a pas besoin de sacrifier d'abord pour ses fautes
personnelles ». vn, 27. Il a offert l'unique victime
agréée de Dieu, son propre corps, x, 1-10. Puisque cette
oblation fut elle-même excellente, puisque le Christ
ne peut être mis à mort plusieurs fois, puisque son
sacrifice a du premier coup « donné le pardon »,x, 18,
« purifié les consciences », ix, 14, « aboli le péché », ix,
28, « réalisé l'alliance », x, 15-16, « obtenu la rédemp-
tion éternelle. » ix, 12, « rendu parfaits ceux qu'il a
sanctifiés », x, 14, l'oblation ne peut, ne doit pas être
réitérée. C'est la conclusion à laquelle aboutissent tous
les raisonnements et l'épître ne se lasse pas de la
répéter, vu, 27; ix, 12-15, 25-28; x, 1-3, 10, 12, 14.
Par sa mort, une fois pour toutes Jésus est entré
dans le véritable sanctuaire dont le Saint des Saints
d'Israël n'était que l'ombre et la figure. Avec son sang
il a pénétré dans le ciel, il ne s'y trouve pas pour un
instant comme jadis le grand prêtre passait dans la
seconde tente. A jamais le Christ demeure près de
Dieu et ainsi tout est consommé, parce que tout est
parfait : prêtre et victime, oblation et efficacité.
Dire avec les sociniens que Jésus n'a pas été prêtre
ici-bas et qu'il s'est offert à Dieu seulement au ciel,
est « manifestement contraire à la doctrine » de la
lettre aux Hébreux. D'autre part, imaginer, sans nier
la valeur du sacrifice de la croix, un second sacrifice
distinct et différent du premier par le mode d'obla-
tion, rêver d'un sacrifice céleste proprement dit, c'est
une thèse « qui n'a pas dans notre épître le moindre
fondement ». Prat, La théologie de saint Paul, Paris,
1908, t. i, p. 537; Lamiroy, op. cit., p. 221-227; De
la Taille, op. cit., p. 178-179; D'Alès, dans Recherches
de science religieuse, avril 1927, p. 178. Aussi les
meilleurs parmi les théologiens qui emploient ce mot
de sacrifice céleste, n'hésitent pas à le reconnaître.
Non seulement il n'y a pas au ciel « une oblation réel-
lement distincte de celle de la croix et de la vie ter-
restre », non seulement l'intercession de Jésus après
sa mort n'appartient pas essentiellement au sacrifice
rédempteur, mais elle n'en est même pas « partie
intégrante ». Il faut tenir ce langage si on veut que
l'unité de l'oblation reste sauve et que » l'immolation
847
MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX
848
de la croix garde son efficacité propre ». Lepin, L'idée
du sacrifice de la messe, Paris, 1926, p. 70.'i.
Est-ce à dire que le Christ entré dans le Saint
d'outre-tombe n'y joue aucun rôle? Nullement, car
il y a un « sacerdoce céleste » et l'Épître aux Hébreux
le décrit. Jésus est toujours vivant, il demeure « à
jamais grand prêtre selon l'ordre de Melcliisédecb »,
1'épître ne se lasse pas de l'affirmer, vi, 19; vu, 16-17,
21, 24; x, 12, etc.. « Assis à la droite du trône de la
majesté », vui, 1, « à la droite » même « de Dieu »,
x, 12, « couronné de gloire et d'honneur », n, 2, il est
« le ministre du sanctuaire véritable », vm, 9, « le
médiateur de l'alliance éternelle conclue dans son
sang », ix, 15; xn, 24; xm, 20, « le grand pasteur des
brebis », xm, .20; « notre avant-coureur », vi, 19, grâce
auquel « les appelés reçoivent l'héritage éternel
promis » au peuple de Dieu, ix, 15.
Ces titres ne sont pas de vains mots. Le Christ pos-
sède pour exercer pareille fonction des droits et des
aptitudes réelles indiscutables. « Parce qu'il a souffert,
il est capable de venir en aide à ceux qui sont dans
l'épreuve. » n, 18. « Rendu parfait, il devient, pour tous
ceux qui lui obéissent », « pour tous ceux qui vont à
Dieu par lui », « cause de salut éternel ». v, 9; vu, 25.
Il est exalté « pour avoir souffert la mort, afin que,
par la grâce de Dieu, ce soit au bénéfice de tous qu'il
l'ait goûtée ». n, 9.
Comment remplit-il cet office? L'épître répond à
cette question en des termes dont la clarté ne laisse
rien à désirer. Jésus « dans le temps présent paraît
devant la face de Dieu pour nous ». ix, 24. « Il inter-
cède en faveur de ceux qui vont à Dieu par lui. »
vu, 23. «Son sang, celui de la purification, parle mieux
que celui d'Abel. » xu, 24. Les fidèles sont donc invités
à se tourner vers « ce grand prêtre capable de compatir
à toutes nos faiblesses ». « Approchez-vous avec con-
fiance pour obtenir miséricorde et pour trouver grâce
en vue du secours opportun », iv, 15-16, et pour obte-
nir « l'héritage éternel ». ix, 15.
Voici donc, d'après l'Épître aux Hébreux, ce qui se
passe dans le ciel, à chaque moment où sur la terre se
célèbre cette cène chrétienne que l'auteur ne peut pas
ignorer — tout le monde en convient aujourd'hui — ■
et qu'à coup sûr il se garde bien de désapprouver et
de combattre; cette eucharistie à laquelle il fait sans
doute allusion quand il parle de l'autel dont mangent
les fidèles et qui est peut-être pour lui « le sacrifice
de louange » offert à Dieu par le Christ et qui s'accom-
pagne des prières et des aumônes des assistants. Il n'y
a pas alors nouvelle oblation du Christ, il n'y a ni
sur terre, ni au ciel un second sacrifice distinct du
premier. Mais à ce moment même Jésus « paraît devant
la face de Dieu pour nous », ix, 24, et il se présente en
qualité de « prêtre et de médiateur », puisqu'il le
demeure à jamais. Parce que ses disciples « vont alors
à Dieu par le Christ », « il intercède en leur faveur »,
vu, 25. Parce qu'ils « présentent au Très-Haut son
sang », « celui de l'alliance », « celui du grand pasteur
des brebis », « ce sang parle mieux que celui d'Abel ».
xn, 24; xm, 20. Ils sont « dans l'épreuve, sa compas-
sion leur vient en aide ». n, 18. Ils « s'approchent avec
confiance du trône de sa bonté », donc ils obtiennent
miséricorde et « trouvent grâce en vue du secours
opportun ». iv, 15-16. Ils « font alors acte de soumis-
sion au Christ », puisque, s'ils renouvellent les gestes de
la première cène, c'est sur un ordre dont le souvenir
nous est conservé par saint Paul et les Synoptiques,
et ainsi se vérifient les promesses de l'Épître aux
Hébreux : « Jésus devient pour ceux qui lui obéissent
cause de salut éternel », v, 9, de ce salut qu'il peut
accorder sans fin à ceux qui « par lui vont à Dieu ».
vu, 25.
Ainsi l'auteur de l'Épître aux Hébreux n'ignore cer-
tainement pas que de son temps on réitère à la cène
chrétienne le repas d'adieu. Il ne combat pas cet
usage, au contraire. Sans doute, à ses yeux, il n'y a
sous la nouvelle Loi qu'un grand prêtre, Jésus, et lui
seul est la victime de l'unique sacrifice des chrétiens,
celui de la croix. .Mais le rite de la cène et l'action du
Christ au ciel sont inséparablement unis à l'immola-
tion du Calvaire. Au repas sacré des chrétiens, les
fidèles mangent la victime qui a été immolée sur la
croix. Et au ciel, Jésus offre pour nous avec ses prières
le sang qu'il a versé au Golgotha. Il n'y a pas trois
sacrifices distincts, celui de l'assemblée chrétienne,
celui de la croix, celui du ciel, il n'y en a qu'un dont
la victime et le prêtre sont Jésus. Cette doctrine
s'explique à merveille par les croyances des apôtres
et des chrétiens venus du judaïsme : pour Israël, la
mise à mort d'une victime, l'aspersion de son sang
sur l'autel et la manducation d'une partie de ses chairs
par les donateurs ou les officiants ne constituent
qu'une seule et même offrande rituelle.
-Mais, puisque le pain de la cène chrétienne n'est par
lui-même qu'un pain vulgaire, l'acte qui fait de lui
la chair immolée à la croix est une opération sacrifi-
cielle. L'auteur ne l'a pas dit; il n'avait pas à exprimer
cette vérité, elle aurait même pu paraître contredire sa
thèse. Mais il n'aurait pas pu la nier, car les croyances
et les usages juifs obligent à nommer sacrifice ce qui
fait une victime. Avec indignation, il se serait ré-
volté contre quiconque aurait voulu introduire dans
le christianisme un rite nouveau par lequel un prêtre
distinct du Christ aurait offert à Dieu une victime
autre que le Sauveur. Mais, pour être d'accord avec
lui-même, force lui était de penser que l'acte qui fait
du pain de la cène le corps de Jésus immolé sur la
croix, l'acte qui transforme ce pain en la victime du
Calvaire est un sacrifice, non nouveau, certes, et dis-
tinct de l'oblation du Calvaire, mais qui la fait revivre
un instant ici-bas pendant qu'elle s'achève dans le
ciel où elle ne cesse jamais.
5. Conclusion. — - Si on additionne les données des
divers livres du Nouveau Testament, on est amené
à cette conclusion :
Pour les premiers chrétiens, il y a sacrifice à la cène
du Christ et dans le repas eucharistique, parce que
le rite accompli fait du pain de la fraction et du
vin de la coupe de bénédiction le corps et le sang
d'une victime, le corps et le sang offerts sur la croix
par Jésus, et dont il rappelle sans cesse au ciel
l'ob'ation. En effet, soit par lui-même à la veille de sa
mort, soit dans les repas sacrés des chrétiens par celui
qui rompt le pain, le Christ se dépouille d'un bien qui
est à lui, sa vie, pour la substituer à la nôtre et
l'offrir en même temps à Dieu et aux hommes : il veut
ainsi à la fois honorer le Très-Haut et le rendre favo-
rable à ses disciples. Parce que ce corps est à la fois
par la mort voué à Dieu, par la communion donné aux
apôtres et aux fidèles, parce que ce sang est en
même temps présenté dans le céleste Saint des Saints
et répandu sur les chrétiens, il y a un sacrifice unique
de communion, d'alliance et d'expiation, sacrifice qui
commença au repas d'adieu pour se consommer au
Calvaire, puis au ciel, sacrifice qui se perpétue à la
fraction du pain, à la bénédiction de la coupe des
communautés chrétiennes. En un mot, ces deux rites
sont des sacrifices parce qu'ils font du pain et du vin
la victime immolée sur la croix, le corps et le sang du
Christ qui s'offre à Dieu pour les hommes.
IV. Comment se célébrait d'après les livres
du Nouveau Testament la fraction eucharis-
tique ? — 1° Était-elle partie d'un repas plus ample?
— Jésus avait institué l'eucharistie au cours d'un
repas d'adieu. Or les communautés primitives avaient
reçu l'ordre de réitérer ce qui s'était fait au cénacle.
SÏ9 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SES RITES
850
Se crurent-elles obligées d'encadrer dans un repas la
fraction du pain?
On se rappelle la description des premiers jours du
christianisme que nous a laissée le livre des Actes,
ii, 42. « Les fidèles persévéraient dans la doctrine des
apôtres et la vie commune, dans la jraction du pain
et les prières, 43... Tous les croyants étaient ensemble
et avaient tout en commun! 45. Et ils vendaient leurs
propriétés et leurs biens et ils en partageaient le pro-
duit entre tous, selon que chacun en avait besoin.
46. Tous les jours ils étaient assidus d'un même cœur
au Temple et rompant le pain à la maison, ils prenaient
leur nourriture avec joie et simplicité de cœur, louant
Dieu et trouvant grâce auprès de tout le peuple. »
Comme il a été observé plus haut (col. 827), la pre-
mière fois certainement et peut-être aussi la seconde,
la fraction du pain désigne la célébration de l'eucharis-
tie. D'autre part, le livre des Actes souligne fortement
le fait que les premiers chrétiens vivaient en commun.
Ils avaient donc des repas collectifs. Le Tait n'a d'ail-
leurs rien d'étrange. On sait que les juifs en pèleri-
nage à Jérusalem se réunissaient volontiers pour
prendre leurs repas, le fait est attesté par Josèphe.
Cf. Schiirer, Geschichte des jûdischen Volkes im Zeitalter
Jesu Christi, 4e édit., Leipzig, 1909, p. 143 sq. Les
apôtres sont des Galiléens et parmi les convertis de
la première heure on compte des étrangers. Leurs
frères de Jérusalem habitués à recevoir les pèlerins
ont donc dû les inviter à leurs tables. Enfin, le livre
des Actes insiste sur l'esprit de charité qui anime les
premiers disciples; puisqu'ils mettent leurs biens en
commun, il est tout naturel qu'ils se soient réunis pour
prendre leurs repas.
La fraction du pain eucharistique s'y plaçait-elle
comme au cénacle, où elle avait été partie du banquet
d'adieu? Le texte ne le dit pas formellement. Mais on
l'admet d'ordinaire et avec raison ce semble. A côté en
effet de la fraction du pain, le livre des Actes signale
la vie en commun, n, 42, et les repas des fidèles, n, 46.
On est au lendemain même de la première cène et dans
la ville où elle a eu lieu. Le souvenir en est bien
vivant, et on a dû être tenté d'imiter aussi parfaite-
ment que possible ce que Jésus avait ordonné de réi-
térer. Les fidèles prient au Temple et dans leurs mai-
sons. Ils n'ont pas d'églises où ils pourraient célébrer
les rites de l'Israël nouveau. On est donc plus natu-
rellement porté à unir la fraction du pain à un repas.
II est encore assez facile de le faire, parce que le
nombre des chrétiens n'est pas considérable. Aussi les
adversaires même de l'existence d'une agape à l'âge
apostolique consentent-ils à reconnaître qu'à Jéru-
salem, dans les tout premiers jours, la cène chrétienne
a pu être célébrée au cours d'un repas. La fraction
eucharistique du pain et la bénédiction de la coupe qui
l'accompagnait, se distinguaient alors du reste de la
cène, comme au cénacle les mêmes rites accomplis par
Jésus s'étaient différenciés des autres services du ban-
quet d'adieu. Batiffol, op. cit , p. 117-118.
Mais on ajoute, et déjà des raisons d'ordre pratique
suffisent à établir le bien fondé de cette observation :
quand à Jérusalem le nombre des chrétiens augmenta,
il devint difficile sinon impossible de maintenir la vie
en commun, les repas collectifs de tous les membres de
l'Église locale. Aucun autre texte ne les signale. « Nous
pouvons conclure, écrit Thomas, art. Agape. Supplé-
ment au Dictionnaire de la Bible, t. i, col. 144, que le
repas communautaire que l'on a voulu appeler l'agape
primitive, à Jérusalem même, n'a jamais eu qu'un
caractère provisoire, fortuit qui s'explique tout natu-
rellement par les circonstances de la première commu-
nauté chrétienne... » Il semble certain que le cas de
Jérusalem ne peut pas être allégué pour établir l'exis-
tence d'une coutume générale de toutes les commu-
nautés. Enfin, comme le remarque Vôlker, op. cit.,
p. 34-35, il n'est pas démontré qu'à ces repas eucharis
tiques des tout premiers chrétiens avaient lieu les
distributions de nourriture aux veuves dont le livre
des Actes parle au chapitre vi, 1-0. Les deux institu-
tions pouvaient ne pas se confondre.
La fraction du pain réapparaît à Troas. Act., xx, 7.
On ne voit pas si le rite avait lieu au cours d'un repas
fraternel des fidèles. Les partisans même de l'exis-
tence d'une agape apostolique l'avouent : « Ce texte
ne parle que de la fraction du pain sans faire aucune
allusion au souper. Avait-il lieu néanmoins? Nul n'est
en mesure de le dire. » Lcolercq, art. Agapes, Dict.
d'archéologie, Paris, 1907, t. i a, col. 784.
La longue durée de la réunion commencée le soir
et terminée le lendemain à l'aurore s'explique, sans
qu'il soit nécessaire de la considérer comme consacrée
à un festin. Les fidèles de Troas ne pouvaient pas se
lasser d'entendre l'Apôtre. L'accident causé par la
chute, la mort et la résurrection d'Eutychus n'a pas
été sans imposer une interruption notable. Sans doute
pour faire savoir que l'Apôtre a mangé le pain de la
fraction, le livre des Actes dit qu'il l'a goûté, ys-jai-
pievo;. Or il emploie ce mot en un autre passage pour
désigner un repas ordinaire. Mais ici ce verbe est si
intimement rapproché du terme fraction que le sens
n'est pas douteux. La phrase : « Paul ayant rompu
le pain et l'ayant goûté », xx, 11, ne peut que signifier :
l'Apôtre mangea lui-même ce qu'il venait de distribuer
aux assistants. Rien donc ici ne prouve que la cène
eucharistique s'insère dans un repas proprement dit.
Certaines circonstances semblent insinuer le
contraire. « Nous étions réunis pour rompre le pain »,
est-il écrit, xx, 7, donc seulement pour cet acte. Paul
« s'entretient avec les disciples et prolonge son dis-
cours jusqu'à minuit ». xx, 7. Dans un repas ordinaire,
il y a d'habitude une conversation plus générale.
Eutychus est assis sur la fenêtre, « il est accablé de
sommeil », xx, 9 : ces circonstances s'expliquent mieux
s'il écoute un discours que s'il mange. C'est après
minuit seulement qu'a lieu la fraction du pain, xx, 11.
Il est difficile de l'associer à un repas du soir, à moins
d'admettre que le repas du Seigneur présidé par Paul
ait été un plantureux et interminable banquet.
L'apôtre aurait-il toléré en sa présence et approuvé par
sa participation un tel abus? Les graves avis qu'il donne
à la communauté de Corinthe permettent d'en douter.
Là, un repas proprement dit était uni à la fraction
du pain. Le fait est certain, puisqu'il motive les obser-
vations de saint Paul, I Cor., xi, 17 : « Je ne vous fais
pas compliment de ce que vos réunions ne tournent
pas à votre profit, mais à votre dommage. 18. Pre-
mièrement, quand vous tenez votre assemblée,
j'apprends qu'il se forme parmi vous des groupes
séparés... 20. Lors donc que vous vous réunissez en-
semble, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous
mangez. 21. En effet, chacun en se mettant à table,
commence par prendre son propre repas et l'un a faim
tandis que l'autre s'enivre. 22. N'avez-vous pas vos
maisons pour manger et boire? Ou méprisez-vous
l'église de Dieu et voulez-vous faire honte à ceux qui
n'ont rien? 23. Que vous dirai-je? Vais-je vous louer?
En cela, non, je ne vous loue certes pas. • Suit la des-
cription du repas du Seigneur. Puis l'Apôtre ordonne
aux fidèles de la réitérer de telle manière qu'ils
annoncent la mort de Jésus. Il veut donc qu'ils
s'éprouvent avant de manger le pain de la fraction et
avant de boire la coupe du Seigneur, afin qu'ils ne les
reçoivent pas indignement et pour leur condamnation,
y. 21-32. Saint Paul conclut, 33 : « Ainsi donc, mes
frères, lorsque vous vous assemblez pour le repas,
attendez-vous les uns les autres. 34. Si quelqu'un a
faim, qu'il mange à la maison. »
851 MESSK DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRETIEN NE : SES RITES 852
Tous les interprèles de ce morceau s'accordent à le
reconnaître : l'habitude d'unir la cène eucharistique
à un repas profane avait à Corinthe provoqué de
graves abus. Les fidèles formaient des groupes dis-
tincts. Us ne s'attendaient pas les uns les autres.
Chacun consommait ses propres provisions. Les uns
étaient trop bien pourvus et les autres avaient faim.
Certains ne rougissaient pas de s'enivrer. Cf. Prat,
op. cil., t. i, p. 167.
Mais, sur l'attitude que prend saint Paul en face de
ces désordres, l'accord est loin d'être complet. Les his-
toriens qui croient à l'existence d'une agape primitive,
ou du moins d'un repas profane dans lequel se plaçait
la fraction eucharistique, soutiennent que saint Paul
se contente Lci de condamner les abus sans exiger
qu'on cesse d'unir la cène à un banquet fraternel. L'A-
pôtre ordonne aux fidèles de s'attendre pour commencer
le repas, xi, 33; de ne pas former des groupes qui
s'isolent les uns des auties, xi, 18; de mettre en com-
mun leurs provisions, xi, 21; d'éviter tout excès, xi,
21-22. Plutôt que de commettre pareils abus, on doit
manger et boire dans sa maison avant de se rendre à
l'assemblée chrétienne, xi, 22, 34. En un mot, l'Apôtre
veut que le banquet fraternel ne soit pas en opposition
flagrante et grossière avec le repas du Seigneur qui
doit suivre. Il réglemente l'agape, donc il ne la ré-
prouve pas. S'il agit ainsi, ne peut-on pas supposer
qu'elle est en usage non seulement à Corinthe, mais
dans les autres chrétientés fondées par Paul? C'est une
« des institutions du siècle apostolique ». Prat, op. cit.,
p. 106. Il y a là une « pratique très répandue, celle d'un
repas semi-liturgique pris en commun et dont la loi
fondamentale est l'égalité de traitement entre les
convives et la frugalité des mets qu'on y prend ».
Leclercq, op. cit., col. 785. Sans doute, les fidèles ont
voulu reproduire plus parfaitement le repas d'adieu
du cénacle; ou encore des coutumes chères au monde
antique se sont introduites dans l'Église : l'agape serait
une imitation chrétienne soit de repas juifs, par
exemple du Kiddusch, soit des festins de collèges, de
corporations, soit même des usages religieux qui accom-
pagnaient la manducation des viandes sacrifiées aux
idoles.
Au contraire, P. Batiffol, op. cit., p. 100, Ladeuze,
Pas d'agape dans la première épîlre aux Corinthiens,
dans Revue biblique, 1904, p. 78-81 ; Thomas, loc. cit.,
soutiennent que saint Paul « interdit absolument »
l'usage d'unir la cène à un repas collectif de la com-
munauté chrétienne. L'Apôtre commence par déclarer
que les réunions de Corinthe ne sont plus le repas du
Seigneur, xi, 20. Aussi oppose-t-il à ce qu'il condamne,
au festin fantaisiste et déformé, la cène normale et
prescrite, celle du Christ, c'est-à-dire uniquement la
communion au pain rompu et au vin béni, xi, 23-25.
Voilà, est-il affirmé à deux reprises, ce qu'il faut faire,
en mémoire de Jésus, xi, 24, 25 ; c'est l'acte qui annonce
la mort du Seigneur, le reste est tout à fait déplacé.
Saint Paul n'examine pas si les intentions des Corin-
thiens ont été bonnes, s'ils ont voulu reproduire plus
complètement la cène primitive. Il sait seulement
qu'ils ont tort, et déclare ne pouvoir les louer pour leur
initiative si malheureuse et dont les conséquences ont
été déplorables, xi, 22. Si l'Apôtre avait condamné seu-
lement les abus, aurait-il dit : « N'avez-vous pas vos
maisons pour manger et pour boire? Avez-vous l'inten-
tion de mépriser l'église de Dieu? » xi, 22, cf. 34. Ces
mots censurent-ils seulement l'ivresse et la glouton-
nerie, les scissions et la vanité? Ne condamnent-ils
pas aussi l'usage d'unir à la fraction eucharistique
un repas profane collectif?
Les conseils que donne l'Apôtre pour remédier à la
situation ne semblent pas moins clairs. Paul demande
aux fidèles de s'attendre les uns les autres, xi, 33. Si elle
s'applique à un repas proprement dit, cette recom-
mandation ne supprime pas, dit-on, les inconvé-
nients provenant de l'inégalité des commensaux et
des apports qu'ils pouvaient faire au repas commun,
elle les accentue et les souligne. Thomas, op. cit.,
col. 150. C'est donc pour commencer le repas du Sei-
gneur, la fraction eucharistique du pain, que les fidèles
doivent s'attendre. L'observation qui suit serait,
elle aussi, très significative : « Si quelqu'un a faim,
qu'il mange à la maison. » xi, 34. En d'autres termes,
le repas du Seigneur n'est pas fait pour nourrir, rassa-
sier les convives, mais uniquement pour rappeler sa
mémoire, annoncer sa mort, faire participer les fidèles à
son corps et à son sang, xi, 24-26. Aussi doit-on dire que
l'usage d'unir la cène du Christ à un repas profane
n'est pas une coutume introduite par saint Paul dans
toutes les chrétientés fondées par lui : c'est une pra-
tique locale et non universelle, abusive et non légi-
time, suggérée peut-être par « le mauvais exemple des
associations religieuses païennes », Batiffol, loc. cit.,
et non par un commandement du Christ ou des
apôtres. Il doit disparaître.
A coup sûr, les remarques faites par les adver-
saires de l'agape apostolique universelle ne sont pas
négligeables. Toutefois, quand on lit les recommanda-
tions de l'Apôtre, un doute surgit : Si Paul avait voulu
interdire absolument toute association d'un repas ordi-
naire à la cène eucharistique, n'aurait-il pas fait
connaître sa volonté en termes moins ambigus et plus
impératifs? La solution ne serait-elle pas la suivante :
saint Paul rappelle ici que l'essentiel, ce qui seul
importe, c'est le repas du Seigneur, la fraction du pain
et la bénédiction de la coupe eucharistique, les gestes
qui reproduisent ceux de la cène primitive. Le reste,
le repas proprement dit, n'est qu'accessoire, n'a pas de
valeur et peut devenir dangereux; en fait il a engendré-
de déplorables abus. L'Apôtre les condamne sévère-
ment et veut qu'ils disparaissent. Il ne croit pas
encore pouvoir interdire absolument le repas propre-
ment dit. Mais le principe qu'il a posé entraîne sa dis-
parition. Puisque seul le repas du Seigneur a de l'uti-
lité, de la valeur, une raison d'être, le reste est
condamné à disparaître. Vôlker, op. cit., p. 77. Cette
hypothèse admise, le cas de Corinthe apparaît comme
un fait isolé et purement local. Ce qui est certain, c'est
qu'on ne trouve ici aucune trace de l'agape propre-
ment dite, telle qu'on la rencontre beaucoup plus tard,
c'est-à-dire un repas de charité offert par la commu-
nauté chrétienne à ses pauvres ou à une catégorie de
malheureux. L'Apôtre ne dit pas un mot d'une telle
institution ni pour la louer ni pour la combattre.
Peut-être est-il encore question d'agapes dans
Jud., v, 12 et dans II Petr., u, 13. Encore n'est-il pas
absolument démontréque le texte porte, àYctroxiç, aga-
pes et non àroàTaiç, voluptés. Si on préfère la première
leçon, reste à déterminer quel est le sens du mot en
cet endroit. S'applique-t-il à la charité ou aux repas fra-
ternels? Cette seconde signification étant admise, on
n'est paà plus avancé, puisque le contexte ne dit pas
si ces agapes étaient unies ou non à la fraction eucha-
ristique du pain.
2° Quand et où se célèbre la fraction eucharistique des
chrétiens? — C'est le soir venu, dans la nuit, I Cor.,
xi, 23, qu'eut lieu le dernier repas du Christ avec les
Douze, avant sa mort. Un seul texte nous renseigne
en termes exprès sur le moment où se célèbre la cène
chrétienne, celui qui raconte la fraction à Troas. Elle
eut lieu pendant la nuit. Act., xx, 7, sq. Il en était
sans doute de même à Corinthe. Pour ce motif pro-
bablement l'Apôtre rappelle que la cène primitive
fut célébrée la nuit, non certes dans une nuit d'amu-
sement et d'ivresse, mais dans une nuit tragique entre
toutes, celle où le Christ fut livré, xi, 23. Enfin, à
853 MESSE DANS L'ECRITURE, LA CENE CHRETIENNE : SES RITES 854
Jérusalem dans les tout premiers temps, puisque la
cène chrétienne était unie à un repas, il est probable
aussi qu'elle se célébrait le soir : on allait au Temple
pendant le jour.
En cette ville, à l'origine, on peut croire que la
fraction se célébrait quotidiennement xaO'-r]tj.spatv
Act., ii. 46. Toutefois le fait n'est pas absolument sûr.
Ces mots se lisent dans le verset où un bon nombre
de commentateurs ne veulent pas voir l'eucharistie.
Même si on entend de la fraction du pain et non des
repas ordinaires la phrase où se trouve la locution
« chaque jour », peut-être ne se rapporte-t-elle qu'à la
fréquentation du Temple : « Quotidiennement ils
persévéraient d'un seul cœur dans la fréquentation
du Temple et, rompant le pain à la maison, ils prenaient
leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. »
A Troas, les fidèles se réunissaient le premier jour de la
semaine, le dimanche, pour la fraction du pain, xx, 7.
On peut croire qu'il en était, ainsi dans les chrétientés
qu'avait fondées saint Paul : c'est ce jour-là en effet
qu'on devait mettre à part l'argent pour la collecte.
I Cor., xvi, 2.
Où se tient l'assemblée? Le livre des Actes, n, 46,
relate que les chrétiens se réunissent chez des particu-
liers, dans des maisons privées. Il nomme une de
celles où s'assemblent les fidèles : c'est la demeure de
Marie, mère de Jean Marc. Act., xn, 12. A Troas, les
chrétiens sont réunis en un troisième étage, dans une
chambre assez vaste pour qu'il y ait beaucoup de
lampes. Act., xx, 7-9. La communauté de Corinthe
s'assemble en une « église ». I Cor., xi, 18. Saint Paul
oppose ce lieu aux maisons privées où les fidèles
mangent et boivent. Toutefois, pour qu'il puisse
parler ainsi, pas n'est besoin de supposer que les fidèles
possèdent soit un édifice soit une chambre exclusi-
vement réservée au culte, ce que nous appelons aujour-
d'hui une église. Il suffit que ce mot désigne une assem-
blée officielle, même si elle se tient dans une maison
privée qui sert à d'autres usages.
3* Comment à la cène chrétienne faisait-on, en mémoire
du Christ, ce qu'il avait fait à la cène? — De même que
Jésus avait présidé le repas d'adieu, ainsi Paul à
Troas dirige l'acte qui le renouvelle, il « rompt le
pain t, Act., xx, 11.
Du pain et du vin étaient préparés. Nous avons dit
ce qu'il fallait penser de l'audacieuse conception
d'après laquelle l'eucharistie primitive ne se compo-
sait que de pain. Lietzmann, op. cit., p. 239-249. Les
trois Synoptiques et Paul dans le récit de l'institution
signalent les deux éléments. Si les Actes ne mention-
nent que la fraction, leur silence s'explique aisément
et ne peut être tenu pour une négation. Au reste,
saint Luc dans son récit de l'institution a parlé de la
coupe. La mention de l'alliance qui se trouve dans les
autres récits de la cène établit qu'il y a dans l'eucha-
ristie un équivalent du sang versé pour sceller l'alliance
mosaïque. Yolker, op. vit:, p. 43, 44. Le quatrième
évangile répète à quatre reprises ce que le fidèle doit
manger et boire : la chair, le sang du Christ. Joa., vi,
53-56. Le fait paraît plus surprenant encore si on veut
bien observer que tout le chapitre traite du pain de vie.
Les arguments présentés par l'auteur garderaient leur
valeur essentielle même s'il parlait seulement de la chair
du Christ. Si donc il nomme le sang, ce ne peut être
que pour faire allusion aux deux éléments dont se
compose l'eucharistie.
Pour soutenir que l'eucharistie primitive s'est
composée exclusivement du pain, il faut préférer à
tous ces témoignages si anciens et si importants des
textes apocryphes postérieurs, hérétiques ou suspects,
Homélies clémentines. Actes de Pierre, de Jean,
de Thomas. Présenter une pareille thèse, c'est la
discréditer.
En vain, pour l'appuyer, Lietzmann, loc.~ cit.,
ajoute que primitivement le contenu de la coupe
lorsqu'elle s'introduisit était de l'eau, ou du moins
pouvait ne pas être du vin. Cette indifférence à
l'égard du choix de la seconde matière prouverait
qu'elle était tenue pour moins importante et que son
emploi ne remonterait pas aux origines. Ce n'est pas
le lieu d'étudier les témoignages non bibliques sur
l'emploi de l'eau à la cène. Les écrits du Nouveau
Testament sont formels. Dans le récit de Matth., xxvi,
29; Marc, xiv, 25; Luc, xxn. 18, il est parlé du
fruit de la vigne. Les synoptiques affirment que le
repas d'adieu fut d'une certaine manière un repas
pascal; or, dans ce festin figurait du vin. Paul, il
est vrai, ne nomme que la coupe de bénédiction sans
préciser quel est son contenu. Au contraire, il présente
comme une figure du breuvage spirituel l'eau que
Moïse dans le désert fit jaillir du rocher. I Cor., x, 4.
Mais aucun doute n'est possible sur l'élément qui
d'après lui devait être employé à la cène. La tradition
qu'il rapporte est identique à celle que consignent les
Synoptiques. Plus encore que les trois évangélistes
l'apôtre met le second élément de l'eucharistie en
rapport avec le sang, du Seigneur et de l'alliance,
avec la mort du Sauveur. Mieux que l'eau, le vin est
apte à exprimer cette relation. Enfin, on n'a pas oublié
que, reprochant aux Corinthiens leurs abus, il flétrit
l'excès du vin, l'ivresse. I Cor., xi, 21-22. Le qua-
trième évangile parle de l'eau, de l'eau de la vie, de
l'eau qui apaise la soif de l'âme, iv, 11 sq. ; vn, 38, mais
en des endroits qui n'ont aucun rapport avec la
cène. On pourrait d'ailleurs faire observer qu'il a
aussi nommé le vin, et qu'il l'a fait à l'occasion d'un
repas, celui de Cana, iv, 46, où des Pères de l'Église et
nombre de critiques indépendants voient un symbole
de l'eucharistie. Ce qui est sûr, c'est que dans les dis-
cours du dernier entretien de Jésus avec les disciples,
ceux qui prennent place après le repas d'adieu relaté
par les Synoptiques, le quatrième évangile fait dire à
trois reprises par le Christ qu'il est la vigne, xv,
1, 4, 5.
Puisque ces éléments étaient apportés pour que les
fidèles fissent en mémoire de Jésus ce qui s'était passé
à la cène, il est facile de reproduire le rite.. Le président
rendait grâces, ou, en d'autres termes, il bénissait Dieu.
Les deux mots eulogie et eucharistie sont synonymes.
On les trouve dans les Synoptiques et dans saint Paul.
Luc, xxn, 19; I Cor., x, 16; xi, 24.
Le pain était rompu comme il l'avait été par Jésus,
Matth., xxvi, 26; Marc, xiv, 22; Luc, xxn, 19;
I Cor., x, 16; xi, 24; Act., h, 42, 46; xxi, 11, pendant
qu'étaient répétées les paroles du Christ sur l'identité
de cet aliment et de son corps. Suivait, comme jadis au
cénacle, la distribution aux assistants de cette eucha-
ristie. Il n'est pas dit que Jésus l'ait consommée. Nous
savons au contraire qu'à Troas le président de la
fraction goûte ce qu'il rompt pour le présenter à ses
frères.
Sur la coupe de vin était prononcée la parole du
Seigneur attestant qu'elle était son sang, le sang de
l'alliance, le sang répandu pour beaucoup. Matth.,
xxvi, 27-28; Marc, xiv, 23-24; Luc, xxn, 20;
I Cor., xi, 25. On comprend que l'Apôtre ait appelé
la coupe le calice de bénédiction que nous bénissons.
I Cor., x, 16. Elle devait alors être donnée aux assis-
tants comme l'avait été à la cène primitive celle dont
on reproduisait la distribution.
Pour le même motif encore, afin de faire aussi com-
plètement que possible ce qui avait été accompli au
repas du Seigneur, on rappelait la mort du Christ et
l'ordre donné par lui de réitérer cet acte pour commé-
morer son souvenir, jusqu'à ce qu'il vînt. Luc, xxn,
19; I Cor., xi, 24-26.
855 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE C HRÉTIENNE : SES RITES 856
4° Le repas du Seigneur s'encadrait-il entre des rites et
des prières complémentaires? — Dans une'même phrase,
le livre des Actes juxtapose immédiatement à la frac-
tion du pain, des prières comme si elles suivaient le
rite. Il ne détermine d'ailleurs ni leur place ni leur
contenu. A Troas, Paul a parlé avant et après la célé-
bration de l'eucharistie. Act., xx, 7, 11.
Ces renseignements sonl des plus précieux. Pourtant
on désirerait pouvoir les compléter. Il est des hypo-
thèses qui ne manquent pas de vraisemblance. Le
Christ a enseigné une prière à ses disciples, le Pater;
l'oraison dominicale se sera placée tout naturellement
sur les lèvres des premiers chrétiens lorsqu'ils partici-
paient au repas du Seigneur. Ne contient-elle pas cette
demande : « Donnez-nous aujourd'hui le pain néces-
saire à notre subsistance. » Matth., vi, 11.
De même, puisque la communauté chrétienne réité-
rait le repas d'adieu, elle a pu être naturellement
portée à rappeler quelques-unes des paroles pro-
noncées par Jésus à la dernière cène. Une tradition
qui s'est fixée dans le quatrième évangile en conservait
un assez grand nombre. Sans doute, cet écrit parut à
une date tardive, quand déjà depuis longtemps les
chrétiens célébraient la fraction du pain. Mais les sou-
venirs qu'il enregistre étaient connus dans beaucoup
de milieux avant d'être consignés par écrit. Comment
donc ne pas supposer que les membres des toutes pre-
mières communautés ne s'en soient pas inspirés, alors
que les liturgies beaucoup moins anciennes, celles qui
sont encore en vigueur (par exemple le missel romain
actuel : Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix)
ont puisé à cette source? En fait, dans les plus anciens
textes liturgiques, ceux de la Didachè, on relève
des allusions aux paroles contenues dans les discours
du quatrième évangile. Il sera facile de le démontrer.
Les prières proposées par la Didachè pour l'action
de grâces ont des « airs de famille » avec l'évangile
de saint Jean, Batiffol, op. cit., p. 75, spécialement
avec les paroles sur le pain de vie, vi, avec le dernier
discours que le Christ adressa aux Douze, xm-xvii, plus
encore avec la prière qui le termine, xvn. On sait qu'à
cause de son contenu, beaucoup de critiques, même
détachés de toute confession religieuse, ont voulu
voir en ce dernier morceau une oraison sacerdo-
tale, celle qui accompagnait le sacrifice du grand
prêtre de la Nouvelle Loi.
Certes, il est impossible de soutenir, comme l'a fait
Loisy, que cette prière a pu être Vanaphore, l'eucha-
ristie d'un prophète. L'hypothèse est démentie par le
ton très solennel d'une prière qui ne peut être placée
sur les lèvres d'un homme ordinaire. Du moins, il
semble certain que cette oraison et le dernier discours
de Jésus à la cène ont dû suggérer maintes locutions
aux présidents qui improvisaient la prière eucharis-
tique dans les premières chrétientés. C'est ce qu'affir-
ment beaucoup d'historiens de la liturgie.
L'un d'eux, le P. Salaville, l'a fait observer avec
une ingénieuse sagacité : « Le fait de voir unie dans
ce discours d'adieu la pensée de la parousie, de la ré-
surrection, de l'ascension et de la pentecôle; l'insis-
tance de Jésus à parler de l'activité future du Saint-
Esprit, le tout en relation directe avec l'eucharistie
qui vient d'être instituée et avec la prière que le
Sauveur recommande de faire en son nom, c'est-à-dire
la divine liturgie, tout cela est bien de nature à por-
ter à croire que le canon de la messe s'est inspiré de
ce discours.» Art. Épiclèse, t. v, col. 223.
C'est dans ces chapitres de saint Jean que le même
auteur trouve « le fondement scripturaire de l'épi-
clèse ». Loc. cit., col. 224. A plusieurs reprises en effet,
il est parlé du Paraclet dans le discours de la cène.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle les chrétiens
ont introduit dans l'euchologe de la fraction du pain
la prière qui sollicite du Père l'envoi de l'Esprit-Saint
afin qu'il rende témoignage à Jésus, Joa., xv, 26, et
qu'il le glorifie, xvi, 14. Ainsi l'eucharistie devient la
théophanie des trois personnes si intimement unies
dans les derniers entretiens du Seigneur avec ses
Apôtres. Joa., xm-xvi. A la cène chrétienne se ratta-
chent les grandes promesses faites par Jésus en son
discours d'adieu : il reviendra, il enverra le Saint-
Esprit, les prières faites en son nom seront exaucées.
N'y aurait-il pas là un des motifs tirés de la sainte
Écriture pour lesquels les liturgies ont fait place à
une épiclèse dans la série des prières eucharistiques?
Salaville, loc. cit., et Les fondements scripluraires de
V épiclèse, dans Échos d'Orient, 1909, p. 8-9.
Quelque vraisemblables que soient ces hypothèses,
elles ne s'imposent pourtant pas rigoureusement. Au
contraire nous connaissons avec certitude par de nom-
breux témoignages épars dans les livres du Nouveau
Testament certains usages religieux des premiers chré-
tiens. v
De nombreuses attestations des écrits ap./stoliques
mentionnent les assemblées chrétiennes où se ren-
contrent pauvres et riches, Jac, n, 2, et que déjà cer-
tains désertent. Hebr., x, 25. Les hommes se pré-
sentent tête nue, les femmes la tête voilée.
I Cor., xi, 6-7. On prie debout, à la manière juive, en
levant vers le ciel des mains pures. I Tim., n, 8.
On fait des lectures : « Toute Écriture est divinement
inspirée, elle est utile pour enseigner, convaincre, corri-
ger, former à la justice. » II Tim., m, '16. Aussi les
livres de l'Ancien Testament que les chrétiens nom-
ment avec vénération et que parfois ils expliquent
dans les synagogues, Act., xm, 15, ne sont pas exclus
des réunions chrétiennes. Mais on y lit aussi les lettres
de saint Paul, I Thess., v, 27, et des chefs de l'Église
Act., xv, 31.
La prédication tient une place importante, sous
diverses formes : on enseigne, on exhorte, on com-
mente les Livres saints ; nombreux sont les témoi-
gnages surtout ceux du livre des Actes et des Épîtres
pastorales qui l'attestent. Mais les femmes n'ont pas
mission de parler dans les assemblées chrétiennes : il
leur est interdit de le faire. I Cor., xiv, 34. Pour l'édifi-
cation de la communauté on entend aussi des pro-
phètes, des glossolales, et ceux qui interprètent leur
langage lorsqu'ils ne le font pas eux-mêmes. I Cor.,
xii, 10, 28,30; xiv, 2-39.
Y a-t-il des offrandes? On apporte certainement le
pain et le vin nécessaire pour le repas du Seigneur.
Mais nous ignorons par qui et comment ils sont offerts.
A Jérusalem, dans les premiers jours, les fidèles met-
taient leur bien en commun. Nous savons aussi qu'un
service d'assistance est organisé, Act., vi, 1, qu'on
pourvoit à la subsistance des veuves, Act., vr, 1,
qu'on distribue les aumônes recueillies dans les autres
chrétientés. I Cor., xvi, 3; Gai., n, 10. Met-on à profit
pour recueillir ces dons ou distribuer ces secours l'as-
semblée où se célèbre la fraction eucharistique? C'est
possible : toutefois le texte ne l'affirme pas. Act., xx.
A Troas n'est mentionnée que la fraction du pain.
A Corinthe les fidèles apportent des provisions; mais
ce n'est ni pour les mettre" en commun ni pour les
donner aux pauvres; des riches laissent même des
frères manquer du nécessaire à leur côté et connaître
la faim. Saint Paul flétrit cet abus. Mais que demande-
t-il? La suppression du repas profane ou le partage
entre tous des provisions de chacun? On a vu que la
question est controversée. L'Apôtre, il est vrai, adresse
aux Corinthiens dans la même lettre la recommanda-
tion suivante : « Quant à la collecte en faveur des saints,
suivez, vous aussi, les prescriptions que j'ai données
aux Églises de la Galatie. Le premier jour de la semaine,
que chacun de vous mette à part chez lui et amasse ce
£57 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SES RITES 858
qu'il peut épargner, afin qu'on n'attende pas mon
arrivée pour faire la collecte. » I Cor., xvi, 1-2; cf.
Rom., xv, 26. L'acte de charité qui est ici conseillé
doit avoir lieu le jour du Seigneur. Mais il n'est pas dit
que l'aumône était portée à l'église chaque dimanche.
C'est à la maison que chacun met de côté la part des
pauvres. Saint Paul demande seulement qu'on
n'attende pas son arrivée pour remettre les sommes
ainsi accumulées.
En dehors donc de l'apport du pain et du vin, l'exis-
tence d'autres oblations rituelles n'est pas démontrée.
L'hypothèse de Wetter sur les offrandes alimentaires
ne peut s'appuyer sur les livres du Nouveau Testa-
ment. C'est en vain qu'on invoquerait ici le précepte
de Jésus sur la charité fraternelle : « Si tu présentes ton
offrande à l'autel et si tu te souviens là que ton frère a
quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va
d'abord te réconcilier avec ton frère. Alors tu viendras
te présenter. » Matth., v, 23-24. Notre-Seigneur
enseigne ici, aux juifs, de son vivant, le précepte de la
charité. Il fait allusion aux usages alors reçus en
Israël, et n'affirme nullement que ses disciples, à la
fraction eucharistique du pain, devront apporter une
offrande. Les déclarations de Paul sur le droit
qu'a tout apôtre de vivre de l'évangile, I Cor., ix,
1-14, ne prouvent pas davantage que les offrandes des
fidèles pour ceux qui annoncent la parole, étaient
présentées dans l'assemblée chrétienne, à l'occasion
de la fraction du pain. Le procédé n'est pas condamné;
il peut être commode, mais nous ignorons s'il était
en usage. Sans doute, en deux endroits l'aumône est
nommée « un parfum de bonne odeur, une hostie que
Dieu accepte et qui lui est agréable », Phil., iv, 18,
« un sacrifice ». Hebr., xm, 16. Si on peut (nous pen-
chons vers cette opinion, mais force nous est de recon-
naître qu'elle est loin d'être générale) voir dans le
second passage une allusion à des actes de charité
accomplis pendant le sacrifice, dans le premier, il
semble bien que l'aumône est appelée une hostie au
sens figuré. Paul parle des dons que lui ont envoyés par
Épaphrodite les chrétiens de Philippes. — Concluons :
il est fort probable que les premiers chrétiens ont
saisi l'occasion de la fraction pour accomplir des actes
de charité. Il en a été ainsi dans la suite. Mais rien ne
montre que cet acte était à leurs yeux un sacrifice.
Coppens, L'offrande des fidèles dans la liturgie eucha-
ristique ancienne, dans Cours et conférences des semaines
liturgiques, Louvain, 1927, t. v, p. 107-108.
Le texte de saint Matthieu cité plus haut explique
par contre fort bien l'usage du baiser de paix. Jésus
avait exigé qu'avant de présenter son offrande à
l'autel, on se réconciliât avec ses frères. Le repas du
Seigneur ayant pris la place des antiques sacrifices,
avant d'y participer, les fidèles devaient se réconcilier
les uns avec les autres, s'accorder un témoignage
d'affection. En quatre passages de saint Paul, Rom.,
xvi, 16; I Cor., xvi, 20; II Cor., xm, 12; I Thess., v,
26 et dans I Petr., v, 14, les chrétiens sont invités à
se donner mutuellement le baiser de paix. La formule
est presque la même dans les divers cas : Saluez les
frères (Saluez-vous les uns les autres) par un saint baiser
(par un baiser de charité). Cette fréquence, cette uni-
formité, le fait que l'invitation se retrouve presque
semblable en certaines liturgies antiques, tout donne
à penser que le rite était en usage dans les réunions
chrétiennes et probablement à la principale d'entre
elles, à la fraction du pain.
Tous ces gestes sont accompagnés d'oraisons. Chez
les premiers chrétiens la prière publique est en hon-
neur. On le constate dès l'origine, sans cesse et par-
tout. Les fidèles invoquent Dieu pour leurs frères et
pour l'Église. Ils doivent faire des demandes, des
requêtes, des supplications, des actions de grâces pour
tous les hommes y compris les rois et ceux qui sont
investis de dignités. I Tim., u, 1-2. Le livre des Actes a
conservé quelques prières collectives. I, 24; iv, 24-30.
Si quelqu'un fait l'action de grâces le peuple doit
répondre : Amen. I Cor., xiv, 16.
Ce mot d'assentiment termine d'ailleurs souvent la
prière. Plusieurs autres formules conservées dans le
Nouveau Testament paraissent bien avoir été em-
ployées au cours de la supplication publique : Deo gra-
tias, Grâces soient rendues à Dieu, I Cor., xv, 57 ; II Cor.,
ix, 15; dans les siècles des siècles, Rom., xvi, 27; Gai.,
i, 5; Hebr., xm, 21; I Petr., iv, 11; Apoc, i, 6; par
Jésus-Christ Notre-Seigneur, Rom., v, 1, 11, 21;
vu, 25 ; xv, 30, etc. ; au nom de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, I Cor., v, 4; Eph., v, 20; Que la grâce ou encore
que la grâce et la paix soient avec vous (textes très
nombreux avec ou sans variantes); Je rends ou Nous
rendons grâces à Dieu, formule très souvent employée;
Dieu béni à jamais, Rom., i, 25; îx, 5; II Cor., xi, 31;
Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. II Cor., i, 3; Eph., i, 3; I Petr., i, 3.
On peut aussi se demander si les doxologies qu'on
trouve maintes fois dans les lettres des apôtres ne sont
pas des formules empruntées à la prière liturgique, par
exemple : Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
l'amour de Dieu, la communication du Saint-Esprit
soient avec vous tous, II Cor., xm, 13; ou encore :
De lui, par lui et pour lui sont toutes choses; à lui
la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen,
Rom., xi, 36.
On croit même découvrir des prières d'un caractère
liturgique très accusé, qui semblent n'avoir pas été ou
avoir été fort peu modifiées pour être glissées dans
une lettre, et qu'aujourd'hui encore on pourrait assi-
miler aux oraisons liturgiques du meilleur style : Que
le Dieu de la patience et de la consolation vous donne
d'avoir les uns envers les autres les mêmes sentiments
selon Jésus-Christ, afin que tous d'un même cœur et
d'une même bouche vous glorifiiez Dieu le Père de Notre-
Seigneur Jésus-Christ. Rom., xv, 5-6. Peut-être
découvre-t-on même des traces de dialogues. Je viens
bientôt. — Amen. — Venez, Seigneur Jésusi — Que la
grâce du Seigneur Jésus soit avec vous! — Amen.
Apoc, xxu, 20.
Nous avons le droit de penser que ces formules et
d'autres semblables furent employées dans la célébra-
tion de l'eucharistie. Il n'y avait pas alors de missel
fixe. Le président impTovisait l'action de grâces. Tout
naturellement donc, lorsqu'il s'appelait Paul, venaient
sur ses lèvres les acclamations, les vœux, les doxolo-
gies, les oraisons qui se retrouvent da'is ses épîtres.
Il est impossible qu'il n'en ait pas été ainsi.
Peut-être même possédons-nous dans l'Apocalypse
de véritables anaphores, les actions de grâces d'un
prophète authentique. Le voyant assiste à la liturgie du
ciel. Il aperçoit le trône de Dieu dans le temple céleste.
Et il entend les quatre animaux chanter jour et nuit :
Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu, le Tout-
Puissant, celui qui a nom : « Il était, i) est, il vient ».
iv, 8. Alors les vingt-quatre vieillards se prosternent
et s'écrient : « Tu es digne, Notre-Seigneur et Notre
Dieu, de te réserver la gloire et l'honneur et la puis-
sance, car c'est toi qui as créé toutes choses : c'est par
ta volonté qu'elles existent et furent Urées du néant. »
iv, 11. Voilà bien Vanaphore, l'action de grâces pour la
création.
Vient l'agneau, et ce mot qui apparaît si souvent
dans l'Apocalypse doit être souligné. 11 est de-
bout comme égorgé. Les vingt-quatre vieillards
tombent devant sa face, ayant chacun une cithare et
des coupes en or, remplies de parfums qui sont les
prières des saints. Et ils chantent un cantique nou-
veau : « Tu es digne de prendre le livre et d'en ouvrir
859 MESS!-; DANS I/ECRIT U HE, L A CÈNE CHRETTEN.NE : SES RITES 860
les sceaux, car tu as été égorgé et tu as pour Dieu
acheté par ton sang des hommes de toute tribu, langue
et nation. Tu as fait pour notre Dieu une royauté et
des prêtres et ils régneront sur là terre. » v, 9-10. Des
myriades et des myriades d'anges disent alors d'une
grande voix : « Digne est l'agneau qui a été égorgé de
prendre pour lui la puissance, la richesse, la sagesse,
la force, l'honneur, la gloire et la bénédiction. » v, 12.
Et toute créature s'écrie : « A celui qui est assis sur le
trône et à l'Agneau la bénédiction, l'honneur, la gloire
et la domination dans les siècles des siècles. » Et les
quatre animaux disent : Amen, v, 13-14. Cette fois,
on relève une action de grâces, une anaphore pour la
grâce de la rédemption.
Une troisième apparaît : Quand le septième ange eut
sonné de la trompette, les « vingt-quatre vieillards qui
sont assis devant Dieu sur leurs trônes se proster-
nèrent sur leurs faces et adorèrent Dieu, en disant :
Nous te rendons grâces, Seigneur, Dieu Tout-Puissant,
qui es,, qui étais [qui viendras] , de ce que tu t'es
revêtu de ta grande puissance et que tu règnes.
Les nations s'étaient irritées et ta colère est venue
ainsi que le moment de juger les morts, de donner la
récompense à tes serviteurs, aux prophètes et aux
saints et à ceux qui craignent ton nom, petits et
grands, et de perdre ceux qui perdent la terre. » xi,
17, 18. On le voit : l'anaphore, l'action de grâces,
célèbre cette fois le second avènement, le règne et le
jugement de Dieu.
A relever encore les alléluias qui scandent le plus
joyeux cantique en l'honneur de la gloire de Dieu et
des noces de l'Agneau, xix, 1, 3, 4, 6. Un autre chant
grave et puissant retentit : celui de Moïse et de
l'Agneau : « Grandes et adorables sont tes œuvres,
Seigneur, Dieu Tout-Puissant I Justes et véritables
sont tes voies, ô Roi des siècles! Qui ne craindrait
et ne glorifierait ton nom, car toi seul es saint !
Et toutes les nations viendront se prosterner devant
toi, parce que tes jugements ont éclaté. » xv, 3, 4.
Voilà bien le psaume des temps nouveaux, aussi
majestueux qu'enthousiaste et vraiment fait pour la
chrétienté naissante, pour les Églises de Paul qui
s'ouvraient au large afin de recevoir les païens.
Plus on examine ces morceaux, plus on se convainc
que les premières anaphores, les actions de grâces les
plus anciennes, les cantiques les plus primitifs et en
particulier ceux des prophètes devaient leur ressem-
bler.
Car on chantait dans la réunion chrétienne. « Lors-
que vous êtes réunis en Assemblée, écrit saint Paul,
tel d'entre vous a un cantique... » I Cor., xiv, 26.
« Entretenez-vous les uns les autres, recommande-t-il
aux Éphésiens, de psaumes, d'hymnes et de cantiques
spirituels, chantant et psalmodiant du fond du cœur
pour honorer le Seigneur. » Eph., v, 19. Voir aussi
Col., ui, 16. Ainsi on n'abandonne pas les cantiques,
les psaumes et les autres chants de l'Ancien Testa-
ment. Mais il semble bien que les chrétiens ont aussi
leurs cantiques propres; on a même proposé de voir
dans certains morceaux de prose rythmée des frag-
ments d'hymnes chrétiens, par exemple, I Tim., m,
-16 : « C'est un grand mystère de la piété, celui qui a été
manifesté en chair, justifié en Esprit, contemplé par
les Anges, prêché parmi les nations, cru dans le monde,
exalté dans la gloire. » Voir encore Pliil., n, 5-11. « Bien
que le Christ Jésus fût dans la condition de Dieu, il n'a
pas retenu avidement son égalité avec Dieu; mais il
s'est anéanti lui-même, prenant la condition d'esclave,
se rendant semblable aux hommes et reconnu pour
homme par tout ce qui a paru de lui; il s'est abîmé
lui-même se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la
mort de la croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souve-
rainement élevé, il lui a donné un nom qui est au-
dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout
genou fléchisse dans les cieux, sur la terre ainsi que
dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire
de Dieu le l'ère, que Jésus-Christ est son Seigneur. :
C'est encore un autre fragment d'hymne que l'on trou-
verait dans le morceau suivant de I Petr., m, 18 sq. »
" Ainsi le Christ a souflert une fois la mort pour les
péchés, lui le juste pour des injustes, afin de nous
ramener à Dieu, ayant été mis à mort selon la chair,
mais rendu à la vie selon l'esprit, etc. » N'ombre d'his-
toriens n'hésitent pas à voir dans ces morceaux des
hymnes au Christ ou des ébauches de la future ana-
phore, des fragments d'antiques actions de grâces.
Voir Lietzmann, op. cit., p 178.
Ces différents actes pouvaient s'accomplir et ces
prières se réciter dans des réunions où ne se célébrait
pas la cène. Mais ils trouvaient aussi leur place toute
naturelle dans les assemblées eucharistiques. Les
livres du Nouveau Testament ne nous font pas con-
naître l'ordre suivant lequel se succédaient les diverses
opérations. Mais il n'est pas sans intérêt de les grouper
d'après la plus ancienne description de la messe, celle
de saint Justin. Tout ce que relate l'apologiste se
retrouve dans les livres du Nouveau Testament et
ainsi on peut présumer, non sans raison, que l'ordre
indiqué par lui est primitif.
Saint Justin.
1. On se réunit le jour du
soleil. Apot., i, 67.
2. On lit les mémoires des
Apôtres et les écrits des
prophètes. Ibid.
3. Discours de celui qui pré-
side pour exhorter à imiter
ce qui a été lu. Ibid.
4. Ensuite nous nous levons
et tous ensemble nous
adressons des prières à
Dieu pour tous les hom-
mes, les diverses classes.
Apol., i, 67, 65,
5. Baiser de paix. Apol., i,
65.
6. Le pain, du vin et de l'eau
sont apportés au président.
Apol., i, 65, 67.
7. Celui .qui préside lait
monter vers Dieu des
prières et des actions de
grâces. Apol., i, 67 et 65.
8. Au cours de cette action
de grâces, le pain et le vin
sont eucharisties par un
discours de prière qui vient
de .Jésus. Apol., i, 66.
9. Le peuple répond Amen.
Apol., i, 65, 67.
10. Distribution aux assis-
tants des mets eucharis-
ties. Apol., i, 65, 67.
11. Aumônes recueillies et
distribuées. Apol., i, 67.
Nouveau Testament.
1. On se réunit pour la trac-
tion le dimanche. Act., xx,
7; I Cor., xvi, 1-2.
2. Lectures des lettres des
chefs de l'Église. I Thess.,
v, 27; Col., iv, 16.
3. Parole de Dieu, prédica-
tion. 1 Cor., xiv, 26; Act.,
xx, 7.
4. Prières pour tous les
hommes. I lim.,n, 1-2.
5. Baiser de paix. Rom., xvi,
16; I Cor., xvi, 20.
6. Le président fait ce qu'a
fait le Christ, donc prend
du pain et du vin. I Cor., xi,
23-25; Matth., xxvi, 21,
26, 27 ; Marc., xiv, 22-23 ;
Luc., xxn, 19 et 20.
7. Le président fait ce qu'a
fait le Christ, donc bénit et
rend grâces. I Cor., xi, 24;
Matth. ,xxvi, 26-27 ;Marc.,
xiv, 22-23; Luc., xxn, 19.
8. Le président fait ce que
le Christ a fait, donc il dit ce
que Jésus a dit. I Cor., xi,
23-25 ;Matth., xx vi, 26-27 ;
Marc, xiv, 22-23; Luc,
xxu, 19.
9. Les fidèles répondent à
l'action de grâces Amen.
I Cor., xiv, 16.
10. Communion sous les
deux espèces pour faire ce
qui a été fait à la cène.
(Mêmes endroits que 8 et)
I Cor.,x, 16-22; XI, 26-29.
11. Le dimanche est mis à
part l'argent pour la col-
lecte. I Cor., xvi, 1-2.
La comparaison de ces deux tableaux prouve au
moins que les divers actes relatés par saint Justin sont
déjà mentionnés sous une forme identique ou équi-
valente dans les écrits du Nouveau Testament. Que
toutes ces opérations se soient dès l'origine succédé
86i MESS]-. DANS L'ECRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SES RITES 862
dans l'ordre où elles se suivaient au temps de 1 apo-
logiste, on peut le croire raisonnablement pour le
motif suivant :
A l'origine, un très grand nombre de fidèles, ceux
qui venaient du judaïsme, avaient antérieurement à
leur conversion fréquenté la synagogue. Dans les pre-
mières années, plusieurs s'y rendaient encore, après
être devenus disciples de Jésus. Certains d'entre eux
y prenaient même la parole et y prêchaient le Christ.
Ainsi faisait Paul à Damas, dans l'île de Chypre, à
Antioche de Pisidie, Iconium, Thessalonique, Bérée,
Corinthe, Éphèse. Act., ix, 20; xm, 5, 14, 43; xiv, 1;
xvii, 1, 10, 17; xvm, 4, 19, 26. Rien de plus naturel
ni de plus habile, rien aussi de plus légitime. Jésus
avait lui-même donné l'exemple, Luc, iv, 16. Les
exercices religieux qui s'accomplissaient à la syna-
gogue n'avaient rien de répréhensible, au contraire.
Mais, parce que les premiers fidèles durent se grouper
entre eux pour les lectures et prédications, prières et
rites spécifiquement chrétiens, parce que l'Église locale
admit tôt ou tard dans son sein des néophytes venus
du paganisme, parce qu'enfin la Synagogue un jour
ou l'autre blasphéma Jésus, puis excommunia ses
disciples, les convertis abandonnèrent peu à peu les
offices religieux d'Israël pour ne plus se réunir
qu'avec leurs coreligionnaires. Les juifs de la veille
furent tout naturellement portés à introduire dans
leurs assemblées tout ce qu'ils pouvaient garder de la
synagogue. A coup sûr, des changements s'imposèrent;
• à la Bible juive se joignirent bientôt sur le pupitre du
lecteur, les écrits du NouveauTestament, entre les-
quels un relief spécial fut donné à l'évangile ». Les
croyances nouvelles influèrent sur le texte des prières
et des homélies, le choix des leçons bibliques et des
cantiques sacrés. Tandis que la célébration du sacri-
fice juif ne pouvait s'accomplir qu'au Temple, les
-chrétiens furent obligés par l'ordre du fondateur de
leur religion de réitérer en leurs assemblée l'offrande
eucharistique. Ainsi, en ajoutant quelques éléments
nouveaux, « l'Église accepta en bloc tout le service reli-
gieux des synagogues ». Duchesne, Origines du culte
chrétien, Paris, 1889, p. 48.
Ceci étant, que l'on examine de nouveau l'ordre des
cérémonies de l'assemblée chrétienne, tel que le décrit
saint Justin. Si on excepte l'acte final, les collectes,
tout ce qui se passe depuis le moment où on donne le
baiser de paix (n. 6, 7, 8, 9, 10) est spécifiquement
chrétien, et l'ordre dans lequel se déroulent tous les
actes de cette seconde- partie est commandi par les
circonstances : il ne peut pas être différent.
Restent les premières opérations : or, on l'a remar-
qué, elles étaient en usage dans le service du samedi
matin. Voir Schùrer, op. cit., p. 450-463; Elbogen,
Der jùdische Gottesdienst in seiner geschichtlichen Ent-
wicklung, Leipzig, 1913. On y trouve :
Réunion le sabbat;
Lecture de la loi et des prophètes;
Homélie;
Bénédictions et prières pour toutes les classes de
personnes;
Prière pour la paix.
Certaines similitudes apparaissent. On a donc
conclu qu'à l'âge apostolique, au moment où l'Église
se détachait du monde juif, elle a dû lui emprunter
pour la première moitié du service religieux l'ordre
des opérations du service de la synagogue, celui qui
était encore suivi au temps de saint Justin.
Aux opérations qui étaient communes aux juifs et à
eux, les chrétiens n'ont eu besoin que d'ajouter la cène
eucharistique proprement dite. Donc, si on énumère
d'abord, selon l'ordre adopté par l'apologiste, la série
des actes religieux attestés par le Nouveau Testament
pour les faire suivre de la prière eucharistique telle que
la prescrivent les autres récits de la cène, on obtient
les grandes lignes de la messe avec les deux services
qui, dès l'origine et jusqu'à nos jours, se succèdent dans
toutes les liturgies. Il y a d'abord la préparation
appelée aussi messe des catéchumènes, simple forme
christianisée de l'ancien service de la synagogue.
Vient ensuite la synaxe eucharistique dite messe des
fidèles. Les détails, prières, attitudes, gestes, varient
avec les siècles et pays. Des arrangements multiples, de
nombreuses variantes ont produit les diverses litur-
gies : toutes remontent à ce même type primitif. For-
tescue, La messe, études sur la liturgie romaine, trad.
Boudinhon, Paris, 1921, p. 10-11; Cabrol et Leclercq,
Monumenta Ecclesix liturgica, Paris, 1900, t. i,
p. xix-xxxn; Cabrol, Origines liturgiques, Paris, 1906,
p. 330-333; Baumstark, Die Messe im Morgenland,
Munich, 1906, p. 24-26; Vom geschichtlichen Werden
der Liturgie, Fribourg, 1923, p. 13 sq.
Peut -on pousser plus loin les comparaisons, rap-
procher les prières et usages chrétiens primitifs de
formules et de rites juifs de l'époque, par exemple de
ceux de la Pàque ou du Kiddousch, c'est-à-dire du
repas de la veille au soir du sabbat?
Déjà on a démontré l'originalité absolue et irré-
ductible de ce qui caractérise la cène chrétienne :
l'emploi des mots Ceci est mon corps, ceci est mon sang,
prononcés sur le pain et la coupe eucharistique :
on ne trouve rien d'équivalent ni dans la Pâque ni
dans le Kiddousch. Cf. Eucharistie, col. 1110-1112;
E. Mangenot, Un soi-disant antécédent juif de l'eucha-
ristie, dans Revue du clergé français, 1905, t. Lvn,
p. 385 sq., reproduit dans Les évangiles synoptiques,
Paris, 1911, p. 435 sq.
Quant à la liturgie qui encadre les deux formules
prononcées sur le pain et la coupe, les auteurs mêmes
qui ont voulu la comparer avec les cérémonies du
rituel pascal (Probst, Bickell, Thibaut) ou avec celles
du Kiddousch (Von der Golz, Drews, Rauschen),
justifient leur sentiment, non par un examen de textes
bibliques, mais par l'étude d'autres documents (par
exemple la Didachè ou les Constitutions apostoliques).
Si on ne considère que les écrits du Nouveau Tes-
tament, il est, pour plusieurs raisons, impossible de
prouver que les prières et usages non essentiels de la
cène apostolique se rattachent à ceux des juifs.
D'abord, il n'est pas démontré qu'à cette époque,
chez les premiers disciples, des formules et des rites
officiels soient uniformément répétés dans toutes les
églises ou dans plusieurs, ou dans l'une d'elles. Déplus,
s'il y en a, les écrits bibliques ne nous les font pas
connaître avec précision : on peut tout au plus affirmer
(voir plus haut) que certains passages du Nouveau
Testament nous donnent une idée de ce qu'était la
prière de l'époque. D'autre part, sur l'âge, la teneur
primitive, l'étendue de l'emploi de certaines prières
juives, on est loin d'avoir des renseignements indis-
cutables. Enfin, comme le fait observer Fortescue,
op. cit., p. 100, « il est dangereux de pousser la compa-
raison avec un groupe quelconque de prières juives,
et de conclure que ce groupe de prières est le proto-
type de la liturgie chrétienne... parce que des formules
identiques » ou assez semblables les unes aux autres
« reviennent sans cesse dans tous les services religieux
des juifs ».
A coup sûr, on peut, sans avoir besoin d'appuyer
cette affirmation sur aucun témoignage primitif,
être certain que les premiers chrétiens venus du
judaïsme ont été tout naturellement portés à employer
dans la liturgie de la cène les formules dont ils avaient
jusqu'alors fait usage, les formules qu'ils savaient
par cœur, les formules qui ne contredisaient en rien
les doctrines nouvelles et avaient même pu être
prononcées par le Christ. « Mais quels services ont
863
MESSE DANS LES PÈRES ANTENICEENS
864
exercé le plus d'influence et quels sont les points
de dépendance, on ne saurait le dire, » surtout si
on ne consulte que les écrits du Nouveau Testament.
Fortescue, loc. cit.
Nous ne cro\ ons pas devoir nommer ici, quelles que soient
leur importance et leur valeur, tous les ouvrages généraux :
commentaires sur la sainte Écriture, encyclopédies, trai-
tés et manuels de théologie dogmatique ou biblique,
d'histoire ou de liturgie. Nous ne citons guère que des
monographies sur le sacrifice ou du moins sur l'eucha-
ristie d'après le Nouveau Testament, et particulièrement
ceux auxquels nous nous somme» référé au cours même
de l'article.
I. 'Iravaux cathoi.io.UES. - — Citons comme les plus
utiles et les plus récents : E.-B. Allô, La synthèse du dogme
eucharistique dfins saint Paul, dans Revue biblique, 1921,
p. 321 sq.; P. Batifiol, Études d'histoire et de théologie posi-
tive. Deuxième série. L'eucharistie, la présence réelle et la
transsubstantiation, 8° édit., Paris, 1920; J. Bellord, The
notion of sacrifice, dans Ecclesiastical Review, Philadelphie,
1905, t. xxxiij. p. 1 sq., et The sacrifice of the New Law,
ibid., p. 258 sq.; J. E. Belser, Der Opfercharakter der Eucha-
ristie, dans Theolog. Quartalschrift, 1913, t. xcv, p. 1 sq.;
W. Berning, Die Einsetzung der heiligen Eucharistie in
ihrer ursprùnglichen Torm nach den Berichten des N. T.
kritisrh untersucht. Munster, 1922; Coppens, L'offrande des
fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne, dans Cours
et Conférences des Semaines liturgiques, Louvain, 1927,
t. v, p. 99 sq.; E. Dorscli, Altar und Opfer, dans Zeitschrift
fur kalholische Tl eologie. 1908, t. xxxn, p. 307 sq.; du
même, Der Opfercharahler der Eucharistie cinst und jelzt,
Inspruck, 1909; du même, Aphorismen und Eruàgungen
zur Beleuchlung des vorirenàischen Opferbegriffs, dans
Zeitsehrifl fur kalholische Théologie, 1910, t. xxxiv, p. 71 sq. ;
P. Haensler, Zu llebr., XIII, 10, dans Biblische Zeitschrift,
t. vut, p. 52 sq.; W. Koch, Das Abcndmahl im Kcuen
Testament, dans Biblische Zeitfragen, 1911, t. iv, fasc. 10;
H. Lamiroy, De essentia ss. M issir sacrifwii, Louvain, 1919;
J. Lebreton, art. Eucharistie, dans le Dictionnaire apologé-
tique de la foi catholique, 1910, t. I, col. 1548 sq.; E. Man-
genot, L'eucharistie dans saint Paul, dans Revue pratique
d'apologétique, 1911, t. xm, p. 33 sq., 203 sq., 253 sq.;
G. Bausclien, L'eucharistie et la pénitence durant les six
premiers siècles de l'Église, trad. franc., de M. Decker et
E. Bicard, Paris, 1910; F. Renz, Die Geschichle des Messop-
ferbegriffs oder der aile Glaube und die ncuen Theorien iiber
das Wesen des unblutigen Opfers, l'risingue, 1901, t. i;
Rongy, La célébration de l'eucharistie au temps des Apôtres,
dans Cours et Conférences des Semaines liturgiques, 1927,
t. v, p. 177 sq.; Th. Schermann, Das Brotbrechen imUrchris-
tentum, dans Biblische Zeitschrift, 1910, t. TOI, p. 52 sq.;
M. de la '1 aille, Mysterium fidci. De auguslissimo rorporis
et sanguinis Christi sacrificio alquc sacramento elucidationes
quinquaginta in très libros distinrtic, Paris, 1924; F. Wie-
land, Mensa et con/essio, Stndien iiber den Allar der altchri-
stlichen Liturgie, I. Der Allar der vorkonstantinischen Kirche,
dans Vero/fenllichungen uns dern kirchenhislorischen Semi-
nar, II. Reihe, n. 11, Munich, 1906; Der vorirenàische
Oiiferbegriff, ibid., III. B., n. 6, Munich, 1909 (sur les
tendances de cet ouvrage et la polémique qu'elles ont
provoquée, voir le début de l'art, suivant.)
II. 'Iravaux non catholiques. • — Voir les ouvrages
non catholiques où est étudiée la cène en général et sous
ses divers aspects. L ne liste assez complète se trouve à la
fin de l'article Eucharistie d'après la sainte Écriture,
t. v, col. 1120-1121. Quelques ouvrages importants ont
paru depuis : A. Loisy, Les mystères païens et le mystère chré-
tien, Paris, 1919 et Essai historique sur le sacrifice, Paris,
1920; Peterson Wetter, Altchristliche Littirgien, I. Das
chrisiliche Mystcrium, II. Das chrislliche Opfer, Gœttingue,
1921 et 1922; B. Will, Le culte. Étude d'histoire et de philo-
sophie religieuses, Strasbourg, 1925, t. i; H. l.iet/mann,
Messe und Ilerrenmahl, Bonn, 1920; K. Vôlker, Mystcrium
und Agape, Gotha, 1927.
Sur certaines opinions professées par des non catholiques
de langue anglaise, sur le sacrifice de la cène, et celui du
ciel, on consultera utilement, G. Mortimer, 77ie eucha-
ristie sacrifice, an historical and thcological investigation
of the Iloly Eucharist in the Christian Church, Londres,
1901, et W. P. Peterson, art. Sacrifice, dans le Dictionary
of the Bible (Hastings), 1904, t. IV, p. 347 sq.
f C. RUCH,
II. LA MESSE D'APRÈS LES PÈRES, JUSQU'A
SAINT CYPRIEN. — I. État de la question. II. Des
origines au milieu du n" siècle (col. 865). III. La se-
conde moitié du ne siècle (col. 895). IV. L'( rient
jusqu'au milieu du nie siècle (col. 918). V. L'Occi-
dent jusqu'à saint Cyprien (col. 927). VI. Les sectes
(col. 947). VII. Conclusions (col. 956).
I. État de la question. — Nombre de critiques
non catholiques, jusqu'au milieu du xix» siècle,
avançaient que « le premier, saint Cyprien aurait
parlé du sang du Christ comme de la matière de
l'oblation eucharistique et déclaré que le Christ
s'était offert en sacrifice à Dieu le Père dès l'institu-
tion de la cène ». Hôfling, Die Lehre der àllesten
Kirche vom Opfer, Erlangen, 1851, p. v. C'est chez
lui qu'on trouverait « en germe la théorie du sacri-
fice de la messe destinée à se développer plus tard ».
Théodore Harnack, Der chrislliche Gemeindegolles-
dienst im apost. Zeitalter, Erlangen, 1854, p. 411.
Cette affirmation est aujourd'hui abandonnée.
Déjà dans son Histoire des Dogmes, 3' édit., t. i,
p. 428 sq., Fribourg et Leipzig, 1905, Adolphe Harnack
reconnaît que, très vraisemblablement, Cyprien a
découvert chez ses prédécesseurs la conception
qui transporte la représentation du sacrifice sur les
éléments eucharistiques. Kattenbusch, art. Messe,
dans la Protest. Realencyclopùdie, t. xn, 1903, p. 672,
676-677, est encore plus afiirmatif. Il reste
vrai que l'évêque de Carthage est « l'un des Pères
qui ont le plus insisté » sur cette vérité. Tixeront,
Histoire des dogmes, Paris, 1909, t. i, p. 389. Aupa-
ravant jamais elle n'a été aussi fortement établie tt
il n'y a pas à vouloir en découvrir l'origine après lui.
Un savant catholique, F. Wieland, a cru pouvoir
attribuer à saint Cyprien un rôle encore plus important.
Mensa et confessio. Der Altar der vorkonstantinischen
Kirche, Munich, 1906; Der vorirenàische Opferbegrif],
Munich, 1909; Altar und Altargrab der chrisllichen
Kirchen imlV. Jahrhundcrl, Leipzig, 1912. D'après lui,
dans l'Église primitive, il n'y a pas d'offrande par
laquelle l'homme présente à Dieu un objet dont il peut
disposer. Sans doute, dès l'origine, on tient la cène
pour" un sacrifice, mais c'est un sacrifice purement
spirituel, un sacrifice de louanges, de prière et d'action
de grâces. C'est le seul qui, avec la charité, l'inno-
cence de la vie, était alors connu. On mangeait le
corps et on buvait le sang du Seigneur, mais on ne
les offrait pas. L'assemblée se réunissait pour un
banquet dans des maisons particulières. 11 y avait
non des autels, mais des tables, où prenaient place les
fidèles. Devant le président on apportait du pain et du
vin. Pour obéir à l'ordre du Seigneur, en mémoire de
sa mort et de sa résurrection, le chef de l'assemblée
prononçait sur ces mets les paroles d'action de
grâce (eucharistie) qui produisaient le corps et le
sang du Seigneur autrefois crucifié, maintenant glo-
rieux dans le ciel. Le pain était divisé : la fraction
était alors l'acte principal. Puis les diacres en distri-
buaient aux assistants des parcelles et présentaient
la coupe de vin. Ainsi les éléments sacrés' n'étaient
pas offerts à Dieu; au contraire, les fidèles les rece-
vaient de Dieu avec reconnaissance : c'était la prière
d'action de grâces. Seule, elle était présentée au Très-
Haut. Seule, elle constituait le sacrifice commémoratif
de la cène et partant du Calvaire et de la rédemption.
Dans la seconde moitié du n» siècle seulement, sous
l'influence du paganisme qui avait des autels et des
oblations proprement dites, plus encore parce que
l'Ancien Testament prescrivait à sraël de faire
à Dieu des offrandes rituelles, on vit des notions
étrangères au christianisme primitif se glisser dans les
croyances des fidèles. Le pain et le vin furent tenus
pour des dons qui pouvaient être offerts à Dieu.
865
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
866
Irénée élargit ainsi la conception primitive du sacri-
fice purement spirituel. Introduisant l'idée de l'obla-
tion d'un don visible et matériel, il fit présenter à
Dieu le pain et le vin comme les prémices de la créa-
tion rachetée. Cette conception était une nouveauté
et Irénée s'en serait rendu compte. D'ailleurs, en même
temps qu'il l'adopta, il garda la notion plus
ancienne selon laquelle les paroles de la cène font du
pain et du vin le corps du Seigneur et sont ainsi le
véritable sacrifice chrétien. La conception nouvelle
imaginée par l'évèque de Lyon ne fut pas. d'abord
acceptée partout. Tertullien resta fidèle à l'idée
antique de la simple offrande d'action de grâces et
de prières. Mais, en Orient, Origène lui aussi parla
du sacrifice de prémices. En Occident, saint Cyprien
adopta la pensée qui désormais fut incorporée à la foi
chrétienne. Tantôt il montra dans le pain et le vin
la matière d'une offrande, dans le corps et le sang
celle d'un sacrifice, tantôt il tint les deux termes
pour synonymes. Cependant, môme chez lui, il serait
encore possible de relever des expressions qui rap-
pelleraient l'ancien concept de l'offrande purement
spirituelle d'action de grâces et de prières.
On peut ramener à trois les arguments de Wieland
à l'appui de sa thèse. Avant saint Irénée, les Pères
ne parlent pas d'une oblation rituelle. Plusieurs
écrivains chrétiens déclarent que seul plaît à Dieu
le sacrifice des lèvres et du cœur. Il n'y a pas d'autel
dans l'assemblée chrétienne.
Les affirmations de Wieland ont été fortement
combattues, notamment par E. Dorsch, A. Schmid,
A. Huppertz, G. Rauschen, A. d'Alès, J. Lebreton,
H. Lamiroy, J. Brinktrine, M. de la Taille (voir une bi-
bliographie de cette controverse dans Lamiroy, op.
cit., p. 31). De deux côtés opposés, un même jugement
a été porté sur elles. D'une part, les livres de Wieland
ont été mis à l'Index; d'autre part Harnack a écrit
d'eux qu'ils sont « au fond, une attaque victorieuse
des opinions catholiques traditionnelles. Nulle part
on ne s'aperçoit que l'auteur est catholique. » Theol.
Lilcralurzeitung, 1906, p. G27.
Wieland n'a fait que pousser à l'extrême la conclu-
sion de F. S. Renz, Die Geschichte des Messopfcrbegriffs
oder der aile Glaube und die neuen Theorien iiber
das Wesen des unbluligen Opfers, 2 vol., Frisinguc,
1901-1902. D'après ce dernier, le sacrifice chrétien
est un repas sacré, avec préparation, et communion,
par lequel on imite l'acte dont Jésus a donné
l'exemple. Sans doute, la consécration est nécessaire
pour que soient présents le corps et le sang qui doivent
être consommés. Toutefois le rite eucharistique n'est
pas un sacrifice non sanglant qui se termine par un
repas, « il est essentiellement un repas qui revêt un
caractère de sacrifice ». La consécration elle-même
n'est qu'une partie du festin, sa préparation. Rcnz
croit découvrir cette conception chez les premiers
écrivains chrétiens. 11 ne pense pas d'ailleurs qu'ils
introduisent dans la foi primitive une conception
nouvelle, et il estime que l'Écriture n'a pas parlé du
sacrifice de la messe, cette vérité nous serait connue
uniquement par la Tradition chrétienne. ■ — Nous
allons confronter ces allégations avec les témoignages
des plus anciens écrits chrétiens.
II. Jusqu'au milieu du ne siècle. — 1° La Doc-
trine des douze apôtres (Didachè) (Entre 90 et 120.
— Orient: Palestine? Egypte?).
1. Deux textes sont à relever; l'un sur les prières
de l'action de grâces (ix, x); l'autre sur l'assemblée
dominicale (xiv et xv, 1).
a) Les prières de l'action de grâces (ix et x). —
ix, 1. « Quant à l'action de grâces, cù/ap'.aTÎoc, rendez
grâces, s'j/y.z'.Gzfc-jL-z, ainsi : 2. D'abord pour la
coupe : « Nous te rendons grâces, eùyap>.a70'j(.ts\/ ooi,
DICT. DE THÉOL. CA.TH.
ô notre Père, pour la sainte vigne de David, ton
serviteur, que tu nous as fait connaître par Jésus ton
serviteur. A toi la gloire dans les siècles! » 3. Puis
pour le pain rompu, xXâa(i.aToç : « Nous te rendons
grâces, ô notre Père, pour la vie et la science que tu
nous as fait connaître par Jésus ton serviteur. A toi
la gloire dans les siècles I 4. Comme ce pain rompu,
xXâ(7U.a, autrefois disséminé sur les collines, a été
rassemblé pour devenir un seul tout, qu'ainsi ton
Église soit rassemblée des extrémités de la lerre dans
ton royaume. Car à toi la gloire et la puissance par
Jésus-Christ dans les siècles! » 5. Que personne ne
mange ni ne boive de votre eucharistie, si ce n'est
les baptisés au nom du Seigneur, car c'est à ce sujet
que le Seigneur a dit : « Ne donnez pas ce qui est
saint aux chiens. »
x, 1. « Après vous être rassasiés, rendez grâces ».
ainsi : 2. « Nous le rendons grâces, Père saint, pour
ton saint nom que tu as fait habiter dans nos cœurs ,
pour la connaissance, la foi et l'immortalité que
tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur.
A toi la gloire dans les siècles. 3. C'est toi, Maître
tout-puissant, qui as créé l'univers en l'honneur de
ton nom, qui as donné aux hommes la nourriture et
la boisson en jouissance pour qu'ils te rendent grâces,
£ÙXa.piaT7]G(x)Gw. Mais à nous tu as octroyé un ali-
ment et un breuvage spirituels ainsi que la vie éter-
nelle par ton serviteur. 4. Avant tout, nous te
rendons grâces parce que tu es puissant. A toi la
gloire dans les siècles. 5. Souviens-toi, (j.vr;aOY)"u,
Seigneur, de ton Église pour la délivrer de tout mal
et la rendre parfaite en ton amour. Rassemble-la
des quatre vents, cette Église sanctifiée, dans ton
royaume que tu lui as préparé. Car à toi la puissance
et la gloire dans les siècles. 6. Vienne la grâce et
et que passe ce monde! Hosanna au Dieu de David!
Si quelqu'un est saint, qu'il vienne! Si quelqu'un ne
l'est pas, qu'il fasse pénitence! Maran atha (Le
Seigneur vient ou que le Seigneur vienne)\ Amen.
7. Laissez les prophètes rendre grâce, sù/apioTsiv,
autant qu'ils voudront! »
b) L'assemblée dominicale (xiv-xv, 1-2).
xiv. 1. « Réunissez- Vous, auva/ÔévTsç, le jour
dominical du Seigneur, rompez le pain, xXâaxTE,
et rendez grâces après avoir au préalable confessé
vos péchés, afin que votre sacrifice, Ouata, soit pur.
2. Quiconque a un différend avec son compagnon,
ne doit pas se joindre à vous avant de s'être réconcilié,
de peur de profaner votre sacrifice, Guaîa. C'est
le sacrifice dont le Seigneur a dit : « Qu'en tout lieu
et en tout temps on m'offre un sacrifice, Outnav,
pur, car je suis un grand roi et mon nom est admi-
rable parmi les nations. »
xv, 1. « Donc, pour vous, élisez-vous des évêques et
des diacres dignes du Seigneur, hommes doux, désin-
téressés, véridiques et éprouvés; car eux aussi pour
vous ils font le service liturgique, XîiToupy^ûaiv
ty)v XsiToupytocv, des prophètes et des docteurs,
SiSxaxâXov. 2. Donc ne les méprisez pas, car ils
sont des hommes honorés d'entre vous, avec les pro-
phètes et les docteurs. »
2. Discussion. — ■ On le sait, petit catéchisme à
l'usage des fidèles, la Doctrine des douze apôtres,
après avoir brièvement exposé les règles qui condui-
sent à la vie et font éviter la mort (i-vi), donne
aux disciples du Christ une comte instruction litur-
gique : vn-x. C'est là qu'il est parlé du baptême,
du jeûne et de la prière, puis de l'action de grâces ou
eucharistie, ix-x. Ce qui est dit des assemblées domi-
nicales se trouve dans une troisième partie disci-
plinaire sur la vie de communauté, xi-xvi.
a) (Caractère eucharistique de ces textes. — Comment
comprendre les c. ix et x? A cette question bien des
X. — 28
867
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
868
réponses ont été faites. Plus communément on estime
que toutes les prières se rappoitcnt à l'eucharistie.
Celles du c. ix la précéderaient, celles du c. x la
suivraient. Voir dans Struekmann, Die Gegenwart
Christi in der II. Eucharistie, Vienne, 1900, p. 3, et
dans BatiiTol, L'eucharistie, 8" édit., Paris, 1920,
p. 01, une liste très longue des partisans de cette
opinion. Nommons seulement les noms de Funk,
Jacquier, Hemmer, Harnarck, Spilta, Rauschen,
Drevvs, Goguel, Wieland, Baumstark, Struekmann,
Balilïol. De plus en plus elle est admise.
D'après une autre opinion, les prières du c. ix
précèdent l'agape, la première partie du c. x la suit
et en est l'action de grâces. La fin du même chapitre,
est une invitation à la communion eucharistique. Le
nombre des tenants de cette opinion est peu considé-
rable. Struekmann. cite Zahn, Weizsàcker, Wohîen-
berg, Haupt, Renesse, Berning.
Enfin, d'après une troisième opinion, il ne serait
question dans les c. ix et x que de l'agape. Et c'est
seulement au c. xiv que la Didachè parlerait de l'eu-
charistie. Ladeuze, L'eucharistie et le repas commun
des fidèles dans la Didachè, dans Revue de l'Orient
chrétien, Paris, 1902, p. 339-359; A. Sabatier,
La Didachè ou l'enseignement des douze apôtres, Paris,
1885, p. 99, 110; Leclercq, art. Didachè, dans Diction,
d'archéologie, t. iv, col. 782-791.
L'étude des prières des c. ix et x montrera qu'il
est impossible de ne pas les entendre de l'eucha-
ristie. L'interprétation contraire « se heurte à des
difficultés insurmontables». Lebreton, La prière dans
l'Église primitive, dans Recherches de science reli-
gieuse, 1924, p. 111, « Pas d'hésitation possible, écrit
Batiffol, ce n'est pas un repas quelconque qui est
décrit ni une agape, mais l'eucharistie, rien qu'elle.»
Op. cit., p. 60.
Observons d'abord que l'action de grâces ou
eucharistie avec fraction du pain, dont parie xiv,
1, correspond à l'action de grâces ou eucharistie des
c. ix et x (ix, 1, 2, 3; x, 1, 3, 4) accompagnée elle
aussi de la fraction du pain (ix, 3, 4). L'auteur a très
bien pu, en deux passages distincts, parler du même
objet. Il avait une raison de le faire. Les c. ix et x
se trouvent dans la partie liturgique où sont exposées
les règles relatives au baptême, au jeûne, au Pater;
il est tout naturel que les prières de l'eucharistie y
soient elles aussi insérées : on la célébrait après le bap-
tême. Quant au c. xiv, il se place au milieu d'ordon-
nances disciplinaires relatives à la vie de la commu-
nauté chrétienne, et où souvent il est question des
assemblées. C'est donc bien là que l'auteur devait,
semble-t-il, sans reproduire à nouveau cette fois les
prières à réciter, faire connaître l'obligation de tenir
chaque dimanche une réunion eucharistique. Ainsi
le rite « décrit au c. xiv n'est pas autre que celui
des c. ix et x ». Lietzmann, op. cit., p. 232. C'est
d'rvlleurs ce que fera ressortir l'exégèse même des
textes.
b) Exégèse des textes. ■ — a. Le rite dont il s'agit
est un sacrifice : Ouata. La Didachè ne se contente
pas de l'affirmer en passant. Elle le dit trois fois en
quelques lignes, xiv, 1, 2, 3. Bien plus, elle montre
qu'elle entend ce mot au sens propre.
Pour prouver que l'assemblée doit être pure, elle
invoque la parole de Jésus que nous lisons Matth.,
v, 23-24 : « Si tu te souviens que ton frère a quelque
chose contre toi, laisse-là ton oblation devant l'autel
et va d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens
présenter tes offrandes. » Dans ce passage, il est parlé
du culte du temple, donc de sacrifices proprement
dits. — Le second argument mis en avant pour exiger
la pureté de l'assemblée chrétienne n'est pas moins
probant. C'est la prophétie de Malachie.i, 1 1, rapportée
ici en ces termes : « Qu'en tout lieu et en tout temps
on m'otîre un sacrifice pur : car je suis un grand roi,
dit le Seigneur, et mon nom est admirable parmi les
nations. « Soutenir que ce qui est comparé ici c'est
uniquement la pureté du sacrifice prédit par Mala-
chie et celle du rite décrit par la Didachè, Wieland,
Der vorirenaische Opferbcgrifj, p. 30 sq., c'est suppri-
mer la moitié du texte. Voir Lamiroy, op. cit., p. 240.
La Didachè ne dit pas que Malachie annonce un rite
religieux pur, mais un sacrifice pur. Ainsi l'auteur
affirme, il prouve qu'à l'assemblée du dimanche la
fraction du pain et l'action de grâces sont une Ouata, un
sacrifice. Cf. Brinktrine, Der Messopferbegriff in den
ersten zwei Jahrhunderten, Fribourg 1918, p. 01-65.
Un tel texte est à coup sûr bien gênant pour qui
îefuse à la cène chrétienne piimitive ce caractère.
Aussi J. Réville se demande-t-il un instant si l'appel
à Malachie ne serait pas une interpolation. Les ori-
gines de l'eucharistie, Paris, 1908, p. 54. L'hypothèse
est si audacieuse, si gratuite, que l'auteur n'essaye pas
de s'y arrêter. Il préfère ajouter que le rapproche-
ment du sacrifice de Malachie avec le rite chrétien
est « purement superficiel et extéiieur ». Rien ne
l'indique, rien ne contraignait la Didachè à employer
trois fois en quelques lignes le même mot 6uaîa et
lui seul, sans donner aucune explication qui lui enlève
sa signification naturelle, le sens qu'il avait pour des
Orientaux à l'époque où fut composé cet éciit. L'étude
d'ailleurs de toutes les données de la Didachè sur
l'eucharistie nous permettra de voir si le sacrifice
est ici une simple prière.
b. « Le jour dominical du Seigneur », le dimanche,
se tient une assemblée des membres de la commu-
nauté, une synaxe, cwayGivzeç. xiv, 1. Elle n'est
pas facultative. Il est impéré aux fidèles de s'y rendre,
pour rompre le pain, ouva/OévrEç x>.àaaT£. Thibaut,
La liturgie romaine, Paris, 1924, p. 33, a essayé de
démontrer que la locution grecque traduite par les
mots « le jour dominical du Seigneur » doit se
comprendre ainsi : « selon le précepte dominical du
Seigneur ». Cette interprétation ne paraît pas
s'imposer. Au reste, comme l'observe Thibaut, du
moment que l'assemblée est prescrite, elle devait
avoir lieu le dimanche
c. En vue de cette assemblée, la communauté doit
se choisir des évêques et des diacres, afin qu'ils y
fassent pour les fidèles « le service liturgique des
prophètes et des docteurs ». xv, 1. Cette expression
ne satisfait qu'imparfaitement notre curiosité. Cepen-
dant deux points sont hors de doute. D'abord il
faut distinguer dans l'assemblée chrétienne d'une
part des assistants, d'autre part des personnes qui
font le service liturgique, xv, 1. Dans les Septante ce
mot désigne le culte public, le service des prêtres
et des lévites. Si n'impoite quel fidèle pouvait accom-
plir tout ce qui doit avoir lieu au cours de la synaxe
chrétienne, l'ordre de choisir des évêques et des
diacres, la recommandation de réserver pour cet
office des hommes de grande vertu, xv, 1, n'auraient
eu aucune raison d'être. Prophètes et docteurs, évê-
ques et diacres sont investis à la réunion dominicale
de fonctions liturgiques proprement dites, qui les
distinguent du peuple et leur donnent le droit d'être
honorés de lui. xv, 2. Cf. Brinktrine, op. cit.,
p. 03.
Que font à la réunion du dimanche ces élus de la
communauté? L'office du docteur, la Didachè ne le
détermine pas, mais c'était à coup sûr, une fonction
d'enseignement. Quant au prophète, il est ordonné
qu'on le « laisse rendre grâces autant qu'il le voudra ».
Il a donc qualité pour prendre seul la parole, diriger
la pensée de l'auditoire, en d'autres termes, pour pré-
sider la cérémonie. Aussi la Didachè présente-t-elle
869
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHE
870
les prophètes comme les grands prêtres des chrétiens.
xiii, 3. Mais, elle le fait observer elle-même, il peut
n'y avoir pas de prophète, xn, 4, et si ce person-
nage et le docteur ont le droit de vouloir s'établir à
demeure dans une communauté, ils sont toutefois
avec l'apôtre plutôt présentés comme des ministres
itinérants de la parole de Dieu, xi, 1, 4-5. Voilà
pourquoi les fidèles d'une Église locale doivent
choisir des hommes d'entre eux, xv, 2, non pas des
passants, mais des personnes dont on a eu le temps
d'apprécier sur place les qualités, xv, 1, afin que ces
élus, évoques ou diacres, fassent le service liturgique
des prophètes et des docteurs, qu'ils en tiennent lieu
(Ersalzleute, dit Lietzmann. op. cit., p. 232). En
d'autres termes, ils président l'assemblée, y enseignant
et y exerçant les fonctions liturgiques. Si le prophète
est le grand prêtre de la communauté chrétienne,
xiii, 3, l'évèquc lui est assimilé. Batiffol, op. cit.,
p. 64, n.2.
d. Le mot eucharistie semble déjà être comme « le
terme technique » par lequel on désigne la cène
chrétienne. Non seulement la locution action de
grâces, z-'r/ y.z<.azir, ou le verbe rendre grâces, eùya-
piaTeTv, sont employés dix fois dans les c. ix, x, et
xiv, mais l'usage paraît déjà s'être établi de désigner
par cette expression, non plus seulement l'acte de
remercier Dieu pour ses bienfaits, mais le rite litur-
gique et les éléments consacrés : « Que personne ne
mange ni ne boive de votre eucharistie. » ix, 5. « Laissez
les prophètes eucharistier autant qu'ils le voudront. »
x. 7. Fortescue, op. cit., p. 12, 15.
e. Y avait-il une prédication? La Didachè ne le
dit pas. Mais elle ordonne qu'en raison de l'assemblée
du dimanche on choisisse des évêques et des diacres
chargés de l'office liturgique des prophètes et des
docteurs, xv, 1. Il est donc permis de penser que ces
élus de la communauté devaient remplir à la réunion
dominicale quelque fonction d'enseignement.
/. Avant la fraction, les assistants étaient tenus de
confesser leurs péchés, afin que leur acte fût pur. xiv, 1.
Bien plus, si un fidèle avait un différend avec un
compagnon, il ne pouvait se joindre à l'assemblée
avant de s'être réconcilié, « pour que le sacrifice des
chrétiens ne fût pas profané ». xiv, 2. Déjà on lisait
dans la partie morale de la Didachè : « Dans l'assem-
blée, bi èxxXyjaîq:, tu confesseras, è^ctxoXoyY)aY), tes
péchés et tu n'iras pas à la piière avec une conscience
mauvaise. » iv, 14. On ne précise pas de quelle manière
devait s'accomplir cette confession; mais il est visible
qu'il n'était pas seulement recommandé de faire un
acte intérieur.
g. Une fraction du pain avait lieu. Elle est men-
tionnée trois fois, ix, 3: ix, 4; xiv, 1. C'était une
action liturgique des officiants. Car la Didachè ne dit
rien de la manière dont elle s'opérait, des paroles qui
l'accompagnaient. Rien de plus naturel que ce silence
si cet acte était réservé aux célébrants chargés du
service liturgique, puisque la Didachè est un vade
mecum des fidèles et non un missel, un rituel, un
traité pastoral à l'usage des évêques et des diacres,
des prophètes et des docteurs. Au contraire, si cette
fraction devait être accomplie par les fidèles, on ne
comprendrait pas qu'elle ne fût pas décrite.
D'autre part, on sait que ces mots désignent à
l'âge apostolique non seulement le partage du pain
en plusieurs morceaux, mais l'accomplissement de
la cène. Act., n, 42 et probablement n, 46; cf. Act.,
xx, 7. La formule rompre le pain est parallèle, dans
saint Paul, à celle de bénir la coupe, I Cor, x, 16,
autant dire qu'elle équivaut à faire des aliments le
repas du Seigneur. Quand donc la Didachè écrit : TCpi.
toû y.'/.i'j[i'x-o^, elle suppose ■ que le pain est déjà
rompu, que le président de l'assemblée chrétienne a
déjà prononcé sa propre prière eucharistique ». Hem-
mer, Doctrine des Apôtres, dans les Pères apostoliques,
t. i, p. xux, Paiis, 1909.
Si cet écrit n'a pas à nous faire savoir ce que les
officiants étaient tenus de dire, s'il reproduit seule-
ment des prières prononcées par les assistants, on
s'explique pourquoi ne sont pas plus expressément
signalées : l'institution de l'eucharistie par Jésus,
les paroles employées par lui au cénacle, les rappoits
qui existent entre le pain et son corps, le vin et son
sang, l'alliance nouvelle scellée dans le bieuvage de
la coupe de la cène, la mort expiatoire du Sauveur.
Sais doute la fraction et la bénédiction du calice,
les paroles dites par celui qui accomplissait cette
liturgie exprimaient ces pensées.
h. La fraction opérée, les fidèles rendent grâces.
Et leur prière est reproduite. Avant de l'étudier et
de considérer les autres paroles mises sur les lèvres
des assistants deux remarques générales s'imposent.
Que représentent les formules ici transcrites?
Elles sont extrêmement courtes, on peut les réciter
toutes à haute voix en une minute.
N'est-il donc pas permis de supposer qu'elles sont
les phrases par lesquelles le peuple répond au discours
des officiants, prophète ou docteur, évêque ou diacre?
Ceux-ci, en raison de leur charisme ou de leur science,
de leur élection et de leurs qualités, ont le droit
d'improviser leurs prières eucharistiques sur un thème
uniforme. Il en est encore ainsi beaucoup plus tard.
Duchesne, Bulletin critique, Paris, 1887, p. 363. Les
prophètes, dit la Didachè, peuvent faire « l'action de
grâces aussi longuement qu'ils le veulent ». x, 7.
Mais des abus eussent été inévitables, si le même
droit eût été reconnu à chacun des assistants.
D'ailleurs quand on veut que tous les fidèles prient
ensemble à haute voix, il faut bien leur proposer
un même texte. Ce sont ces formules que donnerait la
Didachè. On est encore davantage porté à l'admettre
si on obseive que tous les lecteurs de l'ouvrage sont
invités à se servir des paroles proposées : « Quant à
l'action de grâces, rendez grâces ainsi. » ix, 1. L'auteur
suppose d'ailleurs que son appel est suivi : toutes
les prières sont à la première personne du pluriel :
« Nous vous rendons grâces... » ix, 2. Voir aussi ix,
3; x, 1,3, 4. Ainsi s'explique- t-on encore, avec leur
brièveté, tout ce qui en elles paraît étrange. Entre
les prières dites avant et après qu'on s'est rassasié,
on observe « un parallélisme rigoureux, souligné
par les doxologies; deux chants de trois strophes;
chacune des deux premières strophes est terminée
par une doxologie plus brève : Gloire à toi!... le
chant tout entier par une doxologie plus pleine :
« Car à toi est la gloire...! » Lebreton, La prière de
l'Église primitive, dans Recherches de science reli-
gieuse, 1924, p. 25. « Sur quatre-vingt-dix mots que
comprennent les prières du c. ix, quarante-sept se
retrouvent identiquement dans le c. x. » Goguel, L'eu-
charistie des origines à Justin Martyr, Paris, 1910,
p. 236-237. Ces répétitions se comprennent fort bien
dans les oraisons collectives d'une assemblée religieuse.
D'autre part, ces prières sont très substantielles, comme
si une foule répétait en les résumant les longs discours
de son porte-parole. Plus d'une locution aurait besoin
d'être expliquée pour être bien comprise : elle pouvait
trouver dans le langage de l'officiant tous les com-
pléments nécessaires. Enfin il est à noter qu'après
chaque prière ■ — et plus d'une ne se compose que
d'une phrase — vient une doxologie; il pourrait en
être ainsi même si la formule étant purement privée,
devait être dite à voix basse. Mais la présence d'une
telle conclusion est encore bien plus naturelle si la
prière est publique.
Une autre hypothèse est encore vraisemblable. A
871
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
872
côté des prières qu'improvisaient le prophète ou
l'évèque et qui étaient autant de variations sur un
thème consacré, il pouvait y avoir des prières qui
étaient dites au nom du peuple par l'officiant, et
auquel le peuple s'associait de cœur, même s'il ne les
récitait pas publiquement. Il convenait donc de les
insérer dans un recueil composé pour les simples fidèles.
i. La première formule dite par les assistants parle
« de la vigne de David ». Il est donc d'abord rendu
grâces pour la coupe, ix, 1. Pourquoi cet ordre est-il
suivi? On a proposé diverses réponses : Le récit de
saint Luc qui signale deux coupes commence par la
bénédiction de l'une d'elles. Saint Paul, I Cor., x,
16, parle du calice avant de nommer !e pain. La
cérémonie du sabbat, le vendredi soir, commençait
par la bénédiction d'une coupe de vin. C'est le rite
du kiddùs. Puis venait le repas du soir lequel, après
J 'ablution des mains, débutait par une bénédiction
du pain. L'eucharistie se plaçait à la fin d'une agape,
etc..
Le fait est moins important qu'on ne serait d'abord
tenté de le croire. En effet, dans le même chapitre,
quelques lignes plus loin, la Didachè suit l'ordre
ordinaire : « Que personne ne mange ni ne boive de
votre eucharistie! » ix, 5. — «Maître tout-puissant,...
tu as donné aux hommes la nourriture et la boisson...
A nous tu as fait largesse d'un aliment et d'un breu-
vage. » x, 3. De même saint Paul qui, dans le récit
de l'institution, place le pain avant le vin, I Cor.,
xi, 23-29, suit l'ordre inverse, dans une argumentation
que donne la même lettre. I Cor., x, 16-21. Il ne s'agit
pas d'ailleurs ici du rite qu'accomplissent les ministres
liturgiques, mais des paroles que prononcent les
assistants.
Voici ces mots : « Nous te rendons grâces, ô notre
Père, pour la sainte vigne de David, ton serviteur,
que tu nous as fait connaître par Jésus ton servi-
teur. » Suit immédiatement la doxologie : « A toi la
gloire dans les siècles! » ix, 2. On a rapproché cette
formule de celle de la bénédiction du vin au kiddùs :
« Sois loué, Éternel, notre Dieu, roi de l'univers, créa-
teur du fruit de la vigne », qu'on trouve dans la
Mischna, Berachoth, vi, 1. Voir Klein, Die Gebete in der
Didachè, dans Zeitschrijt fur die N. T. Wissenschaft,
1908, t. ix, p. 131. En réalité, il n'y a rien de
commun entre les deux prières, si ce n'est le mot
vigne.
Le texte de la Did ichè est tout à fait chrétien. Dieu
y est appelé « notre Père », comme dans l'Oraison
dominicale. Quant aux mots « vigne de David », ils
rappellent le ps. lxxx, 9-20. On peut donc admettre
que Dieu est remercié d'avoir révélé à la communauté
chrétienne le sens messianique de ce texte de l'Ancien
Testament. Lietzmann, op. cit., p. 233.
Mais c'est surtout le Nouveau qui permet de
comprendre la prière de la Didachè : D'après l'évan-
gile de saint Jean, Jésus est la vigne, xv, 1, 4, 5,
vigne sainte, car, si on lui est uni, on porte du fruit,
xv, 5. Les premiers chrétiens estimaient « qu'une
onction l'avait consacré.». Act., iv, 27. Il était pour
eux « le saint serviteur de Dieu ». Act., iv, 30; m,
13, 26. Enfin l'Apocalypse le nomme le rejeton et le
fils de David, xxn, 16. Qu'on unisse ces trois termes
et on obtient la phrase de la Didachè : «La sainte vigne
de David. » Il s'agit donc de Jésus.
Mais la phrase ne peut se ramener à la suivante :
« Nous te rendons grâces pour Jésus ton serviteur
que tu nous a fait conna tre par Jésus ton serviteur. »
Il faut aller plus loin si on veut donner à cette
prière un sens. Le vin est appelé par l'Écriture le
sang de la grappe. Gen., xlix, 11. Il est donc naturel
de croire que cette sainte vigne de David pour laquelle
les fidèles font action de grâces, c'est le sang du Christ.
D'après le quatrième évangile, Jésus ne révèle-t-il
pas qu'il est le cep, au cours ou à la suite du repas
d'adieu dans lequel il tint la promesse de donner
sa chair à manger et son sang à boire? vi, 53, 54, 55,
56. — Déjà dans la plus haute antiquité ce rappro-
chement était connu. Clément d'Alexandrie compare
le vin que produit le raisin avec le sang de Jésus,
Psedag., v, 15, P. G., t. vm, col. 267; et il désigne
comme le vin que le Christ versa pour nos âmes bles-
sées, le sang de la vigne de David. Quis dives, xxix,
t. ix, col. 633. Voir encore Origène, Homil. in Jud.,
vi, 2 : « Avant que nous soyons enivrés du sang de la
vraie vigne qui vient de la racine de David. » P. G.,
t. xii, col. 957. Il faut donc comprendre ainsi la prière
de la Didachè : « Nous te rendons grâces pour le sang
sacré de Jésus ton serviteur que tu nous a fait
connaître par Jésus ton serviteur. » Struckmann, Die
Gegenwart Chrisli, p. 11.
Cette phrase s'explique fort bien à ce moment.
L'officiant vient de bénir la coupe, il a rappelé la
parole de Jésus : « Ceci est mon sang. » Donc, il est
tout naturel que les assistants répondent : « Nous te
remercions, ô notre Dieu, pour le sang de Jésus que
tu nous as fait connaître par les propres paroles de
Jésus. » Il n'est pas jusqu'à la doxologie : «A toi la
gloire dans les siècles », qui ne se retrouve dans les
écrits du Nouveau Testament : Rom., xi, 36; Gai.,
i, 5; Phil., iv, 20, II Tim., iv, 18; Hebr., xm, 21.
/. Suit une formule d'eucharistie pour le pain
rompu, ix, 3 : «Nous te rendons grâces, ô notre Dieu,
disent les assistants, pour la vie et la science que tu
nous as fait connaître par Jésus ton serviteur ». Suit
immédiatement la même doxologie : « A toi la gloire
dans les siècles. »
Cette fois encore on ne peut que constater combien
ce texte est différent de celui des bénédictions juives
prononcées sur le pain à l'ouverture du sabbat.
Klein, op. cit., p. 135-136. « Sois loué, Éternel, notre
Dieu, roi de l'univers, qui fais produire le pain à la
terre. » Mischna, Berachoth. vi, 1. Comme le dit
Lietzmann, de tels rapprochements il n'y a pour
ainsi dire rien à tirer. Op. cit., p. 231, n. 1.
De nouveau, demandons aux écrits du Nouveau
Testament le sens de la prière de la Didachè. Ici
encore, Dieu est appelé comme dans l'Évangile
notre Père. Une seconde fois, il est dit que Jésus
son serviteur nous a fait connaître un don. Puisque
précédemment il a été parlé de la révélation par le
Christ de son propre sang par ses paroles, la symétrie
des phrases semble exiger que cette fois il soit fait
allusion aux mots du Christ par lesquels il montre
dans le pain son corps. C'est ce que confirme l'examen
des paroles prononcées par les fidèles : « Nous te
rendons grâces pour la vie et la science. » La chair
du Christ est appelée dans le IVe évangile le pain de
vie, vi, 49, la pain vivant, vi, 51, le pain qui donne la
vie, vi, 51, 53, 51, 57, 58. Et cette vie, dit Jésus
d'après saint Jean, consiste à connaître le Père et
celui qui l'a envoyé, xvn, 3, la vie c'est la gnose.
Si donc, au cours de la fraction, les mots « Ceci est
mon corps » ont été prononcés par l'officiant, on com-
prend que les fidèles fassent maintenant action de
grâces à Dieu le Père pour la vie et la science qu'il
leur a révélées par Jésus son serviteur, lorsque
celui-ci offrit aux hommes sa chair à manger. Une
doxologie pareille à celle qui a déjà été étudiée sépare
cette prière de la suivante.
À\ Les fidèles adressent alors pour l'Ég'ise une
supplication que suggère la pensée de la fraction
des morceaux de pain dissociés puis- réunis. Il est
intéressant de relever ici la plus ancienne forme
d'une prière liturgique pour l'Église. Il semble donc
bien qu'un des effets attendus de la synaxe eucha-
873
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHK 874
ristique soit l'union future de toutes les commu-
nautés, de tous les fidèles dans le royaume de Dieu.
Les grains de blé dont se compose ce pain rompu
étaient autrefois disséminés sur les collines, ils ont
été rassemblés pour devenir un seul tout : «Qu'ainsi
ton Église puisse être rassemblée des extrémités de
la terre dans ton royaume. »
Peut-être cette fois le rapprochement qu'on a
établi entre cette prière et des formules juives est-il
un peu moins gratuit. Lietzmann, op. cit., p. 235,
cite ces textes anciens : « Élève une bannière pour
rassembler des quatre coins de la terre tous nos
exilés en noire pays. ■ — Béni soit Jahvé qui réunira
les dispersés de son peuple Israël. » Il est permis
d'admettre que les convertis venus du judaïsme et
habitués à réciter des prières semblables pour le
retour des Juifs de la dispersion en Palestine, aient
éprouvé le besoin de les conserver plus ou moins
modifiées, mais dites désormais au profit du nouveau
peuple de Dieu. Que tous ses membres et toutes ses
Églises dispersées se réunissent dans le royaume
messianique à la manière dont les grains de blé
sont associés en un seul tout, l'aliment eucharistique.
Tout naturellement, on se rappelle la parole de
saint Paul : « Puisqu'il y a un seul pain, nous formons
un seul corps, tout en étant plusieuis. » I Cor., x,
17. Cependant il faut avouer que le terme de compa-
raison n'est pas le même, et que si l'apôtre pense ici
à l'unité mystique du corps du Christ qu'est l'Église,
la Didachè évoque plutôt la pensée de la fusion future
de tous les chrétiens, de toutes les communautés
dans le royaume eschatologique. Néanmoins, il y
a une idée semblable à relever dans l'un et l'autre
cas. Le rite eucharistique, d'après la Didachè comme
d'après saint Paul, est un symbole d'unité catholique
et un moyen de l'obtenir. — La doxologie un peu
plus longue « A lui la gloire et la puissance », ix, 4,
se retrouve dans I Petr., v, 11, et Apoc, r, 6.
/. A cet endroit se place une remarque importante,
ix, 5 : Pour manger, pour boire l'eucharistie, il faut
être baptisé. C'est à ce sujet que le Seigneur a dit :
« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens ». Ce der-
nier mot est dans Matth., vu, 6.
Cette observation était-elle faite à haute voix
comme plus tard le Scinda sanctis prononcé avant
la communion? Ou bien "les prières sont-elles ici
coupées par une rubrique, par l'énoncé d'une règle
morale? Il est difficile de répondre à la question.
Publiée ou non, cette défense montre que Veucha-
ristie dont il est parlé n'est pas un repas religieux
quelconque. Si elle était une agape, on pourrait moins
facilement lui appliquer le mot de Matth., vit, 6 : «Ne
donnez pas les choses saintes aux chiens. » Le sens
est des plus clairs. De même qu'en Israël la viande
des sacrifices n'était pas jetée aux animaux, de même,
puisque l'eucharistie est un sacrifice pur, xiv, 1, 3,
l'infidèle ne doit pas y participer.
Avait-il le droit d'assister au rite chrétien sans
communier? Le texte ne résoud ni ne pose la question.
Si on songe à ce qu'enseigne la Didachè de la sainteté
du rite, xiv. si on se rappelle que la participation d'un
disciple du Christ en lutte contre un de ses frères ris-
que de souiller le sacrifice de tous, xiv, 2, il est diffi-
cile d'admettre que la présence d'un infidèle ait pu
être tolérée pendant que s'accomplissait l'eucharistie.
m. C'est à ce moment que pour employer l'expres-
sion de la Didachè, les fidèles se rassasiaient. Qu'en-
tendre par ce mot?
On a dit qu'un pareil tcime ne pouvait désigner
l'eucharistie, la communion, mais devait s'appliquer
à une agape, à un repas proprement dit, à une opé-
ration qui apaise la faim (Zahn, Weizsacker, Haupt,
Beming, Béville). Il a été répondu que ce même
veibe a pu être employé par saint Paul, Rom., xv,
24, au sens figuré: « .l'aurai rassasié mon désir ».
Pourquoi ne devrait-on pas dire de la communion
qu'elle rassasie les fidèles? « Le réalisme de l'expres-
sion pourrait très bien s'appliquer à la réception
de l'eucharistie nourriture spiiituelle. » Hemmer,
op. cit., p. i.i. Remaniant ce passage, l'auteur des
Constitutions apostoliques, vu, 26, n'a pas hésité à
cioire qu'il s'agissait ici, non d'un repas, mais de la
communion. Or il « était mieux placé que nous pour
comprendre le sens de la Didachè. » Goguel, op. cit.,
p. 233. Tout ce qui précède, tout ce qui suit montre
d'ailleurs que la Didachè ne mentionne ni un festin
purement profane, ni un banquet religieux quel-
conque, mais un repas où est mangée une eucharistie,
ix, 5, où sont reçus un aliment et un breuvage spi-
lituels. x, 3. Voir Volker, Mysterium und Agape,
Gotha, 1927, p. 106-107,
Néanmoins le mot s'explique encore bien mieux
si on admet que dans le milieu auquel était destinée
la Didachè, l'eucharistie se célébrait au cours d'un
repas commun et fraternel . Il en avait été ainsi à
Jérusalem à l'origine. Cette habitude existait aussi
à Corinthe. Qu'on la tienne pour légitime ou abu-
sive, qu'on attribue son origine à une initiative des
fidèles de cette Église ou à un ordre primitif de son
fondateur, le fait est indiscutable. Ce qui s'est passé
en Grèce ne s'est-il vu nulle part ailleurs? Dans les
communautés où parut la Didachè n'a-t-on pas pu
vouloir reproduire plus complètement la première
cène, ou profiter de l'usage juif du repas plus ou moins
religieux pris en commun pour y célébrer l'eucha-
ristie? Ainsi s'expliquerait le mot rassasier. Il faut
bien en convenir : « l'expression [istol tô è[X7rXr;CT0f,vat,
x, 1, se prête admirablement soit à la théorie de
l'agape jointe à l'eucharistie, soit à ia théorie d'un
repas semi-liturgique sans attache à l'eucharistie. »
Hemmer, op. cit., p. li, Or, cette dernière hypothèse
ne peut être admise : Tout montre qu'en cet endroit
la Didachè parle de l'eucharistie, de sa célébration et
de son contenu, de la communion et des dispositions
qu'elle requiert. Ne voir ici qu'une agape, un repas
plus ou moins religieux, à plus forte raison un ban-
quet profane, c'est ne tenir aucun compte de don-
nées très claires et irrécusables. Mais, au contraire,
admettre que la communion était liée à une cène
chrétienne, c'est mieux expliquer le mot rassasier
et peut-être se préparer à comprendre plus facilement
les prières qui vont suivie.
n. Après que les fidèles se sont rassasiés, ils pro-
noncent deux actions de grâces et une supplication
pour l'Église.
La première formule est ainsi conçue : « Nous
te rendons grâces, ô Dieu saint, pour ton saint nom
que tu as fait habiter dans nos cœurs, pour la connais-
sance, la foi et l'immortalité que tu nous a révélées
par Jésus ton serviteur. Gloire à toi dans les siècles 1 »
Noter qu'aptes la communion le mot saint est immé-
diatement prononcé, qu'il l'est deux fois : « Père saint »,
« pour ton saint nom ». Rien ici du trisanion, mais la
répétition du mot pourrait rappeller la liturgie eucha-
ristique. D'autre part, comme au c. xiv, l'attention
de l'auteur et par lui celle du lecteur sont attirées sur
l'attribut de pureté. Tout de suite réapparaît le voca-
bulaire du IVe évangile : « Père saint. << Joa., xvii, 11.
Il faut même observer que Jésus employa ces mots
dans la prière sacei dotale prononcée par lui à la
dernière cène, et où cei tains critiques ont voulu
voir une eucharistie ou un type d'eucharistie.
Si on n'avait célébré qu'une agape, un banquet reli-
gieux, il eût été normal de remercier d'abord de la
nourriture et du breuvage. Au contraire, s'il y a eu
communion, on comprend mieux que pour elle avant
875
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
876
tout les participants expriment leur gratitude. « Nous
te rendons grâces, ô Père saint pour ton saint nom
que tu as fait habiter dans nos cœurs. » Le nom de
Dieu, c'est sa force, son esprit, sa vérité, quelque
chose de sa personne. Lietzmann, op. cil., p. 235. Le
Père les a fait habiter en nos cœurs. Cette locution
est aussi juste que claire pour désigner la participation
au .corps et au sang du Fils de Dieu. Plusieurs textes
de l'Ancien Testament l'établissent : Dieu fait habiter
son nom là où il a son séjour, sa demeure, son trône,
son temple. Ainsi on lit dans Jérémie.vn, 12 : «Allez
à ma demeure qui était à Silo, où j'avais autrefois
fait habiter mon nom. » Semblablement il est dit dans
Ézéchiel, xliii, 7 : « Fils de l'homme, c'est le lieu de
mon trône où j'habiterai au milieu des enfants
d'Israël. » De même, dans I Esdr., vi, 12, il est dit du
temple que Dieu « y fait résider son nom ». Et dans
Néhémie, i, 9, la Palestine est appelée le lieu que Dieu
« a choisi pour y faire habiter son nom ». Quand on a
rappelé ces textes, il est impossible de ne pas com-
prendre ainsi la Didachè : « Nous te rendons grâces,
ô Père saint, pour avoir fait de nos cœurs ton séjour, ta
demeure, ton trône, ton temple. » On ne saurait expri-
mer plus clairement le concept de communion.
C'est encore ce qu'on est obligé de conclure, si on
rapproche ces mêmes paroles de la Didachè de la
prière eucharistique ou sacerdotale que, d'après saint
Jean, Jésus prononça lors de la dernière cène. Les
similitudes sont frappantes. Jésus le déclare: Il a
manifesté le nom du Père à ses disciples. Joa., xvn,
6. Il le leur a fait connaître, afin qu'il soit lui aussi en
eux. xvn, 26. En ce nom, il les a conservés pendant
qu'fV était avec eux, xvn, 12, « et maintenant, Père
saint, gardez-les en ce nom, afin qu'ils ne fassent
qu'un comme nous. » xvn, 11. — Ainsi dans le nom du
Père s'accomplit la communion des disciples entre eux
et avec le Verbe fait chair qui habite parmi nous, i, 14.
C'est encore dans le même langage du IVe évangile
que sont décrits par la Didachè les fruits de cette
présence de Jésus : « Nous te remercions, pour
la connaissance, fidiaztà-, °t ,a IQi> Tc'.aTeco;, et
l'immortalité, àjavxcnaç, que tu nous a révélées,
Y^copiÇsu , par Jésus ton serviteur. » Voilà bien ce
qu'apporte le Christ, d'après la prière johannique de
la dernière cène : « J'ai manifesté votre nom aux
hommes que vous m'avez donnés, xvn, 6. Je le leur
ai fait connaître, y^cop^e.v. 26. Ils savent à présent,
Yv»ôjct:ç, que tout ce que vous m'avez donné vient
de vous, 7, que je viens de vous, 8 et que vous m'avez
envoyé. 8. Aussi ont-ils cru, Trî.art.^, 8, et d'autres
croiront en moi. 20. C'est dire qu'ils obtiendront la
vie éternelle, Çw/] ccîomoç = à'îavacna, car la vie
éternelle, dit Jésus, c'est qu'ils vous connaissent,
yjù>(yi'., le Père, le seul vrai Dieu et celui qu'il a
envoyé, xvn, 3. Et le c. vi de saint Jean, où est
promis le pain de vie, l'eucharistie, affirme aussi
que, si l'on mange de cette nourriture, on ne meurt
pas, vi, 50; on vit éternellement, vi, 51. Ainsi dans la
seu'e prière dite à la dernière cène par le Christ
et conservée par saint Jean apparaissent tous les
mats de la Didachè, toutes les idées qu'elle exprime.
Cet écrit nous fait donc bien connaître ici l'acte
qui commémore le dernier repas du Seigneur et qui
mît les disciples en communion avec lui comme les
douze l'ont été au cénacle.
On se convaincra davantage encore qu'il n'y a
pas seulement ici un repas fraternel et religieux, une
agipe, si l'on observe que, dès la plus haute anti-
quité, d'autres documents signalent comme un effet
de l'eucharistie la vie éternelle. Ainsi fait presque au
même moment saint Ignace d'Antioche : Il parle
d'elle comme d'un remède d'immortalité, <pipu,axov
àîx «j'.a;, d'un antidote qui préserve de la mort
et assure pour toujours la vie en Jésus-Christ.
Eph., xx, 2. Voir encore un papyrus inédit de Berlin
cité par Lietzmann, op. cit., p. 257, et qui parle d'un
remède d'immortalité, <pàpu.<xxov àÔavaotaç, d'un
antidote de vie, àvTÎSoTOv ÇoTJç.
La doxologie déjà relevée : (Uoire à toi dans les
siècles, sépare cette prière de la suivante. Celle-ci
exalte la création par le Tout-Puissant de l'univers
en l'honneur de son nom; le don qu'il a fait aux
hommes de la nouniture et de la boisson: enfin le
bienfait dont il les gratifie en leur accordant par son
serviteur un aliment et un breuvage spirituels ainsi
que la vie éternelle. Aussi la Didachè conclut-elle en
invitant les chrétiens à rendre grâces pour de telles
largesses qui mettent si fortement en relief la puis-
sance de Dieu.
La présence de cette pi ière est une nouvelle preuve
que la Didachè ne décritjpas un repas chrétien distinct
de l'eucharistie. Dans toutes les liturgies, on trouve
une formule plus spécialement consacrée à l'action
de grâces. C'est la prière eucharistique par excellence.
On y remercie le Très-Haut de la création et de tous
ses bienfaits. Ne possédons-nous pas ici le type le
plus ancien de cette solennelle supplication?
Parmi les dons de Dieu est spécialement signalé
l'octroi de la nourriture et de la boisson qui susten-
tent notre corps. Ensuite seulement sont exaltés
l'aliment et le breuvage spirituels. Cette distinction,
cette mention expresse des deux dons ne sont-elles
pas motivées par le fait que, dans les milieux où
parut la Didachè, le iite de la communion eucha-
ristique est encore uni à un repas, à une cène propre-
ment dite. Si les fidèles viennent de rassasier et leur
corps et leur âme, le langage de la Didachè s'explique'
encore mieux, les chrétiens sont alors tenus de remer-
cier expressément et pour la nourriture matérielle
et pour la nourriture spirituelle.
Cette dernière est un bien propre aux chrétiens.
« Aux hommes Dieu a donné la nourriture...; à
nous », baptisés, à nous seuls « il a octroyé un aliment
et un breuvage spirituels, ainsi qu'une vie éternelle
par son serviteur ». Ces mots s'entendent-ils seule-
ment de la foi et de la gnose? Non, semble-t-il, car
déjà il en a été expressément parlé. L'antithèse entre
le don spirituel et la nourriture matérielle se comprend
mieux s'il est question ici de l'aiment et du breuvage
eucharistiques. Ils sont vraiment les mets que Dieu le
Père nous a donnés par Jésus, son serviteur. C'est
lui qui à la dernière cène nous en a dotés. Hemmer,
op. cit., p. xlviii. Cette fois encore, les mots employés
rappellent le vocabulaire de saint Jean : « Travaillez
non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui
demeure en vue de la vie éternelle. » vi, 27.
Une nouvelle doxologie nous avertit que la prière
finit et qu'une troisième commence. Cette dernière
est une supplication pour l'Église. Elle débute par
les mots : Mvtqo-Stjti, Souviens-toi. C'est donc le premier
type des prières liturgiques dites Mémento. Et dans
toutes les liturgies postérieures se trouve» une ou
plusieurs supplications pour la communauté, pour
l'Église. La présence de cette prière n'atteste-t-elle pas
aussi que la Didachè ne décrit pas une simple agape,
un repas religieux quelconque? Nous sommes en face
d'un service eucharistique, avec ou sans repas.
Dans cette prière, de nouveau il faut relever la
parenté des formules avec les expressions johanniques.
« Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton Église de
tout mal ». x, 5. Ainsi ■ — et c'est toujours dans la
prière eucharistique de la dernière cène rapportée
par le quatrième évangile — on lit : « Je ne vous
demande pas de les ôter du monde, mai; de les
garder du mal. » xvn, 15. — « Souviens-toi, Seigneur,
continue la Didachè, de rendre ton Église p:irjaile
877
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
878
dans ton amour. » x, 5. Et Jésus, cette fois encore
dans la même prière eucharistique de saint Jean,
dit : « Que mes disciples • soient parfaitement uns,
et que le monde connaisse que vous les avez aimés
comme vous m'avez aimé, » xvn, 23.
La même prière de la Didachè s'achève par cette
dernière supplication : •< Et rassemble-la des quatre
vents, cette (Église) sanctifiée dans ton royaume
que tu lui as préparé. » Cette conclusion est toute
naturelle. Après avoir demandé pour l'Eglise les
grâces dont elle a besoin sur terre, les fidèles solli-
citent l'union finale de ses membres dans le royaume.
On sait que dans toutes les liturgies postérieures se
trouve une anamnèse. Pour faire l'acte eucharistique,
l'action de grâces en mémoire du Seigneur, on réca-
pitule ses principaux mystères. Un grand nombre
de liturgies, toutes celles d'Orient, mentionnent avec
la passion, la mort et la résurrection de Jésus-Christ,
l'attente du dernier avènement. D'autres rappellent
l'ascension par laquelle le Christ est monté à la
droite du Père pour préparer en son royaume une
place à ses disciples. On peut donc être tenté de
voir dans la Didaehè une ébauche de cette partie de
l' anamnèse. Cette circonstance nous confirme dans
la conviction que le rite ici décrit est bien une
eucharistie et non un simp'e repas fraternel plus ou
moins religieux.
Il est naturel que le vœu eschatologique de la
Didachè ressemble aux déclarations du Christ sur
le dernier avènement. On lit, Matth., xxiv, 31 : « Le
Fils de l'homme enverra ses anges... et ils rassem-
bleront ses élus des quatre vents. » Et le même
évangéliste appelle l'endroit réservé aux justes à la
fin des temps : « le royaume qui leur a été préparé
dès l'origine du monde. » Matth., xxv, 34. Mais,
même en cette partie des prières de la Didachè, on
relève un nouveau trait de ressemblance avec la
supplication eucharistique prononcée par Jésus
à la dernière cène et conservée dans le IVe évangile.
Il y est demandé que le Père « sanctifie » les disciples.
xvti, 17. « Pour eux, dit encore Jésus, je me sanctifie,
afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité. » xvn, 19.
Or, cette Église que les chrétiens de la Didachè
demandent au Père de rassembler des quatre vents,
ils l'appellent précisément la sanctifiée. Le mot fait
sans doute allusion à sa pureté morale; mais, si on le
rapproche, et on a le droit de le faire, de la déclara-
tion de Jésus, la phrase devient : « Rassemble dans
ton royaume cette Église sanctifiée, parce que le
Christ s'est offert pour elle en sacrifice. » On voit
comme cette affirmation est à sa place au cours
d'une cérémonie qui elle-même, d'après la Didachè, est
« un sacrifice ».
A la fin du Pater, dans la Didachè, se trouve la
doxologie qui suit la prière : « Rassemble-la des
quatre vents du ciel... » Dans les deux endroits, on
lit les mêmes mots : « Car à toi est la puissance et la
gloire dans les siècles. » Faut-il conclure que l'orai-
son dominicale avait sa place dans le rite relaté par
la Didachè? C'est, sinon démontré, du moins vrai-
semblable. Lebreton, La prière dans l'Église primi-
tive, dans Recherches de science religieuse, 192-1, p. 14.
L'originalité des trois oraisons que fait dire la
Didachè par les fidèles après qu'ils se sont rassasiés,
apparaît dans un éclat saisissant, si on les compare,
comme la fait Klein, aux bénédictions quotidiennes
de la table jadis en usage chez les Juifs, telle qu'on
les trouve dans le Talmud et qui remontent à une
très haute antiquité.
L'action de grâces d'Israël pour remercier Dieu des
aliments est la suivante : « Sois loué, ô Éternel, roi
de l'univers qui nourris le monde par ta bonté, en
toute grâce et miséricorde. Il donne le pain à toute
chair. Car sa miséricorde est éternelle. » La formule
correspondante de la Didachè remercie le Maître
Tout-Puissant d'avoir créé l'univers en l'honneur de
son nom, de donner aux hommes nourriture et bois-
son, afin qu'ils rendent grâces, et enfin d'accorder
aux fidèles un aliment et un breuvage spirituels,
ainsi que la vie éternelle par son serviteur Jésus. »
On le voit, les ressemblances verbales sont insigni-
fiantes. Et entre les idées, quelles différences I La
grandeur du bienfait matériel est mieux exprimée :
pour les chrétiens, l'univers n'est pas seulement
nourri, mais créé. Ils énoncent le motif dernier des
largesses divines. Ils exaltent l'aliment spirituel du
chrétien et rappellent qu'il leur a été donné par
Jésus.
En second lieu, les Juifs remerciaient Dieu « pour
le don d'un pays spacieux, exquis et magnifique, pour
la sortie de l'Egypte et la délivrance de l'esclavage,
pour l'alliance marquée dans leur chair, pour sa loi
et ses commandements, pour la vie donnée par grâce
et miséricorde. » On a essayé de rapprocher cette
formule de la première partie de la prière d'action
de grâces de la Didachè. Ou bien on ne découvre rien
de semblable, ou bien on est obligé de conclure que
les chrétiens venus du judaïsme ne se sont souvenus
de leurs antiques prières que pour les transformer
totalement. Israël remercie Dieu d'avoir invité ses
aïeux à résider en Palestine, les fidèles rendent grâces
au Père de ce qu'il fait habiter son nom dans leurs
cœurs. Et ce don s'oppose encore à une autre faveur
que célèbrent les juifs, celle de l'alliance divine marquée
dans leur chair. A la Loi, aux commandements, sont
substituées la gnose, la foi et l'immortalité.
Quant à la dernière prière, il est naturel d'admettre
que les fidèles de la Didachè, juifs de la veille, ont
eu la pensée de transformer une demande pour
Jérusalem er une supplication pour l'Église. Mais
les deux forr ules sont tout à fait différentes. « Prends
pitié d'Israë. •>, dit le juif. Le chrétien sait que Dieu
l'a fait : aussi lui demande-t-il seulement de se sou-
venir de l'Église. Et il ne peut rien emprunter à son
ancien langage : « Prends pitié, Éternel, notre Dieu,
d'Israël ton peuple, de Jérusalem ta ville, de Sion
séjour de ta souveraineté, de David ton oint et de sa
maison et de son royaume, de ton grand et saint
temple d'où ton nom est connu. Notre Dieu, notre
père, notre pasteur, nourris-nous, soigne-nous, garde-
nous, libère-nous 1 » C'est à peine si quelques mots
peuvent être passés d'une prière dans l'autre, encore
ont-ils pris un sens nouveau : Libère-nous, non
plus du joug étranger, mais de tout mal. Ce qui est
saint, ce n'est pas le temple, mais VÉglise. Le
royaume auquel pense le chrétien n'est pas celui de
David, mais celui que Dieu lui a préparé.
Si on souligne ces contrastes, si on se rappelle, au
contraire, que la plupart des phrases, des mots de
la Didachè font écho à des paroles évangéliques et en
particulier au discours prononcé par Jésus à la der-
nière cène, d'après saint Jean, on est obligé de
conclure que la nouveauté toute chrétienne des
piières est indéniable : les conveitis se sont souvenus
des formules anciennes pour les vider ou les dépasser;
à l'antique repas juif succède l'eucharistie chrétienne
la plus authentique. Volker, op. cit., p. 106.
o. Les prières précédentes closes par une doxolo-
gie un peu plus longue, la Didachè porte ces mots :
« Vienne la grâce et que ce monde passe 1 Hosanna
au Dieu de David! Si quelqu'un est saint, qu'il vienne!
Si quelqu'un ne l'est pas, qu'il fasse pénitence.
Maran atha. Amen. » x, 6.
La grâce dont on souhaite la venue pourrait consis-
ter dans les dons, la faveur de Dieu. Lietzmann,
op. cit., p. 237, propose de voir dans ce mot X<xp'-Ç lln
879
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ
880
synonyme de X6yoç. C'est donc le Seigneur qui
serait ainsi appelé. La phrase se présenterait fort
bien : « Vienne le Seigneur et que ce monde passe. »
On s'est demandé s'il ne fallait pas rectifier la
proposition suivante et lire : « Hosanna au fils de
David I » Certains éditeurs l'ont cru, et ont ainsi
reproduit ici l'acclamation des Rameaux, telle que
la. rapporte Matth., xxi, 9, 10, avec qui s'accorde si
souvent la Didachè. Peut-être cependant est-ce pour
tenir compte de la remarque du même évangile, xxn,
42-46 : « Le Christ n'est pas seulement le fils, il est le
Seigneur de David », que la Didachè a préféré au
mot 6ew le mot utco. Ce qui est hors de doute, c'est
que nous rencontrons ici pour la première fois un
morceau du • Sanctus liturgique. L'expression ara-
méenne Maranatha peut se comprendre de deux
manières : « Le Seigneur est venu », Maran atha ou
bien : « Venez, Seigneur, Jésus », Zîarana tha.
Zahn, Forschungen zut Geschichle des N. T. Kanons,
t. m, Erlangen, 1884, p. 294, et Berning, op. cit.,
p. 169, se servent de ces acclamations pour soutenir
que la Didachè a précédemment parlé de l'agape, et
qu'ici seulement elle invite les chrétiens à recevoir
l'eucharistie. Ainsi devrait-on comprendre les souhaits :
Vienne la grâce et Maranatha! Ainsi se justifierait
l'appel : « Si quelqu'un est saint, qu'il vienne! » Ainsi
s'expliquerait la place faite au Sanctus qui dans
les autres liturgies n'est pas après la communion.
Mais, nous l'avons établi, ce sentiment se heurte
au texte même de la Didachè, ix, 5 et x, 1. Nous
croyons aussi l'avoir montré : toutes les piières dites
par les fidèles avant et après qu'ils se rassasient, ne
s'expliquent vraiment que si elles sont prononcées
au cours d'un service eucharistique, joint ou non à une
agape. Les mots : Vienne la grâce et Maranatha, peuvent
d'ailleurs avoir un sens eschatologique et ne pas se
rapporter à la communion. Quant au Sanctus, sa place
a varié. En fait, dans le VIIIe livre des Constitu-
tions apostoliques, l'Hosanna suit la communion.
Seuls en réalité les mots : « Si quelqu'un est saint,
qu'il vienne I S'il ne l'est pas, qu'il fasse pénitence 1 »
paraissent ne pas être à leur place. Quand on les
examine de près, on est moins porté à croire qu'ils
devaient précéder la communion. Il est dit que le
saint doit venir. Mais à cette époque, on ne se pré-
sentait pas à une table de communion comme aujour-
d'hui : les convives étaient assis à un repas et on
faisait circuler le pain et la coupe. Les mots : Si
quelqu'un est saint, qu'il vienne, s'il ne l'est pas, qu'il
fasse pénitewi, nous semblent donc être non pas un
appel à la communion, mais le vœu que s'accroisse le
nombre de ceux qui participent aux mystères chré-
tiens. L'appel à la communion a pris place avant que
les fidèles se rassasient. C'est alors que la Didachè met
les mots : « Que personne ne mange ni ne boive de
votre eucharistie, si ce n'est les baptisés au nom
du Seigneur, car c'est à ce sujet que le Seigneur a dit :
« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. » ix, 5.
Lietzmann, op. cit., p. 236-237, croit que ces excla-
mations finales ne sont pas eschatologiques, mais
devaient précéder l'eucharistie. Il propose de les
placer avant le c. x, à côté de l'invitation : « Que
personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie
s'il n'est pas baptisé. » Les prières auraient été
rejetées à la fin, parce qu'elles sont en forme de dia-
logue entre l'officiant et le peuple. — Cette hypothèse
est purement gratuite et le texte ne l'autorise pas.
Le motif invoqué pour justifier ce remaniement ne
paraît pas suffisant. Cette opinion a d'ailleurs un
très grave tort, celui de ne tenir compte ni de l'indi-
cation de la Didachè. ni des enseignements de la
plus antique tradition sur les perspectives escha-
tologiques de l'eucharistie. J |
Dans les textes les plus anciens, nous lisons celte
parole de Christ : « Je ne boirai plus du fruit de la
vigne jusqu'à ce que le royaume de Dieu soit venu
(jusqu'à ce que je le boive à nouveau dans le royaume
de mon Père) », Matth., xxvi, 29; Marc, xiv, 25;
Luc, xxn, 18. Et saint Paul écrit : « Toutes les fois
que vous mangez ce pain..., vous annoncez la mort
du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » I Cor., xi, 26.
D'autre part, dans les liturgies postéiieures, on trouve
exprimée la pensée de l'avènement du Seigneur, du
royaume à venir ou de l'ascension. Il est donc natu-
rel que la Didachè ne fasse pas exception. Or, préci-
sément dans la prière qui vient de se terminer avant
ces acclamations, il a été souhaité que « des quatre
vents du ciel le Seigneur rassemble son Église dans
le royaume qu'il lui a préparé ». Il n'y a donc ici
aucun hiatus. De la manière la plus harmonieuse l'es-
prit développe la pensée déjà émise. Comme le fait
observer fort justement Goguel, op. cit., p. 234, à la
suite de Harnack, ces aspirations eschatologiques
sont ici tout à fait à leur- place. « La conclusion clôt
l'acte, mais en le dépassant : la communauté qui vient
de se nouirir à la table du Seigneur, soupire après sa
venue. »
Ces sentiments se traduisent sous la forme d'accla-
mations liturgiques, pense Battiiïol, op. cit., p. 64,
n. 1. Fort ingénieusement, il rapproche des mots de la
Didachè : « Si quelqu'un est saint, qu'il vienne; si
quelqu'un ne l'est pas, qu'il fasse pénitence, Maran-
atha », d'autres paroles d'une forme tout à fait iden-
tique : la conclusion de I Cor., xvr, 22 : « Si quelqu'un
n'aime pas le Seigneur, qu'il soit anathème, Maran-
atha ». Cette similitude ne donnerait-elle pas à croire
que dans les assemblées chrétiennes on employait
ce type d'acclamations? Lietzmann, lui aussi, op. cit.,
p. 237, a, non sans vraisemblance, proposé de compo-
ser avec ces phrases le dialogue suivant : L'officiant :
Vienne la grâce et que le monde passe. — Le peuple :
Hosanna au Dieu ( au Fils) de David. ■ — L'officiant :
Si quelqu'un est saint, qu'il vienne: s'il ne l'est pas,
qu'il fasse pénitence. Maranatha. — Le peuple :
Amen.
L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Une autre
moins probable a été émise. On s'est demandé s'il
ne fallait pas voir dans ces courtes phrases, soit des
amorces de cantiques chantés par la communauté,
soit un résidu d'hymnes ayant été autrefois en usage.
Cf. Von der Golz, Das Gebet in der àltesten Christen-
heit, Leipzig, 1911, p. 211 sq.; Goguel, op. cit.,
p. 233, 234. « La première phrase, dit-on, a un carac-
tère rythmique très net. » D'autre part, l'Hosanna
a toujours fait partie d'un cantique. Les mots : « Si
quelqu'un est saint », « Le Seigneur vient », sont de
ceux qui seraient tout à fait à leur place dans un
chant de communion. A l'appui de ce sentiment, on
pourrait observer que des psaumes étaient placés à la
fin du repas de Pâques, et qu'après la première cène,
l'hymne avait été récité. Matth., xxvi, 30.
Par contre, on a fait remarquer non sans raison
que chacune de ces acclamations a un sens total et se
suffit à elle-même, que toutes se retrouvent ailleurs,
soit dans le Nouveau Testament, soit dans la Didachè.
Il est donc peu vraisemblable qu'elles soient des
incipit de cantiques. Lebreton, op. cit., p. 109-110.
Ce qui est sûr, c'est qu'on n'a aucune raison de les
considérer comme des gloses tardives. On ne peut
s'empêcher de penser que cet Amen et les acclama-
tions qui le précèdent, terminent fort bien la céré-
monie.
Au terme de cette étude, force est de le constater :
Pas un mot ne confirme l'hypothèse de Wetter sur
l'offrande liturgique d'aliments destinés au repas
collectif des fidèles. Les noms de l'assemblée : fraction
881 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLEMENT 882
du pain, eucharistie, sacrifice, désignent de tout
autres actes. Les prières de la Didachè ne font aucune
allusion à une pareille offrande. Les recommandations
de xiii, 1-7, se rapportent à un service de charité
pour des prophètes ou des pauvres, mais non à
l'oblation que décrit Wetter.
Conclusion. ■ — Si le c. xiv affirme, répète et démon-
tre que la fraction du pain et l'action de grâces
constituent le sacrifice, 6uma, de la communauté
chrétienne, sacrifice proprement dit, sacrifice ana-
logue à ceux du temple, sacrifice annoncé par
Malachie, rien dans les c. ix à x n'infirme cette
proposition. La Didachè appelle la célébration de ce
rite une liturgie, un service religieux public pour les-
quels il faut choisir des officiants doués de qualités
morales et, en raison même de leurs fonctions, honorés
comme les prophètes et les docteurs. Dire qu'il y a
deux eucharisties, l'une privée, celle de ix et x,
l'autre publique, celle de xiv, laquelle seule serait
un sacrifice, Goguel, op. cit., p. 243, c'est introduire
dans la Didachè ce qui ne s'y trouve nulle part, c'est
oublier que dans les deux cas se célèbrent les deux
mêmes actes, fraction du pain et action de grâces;
c'est méconnaître le caractère social et universaliste
des prières de ix et x, c'est enfin ne pas apercevoir
combien les paroles et le rite qu'on affirme être pure-
ment domestiques ressemblent à ceux des liturgies
chrétiennes, donc du culte public. D'ailleurs, comme
le fait observer Fortescue, op. cit., p. 14, « l'existence
d'une eucharistie privée dans l'Église reste encore
à démontrer ».
Y aurait-il ici un sacrifice purement mystique et
spirituel, l'hostie de l'action des grâces et de la
prière des fidèles? Von der Golz, op. cit., p. 223;
Harnack, Dogmengeschichte, t. i, p. 225; Wieland,
Op/erbegrifJ, p. 36 sq. On n'a pas le droit de le dire,
car la Didachè oblige à voir un sacrifice, non dans la
prière d'action de grâces toute seule, mais aussi dans
la fraction du pain. Le texte est formel: «Réunissez-
vous le jour du Seigneur, rompe: le pain et rendez
grâces après avoir d'abord confessé vos péchés,
afin que votre sacrifice soit pur. » xv, 1. Cf. Brinktrine,
op. cit., p. 61. Objecter qu'il n'y a pas d'offrande, c'est
affirmer ce qu'on ne sait pas, la Didachè n'ayant pas
jugé bon de nous renseigner sur la manière dont
s'opérait la fraction, ni sur les paroles qui l'accompa-
gnaient. Pourquoi d'ailleurs craindre de voir en la
cène chrétienne un sacrifice réel? Des écrits presque
contemporains du Nouveau Testament lui reconnais-
sent ce caractère. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 239-210.
Qu'est-ce qui fait du rite et des paroles un sacri-
fice? L'auteur ne nous l'apprend pas. Nous consta-
tons seulement qu'il répète à tout instant le mot
action de grâces. C'est même par lui qu'il désigne la
cène chrétienne : « Que personne ne mange ni ne boive
de votre eucharistie. » ix, 5. Or un des sacrifices
qu'offraient les Juifs, c'était celui d'action de grâces.
Une victime y était en partie offerte à Dieu, en partie
mangée par Israël. C'est peut-être ainsi que l'auteur
de la Didachè se représentait le rite chrétien. Ce qui
était rompu était présenté à Dieu et offert en nourri-
ture spirituelle aux fidèles. Rentz, Geschichte des
Messopferlegriffs, t. i, p. 144 sq., veut que cette
manducation seule accompagnée d'une prière de
remerciement constitue le sacrifice d'action de grâces.
Mais dans le c. xv, où, à trois reprises, la Didachè
présente la cène chrétienne comme un sacrifice, une
6'jcîa, elle ne parle pas un instant de la partici-
pation des fidèles au pain et à la coupe. Au contraire,
c'est un acte qui se place avant la communion et que
le c. ix en distingue, c'est la fraction du pain qui seule
avec l'eucharistie est considérée comme un sacri-
fice.
■ Sur ses fruits nous sommes quelque peu renseignés.
Avant tout, il honore Dieu par \'action de grâces.
ix, 2, 3; x, 1, 2, 4, 7. Les fidèles après s'être rassasiés
remercient pour la connaissance et la foi, l'immorta-
lité et la vie éternelle. Ces dons sont-ils un effet de la
communion individuelle, ou de l'assistance au sacri-
fice collectif? ou de l'une et de l'autre? A cette ques-
tion, il est impossible de répondre. Mais il paraît
certain qu'on attribuait une efficacité spéciale à la
prière dite pour l'Église, pendant que s'opérait le
sacrifice de la communauté chrétienne. Il n'est pas
affirmé que le rite a une vertu expiatoire. Mais on
déclare qu'il est l'offrande pure, et à l'occasion de son
accomplissement les fidèles confessent leurs péchés,
évidemment pour s'en délivrer.
L'assemblée a lieu au moins le dimanche. A côté des
assistants, on distingue des prophètes et des
docteurs, lorsqu'il y en a, et toujours des évêques et
des diacres, membres de la communauté, mais élus
par elle. C'est la hiérarchie qui préside, rend grâces
et fait la fraction du pain. Le peuple prend parfois
la parole et récite des formules déterminées. Peut-
être un dialogue s'engage-t-il entre lui et les offi-
ciants. La présence des prophètes, des docteurs et des
personnes qui « font leur service » permet de suppo-
ser qu'un enseignement est donné. Avant l'eucharis-
tie a lieu une confession des péchés. Suit la fraction
du pain. Sur la manière dont elle s'opère nous ne
savons rien. Quand elle est terminée, les fidèles
font une action de grâces, d'abord pour la coupe,
puis pour le pain. Vient la communion. Seuls les
baptisés mangent et boivent de l'eucharistie.
Ce rite est-il encadré dans un repas fraternel qui
rappelle la cène primitive? Peut-être, mais on ne
saurait l'affirmer avec certitude. Après qu'ils se sont
rassasiés, les fidèles rendent grâces. Trois prières sont
récitées par eux ou en leur nom : la première est une
post-communion. La seconde ressemble à ce qui, dans les
liturgies postérieures, constitue la prière eucharistique
proprement dite : action de grâces pour les bienfaits
de Dieu, création et nourriture ordinaire, aliment
spirituel et vie éternelle. La troisième est le premier
type d'un Mémento et recommande à Dieu l'Église.
On y trouve comme dans les ananmèses futures la
pensée de l'avènement du Clirist. Le tout est terminé
par des acclamations eschatologiques récitées peut-
être par l'officiant. Plus probablement elles font
partie d'un dialogue entre lui et le peuple ou du
chant des fidèles. Enfin on relève un morceau du
Sanctus et un Amen final de la foule.
2° Saint Clément de Home (entre 95 et 98). —
Dans l'Église de Corinthe, un schisme s'était pro-
duit. Quelques meneurs (xi.vu, 5-6) avaient soulevé
la masse des fidèles. Plusieurs presbytres irrépro-
chables avaient été destitués. L'évêque de Rome.
Clément, intervient pour rétablir la paix et défendre
les droits des pasteurs légitimes.
Il le rappelle donc, xl-xliv : « Nous devons faire
avec ordre tout ce que le Maître nous a prescrit
d'accomplir en des temps déterminés. Or, il nous a
ordonné de nous acquitter des offrandes et du service
divin, 7rpoacpopàç xal XsiTOUpytaç, non pas au hasard
et sans ordre, mais en des temps et des heures déter-
minés. Il a fixé lui-même par sa volonté souveraine
à quels endroits et par quels ministres ils doivent
s'accomplir, afin que toute chose se fasse saintement
selon son bon plaisir et soit agréable à sa volonté.
Donc, ceux qui présentent leurs offrandes aux temps
marqués sont favorablement accueillis et bienheureux :
car, à suivre les ordonnances du Maître, ils ne font
pas fausse route. Au grand prêtre dans l'Ancienne
Loi des fonctions (liturgiques) particulières ont été
conférées; aux prêtres on a marqué des places spé
883 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLEMENT 884
ciales; aux lévites incombent des services (diaconies)
propres : le laïque est lié parles préceptes faits pour les
laïques.
« Frères, que chacun de nous, à sa place propre,
plaise à Dieu, eùapeaTEÎTw (leçon du ms. C adoptée
par Harnack, Knopf, Funk, Heinmer; le ms. A porte
eù/api.oTetT(o, fasse l'eucharistie, c'est le texte des
éditions Lightfoot, Gebhardt-Harnack) par une
bonne conscience et sans transgresser les règles
imposées à son office (à sa liturgie), agissant avec
gravité. Car on n'offre pas partout, frères, les sacri-
fices perpétuels ou votifs, ni les sacrifices pour le
péché ou pour le délit, mais seulement à Jérusalem.
Et là encore, on n'offre pas le sacrifice en tout lieu,
mais dans le parvis du temple, à l'autel... Les Apôtres
nous ont été envoyés par le Seigneur Jésus-Christ, et
Jésus-Christ a été .envoyé par Dieu... Ayant reçu
les instructions de Notre-Scigneur Jésus-Christ,
ils allèrent annoncer l'évangile... Prêchant à travers
les villes et les campagnes, ils éprouvèrent leurs
premiers convertis et les instituèrent comme évêqaes
et comme diacres des futurs croyants... Ensuite, ils
posèrent cette règle qu'après leur mort d'autres
hommes éprouvés succéderaient à leur ministère...
Ceux qui ont été ainsi mis en charge par les apôtres et
plus tard par d'autres personnes investies d'autorité...
qui ont servi d'une façon irréprochable..., à qui tous
ont rendu bon témoignage depuis longtemps, nous
ne croyons pas juste de les rejeter du ministère.
Et ce ne serait pas une faute légère pour nous de
déposer de l'épiscopat des hommes qui ont présenté
les oblations d'une façon pieuse et irréprochable. »
(Traduction Hemmer, Les Pères apostoliques, t. n.)
Nul ne le nie : saint Clément parle du culte chré-
tien. Il affirme que des « règles », des « prescriptions »
déterminent la manière dont il doit se célébrer, et
empêchent que le service « s'accomplisse au hasard
et sans ordre ». Ce sont des « ordonnances du Maître »,
l'expression de son « bon plaisir » et « de sa volonté
souveraine ». Si on les suit, « on ne fait pas fausse
route », et « tout se passe saintement ».
Ces règles visent le temps où on doit faire les offran-
des : Clément ne précise pas. Son langage fait penser
aux attestations d'autres écrivains chrétiens sur la
célébration de l'eucharistie le jour du Seigneur.
Il y a aussi des prescriptions sur l'endroit où doit se
célébrer le service divin. L'évêque. de Rome ne juge
pas à propos de les citer. Mais le contexte montre que
d'après lui, comme selon saint Justin, il y a obliga-
tion de présenter les offrandes dans les assemblées
où la hiérarchie tient sa place.
Sur le rang et les droits des ministres sacrés — ■ le
but de la lettre l'exigeait — Clément s'exprime avec
autant de précision que d'énergie. Le Maître a fixé
lui-même « par quels ministres » les offrandes et
liturgies doivent se faire. Il a envoyé les apôtres, qui
à leur tour choisirent évc'ques cl diacres, puis déter-
minèrent quels seraient leurs successeurs : des hommes
« mis en charge par les supérieurs légitimes, avec
l'approbation de l'Église, pour faire le service et pré-
senter les oblations. » Les ministres du temps nou-
veau correspondent à ceux de l'Ancienne Loi dont
l'institution remontait elle aussi à Dieu : grand pontife,
prêtres et lévites. On ne peut donc sans faute
grave les déposer, si leur conduite est sans reproche.
De quel service, de quelles offrandes parle Clé-
ment? Wieland, Der vorirenâische Opferbegriff,
Munich, 1909, p. 49, a d'abord proposé de ne voir ici
que les fonctions ecclésiastiques en général. Mais
comme le fait observer Batifïol, op. cit., p. 53, le
mot liturgie « est pris aux Septante où. il désigne le
service des prêtres et des lévites », le service du temple
et de l'autel, celui des sacrifices. Voir aussi Goguel,
op. cit., p. 226. Au reste, ce terme est complété
ici par celui d'offrande qu'il est impossible d'entendre
en un sens purement spirituel. Des oblations symbo-
liques, des sentiments intérieurs, des prières privées,
des vertus individuelles ne pourraient être l'objet
d'un règlement officiel et public. Il n'y aurait pas à
définir par qui, où et quand ces offrandes doivent
être faites. L'intervention de la hiérarchie ne se
comprendrait pas, et il serait impossible de déter-
miner, dans l'exercice de ce culte individuel et
intime, les rôles divers de l'évêque, de ses assistants
et des laïques. Rauschen, L'eucharistie et la péni-
tence, trad. Decker et Richard, Paris, 1910, p. 81:
De la Taille, op. cit., p. 223. « Les Ttpoaçopaî désignant
quelques chose d'autre que les XsiToupytat ne
peuvent se rapporter aux prières. Il doit donc être
question ici de sacrifices. » Goguel, op. cit., p. 226;
Vôlker, op. cit., p. 132; Brinktrine, op. cit., p. 74-76.
Wieland lui-même, op. cit., p. 50, est obligé de
reconnaître que les mots offrandes peuvent s'entendre
au sens littéral. Mais il ajoute que, si l'on admet cette
interprétation, il faut voir en ces oblations les dons
que les fidèles apportent à l'office divin pour la
sustentation des prêtres et des pauvres. A l'appui
de ce sentiment, l'auteur invoque le témoignage de
saint Justin et de la Didachè. Mais, même si dans les
divers textes allégués il est vraiment question d'au-
mônes — et ce n'est pas démontré, cf. De la Taille,
op. cit., p. 224 et Lamiroy, op. cit., p. 248 — il ne s'en
suit pas que tel est le sens ici. Que cette pensée ne
soit pas exclue, on peut l'admettre. Mais Clément de
Rome parle aussi de l'eucharistie considérée comme un
sacrifice rituel. Il compare les liturgies de l'évêque à
« celles du grand prêtre », les rites chrétiens aux
sacrifices juifs, offerts dans le parvis du temple à
l'autel, sacrifices pour le péché ou pour le délit, sacri-
fices votifs et perpétuels. L'expression employée par
l'évêque de Rome : présenter des offrandes ou des
dons, vient de l'Ancien Testament et là elle veut dire
sacrifier et non pas faire l'aumône. Plusieurs fois,
l'Épître aux Hébreux elle-même donne à cette locu-
tion le sens de présenter une victime proprement dite :
« Tout prêtre est établi pour offrir des dons et des
sacrifices pour le péché. » v, 1, cf. vm, 3. Qu'à la
rigueur il ne soit pas interdit de faire désigner ici
par les mots dons tout ce qui est présenté à l'Église,
prière et aumône comprises (Funk), du moins ne faut-il
pas exclure ce que ces mots signifient avant tout
chez les écrivains bibliques, l'oblalion rituelle, le
sacrifice proprement dit. Brinktrine, op. cit., p. 76, n. 1.
Qu'on relise d'ailleurs tout le texte : il parle du
rôle liturgique des ministres, de fonctions qui leur
appartiennent, et à eux seuls, de par la volonté de
Dieu et de l'Église, d'une charge qu'on n'a pas le
droit de leur enlever si leur conduite a été sans
reproche, de préceptes différents de ceux qui s'im-
posent aux laïques, d'une discipline qui doit être
observée saintement. Rien ne désigne mieux le sacri-
fice et ceux qui l'opèrent. Au contraire, ces expres-
sions paraîtraient beaucoup trop fortes, si elles signi-
fiaient seulement que les membres de la hiérarchie
chrétienne reçoivent des aumônes pour les distribuer.
Ailleurs, c. lu, saint Clément affirme de Dieu qu'il
n'a nul besoin de nos dons et que le seul sacrifice à
lui offrir, c'est la louange et la contrition. Ces paroles
ne peuvent nous induire en erreur. Clément rapporte
des paroles de psaumes connues, admises par tous
ceux qui ont cru et qui croient au sacrifice de la messe,
paroles qui démontrent seulement la -nécessité de
dispositions saintes dans les donateurs de sacrifices,
paroles par lesquelles il n'a pas voulu contredire ce
qu'il écrit lui-même sur les offrandes rituelles des
temps nouveaux. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 244
B85 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLÉMENT 886
Sans doute. Clément ne dit pas si la célébration de
l'eucharistie se rattache au repas d'adieu et à la mort
■du Christ. Il n'affirme pas en termes exprès que ce
sacrifice est expiatoire. L'auteur n'avait pas à étu-
dier ces questions, et son silence ne prouve pas qu'il
ignore ou nie ce qu'il n'a pas à enseigner. Il apporte
des arguments à l'appui d'une thèse, et il laisse de
■côté ce qui est sans aucun rapport avec son sujet.
Quanl à prétendre, comme l'a fait Réville, op. cit.,
p. 13. (pie Clément innove en voulant substituer à
l'antique conception de l'eucharistie, célébrée par
n'importe qui. n'importe où et n'importe quand,
■celle d'un sacrifice liturgique réglementé, c'est
trouver dans la lettre ce qui n'y est nullement.
■Clément au contraire en appelle, pour justifier sa
thèse, à la discipline des Apôtres et à la volonté du
Christ. Il n'a pas conscience d'inventer, il attaque
des novateurs. Comme le fait observer P. Batiffol,
op. cit., p. 55, « nous ignorons tout des circonstances
«t des motifs de la cabale », du parti de jeunes qui
a déposé les presbytres. Parler d'une « nouvelle
réglementation épiscopale » sur les services eucha-
ristiques, affirmer qu'antérieurement à cet acte la
cène n'est pas encore un rite « incorporé au culte de
la communauté » , ce sont autant de « suppositions
gratuites ».
Ce qui, par contre, est expressément souligné dans
la lettre, ce sont les dispositions demandées aux minis-
tres de l'autel; en faisant l'éloge des presbytres dont
il défend les droits, Clément nous apprend quelles
sont les qualités requises en celui qui accomplit
la liturgie, le service divin : « une bonne conscience »,
« une vie irréprochable », « la sainteté », « l'observa-
tion des règles imposées à leur office » et « la gravité ».
Vn mot nous renseigne en passant sur les heureux
■effets de ces offrandes : par elles « on plaît à Dieu ».
Si l'on observe tout ce qui est prescrit, on est « bien
accueilli » et on est « heureux », on est agréable à
Dieu et béni par lui. Ces expressions sont vagues,
mais leur généralité même laisse entendre que les
fruits à espérer sont de toute nature et des plus
précieux.
Enfin, certains historiens croient découvrir dans
la lettre des formules liturgiques, par exemple :
« Puisque nous tenons tout de lui, nous avons le
devoir de lui rendre grâces pour tout. A lui la gloire
dans les siècles des siècles. Amen. » xxxvni, 4.
Voir encore xun, 6; l, 7; lvhi, 2. Cf. Fortescue,
op. cit., p. 18.
Il est un autre développement dont on peut con-
clure, sinon avec certitude, du moins avec vraisem-
blance qu'à cette époque déjà le Sanctus était pen-
dant l'assemblée chrétienne chanté par la foule des
fidèles: « Dix mille myriades d'anges se tenaient devant
lui et des milliers de milliers le servaient, et ils
criaient : « Saint, saint, saint est le Seigneur Sabaoth :
« toute la création est remplie de sa gloire. » Et nous
aussi, réunis par la communauté de sentiments dans
la concorde en un seul corps, crions vers lui avec
instance comme d'une seule bouche, afin d'avoir
part à ses grandes et magnifiques promesses. »
xxxvi, 6-7. Cf. Batiffol, op. cit., p. 51.
Plus discutable est le caractère de prière eucha-
ristique attribué par Duchesne, Origines du culte
chrétien, Paris, 1908, p. 50, à la longue supplica-
tion que contiennent les chapitres lix-lxi. On la
trouvera traduite soit dans Duchesne, op. cit., soit
dans l'édition citée de Hemmer.
Tandis que les uns découvrent dans cette oraison
un « spécimen de la prière liturgique » (Duchesne,
fixeront, Fortescue, Thibaut), d'autres (Batiffol,
par exemple) lui dénient ce caractère. Peut-être le
désaccord n'est-il pas irréductible entre les tenants
des deux opinions. Tout le monde reconnaît que ce
morceau n'est pas « la reproduction d'une formule
consacrée ». En effet, il n'y a pas alors de missel
imposé : une grande liberté appartient encore à
celui qui préside. Il est à noter que, si Clément de
Home parle des règles du Seigneur sur la date, le
lieu et les ministres des offrandes, il ne laisse pas
entendre que des formules fixes soient obligatoires
pour tous. Enfin, on ne relève dans cette prière
« aucun trait qui se rapporte au sacrement du corps
et du sang du Sauveur ». Batiffol, op. cit., p. 51, n. 1.
D'autre part, il est impossible de le nier : on retrouve
ici deux thèmes que développent toutes les liturgies
antiques : l'action de grâces pour la création, pour les
bienfaits divins d'ordre naturel et pour les services
rendus par Jésus-Christ; la prière pour le pardon,
pour les besoins les plus divers et pour toutes les
infirmités de l'esprit et du corps, prière pour tous
les hommes : justes et pécheurs, chrétiens et infi-
dèles, ennemis de l'Église et supérieurs temporels.
Ainsi la longue oraison de la lettre de saint Clément
de Rome permettrait de croire que, déjà au temps où
elle était rédigée, on avait l'habitude au cours des
offrandes liturgiques, de placer de telles actions de.
grâces et de semblables supplications. En même
temps nous avons quelque idée de la manière dont
on les rédigeait : les réminiscences scripturaires y
étaient très nombreuses.
P. Drews, Unlersuchungen ùber die sogenannte
clemenlinische Liturgie, Tubingue, 1920, a cru
retrouver dans les prières des fidèles et dans l'ana-
phore du 1. VIII des Constitutions apostoliques des
expressions que déjà on relève dans la longue prière
de VÉpître aux Corinthiens, lix-lxi. Il lui semble
aussi que dans les deux documents apparaît une
même liste des saints de l'Ancienne Loi, et que le
Sanctus est exprimé dans l'un et dans l'autre de la
même manière. Drews conclut qu'il existait une litur-
gie primitive antérieure, une source commune à la
lettre de Clément de Rome et au texte des Consti-
tutions apostoliques.
Les arguments invoqués à l'appui de cette thèse ne
portent pas la conviction dans tous les esprits. La
tentative de découvrir une liturgie primitive n'est-
elle pas d'avance vouée à l'insuccès, puisque à cette
époque reculée un texte uniforme, officiel, canonique,
ne semble pas avoir existé? Au reste, bien que propo-
sées de nouveau par Thibaut, op. cit., p. 24, les simi-
litudes entre la longue prière et la liturgie du 1. VIII
des Constitutions apostoliques ne sont pas très appa-
rentes. S'il y a quelques ressemblances, n'est-il pas
très facile de les expliquer? La longue oraison de
saint Clément de Rome s'inspire beaucoup de l'Écri-
ture, le fait est indéniable; or, toutes les liturgies
font de même; pour ce motif, elles ont entre elles des
airs de famille. Telle est bien, semble-t-il, la source
commune à tous les documents, ce qu'on pourrait
appeler la pré-liturgie. Les présidents des antiques
cérémonies chrétiennes qui improvisaient la prière
publique se servaient tout naturellement et sans
effort de mots tirés des Livres saints, de paroles du
Christ, des apôtres ou des auteurs inspirés dont ils
avaient gardé pieusement le souvenir et dont ils
sentaient tout le prix.
Conclusion — D'après saint Clément de Rome, il
y a un culte chrétien officiel, une liturgie publique.
Les chrétiens présentent à Dieu des dons et des
olïrandes qui sont vraiment rituelles, qui succèdent
aux sacrifices de l'Ancienne Loi et les remplacent.
Aussi le Seigneur lui-même a-t-il prescrit quand,
où, par qui ces oblations doivent être faites, et les
fidèles n'ont pas le droit de modifier ses ordonnances.
C'est avec gravité, avec sainteté que les membres
887 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE
888
de la hiérarchie doivent remplir leur office : leur
ministère, par là, est agréable à Dieu et attire ses
bénédictions.
3° La Lettre dite de Barnabe (entre 9G et 131). —
L'auteur observe que les chrétiens « célèbrent dans
la joie le jour du Seigneur ». xv, 9. 11 ne dit pas de
quelle manière. Goguel, après avoir fait cette
juste remarque : la Lettre « est une courte exhor-
tation qui ne traite pas et ne pouvait pas traiter de
tous les points importants de la vie chrétienne »,
ajoute cependant : « Le silence de l'épîlre qui s'occupe
des sacrifices de l'Ancien Testament, permet seule-
ment de conclure que, pour son auteur, l'eucharistie
n'est pas un sacrifice. » Op. cit., p. 257. Cette seconde
remarque est «ans portée. Quiconque parle des rites
de l'Ancienne Loi n'est pas obligé pour cette seule
raison de mentionner les offrandes des temps nou-
veaux.
On s'explique même très bien pourquoi le pseudo-
Barnabe a passé sous silence le rite chrétien. Dans sa
polémique contre le judaïsme, il s'efforce de prouver
que les prescriptions sur le jeûne, la circoncision, le
sabbat, le temple, devaient s'entendre en un sens
spirituel de la lutte contre les passions et de la
sanctification de l'âme. Les lecteurs 'auraient donc
pu être tentés de mettre cet écrivain en opposition
avec lui-même, s'il leur avait recommandé l'offrande
du pain et du vin eucharistiques. Au contraire, fidèle
à sa méthode, il oppose aux sacrifices antiques la
mort du Christ : vin, 5. « ... vous m'abreuverez de
fiel et de vinaigre, moi gui vais offrir en sacrifice ma
chair pour les péchés de mon nouveau peuple. »
Non content de taire, le pseudo-Barnabe ne nie-t-il
pas l'existence de toute oblation autre que celle de
la croix? Il déclare que, dans la Loi nouvelle, il n'y a
pas « d'offrande faite par les hommes, àv0p(o7TO7To[r)Tov »,
ii, 6 et que, « pour le Seigneur, le sacrifice, c'est un
cœur brisé. Le parfum de suave odeur, c'est un cœur
qui glorifie celui qui l'a formé ». n, 10. « Donc, conclut
W'ieland, pour le pseudo-Barnabe la cène chrétienne
n'a pas le caractère d'une immolation proprement
dite. » Op. cit., p. 42.
Cette objection est dépourvue de valeur si le sacri-
fice de l'autel se confond avec celui de la croix, le
continue et ne fait qu'un avec lui. Telle était la pensée
de l'Épître aux Hébreux avec laquelle la Lettre du
pseudo-Barnabe a tant de traits de ressemblance.
Cette oblation n'est pas une œuvre humaine, comme
l'était chez les juifs l'oflrande de l'encens ou de la
fleur de farine, du sang ou de la graisse, u, 5. L'eu-
charistie est instituée par le Christ et c'est encore
par lui qu'elle s'accomplit. Ceux dont elle est l'uni-
que oblation n'ont donc pas « d'offrande faite par
les hommes », ainsi que l'observe le pseudo-Barnabe.
Brinktrine, op. cit., p. 66-67. Quant aux affirmations
sur le sacrifice spirituel du cœur brisé, on les retrouve
depuis les origines jusqu'à nos jours chez d'innom-
brables écrivains qui voient dans la messe une obla-
tion proprement dite. L'auteur cite ici le verset bien
connu du ps. l. Il se propose d'insister sur la néces-
sité des dispositions intérieures. Il peut d'ailleurs dire
qu'elles sont l'unique sacrifice distinct de celui de la
croix, si à ses yeux l'oblation de l'assemblée chré-
tienne se confond avec ce dernier.
Le paragraphe qui suit justifie cette interpréta-
tion. Il déclare, m, 3, que le jeûne, c'est la justice et
la charité. Or, cette mortification corporelle était
cependant recommandée à cette époque : la Didachè
le dit expressément, vin, 1 : « Que vos jeûnes n'aient
pas lieu en même temps que ceux des hypocrites :
ils jeûnent en effet le lundi et le jeudi. Pour vous,
jeûnez le mercredi et le vendredi.» De même la déclara-
tion sur le devoir d'immoler à Dieu un cœur contrit
n'oblige nullement à supprimer le sacrifice du Christ
et son prolongement, sa rénovation.
4° Saint Ignace d'Anlioche, t en 107. — Les textes,
étant parfois d'une interprétation difficile, il semble
nécessaire de les mettre sous les yeux du lecteur.
Traduction Lelong, dans Les -Pères apostoliques,
t. m, p. 2-107.
1. Les textes. — Ephes., v, 2. — « Que personne ne
s'y trompe, s'éloigner de l'autel, c'est se priver du
pain de Dieu. Si les prières de deux personnes réunies
possèdent une telle efficacité, que ne pourra pas la
prière de l'évêque unie à celle de l'Église entière!
Ne pas venir à l'assemblée, c'est faire acte d'orgueil
et s'excommunier soi-même. »
Ephcs., xni, 1. — « Ayez donc soin de tenir des réu-
nions plus fréquentes pour offrir à Dieu votre eucha-
ristie et vos louanges. Car, en vous assemblant ainsi,
vous anéantissez les forces de Satan, et sa perni-
cieuse puissance se dissipe devant l'unanimité de
votre foi. »
Ephes., xx, 2. ■ — « ... surtout si le Seigneur me fait
savoir que chacun en particulier et tous ensemble
sont unis par la grâce, animés par une même foi et
ne faisant qu'un en Jésus-Christ... vous êtes unis de
cœur dans une inébranlable soumission à l'évêque
et au presbytérium, rompant tous un même pain, ce
pain qui est un remède d'immortalité, un antidote
destiné à nous préserver de la mort et à nous assurer
pour toujours la vie en Jésus-Christ. »
Magn., vn, 1-2. — « De même que le Seigneur,,
soit par lui-même, soit par ses apôtres, n'a rien fait
sans le Père, avec lequel il n'est qu'un, ne faites rien,
vous non plus, en dehors de l'évêque et des presby-
tres. C'est en vain que vous essayeriez de faire passer
pour louable une action accomplie en votre parti-
culier; il n'y a de bon que ce que vous faites en com-
mun; une même prière, une même supplication, un
seul et même esprit, une même espérance animée par
la charité dans une joie innocente : tout cela c'est
Jésus-Christ au-dessus duquel il n'y a rien. 2. Accou-
rez tous vous réunir dans l'unique temple de Dieu, au
pied .du même autel, c'est-à-dire en Jésus-Christ,
un, qui est sorti du Père un, tout en lui restant uni
et qui est retourné à lui. »
Magn., ix, 1. — « Ceux qui vivaient sous l'ancien
ordre de choses ont embrassé la nouvelle espérance
et n'observent plus le sabbat, mais le dimanche. »
Rom., vn, 3. — « Je ne prends plus de plaisir à
la nourriture corruptible ni aux joies de cette vie :
ce que je veux, c'est le pain de Dieu, ce pain qui est
la chair de Jésus-Christ, Fils de David, et pour breu-
vage je veux son sang qui est l'amour incorruptible. »
Philad., iv. — « Ayez donc soin de ne participer
qu'à une seule eucharistie; il n'y a en effet qu'une
seule chair de Notre-Seigneur, une seule coupe pour
nous unir dans son sang, un seul autel, comme, il n'y
a qu'un seul évêque, entouré du presbytérium et
des diacres, les associés de mon ministère : de cette
façon vous ferez en toutes choses la volonté de Dieu. »
Smyrn., vu, 1. — « Ils (les docètes) s'abstiennent
de l'eucharistie et de la prière parce qu'ils ne veulent
pas reconnaître, dans l'eucharistie, la chair de Jésus-
Christ notre Sauveur, cette chair qui a souffert pour
nos péchés et que le Père dans sa bonté a ressuscitée.
C'est ainsi que, niant le don de Dieu, ils trouvent
la mort dans leurs contestations. Ils agiraient bien
mieux en faisant l'agape, pour avoir part à la résur-
rection. »
Smyrn., vin, 1-2. — « Suivez tous l'évêque, comme
Jésus-Christ suivait son Père et le presbytérium
comme les Apôtres. Quant aux diacres, vénérez-les
comme la Loi de Dieu. Ne faites jamais rien sans
l'évêque de ce qui concerne l'Église. Ne regardez
SS!t
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE
8lJ0
•comme valide que l'eucharistie célébrée sous la pré-
sidence de l'évoque ou de son délégué. 2. Il n'est
permis ni de baptiser, ni de célébrer l'agape en dehors
de l'évèque. mais tout ce qu'il approuve est également
agréé de Dieu : de cette façon, tout ce qui se
fera dans l'Église sera sur et valide. »
2. Exégèse de ces textes. — Il y a donc des assemblées
■chrétiennes, Eph., v, 2, xm, 1, xx, 2; Magn., va,
1, 2. Les fidèles se réunissent ensemble pour une
prière commune plus efficace que tout autre. Eph.,
v, 2; Philad., iv. L'endroit normal, c'est celui où ils
sont soit avec l'évèque, soit avec son délégué. Smyrn.,
vin, 1-2. La réunion se tient sans doute le dimanche.
Magn., ix, 1. Ignace conseille aux Éphésiens de
s'assembler fréquemment, xm, 1, donc, semble-t-il,
plus souvent qu'une fois par semaine. Vôlker, op. cit.,
p. 114.
A cette réunion se célèbre l'eucharistie, Smyrn.,
vin, 1 : Eph.. xm, 1 ; Philad., iv, qui s'accompagne de la
prière. Smyrn., vu, 1. Les bons y participent, Philad.,
iv, tandis que certains hérétiques, les docètes, s'en
abstiennent. Smyrn., vu, 1. Célébrer l'eucharistie,
c'est aussi faire l'agape. Ces deux expressions semblent
synonymes. Smyrn., vu, 1; xm, 1-2. Le mot agape
ici n'a nullement le sens de repas donné aux pauvres
ou de banquet fraternel uni à l'eucharistie. Les lettres
de saint Ignace ne parlent ni de l'une ni de l'autre
institution. Cf. Batiffol, op. cit., p. 42; Vôlker, op. cit.,
p. 102. A. Réville lui-même, qui a cru pouvoir tra-
duire ici « agape » par « repas fraternel », est obligé
d'ajouter aussitôt que « l'eucharistie est si bien l'élé-
ment essentiel de l'agape qu'en elle se concentre le
repas tout entier ». Op. cit., p. 34. Si la réunion chré-
tienne est appelée « charité », ce qu'en dit saint Ignace
nous donne à penser que c'est parce qu'elle unit entre
eux et avec leurs chefs les fidèles, parce que le sang
du Christ est « l'amour incorruptible ». Rom., vn, 3.
Un des éléments de cette eucharistie est le pain.
Eph., v, 2; xx, 2; Rom., vn, 3. Mais il y a aussi une
coupe, Philad., iv, un breuvage, Rom., vn, 3. On opère
la fraction du pain, Eph., xx, 2, on invoque Dieu par
une prière commune, publique, officielle, liturgique,
« oraison de l'évèque unie à celle de l'Église ». Eph.,
x, 2; Magn., vn, 1. Elle est louange, Eph., xin, 1 et
supplication. Magn., vu, 1.
Cette eucharistie est la chair de Jésus-Christ notre
Sauveur, Smyrn., vu, 1; Philad., iv, c'est le pain
de Dieu. Rom., vn, 3; Eph., x, 2. Aussi produit-elle
d'heureux fruits. Il est difficile, impossible même, de
distinguer avec précision l'effet propre de l'assis-
tance à l'assemblée et celui de la communion. Il semble
bien que c'est le pain de Dieu qui, en étant reçu par
chacun des fidèles, devient pour lui un remède d'immor-
talité, un antidote destiné à le préserver de la mort,
et à lui assurer pour toujours la vie en Jésus-Christ.
Eph., xx', 2. De même, le sang de Jésus-Christ est
présenté comme un principe d'amour incorruptible.
Rom., vn, 3. Cependant Ignace observe que les docètes
« agiraient bien mieux en faisant l'agape, afin d'avoir
part à la résurrection ». C'est encore au fait de se
rendre aux réunions qu'il paraît attribuer d'autres
effets : « ... en vous assemblant, vous anéantissez
les forces de Satan, et sa pernicieuse puissance se
dissipe devant l'unanimité de votre foi. » Eph., xm, 1.
C'est sans doute encore celte union qui donne aux
fidèles même esprit, même espérance animée par la
charité dans une joie innocente. Magn., vu, 1.
Cette eucharistie n'est valide, c'est-à-dire sûre et
agréée de Dieu, que si elle a lieu sous la présidence de
l'évèque ou de son délégué. Smyrn., xm, 1-2. Car il
n'y a qu'une seule eucharistie, une seule chair de
Notre-Seigneur, une seule coupe dans son sang, un
seul autel, un seul évêque, entouré des presbytres et
des diacres. Philad., iv. Ne faites donc rien sans
l'évèque et ses presbytres. Smyrn., vm, 1-2; Magn.,
vn, 1. Ainsi celui qui préside et dirige l'eucharistie,
celui dont la prière unie à celle de l'Église est efficace,
Eph., x, 2, c'est l'évèque. Rien de plus naturel : il
représente Jésus-Christ, Trall., n, 1, doit être regardé,
comme le Seigneur lui-même, Eph., vi, 1, et n'est
qu'un avec son esprit, Eph., m, 2; aussi faut-il révérer
en lui la puissance du Père. Magn., m, 1.
L'eucharistie peut pourtant avoir lieu en son
absence; mais alors ce doit être avec son autorisa-
tion, Smyrn., vm, 1-2; Polyc, iv, 1, sous la prési-
dence de son délégué. Smyrn., vm, 1. Ignace ne dit
pas quel personnage peut être choisi par l'évèque
pour le représenter; évidemment ce peut être un des
membres du presbytérium, puisqu'ils sont toujours
nommés immédiatement après l'évèque.
Ce qu'il affirme des diacres donne au contraire à
entendre qu'ils sont plutôt des collaborateurs de
l'évèque : Ils sont les serviteurs de l'Église, ministres
des mystères de Jésus-Christ. Aussi saint Ignace
recommande aux fidèles de les vénérer religieusement,
Smyrn., xm, 1; Trall., m, 1, et de ne pas voir en
eux de profanes distributeurs d'aliments et de boissons.
Trall., u, 3. Il nous apprend par là que ces mets, sans
doute le pain et le breuvage eucharistiques, étaient
présentés par les diacres. Ces personnages nous appa-
raissent donc non comme aptes à tenir la place de
l'évèque, mais plutôt comme des collaborateurs qui
le secondent. Ils sont ses aides, ses associés, ctovSoùXoi
|j.o'J, Philad., iv, et c'est sans doute pour ce motif
qu'Ignace les déclare l'objet de sa très grande
affection. Magn., vi. 1.
On a dit que l'insistance avec laquelle, dans ses
lettres, est condamnée toute eucharistie faite sans
l'évèque prouve que certains chrétiens voulaient
alors la célébrer en dehors de lui et qu'ils croyaient
« pouvoir manger le pain de Dieu en dehors du sanc-
tuaire ». Goguel, op. cit., p. 252. Cela n'a rien, en somme,
que de vraisemblable. Aux origines, quand il y
avait de nombreux prophètes, on leur avait accordé
un rôle spécial dans les assemblées et, en certaines
Églises du moins, un droit de rendre grâces autant
qu'ils voulaient, comme nous l'apprend la Didachè,
x, 7. Des fidèles ont pu s'autoriser de ce précédent
pour célébrer l'eucharistie sans recourir au ministère
de la hiérarchie. Ils faisaient ainsi « acte d'orgueil
et s'excommuniaient ». Eph., x, 2. Ce n'est d'ailleurs
nullement ce que permettait la Didachè. Et puis
il est à noter qu'Ignace pose ici un principe général :
il affirme que non seulement l'eucharistie, mais tout
dans l'église doit être fait en communion avec l'évèque.
Le cas de la cène n'est qu'une application, la plus
importante il est vrai, de cette règle universelle.
Ce qu'Ignace combat, c'est l'égarement des fidèles
qui croient pouvoir mener une vie chrétienne sans
être en communion avec la hiérarchie, sans se sou-
mettre à elle et sans faire appel à son ministère.
Vouloir faire de lui un des principaux novateurs
qui à l'ancienne conception d'une cène toute frater-
nelle substituaient un rite liturgique présidé par le
clergé, c'est dépasser l'affirmation des textes : aucune
parole d'Ignace ne permet de dire qu'il croit ou veut
innover. En fait, il rattache au contraire le présent
au passé. Ce qu'il réclame, c'est, pour les évêques, la
place de Jésus-Christ, et pour les presbytres, celle des
Apôtres : Ignace veut que le christianisme se conti-
nue sous sa forme la plus authentiquement primitive.
Aucun document chrétien ne montre une cène où
tous sont égaux, où il n'y a pas de président. L'inno-
vation, c'est l'eucharistie privée qui ne ressemble
plus au repas d'adieu présidé par le Christ.
Les dispositions requises pour être admis dans
891
MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE
892
l'assemblée, pour participer au pain de Dieu, s'har-
monisent avec cet enseignement sur le caractère
olliciel du rile : Non seulement, pour prendre part
à une eucharistie valide et agréée de Dieu, les chrétiens
doivent être unis, Eph., xx, 2 et même soumis,
Simjrn., vm, 1-2, à l'évèque et au presbytérium, Ignace
veut encore que « chacun en particulier et tous
ensemble soient soutenus par la grâce, animés par
une même foi et ne fassent qu'un en Jésus-Christ ».
Eph'., xx, 2.
Reste une dernière question : cette eucharistie
est-elle un sacrifice? Saint Ignace ne l'affirme nulle
part en termes formels. Son silence, fût-il absolu, ne
serait pas une négation; rien ne prouve que, si cette
conception était la sienne, il aurait été obligé de le
faire savoir.
Ne pjut-on pas d'ailleurs soutenir que son langage
laisse voir sa foi au ca"actère sacrificiel de l'eucha-
ristie? Puisqu'elle est appelée par Ignace le pain de
Dieu, Eph., v, 2; Rom., vu, 3, on a rappelé que ces
mots désignent dans l'Ancien Testament une oblation
rituelle proprement dite. « Les prêtres offrent à
Jahvé des sacrifices consumés par le feu, le pain
de leur Dieu. » Lev., xxr, 6, etc. Goetz, Die heutige
Abendmahlsfragc in ihrer geschichtlichen Entwicklung,
Leipzig, 1907, p. 299. Mais force est de reconnaître
que l'expression doit plutôt s'expliquer par les
affirmations de Jésus sur le pain de vie dans le IVe
évangile, écrit bien plus voisin des lettres de saint
Ignace, et qui présente avec elles tant de traits
communs.
Avec plus d'à propos, on voit « un indice du carac-
tère sacrificiel de l'eucharistie » dans le fait qu'elle
est réservée à l'évèque et au presbytérium. Qu'on se
rappelle en effet la comparaison faite par Clément de
Rome entre les ministres de la nouvelle liturgie et le
grand pontife, les prêtres, les lévites de l'ancienne,
/. Cor., xl, chargés d'offrir les antiques sacrifices.
Pour l'évèque de Rome, nul doute, le culte nouveau
est réservé aux membres de la hiérarchie, parce qu'il
remplace les oblations juives. Si donc à la même épo-
que Ignace attribue à l'évèque ou à son délégué le
droit exclusif de présider l'eucharistie, n'est-ce pas
parce que lui aussi voit en elle un sacrifice?
Une expression qu'il emploie à plusieurs reprises
tend à le faire croire. Il parle non seulement du
temple, Magn., vu, 2, mais aussi du 6uCTi.aaTrjpt.ov,
c'est-à-dire soit de l'autel, soit du sanctuaire où
s'offrent les sacrifices. C'est ainsi qu'il écrit : « Ayez
donc soin de ne participer qu'à une seule eucha-
ristie, il n'y a en effet qu'une seule chair de Notre-
Seigneur, une seule coupe pour nous dans son sang,
un seul autel, comme il n'y a qu'un seul évêque. »
Philad., iv. Ici, nul doute, il s'agit de l'eucharistie
proprement dite, ce mot n'est pas pris au sens figuré.
De même, la chair, la coupe, l'évèque, rien de ce qui
est mis en corrélation avec le GuCTiaCTTrjpiov, avec
l'autel ou le sanctuaire, ne s'entend d'une manière
purement spirituelle. Donc, cet autel, ce sanctuaire,
c'est bien aussi ce que les contemporains entendent
par ces mots, c'est l'endroit où est offert à Dieu une
victime, fgnace s'exprime en homme qui croit à
l'existence d'un sacrifice chrétien.
A cet argument on a opposé les textes où le même
mot est employé par fgnace au sens figuré : « Quicon-
que est à l'intérieur du sanctuaire, est pur, et qui-
conque est en dehors, est impur », ce qui veut dire :
« quiconque agit en dehors de l'évèque, des presbytres
et des diacres n'a pas une conscience pure. » Trall.,
vu, 2. Cette objection est dépourvue de valeur. Car
dans ce dernier passage saint Ignace dit lui-même qu'il
emploie le mot Ôuctioccttyjpiov au sens spirituel, il
explique la figure. Tout autre est le sens dans le mor-
ceau précédemment cité. Là il est écrit expressément
// n'y a qu'un évêque. Donc, là, au même endroit,.
les mots : il n'y a qu'un Ojaiaa-r/jpiov ne veulent
pas dire de nouveau : il n'y a qu'un évêque.
On allègue un autre texte où le même mot serait
pris au sens figuré : « S'éloigner de l'autel, c'est se
priver du pain de Dieu. » Eph., v, 2. On veut qu'à cet
endroit la locution discutée signifie : « abandonner
la vraie doctrine ». Ce n'est nullement certain. Au
contraire, le mot peut s'entendre fort bien au sens-
propre. Car dans le même développement, il est parlé
des orgueilleux qui ne viennent pas à l'assemblée,
Eph., v,2, en d'autres termes de ceux qui s'éloignent
de l'autel.
Enfin, on invoque un troisième passage : « Accourez
tous vous réunir dans le même temple de Dieu, au
pied du même autel, c'est-à-dire en Jésus-Christ un. »
Magn., vu, 2. Mais, ici encore, aucune méprise n'est
possible. L'auteur dit lui-même qu'il parle au sens
ligure; il invite à aller « comme vers l'autel unique^
vers l'unique Jésus-Christ », wç èrcl êv 0'jcr'.aaTr)piov,
èm sva Tt;ctoûv Xpicrôv.
Au contraire, dans le premier passage que nous
avons cité, tout dans la phrase entière oblige à penser
que le mot autel n'est pas à interpréter d'une manière-
spirituelle. Comme on l'a fort bien dit : De ce qu'un
auteur emploie une ou plusieurs fois une expression
au sens métaphorique, rien n'oblige à penser, sans
examiner le contexte, qu'il donne toujours à ce mot
une signification spirituelle. Quiconque a lu les lettres
de saint Ignace sait que précisément il déconcerte
le lecteur en attribuant ainsi à un même mot, tantôt
un sens profane, tantôt des acceptions figurées,
qui parfois sont tout à fait inattendues.
Admettons même que l'emploi par saint Ignace
du terme 0uai.aaT7)pt.ov ne prouve pas d'une manière
rigoureuse que l'auteur voit dans l'eucharistie un
sacrifice, du moins ce rapprochement qui est fait
par lui entre l'autel et l'eucharistie montre que pour
lui les deux concepts ne sont pas sans connexion.
Si l'Église unie à l'évèque peut être appe'ée un auteL
Eph., v, 2; Philad., iv, n'est-ce pas parce qu'on y
offre "un sacrifice? Brinktrine, op. cit., p. 82-84.
Wieland, op. cit., p. 51, a voulu établir le contraire,
fl estime, que d'après Ignace, le chrétien à la réunion
eucharistique n'offre à Dieu que des prières. LTne
preuve, c'est le texte d'après lequel l'oraison de l'évè-
que et de toute l'Église consacre le pain de Dieu, et
permet de penser que l'assemblée devient un sanc-
tuaire. Eph., v, 2-3. Admettons que tel est le sens de ce
passage. Encore faudrait-il démontrer que pour
fgnace la prière liturgique en changeant le pain
au corps du Christ n'opère pas un sacrifice, et c'est
ce que le texte ne permet pas d'établir.
Un second argument du même auteur n'est pas
plus probant. Il est dit que dans les assemblées « on
rend grâces et on loue Dieu, et qu'ainsi on anéantit
les forces de Satan ». Eph., xm, 1. Si, comme nous le
pensons, il est ici parlé de l'eucharistie — ce n'est
pas admis par tous les interprètes — de ce que l'au-
teur montre en elle un acte d'adoration ou de recon-
naissance et ne signale pas ses autres caractères, il
est impossible de conclure qu'elle n'en a pas. D'ail-
leurs il y a des sacrifices d'actions de grâces et de
louanges.
Sans doute, après avoir dit : « Ne faites rien à l'église
sans l'évèque », Ignace ajoute « qu'il y ait une seule
prière, une seule supplication ». Magn., vu, 1. Et
Wieland de raisonner ainsi : L'auteur assimile l'action
liturgique à une prière : donc l'action liturgique, c'est
pour lui la prière. Mais ne pourrait-on pas dire tout
aussi bien : pour Ignace, l'action se confond avec la
prière, donc pour lui, la prière est une action litur-
893 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES: SAINT POLYCARPE 894
gique? .Môme si l'on concède qu*ici le rite est une
simple prière, doit-on admettre qu'il n'y a pas de
sacrifice chrétien? Cette oraison elle-même peut être
et elle est aux yeux d'innombrables chrétiens ce qui
constitue le corps et le sang de Jésus-Christ sur l'autel
à l'état de victime et opère ainsi le sacrifice. Rien ne
prouve que telle n'est pas la pensée d'Ignace. Cf. De
la Taille, op. cit., p. 217. L'action liturgique n'est
qu'une prière, soit, mais c'est une prière d'offrande,
c'est un sacrifice.
Wieland le démontre fort bien : l'évèque d'Antio-
che n'enseigne pas qu'il se fait à l'assemblée chré-
tienne une destruction de la victime ou une immo-
lation distincte de la mort de la croix. Mais cet histo-
rien n'a pas établi que saint Ignace refuse à l'eucha-
ristie le caractère d'une oblation, rituelle et d'une
commémoraison de la mort du Christ. Lamiroy, op. cit.,
p. 258.
Gogucl, lui aussi, abuse de l'argument du silence.
De ce que dans ses lettres Ignace n'a pas parlé de
l'institution de l'eucharistie par le Christ, il conclut
que l'évèque d'Antioche « n'attribue pas une impor-
tance considérable » à cette idée. Op. cit., p. 253.
Comment admettre pareille conclusion? Ou bien
Ignace croit à l'institution de l'eucharistie par Jésus
et c'est ce que n'ose pas nier Goguel — alors il est
impossible que ce fait soit à ses yeux un acte peu
important, c'est en réalité celui qui explique tout ce
qu'il a dit du pain de Dieu et du sang du Christ; ou
bien l'évèque d'Antioche n'admet pas cette institution
et alors on ne comprend rien à son enseignement :
certains hommes n'ont pas qualité pour transformer
une nourriture ordinaire en la chair du Seigneur et
lui faire produire les effets les plus merveilleux. Il
faut se résigner à rejeter les explications les plus
naturelles pour leur préférer des hypothèses invrai-
semblables. Saint Ignace ne parle pas de l'institution
de l'eucharistie par le Christ parce qu'il ne peut pas
ou ne veut pas tout dire, parce qu'il n'a pas jugé
bon d'employer cette vérité pour expliquer et démon-
trer ce qu'il avait à expliquer et à démontrer.
C'est pour le même motif et c'est peut-être aussi
parce qu'elle: étaient alors en partie au moins impro-
viéses, que l'évèque d'Antioche ne nous renseigne
pas sur le texte des prières eucharistiques. Lietzmann,
op.cit., p. 257, n. 2, a pourtant relevé les mots fameux
sur le pain de la fraction qui est remède d'immortalité,
antidote destiné à nous préserver de la mort et à nous
assurer pour toujours la vie en Jésus-Christ. Il observe
qu'on retrouve des expressions semblables dans
VEuchologe de Sérapion, dans une messe gallicane de
Mone, et dans un papyrus encore inédit de Berlin où
il est souhaité que l'eucharistie devienne un remède
d'immortalité, un antidote de vie pour ne plus mourir
ù jamais, mais pour vivre en toi (le Père) par ton Fils
bien-aimé. L'auteur croit que cette similitude si
remarquable des deux formules suppose une tradi-
tion liturgique commune, les liturgies ne citant pas
d'ordinaire les Pères de L'Église. — Mais faut-il
admettre que cette dernière règle est sans exception?
Conclusion. ■ — Pour Ignace, l'eucharistie appelée
agape se compose du pain qui est la chair du Christ,
du breuvage qui est son sang. Il y a fraction du pain,
prière et supplication, action de grâces et louange,
distribution des aliments sacrés. Le rite s'accomplit
au moins le dimanche. Il est à souhaiter que les assem-
blées soient plus fréquentes. Elles ont lieu en un
endroit où les fidèles s'unissent à l'évèque entouré du
presbytérium, assisté par les diacres. Sans la hiérar-
chie, l'eucharistie ne doit pas être célébrée. C'est
l'évèque ou son délégué qui la préside. Il le faut
pour qu'elle soit valide. Aussi, pour y prendre part,
le fidèle doit-il être en grâce avec lui, avec l'Église
et avec Jésus-Christ. Quand il en est ainsi, en même
temps que la communion assure l'amour, la vie et
l'immortalité, l'assistance aux assemblées donne la
victoire sur le démon, confirme la foi, l'espérance, la
charité, la joie. Cette eucharistie est-elle un sacrifice?
Ignace ne l'affirme pas en termes exprès, mais son
langage donne à entendre que, s'il n'a pas eu l'occa-
sion ou éprouvé le besoin d'exprimer cette croyance,
du moins elle est sienne.
5° Lettre de saint Pohjcarpe (un peu après 107). —
On a voulu y voir un spécimen de prière d'allure
liturgique : xn, 2-3. Il est permis de le croire, mais
il est impossible de le prouver : « Que Dieu le Père
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le Pontife éternel
lui-même Jésus-Christ, Fils de Dieu, vous fasse
croître dans la foi et la vérité, dans une douceur
parfaite, exempte de tout emportement, dans la
patience et la longanimité, dans la résignation et la
chasteté. Que Dieu vous donne part à l'héritage de ses
saints, qu'il nous y fasse participer avec vous et tous
ceux qui sont sous le ciel, qui croient en Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ et en son Père qui l'a ressuscité
d'entre les morts. Pliez pour tous les saints. Priez
aussi pour les rois, les magistrats et les princes, pour
ceux qui vous persécutent et vous haïssent et poul-
ies ennemis de la croix... »
6° La lettre de Pline le Jeune à Trajan. — On sait
que l'authenticité de cette lettre, Epist., x, 96, ou
du moins de certaines parties de la lettre est discutée.
Si l'on admet qu'elle est vraiment de l'auteur, on
peut relever les faits suivants.
D'après les apostats de Bithynie interrogés par
Pline, les fidèles se réunissaient à une date fixe, sans
doute le dimanche, stato die. Ce jour-là, il y avait deux
assemblées, l'une avant l'aurore, on y chantait une
hymne au Christ comme à un Dieu; l'autre le soir
où on prenait un repas commun à tous (promiscuuni,
peut-être ordinaire) mais innocent. Était-ce l'eucha-
ristie? Depuis qu'une loi a interdit les hétairies, cette
seconde assemblée a été supprimée. Si cette deuxième
réunion était la cène, elle a été transférée à l'office
du matin. Évidemment, Piine ne peut nous donner
aucun renseignement sur sa signification intime, sur
son caractère îeligieux.
7° Hermas (140-155). — Hermas ne dit rien de
l'eucharistie. Il appelle l'aumône un sacrifice. Simil.,
V, m, 8. De ce mot, du silence de l'auteur sur l'obla-
tion des chrétiens, on ne peut rien conclure contre
l'existence d'une offrande lituelle des temps nouveaux.
La question n'est pas posée, donc elle ne peut pas
être résolue. Certains histoiicns de la liturgie croient
avoir découvert dans le Pasteur des formules litur-
giques. Fortescue, op. cit., p. 22.
8° lettre des Smijrniotes sur le martyre de saint
Polycarpe (156-157). — Il y est affirmé que les osse-
ments de Polycarpe ont été déposés dans un lieu con-
venable : « Là, dans la mesure où ce sera possible,
nous nous réunirons avec joie et allégresse, pour
célébrer avec l'aide du Seigneur l'anniversahe du
jour où Polycarpe est né à Dieu par le martyre. Ce
sera un hommage à la mémoire de ceux qui ont
combattu avant nous, en môme temps qu'un entraî-
nement et une préparation aux luttes de l'avenir. »
xvm. Il n'est pas dit qu'à cette occasion sera célébré
le sacrifice eucharistique, mais on peut le présumer.
Nous avons ici la plus ancienne attestation de l'usage
de commémorer par une synaxe l'anniversaire des
martyrs. Wilpert, Fractio punis, Paris, 1896, p. 41.
La lettre des Smyrniotes raconte aussi qu'après
son arrestation, Polycarpe demanda aux policiers
une heure pour prier, vu, 2. Dans sa longue oraison
« il se souvint de tous ceux qui avaient été en relations
avec lui, petits et grands, illustres et obscurs, et de
895
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN
896
toute' l'Église ». vm, 1. Des historiens ont conclu que
l'évoque de Smyrne avait fait alors le mémento qui
avait sa place dans la célébration eucharistique.
Wilpert, op. cit., p. 52.
La lettre reproduit aussi la prière de Polycarpe
avant sa mort. Évidemment, le texte est adapté à la
circonstance. Néanmoins il peut donner une idée de
ce qu'était la prière faite tant de fois pendant
l'offrande eucharistique par le vieil évêque de
Smyrne. Ce qui permet de le croire, c'est qu'on relève
un assez grand nombre de mots appartenant au
vocabulaire liturgique du sacrifice : « calice », « vic-
time », « grand prêtre », joints à une doxologie et
à un Amen final.
« Seigneur, Dieu Tout-Puissant, Père de Jésus-
Christ, ton fils bien aimé et béni, qui nous apprit
à te connaître, Dieu des Anges, des Puissances et de
toute la création, Dieu de toutes les familles de justes
qui vivent en ta présence, je te bénis pour m'avoir
jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d'être
compté au nombre de tes martyrs et d'avoir part
avec eux au calice de Jésus-Christ, pour ressusciter à
la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorrup-
tibilité de l'Esprit-Saint. Puissé-je aujourd'hui être
admis avec eux en ta présence, comme une victime
grasse et agréable, de même que le sort que tu m'avais
préparé, que tu m'avais fait voir d'avance, tu le
réalises maintenant, Dieu de vérité, Dieu exempt
de mensonge. Pour cette grâce et pour toutes choses,
je te loue, je te bénis, je te glorifie par l'éternel
grand prêtre du ciel Jésus-Christ, ton fils bien-aimé.
Par lui, gloire soit à toi, avec lui et le Saint-Esprit,
maintenant et dans les siècles à venir. Amen. » xiv.
Des historiens d'écoles très différentes ont remarqué
les réminiscences liturgiques de cette suprême orai-
son. Lebreton, La prière dans l'Église primitive,
dans Recherches de science religieuse, 1924, p. 17,
27-28. Lietzmann, op. cit., p. 257, croit voir en ce
morceau une légère transformation de la prière
eucharistique de Smyrne. Peut-être le mot le plus
juste a-t-il élé écrit par le R. P. Delehaye : « Dans
cette prière, on entend un écho de textes liturgiques
connus. Que le martyr ait mêlé à son langage des for-
mules consacrées, rien de plus naturel. Que le narra-
teur essayant de rappoiter ces paroles y ait joint
des expressions qu'il retrouvait dans sa mémoire ou
ait subi consciemment l'influence d'une rédaction
reçue, c'est une hypothèse trop vraisemblable pour
qu'il soit permis de n'en point tenir compte. » Les
passions de martyrs, Bruxelles, 1921, p. 10.
III. Seconde moitié du deuxième siècle. ■ —
A dessein est étudié d'abord le témoignage de saint
Justin, bien qu'il ne soit pas le p!us ancien apologiste.
Mais, comme on le verra, son texte permet de com-
prendre certaines affirmations d'autres avocats de
la cause chrétienne, sur le sacrifice en usage dans la
nouvelle religion.
1° Saint Justin (/re Apologie entre 150 et 155;
Dialogue avec Tryphon, 155-161). — On l'a fait jus-
tement observer : la déposition de Justin est du plus
haut prix. 11 veut tout dire au public, afin de montrer
que tout dans le culte chrétien est innocent. Ce qu'il
fait connaître, ce n'est donc pas une conception per-
sonnelle ou un usage privé. L'apologiste expose au
grand jour les rites acceptés par tous et les doctrines
admises par tous. Le public est mis en face des pré-
ceptes enseignés à Justin et à ses frères, de la tradi-
tion qu'ils tiennent de leurs ancêtres dans la foi.
Ces usages et ces doctrines sont reçus partout. Saint
Justin est originaire de Palestine, il s'est converti
à Éphèse, il vit à Rome : son langage ne laisse pas
entendre qu'il y ait des différences entre les coutumes
des divers pays où il a vécu. Les historiens des rites
chrétiens estiment donc qu'il fait connaître ce qui
dans cette liturgie était de son temps commun aux
diverses Églises locales de la chrétienté (Batiffol,
Baumstark, Watterich, Drews, Bardy. )
1. Les textes. — On les trouvera réunis et traduits
dans P. Batiffol, L'eucharistie, p. 7 sq. - — Us se rencon-
trent dans la 1" Apologie, c. lxv (description de la
cérémonie eucharistique qui suit le baptême); c. lxvi
(définition de l'eucharistie); c. lxvii (la cérémonie
eucharistique de chaque dimanche); et aussi dans le
Dialogue, c. xli (figures anciennes du sacrifice
eucharistique; le sacrifice eucharistique prédit par
Malachie); c. lxx (le sacrifice prédit par Isaïe, xxxm,
13-19); c. cxvn (le seul sacrifice agréable à Dieu).
2. Le rite. — Saint Justin parle deux fois de la
célébration de l'eucharistie. Il relate d'abord comment
elle se fait après le baptême, lxv-lxvi. Puis il décrit
la manière dont elle s'opère chaque dimanche à
l'assemblée des chrétiens, lxvii, 3-7. Les deux des-
criptions concordent pour ce qui est des rites propre-
ment eucharistiques. Mais les cérémonies qui ont
lieu au début de la réunion dominicale ne se font pas
après la collation du baptême; elles ont été rempla-
cées par tout ce qui s'est passé pendant l'adminis-
tration de ce sacrement.
a) Le jour dit du soleil, tous ceux (des chrétiens) qui
habitent les villes ou la campagne... se réunissent en un
même lieu. Apol., lxvii, 3. ■ — L'assemblée a lieu régu-
lièrement chaque dimanche. Écrivant à des païens,
l'apologiste désigne ce jour sous son nom païen. On
l'a choisi, affirme-t-il, parce que c'est le premier de la
création et aussi celui où le Christ ressuscita. L'heure
n'est pas déterminée. ■ — L'eucharistie pouvait être
célébrée en dehors de ce jour, elle l'était par exemple
après la collation du baptême. Apol., lxv. Ce qui
caractérise la réunion du dimanche, c'est que tous les
chrétiens y assistent. Saint Justin en fait deux fois
la remarque, lxvii, 3, 7.
On notera le vague de la formule employée pour
dire aux païens le lieu de la réunion : « Les fidèles
se réunissent en un même lieu ». « On conduit le
baptisé là où les frères sont assemblés. » Rien de plus
naturel.
b) On lit les Mémoires des apôtres et les écrits des pro-
phètes autant qu'il y a lieu. ■ — Justin nous apprend que
le lecteur est. différent de la personne qui fait l'homélie.
Est-ce un membre du clergé qui est spécialement
chargé de cet office? Le texte est trop vague pour qu'on
puisse lépondre avec certitude. Les Mémoires des
apôtres sont l'Évangile : Justin lui-même le dit, lxvi,
3. Ainsi sont lus à l'assemblée des morceaux de ce
qu'on appelle aujourd'hui l'Ancien et le Nouveau
Testament. Les mots autant qu'il y a lieu peuvent
signifier : on lit aussi longtemps que c'est possible —
ou bien : dans la mesure où il le faut pour que le prédi-
cateur ait un texte à commenter — ou enfin : d'après
des règles alors reçues et que saint Justin ne juge pas
utile de faire connaître. Cet usage semble bien venir
de la Synagogue. Là on lisait à l'office du sabbat la
Loi et les Prophètes. Baumstark, Ecclesia or-ans, Von
dem geschichtlichen Werden der Liturgie, Fribourg-
en-B., 1923, p. 15; Lietzmann, op. cit., p. 258.
c) Le lecteur s'étant arrêté, celui qui préside... — Saint
Justin distingue donc l'assemblée des frères et leur
chef. C'est pour lui confier ici le soin de faire l'homélie ;
plus tard de nouveau il sera nommé comme recevant
le pain et la coupe, lxv, 3; faisant la prière et
l'action de grâces auxquelles tous répondent par un
Amen, lxv, 3, 5; lxvii, 5. C'est encore lui qui reçoit
les collectes pour les pauvres et les distribue, lxvii, 6.
Il serait difficile d'insister davantage sur la distinc-
tion entre le peuple et la hiérarchie. Il est clair
que ce « président » est l'évêque ou, comme disait
897
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN
898
saint Ignace, son délégué. Peut-être Justin a-t-il
employé à dessein ce mot, parce qu'il est apte soit à
désigner le chef de l'Église locale, soit son représen-
tant le prêtre.
d) Celui qui préside prend la parole pour l'instruc-
tion morale et pour exhorter à imiter ces beaux enseigne-
ments. ApoL, lxvii, 4. — Nouvelle imitation de l'usage
juif : à l'office du samedi matin, après la lecture des
saints Livres, le commentaire en était fait. Jésus a
rempli parfois cet office : Matth., iv, 23; Marc., i, 21 ;
vi. 2: Luc, iv, 15 sq.: xm, 10; Joa., vi, 59; xvm, 20.
L'union de l'eucharistie et de la prédication prouve
qu'on tenait ces deux actes pour les plus importants
du culte: on voulut donc qu'à l'assemblée dominicale
où tous les frères se réunissaient, ils eussent leur
place assignée. Lietzmann, op. cit., p. 258. C'est un
fait accompli à Rome en 150. Et peut-être pour ce
motif, l'eucharistie d'abord célébrée le soir le fut à
l'office du matin où, selon l'usage hérité de la Syna-
gogue, avaient lieu la lecture et l'homélie morale.
e) Ensuite, nous nous levons tous ensemble et nous
adressons des prières. ApoL, lxvii, 5. — De même dans
la description de la cérémonie qui suit le baptême on
lit : Nous faisons avec ferveur les prières communes.
lxv, l. — Désormais les deux descriptions de saint
Justin concordent et se complètent. Dans leucharistie
célébrée après le baptême la lecture et la prédication
ne sont pas mentionnées. Elles ont été remplacées
par les cérémonies antérieures.
Cette fois encore, l'Église chrétienne conserve
l'usage des synagogues : le samedi matin, après la
lecture et l'homé.ie, venait la prière. Nous voudiions
être renseignés sur cette supplication. On comprend
que l'apologiste n'ait pas pu satisfaire davantage notre
curiosité, si la pritre est en partie ou totalement
improvisée, le peuple ne répondant que par- des Amen
ou des acclamations. Une des deux descriptions
indique le thème général de l'oraison (collecte serait-on
tenté de dire, puisque tous se lèvent ensemble) : «Nous
la faisons pour nous, pour le baptisé, pour tous les
autres qui sont partout, afin d'être trouvés, nous qui
avons connu la vérité, gens de bonne vie et fidèies
aux préceptes reçus pour opérer notre salut éternel. »
i.xv, 1. Ainsi nous voyons que cette piière est vrai-
ment catho.ique. Les assistants ne s'oub ient pas. mais
ils pensent aussi à tous leurs frères. Ce qui est demandé
ce sont les biens spirituels, une bonne vie et le salut.
On lit encoie dans le Dialogue : « Nous prions pour
nous et pour tous les autres hommes afin que chan-
geant d'opinion, d'accord avec nous, vous ne blasphé-
miez pas... ie Christ Jésus, mais qu'au contraire
croyant en lui, vous soyez sauvés... » xxxv, 3. « Nous
prions pour vous (les juifs), afin que vous soyez pris
en pitié par le Christ », xcvi, 3; « pour que vous trou-
viez tous miséricorde auprès du Père compatissant
et très miséiicoi dieux ». cvm, 3. « Nous tous prions
pour vous et pour tous les hommes. » cxxxm, 6. Saint
Justin ne dit pas que la prière dont il parle soit la
supplication de la messe, mais on peut le penser.
Thibaut, op. cit., p. 48, fait remarquer que deux fois
en ces passages il est parlé de la pitié du Christ et de
celle du Pèie, et que ces mots pourraient être une allu-
sion au Kyrie eleison dont l'usage est foit ancien.
Duchesne, op. cit., p. 58, le fait lemonter à la Bible.
Cf. Fortescue, op. cit., p. 306.
/) Puis nous nous embrassons les uns les autres,
suspendant tes prières. ApoL, lxv, 2. — Cet usage
n'est mentionné que dans la desciiption de l'assemblée
euchaiistique i.ui suit le baptême. Il est a.ors
tout à fait de circonstance : il convient qu'un signe
de fraternité soit donné par les frères à ceux qui
viennent d'être introduits dans leur famille. Bien que
Justin ne signa. e pas ce rite comme une des cérémonies
DICT. DE THÉOL. CATH.
de la réunion dominicale, on peut croire qu'il s'y
accomplissait, puisqu'il se rencontre dans toutes les
liturgies dès la plus haute antiquité et qu'il est recom-
mandé par le Nouveau Testament.
L'apologiste fait observer qu'on cesse de prier.
lxvii, 5, cf., lxv, 2. Ces mots soulignent assez bien
le passage du service imité de la synagogue et appelé
parfois « messe des catéchumènes » au service essen-
tiellement chrétien, et nommé pour ce motif « messe des
fidèles ». Justin ne dit pas s'il y a un renvoi d'une
partie de l'assistance à ce moment.
g) Du pain est apporté, du vin et de l'eau, lit-on dans
la description de l'assemblée dominicale. ApoL,
lxvii, 5. Même affirmation dans le texte parallèle :
Alors est présenté à celui qui préside les frères du pain
et une coupé d'eau et de vin trempé, lxv, 3. De même, il
est affirmé que les diacres distribuent aux assistants
le pain, le vin et l'eau, lxv, 5.
Notons d'abord que les deux éléments, l'un sec et
l'autre humide, comme dit Justin, sont tous deux,
à n'en pas douter, également partie essentielle et
nécessaire de l'eucharistie. Aux textes déjà cités, on
peut, pour le prouver, adjoindre des attestations tirées
du Dialogue où il est parlé du pain et de la coupe.
ex vu, cxli, cxlii.
Il faut rappeler, ne serait-ce que pour mémoire,
la thèse soutenue par A. Harnack, Brot und Wasser,
die eucharistischen Elemente bei Justin, Leipzig, 1891 :
« Justin n'a jamais parlé de vin à propos de l'eucha-
ristie. » Sans doute, ce paradoxe n'avait guère été
accepté d'abord que par Brandt et avec des réserves
parO. Holtzmann. Déjà en 1907, dans l'art. Aquariens,
du Diction, d'archéol. chrét., 1. 1, col. 2853, P. Batiffol,
pouvait dire avec raison que cette opinion singulière
avait rallié contre elle tous ceux qui ont étudié
la question. Aux noms qu'il citait alors, de Duchesne,
Weymann, Zahn, Funk, Jiilicher, Grafe, Bardenhewer,
Ehrhard, on pourrait ajouter encore ceux de Struck-
mann, Goguel. Dans la 4e édit. de la Dogiiengeschichle,
t. i, 1909, p. 233, n. 2, Harnack lui-même reconnaît
que ses contradicteurs ont peut-être raison. Néan-
moins, tout récemment, Lietzmann, op. cit., p. 240,
pour démontrer qu'à l'origine on employait indiffé-
remment de l'eau et du vin, fait encore appel à
l'argumentation de Harnack. D'autre part, Vôlker,
op. cit., p. 125, 126, estime qu'elle oblige au moins à
reconnaître que Justin n'a pas exclu l'eau comme
élément de l'eucharistie. Force est donc de tuer de
nouveau ce qui paraissait bien mort.
Harnack fait observer que Justin cite sept fois la
bénédiction de Juda, Gen., xlix, 8-12, où il est écrit :
« Il lavera sa robe dans le vin, dans le sang de la
vigne », sans faire allusion à la cène. En deux passages,
il songe à ce rapprochement, mais il semble que là on
a fait une correction malheureuse oivoç, vin, pour
Ôvoç, âne. Cette dernière affirmation est contestable.
Fût-elle admise, il resterait à démontrer qu'on ne peut
exp.iquer cette prophétie sans parler de la cène. Le
contraire est établi. Comme l'a prouvé T. Zahn, Brot
und Wein im Abendmahl der allen Kirche, Leinzig,
1892, p. 7, Irénée, Clément d'Alexandrie, Hippolyte,
Origène ont mentionné la bénédiction de Juda sans
la mettre en rapport avec la cène.
Si un second argument est un peu plus spécieux, il
n'est pas convaincant. A trois endroits, voir plus haut,
le texte de saint Justin que nous lisons aujourd'hui
parle du vin. Dans l'un d'eux on lit qu'est présenté
TroTvjpiov ûSaxoç xocl y.pâ|i.aToç. Or, xpdqj.a indique
déjà un mélange d'eau et de vin. La traduction litté-
rale de cette phrase devrait donc être la suivante : «On
présente une coupe d'eau et de vin mêlé d'eau. »
Cette conclusion est irrecevable. Donc : xpdqjux est
une glose. D'autre part, d'après V Apologie, il y a simi-
X. — . 29
899
MESSE AU DEUXIÈNE SIÈCLE : SAINT JUSTIN
900
litude entre l'eucharistie et les mystères de Mithra, où,
écrit saint Justin, « on présente du pain et une coupe
d'eau ». lxvi, 4. Pour qu'existe entre les deux lites la
ressemblance dont il est parlé, il faut donc admettre
que l'eucharistie elle aussi se compose de pain et
d'eau. Plus tard des mains chrétiennes auraient ajouté
le mot vin, pour harmoniser les affirmations de V Apo-
logie avec l'usage général des chrétiens. Il faut donc
lire : On apporte à celui qui préside du pain et une
coupe d'eau; il y a lieu de supposer que, dans les deux
autres endroits de l'Apologie où le vin est nommé,
il y a eu interpolation.
A cet argument ont été opposées de solides réponses .
Kpâfxa pouvait désigner non un mélange d'eau et
de vin, mais seulement ce dernier élément, du moins
dans la langue du peuple : tel est le sens en grec
moderne vulgaire -du mot xpocaL Saint Justin dirait
donc qu'on apporte du « pain, de l'eau et du vin ».
Batifîol, op. cit., p. 7, n. 2. Quant à la comparaison
faite par l'apologiste entre l'eucharistie chrétienne et
l'initiation mithriaque, une similitude générale permet
de lajustifier.il n'est pas nécessaire que tous les détails
soient identiques. Même si le calice de l'eucharistie
contient du vin et celui de la cérémonie mithriaque
de l'eau, saint Justin peut écrire que les démons
contrefont le rite chrétien, puisqu'il y a dans les deux
cas une coupe avec une boisson et des formules pro-
noncées sur les éléments.
Harnack tire un dernier argument du fait que
Justin voit une prophétie de l'eucharistie dans un
texte d'Isaïe, xxxm, 16 : « Du pain leur sera donné et
son eau sera fidèle » (d'après les Septante). Mais la
similitude absolue de matière n'est pas indispensable
pour que l'apologiste puisse rapprocher la promesse
d'Isaïe et la réalité eucharistique. Il suffit qu'il y ait
dans le rite chrétien deux éléments, l'un sec et l'autre
humide. Il n'est pas nécessaire que ce dernier soit de
l'eau. Justin ne tient pas compte de la matière. D'ail-
leurs à cet endroit même ce qu'il oppose à l'eau d'Isaïe,
c'est la coupe, sans se préoccuper de son contenu.
Ehrhard, Die allchristliche Literatur und ihre Erfor-
schung, Fribourg-en-B., 1902, t. i, p. 238. — Il n'y a
donc aucune raison de supprimer le mot vin dans les
endroits où il se trouve. A la thèse de Harnack on a
d'ailleurs opposé cet argument : Justin écrit à Rome,
au iie siècle; or, nous savons par les fresques des
catacombes que le vin était alors en cette ville un
élément de l'eucharistie. Wilpert, Fractio panis,
Paris, 1896, p. 76.
S'il n'y a pas lieu d'exclure cet élément, il convient
de noter la présence de l'eau. Il est à supposer que
l'usage du mélange remonte à l'origine du christia-
nisme. Fortescue, op. cit., p. 404. Rien de plus naturel :
la coutume était répandue dans le monde antique; les
Juifs la suivaient. Le mélange devait se faire pendant
la manducation de l'agneau pascal. La coupe eucharis-
tique présentée par Jésus à la cène avait donc contenu
du vin et de l'eau. Les chrétiens imitèrent le Maître.
h) Celui gui préside adresse des prières semblable-,
ment et des actions de grâces autant qu'il a de force et
le peuple repond. Amen. Apol., lxvii, 5. Celui qui
préside prend le pain et la coupe, exprime louange et
gloire au Père de l'uniuers par le nom du Fils et de
l'Esprit-Saint, et il fait une action de grâces abondam-
ment parce que Dieu a daigné nous accorder ces dons.
Apol., lxv, 3.
Le rôle du président est souligné avec précision.
C'est lui seul qui dit les prières et l'action de grâces,
qui parle au nom de tous. L'oraison n'est plus collec-
tive comme celle qui a précédé. Cette fois le peuple,
le Xaoç se tait, il n'a la parole que pour dire à la fin
Amen, en d'autres termes pour ratifier ce qui a été
fait au nom des frères. On est en face de l'action
sainte entre toutes, de la prière qui est au centre de la
liturgie, réservée au président de l'assemblée et qu'on
appellera bientôt l'anaphore.
Elle comprend deux opérations distinctes : il y a
des prières et des actions de grâces ou eucharisties.
Justin l'allirme en termes exprès dans la description
du rite dominical. Il distingue les deux opérations dans
le récit parallèle de la liturgie qui suit le baptême.
Deux fois encore, dans le Dialogue, il mentionne les
prières et les eucharisties, cxvn, 2, 3.
Ces actes ne se font pas comme en d'autres circons-
tances où l'on peut prier ou remercier. Il y a ici une
corrélation entre la présence des éléments et les paroles
prononcées par le président : « Il prend le pain et la
coupe, exprime louange et gloire au Père... fait action
de grâces pour ces dons. » Apol., lxv, 3. C'est surtout
ce dernier acte, l'eucharistie, qui est mis en rapport
avec les éléments matériels. De nombreux passages le
montrent. Il est parlé des « objets eucharisties',
Apol., lxv, 5; lxvii, 5; « du pain de l'eucharistie »;
« de l'eucharistie du pain et de la coupe », DiaL,
xli, 1, 3; du « calice de l'eucharistie », DiaL, xli, 3;
de « l'eucharistie du pain et de la coupe », DiaL,
cxvn 1 ; de « l'aliment qui s'appelle eucharistie ».
Apol. lxvi, 1.
Cet acte, le président l'accomplit « autant qu'il
a de force ». Apol., lxvii, 5. Ces mots semblent
prouver que l'officiant a le devoir de « faire de son
mieux » et partant le droit de choisir les paroles qui lui
semblent les plus expressives, les plus puissantes,
pour exprimer les sentiments de l'assemblée chré-
tienne et les siens. Une faculté d'improviser les for-
mules lui est donc reconnue. Évidemment, il ne peut
choisir que des mots qui répondent au but poursuivi.
Il y a un thème traditionnel, les mots seuls varient.
Si les présidents adressaient des centaines de fois cette
prière, ils étaient inévitablement amenés à répéter
les mêmes formules, dont un grand nombre devait
leur être suggéré par l'Écriture.
Le thème de la prière ne nous est signalé qu'en
deux mots : Le président « adresse louange et gloire
au Père de l'univers ». Apol., lxv, 3. Le renseigne-
ment est maigre, mais il est très clair. Il établit une
différence radicale entre cette prière et la supplication
collective de l'assemblée où tous ont prié pour tous.
Cette fois on s'adresse à Dieu uniquement pour le
louer, pour le glorifier. — A cet hommage d'adora-
tion, se joint l'action de grâces. Elle est abondante,
c'est-à-dire assez longue. Justin nous apprend que le
président rendait grâces à Dieu pour le don du pain
et de la coupe, Apol., lxv, et aussi « de ce qu'il a
créé le monde, avec tout ce qu'il contient en vue de
l'homme, et de ce qu'il nous a délivrés du péché
dans lequel nous étions nés, et de ce qu'il a détruit
par un anéantissement absolu les principes et les
puissances (malfaisantes) par celui qui a été fait
passible selon sa volonté ». DiaL, xli, 2. Si on admet
que DiaL xm doit lui aussi s'entendre de l'eucharistie,
à l'énumération des dons pour lesquels on rend grâces
doivent s'ajouter la vie et la santé, les vicissitudes des
saisons. Mais, comme on le constatera, il est au moins
fort douteux que ce morceau s'applique à l'eucharistie.
Cette action de grâces du président et de l'assemblée
est une anamnèse. L'eucharistie s'opère « en souvenir
du Christ et de la cène », A; ol., lxvi, 3, « en mémoire
de la passion qu'il a endurée afin de nous délivrer
du péché ». DiaL, xli, 1 ; cxvn, 3. On « fait en rendant
grâces » « le pain en souvenir de son incarnation pour
ceux qui croient en lui et pour qui il a souffert, la
coupe en souvenir de son sang. » DiaL, lxx, 4.
Dorsch, Der Opfercharakter der Eucharistie einst
und jetzl, et quelques autres ont essayé de sou-
tenir que le mot faire sigiii fiait ici sacrifier. Il
901
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN
902
est difficile de le prouver. Cf. Brinktrine, op. cil.,
p. 91-92.
Et il en est ainsi de par l'institution du Christ. Six
fois, il est parlé de l'ordre donné par Jésus d'accomplir
cette eucharistie. Justin ne se contente pas de le dire,
il le prouve par « les Mémoires des apôtres qu'on
appelle Évangiles ». En ces écrits ils nous ont rapporté
qu'il leur avait été ainsi prescrit : Jésus ayant pris
du pain avait rendu grâces en disant : Faites ceci en
mémoire de moi. ceci est mon corps. » Et ayant pris
la coupe semblablement, il avait rendu grâces- en
disant : « Ceci est mon sang. » lxvi, 3. Comme on le
voit, Justin ne reproduit ici mot à mot la narration
d'aucun des témoins de la cène. Mais on sait qu'il a
connu nos évangiles canoniques. Jacquier, Le Nouveau
Testament dans l'Église chrétienne, t. i, 1911, p. 106.
Comme d'autres écrivains chrétiens, Clément d'Alexan-
drie par exemple, l'apologiste ne se croit pas obligé
de citer textuellement leurs paroles. Il est moins
préoccupé des mots que de la pensée. Il estime qu'elle
est conforme à celle des apôtres.
Un rappel quelconque de la mort du Seigneur suffi-
rait à la commémorer. A la cène chrétienne, il y a
plus. Ce souvenir est évoqué non par une simple
lecture ou uniquement par une prière, il l'est à
l'occasion de l'action de grâces sur le pain et la coupe :
les textes cités plus haut l'affirment expressément.
Comment les comprendre? Nul doute, il y a mémoire
de Jésus, de son incarnation et de sa mort, parce que
le Jésus jadis incarné et immolé pour notre salut
redevient présent grâce à l'eucharistie du pain et du
vin. Là même où t apologiste décrit le rite, il propose la
vérité dans les termes les plus clairs, les plus réalistes.
Ce pain et ce vin ne sont pas « du pain vulgaire »,
t un breuvage vulgaire », mais la chair et le sang de
Jésus fait chair », pareils à « la chair et au sang »
que prit le Verbe dans l'incarnation. Et Justin prouve
cette vérJté par les paroles du Christ : « Ceci est mon
corps, ceci est mon sang. » lxvi, 3. Voir Eucharistie,
t. v, col. 1128; Struckmann, Die Gegenwart Christi in
der heiligen Eucharistie, Vienne, 1905, p. 49-63.
Comment le pain et le corps cessent-ils d'être
une nourriture vulgaire pour devenir le corps et le sang
du Christ? Justin répond : «Cet aliment est eucharistie
par une parole de prière qui vient de lui », c'est-à-dire
de Jésus. Apol., lxvi, 2. Aucun doute n'est possible,
ces paroles qui remontent au Christ, ce sont celles
qu'il a prononcées lui-même à la cène et que Justin
reproduit : Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Apol.,
i xvi, 3. L'apologiste l'affirme en termes formels, lxvi :
Il compare le Verbe qui a fait l'incarnation, âià Xôyou
6soù aa.py.07z oiYjflslç Tr)CToîjç Xptatôç, au verbe qui
opère l'eucharistie, ttjç Si'euxîjç X6you toû roxp'ocÛTOû
e!r/y.pi.aOeïijav rpoçTQV. Ou bien, on croit que le Logos,
le Verbe désigne dans les deux cas le Fils de Dieu et
on traduit : « De même que, fait chair par le Verbe
de Dieu, Jésus-Christ eut une chair pour notre salut,
de même l'aliment eucharistie par la prière du Verbe
qui vient de Dieu est la chair et le sang de Jésus »,
et l'unique formule connue de nous à laquelle ce
titre peut être donnée, ce sont les mots du Christ
cités par Justin : Ceci est mon corps. Ou bien on estime
que, dans le premier terme de comparaison, le Logos,
le Verbe désigne une personne divine, et que dans
l'autre il s'applique à des paroles, à des mots. Mais,
puisqu'ils viennent de Jésus, ils sont ceux qu'il a
prononcés lui-même et que rapporte en cet endroit
l'apologiste : Ceci est mon corps. Ou enfin on pense
que dans les deux endroits le Logos, le Verbe, désigne
une parole de commandement qui produit des effets
merveilleux. Justin dirait donc : « De même que
Jésus-Christ, fait chair pi r une parole de Dieu, a
pris une chair pour notre salut, de même l'aliment
eucharistie par une parole de prière qui vient de Jésus
est la chair et le sang de Jésus. » Quelle que soit
l'hypothèse admise, la conclusion est le même : la
parole, la prière qui rend la chair de Jésus-Christ
présente sur l'autel, ce sont les formules : Ceci est
mon corps, ceci est mon sang. Fortescue, op. cit.,
p. 31 sq.; P. Batilïol, op. cit., p. 29, fait remarquer
que des non-catholiques, par exemple, Drews, Swete,
adoptent ce sentiment.
Cette présence de la chair et du sang du Clu-ist
font de la commémoraison du Sauveur un sacrifice.
Le pain et la coupe de l'eucharistie sont devenus le
corps de l'incarnation et le sang de la passion, et nous
pouvons ainsi les offrir en action de grâces au Père.
Telle est l'oblation chrétienne. « L'offrande de farine
prescrite pour ceux qui sont purifiés de la lèpre
était une figure du pain de l'eucharistie qu'en souvenir
de la passion... Jésus-Christ nous a prescrit de faire
afin que nous rendions grâces. » Dial., xli, 1. Nos
« sacrifices, c'est le pain de l'eucharistie et semblable-
ment le calice de l'eucharistie ». Dial., xli, 3. Saint Jus-
tin répète avec insistance cette affirmation. Pour lui
« les sacrifices que Jésus a prescrit d'offrir, ce sont ceux
qui par l'eucharistie du pain et de la coupe sont
présentés par tous les chrétiens ». Dial., cxvn, 1.
« Ce sont, dit encore l'apologiste, les seuls qu'il ait
ordonné aux chrétiens de faire, dans la commémorai-
son de leur aliment sec et humide où est rappelé le
souvenir de la passion. » Dial., cxvn, 3. Citons une
dernière formule encore plus claire : « Les prières et
les eucharisties faites par des personnes dignes sont
les seuls sacrifices parfaits et agréables. » Dial.,
cxvn, 2. Cf. Brinktrine, op. cit., p. 91 sq.
Ils sont offerts par le nom de Jésus. Dial., cxvn, 1.
Justin exprime encore deux autres fois cette pensée :
il déclare qu'il n'est pas une seule race d'hommes où
« au nom du crucifié des prières et des eucharisties ne
soient faites au Dieu maître de l'univers ». Dial.,
cxvn, 5. Même remarque dans la description de l'assem-
blée chrétienne. Le président prend le pain et le vin,
« exprime louange et gloire au Père par le nom du
Fils ». Apol., lxv, 3. Rien de plus vrai, puisque Jésus
est présent. C'est sans doute ce qui fait l'excellence
des sacrifices chrétiens. Ils sont ceux qu'avait prédits
Malachie, Dial., xli, 2 et 3, donc ceux qui glorifient le
nom de Dieu, Dial., xli, 3, ceux qu'il accepte, Dial.,
cxvn, 1, les seuls qui, parfaits, lui sont agréables,
Dial., cxvn, 2, ceux qui se font en toute nation. Dial.,
cxvn, 5.
Il ne faudrait pas laisser sans le souligner un mot,
glissé en passant par l'apologiste dans sa description
de l'assemblée chrétienne, mais qui n'a pas dû être
écrit sans raison. Il observe que le président «exprime
louange et gloire au Père de l'univers par le nom du
Fils et de V Esprit-Saint s. Apol., lxv, 3. Cette courte
mention de la troisième personne divine donne à
croire que déjà elle était nommée par l'officiant au
cours de sa prière. Les paroles de Jésus eucharistiaient
le pain et la coupe; mais c'est par le Fils et l'Esprit
que le sacrifice était présenté au Père. Ne faut-il pas
voir là une vague allusion, sinon à une épiclèse, du
moins à un usage, à une prière ou forme d'oraison qui
lui donna naissance?
Il n'est pas nécessaire de discuter l'hypothèse
d'après laquelle l'action de grâces serait à rapprocher
des simples prières de la table. Le président ne remercie
pas Dieu uniquement pour la nourriture quotidienne,
mais pour tous les bienfaits de la création, pour toutes
les grâces dues au Rédempteur. Son acte est une
offrande, un sacrifice. Batiffol, op. cit., p. 22-23. Pour
un autre motif encore il est impossible de confondre
les prières et actions de grâces dont parle Justin avec
des prières de table, un Benedicite. En réalité il n'y
903
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN
904
a pas de banquet, pas d'agape, rien qui les rappelle
de près ou de loin. Batitïol, op. cit., p. 18; Bardy,
art. Justin (Saint), ici, t. vm, col. 2271-2272. Le mot
nourriture, Tpotpyj, employé pour désigner l'eucharistie,
Apol., lxvi, 1, l'afïïrmation que les corps sont nourris
par le pain et le vin, Apol., lxvi, 2, ne doivent pas
nous donner le change. « Du pain et une coupe d'eau
mêlée de vin ne pouvaient pas constituer un repas
pour un groupe aussi nombreux que devait l'être la
communauté de Rome au temps de Justin Martyr. »
Goguel, op. cit., p. 272, 317. On ne trouve dans
VApologie aucune trace d'agape. Vcelker, op. cit.,
p. 103.
Plus spécieuse est l'hypothèse de Wieland d'après
laquelle l'eucharistie de saint Justin n'aurait- été
qu'un sacrifice de prières. Mensa et con/essio, p. 51 sq. ;
Der vorirenaische CXp/erbegriff, p. 76 sq. Il est vraiment
impossible de comprendre ainsi les textes cités plus
haut. Justin assimile l'eucharistie à l'offrande de
farine; elle est le sacrifice prédit par Malachie et qui
remplace les antiques oblations. Dial., xli, 1, 2, 3.
Ces divers rites ne sont pas de simples prières. L'apo-
logiste déclare que les chrétiens offrent quelque chose.
Dial., cxvn, 1. Ils ne se contentent donc pas de réciter
ou d'improviser les formules d'oraison. Justin précise :
« Les sacrifices qui par l'eucharistie du pain et de la
coupe sont offerts. » Dial., cxvn, 1. Rien de plus clair
ni de plus décisif : il n'y a pas ici que des prières, elles
sont inséparables d'un aliment, d'une créature maté-
rielle et c'est par elle que se fait l'oblation. Il faut
aussi sou.igner l'emploi répété des locutions : « Le pain
de l'eucharistie que Jésus-Christ Notre-Seigneur nous
a prescrit de faire, tcoisïv. » Dial., xli, 1. Mêmes expres-
sions dans Dial., lxx, 4; cxvn, 2, 6. Comme le fait
observer Batiffol, op. cit., p. 23, n. 2, ces expressions
« donnent à comprendre que la prière prononcée n'est
pas tout, et si elle n'est pas tout, la théorie de Harnack
et de Wieland est inadéquate; quoi qu'il en soit
d'ailleurs du sens de Gùeiv donné à 7rot,eïv.» Voir aussi
De la Taille, op. cit., p. 218-219; Brinktrine, or. cit.,
p. 91-105, et surtout Lamiroy, op. cit., p. 278-284.
De même dans la description qu'il donne du rite,
l'apologiste ne dit pas que le président prie, mais
« qu'il prend le pain et le vin et qu'il loue Dieu, puis
lui rend grâces ». Apol., lxv, 3. Il y a des prières, mais
elles eucharistienl l'aiment et l'offrent à Dieu. Apol.,
lxvi, 2; lxv, 5; lxvii, 5.
Wieland croit pouvoir s'appuyer sur Apol., xm.
On ne peut discuter ce texte sans le citer. « Quel
homme sensé ne le reconnaîtrait : ils ne sont pas des
athées ceux qui adorent le Créateur de l'univers.
Sans doute, nous déclarons comme on nous l'a enseigné
qu'il n'a besoin ni de sang, ni de ibations, ni d'encens.
Mais, en tout ce que nous mangeons, nous le louons,
autant qu'il est en notre pouvoir, par des paroles de
prière et d'action de grâces, pour le bienfait de la
création pour tout ce qui aide à garder une bonne
santé, pour les propriétés des êtres divers et les vicissi-
tudes des saisons, et en raison de la foi que nous avons
en lui, nous le prions afin de devenir immortels.
On nous a en effet appris que cette seule manière
de l'honorer est digne de lui, à savoir de ne pas
détruire par le feu ce qui a été créé par lui pour notre
nourriture, mais de nous l'offrir pour nos besoins
et ceux des pauvres et, l'âme reconnaissante, de le
célébrer par des cérémonies spirituelles et des hymnes. »
Wieland fait observer qu'ici Dieu est représenté
comme n'ayant besoin d'aucun sacrifice proprement
dit : les chrétiens ne lui offrent donc que des « prières »,
des « actions de grâces », « des louanges », « leur foi
et leurs supp ications ». Pas d'immolation rituelle
destructive de ses dons. Pour l'honorer, on les distri-
bue aux pauvres et on en fait bon usage avec recon-
naissance. Donc, il n'y a pour les chrétiens que
des sacrifices de prières.
Peut-être y a-t-il lieu de faire à cette argumentation
une réponse péremptoire. Le texte en question parle,
non de l'eucharistie, mais des repas ordinaires et des
prières que les chrétiens font â leur occasion. Lamiroy,
op. cit., p. 27 sq. En fait la plupart des historiens re-
noncent à se servir de ce chapitre pour découvrir la
doctrine de Justin sur l'eucharistie. D'abord il n'est
parlé ici ni du pain ni de la coupe. Or, dès que Justin
fait mention de l'eucharistie, ces deux mots apparais-
I sent. D'autre part, les dons pour lesquels le chrétien
' remercie sont d'ordre purement naturel, ce sont des
I faveurs qui toutes intéressent le corps et l'existence
présente : «création, santé, propriétés des êtres, vicissi-
| tudes des saisons. » Tout autre, on s'en souvient, est
l'énumération des bienfaits pour lesque s le président
rend grâces en faisant l'eucharistie. Sans doute la
création n'est pas exclue, mais il est parlé de la déli-
vrance du péché, de la victoire sur les mauvais esprits.
Dial., xli, 1. Tous les anciens témoins de la liturgie
sont d'accord avec Justin pour l'affirmer. Enfin, il est
à observer qu'avant de faire connaître l'assemblée
dominicale, l'apologiste écrit, Apol., lxvii, 2 : « 'Ettî
uàaî te oïç TrpciCT9£p6;i.s8a, dans tout ce que nous
offrons ou dans tout ce que nous mangeons, nous
bénissons le Créateur par son Fils, Jésus-Christ,
et par l'Esprit-Saint. » Ces mots ne peuvent viser
l'eucharistie, puisqu'ils précèdent immédiatement
la description de l'assemblée chrétienne. C'est donc
aux repas ordinaires qu'ici fait allusion saint Justin.
Or, il se sert des mêmes expressions au c. xm :
« 'Ecp'ol;; 7rpoaçep6ji.s6a, dans ce que nous prenons,
nous bénissons le Créateur par son Fils Jésus-Christ
et par l'Esprit-Saint. » Puisqu'il y a identité de
formules, on peut conclure que la circonstance
signalée est la même. Dans l'un et l'autre cas, il
s'agit d'un repas ordinaire. Toute l'argumentation
de Wieland s'évanouit.
Au contraire, certains critiques ou historiens ont
pensé que le c. xm s'applique non à des repas ordi-
naires, mais à l'eucharistie. Récemment Thibaut,
op. cit., p. 40 sq., a soutenu cette opinion. Elle paraît
peu probable. Même si on l'admet, il n'est pas néces-
saire de conclure que saint Justin n'admet que des
sacrifices de prières. Qu'est-il affirmé en effet? Que
Dieu n'a besoin ni de sang, ni de libations, ni d'encens,
en d'autres termes qu'il ne veut ni des sacrifices des
païens, ni de ceux des Juifs. Que si ensuite Justin
n'indique comme moyen d'honorer le Très-Haut que
des prières et des vertus, son silence sur le pain et la
coupe ne pourrait pas être tenu pour une négation.
Sans doute, il affirme que, pour honorer Dieu, il
suffit de svoffiir à soi-même ou de présenter aux
pauvres les créatures de Dieu. Cette remarque n'oblige
nullement à croire que seuls existent des sacrifices
de prièi es. Conclusion : ou bien il n'est pas parlé ici du
pain et de la coupe eucharistiques, mais de repas ordi-
naires; 'il en est ainsi, on ne saurait dégager de ce
texte aucune preuve contre le caractère sacrificiel
des éléments eucharistiques. Ou bien on croit que
saint Justin désigne ici le pain et la coupe de l'as-
semblée chrétienne; mais il estime que e chrétien se
Voffre pour la mettre à profit et qu'ainsi en utilisant
le don de Dieu il l'en remercie. Il y aurait donc à côté
de la p:ièie une action de grâces. Si on ne peut con-
clure de cette seule affirmation que l'eucharistie est
un sacrifice, on ne saurait s'en servir pour démontrer
le contraire.
(') Quand le président a terminé l'eucharistie, tout le
peuple présent pousse l'exclamation : Amen. Apol.,
lxv, 3; cf. lxviii, 5. — Il n'est nu'lement dit que cet
Amen soit nécessaire pour la validité des actes accom-
905
MESSE AU DEUXIEME SIECLE : SAINT JUSTIN
908
plis par le président. Cet ainsi soit-il atteste seulement
la solidarité des fidèles et de l'officiant. L'acclamation
prouve qu'il parlait bien en leur nom et que son eucha-
ristie est aussi leur eucharistie. Mais Justin le déclare :
Les prières et l'action de grâces sont achevées par celui
qui préside, au moment où ie peuple répond : Amen.
ApoL, lxv. 3.
/) Quand celui qui préside a fait l'eucharistie et que
tout le peuple a répondu, les minisires que nous appelons
diacres distribuent à tous les assistants le pain de
l'eucharistie, le vin et l'eau. ApoL, lxv, 5; cf. lxvii, 5.
— Ici intervient un nouveau ministre. A côté du
peuple, du lecteur, du président qui est l'évêque ou
un prêtre, son délégué, nous voyons le diacre. Comme
on l'a observé, la réunion a un caractère rituel bien
marqué. Chacun a son rôle déterminé. Aux diacres il
appartenait de distribuer les éléments eucharistiques.
Les frères recevaient les deux espèces.
Saint Justin fait savoir à quelles conditions cette
faveur est accordée. « A personne il n'est permis de
prendre part à cette nourriture, s'il ne croit vrai ce
que nous enseignons, s'il n'a été baptisé du baptême
de la rémission des péchés ou de la nouvelle naissance,
et s'il ne vit comme le Christ l'a prescrit. » ApoL, lvi,
1. Cf. Didachè, ix, 5; xiv, 1.
De cette participation au pain et à la coupe, quels
sont les effets? Saint Justin les décrit d'un mot :
« Par cet aliment eucharistie notre chair et notre
sang sont nourris xaxà fi.£-a6oX7)v, en vue d'une
transformation. » Bon nombre d'interprètes (Weizsà-
cker, Engelhardt, Loofs, Gœtz, Struckmann, Ratifîol,
Rardy) estiment que le changement obtenu pour
notre chair et notre sang, c'est l'acquisition de l'im-
mortalité. Prétendre qu'il est parlé ici de la simple
digestion naturelle (Réville), c'est vouloir que Justin
ait exprimé sous une forme presque incompréhensible
une pensée très simple et sans intérêt. Au contraire,
l'autre interprétation se justifie pleinement. Il est
naturel que la chair du Logos incarné dont parle
l'apologiste confère à celui qui la reçoit ses propriétés.
Goguel, op. cit., p. 275. Ce don est d'ailleurs celui sur
lequel l'attention se porte alors avec complaisance :
Justin est l'écho d'Ignace, Eph., xx, 2 : çâpji.axov
àôocvocaîaç; de la Didaché, x, 2 : ÙTCp tyjç yvcôaecoç xai
ttîcttewç y.ai. à6avaaîaç. Cf. Joa., vi, 51-59.
A côté de cette immortalité du corps, se placent
les effets proprement dits du sacrifice. Il loue Dieu et
glorifie son nom. ApoL, lxv, 3; DiaL, xli, 1. Il lui
rend grâces pour le bienfait de la création et la grâce
de la rédemption. ApoL, lxv, 3, 4, 5; lxvii, 5; xli, 1 ;
i.xx. 4. Puisqu'il est agréable à Dieu et accepté par
lui, DiaL, cxvn, 1, il est apte à obtenir à tous et à
chacun ce qu'ils ont demandé pour eux et pour autrui :
bonne vie et salut, ApoL, lxv, 1, et la continuation des
dons pour lesquels le président a remercié. DiaL,
xli, 1.
k) Par les diacres on envoie aux absents leur part du
pain et du vin de l'eucharistie. ApoL, lxvii, 5, cf.
ApoL, lxv, 4. — Cette coutume atteste combien la
célébration de l'eucharistie est un rite de toute
l'Église, accompli par le président au nom de chacun
et auquel chacun doit participer.
0 La collecte. — C'est sans doute d'elle qu'il est
parlé en la phrase finale de la description de l'eucha-
ristie qui suit le baptême : « Ceux qui possèdent
secourent tous ceux qui sont indigents. Nous nous
assistons toujours les uns les autres. » lxvii, 1. La
seconde relation est très claire, très précise : « Ceux
qui sont dans l'abondance et qui veulent (bien le faire)
donnent chacun ce qu'il veut selon son gré; ce qu'on
recueille ainsi est porté à celui qui préside et il secourt
les orphelins et les veuves, et ceux qui sont dans l'indi-
gence par suite de la maladie ou de toute autre cause,
. et ceux qui sont dans les chaînes et les étrangers qui
sont de passage. Bref, il a cure de quiconque est dans
le besoin. » lxvii, 6.
Le texte se suffit. Il y a des aumônes et non une
agape. Elles ne sont pas obligatoires et chacun donne
ce qu'il veut. Ce qui est recueilli par les collecteurs
est porté par eux à celui qui préside, à l'évêque, et
c'est lui qui secourt les malheureux de toute catégorie.
L'acte est lié au sacrifice du pain et de la coupe. Il
le complète et l'achève. Justin a mis en relief le côté
social de l'eucharistie. L'assemblée est une cérémonie
qui relie les fidèles entre eux. Cette union est favorisée
par la rencontre en un même lieu de tous les chré-
tiens. Ils sont réunis en qualité de frères. Us se donnent
le baiser de paix et ainsi se réconcilient ou se rappro-
chent davantage s'il est besoin. Il y a communauté de
foi. Tous plient ensemble pour tous, d'abord pour
chacun des assistants, mais aussi pour les membres
de l'Église qui sont absents. Le peuple entier s'unit
au président qui fait les prières et l'action de grâces
(l'eucharistie) au nom de chacun et de la collectivité;
chacun et la collectivité répond : Amen. Tous les
assistants participent à un même banquet spirituel,
tous reçoivent le même aliment, le Logos, fait chair
pour passer en notre chair. < et aliment est envoyé aux
absents afin qu'eux aussi soient unis à l'Église.
L'exercice de la charité se trouve donc tout à fait
à sa place. Puisque les chrétiens sont frères, ils le
deviennent davantage, ils fraternisent en mettant
leur bien en commun. Ainsi encore ils observent le
précepte du Maître : « Faites ceci en mémoire de moi. »
A ses disciples Jésus a donné la nourriture de la cène,
sa chair et sa personne. Les chrétiens offrent du pain
et ils s'offrent eux-mêmes aux indigents.
Wetter, on le sait, veut aller beaucoup plus loin
et faire de cette offrande le sacrifice chrétien primitif.
Chacun, à l'origine, apportait pour la cène chrétienne
les mets à consommer. Afin de prévenir ou de corriger
les abus, dont parle I Cor., xi, 20 sq., on transforma
ces libres apports individuels en une offrande
collective et rituelle qui, devenant avec le temps
toujours plus solennelle, et se surchargeant d'actions
de grâces, de mémento des donateurs, de supplications
pour eux et pour autrui, prit la forme d'un sacrifice.
En ce passage on saisirait une trace du rite primitif,
du sacrifice alimentaire.
En vérité, il est difficile de trouver une affirmation
qui démente davantage les textes. Quiconque lit le
Dialogue constate aussitôt que, pour Justin, le sacri-
fice, c'est l'action de grâces sur le pain et la coupe,
que ce sacrifice est le seul prescrit, le seul agréable à
Dieu. Ces affirmations sont répétées avec une insis-
tance singulière et qui ne laisse place à aucun doute.
D'autre part, si on étudie les deux récits de V Apologie,
on voit aussitôt que ce sacrifice de l'action de grâces
du pain et de la coupe est terminé avant qu'ait lieu
la collecte finale. Enfin, l'examen de cette dernière
prouve qu'elle n'est pas un sacrifice. A cet acte de
charité Justin ne donne même pas ce titre en un sens
métaphorique, comme le font parfois l'Écriture et
les écrivains catholiques anciens et modernes. Il ne
parle que de secours, d'assistance, de dons, de collectes.
Sont évités même les mots qui pourraient être équi-
voques, désigner soit un acte rituel, soit une œuvre
charitable, par exemple le mot offrir. La collecte est
d'ailleurs libre : donne qui veut. Il n'y a donc pas
ici un sacrifice de l'assemblée chrétienne, une obla-
tion de tous les fidèles.
Il est vrai qu'en un autre endroit de la mê^e
Apologie, au c. xm, Justin opposant les coutum es
chrétiennes aux usages juifs ou païens écri t : « On
nous a en effet appris que cette seule manière de
l'honorer est digne de lui : à savoir de ne pas détruire
907
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : LES APOLOGISTES
908
par le feu ce qui a été créé par lui pour notre nourri-
ture, mais de nous l'offrir pour nos besoins et ceux des
pauvres et, l'âme reconnaissante, de le célébrer par des
cérémonies spirituelles et des hymnes. » Mais, comme
nous l'avons montré, il n'est pas certain que ce
chapitre parle de l'eucharistie : l'opinion contraire
semble bien établie. Peu importe d'ailleurs : On le
voit par tout le contexte, les dons de Dieu que s'offre
le chrétien à lui et à ses frères, au lieu de les offrir à
Dieu, ce sont les animaux qu'il mange ou dont il donne
une part au prochain, au lieu de les sacrifier, de les
détruire par le feu. Rien ici ne permet de découvrir
de prétendus sacrifices d'offrandes alimentaires qui
auraient lieu à l'assemblée chrétienne. En ce texte,
Justin « raille les sacrifices païens, les effusions- de
sang, les libations et les offrandes d'encens; il leur
oppose l'usage droit des créatures sanctifié par la
distribution des aumônes et les prières d'action de
grâces au Créateur. Les offrandes alimentaires
ne sont pas mentionnées. » Coppens, L'offrande des
fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne, dans
Cours et conférences des semaines liturgiques, t. v,
Louvain, 1927, p. 112. De ce que dit Justin des collec-
tes qui suivent l'assemblée eucharistique, lxvii, 6,
écrit Vcelker, op. cit., p. 132, on ne peut rien tirer en
faveur de la théorie de Wetter.
Conclusion. — A l'assemblée chrétienne, les paroles
prononcées par Jésus à la cène sont redites par le
président sur le pain et sur une coupe de vin mélangé
d'eau. Elles en font la chair du Logos incarné, le sang
de Jésus crucifié. Ainsi est commémorée la mort du
Sauveur pour les hommes. Cet acte est un sacrifice,
celui qui a été prédit par Malachie et institué par
Jésus, celui qui est en usage chez les chrétiens dans
tout l'univers, le seul qui soit agréable à Dieu. C'est en
effet celui qui loue et glorifie son nom, celui qui cons-
titue l'action de grâces, l'eucharistie, pour tous les
bienfaits, bienfaits de la création comme de la ré-
demption. C'est donc celui auquel les chrétiens assis-
tent chaque dimanche, celui auquel on ne peut par-
ticiper si on ne professe pas la vraie foi, si on n'a
pas été baptisé, si on ne mène pas une vie conforme
à la loi chrétienne. C'est celui auquel on rattache
tous les grands actes de la nouvelle religion : lecture
des saints Livres, homélie, prière collective de tous
pour tous, réconciliation fraternelle, aumône en
faveur des indigents. C'est celui auquel chacun com-
munie, d'abord en s'unissant au président qui prie
pour tous, et en répondant Amen à son action de
grâces, mais plus encore en recevant de la main des
diacres le corps et le sang du Christ, transmis aux
absents eux-mêmes pour les unir à l'assemblée : ce
pain et ce vin, chair incorruptible du Logos, font
passer dans la chair des fidèles l'immortalité.
2° Affirmations de plusieurs apologistes de l'époque
sur le caractère purement spirituel du sacrifice chrétien.
— Certains défenseurs de la cause chrétienne ont,
comme saint Justin, déclaré que tout le culte, toutes
les oblations des fidèles consistaient dans la prière
ou la vertu. On a parfois voulu conclure de ce langage
que, pour eux et leurs coreligionnaires, la cène n'était
pas un sacrifice. Récemment encore, Wieland pré-
tendait qu'Aristide et Athénagore n'avaient connu
que l'olïrande de la prière. Der vorireniiische Opfer-
begriff, p. 65. Il suffit de lire les textes pour découvrir
la véritable pensée de ces apologistes.
Aristide (vers 140) déclare que Dieu « n'a nul besoin
d'hosties, de libations ou d'autres objets visibles ».
Apol., i, cf. xni, dans Texte und Untcrsuch., 1893, t. iv,
fasc. 3, p. 6, 32.
Athénagore (vers 176-178) écrit : « Si nous n'offrons
pas à Dieu les mêmes sacrifices que vous, c'est que le
Père et créateur de toutes choses n'a nul besoin du
sang, de l'odeur ou de la fumée des victimes. Il est
pour lui-même le parfum le plus suave, car on ne
saurait ajouter à sa plénitude. Voulez-vous lui faire
l'offrande la plus agréable de toutes? Essayez de con-
naître celui qui a étendu les cieux et les a déroulés
comme une sphère immense, qui a établi la terre
comme un centre et réuni les eaux dans la mer,
qui a séparé la lumière des ténèbres et orné d'astres
le firmament, qui a fait produire toute semence à la
terre, qui a créé les animaux et formé l'homme.
Qu'est-il besoin d'hécatombes pour le Tout-Puissant?
Elevez vers lui des mains pures : c'est une victime non
sanglante, un culte spirituel qu'il vous ûemande. »
Legct., xni, P. G., t. vi, col. 916.
Apollonius (martyr sous Commode 180-192), dans
l'apologie qu'il prononça devant le tribunal et qu'on
croit avoir retrouvée, tient le même langage : « Je
présente un sacrifice non sanglant et pur, moi et tous
les chrétiens, au Dieu qui est le maître du ciel, de la
terre et de tout ce qui a souffle de vie, sacrifice qui se
fait surtout par des prières. » Texte und Unlersuch.,
t. xv, fasc. 2, c. vin, p. 98. Il souhaite aussi que son
juge offre à Dieu un sacrifice de prière et d'au-
mône, c. xliv, p. 126.
Dans l'Épître à Diognète (ne siècle?) on lit, c. m :
»... Les Juifs en croyant que Dieu a besoin de leurs
sacrifices font un acte d'extravagance plutôt que de
religion. Car celui qui a créé le ciel, la terre et tout
ce qu'ils renferment... n'a nul besoin de ce qu'il
donne lui-même à ses créatures : celles-ci ne peuvent
s'imaginer sans folie qu'elles lui rendent un service
quelconque. Si donc les Juifs croient faire grand hon-
neur à Dieu par le sang de leurs victimes, il ne me
paraissent différer en rien de ceux qui accordent le
même hommage à des divinités insensibles; non moins
que ces derniers, ils s'imaginent donner quelque chose
à Dieu qui n'a besoin de rien. » Funk, Patres Apos-
tolici, Tubingue, 1901, t. i, p. 394.
Minucius Félix (entre 175 et 197, si on estime
l'Octavius antérieur à V Apologétique de Tertullien ; —
après cette date, si on admet l'hypothèse contraire)
fait -une observation semblable. « Offrirai-je au Sei-
gneur comme hosties et victimes ce qu'il a produit
à mon usage de telle sorte que je lui renvoie son bien-
fait? C'est de l'ingratitude. Puisque l'hostie à offrir
c'est une âme bonne, une intelligence pure et un lan-
gage sincère, celui donc qui observe l'innocence,
supplie Dieu. Qui respecte la justice, présente à Dieu
une libation; qui s'abstient de la fraude, se rend Dieu
propice et qui arrache un homme au péril, immole la
meilleure victime. Voilà nos sacrifices, voilà ce qui est
voué à Dieu. » Oct., xxxn, P. L., t. in, col. 354.
On le voit à la seule lecture, ces textes n'établissent
nullement que la cène chrétienne n'est pas un sacri-
fice. Ils affirment que Dieu n'a besoin ni de sang, ni
de libations, ni d'aucun être matériel; que nous
n'avons pas à lui rendre ce qu'il a tiré du néant pour
notre usage; que nul objet sensible n'est digne de sa
majesté; qu'en un mot rien de créé ne saurait lui être
offert (Aristide, Athénagore, Épître à Diognète, JNIinu-
cius Fé;ix). Mais à la cène, les chrétiens ne présentent
pas à Dieu du pain vulgaire et une coupe banale de.
vin. C'est la chair, c'est le sang du Fils de Dieu et non
ceux d'une créature qui sont l'objet de l'oblation.
On n'attribue donc pas au Très-Haut le désir ou le
besoin de se nourrir à la manière des mortels. On
n'a pas la prétention de l'enrichir d'un objet qui
lui manque, de lui rendre le plus léger service ou
d'augmenter sa perfection, son bonheur. On ne rejette
aucun de ses bienfaits : le chrétien communie à la
chair et au sang du Christ en les offrant à Dieu. Les
apologistes ne condamnent donc nullement le sacrifice
de l'autel.
909
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE
910
De même, s'ils s'accordent à désapprouver toute
oblation sanglante, toute offrande faite par la main
des hommes (Athénagore, Apollonius, Êpttre à Dio-
gnète). ils ne disent rien qui désapprouve le rite en
sage dans l'assemblée chrétienne, rite qui ne com-
porte la mise à mort d'aucun cire vivant, rite qui
requiert sans doute l'action d'un officiant créé,
mais qui pourtant s'opère en réalité, comme le dit
saint Justin, par Jésus-Christ et en son nom.
Enfin, l'éloge par les apologistes de sacrifices non
sanglants et d'oblations mentales, l'affirmation que
pour les chrétiens l'unique offrande c'est la prière, la
foi ou d'autres vertus (Athénagore, Apollonius,
Minucius Félix) ne contredisent nullement la thèse de
l'existence du sacrifice de la messe. Des hommes Dieu
n'attend et il ne peut obtenir que des supplications,
des louanges et des actes de vertus. Déjà sous
l'Ancienne Loi, on les appelait des sacrifices et les
apologistes en leur donnant ce nom ne faisaient que
commenter nos saints Livres. Dans l'eucharistie
il y a aussi une opération morale, l'acte par lequel on
offre la chair et le sang de Jésus; on peut donc l'appe-
ler une prière, car c'est par une prière qu'elle s'accom-
plit. Ce qui est agréable à Dieu, ce n'est pas le corps
en tant que corps, le sang comme sang, mais ce corps
et ce sang unis à l'âme de Jésus, à ses dispositions inté-
rieures, à sa sainteté. Enfin les fidèles et l'officiant
lorsqu'ils assistent à cet acte ou en sont les ministres
ne peuvent plaire à Dieu que s'ils se présentent avec
leur foi, leur piété, leur vertu. Cf. Lebreton, Diction,
apotog., art. Eucharistie, t. i, col. 1576-1577. De la
Taille, op. cit.. p. 228-229; Lamiroy, op. cit., p. 269 sq.;
Brinktrine, op. cit., p. 111 sq.
» On est bien obligé d'admettre la justesse de ces
remarques si on se souvient du langage de saint Justin.
Lui aussi, il s'exprime comme les autres apologistes
et cependant pour lui l'eucharistie est un sacrifice,
celui qui remplace les oblations rituelles de l'Ancienne
Loi et qui a été institué par Jésus-Christ. Bien plus,
comme on l'a fait justement remarquer, on trouverait
chez des écrivains chrétiens postérieurs d'un ou de
plusieurs siècles et qui, de l'aveu de tous, voient dans
la messe un sacrifice proprement dit et non pas seule-
ment une prière, des déclarations tout à fait sembla-
bles à celle des apologistes sur îe culte purement
spirituel des chrétiens. De la Taille, op. cit., p. 228,
nomme par exemple saint Basile, saint Grégoire de
Nazianze, saint Ëphrem, Théodoiet et, parmi les
Latins, saint Hilaire et Zenon de Vérone.
Pourtant une question se pose. A ceux qui les
accusent de n'avoir pas de sacrifice, pourquoi les
apologistes ne répondent-ils pas : Nous en avons un,
l'eucharistie?
Recourir à la loi de l'arcane parut longtemps
commode. Mais son existence à cette époque n'est pas
démontrée. Voir Batiffol, art. arcane, t. i, col. 1738
et sq. D'ailleurs, Justin ne cachait rien à personne.
< ni peut toutefois admettre que, par prudence ou
religion, d'autres apologistes se tenaient sur la réserve
et craignaient de livrer les choses saintes aux chiens.
11 faut avouer d'ailleurs qu'il n'était pas facile d'ex-
pliquer à des païens comment l'eucharistie était un
sacrifice. Aux fidèles des idoles qui leur offraient des
mets ou des parfums pour les satisfaire ou capter leur
bienveillance, comment faire comprendre l'oblation
a un Dieu invisible d'un corps invisible et mis à mort
depuis des années? La réplique eût aussitôt surgi :
Ce sacrifice n'en est pas un.
11 est une dernière explication. L'histoire est d'ac-
cord avec la théologie catholique pour affirmer que
les chrétiens ont peu à peu acquis des connaissances
progressivement plus claires et moins imprécises, plus
explicites et moins discutées de vérités révélées dès
l'origine, mais qui n'étaient pas textuellement affir-
mées dans l'Écriture ou enseignées en ternies exprès
par les Apôtres. A l'époquc'des premiers apologistes, les
fidèles possédaient les écrits de Malachie, les évangiles
et les lettres de saint Paul. Dès l'origine, les chrétiens
rompaient le pain et participaient à la coupe eucha-
ristique, ils le faisaient en mémoire de Jésus pourrendre
grâces, commémorer la passion et participer au corps
et au sang immolés sur la croix. De ces textes, de cet
usage, Justin et Irénée concluaient sans hésiter que
le repas religieux chrétien est un sacrifice proprement
dit. Leur langage prouve que beaucoup de leurs con-
temporains tiraient la même conclusion. Mais ce
corollaire se dégageait-il avec la même évidence dans
l'esprit de tous les fidèles? Puisque ni l'Écriture, ni
le symbole de foi ne disaient en termes formels :
L'offrande du pain et du vin par l'évëque ou le prêtre
est un sacrifice, il est tout naturel d'admettre que cette
vérité n'était pas alors aussi clairement perçue, aussi
explicitement admise, aussi universellement professée
qu'elle le deviendra un peu plus tard, par exemple à
l'époque de saint Cyprien. Si donc certains apolo-
gistes ne l'opposaient pas aux païens, c'était peut-
être parce qu'eux-mêmes ne la connaissaient pas avec
certitude, ou parce que cette notion n'étant pas expli-
citement professée par tous, ils ne pouvaient la pré-
senter comme la pensée commune à tous ceux qu'ils
défendaient. Brinktrine, op. cit., p. 126.
Au contraire, ils devaient tout naturellement
être portés à réfuter leurs adversaires en leur montrant
que la Divinité ne réclame ni nourriture ni parfum.
Cette idée leur était très familière. On la trouve en des
textes scripturaires d'une ironie et d'une force inou-
bliables pour qui les a lus. Ps. xi.ix (Vulg.) 8-14;
l, 17-18; Is.,i, 12-13; Jerem., vi, 20; Amos, v, 22.
Venus du judaïsme ou du monde païen, les premiers
chrétiens devaient se répéter souvent à eux-mêmes
ces pensées pour se démontrer qu'en réalité ils
n'étaient pas athées. De semblables notions se trou-
vaient d'ailleurs chez les philosophes grecs, surtout
chez les stoïciens. Cf. Rohr, Gricchentum und Chris-
tentum, dans Bibl. Zeilfragen, ve Folge, fasc. 8, p. 16
sq., Munster, 1912; Kroll, Die Lehren des Hermès
Trismegistos, dans Beitrùge zur Geschichle des Mittel-
alters de Bàumker, t. xm, fasc. 2-4, p. 238 sq., Muns-
ter, 1914. Or, les apologistes de cette époque étaient
moins des avocats que des philosophes. Donc ils phi-
losophaient, aux païens ils opposaient les penseurs
païens : c'était de bonne guerre. Aucun moyen ne
leur paraissait meilleur pour fermer la bouche aux
ennemis du nom chrétien. Brinktrine, op. cit., p. 125.
3° Saint Irénée (f vers 202-203; le Contra hsereses
a été composé entre 180 et 198).
1 . Les textes. — L'évëque de Lyon est amené à parler
à plusieurs reprises du sacrifice chrétien, mais il est
quelques passages où il en traite ex professo.
a) Cent, hœres., 1. IV, c. xvn. n. 1-6, P. G., t. vu.
col. 1023-1024. — Le texte est tout à fait classique
et de capitale importance : Les Juifs n'ont pas com-
pris quels sacrifices Dieu réclamait, mais Jésus par
l'institution de l'eucharistie a enseigné la nouvelle
oblation. En recommençant le geste du Maître,
l'Église réalise la prophétie de Malachie.
b) Cont. lucres., I. IV, c. xvm, n. 1-6, col. 10 24-1029.
— Le texte est plus important encore, car il esquisse
toute une théorie du sacrifice, soit en général, soit chez
les .Juifs, soit chez les chrétiens. L'offrande faite à
Dieu ne vaut que pour autant qu'elle est le signe des
dispositions intérieures. En particulier elle doit mani-
fester une foi parfaite et sans contamination d'hérésie.
Les diverses aberrations doctrinales des sectes contem-
poraines sont en contradiction avec les pratiques
mêmes du sacrifice eucharistique.
911
MESSE AU DEUXIÈME SIECLE : SAINT IRENEE
912
c) Cont. lucres., 1. IV, c. xxxm, 2, col. 1073. — In-
compatibilité entre le marcionisme et la doctrine
sur l'eucharistie.
d) Cont. hures., 1. V, c. n,2-3, col. 1124-1127. —
Incompabibilité entre les hérésies qui nient la résur-
rection de la chair et la doctrine sur l'eucharistie.
A ces textes il convient d'ajouter la Lettre au pape
Victor, relative à l'affaire quartodécimane, conservée
par Eusèbe, H. E., 1. V, c. xxiv, n. 12 sq., P. G:, t. xx,
col. 500 sq. Elle rapporte la visite faite par Polycarpe
au pape Anicet et comment, malgré la persistance du
dissentiment sur la question pascale, èxoivoWr;aav
êauToTç, >tat èv -rf) èxxXr.ata 7tapsy_a>p-y;a£v ô 'Avixyjtoç
tJ)v eù/apiaxtav tù Uo"/x>x.âç>Tt<x>, ce que l'on traduit
d'ordinaire : « Anicet céda (la célébration de) l'euçha-
listie à Polycarpe. » — La même lettre rapporte que
les anciens papes restaient en bons rapports avec les
tenants de l'usage asiatique et leur envoyaient l'eucha-
ristie. Ibid., col. 505.
2. Doctrine de saint Irénée. — a) Analyse : les diverses
affirmations doctrinales. — Relevons d'abord les affir-
mations de saint Irénée sur le sens desquelles aucune
discussion ne semble possible. Dans le rite chrétien
de l'eucharistie figurent du pain et une coupe. Cont.
iueres., IV, xvn, 5; xvin, 4; xxxm, 2-; V, n, 2. Celle-ci
contient du vin. Irénée parle du cep de la vigne qui
produit la matière de l'eucharistie. V, n, 3. A ce vin
est ajouté un autre élément qu'Irénée ne nomme pas,
mais qui évidemment est de l'eau : il parle plusieurs
fois du mélange de deux liquides dans la coupe. IV,
xxxin, 2; V, n, 3. Déjà il voit dans le vin une figure
de la divinité; l'eau représente sans doute à ses yeux
le siècle, la nature humaine. V, i, 3.
L'évêque de Lyon le répète au moins trois fois :
« Le pain provenant de la terre et recevant l'invocation
de Dieu, n'est plus du pain ordinaire, mais l'eucha-
ristie, composée de deux éléments, l'un terrestre et
l'autre céleste. » IV, xvm, 5. « Le calice avec son
mélange et ce dont on a fait du pain reçoivent la parole
de Dieu et deviennent l'eucharistie, corps du Christ. »
V, n, 3. « Le cep de vigne et le grain de blé donnent
des mets qui recevant la parole de Dieu deviennent l'eu-
charistie, c'est-à-dire le corps et le sang du Christ. »
V, n, 3. Sur le sens des mots « parole ou invocation
de Dieu », voir art. Épiclèse eucharistique, t. v,
col. 233. Ce qui est sûr, c'est que l'effet produit ne
saurait être attribué à la récitation de n'importe
quelles paroles. Il y a « une prière arrêtée et tradi-
tionnelle ». Batiffol, op.. cit., p. 182. Il semble néces-
saire d'admettre qu'elle est la même partout, puisque
Polycarpe, évcque de Smyrne, venant à Rome peut y
être invité par l'évêque de cette ville Anicet à y célé-
brer l'eucharistie à sa place. Lettre d'Irénée à Victor.
Les mots déjà cités nous apprennent ce qu'est l'eu-
charistie: Le corps et le sang du Christ. V, n, 3. Cette
affirmation se retrouve encore ailleurs.'' Le Seigneur a
déclaré, écrit saint Irénée, que le pain est son corps, le
calice son sang.» IV, xxxm, 2. L'évêque de Lyon repro-
duit les mots de I Cor., x, 16 : « La coupe est commu-
nion à son sang, le pain communion à son corps. »
V, n, 2. Deux lignes plus loin, on trouve une affir-
mation semblable, en termes plus expressifs encore, si
c'est possible : « Jésus l'a déclaré : le calice... est son
propre sang, le pain... son propre corps qui nourrit
notre corps. » V, n, 2. Dans le paragraphe qui suit,
l'affirmation revient quatre fois : l'eucharistie est
appelée « corps du Christ », il est affirmé que notre
chair est « nourrie du corps et du sang du Seigneur »,
que notre nature s'alimente à « la coupe qui est son
sang » et croît par le pain « qui est son corps »; enfin
de nouveau l'eucharistie est appelée corps et sang du
Christ. V, ii, 3. Sur le sens précis de ces mots, voir ici
art. Eucharistie, col. 1129-1130, de plus Struck-
mann, op. cit., p. 60-88; Batiffol, op. cit., p. 173-183.
La présence réelle du corps et du sang du Christ n'est
pas douteuse.
Un tel rite n'a pu être institué que par le Christ.
Irénée l'affirme ; « Jésus prit du pain... rendit grâces
en disant : Ceci est mon corps; il saisit ensuite la
coupe... et déclara qu'elle était son sang. » IV, xvn, 5.
La même affirmation se retrouve en deux autres
passages, IV, xxxm, 2, et V, n, 2. C'est ainsi que le
Christ enseigna aux apôtres Voblalion du Nouveau
Testament, leur donna le moyen d'offrir à Dieu les pré-
mices de ses créatures. IV, xvin, 1. Dieu veut que nous
lui fassions cette offrande, IV, xvm, 6; il faut donc
que nous la lui présentions. IV, xvin, 1.
L'Église obéit à cette prescription. Ayant reçu
des apôtres cette oblation, elle la présente dans tout
l'univers. IV, xvn, 5. Seule elle peut l'offrir. Ni les
Juifs, ni les hérétiques ne sont aptes à faire cette
oblation, IV, xvrn, 3, qui est vraiment « l'offrande de
l'Ég.ise ». IV, xvm, 2, 5, 6. Par cette manière de parler,
Irénée n'entend pas signifier que chaque chrétien
peut consacrer l'eucharistie, puisqu'à Rome, c'est
l'évêque Anicet ou son délégué, un autre chef d'Église,
Polycarpe de Smyrne, qui fait l'opération. L'eucha-
ristie est envoyée non par des particuliers à des parti-
cu.iers, mais par des presbytres, ceux de Rome, aux
fidèles des Églises quartodécimanes, qui étaient de
passage dans la ville. Et Irénée nomme « ceux qui
dirigent l'Église » : Anicet, puis Hygin, Télesphore,
Xystus. Lettre à Victor, fr. m. Le rôle de la hiérarchie
et ses droits sont ainsi expressément signalés. Mais,
parce que l'offrande est faite au nom de tous, elle
apparaît comme celle de l'Église, et Irénée peut dire
d'elle : « Nous la présentons, elle est notre oblation à
chacun. »
C'est un sacrifice. Les termes déjà cités !e prouvent.
Les mots offrir et oblation si fréquemment employés
par saint Irénée désignent vraiment chez lui un acte
rituel et ils doivent s'entendre au sens ittéral et
technique, en usage chez les Juifs et dans le monde
contemporain d'Irénée. Ces offrandes succèdent aux
sacrifices d'Israël, IV, xvn, 5, et peuvent leur être
assimilés : « Il y avait chez les Juifs oblation et il en
est de mê 'e chez les chrétiens; il y avait des sacrifices
dans le peuple de Dieu et il y en a dans l'Église. La
qualité seule est changée... Ce qui a été réprouvé, ce
n'est pas l'acte d'offrir. » IV, xvm, 2. L'oblation chré-
tienne est celle qu'avait prédite Malachie, IV, xvn,
5, le « sacrifice pur » et qui doit être offert dans
l'univers entier pour glorifier Dieu dans toutes les
nations. IV, xvn, 6; xvm, 1, 3. C'est aussi « l'oblation
du Nouveau Testament », IV, xvn, 5, donc celle qui
primitivement a fondé et qui maintenant commémore
l'alliance conclue dans le sang de Jésus entre Dieu
et son peuple nouveau.
Aussi ce sacrifice glorifie-t-il le Père par Jésus-Christ.'
IV, xvn, 6. Notre offrande rend honneur à Dieu et lu
prouve notre affection. IV, xvin, 2. Par elle, nous lui
faisons action de grâces pour ses bienfaits, IV, xvn, 1,
xvm, 1, 3, 4, 6, en lui présentant les prémices des
créatures, IV, xvm, et même en lui donnant tous nos
biens. IV, xvm, 2.
Mais offrir ainsi au Très-Haut un tribut qui lui est
agréable, c'est pour nous-même un honneur et un
profit, IV, xvm, 1, 3; en retour, Dieu nous accorde ses
bienfaits. IV, xvm, 6. Ainsi le sacrifice sanctifie la
création, IV, xvm, 6; en y participant par la commu-
nion, notre chair reçoit la vie et l'immorta'ité. V, n, 3.
Cette dernière vérité est une de celles, sur lesquelles
l'évêque de Lyon insiste davantage. Enfin le sacrifice
symbolise et entretient l'unité de l'Église. Lettre au
pape Victor.
Pour que- ses heureux effets soient obtenus, des
913
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE
914
dispositions morales sont nécessaires. Comme don de
l'Église, le sacrilicc nouveau est agréable à Dieu,
car elle l'offre « avec simplicité », IV. xvm, 4. Il n'y
a pas opposition entre sa croyance et son sacrifice,
contrairement à ce qui se passe chez les sectes héré-
tiques. IV, xvm. 5. A leur tour, les fidèles doivent
offrir les prémices des créatures avec une doctrine pure
et une foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une
ardente charité. IV, xvm, 4. Il faut qu'ils craignent
Dieu et qu'ils aient à l'égard du prochain les senti-
ments requis. Enfin, ils sont tenus de présenter leurs
oblations non à la manière des esclaves, mais comme
des enfants, avec joie, et générosité, librement. IV,
xvm, 2. Dieu veut qu'ils offrent ainsi fréquemment et
sans cesse leurs dons à l'autel et dans le temple du
ciel. IV, xvm, 6.
Sur les rites de l'assemblée chrétienne, Irénée ne
donne pas beaucoup d'indications. Voir Fortescue,
op. cit., p. 36, 37. Il met en relief les trois principaux
actes : l'offrande, la récitation de la parole de Dieu qui
fait du pain le corps du Christ, et enfin la communion
qui donne l'immortalité à notre chair.
b) La conception du sacrifice chrétien dans Irénée :
erreurs de Renz, Wetter et Wieland. — Il serait difficile
de contester ce que nous venons de relever. Tout est
parole formelle de saint Irénée lui-même. Mais un
problème difficile se pose : Qu'est-ce qui constitue
pour lui le sacrifice pur de la Nouvelle Loi?
Parce que l'évêque de Lyon répète avec insistance
que l'eucharistie donne à notre chair l'immortalité,
Renz, op. cit., t. i, p. 191 sq., conclut que pour lui le
sacrifice est dans le repas, ou du moins dans sa prépa-
ration. Nulle part on ne trouve dans Irénée pareille
proposition. A coup sûr, il se plaît à montrer dans le
corps du Christ un principe de résurrection et de vie
éternelle pour notre chair. V, n, 2-3. Mais il signale en
cette efficacité un fruit de la communion et non un
sacrifice. Au contraire, tout lecteur des c. xvii et xvm
du 1. IV ne peut s'empêcher d'observer qu'Irénée parle
sans cesse d'oblation, et que ce mot est pour lui syno-
nyme de sacrifice. If le dit d'ailleurs en termes formels :
« Jésus prit du pain, rendit grâces et dit : ceci est mon
corps. De même il saisit la coupe et déclara qu'elle
était son sang. C'est ainsi qu'il enseigna la nouvelle
oblation du Nouveau Testament et qu'il donna le
moyen d'offrir à Dieu les prémices de ses créatures.
C'est de cet acte que parle le prophète Malachie lors-
qu'il prédit le sacrifice pur et universel. » Cf. Rauschen,
op. cit., p. 68. Il serait facile d'apporter d'autres
preuves à l'appui de cette proposition.
Un second problème se pose aussitôt : Quel est
l'objet ainsi offert à Dieu? Afin d'établir que le sacri-
fice chrétien primitif était une simple oblation alimen-
taire, l'offrande des mets nécessaires au repas sacré des
fidèles ou utiles aux indigents, Wetter. Dus christ-
liche Opfer, Gœttingue. 1922, p. 92 sq., croit pouvoir
s'appuyer sur le témoignage de saint Irénée, IV, xvn,
5-6; xvm, 4, 5, 6.
Mais il est évident pour tout lecteur des textes allé-
gués que l'évêque de Lyon ne fait pas offrir à Dieu le
simple sacrifice des aliments qui sont présentés au
Très-Haut. Le pain devenu le corps, la coupe devenue le
sang du Seigneur, telle est, d'après Irénée, la nouvelle
oblation du Nouveau Testament. IV, xvn, 5. Il ajoute
que le sacrifice pur prédit par Malachie fait glorifier
Dieu par Notre-Seigneur dans tout l'univers, IV, xvn,
5-6 : de telle, expressions ne s'expliquent pas si
l'offrande des chrétiens consiste uniquement clans la
présentation de mets utiles au repas collectif desiidèles.
Les chrétiens, dit encore Irénée, offrent au Seigneur
« tout ce qui est à eux », IV, xvm, 2 : ces mots ne sont
pas d'une interprétation facile, mais il est sûr qu'ils
désignent tout autre chose que le sacrifice d'un peu de
et de pain vin. Autre opposition entre ce texte et
l'interprétation de Wetter : les buts assignés à l'of-
frande chrétienne, honorer Dieu.l ui rendre grâces et
lui témoigner de l'affection, IV, xvm, 1-4, diffèrent
de la fin proposée par le critique moderne : apporter
les mets de la cène. Et puis, comment expliquer l'in-
vitation faite aux chrétiens de faire parvenir leurs dons
« sur l'autel céleste », IV, xvm, 6, s'ils n'offrent que
du pain et du vin! Sans doute, Irénée parle sans cesse
de l'oblation des prémices; mais il ajoute aussitôt que
ces créatures deviennent le corps et le sang du Sei-
gneur, et c'est ainsi en qualité de prémices du monde
régénéré qu'elles sont présentées à Dieu. Ce mot
convient à merveille pour désigner le Christ, « premier-
né d'un grand nombre de frères », Rom., vm, 29,
« premier-né de toute créature », Col., i, 15, « premier-
né d'entre les morts », Col., i, 18, « premier-né du
Père introduit par lui dans le monde ». Hebr., i, 6.
Ce n'est pas au pain et au vin en tant que créatures
que convient ce terme de prémices auquel Irénée
semble attacher tant d'importance. De la Taille,
op. cit., p. 209-212.
Pourtant, au c. xvm du 1. IV, s'il faut en croire
Wetter, Irénée semble ne plus penser au corps et a
sang du Christ. IV, xvm, 3 sq. Il ne le mentionne plus.
Les fidèles deviennent les sacrificateurs. Si guis...
offerre tenlaverit. Mais il n'est pas possible d'isoler
deux ou trois phrases de tout ce qui les précède et des
autres affirmations très claires d'Irénée sur l'offrande
de l'eucharistie, corps et sang du Seigneur. Au reste,
l'évêque de Lyon n'affirme nullement ici que tout
chrétien est prêtre. En ce morceau il traite des dispo-
sitions intimes nécessaires au fidèle pour que son
oblation soit agréée de Dieu : donc, il est naturel qu'à
cet endroit Irénée ne parle pas du corps et du sang
du Christ. Si, en quelques phrases, il ne parle plus de la
chair du Sauveur, ce n'est nullement pour lui substi-
tuer le pain et le vin, mais bien pour exposer soit les
enseignements de l'Écriture, soit des principes moraux
sur ce qui donne sa valeur au sacrifice. Wetter lui-
même d'ailleurs semble s'en apercevoir, et il avoue
que dans Irénée on trouve en germe toute la doctrine
sur le sacrifice. Voir Coppens, op. cit., p. 109-110, 119.
Wieland a bien compris que, pour Irénée, les pré-
mices à offrir, c'est le pain et le vin devenus le corps
et le sang du Christ. Mais il accuse l'évêque de Lyon
d'avoir été un novateur. Avant lui, on ne connaissait
qu'un sacrifice véritable et proprement dit, celui de la
croix, une seule victime et un seul prêtre, le Christ.
Les fidèles n'offraient que des oblations spirituelles :
actions de grâces, prières, vie sainte. Le corps et le
sang du Christ n'étaient pas présentés à Dieu par
l'homme, mais donnés par Dieu à l'homme. Avec
saint Irénée tout change : il fait abstraction de la
mort du Christ sur la croix. Désormais le chrétien
devra présenter à Dieu un objet visible; ce s^ra le
pain et la coupe, corps et sang du Christ, prémices de
la nature régénérée.
Soutenir que saint Irénée oublie le mystère de la
croix ou ne fait pas à la rédemption la place qui lui
revient, c'est nier l'évidence. Nous n'avons pas à
exposer ici la sotériologie de l'évêque de Lyon : elle
n'est pas laissée dans l'ombre, forme un tout important
et se rattache à l'enseignement soit des Livres saints,
soit des premiers écrivains chrétiens.
Même quand sainr Irénée parle de l'eucharistie
et de l'offrande des prémices, il se garde bien d'ou-
blier la croix. Deux fois il le déclare : le pain et le vin,
corps et sang du Christ sont l'oblation du Nouveau
Testament. IV, xvn, 5. Ces mots rappellent évidem-
ment les paroles de Jésus au repas d'adieu : « Ceci est
la coupe de l'alliance. » Irénée fait allusion au sang du
Calvaire dans lequel fut scellé le pacte conclu entre
915
MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE
916
Dieu et son nouveau peuple. (Test encore à ce mys-
tère que pense l'évêqûe de Lyon quand il compare
les sacrifices des Juifs à ceux des chrétiens : les pre-
miers étaient des oblations d'esclaves, les seconds sont
des offrandes de créatures libres. Or, on sait que
d'après saint Irénée la rédemption a payé la rançon
de notre liberté. Il faut donc admettre que, dans sa
pensée, le sacrifice chrétien de prémices est celui
qu'offre un monde racheté par le Christ. Il n'aurait
pas été possible sans l'incarnation et la mort du Sei-
gneur. Irénée lui-même d'ailleurs affirme la connexion
des mystères du salut et de l'eucharistie : « Si la
chair n'est pas sauvée, le Seigneur ne nous a pas
rachetés avec son sang, et ainsi la coupe de l'eucha-
ristie n'est pas communion à son sang. » Irénée insiste
sur cette pensée. Il la répète deux fois encore au même
endroit : « Le Verbe de Dieu vraiment incarné nous
a rachetés en son sang... Nous avons en Jésus par
son sang la rédemption avec la rémission des péchés. »
V, ii, 2. On voit par ce développement que l'offrande
de l'eucharistie fait passer dans la chair et le sang de
l'homme, avec la chair et le sang du Rédempteur les
fruits de sa mort : la vie éternelle.
Il reste vrai qu' Irénée parle sans cesse de la créa-
tion. Il ne peut pas dire que nous offrons à Dieu quel-
que chose, et il est incapable de mentionner l'eucha-
ristie sans faire observer que cette oblation, ce corps
et ce sang du Christ, viennent du pain et du vin, de
fruits de notre sol, d'êtres de notre monde, tirés du
néant par Dieu et qui lui appartiennent. — Cette
insistance, qui est une véritable nouveauté, s'explique
fort bien. Irénée éciit contre des hérétiques. Certains,
les marcionites, prétendaient que le Père n'était pas
l'auteur de ce monde. Irénée leur pose cette question :
« Pourquoi faites-vous l'eucharistie? Pourquoi offrez-
vous au Père ce qui n'est pas à lui, des êtres de notre
monde créé, et dont vous semblez croire qu'il est
cupide? » D'autres hérétiques, les valentiniens, vili-
pendaient notre univers qui serait œuvre de faiblesse,
d'ignorance et de passion : mais alors, leur fait obser-
ver l'évêqûe de Lyon, puisque l'eucharistie est une
de ces créatures que vous méprisez, pourquoi l' offrez-
vous à Dieu? Le grand adversaire des gnostiques est
hanté par le souvenir de ces erreurs, voilà pourquoi
il fait ce à quoi n'avaient pas besoin de penser les
écrivains antérieurs : il ne nomme ni les dons ni
l'eucharistie sans ajouter : « ils sont partie de la créa-
tion, et partant ils condamnent votre erreur. »
Aux hérésies nouvelles, Irénée oppose donc une
manière toute nouvelle de présenter une doctrine des
plus anciennes et que le christianisme avait héritée
des Juifs, celle de la création. Les écrivains antérieurs
ne l'oublient pas. La Didachè, x, 3, invite le commu-
niant à remercier « le Maître tout-puissant qui a
créé l'univers »; saint Justin nous apprend aussi que
le président adressait louange et gloire au « Père de
l'univers », I Apol., lxv, 3 et « rendait grâces à Dieu
de ce qu'il a créé le monde ». Dial., xu, 2.
Tout ce qu'on découvre en Irénée d'ailleurs, on le
trouve chez res devanciers. L'eucharistie se compose
de pain et d'une coupe de vin (Didachè, Ignace, Jus-
tin), mélangé d'eau (Justin); qui au cours d'un acte
liturgique accompli par la hiérarchie légitime (Didachè,
Clément, Ignace, Justin) reçoivent la parole de Dieu
(Justin) et deviennent ainsi corps et sang du Christ
(Didachè, Ignace, Justin) pour être de par sa volonté
(Clément, Justin) le sacrifice (Didachè, Justin) prédit
par Malachie, sacrifice pur et universel (Didachè,
Justin), sacrifice qui succède aux oblations d'Israël
(Clément, Justin), sacrifice qui honore Dieu et lui rend
grâces (Didachè, Clément), sacrifice qui assure ses
bienfaits (Didachè, Clément, Ignace, Justin) et en
particulier l'immortalité du corps (Didachè, Ignace,
Justin) aux fidèles bien disposés (Didachè, Ignace,
Justin). Irénée n'est donc pas le novateur, le révolu-
tionnaire imaginé par Wieland. Il apparaît ce qu'il
se montre toujours : le fidèle disciple du passé, de
Poiycarpe et des presbytres asiates, « l'homme par
excellence de la tradition ». Tixeront, op. cit., p. 261.
c) La conception du sacrifice chrétien dans Irénée :
première synthèse doctrinale. - — Mais, on ne peut hési-
ter à le reconnaître. II y a de l'inédit en saint Irénée :
la première synthèse dogmatique et morale de toutes
les données éparses qu'on recueille chez ses devan-
ciers. Vacant, Histoire de la conception du sacrifice
de la messe dans l'Église latine, Paris et Lyon, 1894,
p. 8. Il pose des principes sur le sacrifice, en montre
l'application dans l'Ancien Testament, puis chez les
chrétiens.
a. Principes généraux sur les sacrifices. — A un roi,
on offre des dons pour lui faire honneur et lui témoi-
gner de l'affection. Dieu est l'auteur, le maître du
monde. Certes, il n'a nul besoin de nos présents,
Irénée ne cesse de le redire, mais nous avons besoin
de lui offrir quelque chose, afin de n'être ni ingrats ni
stériles. IV, xvni, 1-6. Ainsi nous sommes tenus de
l'honorer, de rendre grâces à sa souveraineté, de lui
prouver notre amour. IV, xvni, 1, 2, 6. Il faut donc
que l'homme ne se présente pas devant le Très-Haut
les mains vides : nous devons lui offrir les prémices
de la création. IV, xviii, 1. Puisqu'il n'a que faire de
nos présents, ce qui leur assure de la valeur, ce sont
nos sentiments. Les sacrifices sont purs auprès de Dieu
et ils le glorifient, s'ils sont offerts avec innocence et
simplicité, sans hypocrisie, IV, xvm, 1, 3; car ils
sont alors à ses yeux les présents d'un ami. IV,
xvm, 3. Fussent-ils accomplis extérieurement de la
manière la plus parfaite, si l'âme qui les offre est
coupable, ces oblations ne peuvent qu'être réprou-
vées; c'est comme si, au lieu d'immoler un veau, elle
sacrifiait un chien. IV, xvm, 3. ■ — Quand, au contraire,
les dispositions intérieures sont ce qu'elles doivent
être, l'homme retire pour lui-même du profit de son
sacrifice. IV, xvm, 6. Pour ce second motif encore
nous, devons faire des offrandes : il importe que nous
ne nous privions pas des fruits à recueillir de nos dons.
D'abord il est glorieux pour nous de voir nos pré-
sents agréés de Dieu. Quelque chose de l'honneur qui
est rendu au Créateur, revient à la créature. Puis,
par le fait qu'il rend grâces, l'homme trouve grâce.
IV, xvm, 1. Accueillies auprès de Dieu, nos bonnes
œuvres nous obtiennent en récompense ses bienfaits.
Ainsi on voit comment !e sacrifice non seulement re-
mercie le Très-Haut, mais sanctifie la créature. IV,
xvm, 6. Il y a là un nouveau motif pour lequel il doit
être accompagné des dispositions intéiieures conve-
nables. En vain l'acte rituel est accompli selon toutes
les prescriptions du cérémonial, si nous sommes cou-
pables, il ne trompe pas Dieu qui connaît les senti-
ments des cœurs. Si donc le péché habite en une âme,
si l'homme ne craint pas le Seigneur et n'aime pas ses
semblables, comme il le doit, loin de lui être utile,
l'oblation en apparence la plus parfaite ne peut que
lui devenir nuisible, le rendre plus coupable et faire
de lui son propre meurtrier. IV, xvm, 3. Car ce n'est
pas le sacrifice qui sanctifie l'homme, c'est la cons-
cience pure de l'homme qui sanctifie le sacrifice. IV,
xviii. 3.
b. Le sacrifice de l'Ancien Testament. — Saint Irénée
montre comment se vérifiaient sous l'Ancienne Loi
ces prescriptions. Dieu agréa le sacrifice d'Abel offert
avec simplicité et justice; au contraire, il se détourna
des oblations de Caïn, à cause de la jalousie et de la
malice de son cœur. IV, xvm. 3. Chez les Juifs il
voulut qu'il y eût des sacrifices, afin de leur apprendre
comment ils devaient le servir. IV, xvm, 6. Mais ce
91'
MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS : CLÉMENT
91 S
qu'il désirait obtenir d'eux, ce n'était pas tant les
holocaustes et les oblations que la foi et l'obéissance,
la justice et la miséricorde. Il le leur rappela par les
prophètes. IV. xvn, 4, et leur annonça par Malachie
le sacrifice pur de l'avenir. IV. xvn. 5. Lui-même leur
reprocha l'hypocrisie dont ils faisaient preuve en lui
offrant des dons extérieurement convenables, alors
que leur conscience était souillée. IV, xvm, 3. Ils le
mirent à mort, aussi demeurent-ils incapables d'offrir
désormais des sacrifices, puisque leurs mains sont
pleines de sang, et puisqu'ils n'ont pas reçu le Verbe
qui s'offre à Dieu. IV, xvm, 4. Le sacrifice juif a donc
cessé. IV. xvn, 4.
c. Le sacrifice des chrétiens. — Mais Dieu n'a pas
repoussé les offrandes et les sacrifices. Comme il y
en avait chez les Juifs, il doit y en avoir chez les
chrétiens. IV, xvn, 2. Jésus a institué l'oblation du
Nouveau Testament, xvn, 5, lorsqu'il a dit sur du
pain : « Ceci est mon corps », sur une coupe de vin
trempé : » Ceci est mon sang. » IV, xvm, 5. C'est ainsi
qu'il apprit à ses discip'.es le moyen de lui offrir « les
prémices de ses créatures ». IV, xvn, 5. Saint Irénée
ne se lasse pas de répéter cette affirmation. Il la
prouve : le pain et le vin sont pris dans le monde créé,
où ils sont à notre usage. La parole de Dieu est pro-
noncée sur eux et ils deviennent l'eucharistie, corps
et sang du Seigneur. IV. xvni, 5. Puisque c'est elle
qu'on offre à Dieu, nous lui présentons vraiment un
de ses bienfaits, IV, xvm, 5; les prémices des créa-
tures, IV. xvm, 4, etc., ce qui est le plus apte à
représenter le monde nouveau. D'une part, le pain et le
vin sont les aliments substantiels de la vie; d'autre
part, Jésus est le premier-né des créatures par sa
place dans l'univers, le premier-né des morts par
l'antériorité de sa résurrection. Enfin, le pain et le
vin changés au corps et au sang du Christ sont les
prémices de cette terre où s'établira le royaume futur,
et où croîtront d'innombrables grappes de raisin
qui réclameront à l'envi le privilège d'être consa-
crées à Dieu dans l'eucharistie. V, xxxm, 3. Vacant,
op. cit., p. 13.
Par là se manifeste la supériorité du sacrifice nou-
veau sur celui des Juifs : leurs oblations étaient celles
des esclaves, ils donnaient par- force, ils offraient peu
afin d'obtenir beaucoup, ils accordaient la dîme. IV,
xvm, 2. Notre offrande est celle de créatures libres
qui ont été rachetées par le sang du Christ. Donc,
puisque nous lui appartenons tout entiers, nous lui
donnons tout ce que nous avons avec joie et libre-
ment. IV, xvm, 2. Nous présentons en effet au Très-
Haut le monde de la matière et le monde des hommes,
la i chair et l'esprit ». l'élément terrestre et l'élément
céleste, la créature et le Verbe qui s'offre à Dieu.
IV. xvm, 5; xvm, 4.
Quelque sublime que soit en lui-même ce sacrifice,
il exige de ceux qui l'offrent de saintes dispositions.
L'Église qui a reçu le rite de la main des apôtres
présente cette offrande avec simplicité. IV, xvn, 5;
xvm, 4. Il n'yr a en elle aucune hypocrisie, pas d'oppo-
sition entre l'oblation extérieure et ses sentiments,
sa doctrine. Le sacrifice confirme son enseignement et
l'enseignement s'accorde avec son sacrifice. IV, xvm, 5.
-Mais il ne suffit pas que la société comme telle soit pure
pour que l'oblation le soit : tout fidèle qui veut offrir
ce sacrifice doit en faire une action de grâces que rien
ne dément : il est tenu d'avoir une doctrine pure, une
foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une ardente
charité. IV, xvm, 4.
Qu'il en soit ainsi, et alors vraiment l'offrande sera
le sacrifice pur annoncé par Malachie et qui doit louer
Dieu dans tout l'univers. Le nom de Notre-Seigneur
est, en effet, par l'eucharistie glorifié dans tous les
peuples et par lui est glorifié le nom du Père. En tout
lieu avec ce sacrifice pur est offert au Très-Haut
l'encens, c'est-à-dire les prières des saints, IV, xvn, 6,
il apparaît comme l'eucharistie, l'action de grâces par
excellence. Partout notre don doit être « fréquem-
ment et sans cesse » présenté dans le temple, sous le
tabernacle et à l'autel du ciel. IV, xvm, 6. Ainsi
réapparaît une pensée qui depuis l'Épître aux
Hébreux et l'Apocalypse semblait avoir été oubliée.
Alors il est impossible que notre bonne œuvre
ne porte pas en elle-même sa récompense. IV, xvn, 4;
xvm, 6. De ce que nous offrons, nous retirons du fruit.
IV, xvm, 6. Nous présentons à Dieu le corps et le
sang du Seigneur : Dieu nous les rend. Cette chair du
Christ qui fut rédemptrice est une source de vie éter-
nelle. Elle ne s'introduit donc en notre chair, et la
coupe ne se glisse en notre sang, que pour sanctifier
la créature, IV, xvm, 6, et nous donner l'immortalité.
V, ii, 2-3. C'est ainsi que le sacrifice trouve sa place
dans le plan universel de Dieu. V, n, 2. On sait ce
qu'il est d'après Irénée : « Le Verbe s'est fait ce que
nous sommes afin de nous faire ce qu'il est. » V,
pra?f., col. 1014. L'opération s'est développée en cinq
actes : 1) en l'homme, Dieu a par la main du Verbe
créé une vie faite à l'image de la sienne ; 2) par le péché
nous avons perdu cette vie semblable à celle de Dieu;
3) le Verbe s'est fait chair pour racheter l'homme et
réintroduire en notre chair la vie divine; 4) par l'eu-
charistie, il fait passer en notre chair sa propre chair
douée d'une vie divine et partant d'immortalité;
5) ayant reçu le corps et le sang du Christ, nous res-
susciterons pour une vie éternelle. On voit la place
que tient dans cette économie du salut le sacrifice qui
se termine par « la communion au corps et au sang du
Christ Rédempteur ». II, v, 2. Quand nous faisons
notre offrande, notre chair « nourrie du corps et du
sang du Christ devient un de ses membres », elle
obtient la vie éternelle. Sans doute, elle sera d'abord
soumise à la mort, « tombera en terre et deviendra
corruption, mais ce sera pour ressusciter en son
temps, par le don du Verbe, pour la gloire du Père ».
V, n, 3.
Après avoir reconstitué la pensée de saint Irénée,
il est permis de se demander, si jamais la notion du
sacrifice est entrée dans une synthèse plus complète,
plus grandiose, plus féconde en conséquences pratiques.
Plus d'une expression est gauche, et il est des affir-
mations qui ne sont pas sans danger (l'eucharistie
avec double élément, céleste et terrestre; notre corps
nourri du corps du Christ) Mais l'idée maîtresse est
des plus heureuses, les princioes métaphysiques et
les règles morales sont du meilleur aloi, et la synthèse
lie étroitement toutes les données de la raison et de
l'Ancienne Loi à tous les enseignements du Nouveau
Testament et de l'antique tradition. Qu'on précise le
langage, comme on peut le faire aujourd'hui, qu'on
laisse tomber ce qui, écrit contre les gnostiques, a
perdu toute actualité, et on garde une théorie du
sacrifice qui peut soutenir la comparaison avec
toutes celles qu'on a imaginées depuis. Cf. Vacant,
op. cit. ; A. d'Alès, La doctrine eucharistique de saint
Irénée, dans Recherches de science religieuse, 1923,
t. xm, p. 24-46.
IV. En Orient, jusqu'au milieu du m" siècle. — •
1» Clément d'Alexandrie (i entre 211 et 216). — Nous
ne signalons pas les textes dont il est impossible ou
difficile d'affirmer qu'ils parlent du sacrifice chrétien
au sens propre. Sans doute, quand Clément allé-
gorise, la figure fait connaître quelque peu la réalité;
mais les conclusions à dégager restent incertaines.
Clément rappelle que le Christ a institué le rite
chrétien. « Le Sauveur, ayant pris du pain, d'abord
parla et rendit grâces; puis, ayant rompu le pain, il
le servit afin que nous mangions spirituellement.
919
MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS : CLEMENT
920
Strom., I, x, P. G., t. vm, col. 744. Quand on renou-
velle la cène, on doit employer du pain et du vin; la
règle de l 'Église, xocvwv tyjç iy.xXrlcitx<;, le veut. Les
hérétiques qui font usage d'eau sont en désaccord
avec l'Écriture. Strom., I, xix, col. 813. Déjà inté-
ressant par ce menu détail, ce court passage l'est plus
encore parce qu'il appelle l'eucharistie chrétienne une
7rpoCT<popâ, une offrande.
Si le sens de ce mot n'est pas déterminé en cet
endroit, une autre phrase de Clément nous renseigne
davantage sur sa pensée : « Melchisédech, roi de
Salem, prêtre du Dieu Très Haut, offrit Je pain et le
vin comme une nourriture sanctifiée en figure de l'eu-
charistie. » Strom., IV, xxy, col. 1369. Aucun doute ne
subsiste. Cette oblation du pontife-roi de l'Ancien
Testament est pour l'auteur un véritable sacrifice.
Le mot « sanctifié »., Y)yiaCTjjisv7)v, ici employé, achève
de le démontrer. Déjà nous avons cru, en étudiant le
IVe évangile, pouvoir lui attribuer ce sens. Joa.,
xvm, 19. Clément écrit ailleurs que le Christ immolé
comme notre agneau pascal a pour nous été sanctifié,
ÛTrèp rjpuov ayi.aCoti.evoc, en d'autres termes que sa
mort sur la croix fut un sacrifice. Strom., V, x, t. ix,
col. 101. On le constatera : les Africains de la même
époque entendent ainsi le mot latin' sanctificare. Il
est naturel de conclure que l'eucharistie, comme
l'oblation de Melchisédech et la passion du Sauveur,
est aux yeux de Clément un véritable sacrifice; quant
aux déclarations de Clément relatives aux oblations
spirituelles prières et vertus, seules agréables au Très-
Haut, elles s'expliquent comme celles des apologistes,
déjà rencontrées. Voir Strom., VII, m, vi, t. ix,
col. 417 sq., 439 sq.
A relever encore quelques indications liturgiques :
« Ceux qui distribuent l'eucharistie, selon l'usage,
invitent chacun du peuple à prendre sa part/» Strom.,
I, i, t. vm, col. 692 B. Sur cette communion un autre
renseignement nous est donné. Le Christ parle ainsi
au fidèle : « Je suis celui qui te nourrit. Comme pain,
je me donne moi-même : qui me goûte ne fait plus
l'expérience de la mort et chaque jour je me donne en
breuvage d'immortalité. » Quis dives salv., xxm,
t. ix, col. 628. Il y a donc dans l'assemblée où se célè-
bre l'eucharistie le peuple et les officiants. Parmi ces
derniers, il en est qui sont chargés de distribuer la
communion. Chacun des assistants est invité à la
recevoir, non seulement par le Christ, mais encore par
la hiérarchie : peut-être le distributeur usait-il déjà
d'une formule consacrée, pareille au Sancta sanclis.
Le fruit de l'eucharistie que signale Clément est
celui qu'ont fait connaître tous les écrivains antérieurs:
l'immortalité. Enfin, nous apprenons que ce don
peut être reçu chaque jour.
Sur l'effet de cette nourriture, et sur une autre
particularité du rite, on recueille des données en un
développement un peu moins clair, mais précis sur ces
deux points : « Double est le sang du Seigneur. Car
l'un est charnel, c'est par ce sang que nous sommes
rachetés de la corruption; et l'autre est spirituel, c'est
par ce sang que nous sommes oints. Boire le sang de
Jésus, c'est participer à l'incorruptibilité du Seigneur.
L'esprit est la force du Verbe comme le sang l'est de
la chair. Analogiquement donc, le vin se mêle à l'eau
et l'esprit à l'homme. Si le vin trempé rassasie la foi,
l'esprit introduit en l'homme l'incorruptibilité. Et
l'union des deux, à savoir du vin et du Verbe, est
appelée eucharistie, grâce vénérable et belle. Ceux qui
selon la foi y participent sont sanctifiés corps et
âme, la volonté du Père formant mystérieusement le
divin mélange de l'homme avec l'esprit et le Verbe. »
Peedag., II, n, t. vm, col. 409 sq. A coup sûr, plus d'une
proposition de ce morceau n'est pas facile à interpré-
ter. Il est certain du moins qu'ici Clément atteste
l'usage de mêler de l'eau au vin dans l'eucharistie.
Il déclare aussi que le sang du Christ nous fait parti-
ciper à l'incorruptibilité du Seigneur, nous sanctifie
corps et âme.
Pour Clément donc, l'eucharistie est une offrande
rituelle, un sacrifice institué par le Christ. On y
renouvelle la cène, l'offrande par Jésus du pain et
du vin trempé d'eau. Le rite s'opère selon un règle-
ment fixé par l'Église et par les soins d'une hiérarchie
distincte du peuple. Le fidèle qui participe à cette
nourriture et à ce breuvage, mange et boit Jésus lui-
même. Il est sanctifié, corps et âme. Le sang du Christ
lui assure l'immortalité.
On a essayé d'enlever au mot offrande, Trpoacpopâ,
le sens de sacrifice. Il désignerait la présentation
par les fidèles à l'évêque des dons destinés à l'eu-
charistie ou au soulagement des pauvres. Wieland,
Opferbegriff, p. 119; Wetter, Altchrist. Liturgien, t.n,
p. 95-96. Sans doute Clément parle en maints en-
droits soit de l'agape, voir Volker, op. cit., p. 153-
160, soit des banquets spirituels du clirétien, du
gnostique. Mais il ne lie pas les repas amicaux et cha-
ritables des fidèles à l'eucharistie. Volker, loc. cit.,
p. 160-161. Pour les agapes dont parle Clément les
fidèles apportent des offrandes, mais l'auteur ne dit
pas qu'elles constituent le sacrifice chrétien, elles
sont un acte de charité. Cet usage n'explique en
rien pourquoi Clément appelle le rite qui s'opère sur
le pain et le vin, une TCpoacpopâ, une oblation rituelle,
ni pourquoi il l'assimile au sacrifice de Melchi-
sédech. Wetter ne peut recourir au témoignage de
Clément qu'en forçant les textes. Voir Coppens, op.
cit., p. 112.
Reste un autre morceau attribué au même écrivain
et dont le contenu mérite l'attention. Toutefois l'au-
thenticité n'en est pas certaine. C'est un commentaire
de Luc, xv, P. G., t. ix, col. 760-761. Il y est parlé
« d'un veau gras qui est immolé, OûsTat, veau qui est
encore appelé un agneau et pas un petit, mais un
très grand, l'agneau de Dieu qui efface les péchés du
monde. Comme une brebis, il est conduit à l'immola-
tion..C'est une victime, 0ùu.a, pleine de moelle, dont
toute la graisse, selon la loi sacrée, est devenue la part
de Dieu : tout entier il a été consacré, voué au Sei-
gneur. Il est si élevé, si grand... qu'il rassasie ceux qui
se nourrissent et jouissent de lui : car cette chair est
du pain, et puisqu'elle est l'un et l'autre, elle s'offre
à nous pour être mangée. Lors donc que les fils se
présentent, le Père leur donne le veau qui est immolé,
Oùetoc, puis mangé. » L'exégèse de chacun des mots
de ce morceau n'est pas sans difficulté, mais le sens
général ne semble pas discutable. Le Christ est pré-
senté comme la victime qui fut immolée sur la croix,
pour être à la fois offerte à Dieu et consommée par les
fidèles sous la forme du pain eucharistique. C'est donc
sa chair immolée en sacrifice que le Christ donnerait
aux communiants. Si cette affirmation émane de Clé-
ment d'Alexandrie, elle complète fort bien ce qu'il dit
de la Tcpoaçopâ, de l'oblation rituelle et du sacrifice
des chrétiens. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 296 sq. ; De la
Taille, op. cit., p. 226-227.
Sur d'autres détails purement liturgiques à glaner
dans Clément d'Alexandrie (lecture des prophètes
et de l'Évangile, chants et hymnes, prières de suppli-
cation, baiser de paix, usage de flambeaux, Sanctus),
on consultera Fortescue, op. cit., p. 39-40; plus d'un
texte allégué d'ailleurs appelle des discussions.
2° Origène. (t 254 ou 255). — On sait que le grand
docteur alexandrin cède sans cesse à .la tentation
d'allégoriser : il lui arrive donc de parler en un sens
spirituel de l'offrande et du sacrifice, du pain et du
vin, même du corps et du sang de Jésus-Christ. Ne
seront pas cités ici les textes où il n'est pas certain
921
MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS: ORIGÈNE
922
qu'Origène ait en vue l'eucharistie proprement dite
des chrétiens.
II affirme qu'elle est un bienfait du Christ et remonte
à lui, comme à son auteur. <> Si tu montes avec lui (le
Sauveur) au cénacle pour fêter la Pàquc, il te donne le
calice de la Nouvelle Alliance, il te donne aussi le pain
de la bénédiction ( de l'eulogie), il te donne son corps
et son sang. » In Jerem., hom. xvm, f3, P. G., t. xm,
col. 489 (traduction Batiffol; texte corrigé ici par celui
de l'édit. Klostermann, du Corpus de Berlin, Origenes
Werke, t. m, p. 169). On relève donc, à côté de l'affir-
mation de la présence réelle, l'emploi de la locution
biblique d'après laquelle le sang du Christ a scellé
le pacte d'alliance entre Dieu et le nouvel Israël. Voir
encore une allusion à l'institution, In Matth. comment.,
85, P. G., t. xm, col. 1734.
Le docteur alexandrin a eu l'occasion dans son
traité Contre Celse de compléter la précédente décla-
ration : « Rendant grâces au Créateur de l'univers,
écrit-il, nous mangeons le pain que nous (lui) offrons
avec actions de grâces et prières pour ces dons; ils
sont alors devenus un corps par la prière, quelque
chose de saint qui sanctifie ceux qui en usent avec une
intention saine. • Cont. Cels., vin, 33, P. G., t. xi,
col. 1565. « Celse, écrit encore Origène, veut que nous
offrions des prémices aux démons. Pour nous, c'est à
celui qui a dit : « Que la terre fasse germer la verdure »,
que nous offrons des prémices et que nous portons nos
prières, ayant un grand pontife qui a pénétré dans le
ciel, Jésus, Fils de Dieu. » Ibid., vm, 34, col. 1565.
Non, nous le déclarons, ajoute-t-il, nous ne sommes
pas des hommes au cœur ingrat. Sans doute, nous ne
sacrifions pas, nous n'accordons pas de culte à des
êtres qui sont nos ennemis, bien loin de nous octroyer
leurs bienfaits. .Mais à l'égard du Dieu qui nous a
comblés de faveurs... nous craignons d'être des ingrats.
Le signe de cette reconnaissance envers Dieu, c'est ce
pain qu'on appelle l'eucharistie.» Ibid., vi i,57, col. 1604.
La suite de ce développement prouve mieux encore
peut-être que l'oblation de cet aliment n'est pas une
simple prière de louange, mais l'acte rituel par excel-
lence, le sacrifice réservé à la divinité. « Bien plus,
écrit Origène, si nous savons que les anges et non les-
démons sont préposés à la production des fruits de la
terre et à celle des animaux, nous les louons et les
déclarons bienheureux... mais nous ne leur rendons pas
l'hommage qui est dû à Dieu. Car, ni Dieu, ni eux... ne
le voudraient. Au contraire, ils nous approuvent beau-
coup plus de ce que nous évitons de leur offrir des
sacrifices que si nous leur en présentions. »
Ainsi les chrétiens présentent quelque chose à Dieu,
et lui réservent un culte qui est pour lui seul. Il s'agit
ici d'une véritable oblalion rituelle, puisqu'elle s'oppose
à celle que les païens font aux démons et aux louanges
que nous rendons aux bons esprits. C'est une offrande
de prémices : on retrouve ici le mot de saint Irénée.
Elle est un sacrifice. Ce qui est offert, c'est le pain de
l'eucharistie. Il est le signe de notre gratitude envers
Dieu. Car la prière fait de lui un corps saint et sancti-
fiant : c'est à coup sûr la chair du Seigneur qui est
ainsi désignée. Pendant que nous l'offrons, nous ren-
dons grâces au Créateur de l'univers : de nouveau la
pensée d'Origène rejoint celle d'Irénéc. Puisque Jésus
est le grand pontife du ciel, c'est par lui, en raison de
sa présence à nos côtés et près de Dieu, que nous
remercions le Très-Haut de ses faveurs. .Mais ce pain,
après avoir été offert à Dieu, est mangé par nous avec
remerciements et prières. Bien de plus naturel, car
ce pain nous sanctifie, à condition toutefois que notre
intention soit saine. La similitude entre cette courte
synthèse eucharistique et celle d'Irénée apparaît
indéniable. Les idées se rejoignent et certains mots
essentiels sont identiques.
Sur la manière dont l'eucharistie est efficace, Origène
exprime clairement sa pensée. Ce qui sanctifie l'homme,
ce n'est pas la manducation en tant que telle, c'est
la conscience qu'on a en se livrant à celte opération.
« Puisqu'il s'agit du pain du Seigneur, l'efficacité en
est perçue par qui en use, à condition qu'il participe
à ce pain avec un esprit pur, avec une conscience pure.
Donc le fait même de ne pas manger de ce pain sanc-
tifié par la parole de Dieu et l'invocation ne nous prive
d'aucun bien, et manger ne nous fait abonder d'aucun
bien; car la cause de la privation est notre malice,
nos péchés, et la cause de l'abondance est notre justice,
nos bonnes actions. » In Matth., tom. xi, 11, t. xm,
col. 948 sq. De nouveau nous sommes en face de la
pensée qu'exprimait Irénée : « ce n'est pas le sacrifice
qni sanctifie l'homme, c'est la conscience pure de
l'homme qui sanctifie le sacrifice. » La pensée d'Ori-
gène est semblable : il n'y a qu'une légère différence
commandée par le sujet : le docteur alexandrin écrit
manger là où l'évêque de Lyon avait mis offrir. Les
deux idées sont connexes : saneta sanctis. Dans le même
morceau, trois fois à quelques lignes de distance,
Origène parle du pain sanctifié par la parole de Dieu et
l'invocation. Cette locution exprime donc avec exacti-
tude sa pensée. Déjà le témoignage de Clément
d'Alexandrie invite à voir dans ce mot sanctifié comme
un ternie technique synonyme de sacrifié. Nous
saisissons de plus ici une nouvelle similitude entre la
formule d'Origène employée trois fois et celle d'Irénée,
redite elle aussi à trois reprises. Les mêmes paroles
doivent exprimer une pensée semblable. Cette parole
de Dieu qui est une prière prononcée sur le pain,
(cf. Selecta in Ezechiel, vu,, 22, t. xm, col. 793 : Itzs\)-
yeaQai tû tyjç eù/apicmaç apTw) désigne sans doute
les mots du Christ à la cène, encadrés dans une prière
et considérés eux-mêmes comme une prière, puisqu'ils
appellent le changement du pain au corps du Christ.
Tel était déjà le langage de saint Justin. Batiffol,
op. cit., p. 278.
Autre trait de ressemblance entre Origène et Irénée.
On n'a pas oublié la pensée sur laquelle insiste tant
l'évêque de Lyon : le sacrifice nous revient, il est
accueilli par Dieu qui en retour accorde ses bienfaits.
Voici maintenant ce que dit Origène : « Ce que nous
avons donné à Dieu, il nous le rend, avec ce que nous
n'avions pas auparavant. Dieu exige et demande de
nous qu'il ait l'occasion de donner... Debout donc
prions Dieu, afin que nous soyons dignes de lui offrir
les dons qu'il nous rendra, de telle soi te qu'à la place
des biens terrestres, il offrira les biens célestes dans le
Christ Jésus. » In Luc, hom. xxxix, t. xm, col. 1900.
Les deux écrivains chrétiens ont été amenés par l'étude
de la Bible à la même conclusion. Leur langage
désigne à merveille l'eucharistie sacrifice, pain qu'on
offre à Dieu et qu'il nous rend; nous apportons une
créature terrestre, et elle devient le Christ, nous
l'offrons et recevons en retour les biens célestes, le
Christ lui-même que nous mangeons.
Nous voudrions être renseignés davantage sur les
effets du sacrifice. Comment le pain sanctifié et
devenu un corps saint, nous sanctifie-l-il ? Oiigcne ne
fournit pas une longue réponse, mais elle dit tout.
Parlant des pains de propositions de l'Ancienne Loi, il
fait cette remarque : « Si tu reviens à ce pain qui est
descendu du ciel et qui donne au monde la vie,
ce pain de proposition que Dieu a proposé comme une
propitiation par la foi en son sang, et si tu regardes
cette commémoraison dont parle le Seigneur quand il
dit : « Faites ceci en mémoire de moi », tu découvriras
que c'est cette commémoraison seule qui rend Dieu
propice à l'homme. » In LeviL, hom., xm, 3, t. xn,
col. 517. La formule est des plus heureuses. Irénée
avait enseigné que le sacrifice nous attire les bienfaits
923
MESSE CHEZ LES \LEXANDRINS : ORÎGÈNE
924
de Dieu; Origène expose la même idée, mais rattache
en termes exprès l'eflef à la cause, les fruits du sacri-
fice chrétien à ceux de la passion, fi trouve les mots
de l'avenir : le rite est propitiatoire parce qu'il commé-
more le sang du Christ.
Ailleurs encore il a souligné l'union qui existe entre
la passion et l'eucharistie. «Lorsque tu verras les
peuples venir à la foi, les églises s'élever, les autels
recevoir non plus le sang des animaux, mais le sang
précieux du Christ... « In Jesu Nave, hom. n, 1, t. xn,
col. 835. Il n'y a pas à se servir de ce passage pour
établir l'existence chez les chrétiens d'autels pro-
prement dits semblables à ceux qu'ont les païens :
il n'y en a pas, dit Origène à Celse, ils seraient
pour nous des abominations. Contr. Cels., vin, 20,
t. xi, col. 1518. Mais le contexte montre qu'ici le
docteur alexandrin met en parallèle les victimes
juives et la victime chrétienne, Jésus, l'oblation de
l'une et l'oblation de l'autre. Il ne pense pas Leule-
ment à l'immolation sanglante de la croix, mais au
rite qui la commémore, à ce qui se passera, quand
les païens auront la joi.
Une troisième fois d'ailleurs cette valeur que le rite
eucharistique tient de son rapport avec la passion est
affirmée par Origène : il a parlé du rite propitiatoire
par le sang des animaux qui existait chez les Juifs,
et il ajoute : « Mais toi qui es venu au Christ, pontife
vrai, lequel par son sang t'a rendu Dieu propice et
t'a réconcilié avec le Père, ne t'arrête pas au sang de
la chair, mais rends-toi compte plutôt de ce qu'est le
sang du Verbe et entends-le lui-même te dire : « Ce
« sang est le mien qui sera répandu pour vous en vue
« de la rémission des péchés. » Celui qui a été initié
aux mystères connaît la chair et le sang du Seigneur. »
In Levit., hom. ix, 10, t. xn, col. 523. Il serait difficile
de dire plus clairement que le rite chrétien remplace
les sacrifices propitiatoires d'fsraël, en commémorant
et en faisant passer en nous le sang du Verbe, du
Pontife éternel, jadis versé sur la croix et aujourd'hui
offert à Dieu, comme l'était autrefois celui des
victimes Iévitiques.
Ainsi l'originalité de la conception d'Origène vient
précisément, on le voit, de cette pensée que la cène
rappelle la croix. C'est donc bien à tort que Wetter,
op. cit., t. ii, p. 96, a cru pouvoir découvrir en Origène
le prétendu sacrifice alimentaire des premiers chré-
tiens. Le docteur alexandrin ne connaît qu'une seule
oblation : celle du pain sanctifié par la prière et
l'action de grâces, devenu ainsi un corps saint et
sanctifiant. On ne saurait faire d'Origène le par-
tisan d'une conception qui n'a jamais été celle des
chrétiens-, et qui aurait été pour eux un scandale, celle
de l'existence d'un sacrifice du pain et du vin. Comme
Irénée, Origène parle d'une olïrande de prémices,
mais celles-ci ne sont présentées qu'après avoir été
sanctifiées, qu'après être devenues le corps et le sang du
Christ. Plus qu' Irénée même, il établit que le rite
eucharistique est en rapport intime avec celui de la
croix, avec l'immolation physique du Sauveur.
Cette constatation vaut la peine d'être soulignée.
On sait que, d'après Lielzmann, il y aurait eu deux
types primitifs d'eucharistie : l'un d'eux, repré-
senté par Yanaphore de Sérapion, serait propre à
l'Egypte, où Paul n'a pas créé d'Églises, s'opposerait
à celui des chrétientés visitées par l'Apôtre, que
Vanaphore d'Hippolyte nous conserverait. Or, affirme
Lietzmann, dans le rite égyptien primitif, il n'y avait
pas de mention de la mort du Seigneur et l'auteur
n'hésite pas, pour prouver sa thèse, à voir dans la
commémoraison de la passion que contient aujour-
d'hui l'anaphore de Sérapion une interpolation. Op.
cit., p. 178-180; 190-196; 238; 249 sq. On peut
constater que cette audacieuse chirurgie n'est nulle-
ment justifiée par la tradition égyptienne. Ce qui
caractérise au contraire la conception eucharistique
d'Origène, ce qu'on ne trouve chez aucun autre
écrivain ancien aussi fortement affirmé, c'est la rela-
tion entre la passion et le rite chrétien.
Il est un second trait qui donne au témoignage
d'Origène son originalité. Plus que personne il insiste
sur la sainteté du l'eucharistie. Voir Struckmann, op.
cit., p. 146-151. Batifîol, op. cit., p. 263-269, a souligné
cinq passages très importants où, dans les termes les
plus clairs, le docteur alexandrin rappelle les disposi-
tions exigées du communiant, les motive par l'Écriture
et des arguments de raison, menace des pires châti-
ments les fidèles qui ne discerneraient pas le corps du
Seigneur. Ces textes sont surtout précieux pour
démontrer la présence réelle : il n'y a donc pas à les
examiner ici. Mais ils confirment ce que nous savons
déjà : l'eucharistie, la communion et le rite sont pour
Origène la chose sainte par excellence, rà ôtyia. Pour
dire que le pain est offert en sacrifice, Origène dit qu'il
est sanctifié. Pour faire savoir ce qu'il devient grâce
à cette opération, il affirme que c'est un corps saint.
Enfin pour montrer quels sont ses fruits, il le présente
comme sanctifiant. Les anciens Pères, même Irénée,
avaient insisté surtout sur la vie éternelle. Par là
même ils disent tout, car, si le corps du Christ fait de
nous des immortels, il divinise notre chair, notre
nature. Origène met l'accent sur la sainteté.
Il exige donc une grande pureté morale de qui-
conque approche de l'eucharistie. Le fidèle reçoit dans
ses mains le corps du Seigneur, il le porte avec vénéra-
tion, avec toute sorte de précaution, pour ne pas en
laisser tomber la plus petite parcelle, pour que rien
de consacré ne se perde. Si pareil malheur arrivait par
négligence, « on se tiendrait à bon droit pour cou-
pable ». In Exod., hom. xm, 3, t. xn, col. 391. Ce n'est
pas seulement la communion faite par un pécheur qui
est une faute, c'est aussi l'offrande par lui du sacrifice :
« Celui-là est inconsidérément à l'intérieur du sanc-
tuaire de l'église qui, après une union illicite, sans se
soucier de l'impureté de sa personne, consent à prier
sur le pain de l'eucharistie : un tel acte profane le
sanctuaire et produit une souillure. » Selecta in Ezech.,
vu, 22, t. xm, col. 793. Qu'il s'agisse ici de la faute du
ministre ou de celle du fidèle qui unit sa prière à celle
du célébrant, ce qui est affirmé, c'est la sainteté requise
non seulement pour communier, mais déjà pour
prendre part aux mystères.
Les liturgistes ont cru pouvoir relever dans Ori-
gène un assez grand nombre d'allusions à la liturgie
eucharistique : lectures de la Bible, homélie, hymnes,
prières, baiser de paix, Sanctus, emploi d'une anaphore
ayant des ressemblances avec celle de la liturgie
de saint Marc et qui, comme cette dernière, compren-
drait : une doxologie, des prières de louange à Dieu
remercié pour la création et la rédemption, des inter-
cessions pour toutes sortes de personnes, la demande
de pardon des péchés, une doxologie finale. La commu-
nion est faite sous les deux espèces et on reçoit debout
le pain consacré dans sa main, on l'emporte parfois
hors de l'assemblée pour se communier. La formule :
Sancta sanclis serait employée. On a même cru pouvoir
découvrir dans certaines paroles d'Origène des for-
mules pareilles à des textes de l'anaphore que contient
la liturgie de saint Marc. Voir Fortescue, op. cit.,
p. 40-45, qui fait observer avec raison qu'Origène
ayant été aussi en Palestine, certains traits cités
par lui peuvent être des allusions à la liturgie de ce
pays.
Conclusion. — D'après Origène, les chrétiens offrent
à Dieu et à lui seul une oblation de prémices, un
sacrifice, celui du pain et du vin sanctifiés par la prière
et l'invocation, devenus ainsi un corps saint et sancti-
925
MESSE CHEZ LES AUTRES ORIENTAUX
92(5
fiant, celui dont le sang a été versé sur la croix pour
rendre Dieu favorable aux hommes. Le rite chrétien
commémore cet acte, et ainsi il acquiert une valeur
propitiatoire au profit de ceux qui s'en approchent
avec une conscience pure, (".'est la conception d'Irénée;
mais l'alexandrin souligne davantage le rapport de
la cène et de la passion, et il insiste plus que personne
sur la pureté requise de qui s'approche du Saint des
Saints.
3° Denys d'Alexandrie (r 265). — Dans une lettre
au Pape Xyste II, Denys d'Alexandrie lui expose les
scrupules d'un chrétien qui a été baptisé par les héré-
tiques, et qui maintenant se demande ce que vaut son
baptême. « 11 a entendu l'eucharistie, il y a répondu
Amen avec les autres, il s'est présenté à la table, il a
étendu les mains pour recevoir le saint aliment, il l'a
reçu, il a participé longtemps au corps et au sang
de Notre-Seigneur Jésus-Christ... et maintenant il
n'ose plus approcher de la table et ce n'est qu'avec
peine qu'il assiste aux prières... » Dans Eusèbe, H. E.,
VII. ix, P. G., t. xx, col. 653. Denys attribue une
telle puissance de sanctification à l'eucharistie qu'il
croit qu'elle a en fin de compte suppléé le baptême. La
description liturgique vaut la peine d'être remarquée.
Il y a d'abord une prière d'action de grâces du prési-
dent. Suit l'Amen du peuple. On se présente à la table
et on étend les mains pour recevoir l'eucharistie.
Dans une autre lettre (à Basilide, cf. Eusèbe, H. E.,
VII, xxvi, 3) qui a été conservée par les canonistes
grecs, Denys étudie la délicate question de la pureté
corporelle requise du communiant. Dans l'exposé des
solutions, il parle de la « maison du Seigneur », de la
« table sainte > et de la manière dont était distribuée
la communion : le fidèle la recevait dans sa main,
puisqu'il « touchait le corps et le sang du Seigneur ».
P. G., t. x, col. 1281, 1284, 1288, et mieux dans C. L.
Feltoe, The letters and olher remains of Dionysius
of Alexandria, Cambridge, 1904, p. 102. — Enfin dans
une lettre à Fabius d'Antioche, Denys est amené à
dire qu'en punition de fautes très graves, par exemple
de l'apostasie, les fidèles étaient excommuniés. Il
raconte comment un de ceux qui avaient été soumis à
cette peine, étant sur le point de mourir, obtint son
pardon. Il envoya pendant la nuit son petit-fils
appeler un prêtre. Celui-ci, malade, ne put venir. On
remit à l'enfant une parcelle de l'eucharistie, en lui
ordonnant de la mouiller et de la faire passer dans la
bouche du vieillard. Dans Eusèbe, H. E., VI, xliv,
/'. G., t. xx, col. (120. Ainsi les aliments de la cène sont
chose sacrée dont on prive les grands pécheurs. L'eu-
charistie est le lien qui met le fidèle en rapport avec
la communauté. Enfin elle est le viatique porté aux
malades et sans lequel ils ne veulent à aucun prix
mourir. Sans doute il faut admettre qu'on a déjà la
coutume de garder en réserve l'eucharistie.
Il est intéressant de noter combien Denys insiste sur
la sainteté déjà si fortement exaltée par Origène. On
refuse, très longtemps et jusqu'à la mort, l'eucharistie
à un apostat; enfin on se préoccupe même de la
pureté corporelle qui convient au communiant. —
Un dernier détail liturgique : il semble bien que
Denys fasse allusion aux prières dites pour les empe-
reurs : « Nous vénérons le Dieu unique et créateur de
toutes choses, qui a donné l'empire aux très pieux
augustes Valérien et Gallien, nous lui offrons de conti-
nuelles prières pour leur empire, afin qu'il demeure
ferme et inébranlable. » Dans Eusèbe, H. JE., VII, xi, 8;
cf. Fortescue, op. cit., p. 46.
4° Firmilien de Césarée (f 268). — ■ Dans sa lettre à
saint Cyprien, P. /.., t. m, col. 1101 sq., Firmilien dénie
aux hérétiques le pouvoir d'imposer les mains, de
baptiser et de [aire quoi que ce soit saintement et spiri-
tuellement, ibid., 7, donc sans doute d'accomplir l'eu-
charistie : Tel avait été aussi le sentiment des Pères
de Galatie, de Cilicie et de Cappadoce réunis au concile
d'Iconium. C'est la fameuse doctrine que soutenait
Cyprien et que condamna le pape Etienne.
Firmilien raconte aussi le scandale causé par une
femme qui se disait prophétesse : « Fréquemment,
écrit l'évèque de Césarée, elle a osé ce qui suit : faire
croire (pie par l'invocation non méprisable elle sancti-
fiait le pain et faisait l'eucharistie, qu'elle offrait le
sacrifice au Seigneur sans prononcer la formule sacrée
de la prédication habituelle» : Etiumhoc fréquenter aiisu
est, et invocatione non contemptibili sanctifîcarc panem
et eucharistiam facere simularet, et sacrifteium Dom:n<>
sine sacramento solilœ prœdicalionis. Ibid., 10. Bâti tînt,
op. cit., p. 300, propose dé corriger ainsi : Sacrifteium
Domino non sine sacramento solilœ prxdicationis
offerret, et il donne à prsedicatio le sens de prex, prière
eucharistique. Firmilien dirait alors que cette femme
prétendait offrir le sacrifice eucharistique en usa'it des
paroles sacramentelles consacrées par l'usage. La
proposition est ingénieuse, mais il faudrait admettre
que l'évèque de Césarée redit ici ce qu'affirme déjà
la phrase précédente, invocatione non contemptibili
sanctifuure se panem et cucharisliam facere simularet.
Quoi qu'il en soit, l'eucharistie est pour Firmilien un
sacrifice que nous offrons au Seigneur; elle s'accomplit
quand le ministre sacré par une formule traditionnelle
consacre le pain.
Firmilien s'indigne encore contre ceux qui, après
avoir reçu des hérétiques un baptême invalide, ont la
témérité, par une communion illégitime, de toucher le
corps et le sang du Seigneur. Quelle n'est pas leur
faute et celle de ceux qui les admettent! » Ibid., 21.
Ce texte s'accorde avec celui de Denys d'Alexandrie
pour nous apprendre comment était reçue la commu-
nion :on déposait le corps et le sang du Seigneur entre
les mains du fidèle.
Ces quelques fragments ne permettent pas à coup
sûr de retrouver ce que pouvait avoir d'original la
conception de Firmilien. On peut noter toutefois qu'ici
encore le concept mis en relief, c'est celui de la sainteté.
On sanctifie le pain, il faut être sans hérésie pour qu'on
puisse le faire saintement, et les ministres du sacrement
doivent être assez saints pour ne pas permettre à ceux
qui n'ont pas été sanctifiés par un baptême valide, de
toucher le corps et le sang du Seigneur.
5Q Didascalie des Apôtres (entre 250 et 300, Palestine
ou Syrie). — On y relève de précieuses données sur le
rite eucharistique.
Par le ministère des évêques, le fidèle « participe à la
seule eucharistie de Dieu ». n, 33, édit. Funk, Pader-
born, 1906, 1. 1, p. 1 16. Les chrétiens sont donc invités à
se rendre aux réunions liturgiques; ils sont sans excuse
si le dimanche ils ne viennent pas « entendre la parole
de salut et se nourrir de l'aliment divin qui demeure
éternellement ». n, 59, p. 172. Ils doivent apporter à
l'évèque les offrandes sur lesquelles celui-ci prélève la
matière du sacrifice, le reste étant destiné aux pauvres,
n, 26, p. 102. Aussi l'auteur adresse-t-il à tous l'appel
suivant qu'il est nécessaire de reproduire dans le texte,
vi, 22, p. 376 : Vos vero secundum evangelium cl secun-
ilum Sancti Spirilus virtulem et in memoriis congregan-
tes (le syriaque met ce verbe à l'impératif) vos et sacra-
rum Scripturarum facile lectionem et ad Deum preces
indesinent".r offerte, et cam quœ secundum simililuilinein
regalis corporis Christi est acceptam eucharistiam offerte,
tum in colleclis vestris quam etiam et in cœmeteriis et in
dormienlium exitibus, panem mundum pnvponcnles
qui per ignem faclus est, et per invocationem sanciifi-
calur, sine discrelione (sans hésitation, syr.) orantes
offerte pro dormientibus.
A cet important passage, il faut ajouter un dernier
texte où il est dit que l'Esprit qui reçoit l'oraison de
927
MESSE EN OCCIDENT : SAINT HIPPOLYTE
928
celui qui prie, est la voix qui se fait entendre dans les
Écritures et sanctifie l'eucharistie. L'auteur conclut
que la femme, même au moment critique du mois, ne
doit pas se priver de la communion. Elle possède
l'Esprit, donc elle peut recevoir le ^fruit de l'Esprit,
le pain sanctifié par l'Esprit, vi, 21, p. 370.
De cet ensemble de textes se dégage tout un petit
traité sur l'eucharistie. Elle est une offrande rituelle.
L'auteur ne la confond nullement avec l'oblation des
fidèles et l'en distingue. Il parle de l'ofirande de l'eu-
charistie du corps du Christ et de la présentation d'un
pain pur, panem mundum preeponentes. Le sens de ce
verbe n'est pas douteux, il est l'équivalent de 7vpoa-
cpîpeTS, Batiffol, op. cit., -p. 291; Lamiroy, op. cit.,
p. 321, n. 2.- A noter encore qu'offrir est employé en
un endroit sans complément direct, encadré dans un
contexte qui oblige, à lui donner le sens de « sacrifice »
oranles offerte pro dormientibus.
L'eucharistie se célèbre le dimanche, peut-être même
plus souvent, puisque, dans un pas sage où il est parlé
d'elle, on mentionne une prière qui se fait sans cesse.
Du moins les fidèles sont sans excuse s'ils ne viennent
pas à la réunion du dimanche. Le rite se célèbre dans
les assemblées ordinaires à l'église, mais aussi dans les
cimetières, peut-être aux funérailles, in exitibus (le
mot est obscur, Nau, La Didascalie, Paris, 1902, p. 157)
et aux anniversaires : est-ce le sens de in memoriis?
Les fidèles apportent des dons sur lesquels une
part est réservée pour les pauvres. Une autre devient
la part du sacrifice. C'est le pain cuit au feu. Il y a
une lecture privée de la parole du salut, le dimanche
du moins. Puis ont lieu des prières. C'est l'évêque qui
fait l'eucharistie, mais il agit au nom de tous: aussi
tous sont-ils invités à offrir avec lui : offerte. Il prie.
L'Esprit qui déjà s'est fait entendre par les Écritures
reçoit cette prière, « il sanctifie le pain » et avec lui
« l'action de grâces ». On peut donc dire qu'elle est
« son fruit ». Ainsi offre-t-on « une eucharistie agréable
et qui est à l'image du corps royal du Christ. » L'action
de l'Esprit est soulignée plus qu'elle ne l'a été par les
écrivains antérieurs. L'équivalent du mot anlitype est
aussi appliqué pour la première fois à l'eucharistie.
Batifîol, op. cit., p. 292.
Autre renseignement non moins intéressant et qui
n'a pas encore été relevé en Orient : on offre pour les
morts, offerte pro dormientibus. Cette recommanda-
tion s'ajoute à ce qui est dit de l'eucharistie agréable
à Dieu, pour démontrer qu'on attribue à l'offrande
chrétienne une heureuse efficacité. L'assemblée
ménage d'ailleurs aux fidèles une faveur non moins
précieuse : ils y communient. Le dimanche, ils doivent
se nourrir de l'aliment divin qui demeure éternelle-
ment.
En vérité, il serait difficile de trouver plus de choses
en moins de mots : la Didascalie rappelle et complète
toutes les dépositions des écrivains orientaux anté-
rieurs sur le sens du rite eucharistique.
V. En Occident, jusqu'à saint Cyprien (milieu
du m" siècle). — 1° Saint Hippolyte (f peu après 235).
— Dans ce qui nous reste de ses traités, on trouve de
rares mais d'utiles renseignements sur le rite eucha-
ristique.
Le Commentaire sur le Cantique en parle comme
du sacrifice nouveau, donc de celui qui s'oppose aux
oblations juives, et qui est comme elles une oblation
proprement dite, celle qu'avait prédite Malachie.
In Cant., m, 4, dans Texte und Unters., t. xxm, fasc. 2,
p. 66. Une autre affirmation confirme la précédente :
« Quand l'Antéchrist viendra, alors disparaîtra le
sacrifice, Ouaîa, et la libation, cttiovSt), qui sont main-
tenant offerts, 7rpocrcpEpo[zé\/Y], à Dieu dans toutes les
nations. » Comment, in Daniel, iv, 35, édit. du Corpus
de Berlin, t. i a, p. 280. Cf. De Antichristo, 43, t. i b,
p. 27. Ainsi dans la même phrase se trouvent trois
mots techniques employés chez les Juifs ou les païens
pour désigner le sacrifice proprement dit. C'est bien
de lui qu'il s'agit, puisqu'il est parlé d'oblation prédite
par Malachie comme devant être offerte pour tous les
peuples, et du rite qui cessera au temps de l'Antéchrist,
alors que la prière, la mortification, l'aumône ne sem-
blent pas appelées à disparaître. D'ailleurs la parole
d'Hippolyte fait allusion au texte de Daniel, ix, 27 :
« Il (le Christ) confirmera son alliance avec un grand
nombre dans une semaine et au milieu de la semaine
cesseront l'oblation et le sacrifice, et l'abomination de
la désolation continuera jusqu'à la consommation et
la fin. » Or, le prophète juif parlait du sacrifice propre-
ment dit en cet endroit.
Sur cette oblation chrétienne, les phrases citées ne
nous donnent à peu près aucune indication. Hippo-
lyte atteste qu'il y a sacrifice et libation. Les chrétiens
offrent donc un aliment solide et un breuvage : « le
pain et le vin que nous a préparés le Christ.» In Prov.,
ix, 1-5, édit. de Lagarde, p. 199. Ce pain, c'est le corps
du Christ, In Gen., xxxvm, 19, édit. de Berlin, t. i b,
p. 36, sa chair divine qu'il donne à manger, In Prov.,
ix, 1-5, édit. de Lagarde, p. 199, « chair céleste à
laquelle l'humanité souhaite d'unir sa propre chair ».
In Cant., m, 4, Texte und Unters., t. xxm, fasc. 2,
p. 66. Ce vin, délicieux entre tous, In Cant., i, 5, p. 34,
c'est le sang précieux que le Sauveur nous donne à
boire pour la rémission de nos péchés, In Prov., ix,
1-5, éd. de Lagarde, p. 199, « sang qui est le gage de la
vie éternelle pour quiconque s'en approche avec
humilité ». In Gen., xxxm, 19, édit. de Berlin, t. i b,
p. 36.
On voit que la matière du sacrifice chrétien n'est
pas pour Hippolyte le pain et le vin en tant que créa-
tures. Le mot chair céleste vaut la peine d'être noté :
il fait penser aux prières qui demandent que l'obla-
tion eucharistique soit transportée sur l'autel du ciel,
afin qu'ensuite nous y participions pour trouver en
elle les dons divins. C'est la rémission des péchés et la
vie éternelle qu'obtient le fidèle par l'eucharistie,
ces grâces sont présentées ici, non comme les fruits du
sacrifice, mais comme les effets de l'union de notre
chair à la chair du Sauveur, si nous la recevons avec
humilité. Telles sont les données que nous recueillons
dans les ouvrages de saint Hippolyte parvenus jus-
qu'à nous.
Mais on sait que dans ces dernières années, les
travaux de Schwarz et de Connolly ont permis de
restituer à Hippolyte l'anaphore qui se trouve dans
l'Ordonnance ecclésiastique égyptienne (œgyptische
Kirchenordnung). Cette attribution semble aujour-
d'hui communément admise.
11 est à noter que cette anaphore suit le rite de
l'ordination de l'évêque et qu'elle sert pour une concé-
lébrât ion faite par le nouvel élu et les prêtres. Les
diacres apportent l'oblation. Suit le dialogue entre le
célébrant et le peuple.
L'évêque : Dominus cum omnibus vobis. — Le
peuple : Cum spiritu tuo. — E. Sursum corda vestra.
— P. Habcmus ad Dominum. — E. Gratias agamus
Domino. — P. Dignum et justum.
L'évêque dit alors suivi par ceux qui l'assistent,'
episcopum prieeuntem sequentes :
Nous te rendons grâces, Seigneur, pour ton cher
Fils Jésus-Christ, que dans les derniers jours tu nous as
envoyé pour Sauveur et Rédempteur, messager de ta
volonté. Il est le Verbe ton inséparable, par lequel tu as
tout fait et cela te fut pleinement agréable. Du ciel tu l'as
envoyé dans le sein d'une vierge. Il a été fait chair, porté
dans ses entrailles, il s'y est incarné. Il a été manifesté
ton fils né de l'Esprit-Saint et de la Vierge. Pour accomplir
ta volonté et t'acquérir un peuple saint, il a étendu ses
929
MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN
930
mains pendant sa passion afin de délivrer de la souffrance
ceux qui croient en toi. Il s'est livré volontairement a la
douleur pour abolir la mort, briser les liens du diable,
fouler au pied l'enfer, illuminer '.es justes, établir le statut
[nouveau] et manifester la résurrection.
■ Prenant le pain, te rendant grâces, il a dit : « Prenez
mange/. Ceci est mon corps qui sera brisé pour vous. »
« Pareillement aussi (prenant) la coupe, il a dit : « Ceci
est mon sang qui est versé pour vous. »
« Quand vous faites cela, vous faites ma commémoration. »
« Nous rappelant donc, Memores igitur, sa mort et sa
résurrection, nous t'offrons le pain et le calice, te rendant
grâces parce que tu nous as jugés dignes de nous tenir
devant tcii et de te servir.
« Et nous demandons que tu envoies ton Saint-Esprit
sur l'oblation de la sainte Église, et que, la ressemblant en
un seul tout, tu donnes à tous les saints qui communient
d'être remplis du Saint-Esprit pour être confirmés dans la
foi de la vérité, afin que nous te louions et te glorifiions par
ton Fils Jésus-Christ, par lequel à toi soit gloire et honneur,
Père et Fils avec le Saint-Esprit dans ta sainte Église et
maintenant et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Traduction de dom Cabrol, art. Hippoli/le, dans Diction,
d'archéol., t. vi, col. 1416.
Suit une oraison pour la bénédiction de l'huile
avec réponse du peuple.
Nous n'étudions ces textes que pour en dégager la
théologie d'Hippolyte. L'eucharistie chrétienne est
pour lui un sacrifice qui commémore la première cène
et la passion du Christ. Il y a offrande du pain et du
calice, mais du pain et du calice après que l'ofTiciant a
rappelé les actes et les paroles du Christ à la première
cène. Après quoi vient une invocation à l'Esprit-
Saint, une épiclèse, mais elle ne demande pas que le
pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ.
Elle supplie Dieu d'envoyer son Esprit-Saint sur
l'oblation de la sainte Église afin que les communiants
soient remplis de lui. Ainsi les trois personnes inter-
viennent et chacune a son rôle. Le Père a envoyé le
Fils et par lui il nous a créés, il a opéré notre salut;
Jésus a lui-même accompli cette œuvre et la continue
par l'eucharistie; le Saint-Esprit doit l'achever dans
l'Église et en chaque fidèle.
C'est la hiérarchie qui célèbre. L'évêque préside,
mais il y a concélébration : les prêtres le suivent.
Tous parlent au nom du peuple entier : l'oblation est
celle de l'Église, oblationem Ecclesise sanctse. Ce sacri-
fice est institué pour rendre grâces au Père par le"
Fils. Le rite est une eucharistie au sens étymologique :
le bienfait de la création n'est pas totalement oublié,
mais il n'est rappelé que d'un mot et rattaché à la
personne du Christ : « Nous te rendons grâces pour ton
cher Fils Jésus, le Verbe inséparable de toi par lequel
tu as tout fait. » Les dons de Dieu sur lesquels on insiste
sont l'incarnation et la mort du Christ, la rédemption
de l'humanité, l'appel des fidèles à la foi, à l'Église et
à la résurrection. Le sacrifice est aussi impétratoire :
on demande spécialement pour l'Église l'union de ses
fils, sans doute et sur terre et dans le royaume à venir,
puis pour chacun des participants l'Esprit-Saint, et
par lui la confirmation dans la foi, la grâce de louer
et de glorifier Dieu.
Dom Connolly estime que les prières qui suivent ne
sont pas d'Hippolyte, mais remontent en partie au
moins à une époque voisine de la sienne. Nous ne les
étudierons pas d'ailleurs en liturgiste, mais en théolo-
gien. L'évêque et les assistants demandent que les
mystères sanctifient les fidèles, les fortifient, les déli-
vrent de tout mal et augmentent leur foi. Autant
d'effets attribués au saint sacrifice. Il semble bien
qu'on attendait de lui tous les dons, comme le
prouve la post-communion : « Que la réception des
saints mystères ne soit pas pour notre condamna-
tion, mais pour le salut de l'âme et du corps. »
Cette anaphore d'Hippolyte à laquelle les liturgisles
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
accordent tant de valeur n'est pas moins importante
pour le théologien; elle lui révèle une doctrine sur
le sacrifice chrétien reçue à Rome dans la première
moitié du m8 siècle.
2° Le pape Corneille dans sa lettre à Fabien,
évêque d'Antioche, raconte le fait suivant : Quand
Novatien célèbre l'eucharistie, il exige des assis-
tants qu'ils jurent de lui rester fidèles. Ils doivent
pour obtenir la communion prononcer ce serment
avant de recevoir le pain consacré. Dans Eusèbe,
H. E., VI, xliii, 18. A noter l'expression employée
par Corneille pour dire célébrer l'eucharistie, noieiv
tixç 7rpoercpopdcç, faire les offrandes rituelles, le
sacrifice.
3° Novatien. — On ne découvre à peu près rien chez
lui. Peut-on relever une allusion au Sancius? De Tri-
nitale, vm, P. L., t. m, col. 899. Il est permis d'en
douter. Fortescue, op. cit., p. 50. Faut-il rapprocher
de formules liturgiques bien connues un ou deux textes
de Novatien (énumération des bienfaits de Dieu)?
Drews et C. Weymann l'ont pensé. Voir Fortescue,
op. cit., p. 50, 86.
Dans le De speclaculis de pseudo-Cyprien, attribué
par plusieurs érudits à Novatien, on relève un passage
qui offre un certain intérêt. L'office eucharistique est
appelé le dominicum. On y reçoit la chair du Christ,
et il est à noter qu'en trois lignes, l'auteur l'appelle
une fois le sanctum corpus, une autre fois le sanctum.
Même insistance donc sur la sainteté que chez les
Orientaux et les Africains de l'époque. Et les fidèles
ont l'habitude, ut assolet, d'emporter ce corps avec
eux : l'un d'eux ne s'oublie-t-il pas jusqu'à ne pas
s'en dessaisir quand il se rend au spectacle et à un
établissement de péché. De speclaculis, dans Cypriani
opéra, édit. Hartel, t. m, p. 313.
4° Tertullicn (\ vers 240-245. Son dernier ouvrage
connu, le De pudicitia, est de 215-222). — 1. Le rite
chrétien est un sacrifice. — Tertullien appelle les exer-
cices de l'assemblée eucharistique : sacrificiorum oralio-
nes, les oraisons des sacrifices. De oralione, 19, P. L.,
t. i (édit., de 1844), col. 1181, et la communion, une
participation au sacrifice. Ibid., col. 1183. De même
il se sert du mot « offrir » pour désigner le rite chrétien
et on voit qu'il pense alors à une oblation proprement
dite; il observe que les époux veufs offrent le sacrifice
pour leur conjoint défunt. De monogamia, 10, t. n,
col. 942; De exhortatione castitalis, 10; t. n, col. 926.
Il rappelle que dans l'assemblée chrétienne les femmes
n'ont pas le droit de faire l'oblation, ofjerre. De velandis
virginibus, 9, t. n, col. 902. Il note que, comme dans le
christianisme, on célèbre dans les mystères de Mithra
l'oblation du pain. De prœscript., 40, t. n, col. 55. On
relève même en Tertullien une phrase où les deux
mots sont unis : le dimanche on offre le sacrifice. De
cullu /œminarum, n, 11, 1. 1, col. 1329.
C'est le rite préfiguré par l'oblation de l'ancienne
Loi, pour la guérison de la lèpre. Adv. Marcionem, IV,
ix, t. il, col. 375. Plusieurs fois Tertullien reproduit
la prophétie de Malachie, mais c'est surtout pour
montrer dans le sacrifice pur qui est prédit, la prière
d'un cœur innocent ou les louanges accordées à Dieu.
Adv. Marc, III, xxn; IV, i, t. n, col. 353, 362.
2. Ce rite a été institué par le Christ. ■ — Jésus a
nommé le pain son corps, Adv. Marc, IV, XL, t. n,
col. 460, et il a transformé le vin en une chose sacrée.
De anima, 17, t. n, col. 676. Ayant pris du pain et
l'ayant distribué aux disciples, le Christ en a fait sa
chair par ces mots : Ceci est mon corps. Adv Mure,
IV, xl, t. il, col. 460. Ainsi le « corps du Christ est
une espèce de pain », in pane censelur (sur le sens
de ce mot : A. d'Alôs, La théologie de Tertullien,
Paris, 1905, p. 366; Batiffol, op. cit., p. 216). Voir
encore De oral., 6, t. i, col. 1160.
X. — 30
931
MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN
932
3. Quelle espèce de sacrifice ? — Tertullien ne se pose
pas la question. Les noms qu'il donne à l'eucharistie
nous l'ont connaître quelque peu sa pensée. Pour
lui, elle est le « corps du Seigneur », De idol., 7, t. i,
col. 609; De orat., 6, t. i, col. 11G0, «son corps et son
sang », De resur., 9, t. n, col. 806, « le repas du Seigneur
ou de Dieu », Ad uxorem, n, 4, t. i, col. 1294; De pud.,
9, t. il, col. 998. Tertullien l'appelle encore « le dévot
service de Dieu », De orut., 19, t. i, col. 1192, la
« chose sainte », De specl., 25, t. i, col. 657, « l'œuvre
divine ». De pud., 9, t. u, col. 998. Il déclare que le
Christ « est immolé, maclabilur », De pud., 9, t. n,
col. 998, et que le vin est « consacré en mémoire de
son sang ». De anima, 17, t. n, col. 676.
4. Matière du sacrifice. — Nul doute, c'est le « pain
et la coupe ». Adv. Marc, IV, xl, t. n, col. 460-461.
Dans celle-ci il y a du vin. De anima, 17, t. h, col. G7<>.
5. Forme consécratoire. — Tertullien reproduit
l'antique formule. Il y a, dit-il, « oraison et action de
grâces ». Adv. Marc, IV, ix, t. n, col. 376. On recon-
naît les sûycd x.oà eùxocpiaTioa des premiers chrétiens.
L'action de grâces est dite sur les aliments à consa-
crer. Adv. Marc, I, xxm, t. n, col. 274. Celte prière
ne peut être que celle qu'a prononcée le Christ pour
faire du pain son corps : Ceci est ' mon corps. Adv.
Marc, IV, xl, t. n, col. 460.
Ces paroles produisent un effet qui se prolonge au
delà de l'assemblée chrétienne. Le pain et le vin qui
sont devenus le corps et le sang du Christ le demeu-
rent. On les réserve, on les emporte à domicile, De
orat., 19, 1. 1, col. 1183; Ad uxorem, n, 5, t. u, col. 1296,
pour se communier soi-même.
6. Ministre de l'eucharistie. — Ici se fait sentir
l'iniluence du montanisme. Le Seigneur, dit Ter-
tullien, avait imposé à tous le précepte de célébrer
l'eucharistie, pourtant nous ne la recevons que de
la main des présidents, des membres de la hiérarchie.
De corona, 3, t. n, col. 79. Voilà pourquoi encore il
dit que la veuve, que le veuf « offrent » pour leur
conjoint défunt; c'est par le prêtre qu'ils le font, car
c'est par lui, qu'ils « recommandent ces âmes ». De
monog., 10, t. u, col. 942; De exhorl. cast., 7, t. n.
col. 926.
S'il revendique pour les laïques le droit d'offrir, c'est
parce qu'il les tient pour des prêtres. De exhorl.
cast., 7, t. n, col. 922-923. Il croit si bien à leur sacer-
doce qu'il leur impose la monogamie. Loc. cil. Voici
d'ailleurs la théorie que, devenu montaniste, Tertul-
lien croit pouvoir proposer. Les laïques eux aussi
sont prêtres. Mais l'autorité de l'Église et l'honneur
concédé par sa sainte investiture établissent une
différence entre la hiérarchie et le peuple. Là où cette
investiture n'a pas lieu, et où il y a cependant trois
personnes, il y a l'Église. Donc là le laïque peut
offrir le sacrifice, mais il doit alors vivre à la manière
des prêtres, par exemple pratiquer la monogamie.
Toutefois cette affirmation même laisse entendre que
là où il y a l'investiture de l'Église, c'est le prêtre
qui doit offrir s'il se trouve présent. De exhorl.
cast., 7, t. ii, col. 922-923. Tertullien reconnaît, du
moins en 211-212, que déjà pour distribuer l'eucha-
ristie, il fallait entrer dans la hiérarchie ecclésias-
tique. De idol., 7, 1. 1, col. 669.
A priori, on peut être sûr qu'il exige des ministres
du sacrifice chrétien une grande pureté. Parlant des
clercs qui donnent la communion, après avoir été
jadis fabricants d'idoles, il s'écrie : « O crime! Les
Juifs n'ont qu'une fois porté la main sur le Christ.
Ceux-ci le font tous les jours. O mains qu'on devrait
couper! » Ibid.
7. De ceux qui participent à l'eucharistie. — - Les com-
muniants doivent être à jeun. Ad uxorem, u, 5, t. i, I
col. 1296. Ils sont tenus d'avoir une grande pureté.
Tertullien s'indigne non seulement contre les sculp-
teurs d'idoles qui distribuent, mais aussi contre ceux
qui reçoivent, pour s'en communier, le corps du
Seigneur en des mains qui donnent un corps aux
dénions. De idol., 7, t. i, col. 669. De même, reprenant
la parole de saint Paul, il n'admet pas que le fidèle
mange le repas de Dieu et le repas des démons. De
specl., 13, t. i, col. 646. Il ne veut pas que le commu-
niant passe de l'Église de Dieu à l'Église du diable,
du ciel à la fange. Le fidèle n'a pas le droit de fatiguer
par des applaudissements donnés à un histrion des
mains qu'il a élevées auparavant vers le Seigneur. La
bouche qui a répondu Amen en recevant la sainte
communion ne peut pas donner son suffrage à un
gladiateur. Elle ne saurait pousser des vivats « pour
les siècles des siècles » en l'honneur d'un autre que
Dieu et le Christ. De spect., 25, 1. 1, col. 657. Tertullien
ne veut même pas qu'on pardonne à l'impudique
repentant ou au chrétien tombé, de telle sorte que le
Christ soit encore immolé par lui, en d'autres termes
ce malheureux n'est plus admis à participer au sacri-
fice du corps et du sang du Seigneur. De pud., 9,
t. n, col. 998. C'est encore le respect dû au sacrement
qui oblige à être soucieux jusqu'à l'inquiétude, anxie
pulimur, de ne rien laisser tomber du pain et de la
coupe eucharistique. De corona, 4, t. n, col. 80.
8. Pour qui célèbre-t-on l'eucharistie? — ■ « Nous fai-
sons pour les défunts des oblations au jour anniver-
saire de leur naissance. » De corona, 3, t. n, col. 79.
Ce dernier mot montre qu'il s'agit des confesseurs de
la foi dont la mort est considérée comme l'entrée dans
la vraie vie; on fête donc l'anniversaire de leur passion
par l'offrande du saint sacrifice.
Mais on recommande aussi à Dieu l'âme des simples
fidèles. C'est une coutume ancienne, De corona, ibid. ;
on est tenu de l'observer. Tertullien parle de la veuve
qui prie et « fait l'oblation » pour son mari défunt « au
jour anniversaire de sa mort ». De monog., 10, t. n,
col. 942. De même dans son mépris de montaniste
pour les secondes noces, il brosse le tableau grotesque
du veuf remarié. « Tu ne peux pas, lui dit-il, haïr ta
première épouse à laquelle tu réserves une affection
d'autant plus religieuse qu'elle a été recueillie auprès
du Seigneur; pour son âme, donc, tu pries, tu présentes
tes oblations annuelles. Ainsi tu te tiendras devant le
Seigneur avec autant d'épouses que tu en commé-
mores dans ton oraison? Tu offriras pour deux? Tu
recommanderas les deux par un prêtre... et tu auras
le front assuré quand montera ton sacrifice! » De
exhort. cast., 11, t. n, col. 926-927. Ce texte peut paraî-
tre ridicule. Il est pour le théologien des plus précieux.
L'affirmation de Tertullien prouve qu'on offrait l'eu-
charistie pour les vivants et pour les morts: le mal-
heureux qu'il plaisante le fait pour ses deux femmes.
On rendait aux défunts ce devoir surtout à l'occasion
de l'anniversaire de leur décès. Le rite était accompli
par un prêtre, mais le fidèle qui sollicitait son inter-
vention lui était si bien uni qu'on pouvait dire de
lui qu'il offrait le sacrifice. L'erreur montaniste est
celle d'une petite chapelle, mais la croyance à la
valeur du sacrifice de la messe pour les vivants et
les défunts doit être celle de la grande Église, car le
chrétien que Tertullien essaye de tourner en ridicule
est un catholique et non un adversaire des secondes
noces.
9. Effets du sacrifice. — Sur ce sujet, Tertullien est
très sobre. Il indique un fruit de la communion : « la
chair se nourrit du corps et du sang du Christ pour que
l'âme s'engraisse de Dieu. » De resur., 8, t. n, col. 806.
Le rite est une « eucharistie » au sens étymologique
du mot, en d'autres termes il y a sacrifice d'actions de
grâces. Adv. Marc, IV, ix, t. n, col. 376. On rend à
Dieu un « dévot hommage ». De orat., 19, 1. 1, col. 1182.
933
MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN
934
L'homme n'est pas sans retirer du profit de l'immola-
tion, puisqu'on offre pour les vivants et pour les morts.
L'oblation pour ces derniers prouve que le rite
obtient le pardon des péchés ou des peines par les-
quelles on les expie. Il y a lieu de supposer que l'eu-
charistie offerte pour les vivants jouit de pareille
efficacité. Tertullien d'ailleurs laisse entendre d'un
mot que le Christ est « immolé » de nouveau par celui
qui participe aux saints mystères : les fruits de la
passion sont donc appliqués aux assistants. De pud.,
9, t. il, col. 998 A. Peut-être tait-il allusion à une
prière de la messe dans le texte bien connu de l'Apolo-
geticus, 30, t. i, col. 443 : « Les mains élevées... nous
prions pour tous les empereurs afin qu'ils aient une
longue vie, un empire solide, une maison sûre, des
amis forts, un sénat fidèle, un peuple loyal, un terri-
toire paisible, et tout ce que peuvent souhaiter les
hommes de César. » Si ce passage fait allusion à une
prière de la messe, ici est démontré en termes formels
ce que l'ensemble des données recueillies par ailleurs
prouve suffisamment : les fidèles se servent du sacri-
fice pour recommander à Dieu tous les besoins, ceux
des vivants et ceux des morts. Tertullien dit ailleurs
que « notre prière portée à l'autel nous obtient tout de
Dieu ». De orat., 28, t. i, col. 1195.
10. Célébration du sacrifice. — Le dimanche est le
jour saint qui est sanctifié par la célébration de l'eu-
charistie, dominica solemnia. De fuga, 14, t. n, col. 119;
De anima, 9, t. n, col. 659. Cet office peut avoir lieu
aussi les jours de station, donc les mercredis et vendre-
dis : Tertullien n'approuve pas qu'à ces dates on se
prive de la communion pour ne pas rompre le jeûne.
Au contraire, qu'on sanctifie la station par la parti-
cipation aux saints mystères. Il est d'ailleurs fpcile
d'associer la piété avec le jeûne. Pendant le sacrifice
de la station, on recevra le corps du Christ, puis pour ne
pas rompre le jeûne, on emporte chez soi l'eucharistie.
Et on communie plus tard, à l'heure où il est permis
de prendre de la nourriture. De orat., 19, 1. 1, col. 1183.
On célèbre encore l'eucharistie à l'anniversaire de la
mort des martyrs, De cor., 3, t. n, col. 79, et du décès
des chrétiens. De monog., 10, t. n, col. 942; De exhort.
cast., 2, t. n, col. 926. Un texte de Tertullien autorise-
rait peut-être à penser qu'on disait la messe chaque
jour, quotidie, De idol., 7, t. i, col. 669; Adv. Marc.,
IV, xxvi, t. n, col. 425; en tout cas, c'était de bon
matin, De corona, 3, t. n, col. 79, antelucanis cœlibus,
au point du jour. Batilïol, op. cit., p. 211.
Le lieu où se célèbre l'eucharistie est appelé par
Tertullien < l'église » de Dieu. De spect., 25, t. i, col. 57.
Il y a un autel, «l'autel de Dieu », près duquel on se
tient. De orat., 19, t. i, col. 1182. On ne doit pas y
monter avant d'avoir fait la paix avec ses frères. Ibid.,
11, col. 1166. On y porte l'hostie spirituelle de la prière.
Ibid., 28, col. 1194; De exhort. cast., 10, t. h, col. 926;
De jejunio, 16, t. n, col. 976. Un texte parle aussi « des
âmes des martyrs qui sous l'autel reposent dans la
paix », attendant avec confiance la justice de Dieu,
revêtues de robes blanches, jusqu'à ce que d'autres
complètent leur glorieuse société. Scorpiace, 12, t. n,
col. 147. On a conclu que les corps des martyrs étaient
placés sous l'autel. Il semble, plutôt que ce texte
reproduise simplement la parole de l'Apocalypse : vi,
9-11.
Avec plus d'à propos, les historiens de la liturgie
ont relevé chez Tertullien de nombreux renseigne-
ments de détail sur le rite eucharistique. F. Cabrol, art.
Afrique du Diction, d'arch., t. i, col. 593; Fortescue,
op. cit., p. 52 sq. A la messe des catéchumènes on
trouve les leçons d'entrée, le chant des psaumes,
l'homélie, les prières, De anima, 9, 1'. L.,t. i, col. 660,
« avec les frères y, De orat., 18, t. i,col. 1176-1178; elles
se font debout, les mains élevées. Apol., 16, t. i,
col. 370-371 ; Ad nat., i, 13, 1. 1, col. 579; De spect., 25,
t.i, col. 657; De orat., 11, 1. 1, col. 1169. Il y a un baiser
de paix. Ibid., 18, col. 1176, 1177. On récite l'oraison
dominicale. Ibid., 3-4, col. 1156-1157. Et il est difficile
de ne pas voir dans le passage suivant un morceau
plus ou moins littéralement reproduit de la prière
eucharistique ou anaphore : « Il est vraiment juste
que Dieu soit béni par tous les hommes en tout lieu
et en tout temps, pour le souvenir qu'on doit toujours
garder de ses bienfaits... A celui que la cour angélique
ne cesse de proclamer : Saint, Saint, Saint! C'est
pourquoi, si nous méritons de nous associer aux anges,
nous apprenons dès ici-bas cette divine parole [de
louange] envers Dieu et l'office de la gloire à venir. »
Ibid., 3, col. 1156-1157. Les fidèles reçoivent les deux
espèces, le célébrant remet le corps du Christ dans la
main des fidèles, le diacre présente la coupe. De cor.,
t. n, col. 79-80.
11. Lex textes sur le sacrifice spirituel. — Il y a des
passages où Tertullien affirme que les chrétiens n'ont
ni victime ni sacrifice, et qu'ils n'offrent à Dieu que
la prière.
Ces paroles ne contredisent en rien tous les témoi-
gnages cités plus haut. Par ces affirmations, l'apolo-
giste fait savoir, que les chrétiens n'ont pas de rites
pareils à ceux des païens et de l'Ancien Israël, pas
d'objets matériels, de victimes animales, de sacri-
fices sanglants. Il suffit de lire les textes : « J'offre à
Dieu une hostie opime et plus précieuse, celle qu'il
m'a demandée; c'est la prière venue d'un cœur pudi-
que, d'une âme innocente et de l'Esprit-Saint, ce
ne sont pas des grains d'encens.., les larmes d'un
arbre d'Arabie.., ni deux gouttes de vin, ni le sang
d'un bœuf... Vous offrez vos dons par des prêtres
remplis de vices et vous regardez les entrailles des
victimes- au lieu de l'âme du sacrificateur. » Apol.,
30, t. i, col. 444-445. — « Telle est l'hostie spirituelle
qui a aboli les anciens sacrifices... Nous sommes les
vrais adorateurs, les vrais prêtres, qui, priant en esprit,
offrons en esprit la supplication propre à Dieu et qui
lui est agréable, celle qu'il a cherchée, qu'il s'est
choisie, une nouvelle forme de l'oraison du Nouveau
Testament. » De oral., 28, t. i, col. 1194. Voir encore
Ad Scapulam, 2, 1. 1, col. 700 : « Nous sacrifions comme
Dieu l'a ordonné, par une prière pure. » De même, on
lit, dans le De spect., xm, t. i, col. 616 : « Parce que les
démons et les morts sont une seule et même chose,
nous nous abstenons de l'une et l'autre idolâtrie, et
nous ne méprisons pas moins les temples que les monu-
ments, nous ne connaissons pas d'autel, nous n'ado-
rons pas de statue, nous ne sacrifions pas, nous ne
faisons pas de festins funèbres et nous ne mangeons
ni les mets des sacrifices, ni ceux des banquets en
l'honneur des morts. »
Ces affirmations sont formelles. D'après Tertullien,
Dieu a rejeté les sacrifices par lesquels on lui offre des
créatures, par exemple ceux d'Israël ou ceux des
païens. Pour le chrétien, il n'y a pas d'idoles ni d'au-
tels, pas de culte des morts, pas de banquets sacrés.
Les fidèles remplacent toutes ces formes impures et
inefficaces de dévotion par la prière. Ce mot n'exclut
nullement le sacrifice. Aujourd'hui encore, nous
appelons la messe une prière, la principale de toutes-
Du prêtre qui la célèbre on dit qu'il est l'homme de la
prière, et si on attribue à ce rite une efficacité,
c'est parce qu'il est une prière. Tertullien avait le
droit de tenir le même langage. D'ailleurs, dans les
expressions citées plus haut, il en est qui semblent
faire allusion à l'eucharistie. Il esl affirmé par exemple)
que les anciens sacrifices sont remplacés par une
prière qui est le propre de Dieu, qui lui est agréable,
qu'il a réclamée lui-même, qu'il a prévue pour lui et
qu'elle est la nouvelle forme du Nouveau Testament,
935
MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN
936
prière qu'on porte à l'autel et qui nous obtient tout de
lui. Si on ne peut pas dire avec certitude que cette
description désigne l'eucharistie, on est obligé de
reconnaître que cette interprétation demeure très
probable. De même les mots de la lettre au païen
Scapula que Tertullien n'avait pas besoin d'initier
aux mystères chrétiens, et qui aurait mal compris une
description plus précise du rite, semblent bien eux
aussi désigner en termes voilés l'eucharistie. Sacri-
ficamus... quomodo prœcipit Deus, pura prece.
Est-ce à dire que le rite chrétien est une simple
oraison sans offrande? Nullement. On a pu le voir,
Tertullien emploie très fréquemment le terme offrir.
E y a prière dite sur le pain et le vin, et elle opère ce
qu'a fait jadis celle du Christ : le corps et le sang du
Seigneur, Adv. Marc., IV, xl, t. n, col. 460-461. Voilà
ce qui constitue le sanctum, la chose sainte, l'eucha-
ristie, voilà donc ce qui est offert à Dieu. Cette obla-
tion elle-même est une prière et Tertullien peut lui
donner ce nom. Mais ce n'est pas une prière quel-
conque, c'est une prière d'offrande.
A plus forte raison est-il impossible d'admettre que
pour lui le sacrifice chrétien soit une oblation de pain
et de vin. Cette pensée est en contradiction formelle
avec la conception de Tertullien. 11 affirme avec la
plus grande énergie que les fidèles n'offrent pas en
sacrifice des créatures, animaux ou végétaux. Sans
doute, comme l'a fait saint Justin, il parle des aumônes
qui accompagnaient l'eucharistie. Les chrétiens ont
une caisse, il le reconnaît. Chacun verse une modique
offrande, une fois le mois ou lorsqu'il le veut, mais
uniquement s'il le peut et si cela lui plaît. Les sommes
recueillies servent à l'entretien et à la sépulture des
indigents, à l'assistance des orphelins, des vieillards
et des naufragés; de même les détenus condamnés
pour la foi sont soutenus par les secours des fidèles.
Apol., 39, t. i, col. 470. Rien dans les affirmations de
Tertullien sur ces offrandes des fidèles ne fait penser
à un sacrifice d'aliments, tel que l'a imaginé Wetter.
Ce n'est pas davantage ce que nous apprend Ter-
tullien des agapes qui permet de découvrir une telle
oblation. Les chrétiens ont des repas communs, dit -il.
Les pauvres en profitent. Rien de grossier, ni d'immo-
deste. Avant le repas, on prie Dieu, chacun mange
selon sa faim, on boit comme il convient à la vertu,
sans dépasser la juste mesure. Car on désire être en
état d'adorer Dieu pendant la nuit. On s'entretient
donc comme si on était en sa présence. Après qu'on
s'est lavé les mains, les flambeaux sont allumés. Cha-
cun est prié de chanter quelque cantique. Suit une
prière et on se retire. Rien ici d'un sacrifice. C'est
bien plutôt, comme le dit Tertullien, « une école de
vertu », de pieuse fraternité. Pour le chrétien, l'obla-
tion est un acte tout différent, c'est «l'œuvre sainte »
par excellence. Ce n'est plus un simple banquet
fraternel, mais le « repas du Seigneur ». Il y a, non un
simple service matériel d'édification et de charité,
mais un hommage rendu à Dieu. A une institution
humaine même très louable, se substitue « l'œuvre
divine ». Les offrandes des fidèles sont assurément
un exercice de vertu très recommandable, mais on
constate que bien au-dessus d'elles se place l'oblation
du Seigneur Jésus.
Enfin, quiconque lit Tertullien avec attention
constate que nulle part il ne présence la communion
comme le sacrifice proprement dit. Cf. Lamiroy,
op. cit., p. 313-314.
5° Saint Cypricn (t en 258). — ■ L'évêque de
Carthage a composé la plus ancienne étude que nous
possédions sur le rite eucharistique : c'est la lettre à
Cécilius, son collègue de Bithra. Episi., lxiii. Sou-
vent il en parle dans ses autres écrits. Avec toutes
les données qu'il nous a laissées, on peut plus facile-
ment encore qu'avec les textes de Tertullien compo-
ser un petit traité du sacrifice chrétien.
Il n'y a pas lieu de montrer ici qu'aux yeux de saint
Cyprien l'eucharistie contient le corps et le sang du
Seigneur. Voir Struckmann, op. cit., p. 279 sq. ;
Batiffol, op. cit., -p. 227 sq.; A. d'Alès, La théologie
de saint Cyprien, Paris, 1922, p. 262 sq. ; art. Eucha-
ristie, t. v, col. 1132. Nous n'étudierons ici que le
rite eucharistique.
1. Éléments et forme consécraloire. — Il y a du pain
et une coupe, Cyprien ne cesse de le dire. Dans le
calice, on verse du vin mêlé d'eau : toute la longue
épître lxiii est écrite pour le démontrer. P. L., t. iv,
col. 373 sq., et mieux dans l'édit. Hartel, du Corpus
de Vienne, t. m b, p. 701-717. (Nous citerons unique-
ment cette édition, où la numérotation des lettres
n'est pas toujours conforme à celle de P. L.)
Un abus s'était introduit en certaines églises
d'Afrique : on célébrait l'eucharistie, non avec du vin,
mais avec de l'eau. L'évêque de Carthage oppose à
cette coutume la tradition de l'Évangile et des
Apôtres. Il faut renouveler ce que Jésus-Christ a
fait. 1 et 2. Déjà l'Ancien Testament, par ses figures
(Noé, Melchisédech) et par les enseignements des
prophètes, 3-8, annonçait que Jésus se servirait de
vin et non d'eau. Le récit de la cène montre comment
ces oracles se sont réalisés. 9-10. Cyprien fait valoir
ensuite les graves raisons qui motivent l'emploi de
deux éléments. 11-15. Il conclut qu'on doit s'ins-
pirer uniquement des leçons et de l'exemple du Christ,
et il réfute les objections des aquariens. 16-19.
Comment ce pain et cette eau cessent-ils d'être des
éléments profanes, revêtent-ils un caractère religieux,
deviennent-ils le corps et le sang du Christ? Par la
prière du célébrant : Cyprien parle de cette oraison
que lui-même prononce, précis noslrœ; il montre en elle
la partie solennelle du rite, solemnibus adimplelis.
De lapsis, 25, Hartel, t. m a, p. 255. Ailleurs encore,
il se sert de termes semblables pour désigner ce qui
donne à l'acte sa valeur, orationes et preces. Epist.,
lxv (ol. lxiv), 4, Hartel, t. m b, p. 725. Voir encore
De unitate Ecclcsise, 17, H., t. m a, p. 225.
D'autre part Cyprien cite les paroles par lesquelles
le Christ a déclaré que le pain était son corps et le
vin son sang. Epist., lxiii, 9, 10, H., t. m b, p. 708-
709. Et dans cette même lettre où il reproduit les
mots employés par le Christ à la cène, il insiste avec
une extrême énergie sur la nécessité pour le prêtre de
faire ce que Jésus-Christ a fait. On peut donc penser
que, comme l'attestent d'ailleurs les deux plus
anciennes anaphores connues, celle d'Hippolyte et
celle de Sérapion, la prière eucharistique de Cyprien
redisait sur le pain et le vin les paroles de Jésus : « Ceci
est mon corps, ceci est mon sang. »
L'évêque de Carthage croit-il que l'Esprit-Saint
donne à ces mots leur efficacité? On peut se le deman-
der. Au cours d'une phrase dans laquelle il dénie à
ceux qui ont perdu la foi le pouvoir de sanctifier
l'oblation, il justifie son sentiment par cette pensée :
Commenta urait-on cette puissance, là où n'est pas
l'Esprit-Saint ? Mais, en cet endroit même, l'action
de la troisième personne de la sainte Trinité n'est pas
séparée de celle de la seconde : la stérilité de la prière
des officiants qui ont abandonné la foi s'explique aussi
parce que le Seigneur ne leur est pas favorable :
Quando nec oblatio sanclificari illic possit ubi Spiritus
Sanclus non sit, nec cuiquam Dominus per ejus ora-
tiones et preces prosil qui Dominum ipse violavit. Epist.,
lxv (ol. lxiv), 4, H., t. m b, p. 725.
2. Le rite eucharistique est un sacrifice proprement
dit. — Cyprien ne cesse de l'affirmer en des termes
qui ne laissent aucun doute sur sa pensée.
Pour lui, l'eucharistie est, au sens littéral et tech-
937
MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN
938
nique, un sacrifice proprement dit. Dr lapsis, 16, 25, .
28. II.. t. m a, p. 248, 255, 257; Epist., lxiii, 1, 4, 5,
9. 11. 17. H., t. m b, p. 701, 704, 708, 712, 714; Epist.,
lxxii, 2, ibid., p. 776; Epist., lxxiii, 2, ibid., p. 780.
Sont sacrifices et le rite accompli' par le Christ à la
cène et tous ceux par lesquels les chrétiens le repro-
duisent. Sans doute, il arrive à saint Cyprien d'em-
ployer ce mot en un sens figuré, comme on l'a fait
avant lui et comme on le fera toujours. Il écrit que la
paix entre les chrétiens est le meilleur des sacrifices.
De dominica oratione, 23, H., t. m a, p. 285. Mais il
suffit de comparer ce texte aux autres et on voit aussi-
tôt en quel cas le mot a un sens rituel.
L'évèque de Carthage emploie presque aussi sou-
vent les termes offrir ou oblation. Le Christ a offert,
Epist., lxiii, 4, H., t. m b, p. 703, et nous aussi nous
offrons. Epist., xxxvn (ol. xv), 1, ibid., p. 576. L'objet
de Voblalion, ce qui est offert, c'est aussi bien le pain
ou la coupe, Epist., lxiii, 4, 9, 13, ibid.,. p. 703, 707,
711, que le corps ou le sang du Seigneur, id., 9,
p. 708; Epist., lxv (ol. lxiv), 4, p. 725; c'est une
passion du Seigneur, passio est enim Domini sacrifi-
cium quod ofjerimus, Epist., lxiii, 17, p. 714, c'est
un sacrifice, id., 9, 14; les deux expressions techni-
ques, sacrificium et efferre, sont rapprochées dans la
même phrase, par exemple : si in sacrificio Dei
l'atris et Cliristi vinum non ofjerimus, Epist., lxiii, 9,
p. 708; in sacrificio quod Christus obtulil. Id., 16,
1>. 712.
Il est un troisième mot qui exprime la même pensée,
le verbe sanclificare rendre saint ce qui était profane,
faire du pain le sanctum, la chose sainte par excellence :
In calice dominico sanctifteando, Epist., lxiii, 1, p. 701 ;
sacrificium Domini cum leqilima sanclificatione cele-
brari, id., 9, p. 708: nec oblatio sanctificari illic possit.
Epist., lxv (ol. lxiv), 4, p. 725. Les recommandations
de la liturgie sur la nécessité de réserver les choses
saintes aux saints peuvent expliquer l'emploi de ce
mot. D'ailleurs, les plus anciens documents chrétiens,
la Didachè par exemple, insistent sur la pureté morale
nécessaire au communiant. A l'époque de saint
■Cyprien, il semble, on l'a constaté, qu'en Orient et en
Occident, l'attention se fixe avec complaisance sur
cette pensée : ce n'est pas seulement l'évèque de
Carthage, mais Tertullien et les Alexandrins qui font
du mot sanctifier un synonyme de sacrifier. Toutefois,
si on observe le souci de Cyprien d'écarter de la com-
munion les indignes, on est tenté de croire que
personne plus que lui n'a vu en elle le Saint des saints.
Mieux encore que ces noms, les affirmations de
saint Cyprien sur l'eucharistie démontrent qu'à ses
yeux, elle est un sacrifice proprement dit.
Il oppose le sanctum Domini, l'opération sainte,
la coupe et la table du Seigneur, aux victimes et aux
autels du démon, les sacrifices païens aux sacrifices
chrétiens. De lapsis, 2, 15, 25, H., t. m a, p. 238, 248,
255. De même l'évèque de Carthage déclare qu'aux
animaux immolés sous l'ancienne Loi se substitue le
sacrifice de louange et de justice des temps nouveaux
prédit par les prophètes, notamment par Malachie.
Teslimoniorum, i, 16, H., t. m «.p. 49-50. Il applique
à l'eucharistie les paroles du Lévitique, vil, 20, sur
les oblations rituelles juives : « L'âme qui en état
d'impureté aura mangé delà chair du sacrifice pacifique
appartenant à Jahvé sera retranchée du peuple. » De
lapsis, 15, H., t. m a, p. 248; Teslim., m, 94, H., t. ma,
p. 176.
Plus significatif encore est un autre rapprochement :
Le sacrifice du pain et du vin de Melchisédech est aux
yeux de Cyprien une figure de celui que le Christ
devait offrir avec les mêmes éléments, faisant ainsi
surcéder à l'image la pleine et parfaite réalité. Epist.,
lxiii, 4, H., t. m b, p. 703. De même, écrit encore
l'évèque de Carthage, le livre des Proverbes, ix, 1-2,
annonce le sacrifice du Seigneur, ses hosties, sou autel
et ses apôtres, lorsqu'il parle de la Sagesse qui édifie
une maison, taille ses colonnes, immole ses victimes,
mêle son vin et dresse sa table. Id., 5, p. 704.
Aussi le Christ est-il présenté comme 1' « auteur et
le docteur de ce sacrifice », en qualilé de maître * il
a commandé et agi », « il a fait et il a enseigné ». Id.,
1, p. 701. « Jésus-Christ, Notre-Seigneur et notre Dieu,
est lui-même le nouveau prêtre de Dieu le Père et il
s'est le premier offert en sacrifice à Dieu le Père. »
Id., 14, p. 713. C'est ainsi qu'il « a fait l'oblation du
pain et du vin, de son corps et de son sang ». Id.,
4, p. 703.
Pour le démontrer, Cyprien fait appel aux témoi-
gnages de l'Évangile et de l'Apôtre. Il reproduit les
paroles de l'institution, Id., 9, 10, p. 708, telles qu'on
les lit dans Matth., xxvi, 28 sq. , et dans 1 Cor., xi,
23-26. Dans ce dernier morceau, on trouve l'ordre
donné par Jésus de renouveler la cène. Cyprien rap-
pelle avec insistance cette règle : « Il faut obéir au
Christ, faire ce qu'il a fait, ce qu'il a ordonné défaire »,
« ce qu'il a prescrit d'accomplir en mémoire de lui ».
Il est nécessaire de « le suivre », « d'imiter son acte »,
« d'offrir ce qu'il a offert », «de poser le rite tel qu'il l'a
posé ». Id., 1, 2, 10, 14, p. 701, 702, 709, 712. Alors le
prêtre remplit vraiment le rôle du Christ quand il
reproduit l'action du Christ. « S'il offre de la manière
dont il voit que le Christ a lui-même offert, il offre alors
dans l'Église à Dieu le Père un sacrifice vrai et auquel
rien ne manque, sacrificium verum et plénum. » Id.,
14, p. 713.
3. Qui offre le sacrifice? — >- Saint Cyprien parle de
sa propre oblation : Sacrificantibus nobis, précis nostrœ.
De lapsis, 25, H., t. m a, p. 255. Pourquoi se sert-il
ici du pluriel, alors que, dans le même récit, deux
lignes plus haut, parlant de lui, il emploie le singulier
prœsente ac teste me ipso, loc. cit. Sans doute parce qu'il
y avait concélébration, tous ceux qui étaient revêtus
du sacerdoce s'unissaient à Cyprien lorsqu'il offrait
l'eucharistie.
A maintes reprises, il parle du « sacrifice célébré par
le prêtre», sacerdos. De lapsis, 26, p. 256. Lorsqu'il
l'offre comme il doit le faire, il est vraiment le repré-
sentant officiel du Christ. Epist., Lxni, 14, H., t. in b,
p. 713. Le prêtre a aussi le pouvoir de désigner nom-
mément à l'autel des personnes pour lesquelles il
prie et auxquelles s'appliquent les fruits du sacrifice.
Epist., lxii (ol. lx), 5, p. 701; i (ol. lxvi), 2, p. 466-
467. Quiconque est revêtu du sacerdoce a encore le
pouvoir d'accomplir seul le sacrifice, en l'absence de
l'évèque et sans concélébrer avec ui. C'est si vrai qu'il
peut bien arriver à des prêtres, presbyteri, d'abuser
de ce droit. Saint Cyprien blâme sévèrement ceux qui
accomplissent cet acte dans des conditions illicites.
Ils ont offert pour des chrétiens apostats non récon-
ciliés, Epist., xv (ol. x), 1„H., t. m b, p. 514; ils ont
fait le sacrifice en leur nom, les ont admis à la commu-
nion, leur ont donné l'eucharistie. Ibid. ; cf. xvi (ol. ix),
2, 3, p. 519.
Cyprien parle de celte faute avec « très grande dou-
leur »; il y a eu manque de respect à l'égard de Dieu et
violation de l'évangile, oubli de l'honneur dû à l'évèque
et à son siège, mépris de la volonté des confesseurs de
la foi et profanation de l'eucharistie Loc. cil. L'évèque
de Carthage ne considère pas toutefois ces sacrifices
comme nuls. Mais il dénie toute validité à des obla-
tions offertes par certains prêtres. Il écrit de Novaticn :
« Ce frère ennemi, méprisant les évêques et abandon-
nant les prêtres de Dieu, ose ériger un autre autel...
profaner par de faux sacrifices la vérité de l'hostie du
Seigneur. » De unitate Ecclesiœ, 17, H., t. m a, p. 226.
« Il offre contre le droit » et » hors de l'Église s'arroge
939
MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN
940
une apparence de vérité ». Epist., lxxiii, 2, H., t. m b,
p. 779. « Comment (les Novatiens) peuvent-ils
mener à bien ce qu'ils font ou obtenir de Dieu quelque
chose par leurs tentatives illégitimes, eux qui trament
contre Dieu ce qui ne leur est pas permis. » Coré,
Dathan et Abiron rebelles ont subi la peine de leurs
crimes. Et les sacrifices irréligieusement et illicite-
ment offerts contre le droit établi par l'ordre de Dieu
n'ont pu être ratifiés ni devenir efficaces. Epist.,
i.xix (ol. lxxvi), 8, p. 750. Donc les oblations des schis-
matiques sont « fausses et sacrilèges ». Epist., lxxii, 2,
p. 770. Cyprien n'accorde pas plus de valeur aux sacri-
fices offerts par les apostats, Basilide, .Martial et
Fortunatien. Epist., lxvii, 2, 3, p. 730, 737. Pour
détourner le peuple de ce dernier, il fait observer '« que
l'oblation ne peut pas être sanctifiée là où n'est pas
le Saint-Esprit, et que le Seigneur ne secourt pas
quelqu'un en raison des oraisons et des prières de celui
qui a lui-même outragé le Seigneur. Epist., lxv
(ol. lxiv), 4, p. 725. « L'eucharistie, c'est l'huile sanc-
tifiée à l'autel et dont sont oints les baptisés. Or celui
qui n'a ni autel, ni Église ne peut sanctifier cette créa-
ture qui est l'huile. Cette onction spirituelle ne peut
avoir lieu chez les hérétiques, puisqu'il est établi que
chez eux l'huile ne peut être sanctifiée, et que l'eucha-
ristie ne peut être faite. » Epist., lxx, 2, p. 768. La
même doctrine se trouve dans une lettre de Cyprien
au pape Corneille qui exprime non seulement la pensée
de l'évêque de Carthage, mais celle de soixante et
onze de ses collègues réunis en concile dans la métro-
pole de l'Afrique en 256. Voici ce que « d'un consente-
ment et de par une autorité commune » ils avaient
décidé : « Les prêtres ou les diacres qui, ordonnés
d'abord dans l'Église catholique étaient ensuite
devenus perfides et révoltés, comme aussi ceux qui,
contrairement à l'ordre du Christ, avaient été par
une ordination profane introduits dans la hiérarchie
chez les hérétiques par des pseudo-évêques et des
antéchrists, ces hommes qui en face de l'autel unique
et divin ont osé offrir des sacrifices faux et sacrilèges, s'ils
font pénitence, ne pourront être reçus qu'à la condition de
communier à la manière des laïques... ils ne doivent pas,
étant de retour parmi nous, garder les armes d'ordina-
tion et d'honneur avec lesquelles ils se sont révoltés
contre nous ». Epist., lxxii, 2, p. 776.
Nul doute, d'après les textes cités, le sacrifice
offert par les personnes dont parle Cyprien est sans
fruit, sacrilège, il ne saurait être « profitable », profîcere,
il « n'obtient rien », impetrare, le Seigneur ne secourt
pas, nec prosit, ceux pour lesquels il est offert. Mais les
affirmations de Cyprien vont plus loin : cette oblation
est nulle, n'existe pas, nec potuerunt rata esse, elle est
fausse, falsa sacrificia. Chez les hérétiques il ne peut
pas y avoir d'eucharistie.
Les textes reproduits plus haut visent le cas de
Novatien et de ses disciples, en d'autres termes des
schismatiques ou encore celui des prêtres qui ont
apostasie, tombant ainsi dans l'hérésie la plus com-
plète et se séparant de l'Église qui, à son tour, se sépare
d'eux. Afin de ne pas dépasser l'affirmation contenue
dans ces témoignages, nous n'oserions pas généraliser.
Nous ne voudrions donc pas écrire, avec P. Batiffol,
que, d'après saint Cyprien, «le pouvoir de sanctifier
l'oblation est un pouvoir que le ministre indigne a
perdu par son indignité ». Op. cit., p. 246; L'Église nais-
sante et le catholicisme, Paris, 1909, p. 453-454. L'évê-
que de Carthage applique à la consécration de l'eucha-
tistie ce qu'il enseigne de l'administration du baptême :
le ministre séparé de l'Église par l'hérésie ou le schisme
a perdu son pouvoir d'offrir validement le sacrifice.
Cyprien ne dit pas si à ses yeux tout prêtre coupable
de faute grave est atteint de la même impuissance.
L'erreur de saint Cyprien signalée ici découle comme
une conséquence naturelle de sa théorie sur l'Église.
Elle est pout lui « la dépositaire des pouvoirs de Jésus-
Christ et la dispensatrice de ses grâces. » Tixeront,
Histoire des dogmes, t. i, Paris, 1909, p. 388. Seule
donc, par les ministres qui sont en communion avec
elle, par ceux qui ne sont ni schismatiques, ni héré-
tiques, ni apostats, ni excommuniés, elle peut valide-
ment soit administrer les sacrements, soit offrir le
sacrifice. Mais il ne découle pas du même principe que
toute faute grave entraîne pareille conséquence.
Lu texte de Cyprien expose à merveille sa pensée :
Commentant les paroles de l'Écriture d'après lesquelles
on doit manger un agneau pascal, par maison et ne pas
en jeter la chair dehors, Ex., xn, 3-4, 46, il dit :
« L'agneau était le signe du Christ. Il n'y a qu'une
maison dans laquelle on puisse le manger. La chair
est le sunctum, les mets sacrés du Seigneur ne peuvent
pas être jetés dehors, et pour les croyants il n'y a pas
d'autre maison où on mange l'eucharistie que l'unique
Église. » De unitale Ecclesise, 8, H., t. m a, p. 217.
II est sûr que saint Cyprien exige une vie et des
dispositions saintes de celui qui fait l'œuvre sainte
du Seigneur, le sanclum Domini. Epist., lxv (ol. lxtv)
2, 4, H., t. m b, p. 723. 725. Vue brève formule dit
tout : Oportel enim sacerdotes et minislros qui allari
et sacrificiis observiunt, integros atque immaculatos esse.
Les mots se lisent dans la lettre, par laquelle Cyprien
communique au pape Etienne les dispositions prises
par le concile tenu à Carthage en 256. Epist., lxxii,
2, p. 776.
Le diacre présente la coupe aux fidèles qui assistent
au sacrifice. De lapsis, 25, H., t. ni a, p. 255. Les chré-
tiens offrent eux aussi l'oblation en un certain sens :
Pendant que s'accomplit l'eucharistie et que l'officiant
récite « la prière solennelle pour sanctifier le pain et
le vin », ils gardent le silence. De oratione dominica,
4, H., t. m a, p. 269. Mais c'est pour eux, en leur nom,
que l'officiant offre le sacrifice. Bien plus, par leurs
offrandes, les fidèles rendent possible l'accomplisse-
ment de l'acte sacré, et ainsi ils participent à l'obla-
tion, ils l'offrent. « Tu es riche et dans l'opulence,
dit-il à une femme avare, et tu crois que tu célèbres le
rite du Seigneur, dominicain celcbrare, toi qui ne
regardes pas la caisse commune, toi qui viens au rite
du Seigneur, sans sacrifice, toi qui prends ta part du
sacrifice qu'a offert le pauvre. » De opère et eleemo-
synis, 15, H., t. m a, p. 384.
4. Qui peut participer au sacrifice? — Saint Cyprien
n'a pas étudié la question sous cette forme générale
comme pourrait le faire un théologien ou un canoniste.
Évêque, il a résolu des cas de conscience.
Il en est un qui ne cesse de s'imposer à son atten-
tion, celui des chrétiens qui ont failli dans la persécu-
tion, celui des lapsi. Avant qu'ils aient accompli les
exercices réguliers de la pénitence et qu'ils aient été
officiellement réconciliés, trois actes sont interdits :
on ne doit pas les admettre à la communion, en d'au-
tres termes célébrer devant eux les saints mystères,
il est défendu « d'offrir », en leur nom, enfui on ne peut
pas leur accorder l'eucharistie. Telle est la triple peine
appliquée à ces coupables et que rappelle à plusieurs
reprises saint Cyprien. Les trois actes sont expressé-
ment indiqués : communicent cum lapsis, cl offeranl,
eucharistiam tradant, Epist., xvi (ol. ix), 3, H., t. in b,
p. 519; cum lapsis communicare cœpisse et offerre pro
illis, et eucharistiam dare, Epist., xvn (ol. xi), 2, p. 522;
offere pro illis et eucharistiam dari. Epist., xv (ol. x),
1, p. 514. Ces interdictions sont très graves. Cyprien
les motive par les considérations les plus capables
de faire réfléchir ceux qui transgressent ces règles
canoniques, catholiques apostats ou prêtres trop com-
plaisants pour eux, loc. cit. : on commet un « crime ».
«on envahit le corps du Seigneur, on lui fait violence».
941
MUSSE EN OCCIDENT : SAINT CYPHIEN
942
De lapsis, 15. 16, 25, H., t. m «, p. 2-17-255. La faute
de l'apostat qui communie parait à saint Cyprien
plus grave que son reniement. ld.. 16, p. 248.
Ce n'est pas seulement avec Dieu, mais avec ses
frères, qu'il faut être en paix pour pouvoir offrir le
sacrifice. De dominica ofatione, 23, II., t. m a, p. 281.
D'ordinaire, cependant, Cyprien ne se demande pas
quelles dispositions il faut avoir pour assister à la
célébrai ion de l'eucharistie : ce sont les mêmes qui
sont requises pour communier, car alors tous les
assistants recevaient l'eucharistie. Une histoire bien
connue le démontre. En temps de persécution, les
païens avaient obligé une toute petite tille chrétienne,
incapable de savoir ce qu'elle faisait, à manger un
morceau de pain trempé dans du vin olïert en liba-
tion aux idoles. Plus tard, et toujours avant d'avoir
l'âge de raison, cette petite tille fut amenée à l'église
et assista au sacrifice. Quand le diacre qui présentait
la coupe aux assistants vint à elle, il voulut lui donner
la communion : l'enfant sous V instinct de la divine
Majesté se détourna du calice consacré. Le diacre
persista à vouloir la communier et lui donna de force
l'eucharistie. De lapsis, 25, IL, t. m a, p. 255. Tel est
donc l'usage : tous les assistants communient. Aussi,
puisque assister à l'eucharistie, c'est recevoir l'eucha-
ristie, on comprend pourquoi saint Cyprien exige pour
une action si sainte la plus haute sainteté.
11 démontre par des faits qu'elle est indispensable.
Ainsi l'enfant dont il est parlé plus haut, et qui, sans
avoir commis aucune faute personnelle, avait participé
au culte des idoles, ne peut consommer le vin consacré
qui se refuse à rester en son corps souillé. La femme qui,
chez elle, veut se communier avec des mains impures
est détournée de cet acte par l'apparition d'un feu
miraculeux. De lapsis, 26, p. 256. Un fidèle indigne de
participer à l'eucharistie et qui vient de recevoir en
ses mains le pain consacré constate qu'il se change en
cendres. De lapsis, ibid.
Quand il le faut, la discipline ordinaire sait fléchir.
Survient la menace d'une persécution. Saint Cyprien
et avec lui quarante et un évêques réunis en synode
à Carthage en 255 prennent les dispositions que com-
mandent les circonstances et qu'ils font connaître
au pape Corneille. Toutefois, môme alors, ils commen-
cent par le déclarer : « Aussi longtemps que l'Église
est en paix, on observera les règles existantes sur la
réconciliation des lapsi : tout ce qui est imposé pour
leur rentrée en grâce doit être accompli à moins que
malades ils ne soient exposés à mourir. » Epist.,
lvii (ol. liv), 1, H., t. m b, p. 650. Mais, en temps de
persécution, ce ne sont pas seulement les malades,
mais aussi les bien portants qui ont besoin de la paix,
et il s'agit alors d'assurer, non aux mourants, mais aux
vivants ce qui leur est utile pour qu'ils puissent résis-
ter à la persécution. On admettra donc les apostats
repentants aux saints mystères et à la communion,
sans exiger tout ce que requiert en temps ordinaire la
discipline en vigueur : communicatio a nobis danda est,
et on leur permettra de boire dans l'église la coupe
du Seigneur : ad bibendum in ecclesia poculum Domini
jure communicationis admittimus. ld., 2, p. 652.
Cyprien nous apprend aussi que le sacrifice est offert
pour la réconciliation des apostats repentants. Il
range même cet acte au nombre de ceux qui doivent
être accomplis avant que le coupable soit rendu à la
communion. Non seulement, il doit faire pénitence
pour expier ses fautes, accomplir l'exomologèse, rece-
voir l'imposition des mains de l'évêque et du clergé,
Epist., xv (ol. x), 1, p. 514; xvi (ol. ix), 2, p. 510,
mais il faut aussi que le sacrifice soit offert : unie
expiala delicta, ante exomologesim factam criminis,
ante purgalam conscienliam sacrificio et manu sacer-
dotis, ante offensam placatam indignantis Domini
et minantis, vis infertur corpori ejus et sanguini. De
lapsis. If). IL. t. in a, p. 218.
Le sacrifice eucharistique peut servir aussi à d'autres
qu'aux assistants. Les fruits sont appliqués à des
absents, Epist., lxh (ol. lx), 5, II., t. m b, p. 701, et
aux défunts. Epist.. i (ol. lxvi), 2, p. 466. C'est le
prêtre qui désigne lui-même nommément les personnes
pour lesquelles il prie ainsi à l'autel, Epist., lxii
(ol. lx), 5; i (ol. lxvi), 2. p. 701, 466, et auxquelles
profitent d'une manière spéciale les fruits du sacrifice.
Évidemment, il faut être mort dans la paix de l'Église
pour pouvoir obtenir pareille faveur. Il y a même des
lois qui défendent d'offrir ainsi le sacrifice pour les
fidèles qui, de leur vivant, avaient commis certains
délits, par exemple, pour ceux qui, par testament,
avaient obligé un prêtre à se charger d'une tutelle
ou de certains offices séculiers : le chrétien qui a
voulu arracher un prêtre à l'autel ne mérite pas qu'on
le nomme à l'autel. Episcopi antecessorcs nostri...
censuerunt ne quis frater excedens ad lutelam vel
curam clericum nominaret, ac si quis hoc fecisset, non
offerelur, pro eo, nec sacrificium pro dormilione ejus
celebraretur. Neque enim apud altarc Dei meretur
nominari in sacerdolum prece qui ab altari sacerdotes et
ministros voluerit uvocari. Epist., i (ol. lxvi), 2, p. 466.
On le voit, saint Cyprien donne comme antérieur à
lui l'acte du prêtre recommandant à l'autel une per-
sonne déterminée. On se rappelle que Tertullien lui
aussi en signalant le même usage le présentait comme
ancien dans l'Église.
5. Que produit le sacrifice eucharistique? — Comme
on l'a observé, saint Cyprien ne se livre pas à des
études spéculatives, mais donne des ordres et des
recommandations pratiques; puisque de son temps
les fidèles n'assistent pas à l'oblation sans y parti-
ciper, il n'a pas distingué les effets propres à la com-
munion et les fruits spéciaux du sacrifice. Il parle en
général des avantages que retire le fidèle de la parti-
cipation aux saints mystères.
Pourtant, il y a des textes qui montrent jusqu'à
l'évidence que l'oblation elle-même, indépendam-
ment de la réception de l'eucharistie, a son efficacité.
On offre le sacrifice pour les morts : on estime donc
pouvoir ainsi leur obtenir la rémission de leurs fautes
et une fin plus rapide de leur expiation d'outre-tombe.
Les théologiens modernes diraient que le sacrifice
a une efficacité propitiatoire cl satisfacloire. On fait
aussi à l'autel la mémoire des absents, pour leur obte-
nir évidemment des grâces de Dieu. De même le
sacrifice a lieu pour la réconciliation des apostats
repentants et qui ne sont pas encore admis à com-
munier : de nouveau apparaît sa vertu propitiatoire
et satisfactoire; le texte où cet usage est attesté
signale expressément ce fruit du sacrifice eucharis-
tique; à côté de la mention du sacrifice sont indi-
qués la purification de la conscience et l'apaisement
de l'indignation d'un Dieu offensé : ante purgalam
conscienliam sacrificio et manu sacerdotis, ante offen-
sam placatam indignantis domini et minantis.
Les affirmations de l'évêque de Carthage sur la
stérilité du sacrifice offert par les hérétiques et les
schismatiques attestent aussi que l'oblation a une
valeur distincte de la communion. « Les novatiens.
écrit -il, ne peuvent rien obtenir de Dieu par leurs
tentatives illégitimes, leurs sacrifices soûl inefficaces.
Epist., lxix (ol. lxxvi). 8, II., t. m b, p. 757. De même
c'est en vain que l'apostat Fortunalien essaie de faire
l'oblation : le Seigneur ne oient i>as au secours, prosil,
de ceux pour lesquels il prie. Epist., lxv (ol. lxiv), 4,
p. 725. Celle vertu impétratoire est aussi affirmée
d'une autre manière. Cyprien mentionne diverses
personnes ou causes, pour lesquelles on fait la prière
eucharistique, pour lesquelles on offre. Ministres et
943
MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN
944
fidèles estiment donc que cette supplication peut être
exaucée.
Certains textes déterminent quels fruils le chrétien
retire de la participation aux saints mystères : ce
pain donne « la vie éternelle ». De dom. oral., 18, H.,
t. m a, p. 280. Cette participation protège en temps
de persécution, met à l'abri de l'ennemi, défend le
fidèle contre ses adversaires et le rend apte à confesser
sa foi. Epist., lvii (ol. liv), 2, 4, H., t. m b, p. 652, 654
(souscrite par les quarante-deux évoques africains).
On boit le sang du Christ afin de pouvoir pour lui verser
son sang. Epist., lviii (ol. lvi), 1, p. 657. Enfin cette
sainte liqueur est un vin qui donne une sainte joie.
Rappelant les textes de l'Écriture sur le précieux calice
qui enivre, Çyprien écrit : « Il nous rend sobres, il
ramène les enfants à la sagesse spirituelle, il les fait
passer du goût du siècle à l'intelligence de Dieu. Ce
vin fait perdre la mémoire du vieil homme, il produit
l'oubli de l'ancienne manière de vivre dans le siècle,
le cœur cesse d'être triste ou affligé qui auparavant se
sentait oppressé par l'angoisse que cause le péché.
On se livre alors à la joie que ménage l'indulgence
divine. Epist., lxiii, 11, p. 710.
11 semble bien que ces effets se rapportent plus
naturellement à la communion qu'au sacrifice.
Toutefois il ne faut pas vouloir ici trop distinguer.
Chez Cyprien les deux actes religieux ne se séparent
pas et les deux rites se compénètrent. « Quand le vin
est mêlé à l'eau par le sacrifice, écrit-il, le peuple et le
Christ sont unis et ne peuvent se dissocier ». Jbid.
La fusion de l'homme et de Dieu, donc aussi tous ses
effets, commencent au cours du mystère et s'achèvent
par la réception de l'eucharistie. Telle semble bien
être la pensée de saint Cyprien.
6. Comment l'eucharistie est-elle un sacrifice? —
Après avoir recueilli tous les textes précédemment
cités, on peut essayer de découvrir pourquoi saint
Cyprien voyait dans l'oblation chrétienne un sacri-
fice.
Pas un mot ne favorise les théories de Wetter. Il
est dit sans doute que le peuple offrait le pain et le
vin pour le sacrifice. De opère et eleemosyna, 15, H.,
t. m a, p. 384. Mais jamais Cyprien n'appelle ce don
un sacrifice. Il le distingue fort bien de l'oblation
proprement dite, de l'eucharistie. Cette offrande est
ce par quoi les fidèles prennent part au sacrifice de
l'Église et du Christ, mais elle n'est nullement ce
sacrifice. Parce qu'il a, en apportant le pain et le
vin, rendu possible ce sacrifice, parce qu'il demande
au prêtre de prier pour lui pendant le sacrifice et
verse son aumône pour la subsistance des ministres
du sacrifice, parce qu'il assiste au sacrifice, s'unit au
célébrant qui prie en son nom et parce que dans la
communion il participe aux saints mystères, au sacri-
fice, le chrétien offre à sa manière le sacrifice. Loc. cit.
Mais ce sacrifice qu'il offre ainsi, ce n'est nullement
l'aumône du pain et du vin apportés au clergé, c'est
ce pain et ce vin devenus le corps et le sang du Christ
par la prière de l'officiant. Car il n'y a, pour saint
Cyprien, qu'un sacrifice, celui qu'a offert Jésus-Christ,
qu'il a ordonné de réitérer, celui qu'accomplit le
prêtre en faisant ce que Notre-Seigneur a fait, en
offrant ce qu'il a offert. Toutes les affirmations de
l'évêque de Carthage l'attestent. Il aurait rejeté avec
indignation la pensée qu'il pouvait y avoir dans
l'Église un autre sacrifice que celui du Christ. Cop-
pens, op. cit., p. 120.
Les efforts de Wieland pour découvrir en saint
Cyprien des preuves de sa conception ne sont pas
moins voués à l'insuccès. Sans doute, comme les
écrivains plus anciens, l'évêque de Carthage affirme
lui aussi que l'eucharistie s'opère par la prière du
prêtre ou de l'évêque. Voir par exemple De lapsis, 25,
IL, t. m a, p. 255. Faut-il conclure avec Wieland que
Cyprien se contredit, qu'à côté de textes où il affirme
une croyance nouvelle dans l'Église, celle de l'exis-
tence d'une oblation proprement dite, on en sur-
prend où se trahit l'antique conception d'après laquelle
la messe est une simple prière de louange ou de recon-
naissance? Nullement, l'explication est beaucoup plus
naturelle, elle est des plus simples. Cyprien ne cesse de
dire qu'on offre, qu'il y a oblation, sacrifice du pain
et du vin devenus le corps et le sang du Christ. Mais il
y a une prière par laquelle se fait cette oblation. C'est
tout ce qu'affirme Cyprien. L'acte est celui qu'a fait
le Christ. Il n'a pas seulement pris du pain et du vin.
Il a parlé, il a prié pour faire de ces éléments son corps
et son sang et pour les offrir à son Père. De même,
dans le rite chrétien, le prêtre prie pour que le pain
et le vin deviennent le corps et le sang du Seigneur,
et il les offre par cette prière. L'existence d'une prière
n'entraîne pas la non-existence d'une oblation. Car
la prière fait l'oblation. Qu'on dise que le rite chrétien
est un sacrifice de prière. Seulement il faut ajouter
que cette prière non seulement loue, rend grâces ou
supplie, mais aussi qu'elle offre au Père le corps et le
sang de Jésus.
En vain, pour confirmer son interprétation,
Wieland essaye de distinguer dans saint Cyprien
deux actes : l'oblation du pain et du vin, le sacrifice
du corps et du sang du Seigneur. L'ne ou deux fois,
chez l'évêque de Carthage, le mot offrir est employé
au sens ordinaire et profane de présenter : il est dit,
par exemple, que le diacre après la communion
ofjre le calice aux assistants. De lapsis, 25. Comme on le
constate ici, le contexte prévient toute équivoque.
Mais dans beaucoup de passages, dans la plupart,
le mot oblatio est synonyme de sacrifice. Cyprien ne
donne pas exclusivement à ce terme pour complé-
ments les mots pain et vin. Il écrit plus d'une fois que
nous « offrons le corps et le sang », que nous « offrons
le pain et le vin devenus corps et sang du Christ »,
que nous offrons en sacrifice la passion du Seigneur.
Ou bien encore il emploie le verbe sans complément,
il écrit que l'officiant « offre », et alors le mot ne peut
avoir que le sens technique. Ce qui empêche toute
équivoque, ce sont les affirmations expresses de
Cyprien : l'eucharistie est l'offrande qui s'oppose au
sacrifice païen ou juif, celle qui a été figurée par le
sacrifice de Melchisédech, celle enfin qui renouvelle
le sacrifice de Jésus-Christ et commémore sa passion.
Cette dernière affirmation nous fait pénétrer au
cœur même de la pensée de saint Cyprien. Certes, il ne
s'est pas demandé, comme on l'a fait beaucoup plus
tard, quelle est l'essence du sacrifice de la messe. L'évê-
que de Carthage « n'est pas un spéculatif ni propre-
ment un théologien ». Tixeront, op. cit., p. 381. Mais
un homme de gouvernement ne se refuse pas tout
droit de réfléchir sur les problèmes théoriques soulevés
par l'examen des cas de conscience qu'il doit résoudre.
Dans la lettre de Cyprien sur l'erreur des aquariens,
on surprend sa pensée sur ce qui fait de l'oblation
eucharistique un sacrifice. Quatre affirmations qui se
complètent nous renseignent pleinement.
a) Ce qui donne à l'eucharistie un caractère sacri-
ficiel, c'est que nous offrons ce que Jésus-Christ a
offert, nous faisons ce qu'il a fait. Il est le docteur, le
maître, l'auteur du rite. C'est lui seul que nous devons
suivre. Nous n'avons qu'à l'imiter. Epist., lxjii, 1, 2,
p. 701-702. Cette déclaration revient sans cesse. Il
faut que « nous gardions ce que Jésus-Christ a institué,
que nous observions ce qu'il a commandé. » Id., 10,
p. 709.
b) Le Seigneur a offert le pain et le vin devenus son
corps et son sang qu'il devait immoler sur la croix.
| Donc nous reproduisons dans l'eucharistie l'acte du
945
MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN
946
Seigneur, » nous commémorons la passion », Id.. 2, 17,
p. 702, 714; «notre sacrifiée répond à la passion », 9,
p. 708; nous « faisons mémoire de la passion en chacun
de nos sacrifices », 17, « l'eucharistie est le mystère de
la passion du Seigneur, et de notre rédemption », 14,
p. 713 «la passion est le sacrifice que nous offrons»,
17, p. 714.
ri Quand le Seigneur souffrit pour nous et offrit
ainsi son sacrifice, nous étions avec lui. Il portait nos
péchés. Il y avait ainsi en son corps et en son sang
offrande du Seigneur, et avec lui, par lui, oblation de
son peuple à Dieu le Père. Id., 13, p. 711-712. De même
dans l'eucharistie il y a pareille union du Christ et des
fidèles. Ce rite est l'oblation de l'Église tout entière,
de son chef suprême et de tous les chrétiens qui lui sont
unis. C'est la raison qu'invoque Cyprien pour exiger
que l'eau soit mélangée au vin : elle représente le
peuple et l'autre élément est le sang de Jésus-Christ.
« Si quelqu'un offre seulement du vin, alors le sang du
Christ est sans nous. Si par contre il n'y a que de
l'eau, alors le peuple est sans le Christ. Quand l'un
et l'autre élément sont mélangés, et s'unissent en une
fusion qui les confond, alors le sacrement spirituel
et céleste est consommé. » Ibid. Le principe poussé
à son extrémité ferait croire que l'eucharistie faite
avec du vin non mélangé d'eau est invalide. Cyprien
ne le dit pas, mais il faut reconnaître que son langage
permettrait de lui attribuer cette pensée. Le concept
de la fusion des fidèles avec le Christ sacrificateur est
si cher à Cyprien, qu'il présente aussi comme unies au
Sauveur immolé en sacrifice les personnes recomman-
dées par le prêtre à l'autel. Telle est la raison profonde
qui explique le fruit retiré par elles du sacrifice.
Vacant, op. cit., p. 17.
d) Entre le sacrifice de la cène et celui de l'eucha-
ristie, déclare Cyprien, il y a pourtant une différence.
Jésus-Christ n'a offert que sa passion. Nous aussi
nous la présentons à Dieu, mais nous joignons
à elle la résurrection. Id., 16, p. 714. Voilà pour-
quoi le chrétien célèbre la messe le matin, alors que
la cène eut lieu le soir. Les fidèles ont donc innové, mais
ils ont eu raison de le faire : l'eucharistie rappelle
avec la passion la résurrection du Sauveur. L'évêque de
Carthage n'a pas été amené à dire expressément que,
si, à la messe, le peuple est uni au Christ souffrant
pour nos péchés, les fidèles y ressuscitent avec lui.
Mais il est évident que telle est sa pensée. L'économie
générale de la doctrine de saint Cyprien appelle cette
conclusion.
A la vérité, cette synthèse n'est qu'ébauchée. Elle
est pourtant du plus haut prix; plaçant le rite eucha-
ristique au cœur même du culte chrétien, elle le relie
intimement à tous les mystères de la foi. On peut dire
qu'en lui se rejoignent les grandes pensées de la passion
et de ses fruits, du Christ et de l'Église. Rien n'est
plus éloigné des mystères païens, rien n'est plus chré-
tien. Cette synthèse complète à merveille celle de
saint Irénée pour qui l'eucharistie est surtout l'of-
frande des prémices d'un monde nouveau, celui
d'aujourd'hui et celui de demain. Toutes deux d'ail-
leurs se rapprochent. Car la création nouvelle dont
parle l'évêque de Lyon, c'est la création rachetée à
laquelle pense saint Cyprien.
7. De quelles cérémonies s'accompagne l'eucharistie ?
— Le sacrifice chrétien a lieu de bonne heure, le
matin, en souvenir de la résurrection. Il semble qu'on
le célèbre chaque jour. Epist., lxiii, 16, p. 714;
De dom. orat., 18, H., t. m a, p. 280; Epist., lvii
(ol. liv), 3, t. m b, p. 652; lviii (ol. lvi), 1, p. 657.
On solennise par l'oblation de l'eucharistie l'anniver-
saire des martyrs. Epist., xxxix (ol. xxxiv), 3, p. 583.
Un certain Tertullus faisait connaître à Cyprien la
date de la glorieuse mort des confesseurs, afin que le
sacrifice fut célébré pour eux. Epist., xn (ol. xxxvn), 2,
p. 503. L'endroit où s'offre le corps du Christ est
appelé un autel, allare; Cyprien emploie le mot très
souvent, sans aucune répugnance, et même, semble-
t-il, avec une réelle satisfaction. Cf. Epist., xliii
(ol. xl), 5, p. 594; lxiii, 5, p. 704; lxv (ol. lxiv), 1,
p. 722 ; i (ol. lxvi), 1, 2, p. 465, 466, etc., etc.
Saint Cyprien parle des leçons, des lettres pastorales
de l'évêque, de l'évangile, qui étaient lus publiquement
par le lecteur, du haut d'un ambon : Epist.', xxxvm
(ol. xxxm), 2, p. 581 ; xxxix (ol. xxxiv), 4, 5, p. 583 sq.
Il fait observer qu'on prêche sur ce qui vient d'être
lu. De mortalilale, H., t. in a, p. 267. Les catéchumènes
ne peuvent recevoir la communion, ils sont donc
„ renvoyés avant l'eucharistie. Epist., lxiii, 8, H.,
t. m b, p. 706. Cyprien ne nous a pas donné le texte
d'oraisons liturgiques, mais il nous apprend qu'on prie
publiquement pour l'Église et son unité. De dom.
orat., 8, 17, H., t. m a, p. 271, 279; pour le pape, Epist.,
lxi, H., t. m b, p. 697, et à diverses intentions, par
exemple pour les bienfaiteurs, Epist, lxii (ol. lx), 5,
p. 701, les ennemis, les pécheurs, la paix, la préser-
vation du mal, le salut de tous les hommes. Epist.,
xxx (ol. xxxi), 6, p. 554; De dom. orat., 3, 8, 17,
H., t. m a, p. 268, 271, 279; Ad Demetrianum, 25,
H., t. m a, p. 365. Voir Fortescue, op. cit., p. 56.
Le peuple présentait du pain et du vin. De opère et
eleemosyna, 15, H., t. m a, p. 384. Au vin le célébrant
mêlait de l'eau. Epist., lxiii tout entière. Le
prêtre faisait ce qu'avait fait le Christ, il offrait ce
qu'avait offert le Seigneur. Epist., lxiii, 2, t. m b,
p. 707. Donc il récitait sur le pain et le vin les paroles
de l'institution. Saint Cyprien les cite : Id., 9, 10,
p. 708. On a observé qu'il emploie pour le vin le verbe
au futur, donc sous la forme qu'il a dans le canon
romain efjundetur. Saint Cyprien mentionne le Sursum
corda et sa réponse : Habemus ad Dominum. De dom.
orat., 31, H., t. ni a, p. 289. Il dit qu'on fait mémoire
en chaque sacrifice de la passion, et qu'on y commé-
more la résurrection. Epist., lxiii, 16, 17, t. m b, p. 714.
Ces particularités, qui font peut-être allusion à une
prière d'anamnèse, et la comparaison de l'eucharistie
avec le sacrifice de Melchisédech, id., 4, p. 703, ont
permis des rapprochements avec le canon romain :
Unde et memores... tam beatse passionis nec non et ab
inferis resurrectionis... munera quœ libi obtulit summus
sacerdos luus Melchisédech. Voir F. Cabrol, art. Afrique,
dans Diction, d'arch., t. i, col. 603. On a aussi suggéré
d'autres points de rencontre : Cyprien écrit : Preces in
conspeclu ejus, la liturgie romaine porte : In conspeclu
divinx majestatis ejus; Cyprien : Precum pro omnium
salute, la liturgie romaine: Pro nostra omniumque salute;
Cyprien : Qui inter cetera salutaria sua monila et prse-
cepta divina quibus populo suo consulil, ad salulem
etiam orandi ipse formam dédit, ipse quid precaremur,
monuit et instruxit, De dom. orat., 2. H., t. m a, p. 268,
la liturgie romaine : Prœceptis salutaribus monili et
divina institutione formali.
Tous les assistants communient. De lapsis, 25,
H., t. m a, p. 255. Saint Cyprien parle de la réception
quotidienne de l'eucharistie. De dom. orat., 18, p. 280,
et les autres textes ci-dessus. On reçoit l'eucharistie
sous les deux espèces. Le pain consacré est mis dans la
main des fidèles. Saint Cyprien fait très souvent allu-
sion à ce contact sacré dont il montre toute la
sainteté. De lapsis, 2, 15, 16, 22, p. 238, 248, 253; De
dom. oral., 18, p. 280, etc. Le diacre présente la coupe
consacrée : De lapsis, 25, p. 255. On emporte l'eucha-
rist ie à domicile et on la garde dans un coffret à la mai-
son pour pouvoir se communier. De lapsis, 26, p. 256.
6° La Passion des sainles Perpétue et Félicité (| en
203). — Dans cette pièce, dont on tient communément
lacomposition pour contemporaine de la mort des mar-
947
MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES
948
tyres, il semble bien que soient attestés certains rites
de la liturgie eucharistique de l'époque. Les saintes
ont une vision. Elles arrivent près d'un lieu lumi-
neux devant lequel se tiennent des anges les invitant
à entrer pour saluer le Seigneur, et ils les revêlent d'ha-
bits blancs. Elles entendent des voix qui s'unissent
pour chanter sans cesse : Agios, Agios, Agios. Elles se
donnent ensuite le baiser de paix. A une parole d'un de
ses compagnons, Saturus, lui disant qu'elle a main-
tenant ce qu'elle désire, Perpétue répond : Deo gratias.
Un pasteur lui présente une nourriture qu'elle reçoit
les mains jointes et tous répondent Amen. Entre ces
traits divers et certains actes de la messe antique, le
rapprochement se fait de lui-même. Passio SS. Felici-
talis et Perpétuai, dans Knopf, Ausgewuhlle Màrlyrer-
akten, Tubingue, 1913, p. 49, 45. Cf. F. Cabrol, art.
Afrique (liturgie anténicc'enne), dans Diction, d'arch., 1. 1,
col. G04; Fortescue, op. cit., p. 59.
VI. Les sectes et communautés suspectes. —
Saint Épiphane signale l'existence d'une secte
palestinienne à laquelle il donne le nom d'ébionites;
ses membres, pour imiter les mystères chrétiens,
célébraient une fois par an leur rite avec du pain azyme
et de l'eau. Hœr.,xxx, 16, P. G., t. xli, col. 432. Ces
mots semblent désigner des judéo-chrétiens dont la
liturgie s'inspirait à la fois des souvenirs de la Pâque
et de ceux de la cène. C'est peut-être à ce groupe ou
à une petite Église semblable que fait allusion saint
Irénée, lorsqu'il écrit, parlant de certains hérétiques
appelés par lui ébionites : Reprobant commislionem
vini cœleslis et solam aquam sœcularem volunt esse,
non recipienles Deum et commislionem suam. « Ils
réprouvent le mélange du vin céleste et ne veulent
admettre que l'eau du siècle, ne recevant pas Dieu
dans leur mélange. » Cont. hseres., II, i, 3, P. G., t. vu,
col. 1123. Probablement, comme le fait observer
P. Batilîol, art. Aquariens, dans Diction, d'arch.,
t. i, col. 2649, l'évêque de Lyon reproche ici à ces
hérétiques de ne pas voir dans le Christ l'union de
Dieu et de l'homme, unilionem Dei et hominis non
recipientes. Toutefois la manière dont cette erreur est
décrite laisse entendre aussi que, dans leur eucharistie,
les tenants de cette secte n'usaient pas du vin, image
de la divinité, mais seulement de l'eau, symbole de la
nature humaine, du siècle. F. Dolger, Die Eucharistie
nach Inschri/ten fruhchristlicher Zeit, Munster, 1922,
p. 110, n. 2.
Saint Ignace nous apprend que les docètes « s'abs-
tiennent de l'eucharistie et de la prière parce qu'ils ne
confessent pas que l'eucharistie est la chair de notre
Sauveur Jésus-Christ. » Smyrn., vu, 1, éd. Funk,
p. 280.
C'est encore à une époque très voisine des origines
qu'il semble nécessaire de placer la conception signalée
par VÉ pitre des Apôtres, et qui présente l'eucharistie
comme une Pâque (d'après Baumstark, YEpislula
upostolorum serait de 180; d'après C. Schmidt, de
160-170; d'après Cladder, de 147-148; d'après Ehrhard,
de 130-140). On y lit (texte éthiopien) « ... Mais
célébrez le jour commémoratif de ma mort, c'est-à-
dire la Pâque. Alors on jettera l'un de vous en pri-
son... Pendant que vous célébrerez la Pâque, il sera
en prison... La porte de la prison s'ouvrira et il viendra
à vous pour veiller avec vous... Et quand le coq chan-
tera, et que vous aurez terminé mon agape et ma
commémoraison... »
Le texte copte porte : «...Après mon retour à mon
Père, commémorez ainsi ma mort. Quand la Pâque
devra avoir lieu, l'un de vous sera jeté en prison à cause
de mon nom... et il s'affligera parce qu'il ne célèbre
pas la Pâque avec vous... Les portes de la prison s'ou-
vriront, il sortira et il viendra à vous et il passera avec
vous une nuit de vigile.et demeurera avec vous jusqu'à
ce que le coq chante. Lorsque vous aurez terminé la
commémoraison qui se fait par rapport à moi et
l'agape... » Édit. Schmidt, n° 52 sq. Cf. Schmidt,
Gesprâche Jesu mil seinen Jùngern nach der Aufer-
stehung, Ein katholisch-apostolisches Sendschreiben des
2. Jahrhunderts, dans Texte and Unlersuch., III* série,
l. xiii, Leipzig, 1919. Voir Dolger, op. cit., p. 108-11 9.
L'eucharistie est donc une Pâque, mais en même
temps la fêle commémorative de la mort du Christ;
elle se célèbre la nuit. Et elle comporte une commé-
moraison de la mort du Christ et une agape (texte
copte), une agape et une commémoraison de la
mort du Christ (texte éthiopien).
Les marcionites, nous le savons par Irénée, Cont.
hseres., IV, xvm, 4-5, P. G., t. vu, col. 1027 sq., et par
Tertullien, Adv. Marcionem, I, xiv, P. L., t.n, col. 262,
célébraient l'eucharistie. Mais Épiphane nous
apprend que Marcion « employait seulement de
l'eau dans les mystères ». User, xlii, 3, P. G., t. xi.i.
col. 700. Cette coutume s'alliait fort bien à l'encra-
tisme absolu de la secte, voir art. Marcion, t. ix,
col. 2024. Le vin était pour elle quelque chose de
diabolique. Batiffol, op. cit., p. 190; Harnack, Marcion,
Leipzig, 1921, p. 182, 286, 302.
C'est encore pour des motifs de rigorisme ascétique
en harmonie avec sa doctrine morale que Tatien
adoptait le même usage : Il accomplissait les mystères
« à l'imitation de la sainte Église, écrit Épiphane, mais
il n'y employait que de l'eau ». User., xlvi, 2, P. G.,
t. xli, col. 840.
Lesvalentiniens gardaient l'eucharistie et y faisaient
usage du vin. Irénée nous a conservé en effet l'histoire
des supercheries de l'un d'eux, Marc, venu d'Asie.
Il prenait une coupe remplie de vin additionné
d'eau, paraissait rendre grâces et prolongeant long-
temps la prière d'invocation, il donnait au liquide
une couleur pourpre et rouge pour faire croire que
la Grâce, un des éons qui sont au-dessus de tout, dis-
tillait son sang dans le calice en raison de l'invocation
qu'il avait prononcée. Avec avidité les assistants
buvaient ce liquide. Par un autre tour de passe-passe.
Marc. faisait croire que grâce à une formule mysté-
rieuse il augmentait le volume du liquide eucha-
ristique. Irénée, Cont. hseres., I, xiu, 2, P. G., t. vu,
col. 579. Les faits sont affirmés aussi par Hippolyte,
Philosophoumcna, 1. VI, c. xxxix, P. G., t. xvic,
col. 3258 sq., et par Épiphane, Hœr. xxxiv, 2, t. xli,
col. 584, qui, tous deux, se réfèrent à Irénée. Clément
d'Alexandrie atteste lui aussi que les valentiniens
gardaient le rite eucharistique. L'un d'eux, Théodote,
enseignait « que le pain et l'huile élaient sanctifiés
par la puissance du nom de Dieu (du Christ, sans
doute) » ; « en apparence ils demeuraient tels qu'on
les avait pris, mais par la puissance ils étaient changés
en puissance spirituelle. » Excerpta Theodoli, lxxxii,
P. G., t. ix, col. 696. Ce pain est sans doute celui dont
parle un autre passage. Là il est présenté comme
céleste, spirituel, nourriture de vie en tant qu'aliment
et connaissance, lumière des hommes et de l'Église,
chair du Christ qui nourrit notre chair et qui est en
même temps l'Église, elle aussi pain du ciel et assem-
blée bénie. Ibid.. xm, col. 664.
Plus énigmatique est une autre secte dont Clément
d'Alexandrie ne nous a conservé que le nom, les héma-
tites et dont il est seul à parler. Strom., VII, cvm,
P. G., t. ix, col. 553. Hort, Clément of Alexandria
miseellanies, book Vil, Londres, 1902, p. 354,
suppose que ces hérétiques employaient du sang pour
l'eucharistie. Le Nourry, diss. XI, c. xirr, n. 3, P. G.,
t. ix, col. 1246, conjecturait que les hématites étaient
ces gnostiques sectaires dont Clément dit que, par
haine du démiurge et pour avoir le titre de martyrs,
ils affrontaient la mort. Strom., VI, iv, P. G., t. vin
■949
MESSE DANS EES SECTES HERETIQUES
950
•col. 1129. Voir article Hématites, t. vi, col. 2146.
Clément d'Alexandrie signale aussi l'existence
ri'aquariens. « Il y a des chrétiens, écrit-il, qui font la
consécration eucharistique (EÙxapiCTToùaLv) sur de
l'eau pure », ils offrent donc « un sacrifice de pain et
d'eau », ce qui est contraire « au canon de l'Église »,
ce qui est « une hérésie ». Stroni., 1. xix. P. G., t. vin,
col. 811. On a justement souligné la valeur de ce juge-
ment sur le caractère illicite de cet usage : Clément
est un grand voyageur qui connaît l'Italie, la Grèce,
la Syrie, la Palestine et l'Egypte. Il sait donc ce qu'est
« le canon de l'Église ». P. Batiffol, art. Aquariens, dans
Diction, d'arch., t. i, col. 2649.
Les Actes de Jean (deuxième moitié du second siècle,
Asie'?) mentionnent plusieurs fois l'eucharistie : elle est
nommée dans une énumération après l'homélie et la
prière, avant l'imposition des mains, 46, édit. Lipsius-
Bonnet, Acta aposl. apocr., t. n a, p. 113. « Tous les
frères y participent », est-il dit ailleurs. 86, p. 193.
Au contraire, Fortunatus, à cause de son impénitence,
«est écarté du bain sacré, de l'eucharistie, delà nourri-
iure de la chair et du breuvage »; ces mots désignent
sans doute le baptême, l'assistance aux saints mys-
tères et la communion sous les deux espèces. 24, p. 192.
L'apôtre rompt le pain de bon matin au tombeau de
Drusiana, le troisième jour, et c'est une eucharistie à
laquelle il fait participer tous les frères. 72 et 86,
p. 186, 193.
Dans le même écrit, nous relevons encore une des-
cription assez complète de l'eucharistie. 106-110,
p. 203 sq. C'est un dimanche et tous les frères sont
réunis. Il y a d'abord une exhortation de l'apôtre :
l'homélie. Suit la prière faite par lui au nom de tous.
Elle énumère des titres et des bienfaits du Christ
Jésus, puis elle implore son secours : « O toi qui as
tressé cette couronne à ta chevelure, Jésus, ô toi qui as
paré de toutes ces fleurs la fleur impassible de ton
visage, ô toi qui as répandu ces discours, ô toi qui
seul es le médecin donnant la guérison, ô toi seul
bienfaisant, seul humble, seul compatissant, seul
ami des hommes, seul sauveur et juste, toi qui toujours
vois tout, toi qui es en tout, présent partout, conte-
nant, remplissant tout. Christ Jésus, Dieu, Seigneur,
ô toi qui connais exactement les industries de notre
perpétuel ennemi et tous les assauts qu'il complote
contre nous, toi Seigneur unique, secours tes servi-
teurs dans ta providence, qu'il en soit ainsi, Seigneur. »
Trad. Batiffol, dans op. cit., p. 194 sq.,
Suit l'eucharistie proprement dite. L'apôtre demande
■du pain et il rend grâces ainsi : « Quelle louange, quelle
offrande, — powpopà, quelle action de grâces invoque-
rons-nous, en rompant ce pain, sinon toi seul, Sei-
gneur Jésus? Nous glorifions ton nom dit par le Père.
Nous glorifions ton nom dit par le Fils. Nous glori-
fions ton entrée de la porte. Nous glorifions ta résurec-
tion que tu nous a manifestée. Nous glorifions de toi
la voie. Nous glorifions de toi la semence, le verbe, la
grâce, la foi, le sel, la pierre précieuse, le trésor, la
charrue, le filet, la grandeur, le diadème, le fils de
l'homme qui a été manifesté pour nous, celui qui nous
a donné la vérité, la paix, la gnose, la force, la règle,
la confiance, l'espoir, l'amour, la liberté, le refuge en
toi. Car toi seul es, Seigneur, la racine de l'immortalité
et la source de l'incorruptibilité et le siège des éons.
Et tu as été dit tout cela pour nous, maintenant, afin
que nous, t'appelant de ces noms, nous connaissions
ta grandeur ignorée de nous jusqu'à présent,
mais connue des purs et représentée dans l'homme
unique qui est le tien. » Il n'y a dans cette formule
aucune allusion aux paroles de la cène. L'insistance
sur les différentes appellations de Jésus est significa-
tive : c'est le « nom » du Christ qui surtout est invoqué,
glorifié pour qu'on le connaisse, et sans doute pour qu'il
passe ainsi dans les communiants avec toute sa puis-
sance. La formule rappelle quelque peu Vanamnèse :
on commémore, on se souvient que le Christ est entré
par la porte, qu'il est ressuscité, qu'il est la voie et
la racine de l'immortalité. Le rite est appelé une
ofjrande rituelle, donc un sacrifice. « Ayant rompu le
pain (Jean) le distribua à chacun de nous tous, à
chacun des frères, leur adressant la prière d'être
dignes de la grâce du Seigneur et de la très sainte
eucharistie. Il y goûta lui-même aussi en disant : « Que
cette part me soit avec vous et la paix soit avec vous,
bien-aimés. »
La coupe n'est pas mentionnée en cet endroit,
observe Batiffol, op. cit., p. 196. C'est exact. Mais
en un autre passage cité plus haut, 84, p. 192, il est
question de la nourriture et du breuvage. Ailleurs
encore, il semble bien qu'il soit fait allusion au calice
consacré. Jean comparaît devant Domitien. Pour
montrer la puissance du nom de Jésus, il se fait
apporter du poison qu'il verse dans une coupe pleine
d'eau. Sur ce breuvage il prononce une invocation
qui le rend inofîensif : « En ton nom, Jésus-Christ, fils
de Dieu, je boirai ce calice que tu rendras suave :
mêle ton Esprit-Saint au poison qui est dans cette
coupe, et fais de ce liquide un breuvage de vie et de
salut pour la santé de l'âme et du corps, comme un
calice d'eucharistie, Troxripiov eù^oepicma:;. » 9, p. 156.
A coup sûr, ce qui est décrit ici, n'est nullement la
cène, le rite religieux de l'offrande ou de la commu-
nion des fidèles. Mais Jean exprime le vœu que la
coupe empoisonnée soit pour lui ce qu'est « le calice
d'eucharistie », une source de vie et de salut pour la
santé de l'âme et du corps. Ce passage serait donc
une allusion à l'usage d'un calice à la cène. Struck-
mann, op. cit., p. 104, note 31.
Les Actes de Pierre (première moitié du ni" siècle ou
même plus haut, voir É. Amann, art. Apocryphes du
Nouveau Testament, dans Suppl. au diction, de la Bible,
1. 1, col. 498) font deux ou trois allusions au rite eucha-
ristique. Au c. m, il est simplement dit que des chré-
tiens « s'affermirent dans la foi, pendant trois jours et
jusqu'à la cinquième heure du quatrième, priant les
uns et les autres avec Paul, offrant l'oblation, oranles
invicem cum Paulo, oblationem efferentes. Il semble
bien que le rite désigné ici est l'eucharistie, offrande
rituelle et collective. Lipsius-Bonnet, t. i, p. 48;
voir aussi L. Vouaux, Les Actes de Pierre, p. 244-245.
Il est décrit ailleurs d'une manière un peu plus
précise, c. 2 : « Les frères, est-il dit, offrirent alors à
Paul du pain et de l'eau, pour le sacrifice, afin que, la
prière ayant été faite, il le distribuât à chacun. Parmi
eux se trouvait une certaine Rufine qui voulait donc
elle aussi recevoir l'eucharistie des mains de Paul.
Rempli de l'esprit de Dieu, Paul lui dit, comme elle
s'approchait : « Rufine, tu ne t'approches pas de
l'autel en personne digne de le faire; tu te lèves non
d'auprès de ton mari, mais d'un amant et tu essayes
de recevoir l'eucharistie de Dieu. Aussi, voici que
Satan, après avoir bouleversé ton cœur, te jettera par
terre sous les yeux de ceux qui croient dans le Sei-
gneur... Mais, si tu te repens, celui qui peut effacer les
péchés ne manquera pas de te libérer de celui-ci... »
Lipsius-Bonnet, p. 46; Vouaux, p. 231. Aussitôt
Rufine tomba paralysée de la moitié gauche de son
corps. ■ — Ainsi les fidèles apportent en offrande ce qui
servira pour le sacrifice, pour l'autel. C'est du pain
et de l'eau. L'apôtre prononce sur ces éléments la
prière. Les mets ainsi consacrés sont ensuite distri-
bués aux assistants. La dignité de vie est requise
chez le communiant; l'impureté, mais non la vie
conjugale, ôte aux fidèles le droit de s'approcher
de l'autel. Les coupables d'ailleurs peuvent faire
pénitence.
951
MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES
952
Cette eucharistie se célèbre aussi après le baptême.
C. 5, Lipsius, p. 50; Vouaux, p. 260. Pierre vient de
conférer ce sacrement à Tliéon. Un jeune homme leur
est apparu qui leur a dit : « Paix à vous. » Alors Pierre
prit du pain et rendit grâces au Seigneur de l'avoir
jugé digne de son saint ministère et de l'apparition de
ce jeune homme : « Très bon et seul saint, c'est toi
(dit-il) qui nous apparus, ô Dieu Jésus-Christ, c'est
en ton nom que (Théon) vient d'être lavé, marqué de
ton signe saint, aussi, toujours en ton nom, je lui fais
part de ton eucharistie, afin qu'il soit ton parfait ser-
viteur, sans reproche pour l'éternité. Et comme ils
mangeaient, ils se réjouissaient dans le Seigneur... » Il
n'est question en ce passage que du pain. Mais le fait
ne prouve pas que l'eau soit exclue. Car ce récit est
très court, il ne reproduit nullement, on peut le cons-
tater, des formules liturgiques et ne donne pas une
description détaillée du rite. L'auteur ( au moins
celui de l'arrangement final) qui, un peu plus haut,
c. 2, a nommé le pain et l'eau, ne semble nullement
vouloir se contredire.
Une dernière mention très courte se trouve dans le
fragment copte des Actes de Pierre, édit. Vouaux,
p. 227. Un dimanche, à Jérusalem, Pierre parle à une
foule. Puis « louant le nom du Seigneur Christ, il leur
partagea à tous le pain ». Ici non plus, la coupe n'est
pas mentionnée. Est-ce parce qu'elle n'était pas
en usage ou seulement parce que l'auteur rappelant
l'eucharistie par une seule phrase, croit avoir assez
désigné le rite tout entier en parlant de la fraction
du pain? Il est difficile et même impossible de déter-
miner laquelle de ces deux réponses est la yraie.
Les Actes de Thomas (on est porté à en placer la com-
position au me siècle, en Syrie; voir É. Amann, Suppl.
au diction, de la Bible, t. i, col. 503) parlent en un
grand nombre de passages de l'eucharistie. Cf. Struck-
mann, op. cit., p. 105-110. L'apôtre Thomas dit au roi
Gundaphorus et à son frère Gad : « Je me réjouis... de
m'unir à. vous pour cette eucharistie et eulogie du
Seigneur. 26, édit. Lipsius-Bonnet, Acla, t. n b, p. 141 :
« Ayant rompu le pain, il les fit communier tous deux
à l'eucharistie du Christ. » 27, p. 143. Une autre fois
encore, Thomas leur « rompt le pain de l'eucharistie
et le leur donne en disant : Cette eucharistie vous
sera, eaxoa ûjjùv ocÛty) r) eùxapicma, en miséricorde et
pitié, non en jugement et punition. » 29, p. 146. De
même après avoir délivré du démon une possédée,
l'Apôtre la reçoit ainsi que d'autres dans la religion
chrétienne. Puis il fait apporter par son diacre une
table, qu'il recouvre d'un linge blanc, il y dépose le
« pain de l'eulogie » et fait cette prière : « Jésus, qui
nous as rendu dignes de participer à l'eucharistie de
ton saint corps et de ton sang, voici que nous venons
approcher de ton eucharistie et invoquer ton saint
nom. Viens maintenant et unis-toi à nous. » Il y a
donc ici une épiclèse adressée au Christ. Dôlger,
op. cit., p. 56. Suit une prière gnostique. Puis l'apôtre
trace la croix sur le pain et commence à le distribuer.
Il le donne d'abord à la femme, disant : « Ceci sera
pour toi en vue de la rémission des péchés et des
transgressions éternelles. » 49-50. p. 165 sq.
Un jeune homme coupable d'un crime a reçu l'eu-
charistie. En punition ses mains se dessèchent. 61,
p. 167. Le texte semble bien attester ici que le pain
consacré était déposé entre les mains du communiant.
Mygdonia se convertit et demande le baptême. Elle
ordonne qu'on lui apporte de l'eau, un pain et de
l'huile. L'apôtre lui fait une onction et la baptise.
Puis il « romptle pain et, prenant une coupe d'eau, il lui
donne la communion au corps du Christ et à la coupe
du Fils de Dieu, et il lui dit : Tu reçois ton sceau qui
t'obtiendra la vie éternelle. » 121, p. 231. Siphor, sa
femme et sa fille sont baptisés par l'Apôtre. Il place
ensuite un pain sur la table, le bénit en disant : « Pain
de vie, que ceux qui en mangent demeurent incor-
ruptibles, SçGaprot. Pain qui rassasies les âmes
affamées de bonheur, c'est toi qui as daigné recevoir
le don, afin que nous arrive la rémission des péchés,
et que ceux qui te mangent deviennent immortels.
Nous t'invoquons, toi, le nom de la mère, mystère
ineffable des principes et des puissances cachées :
nous t'invoquons au nom de Jésus. « Et il dit : « Vienne
la force et la bénédiction, et que le pain soit pénétré,
afin que toutes les âmes qui y auront part, soient déli-
vrées de leurs fautes. » Et ayant rompu (le pain), il
le donna à Siphor, à sa femme et à sa fille. 133, p. 240.
Uazanes est baptisé. L'apôtre prend du pain et une
coupe, les bénit et il dit : « Nous mangeons ton saint
corps qui a été crucifié pour nous, et nous buvons
ton sang qui a été versé pour nous en vue du salut.
Que ton sang devienne pour nous le salut, et que ton
sang soit pour la rémission des péchés. » Puis il rompt
l'eucharistie, la donne et il dit : « Que cette eucharistie
devienne pour vous le salut, la joie et la santé de vos
âmes, et ils répondirent : Amen. » 158, p. 268. — Le rite
eucharistique est donc d'usage courant. Il se célèbre
toujours après le baptême. En certaines descriptions
il n'est parlé que du pain, mais dans deux autres est
mentionnée la coupe.
Le second livre de Jeu (m0 siècle, Egypte) fait
apporter au Christ deux cruches de vin et des bran-
ches de vigne. Alors Jésus dispose une offrande,
6ug[<x; il place « une cruche de vin à gauche de l'of-
frande et l'autre à droite... » Les disciples se tiennent
devant l'offrande. Jésus est debout et en face d'elle.
II étend un linge de lin, y dépose une coupe de vin,
puis des pains en nombre égal à celui des disciples.
Il prononce ensuite une formule d'invocation avec
mots magiques, et demande que par un prodige l'eau
du baptême de vie soit versée dans l'un des vases
de vin. L'opération s'accomplit. Les disciples s'ap-
prochent. Jésus les baptise, leur donne l'offrande,
npoatpopdc. et les marque du sceau. Aussi sont-ils dans
une grande joie pour avoir reçu le pardon de leurs
péchés et être devenus héritiers du royaume de lumière.
Éd. C. Schmidt, Koptisch-gnostische Schriflen, t. i,
Leipzig, 1905, p. 308 sq.
Dans le quatrième livre de la Pislis Sophia, ouvrage
apparenté au précédent et de peu postérieur, on re-
trouve une description du même rite. Jésus déclare
à ses disciples qu'il a apporté dans le monde le feu,
l'eau, le vin et le sang. « Le feu, l'eau et le vin sont
pour la purification des péchés, le sang est un signe
à cause du corps humain que j'ai pris là où est Barbelos
la grande puissance du Dieu invisible... C'est pourquoi
j'ai pris une coupe de vin, je l'ai bénie et je vous l'ai
donnée en disant : « Ceci est le sang de l'alliance qui
sera versé pour la rémission de vos péchés. » Jésus
fait alors apporter du feu et des rameaux de vigne.
Il place sur eux l'offrande, 7Tpoaçopâ, dispose à
droite et à gauche deux cruches de vin et autant de
pains qu'il y a de disciples. Jésus se tient ensuite
devant l'offrande, 7rpoaçopdc, et fait une invocation
pour obtenir aux disciples la rémission des péchés
dont un signe nouveau dans l'offrande sera le signe.
Ibid., p. 242-244.
Faut-il voir dans les Homélies clémentines un
remaniement romain ou syrien fait au ive siècle d'un
ouvrage composé au troisième, et qui synthétiserait
deux écrits plus anciens et pouvant remonter vers
200 (YVaitz et Hamack)? Si oui, il y a lieu de relever
ici les traits suivants : Pierre après avoir, conféré le
baptême, rompt le pain pour l'eucharistie; l'ayant
saupoudré de sel, il le donne d'abord à la mère, puis
à ses fils qui mangèrent en commun avec elle et
louèrent Dieu. Hom., xiv, 1, éd. Lagarde, p. 141. La
953
MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES
954
présence du sel sur le pain est encore signalée à plu-
sieurs endroits (Attestation de Jacques qui précède les
homélies, § 4, p. 8). Le communiant prend sa part du
sel, Hom., iv, (5, p. 58, il y a la communion au set,
àXcôv xoivcovîa, Hom., xiv, 8, p. 111. Batifîol, op. cit.,
p. 192, n. 2, croit que le sel est ici un symbole d'in-
corruptibilité.
Un autre écrit bien postérieur, le Martyrium
Mattluci, a été présenté par Lipsius comme le reste
d'un travail auquel au troisième siècle on aurait sou-
mis une légende d'origine g.iostique. Après la mort
de l'apôtre, le ciel invite l'évoque Platon et le peuple
à chanter V Alléluia, à lire les évangiles, à offrir en
sacrifice, Trpoaçopxv, le pain sacré et trois raisins qu'on
pressurera sur la coupe « Unissez-vous à moi, comme
le Seigneur Jésus a enseigné l'offrande, 7upoacpopâv,
venue d'en haut. » L'évêque et le peuple défèrent à
cette invivation du ciel. Platon « offre les oblations,
TCpootpopâç, pour Matthieu, on y prend part et on
loue Dieu. » Lipsius-Bonnet, Acta, t. n a, p. 252, 254.
Ailleurs il est dit qu'après le baptême du roi, l'évêque
« fait la bénédiction et l'eucharistie sur le pain sacré et
la coupe avec son mélange de liquide. » Puis après
avoir goûté lui-même les espèces consacrées, il les
présente au roi en disant : « Que ce corps du Christ et
cette coupe, son sang versé pour nous, devienne pour
toi rémission des péchés en vue de la vie. ><
Ici se retrouvent toutes les notions signalées par
les écrivains de la grande Église : il y a un rite chré-
tien traditionnel enseigné par Jésus-Christ et qui est
une offrande rituelle, un sacrifice. Après certains
actes, par exemple Valleluia et l'évangile, l'évêque
accomplit l'eulogie et l'eucharistie sur le pain et sur
le calice rempli de vin et d'eau : cette prière fait du
pain le corps du Christ et de la coupe son sang. Ce
sacrifice s'offre pour les morts. Les fidèles vivants
y participent et y louent Dieu : l'évêque les communie
en leur souhaitant que ce corps et ce sang leur apportent
la rémission des péchés et la vie. Tout cela est très
orthodoxe, mais ces divers traits ont toutes chances
d'avoir été ajoutés dans les remaniements postérieurs.
C'est encore à l'époque antérieure à saint Cyprien
qu'on peut rapporter la passion de saint Pionius,
prêtre martyr de Smyrne. On y lit que ce confesseur
et ses compagnons, après avoir fait une prière solen-
nelle, prirent le samedi du pain sacré et de l'eau,
facla ergo oratione solemni, cum die sabbalo sanclum
pancm et aquam deguslavissent. 3, dans Ruinart,
Acta murtyrum sincera, Ratisbonne, 1859, p. 188.
Ces mets semblent bien être l'eucharistie (Tillemont,
Jùlicher, Batiffol, Lietzmann).
Enfin, nous savons par saint Cyprien que de son
temps encore il y avait des aquariens en Afrique.
Xous connaissons par l'évêque de Carthage les rai-
sons qu'ils mettaient en avant pour justifier leur
conduite. En temps de persécution, l'odeur du vin
peut trahir les communiants; il n'est pas conforme
à l'usage de boire du vin le matin : on le prend le soir,
au souper: le Christ usa de vin parce qu'il fit la cène
le soir; leurs prédécesseurs ont agi ainsi; certains
textes de l'Écriture recommandent l'usage de l'eau
et lui attribuent des effets salutaires, EpisL, lxiii,
8, 9, 15, 16, 17, Hartel, t. m b, p. 708 sq. Ainsi l'usage
aquarien n'est pas motivé par des considérations d'as-
cétisme prohibitif. L'encratisme a pu être en Afrique
aussi la cause qui lui a donné naissance, mais si L'usage
s'est maintenu, on a, au temps de saint Cyprien,
oublié le motif qui l'a fait introduire à l'origine.
Harnack a souligné tous les textes où il est dit
que l'eucharistie est célébrée avec du pain et de l'eau.
Il a même cru (voir col. 898), mais à tort, pouvoir por-
ter sur sa liste le témoignage de saint Justin. Il conclut
ainsi : les deux usages celui des aquariens et l'autre
coexistent dès l'origine et au cours des premiers
siècles. Donc pour les premiers chrétiens les éléments
importaient peu : a leurs yeux l'eucharistie était
un repas avec mets solide et liquide. On est donc
amené à croire que le Christ à la cène primitive n'avait
pas donné en nourriture et en breuvage son corps et
son sang, mais sanctifié l'action de manger et de boire.
Harnack, Brot und Wasser, die eucharistischcn Ele-
mente bei Justin, Leipzig, 1891, dans Texte und Unter-
such., t. vu, fasc. 2; voir en sens contraire Zahn,
Theolog. Litteraturzeitung, 1892, t. xvn, p. 373-378.
Il a été démontré que Justin ne devait pas être mis
au nombre des aquariens (voir plus haut). Si on accorde
à leur usage l'ampleur qu'il a eue, sans le restreindre
ni l'augmenter, on est obligé de leconstater.ee sont
des sectes, des groupes hérétiques ou suspects qui
l'ont adopté. La grande Église l'a toujours rejeté, c'est
pour elle une hérésie. L'emploi du vin mélangé d'eau
est attesté pour Rome par Justin, pour la Gaule et
l'Asie par Irénée, pour l'Egypte, l'Italie, la Grèce, la
Syrie, la Palestine par Clément d'Alexandrie, pour
l'Afrique enfin par Tertullien et Cyprien. Cf. Dôlger,
op. cit., p. 51 sq. Une deuxième constatation s'impose :
plusieurs de ces groupes étaient à tendance encra-
tique; c'est donc leur rigorisme et non le souvenir
de l'institution primitive qui les portait à prohiber
le vin : leur rigorisme moral ne leur permettait pas
de l'employer. Voir Batiffol. art. Aquariens, dans
Diction, d'archéol., t. i, col. 2648-2G50.
Dépassant encore d'une certaine manière Harnack,
Lietzmann vient de soutenir, op. cit., p. 238-249, que
l'eucharistie primitive ne se composait que de pain.
Pour le démontrer, il invoque tous les textes anciens
où il est dit qu'elle était consacrée avec de l'eau. Il
en rapproche même ceux où il est parlé du miel
et du lait donnés aux néophytes, loc. cit., p. 248,
note 7, et le passage des Actes des saintes Perpétue et
Félicité, où en vision le Pasteur remet à Perpétue du
fromage. Il conclut que, primitivement, on professait
à l'égard de l'élément eucharistique ajouté au pain
une grande indifférence. « C'est donc, écrit-il, parce
qu'à l'origine cette seconde espèce n'existait pas. »
La réfutation qui a été faite de l'opinion de Harnack
peut être reproduite ici. L'usage aquarien, pour avoir
été plus répandu que l'on ne pensait jadis, est loin
d'avoir l'importance que lui donne l'auteur; il est
impossible de préférer une coutume qui n'apparaît
guère que dans des groupes suspects ou hérétiques, à
l'usage attesté par tous les écrivains de la grande
Église. Cette coutume d'employer de l'eau ne trouve
d'ailleurs pas son origine dans l'indifférence du public
et de ses chefs à l'égard du second élément. S'il est
une vérité qui est hors de doute, c'est que ni les catho-
liques, ni les aquariens ne tenaient le choix du liquide
pour peu important : les premiers condamnaient
sévèrement l'emploi de l'eau, et les seconds se refu-
saient énergiquement à user du vin. Quant à la vision
de Perpétue, il est impossible d'y trouver une preuve
que l'antiquité chrétienne était indifférente au choix
du second élément : il n'est pas parlé en cet endroit
de pain et de fromage, mais seulement de ce dernier
mets : et de caseo quod mulgebat dédit mihi quasi
buccellam. Passio Pcrpeluœ, 4. A plus forte raison
ne peut-on pas invoquer ici l'usage de présenter aux
nouveaux baptisés du lait et du miel. C'est seulement
aux néophytes qu'étaient donnés ces deux breuvages
le jour de leur baptême : il y a donc là un rite d'ini-
tiation, et non une forme d'eucharistie. Cl. Duchesne,
Origines du culte chrétien, Paris, 1908, p. 186, 322,
338. 341, 344.
Pour prouver que l'eucharistie primitive ne se
composait que du pain, Lietzmann invoque surtout
les textes où seul est mentionné cet élément. Aux
955
MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS
951)
passages que nous avons cités au cours de cette étude'
de l'eucharistie des sectes, il ajoute les Actes des
Apôtres dans lesquels il est parlé de la fraction du
pain, ii, 42, 16, xx, ll.etle récit de la cène d'Emmaus.
Luc, xxiv, 30, 35. Un premier fait est à noter : On ne
relève aucun texte qui proscrive positivement l'usage
de l'élément liquide. Aucun témoignage des hérésio-
logues anciens ne nous révèle l'existence d'une secte
ne consacrant l'eucharistie que sous l'espèce du pain.
Sans doute, un certain nombre de passages empruntés
à des écrits venus de groupes hérétiques ou suspects
ne mentionnent dans la célébration de l'eucharistie
que le pain. Est-ce pour abréger le récit ou parce que
dans le; communautés auxquelles appartient l'auteur
on n'emploie pas une seconde espèce? La question
est insoluble.
En certains de ces écrits, tantôt la description du
rite ne signale qu'un "élément et tantôt elle parle de
deux. Le fait s'explique à merveille. Si dans une
Église on consacre l'eucharistie avec du pain et avec
un second élément, vin ou eau, l'écrivain qui s'adresse
à des membres de son groupe a suffisamment désigné
le rite lorsqu'il a parlé simplement du premier de ces
deux éléments. Tout le monde entendra que le second
a été lui aussi employé. C'est seulement si un auteur
veut faire une description complète de tous les rites
qu'il est obligé de ne rien passer sous silence : on peut
alors à bon droit conjecturer que ce qu'il tait n'a pas
lieu. Or.qu'on examine les passages cités par Lietzmann,
la plupart de ces textes sont des phrases qui, en dix
ou vingt mots, décrivent le rite eucharistique. Leur
silence ne prouve donc rien contre l'emploi d'un
élément liquide dans l'eucharistie. D'ailleurs, même si
on admet que certaines sectes usaient seulement de
pain, on ne peut, sans aller contre les règles de la saine
méthode historique, opposer cet usage restreint, dou-
teux, peu connu, attesté par des groupes suspects,
étranges, excentriques, à une pratique attestée par
les témoignages les plus nombreux et les plus clairs
de tous les écrivains du Nouveau Testament, et de
tous les auteurs catholiques des trois premiers siècles
qui ont parlé de l'eucharistie.
Les textes des Actes des Apôtres ne font pas excep-
tion : l'eucharistie n'y est nommée que d'un mot et
en passant. Il est d'ailleurs des exégètes qui hésitent
à. voir dans les trois textes cités par Lietzmann des
allusions à l'eucharistie. Quant à la cène d'Emmaus,
elle est si spéciale qu'il est impossible de l'invoquer
contre les récits de la cène que donnent saint Luc,
les deux autres synoptiques et saint Paul, récits dans
lesquels sont mentionnés le pain et la coupe. Toute
la science et l'autorité de Lietzmann ne peuvent
faire accepter ce qui est, de toute évidence, con-
traire à l'ensemble des témoignages de l'antiquité
chrétienne.
Les dépositions des sectes et des hérétiques rendent
par contre un très réel service. Elles établissent que
le rite eucharistique était tenu pour une partie essen-
tielle du christianisme. Il en était si bien ainsi que
les sectes les plus hardies et les plus détachées de la
grande Église croyaient devoir la garder. Seuls, les
docètes sont signalés comme s'abstenant de l'eu-
charistie, mais ils ne le font pas parce qu'elle leur
semble une innovation, un rite étranger au christia-
nisme primitif : c'est leur conception de la chair du
Christ qui leur impose leur attitude.
Il faut aussi souligner les très nombreux passages
où ces écrits hétérodoxes ou suspects nomment l'eu-
charistie une offrande rituelle. S'ajoutant aux témoi-
gnages des écrivains de la grande Église et du Nou-
veau Testament, ces affirmations achèvent de prou-
ver que la croyance au caractère sacriiieiel de l'eu-
charistie était générale dès les premiers siècles.
VII Conclusions. — Des témoignages étudiés-
découle ce qui suit :
1° Dès l'origine, l'eucharistie ou action de grâces
est célébrée dans toutes les communautés qui hono-
rent Jésus. Nous ne connaissons qu'une exception :
les docètes ne peuvent que s'abstenir de participer à
la chair du Verbe, puisqu'ils ne croient pas à sa réalité.
Leur cas ne démontre donc nullement que la cène soit
une institution surajoutée à l'évangile primitif.
2° Que cette eucharistie ait été instituée par Jésus,
c'est ce qu'affirment en termes exprès Clément de
Rome, Justin, Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène,
Hippolyte, Tertullien et Cyprien. Ces huit derniers
écrivains rattachent la cène chrétienne au dernier repas
pris par le Christ dans le cénacle avecses^isciples. D'an-
tiques monuments paraissent bien attester, eux aussi,
que l'eucharistie remonte au Seigneur. Cf. ici Bour,
Eucharistie d'après les monuments de l'antiquité
chrétienne, t. v, col. 1196. On peut même soutenir
que ce fait est admis de tous les chrétiens. Chacun des
témoins de l'eucharistie, alors même qu'il n'est pas
amené à parler de son origine, la présente comme une
institution essentielle du christianisme. L'Église et
les fidèles ne pourraient pas la supprimer : elle émane
d'une autorité supérieure à la leur.
3° Aussi l'eucharistie des catholiques ressemble-t-
elle toujours et partout à la cène chrétienne que
décrivent saint Paul et les Synoptiques : On y trouve
non seulement du pain, mais une coupe. Il est même
impossible de démontrer qu'en dehors de la grande
Église en un groupe quelconque le pain était seul en
usage. D'antiques monuments confirment cette pro-
position et prouvent l'usage du pain et de la coupe.
Bour, art. cit.. col. 1196-1197, 1205.
4° Chez les catholiques, dès l'origine, le liquide
employé dans l'eucharistie a été du vin auquel on
mélangeait de l'eau. Telle est encore la matière dont
usaient certaines sectes, par exemple, les valentiniens,
les gnostiques du second des Livres de Jéû et de la
Pistis Sophia. Mais l'usage aquarien a été assez répandu
et fort tenace. Il est signalé chez les ébionites, chez
Marcion et ses disciples, chez Tatien, chez les dissi-
dents attaqués par Clément d'Alexandrie, dans les
milieux d'où viennent les Actes de Pierre et ceux de
Thomas, ainsi que le Martyre de Pionius, enfin, chez
des Africains de l'époque de Cyprien. Les écrivains
catholiques réprouvent très énergiquement cette cou-
tume et la déclarent hérétique. Les tenants de cet
usage n'essayent pas de le justifier en le déclarant
primitif. Les aquariens que combat l'évêque de Car-
tilage mettent en avant divers prétextes. Il semble
bien que l'usage aquarien ait été d'abord commandé
par un rigorisme excessif : il n'est donc pas primitif.
Certains monuments de la plus haute antiquité, par
exemple l'inscription d'Abercius, attestent l'emploi du
vin dans l'eucharistie. Bour, art. cit., col. 1196-1197
cf. art. Abercius, t. i, col. 57 et 65.
5° Au cours de l'eucharistie interviennent des offi-
ciants qui accomplissent un service liturgique réservé
à eux seuls. C'est ce que montrent tous les 'textes,
ceux des catholiques et ceux des sectes. Clément de
Rome et Ignace insistent sur cette pensée.
Il y a un président qui fait l'eucharistie (Justin).
C'est l'évêque (Didachè, Clément de Rome, Ignace,
Irénée, Didascalic, Hippolyte, Tertullien, Cyprien)
avec lequel peuvent concélébrer les prêtres (Hippo
lyte, Cyprien). Il arrive aussi à ces derniers d'ope-
rer seuls (Ignace, Denys d'Alexandrie, Tertullien,
Cyprien); mais il faut que ce soit sur délégation de
l'évêque (Ignace) ou conformément à ses prescriptions
(Cyprien). Les diacres sont les collaborateurs de l'évê-
que, du président. Un de leurs offices est de distribuer
aux fidèles l'eucharistie (Didachè, Clément de Rome,
957
MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS
958
nace, Justin, Clément d'Alexandrie, Cyprien).
Sans doute, la Didachè reproduit des prières et des
actions de grâces de tous les assistants, mais elle ne
fait pas célébrer la fraction du pain et la bénédiction
de la coupe par les simples fidèles. Pour le sacrifice,
pour la fraction, elle ordonne qu'on choisisse avec soin
des évèques et des diacres qui rempliront l'office des
ministres itinérants des premiers jours, docteurs et
prophètes. Tertullien lui-même, bien que, devenu
montaniste, il tienne tous les laïques pour prêtres, ne
leur reconnaît le droit d'user de leur sacerdoce que
s'ils se trouvent au nombre de trois, dans un groupe
où il n'y a aucun fidèle gratifié par l'Église d'une
investiture spéciale, pour accomplir les fonctions litur-
giques.
Tous les témoignages s'accordent à exiger des minis-
tres de l'eucharistie une grande sainteté : ils doivent
être irréprochables. Avec la bonne conscience Clé-
ment de Rome reclame d'eux la gravité, l'observation
des règles imposées à leur office.
Mais les mêmes auteurs qui attestent le rôle litur-
gique propre à la hiérarchie affirment que l'action
de grâces est un acte de toute l'Église. Il en est ainsi
parce que le président accomplit ses fonctions dans
l'assemblée des fidèles, parce qu'il s'exprime en leur
nom et prie non seulement pour eux, mais pour les
absents et tous les frères; parce que les assistants lui
répondent : Amen; enfin parce qu'ils apportent la
matière employée pour l'eucharistie. Ainsi, sans se
contredire, les écrivains chrétiens affirment à la fois
que l'eucharistie est faite par la hiérarchie et qu'elle
est offerte par les laïques.
Il est encore attesté que l'action de grâces a lieu
au nom de Jésus (Justin). On rend grâces au Père
par le Fils (Hippolyte), par lui et par le Saint-Esprit
(Justin). Quand le prêtre offre, il y a oblation de toute
l'Église unie à Jésus-Christ, comme l'eau l'est au vin
(Cyprien). Nous présentons nos prémices et nous adres-
sons nos prières, ayant un grand pontife qui a pénétré
dans le ciel (Origène).
6° Tous les textes sont d'accord pour nous apprendre
que le président fait l'action de grâces sur ce qui est
offert. Il eucharistie le pain et le vin.
Rappelons les formules les plus fameuses : L'ali-
ment est eucharistie par une parole de prière qui vient
de Jésus, écrit Justin. Trois fois Iréivée affirme que le
pain et le vin recevant l'invocation, la parole de Dieu,
deviennent l'eucharistie, corps et sang du Christ.
D'après Origène, les dons de la cène sont transformés
par la prière en un corps, en quelque chose de saint
qui sanctifie.
Si on laisse aux mots leur sens obvie, si on observe
que les écrivains chrétiens rattachent l'institution de
la cène au dernier repas du Seigneur, si on se souvient
que Justin, Clément d'Alexandrie, Origène, Hippo-
lyte, Tertullien et Cyprien, pour expliquer le rite
chrétien, rappellent les paroles de Jésus : Ceci est
nvjn corps, on est obligé de conclure que ce n'est pas
par une invocation à l'Esprit-Saint, mais par les
paroles même du Sauveur que s'opère l'eucharistie.
Voir art. Épiclèse, t. v, col. 232-233.
Au reste, l'unique anaphore de cette époque par-
venue jusqu'à nous, celle d'Hippolyte, fait prononcer
par l'évèque sur le pain et le vin les mots : Ceci est
mon corps, ceci est mon sang. Aussitôt après, l'officiant
dit : Sous t'offrons le pain et le calice, te rendant grâces.
C'est ensuite seulement qu'est récitée une invocation
à l'Esprit-Saint. Encore ne demande-t-elle pas à
celui-ci qu'il eucharistie les éléments, mais qu'il
descende sur eux pour qu'en y participant les fidèles
reçoivent aussi l'Esprit-Saint. La Didascalie lui attribue
une action sur le rite lui-même. L'Esprit-Saint reçoit
l'oraison de celui qui prie et il sanctifie l'eucharistie.
Aucun autre texte de l'époque n'exprime pareille
pensée. D'ailleurs la prière ainsi dotée de vertu par
l'Esprit peut être l'oraison : Ceci est mon corps.
Dans plusieurs écrits émanant de milieux suspects
ou hérétiques (Actes de Jean, de Pierre, de Thomas,
livre de Jeu) l'eucharistie s'opère non seulement par
les mots du Christ, mais par des invocations. Mais elles
sont si variées, si étranges, si teintées de gnostitisme
ou de magie, qu'il est impossible de recourir à elles
pour découvrir le rite primitif. Il est à noter d'ailleurs
que ces invocations ne s'adressent pas à l'Esprit-
Saint.
7° Qui peut prendre part à l'eucharistie, c'est-à-
dire y assister, y communier et l'offrir avec le
président, car les trois rites sont alors régulièrement
unis ?
Tous les écrivains catholiques sont d'accord pour
exiger une grande pureté, tous insistent sur la sainteté
du rite. D'abord il est nécessaire qu'on soit baptisé,
donc qu'on ait la foi. Sous-entendue par tout le
monde, cette condition est plus d'une fois affirmée
(Didachè, Justin, etc.).
De plus, une vie irréprochable est requise. Chaque
auteur exprime cette pensée à sa manière, insiste
sur telle ou telle disposition; mais partout le même
souci de pureté morale se retrouve. La Didachè convie
les saints. Qui ne l'est pas, doit faire pénitence. Tous
les assistants sont invités à confesser leurs péchés.
Il faut encore qu'on se réconcilie avec son ennemi.
Ignace demande que les fidèles soient soumis à
l'évèque, ainsi qu'au collège presbytéral, soutenus
par la grâce, animés par la foi, pleinement unis à
Jésus-Christ. Justin rappelle que, pour participer à
l'assemblée chrétienne, on doit vivre comme le Christ
l'enseigne. Irénée réclame une doctrine pure et une
foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une ardente
charité : il faut craindre Dieu et avoir à l'égard de ses
frères les sentiments prescrits. Enfin il importe que
l'offrande soit faite avec joie et liberté. Origène requiert
une intention saine, un esprit pur, une conscience
sans tache. Hippolyte demande l'humilité. Tertullien
et Cyprien ne sont pas moins sévères : ils insistent
plus que personne sur la sainteté de l'eucharistie.
L'évèque de Carthage redit maintes fois que, pour
prendre part aux saints mystères, ii faut être en règle
avec l'Église et se réconcilier avec elle par les exercices
réguliers de la pénitence publique, si on a été séparé
d'elle comme l'ont été par exemple les apostats. En
temps de persécution seulement cette discipline peut
s'adoucir. De même Firmilien ne veut pas qu'on laisse
s'approcher de l'eucharistie ceux qui ont reçu le
baptême des hérétiques. Nous savons même par Denys
d'Alexandrie que l'interdiction de communier en raison
d'un crime, par exemple de l'apostasie, peut durer
jusqu'à la mort.
Ce respect de l'eucharistie fait exiger du corps lui-
même une certaine dignité. Tertullien condamne ceux
qui fréquentent les fêles païennes et les assemblées
chrétiennes. II veut qu'à domicile on prenne l'eucha-
ristie avant toute autre nourriture. Nous savons aussi
qu'en Orient on se demande si la femme au moment
critique du mois peut communier: Denys d'Alexandrie
répond par la négative et la Didascalie est d'avis
contraire. On se souvient enfin qu'Origène et Tertul-
lien recommandent instamment de î c rien laisser
tomber de l'eucharistie.
Les antiques monuments chrétiens confirment les
témoignages des Pères : sur les fresques, le baptême
précède l'eucharistie; Pectorius d'Autun n'invite à la
recevoir que la race divine du Poisson céleste. Ce mets
sacré n'est servi qu'aux « amis », dit Abercius. Pour,
art. cit., col. 1199. Même dans les écrits d'o\riginc
suspecte ou hérétique, on trouve des affirmations sur
959
MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS
960
la nécessité du baptême et des dispositions morales
avant la communion (Actes de Jean, de Pierre, de
Thomas).
L'eucharistie peut encore être utile aux absents.
N'est-elle pas l'offrande de l'Église : aussi y prie-t-on
pour elle (Didachè, Justin, Hippolyte, Cyprien). On y
recommande aussi à Dieu spécialement certaines per-
sonnes autres que les assistants, par exemple, des
membres de la hiérarchie, des confesseurs en prison,
des bienfaiteurs, des ennemis, des pénitents. On solli-
cite des faveurs dont bénéficient même des personnes
qui n'appartiennent pas à l'Église: la paix et la tran-
quillité publique, la conversion des pécheurs et des
infidèles.
C'est par application de cette coutume qu'on ima-
gine de désigfier spécialement un ou quelques fidèles
pour lesquels l'eucharistie est spécialement offerte.
Cyprien reconnaît au prêtre le droit de faire cette
application : ce ne doit être évidemment qu'au
profit de fidèles en règle avec l'Église. Tertullien
atteste le même usage.
De la même manière le célébrant peut offrir l'eucha-
ristie pour certains morts désignés par lui; Tertullien
et Cyprien qui signalent cet usage, ajoutent qu'il est
ancien. Cette fois encore, l'évêque de Carthage rappelle
que des règles de l'Église ne permettent pas de faire
cette application au profit de tous les défunts : il en
est qui sont exclus. Il faut donc être mort dans la paix
de l'Église. La Didascnlie nous apprend qu'en Orient
aussi on offre pour les défunts. Les Actes de Jean,
nous signalent la fraction du pain par l'apôtre et les
frères, sur le tombeau de Drusiana, le troisième jour
après sa mort. Nous savons aussi par le Marlyrium
Polycarpi, qu'on célébrait l'eucharistie à l'anniver-
saire du décès des confesseurs. L'usage est encore
attesté par la Didascalie, Tertullien et Cyprien. En
faveur de l'existence de l'antique coutume d'offrir
le sacrifice pour les morts, il semble qu'on peut aussi
invoquer le témoignage d'antiques monuments chré-
tiens. Cf. Bour, art. cit., col. 1202-1203.
8° Sur les effets du rite eucharistique, dès l'origine
jusqu'à saint Cyprien, les écrivains chrétiens tiennent
le m}me langage. Cette cérémonie est action de grâces
et prière, elle honore Dieu et sanctifie l'homme, elle
plaît au ciel et profite à la terre.
Tous les anciens témoins montrent dans cet acte
un hommage de reconnaissance offert à Dieu. Les
fidèles lui expriment leur gratitude et pour les divers
bienfaits de la création énumérés en détail ou rappelés
d'un mot, et pour les dons apportés par Jésus-Christ
au cours de sa vie et dans sa passion. Rendre grâces
ainsi, c'est sans doute remercier; mais par là même
c'est adorer Dieu, le louer, le glorifier, lui offrir le
culte qui n'est dû qu'à lui. On attribue à l'eucharistie
ces effets.
Par elle aussi, et sans doute parce qu'elle plaît à
Dieu, le fidèle croit pouvoir obtenir de nouveaux bien-
faits pour lui et pour autrui. Qu'il en soit ainsi, c'est
ce que démontrent pleinement les affirmations de
tous les écrivains de l'époque ; l'usage de recommander
à Dieu pendant la cérémonie les assistants, d'autres
personnes et toute l'Église; enfin l'habitude d'offrir
l'eucharistie pour des vivants et des morts déterminés.
Qu'espère-t-on obtenir? Si on examine les affir-
mations très générales des textes, il faut répondre
que de l'eucharistie les fidèles attendent tout ce qu'ils
peuvent légitimement désirer pour eux et l'Église.
Notons parmi les faveurs escomptées la rémission des
péchés, le salut, l'entrée dans le royaume : non seule-
ment des témoignages précis l'attestent, mais la pra-
tique des sacrifices pour les morts suffirait à l'établir.
Souvent aussi on signale comme un fruit de l'eucha-
istie la sainteté, la victoire sur le démon, une vie
pure et l'union à Jésus-Christ. L'eucharistie a aussi
pour effet l'accroissement de la charité fraternelle;
elle unit les chrétiens sur terre et demande qu'ils
soient rassemblées dans le royaume céleste. Il est
d'autres faveurs qui semblent plutôt devoir être attri-
buées à la communion proprement dite : la vie éter-
nelle, l'immortalité du corps, la joie d'une sainte
ivresse que signale Cyprien, le bonheur de goûter le
vin délicieux et l'aliment doux comme le miel dont
parlent Hippolyte, Pectorius d'Autun et Abercius.
Au reste, puisqu'aux origines quiconque assistait
aux saints mystères, y participait, on ne distinguait
pas, avec la précision des théologiens modernes, les
effets du sacrifice et ceux de la communion.
9° Que cette eucharistie ne soit pas une simple
prière, c'est ce que prouvent déjà avec l'emploi du
pain et du vin, l'intervention d'une hiérarchie dotée
de pouvoirs réservés à elle exclusivement.
Ce rite est un sacrifice proprement dit. Ainsi est-il
nommé par la Didachè, Justin, Origène, Firmilien,
Hippolyte, Tertullien et Cyprien. D'autres auteurs,
Clément de Rome, Clément d'Alexandrie, Corneille et
la Didascalie montrent dans l'eucharistie une offrande
rituelle et liturgique; Ignace ne peut la nommer sans
parler de l'autel chrétien.
Ce sacrifice est analogue à ceux de l'Ancienne Loi
et leur succède (Didachè, Clément de Rome, Justin,
Origène, Hippolyte, Tertullien et Cyprien). Il a été
figuré par celui de Melchisédech (Clément d'Alexan-
drie et Cyprien); c'est le sacrifice pur annoncé par
Malachie (Didachè, Justin, Irénée, Hippolyte,
Cyprien). Il semble bien aussi que chez plusieurs
écrivains anciens la locution sanctifier le pain, le
rendre saint, ait le sens de le vouer à Dieu, de le
sacrifier (Didachè, Clément d'Alexandrie, Origène,
Denys d'Alexandrie, Firmilien, Didascalie, Tertullien
et Cyprien).
Dans des écrits apocryphes eux-mêmes se trouvent
des expressions semblables : l'eucharistie est une
offrande rituelle (Actes de Jean, Pistis Sophia), un
sacrifice (Actes de Pierre et IIe livre de Jéû). A noter
encore un monument de la plus haute antiquité (pre-
mière moitié du ne siècle). Dans une des chapelles
des Sacrements, à la catacombe de Calliste, à côté
de la scène dite de la consécration et de celle du repas
eucharistique, est représenté le sacrifice d'Abraham.
Des juges très sùrs(Rossi, Wilpert,Marucchi,Leclercq,
Bour) n'hésitent pas à conclure que l'artiste fait allu-
sion au caractère sacrificiel de l'eucharistie. Cf. Bour,
art. cit., p. 1201.
Sans doute, Clément de Rome, Justin, Aristide,
Athéiagore, Apollonius, l'Épître à Diognète, Minucius
Félix, Clément d'Alexandrie et Tertullien déclarent que
les chrétiens n'offrent pas de sacrifices à la Divinité
pour satisfaire à ses besoins. Mais ce qu'ils repoussent
ainsi, c'est l'oblation conçue à la manière païenne et
déjà réprouvée par l'Ancien Testament. Pour établir
que ces écrivains ne nient pas l'existence d'un sacrifice
chrétien, il suffit d'observer que trois d'entre eux
l'affirment très clairement : Justin, Clément d'Alexan-
drie et Tertullien.
10° Pourquoi l'eucharistie était-elle tenue, des ori-
gines à saint Cyprien, pour un sacrifice ?
Assurément, ce n'est pas parce qu'elle est une
offrande de pain et de vin. Aucun texte ne permet de
voir un sacrifice dans l'acte des fidèles donnant à la
hiérarchie, apportant à l'assemblée ce qui était néces-
saire pour l'eucharistie ou l'agape, la subsistance du
clergé ou l'entretien des pauvres. Tout ce que nous
savons du rite chrétien primitif condamne cette
hypothèse.
Les antiques témoins de l'eucharistie ne paraissent
pas soupçonner davantage qu'il y a en elle destruction
9(>1
MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS
962
d'une victime, Wieland a pu aisément le démontrer.
Il a eu tort de conclure que l'eucharistie était une
simple oblation de prières. Des textes nombreux et
formels montrent qu'elle esi un sacrifice proprement
dit.
Comment ? — Certes les premiers chrétiens n'ont pas
disserté sur l'essence du sacrifice de la messe, comme
l'ont fait les théologiens postérieurs au concile de
Trente. Pourtant] il est difficile d'admettre qu'ils ne
savaient pas ce qu'ils voulaient dire, quand ils attri-
buaient à l'eucharistie le caractère d'une oblation
rituelle.
Un fait est certain et domine tout. Dès la plus
haute antiquité, il a été admis et affirmé que la cène
chrétienne se rattache au dernier repas pris par Jésus
avec les Douze, la veille de sa mort. D'autre part,
quatre des principaux témoins de l'eucharistie à cette
époque, les seuls qui offrent des éléments de réponse à
la question ici posée, 'Irénée, Origène, Hippolyte et
Cyprien, s'accordent à présenter d'une manière
complète ou imparfaite une même synthèse.
D'après l'évêque de Lyon, pour rendre grâces à
Dieu, l'Église lui présente dans l'eucharistie ce que
Jésus lui a ofîert au cénacle, son corps et son sang,
prémices du monde racheté par leur immolation sur
la croix. Un tel don, si ceux qui le font au Très-Haut
ont les sentiments requis, ne peut que lui être agréable.
Aussi Dieu daigne-t-il nous le rendre, et nous man-
geons la chair du Christ qui nous donne l'immortalité,
la vie divine.
Origène exprime de semblables pensées, parfois en
des termes identiques. Les chrétiens rendent grâces à
Dieu en lui offrant les prémices de ses dons, le pain
qui dans l'eucharistie devient le corps saint offert
jadis par Jésus lui-même au cénacle, corps, dont le
sang a coulé sur la croix pour le salut des hommes. Si
nos dispositions sont ce qu'elles doivent être, pendant
que nous prions ainsi, Jésus, notre grand pontife qui
a pénétré dans le ciel se joint à nous; nos dons alors
ne peuvent qu'être agréés. Mais Dieu ne nous
demande que pour avoir l'occasion de donner; il nous
rend ce que nous lui offrons, et il y ajoute ce que nous
ne lui avons pas présenté. A la place des bien terres-
tres, il nous communique les biens célestes dans le
Christ Jésus. Nous le recevons et le sang du Sauveur
nous devient propitiatoire.
Hippolyte ne s'exprime guère différemment. Dans
l'anaphore qu'il nous a conservée, l'officiant redit sur
le pain et le vin les mots : Ceci est mon corps, ceci est
mon sang. Il se souvient donc de la passion que Jésus
a offerte par ces paroles à son Père. Mais il se rappelle
aussi la résurrection, dit l'anaphore. L'officiant pense
donc aussi à la chair de Jésus qui est au ciel. L'esprit
fixé sur ces souvenirs, il rend grâces en offrant le pain
et le vin sur lesquels a été prononcée la parole de Dieu.
Ces dons se confondent avec cette chair céleste du
Christ dont Hippolyte dit ailleurs qu'à elle l'humanité
souhaite unir sa propre chair. Aussi l'officiant demande-
t-il alors dans son anaphore que Dieu envoie sur l'obla-
tion son Esprit-Saint pour que les fidèles par la
communion en soient remplis.
Ne sont-ce pas encore des pensées semblables qu'on
découvre en Cyprien ? D'après lui, dans l'eucharistie
l'Église fait ce qu'a fait le Christ. Or, il a offert sa
passion en laquelle le peuple chrétien lui était intime-
ment uni, comme l'eau l'est au vin. L'eucharistie est
donc un sacrifice parce que la hiérarchie, et par elle
l'Église tout entière, présente à Dieu le corps et le
sang immolés jadis sur la croix; corps et sang d'abord
offerts à la cène où les Douze avaient communié pour
y participer. Telle avait été l'oblation du Nouveau
Testament, enseignée et ordonnée par Jésus : telle est
donc aussi celle des chrétiens et de l'Église. Voilà
DICT. DE THÉOL. f.ATH.
pourquoi sans doute, Cyprien dit qu'ils offrent non
seulement la passion, mais encore la résurrection, non
seulement la chair morte du Calvaire, mais la chair
vivante du ciel à laquelle s'unit notre c hair, comme se
mêlent dans le calice les éléments de l'eucharistie.
Ainsi que trouve-t-on dans ces quatre témoins de
la croyance antique, sinon la conception suivante :
Le rite chrétien reproduit la cène primitive. Ici comme
là, les disciples du Christ et Jésus offrent au Père son
corps et son sang, la victime du Golgotha. Le don ne
peut qu'être agréé de Dieu; mais après avoir été reçu
par lui, il nous revient, chargé de bénédictions célestes
que nous recevons par la participation à ce qu'ont
reçu les Douze, au pain* et au vin devenus corps et
sang du Christ.
Ainsi pensent les quatre écrivains de l'antiquité
qui seuls nous renseignent quelque peu sur la manière
dont on concevait alors le sacrifice. D'autre part,
Cyprien, c'est l'Afrique, Origène l'Egypte et la Pales-
tine, Irénée la Gaule et l'Asie, Hippolyte enfin Rome.
Ce dernier nous livre sa pensée en reproduisant une
anaphore, la plus ancienne que nous possédions et
où se trouvent exprimes non seulement son sentiment
personnel, mais les croyances reçues dans son
milieu. Il semble donc bien qu'on ne s'avance pas
trop en présentant ces conceptions comme celles qui
ont des chances de ressembler aux idées reçues à l'ori-
gine sur ce qui fait de l'eucharistie un sacrifice.
A l'appui de ce sentiment, plusieurs considérations
peuvent être invoquées. Cette théorie admise, on
comprend fort bien pourquoi, chez tous les auteurs
anciens, le rite chrétien est tenu pour agréable à Dieu
et utile à l'hcmme; pourquoi tous voient en lui action
de grâces cl prière. L'eucharistie est donnée au Père,
puis nous fait retour. Elle est, comme on dit alors :
sacrifice d'action de grâces et sacrifice d'alliance.
Cette conception est aussi la synthèse de toutes les
données du Nouveau Testament. On y retrouve les
affirmations de Faul et des Synoptiques sur ce que
Jésus a fait à la cène et sur ce qu'il a ordonné de
réitérer; la doctrine de l'Épitre aux Hébreux sur la
médiation du Christ au ciel; l'enseignement de la
Première aux Corinthiens sur la « communion » au
corps du Christ, analogue à la participation d'Israël
à l'autel juif et des païens aux viandes immolées aux
idoles.
Les premiers chrétiens ne devaient-ils pas d'ailleurs
tout naturellement concevoir ainsi l'oblation eucha-
ristique '? Pour des païens ou des juifs de la veille,
pour les hommes des premiers siècles, le mot sacrifice
avait un sens précis; on offrait alors à côté d'eux des
oblations rituelles, auxquelles beaucoup avaient jadis
participé. Or le païen voulait donner à la Divinité des
aliments, des libations, des parfums. Elle les agréait,
les récompensait par des faveurs, parfois même elle
invitait à sa table son adorateur. Le juif présentait à
Jahvé les victimes prescrites pour rendre grâces et
obtenir des bienfaits. En certains sacrifices, le Sei-
gneur ne se réservait qu'une part de l'offrande et
rendait l'autre à son serviteur. De plus, l'alliance
mosaïque avait été conclue par l'effusion sur le
peuple du sang des victimes. Des hommes auxquels ces
notions étaient familières et qui n'avaient jamais
conçu autrement le sacrifice, ne pouvaient voir dans
l'eucharistie que le don fait à Dieu pour lui plaire, et
par Dieu à l'Église pour la sanctifier.
Dernier argument : A coup sûr, les premières litur-
gies, si on excepte l'anaphore d'Hippolyte, nous sont
parvenues dans des écrits postérieurs à saint Cyprien.
Mais ces documents (Euchologe de Se'rapion, II" et
VIII» livre «'es Constitutions apostoliques etc..)
reproduisent des textes qui sont plus anciens. Ce
qui se trouve dans tous peut vraisemblablement être
X. — 31
9G3
MESSE DANS L'EGLISE LATINE DU I\'e AU XVe SIÈCLE
964
tenu pour remontant à une très haute antiquité. Or,
partout, après avoir redit sur les aliments choisis par
le Christ à la première cène les mots prononcés par
lui en ce dernier repas, l'ofTiciant offre à Dieu, en
action de grâces, le pain et la coupe, corps et sang du
Christ, afin que ces dons soient agréés du Très-Haut,
et que remplis de ses bénédictions ils soient ensuite
par la communion une source de bienfaits célestes
pour les fidèles.
Nous croyons donc pouvoir l'affirmer : cette concep-
tion est celle qu'expriment les plus antiques liturgies,
celle qui s'accorde avec le langage de tous les anciens
écrivains chrétiens et que plusieurs d'entre eux énon-
cent en termes formels; elle est enfin celle qu'on
obtient si on fond en un seul tout les données, du
Nouveau Testament : les Synoptiques, la Première aux
Corinthiens, l'Épître aux Hébreux. A l'auteur de cet
article et du précédent qui a eu le constant souci de ne
jamais substituer sa pensée à celle d'autrui, peut-
être sera-t-il permis, au terme de son travail, d'ajou-
ter d'un mot qu'à son humble avis cette théorie sur
l'essence de sacrifice de la messe, est, de toutes, la
moins subtile et la plus facile à justifier, la moins
surchargée de concepts étrangers au christianisme
primitif, et la plus respectueuse des enseignements
révélés sur l'unité du sacerdoce et du sacrifice de
Jésus; c'est celle qui lui semble avoir été celle des
premier chrétiens, des apôtres et du Christ.
Nulle part peut-être cette conception n'est mieux
exprimée que dans un document vénérable et dont
certaines parties, nous l'avons observé, sont plus
anciennes que Tertullicn et Cyprien, les prières du
Canon romain après la consécration :
Se souvenant de la passion, de la résurrection et
de l'ascension de Jésus-Christ, le peuple chrétien, par
le célébrant, offre au Père la seule victime digne de
lui, le pain et le vin devenus le corps et le sang de
son Fils. Il est demandé que cette offrande soit
agréée, comme l'ont été les dons d'Abel, le sacrifice
d'Abraham et I'oblation de Melchisédech. Qu'elle soit
donc portée par l'Ange de Dieu sur son sublime autel,
en présence de la divine majesté, afin que, participant
à cet autel pour recevoir le corps et le sang du Christ,
les fidèles soient remplis de toute grâce et de béné-
diction céleste.
Ce morceaft fait connaître en même temps des
conceptions très anciennes et la foi d'aujourd'hui-
n'exprime-t-il pas les croyances de toujours?
Ne sont pas mentionnées ici les monographies consa-
crées a l'étude d'un écrivain particulier : elles sont citées
au cours du développement consacré à cet auteur. Impos-
sible aussi et inutiie de mentionner tous les ouvrages géné-
raux de théologie, d'histoire et de liturgie.
I. Travaux catholiques. — P. Batiffol, Études d'histoire
et de théologie positive, IIe série. L'eucharistie, la présence
réelle et la transsubstantiation, 8e édit., Paris, 1920 ; du
même, art. .4 quariens, dans Dictionnaire d'archéologie chré-
tienne et de liturgie t. i, 1007, col. 26-18 ; J. Brinktrine,
Der Messopferbegriff in den ersten zwei Jahrhunderten, Fri-
bourg-en-B., 1918 ; F. Cabrol, Les origines liturgiques,
Paris, 1906; O. Case], Oblalio rationabilis, dans Tiibinger
theol. (Juarlalschrijt, 1917-1918, p. 419 ; du même, Das
Gedàchlnis des Ilerrn in der allchristlichen Liturgie, Fri-
bourg-en-B.; du même, Die Liturgie als Mi/sterienfeier,
dans Ecclesia Orans, t. ix, Fribourg, 1923 ; I. Coppens,
L'offrande des fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne,
dans Cours et conférences des semaines liturgiques, Louvain,
1927, t. v, p. 93 sq. ; É. Dorsch, Allar nnd Opfer, dans
Zeilschri/tfiir kathol. Théologie, 1908, t. xxxh, p. 307-352 ;
du même, Der Upfercharakter der Eucharistie einst und jetzt,
Inspruck, 1909 ; du même, Aphorismen und Erwàgungen
zur Beleuchtung des vornicànischen Opferbegriffs, dans
Zeitschrift fiir kathol. Théologie, 1910, t. xxxiv, p. 71-
117 ; F. Duchesne, Les origines du culte chrétien, 4e édit.,
Paris, 1908 ; A. Fortescue, La messe, étude sur la liturgie
romaine, trad. par A. Boudinhon, 2e édit., Paris, 1921 ;
A. Iluppertz, Veber den Opferbcgriff der drei ersten christli-
chen Jahrhunderle, dans Der Katholik, 1908, t. xxxvn,
p. 431 sq., 1909, t. xxxix, p. 126 sq., 188 sq. ; II. Lamiroy,
De essentia ss. missœ sacrificii, Louvain, 1919 ; J. Lebre-
ton, art. Eucharistie, dans le Dictionnaire apologétique
de la foi catholique, 1910, l. i, col. 1548 sq. ; F. Probst,
Liturgie der ersten drei chrisllirhen Jahrhunderle, Tubingue,
1870 ; G. Bauschen, L'eucharistie et la pénitence durant les
six premiers siècles de l'Eglise, trad. Bicard, Paris, 1910 ;
F. S. Bon/., Die Geschichle des Messopferbegriff» oder der
aile Glaube und die neuen Theorien iiber das Wesen des
unbluligen Opfers, Frisingue, 1901; A. Sçheiwiller, Die
Elernenle der Eucharistie in den ersten drei Jahrhunderten,
dans Eorschungen zur chrisUichen Lileralur und Dogmen-
geschichte, t. m, fasc. 4, Mayence, 1903 ; A. Schmid, Dr.
Wieland Franz, Mensa und Confessio, dans Der Katholik,
1900, t. xxxiv, p. 23."> sq. et Mayence, 1906; A. Slruckmann,
Die Gegenwart Chrisli in der heiligen Eucharistie nach den
schriftlichen Quellen der vornicànischen Zeit, Vienne, 190.") ;
M. de la Taille, Mysterium fidei, De augustissimo corporis
et sanguinis Chrisli sacrificio el sacramento elucidaliones
L in 1res libros dislincUv, Paris, 1924; J.-B. Thibaut, La
liturgie romaine, Paris, 1924 ; A. Vacant, Histoire de la
conception du sacrifice de la messe dans l'Église latine, Lyon,
1894 ; F. Wieland, Mensa et confessio, Stndien iiber den
Altur der altchristlichen Liturgie. I. Der Allar der vorkons-
tantinischen Kirche, Munich, 1906 ; du même Der vorni-
cànische Opferbegriff, Munich, 1999; A. Schmid, Erwiderung,
dans Der Katholik, 1906, t. xxxiv, p. 399 et D' Wieland,
Eingesandt, dans Der Katholik, 1908, t. xxxviu, p. 463.
II. Travaux non catholiques. — On trouvera sur
les ouvrages parus avant 1913, des indications dans la
bibliographie de l'article Eucharistie d'après les pères,
t. v, col. 1183, et aussi dans celle de l'article Eucharistie
d'après la sainte Écriuire, t. v, col. 1120-1121, comme
aussi au cours de ce dernier article, col. 1024-1030. Sur
les ouvrages parus depuis 1913, voir la bibliographie de
l'article Messe d'après la sainte Écriture, et ce qui
a été dit de ces écrits au cours de ce dernier article.
f C. Ruch.
III. LE SACRIFICE DE LA MESSE DANS
L'ÉGLISE LATINE DU IV» SIÈCLE JUSQU'A LA
VEILLE DE LA RÉFORME. — I. Les Pères des
ive et ve siècles. II De saint Augustin à saint Gré-
goire le Grand (col. 976). III. De saint Grégoire à
l'époque de Charlemagne (col. 981). IV. Les débuts
de la Renaissance carolingienne (col. 9D3). V. La
controverse eucharistique du ixe siècle (col. 1009).
Vf. La controverse bérengarienne du xie siècle
(col. 1027). VII. Les résultats acquis à la fin du
xie siècle (col. 1031). VIII. Les débuts de la scolastique
(col. 1037). IX. Les grands théologiens du xine siècle
(col. 1052). X. Les continuateurs aux xiv et
xve siècles (col. 1068).
I. Les Pères du ivb et du ve siècle, plus particu-
lièrement saint Amdroise et saint Augustin. —
Depuis la mort de saint Cyprien, jusqu'à l'époque de
saint Ambroise et de saint Augustin, la question du
sacrifice eucharistique tient relativement peu de
place dans les écrits des Pères d'Occident.
A cela rien d'étonnant : l'Église vit en possession
tranquille du mémorial institué par le Sauveur ;
elle a conscience de posséder un autel, un sacerdoce,
un sacrifice. Les Pères de l'époque précédente, saint
Irénée, saint Cyprien surtout, l'ont dotée d'un lan-
gage précis pour enseigner aux fidèles le sens du
mystère eucharistique. Il suffit à ses évêques, à ses.
commentateurs d'utiliser ce langage pour expliquer
aux chrétiens le sacrifice qu'ils ont sous les yeux.
Ce que fut ce témoignage pratique rendu par les
Pères d'Occident au caractère sacrificiel de l'eucha-
ristie, nous le percevons à travers les réflexions de
saint Hilaire sur le réalisme de la chair eucharistique,
les allusions de saint Optât de Milève", les commen-
taires de saint Jérôme, de l'Ambrosiaster, surtout à
travers les homélies de saint Ambroise et de saint
Augustin. Le témoignage de ces Pères mérite d'être
965
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AMBROISE
!»»;r,
relevé, non point seulement pour sa valeur intrin-
sèque qui est grande, mais aussi pour l'importance
qu'il a eue dans la formation de la croyance et de la
théologie du Moyen Age et pour la place qu'il a tenue
dans les controverses postérieures.
1° En Gaule. ■ — .S'<«';i/ H i luire de Poitiers (f 366)
est un écho de l'Église d'Orient aussi bien que de
celle d'Occident : à ce litre son témoignage sur le
mystère eucharistique est doublement intéressant.
S'il insiste surtout sur la réalité de la chair eucha-
ristique, voir art. Eucharistie, t. v, col. 1151 et
Hilaihk (Saint), t. vi, col. 2452. il n'est point satisfaire
des allusions claires au caractère sacrificiel de cette
chair. Indépendamment des textes où il associe les
idées d'autel, de sacrifice et de prêtre, il faut citer ici
ceux où il parle de la table des sacrifices, In ps.
Lxvin, 19, P. L., t. ix, col. 482, du caractère et de
l'effet de l'aliment que l'on y trouve.
C'est un aliment immolé, donc sacrificiel, vere
paschee agni sanguine liberandus immolât, vere in
azymis sinceritatis eptjlAtur... Comment l'eucha-
ristie est-elle une immolation, saint Hilaire ne le dit
point. Ce qui le préoccupe, c'est de marquer le lien
d'unité non seulement moral, mais physique, qu'elle
établit entre le Verbe et nous, et entre tous les fidèles.
De Trin., 1. VIII, c. xm, P. L., t. x, col. 245 et 246.
Plus tard saint Augustin en appellera à la doctrine
d'Hilaire sur la chair du Christ contré Julien d'Éclane.
Opus imp. c. Jul., VI, 33, P. L., t. xlv, col. 1587.
2» En Italie. — l.A Rome. — Saint Jérôme (t 420).
Quoique saint Jérôme n'ait tenté nulle part dans ses
écrits de donner une explication complète du mys-
tère eucharistique, il est cependant, du fait des nom-
breuses allusions contenues dans ses commentaires, un
témoin du réalisme sacrificiel tel que, sans doute, on
le comprenait dans l'Église de Rome à son époque.
La passion du Christ est au centre de tous les
sacrifices. Melchisédech est une image du Christ à la
cène et l'annonce du mystère de son corps et de son
sang : Melchisédech qui jam tune in lypo Chrisli panem
etvinum obtulit, et mysterium chrislianum in Salvatoris
sanguine et corpore dedicavit. Epist., xlvi, 2, P. L.,
t. xxii, col. 484; In Matth., 1. IV, c. xxvi, 26,
t. xxvi, col. 195. ■ — Le Sauveur lui-même à la cène a
présenté l'eucharistie comme une image de sa pas-
sion : quod in typum suie passionis expressif. Adu.
Jov., h, 17, t. xxm, col. 311.
Aujourd'hui la liturgie eucharistique tire sa dignité
de ce qu'elle est le culte de la passion : qum ad cullum
dominical passionis pertinent non quasi inania, sed
ex consortio corporis et sanguinis Domini eadem qua
corpus et sanguis majestate veneranda. lbid. Ce n'est
point là un mémorial vide : la victime du sacrifice
quotidien de l'Église, c'est le Sauveur. Vitulus sagi-
natus qui ad psenitentis immolalur salutem, ipse Salva-
tor est cujus quolidie carm pascimur. Epist., xxi, 26,
t. xxii, col. 388. Se miretur leclor, si idem et princeps
est, et vitulus, et aries, et agnus. In Ezech., 1. XIV,
C. xlvi, 12, t. xxv, col. 462. C'est la vraie Pâquc qui
nous fait manger la chair du véritable agneau, et
nous fait passer ainsi des choses terrestres aux choses
célestes. In Matth., 1. IV, c. xxvi, t. xxvi, col. 195.
L'Ambrosiasler rencontre la question de l'eucha-
ristie dans l'exposition du passage classique, I Cor.,
xi, 23, 29. — Il voit dans le mystère de l'autel un
mémorial vivant de la passion salvifique où l'on
mange et boit la chair et le sang qui ont été olferts
sur la croix, où l'on participe en mémoire, in typum,
du bienfait de la rédemption au calice mystique du
sang pour la protection du corps et de l'âme. C'est
un mémorial efficace etnon un repas ordinaire : Osten-
dit illis (Christus) mysterium eucharistiie inter cœnan-
dum celebratum non ccenam esse; medicina enim spi-
ritalis csl... Memoria enim redemptionis nostrx est, ut
redemptoris memores majora ab eo consequi mereamur.
I Cor., xi, P.L., t. xvn, col. 242 et 243.
C'est surtout par la communion au corps et au
sang du Christ que nous figurons le bienfait rédemp-
teur et que nous nous l'approprions. Enfin le mémorial
eucharistique doit être célébré exactement comme il
a été institué par le Seigneur pour ne pas être indigne
de lui. C'est dire, avec la tradition, que le mystère de
l'autel est la reproduction de la cène.
2. A Milan. — Saint Ambroise (t 397). — ■ Comme
saint Cyrille par ses catéchèses à Jérusalem, saint
Ambroise, à Milan, se fait l'écho de la tradition caté-
chétique et liturgique de son Église dans le De myste-
riis. Il s'y préoccupe de donner à son peuple l'intelli-
gence des mystères chrétiens. De ce livre et des autres
ouvrages de saint Ambroise se dégage une doctrine
assez explicite sur le sacrifice eucharistique.
L'eucharistie y apparaît comme un mémorial delà
passion dans lequel le Sauveur lui-même, par l'action
miraculeuse de sa parole mise dans la bouche du
prêtre, convertit le pain et le vin en son corps et en
son sang pour offrir ce corps et ce sang en vue du
salut des fidèles.
a) Caractère relatif du sacrifice eucharistique. — Ce
caractère est insinué dans le De mysteriis, c. ix, 53,
P. L., t. xvi (édit. de 1845), col. 407, où le corps
eucharistique consacré par le prêtre est présenté
comme le sacrement de la chair qui a été crucifiée :
Vera ulique caro Christi quœ crucifixa est, vere ergo
carnis illius sacramentum est. Il apparaît plus nette-
ment dans le De fuie où saint Ambroise, comme l'Am-
brosiater, nous montre dans la communion même l'an-
nonce figurative de la mort du Seigneur. Le corps et
le sang eucharistiques y sont appelés les mortis
dominicœ sacramenta. En les recevant, nous annon-
çons la mort du Seigneur. De fide, IV, x, 124, t. xvi,
col. 641.
b) Caractère réel et efficace de ce sacrifice. - — Relatif
à la passion, le sacrifice eucharistique n'en est pas
moins réel.
Très explicite en faveur de la réalité de ce caractère
sacrificiel est le coiïlmentaire du ps. xxxvni où
l'idée de l'offrande du corps du Christ à l'autel comme
à la cène est si fortement mise en relief. Videmus
nunc per imagincm bona, et tenemus imaginis bona.
Vidimus et audivimus offerentem pro nobis sanguinem
suum; sequimur ut possumus sacerdotes. Elsi nunc
Christus non videtur offerre, tamen ipse offertur in
terris, quando Christi corpus offertur, imo ipsi offerre
manifestatur in nobis, cujus serpio sanctificat sacri-
ficium quod offertur. Et ipse quidem nobis apud Patrem
advocatus assistit; sed nunc eum non videmus; tune
videbimus, cum imago transierit, veritas venerit... Ascen-
de, homo, in ceelum... Videbis œlcrnum atque perpetuum
sacerdotem, cujus hic imagines videbas, Petrum, Pau-
lum... In Ps. xxxviii, 25, t. xiv, col. 1051. Ainsi
le sacrifice des prêtres à l'autel imite comme il peut
le sacrifice du Christ offert à la cène. C'est trop peu
dire; il y a identité de victime et de prêtre à l'autel
et à la cène : « Le corps du Christ est olïert : l'idée sacri-
ficielle est ramassée en un seul mot. Ambroise insiste,
le Christ offre lui-même son corps, puisque la parole
du Christ sanctifie le sacrifice olïert ». P. Ratilîol,
L' eucharistie , 7e édit., p. 344.
Cette offrande s'exprime clairement au dehors par
la parole efficace du Christ à la cène, répétée par le
prêtre au momeJit de la consécration. C'est la puis-
sance miraculeuse de cette parole, semblable à l'effi-
cacité de la puissance créatrice, qui convertit la
nature des éléments au corps et au sang du Christ.
De mysteriis, c. ix, t. xvi, col. 406. Cette offrande
consiste invisiblement pour le Christ à intercéder
967
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AMBROISE
968
comme prêtre éternel pour nous auprès de son Père
en lui représentant sa mort : Apud Pal rem advocatus
assislit. In ps. XXXVIII; cf. In ps. XXXIX, 8, t. xiv,
col. 1060 : Quid enim lum proprium Chrisli quain
advocatum apud Deum Patron adstare populorum
modem suam ofjerrc pro cunctis?
A l'idée d'offrande, le passage suivant ajoute l'idée
d'immolation pour caractériser ce qui se passe sur
l'autel. Atque utinam nobis quoque adolentibus allaria,
sacrificium dejerentibus assistât angélus... Non dubites
assistere angelum, quando Christo assista, quando
Christus immolaiur. In Luc, 1. I, 28, t. xv, col. 1545.
A l'autel nous est servi l'agneau immolé sur la croix :
Audi dicentem : Paseha nostrum immolatus est Christus.
Et considéra .quemadmodum parentes nostri in figura
diripicntes agnum manducabant, significantes Domini
Jesu passioncm cujus quotidie vescimur sacramento.
In ps. xliii, 36, t. xiv, col. 1107.
C'est donc par sa passion que le Sauveur est devenu
une chair immolée; on dira sans doute qu'il est immolé
tous les jours, mais dans ce sens seulement que sur
l'autel sa chair immolée est mise à notre disposition.
Le sacrifice de l'autel est efficace, il a pour but
de remettre les péchés : Ante agnus ofjerebatur...
nunc. Christus offertur, sed offertur q-uasi homo, quasi
recipiens passionem, et offert se ipse quasi sacerdos, ut
peccata nostra dimiltat, hic in imagine, ibi in veritate,
ubi apud Patrem jus nobis quasi advocatus intervenu.
De officiis, I, xlviii, 238, t. xvi, col. 94.
Dans la célébration de l'oblation, le Sauveur res-
taure le fidèle du festin de son corps en qui se trouve
« la rémission des péchés, le gage de la protection
éternelle et de la divine réconciliation ». In ps. xcvni,
48, t. xv, col. 1314. — La communion produite par
l'oblation sacrée persévère au delà du tombeau; c'est
ce que signifie le dépôt fait sur les tombes de l'ali-
ment divin : Supra sepulchra majorum quœdam pona-
mus quse leclor agnoscis, infidelis intelligcre non débet:
non quod cibus imperctur aut polus, sed sacrœ obla-
tionis veneranda communio revcletur. In Luc, 1. VII,
43, t. xv, col. 1710.
Saint Ambroise paraît bien, l'un des premiers à
notre connaissance, donner à l'oblation de l'autel le
nom de « messe ». On trouve ce mot dans une lettre
d'Ambroise à sa sœur; il lui raconte l'irruption des
ariens dans une église où il célébrait les saints
mystères. Cette expression, d'après le contexte, paraît
bien désigner le service eucharistique, et non pas seule-
ment la liturgie des fidèles en général : il s'agit en
effet de la liturgie dominicale après le renvoi des caté-
chumènes... Ego tamen mansi in munere, missam
faccre cœpi. Dum offero, raptum cognovi..., amarissime
ftere et orare in ipsa oblatione Deum cœpi. Epist., xx,
4 et 5, t. xvi, col. 995. Missa semble bien ici inter-
changeable avec oblatio.
3. A Brescia. — C'est une doctrine catéchétique
très proche de celle de saint Ambroise que saint
Gaudenlius, ami et contemporain de l'évêque de
Milan, enseigne dans une homélie à ses fidèles.
Il y expose en dehors de la présence des catéchu-
mènes la tradition de son Église, telle que la doivent
connaître les néophytes. Aux anciens sacrifices où
l'on immolait plusieurs victimes en figure de la passion
il oppose la vérité du sacrifice céleste institué par le
Christ; il n'y a plus maintenant qu'une victime jadis
immolée qui aujourd'hui refait, vivifie et sanctifie
les âmes : Ergo in hac verilate qua sumus, unus pro
omnibus mortuus est; et idem per singulas ecclesiarum
domos, in myslerio panis ac vini, reficit immolatus,
vivificat creditus, consecrantes sanctificat consecratus.
De Exodi lectione, serm. n, P.L.,t.. xx, col. 855. Telle
est, énoncée avec une précision catéchétique, la part
active du Christ à l'autel. C'est sa puissance créatrice
qui fait du pain et du vin son corps et son sang.
Ibidem.
Il y a clans le sacrifice eucharistique un élément
figuratif et une réalité vivifiante. Le symbole sensible,
c'est le pain et le vin qui représentent la passion. Le
Sauveur a choisi ces éléments à raison de leur aptitude
à figurer le mystère du Calvaire. A la suite de saint
Cyprien, l'évêque de Brescia rappelle que le vin
représente le sang de la passion, que le pain est par
lui-même une figure du corps crucifié et du corps
mystique du Christ. La réalité offerte sous ces sym-
boles est un « don inénarrable » que l'on ne peut appré-
cier sans la foi et une préparation morale; c'est le
gage de la présence du Christ. Jusqu'à la fin du
monde, le Christ a voulu que les prêtres célébrassent
ces mystères, afin que prêtres et fidèles tous les jours
aient sous les yeux l'image de la passion et s'en appro-
prient les mérites : exemplar passionis Christi ante
oculos habentes quotidie, et gerentes in manibus suis,
ore etiam sumentes ac peclore, redemptionis noslrœ
indelebilem memoriam teneamus. Ibid. Ces mystères
nous dispensent le viatique de notre vie terrestre.
L'auteur du De sacramentis (voir Eucharistie,
col. 1157), contemporain de Gaudentius, écrit peut-
être à Ravenne vers la fin du ive siècle : il se fait dans
son livre l'écho et le commentateur non seulement du
De mysteriis de saint Ambroise, mais encore de la
tradition liturgique de Rome, cujus typum in omnibus
sequimur et formam. De sacram., m, 5, P. L., t. xvi.
col. 433.
Chez lui, comme chez Ambroise, « l'accent est mis
sur la consécration — le terme est destiné à devenir
technique — la consecratio est opérée miraculeusement
par les paroles que le Christ a le premier pronon-
cées à la cène ». P. Batilfol, op. cit., p. 349. Mais il
ne se contente point de souligner cette action mira-
culeuse; les formules du canon qu'il cite, le commen-
taire dont il les accompagne sont l'expression de !a
foi traditionnelle en la réalité sacrificielle de l'eucha-
ristie. Cette réalité se traduit dans l'idée d'offrande
qu'il exprime soit dans le canon cité, soit dans le corps
du livre. Fac nobis hanc oblationem ascriptam, offe-
rimus tibi hanc immaculatam hostiam... Et pelimus
et precamur ut hanc oblationem suscipias. L'auteur
voit cette offrande sacrificielle figurée par Melchisé-
dech, quando obtulit sacrificium. v, 1, col. 445.
Cette offrande prescrite par le Sauveur aux apôtres
est destinée à perpétuer représentativement et effi-
cacement ce qui s'est accompli sous leurs yeux.
Représentativement : les éléments du pain et du vin
sur l'autel, soit avant, soit après la consécration,
sont une figura corporis et sanguinis Christi : Sicut
enim mortis similitudinem (Rom., vi, 5) sumpsisti,
ita etiam similitudinem pretiosi sanguinis bibis, ut
nullus horror cruoris sit et pretium tamen opervtur re-
demptionis. iv, 20, col. 443; v, 25, col. 452. — Efficace-
ment : Ce n'est point en effet un simple rappel du
mystère, puisque sous la similitude du précieux
« sang », le fidèle en communiant à la victime reçoit
« le prix de la rédemption ». A la mandueatioh du corps
eucharistique est attachée la rémission des péchés :
Qui manducavcrit hoc corpus, fiel ei remissio pecca-
torum. iv, 24, 28, col. 444, 446. Manger ce corps,
c'est annoncer la mort rédemptrice, mais c'est aussi
participer en cet aliment à la substance divine insé-
parable de la chair du Christ.
3° En Afrique. — Saint Optât de Milève, dans son
ouvrage contre les donatistes, De schismate, VI, i,
P. L., t. xi, col. 1065, 1066, ne fait que des allusions,
mais combien claires, à l'autel, au sacrifice du corps
du Christ, à la descente du Saint-Esprit sur lesoblats,
aux fruits du sacrifice eucharistique. Le crime des
donatistes est d'avoir renversé les autels, in quibus
969
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN
970
et vos aliquando obtulistis, in quibus et vota populi
et nicmbra Christi portata sunt. Ces allusions expres-
sives témoignent nettement de la foi de l'Église
d'Afrique au rv" siècle au réalisme sacrificiel du
mystère eucharistique.
Saint Augustin. - - Pas plus que ses prédécesseurs,
l'évoque dllipponc n'eut à prendre part à une con-
troverse eucharistique. Aussi ne consacre-t-il aucun
traité ex pro/essok}a. doctrine de l'Église sur ce point.
Il n'en reste pas moins que le mystère de l'autel tient
une grande place dans sa pensée et ses écrits. Augustin
est amené à en parler fréquemment soit pour en
instruire les néophytes au lendemain de leur baptême,
soit pour faire comprendre à ses fidèles le sens et la
portée du sacrifice dont ils vivent, soit pour commen-
ter les passages de l'Écriture où il en est question,
soit pour rappeler la doctrine de l'Église dans ses
controverses avec les pélagiens, avec les manichéens
et les douât istes.
C'est sans doute surtout dans ses sermons ad infan-
tes, dans les homélies sur saint Jean, dans la Cité
de Dieu que l'on trouvera son enseignement systéma-
tique; mais pour se faire une idée complète de sa
doctrine, il ne faudra négliger ni les sermons, ni les
homélies sur les psaumes, ni les écrits de controverse
où il expose sa pensée sur la religion, les sacrifices et
l'Église, corps du Christ.
Saint Augustin nous apparaît dans toutes ces
œuvres en continuité avec le passé touchant la
doctrine du sacrifice eucharistique. Il a connu et
utilisé les écrits de Basile, de Grégoire de Nazianze,
de Chrysostome. Par Hilaire de Poitiers qu'il loue pour
sa doctrine sur la chair eucharistique du Christ,
Opus imp. contra Julian., VI, 33, P. L., t. xlv,
col. 1587, il reçoit l'influence d'Origène. Ambroise,
Optât de Milève lui ont fait connaître une doctrine
où l'idée réaliste de la chair eucharistique et celle
de l'identification du sacrifice de la croix et du sacri-
fice eucharistique sont fortement marquées. De saint
Ambroise, il ne semble pas cependant avoir connu
le De mysteriis; Grégoire de Xysse, avec sa théorie
sur la conversion eucharistique, lui paraît aussi
inconnu. Cf. K. Adam, Die Eucharistielehre des heil.
Augustin, Paderborn, 1908, p. 37-61. — Il est surtout
!e témoin de l'Église africaine, le continuateur de
Cyprien et de Tertullien. C'est par eux qu'il faut
l'expliquer. Mais, s'il a hérité de leurs idées, il faut
dire qu'il a enrichi grandement cette doctrine et l'a
marquée de l'empreinte de son génie. Par son ensei-
gnement sur le sacrifice eucharistique comme par ses
autres doctrines, il est un maître de premier plan pour
les théologiens de l'Occident.
La conception augustienne du sacrifice eucha-
ristique se dégage tout naturellement de ce qu'en-
seigne le docteur d'Hippone sur le sacrifice en général,
sur le sacrifice absolu de la croix et les sacrifices rela-
tifs qui s'y rapportent.
a) Le sacrifice en général. - Le sacrifice a pour but
de nous unir à Dieu. Aussi, le vrai sacrifice c'est toute
œuvre accomplie dans cette fin : Verum sacrificium
est omne opus quod agitur ut suncta societate inhœ-
reamus Deo. De civ. Dei, X, vi, t. xli, col. 283.
Cette union se produit par les sentiments intérieurs
de la volonté. Là est l'élément principal du sacrifice.
Le sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le
symbole sacré du sacrifice invisible: Sacrificium ergo
visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum
signum est. lbid., X, v, col. 282. Dieu, qui repousse
le sacrifice d'un animal égorgé, veut le sacrifice d'un
cœur contrit, et le sacrifice qu'il veut est représenté
par le sacrifice qu'il ne veut pas... Ce que tous appel-
lent sacrifice est le symbole du vrai sacrifice. Ibidem.
De ce point de vue, la miséricorde est un vrai sacn
fice. L'homme voué à Dieu est un sacrifice en tant
qu'il meurt au inonde afin de vivre pour Dieu. Notre
corps mortifié par la tempérance en vue de Dieu est un
sacrifice... La cité rachetée dans son ensemble, c'est-
à-dire la société des saints, est le sacrifice universel
dont Jésus-Christ est le grand prêtre, et dont le
sacrement de l'autel est le signe el qui est offert pour
faire de nous le corps d'une tète si noble. Ibid., X,
vi, col. 284.
fc) Sacrifice absolu et sacrifices relatifs. - Le sacri-
fice par excellence est celui qui a été offert par Jésus-
Christ sur la croix : dans ce monde, en elîet, rien de
pur à offrir pour les hommes : seule la chair innocente
du Christ pouvait être une victime agréable : seipsum
obtulit mundam victimam. Enarr. in Ps. exux,
n. G, t. xxxvn, col. 1953.
Jésus a ainsi réconcilié et uni l'homme à Dieu de
la façon la plus étroite : Idem ipse unus verusque
mediator, per sacrificium pacis reconcilians nos Deo,
unum cum illo maneret cui offerebat, unum in se faceret
pro quibus offerebat, unus esset ipse qui offerebat, et
quod offerebat. De Trin., IV, xiv, t. xlii, col. 901.
Le sacrifice du Calvaire est au centre de toute l'éco-
nomie des sacrifices anciens et nouveaux. Ceux de
l'Ancien Testament l'annonçaient, celui du Nouveau
le commémore : « Tous ces sacrifices ont de diverses
manières symbolisé le sacrifice unique dont nous célé-
brons la mémoire. » Contra Faustum, VI, v, t. xlii,
col. 231. « Toutes les choses qui sont appelées sacri-
fice ont lieu à la ressemblance d'un certain vrai
sacrifice... Les unes en sont des contrefaçons... les
autres annoncent le seul vrai sacrifice qui devait être
offert pour les péchés... Maintenant de ce sacrifice
consommé les chrétiens célèbrent la mémoire par la
sacrosainte offrande et participation du corps et du
sang du Christ, unde jam peracti ejusdem sacrificii
memoriam célébrant sacrosancta oblatione et partici-
pationc corporis et sanguinis Christi. » Ibid., XX, xvm,
col. 382, voir aussi xxi, col. 385.
Qu'il n'y ait eu qu'une seule immolation réelle de
la grande victime, celle du Calvaire, ceci ressort nette-
ment de l'Épître à Boniface : « Est-ce que le Christ
n'a pas été immolé une seule fois en lui-même, et
pourtant est-ce qu'il n'est pas immolé tous les jours
par les peuples en sacrement, en sorte que l'on ne ment
pas lorsqu'on répond qu'il est immolé? Si en effet les
sacrements n'avaient pas quelques rapports avec les
choses dont ils sont les sacrements, ils ne seraient pas
du tout des sacrements » Epist., xcvn, 9, t. xxxnr,
col. 363. Ce texte se retrouvera chez presque tous les
auteurs du Moyen Age; il est classique.
Nous sommes ici dans l'ordre du signe visible : sur la
croix, il y avait une immolation réelle, à l'autel nous
avons la représentation commémorative de cette immo-
lation. Le sacrifice chrétien est par rapport au sacri-
fice de la croix, un sacrifice relatif commémoratif.
c) Le sacrifice eucharistique : Sa réalité. — Si le
sacrifice eucharistique est essentiellement un mémo-
rial, voir De clin, qusest., xi, 2, t. xl, col. 49, il n'est
point pour cela une commémoraison purement ver-
bale et figurée de la passion, c'est Voblation réelle et
véritable du corps du Christ, tête et membres, c'est la
participation réelle au corps et au sang de Jésus-
Christ, source de vie.
a. L'eucharistie ablution réelle de la victime de la
croix, tête et membres. La pensée de saint Augustin
sur ce point est dominée d'une part par cette idée
fondamentale que l'Église est le corps mystique de
cette tête qu'est le Chris! historique, et de l'autre
par l'idée que dans tout sacrifice l'offrande visible
symbolise le sacrifice invisible.
y.) Aspect symbolique de la réalité invisible. — -Le
symbolisme de la messe est double : il est relatif au
971
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN
972
corps du Christ tout entier tête et membres. Les élé-
ments eucharistiques signifient tout d'abord l'offrande
et le sacrifice du Calvaire : « Par ces objets le Seigneur
a voulu nous rappeler, commendarè, son corps et son
sang répandu pour nous, pour la rémission de nos
péchés. » Serm., ccxxvn, t. xxxvm, col. 1099. « Sous
la forme d'esclave, le Christ a mieux aimé être sacri-
fice que de recevoir le sacrifice : il est le prêtre
puisqu'il offre, il est aussi l'oblation : Per hoc et
sacerdos est ipse ofjerens, ipse et oblatio, Et il a voulu
que le sacrifice quotidien de l'Église fût le signe de cette
réalité. » De civ., X, xx, t. xli, col. 298.
Les éléments eucharistiques sont aussi l'expression
sensible, la traduction visible de l'offrande de l'Église :
« Nous sommes tous un seul corps dans le Christ :
voilà le sacrifice des chrétiens. C'est ce que l'Église
célèbre dans le sacrement de l'autel où il lui est ensei-
gné qu'elle est elle-même offerte dans la chose qu'elle
offre. » De civ., X, vi, t. xli, col. 284.
Le symbolisme expressif des offrandes eucharistiques
est surtout expliqué par Augustin dans ses sermons
Ad infantes, cclxxii, ccxxvii, ccxxix. C'est à la
lumière de ce symbolisme de l'eucharistie, figure du
corps mystique du Christ, que l'on comprend les
expressions suivantes : « C'est votre mystère que vous
recevez; c'est ce que vous êtes que vous ratifiez en
répondant : amen.» Serm., cclxxii, t. xxxvm, col. 1247 ;
ccxxix, col. 1103.
(3) La réalité invisible. — Sous ce symbolisme com-
plexe se cache la double offrande réelle du corps du
Christ et de ses membres.
L'oblation de la victime jadis immolée. — A l'autel
en effet comme sur la croix, Jésus-Christ est prêtre
et victime. C'est là qu'il se révèle prêtre selon l'ordre
de Melchisédech « Le livre de l'Ecclésiaste dit que le
seul bien de l'homme est de manger et de boire. De
quoi vraisemblablement parle-t-il, sinon de ce qui
concerne la participation à cette table que le prêtre
médiateur du Nouveau Testament nous présente, selon
l'ordre de Melchisédech avec son corps et son sang.
A la place de tous ces sacrifices anciens, son corps est
offert et il est distribué aux participants. » De civ.,
XVII, xx, 2, t. xli, col. 555, 556.
Que le corps offert sur l'autel et distribué aux fidèles
soit bien le corps jadis immolé, et non seulement le
corps mystique, ceci ressort du contexte et d'autres
passages.
C'est le corps que le Verbe s'est bâti dans le sein de
la vierge Marie. Ibid. C'est le veau gras, jadis immolé
par les Juifs, maintenant offert et consommé dans
la célébration de l'eucharistie. Qwest, ev., II, xxxiii,
t. xxxv, col. 1346. C'est l'aliment sacrificiel qui nous
fut préparé par les Juifs au jour de l'immolation du
Calvaire : ceux-ci, en tuant le Christ, nous préparèrent
notre repas sans le savoir. Serm., cxii, 1,4, 5, t. xxxvm,
col. 643 sq. C'est le repas dans lequel les Juifs vien-
nent boire le sang que, sous l'empire de la fureur, ils
ont répandu. Serm., lxxvii, 4, ibid., col. 485.
C'est « le sacrifice de notre prix », où l'on distribue
« la sainte victime ». Saint Augustin en parle à l'occa-
sion de la mort de sa mère. Celle-ci y assistait durant
sa vie tous les jours, car elle savait que là était distri-
buée la sainte victime. Conf., IX, 27, 32, 36,t. xxxn,
col. 775-778.
C'est donc dans les textes les plus divers, empruntés
à différentes époques de la vie du saint Docteur, que
s'affirme sa foi traditionnelle en l'oblation réelle à
l'autel de la victime jadis immolée au Calvaire.
L'oblation du corps mystique. — Mais sur l'autel
Jésus n'est pas seul à s'offrir, c'est bien le corps mys-
tique tout entier, chef et membres, qui offre et qui
s'offre. La messe, en d'autres termes, n'est point seule-
ment le sacrifice du corps et « du sang que les Juifs
dans leur fureur ont répandu, et que, convertis, ils
reçoivent comme prix de leur salut », elle est l'expres-
sion sensible, mais très réelle, de l'immolation de
l'Église qui sur l'autel ne fait qu'une seule et même
chose avec le victime du Calvaire.
En les configurant au Christ prêtre, le baptême
associe intimement les fidèles à son sacerdoce et leur
donne qualité pour offrir avec lui le sacrifice de la
messe ( sans préjudice d'ailleurs de l'action du prêtre
qui bénit et consacre les éléments eucharistiques).
Enarr. in Ps. xxvi, 2, t. xxxvi, col. 200.
C'est à l'autel que l'Église, corps du Christ, apprend
du Sauveur qui est sa tête, à offrir : « Étant le corps
de cette tête, l'Église apprend elle-même à s'offrir
par la tête. Les sacrifices anciens des saints étaient
les symboles multiples et variés de ce vrai sacrifice. »
De civ., X, xx, t. xli, col. 298. Ce qu'elle offre, c'est
elle-même incorporée à la victime du Calvaire. « Ici
tout le corps rejoint activement son Chef dans une
unique immolation » G. Gasque, L'eucharistie et le
corps mystique, Paris, 1925, p. 74.
« Le sacrifice le plus glorieux, le plus excellent qui
puisse lui être offert, c'est nous-même, c'est-à-dire
sa cité. Mystérieuse réalité que nous célébrons dans
nos oblations bien connues des fidèles. » De civ., XIX,
xxni, 5, t. xli, col. 655. « Toute la Cité rachetée, c'est-
à-dire l'assemblée des fidèles et la société des saints,
est le sacrifice universel offert à Dieu par le grand
prêtre qui s'est offert pour nous dans la passion pour
faire de nous le corps d'une tête si noble. Tel est le
sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en
Jésus-Christ, et c'est ce mystère que l'Église célèbre
dans ce sacrement de l'autel où elle apprend à s'offrir
elle-même dans l'oblation qu'elle fait à Dieu. »
De civ., X, vi, t. xli, col. 284.
Le corps mystique ainsi offert comprend tout d'a-
bord les fidèles vivants : « Les choses vouées sont les
choses offertes à Dieu, surtout l'offrande du saint
autel, sacrement par lequel est exprimé le vœu très
ardent selon lequel nous nous vouons à rester dans le
Christ. C'est le sacrement de ceci que nous tous nous
sommes un seul pain, un seul corps.» Epist., cxlix,
16, t. xxxiii, col. 637. Il renferme aussi les fidèles
décédés dans le Christ : les martyrs lui appartiennent.
« Pour ce qui est du sacrifice lui-même, c'est le corps
du Christ; il n'est pas offert à eux (les martyrs), car
eux-mêmes sont ce corps. » De civ., XXII, x, t. xli,
col. 772. Ainsi, c'est l'Église tout entière qui s'unit
étroitement à son chef sur l'autel dans une seule et
même oblation.
On comprend de ce point de vue auguslinien de
l'oblation du corps mystique la merveilleuse 'unité du
sacrifice chrétien et son identité avec celui du Calvaire.
« L'unité de l'Eglise chrétienne ne se laisse pas partager
en plusieurs hosties et en plusieurs sacrifices. Tous ces
fragments d'holocaustes, si nous pouvons ainsi dire,
font partie d'un seul holocauste d'une plénitude uni-
verselle. Tant de victimes ne sont que les membres
d'une victime unique qui célèbre sur la .croix son
oblation sanglante, et dans l'eucharistie son oblation
non sanglante, et qui s'incorpore toute oblation, san-
glante ou non, de ses membres comme des éléments
de sa propre immolation. » Thomassin, De Verbo
incarn.. I. X, xx, n. 4, édit. Vives, t. iv, p. 388.
b. L'eucharistie participation réelle au corps et au
sang du Christ. — Dans sa description du sacrifice
eucharistique, Augustin unit souvent l'idée de commu-
nion à celle d'offrande: Corpus efus offertur et partici-
pantibus ministratur. Vitulus offertur Patri et pascit
totam domum, etc.
L'offrande étant celle du corps jadis immolé, la
communion se fait à ce corps immolé. Ce n'est donc
point seulement une participation subjective à un
973
MF.SSI-: DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN
974
symbole, c'est la participation à une réalité vivifiante.
Qui vult vivert habet ubi vivat, habei unde virât, accédât,
credat, incorporetur ut vivi/icetur. In Joan., tr. xxvi,
13, t. xxxv, col. 1C13. Les enfants qui sont encore
incapables de comprendre un symbole, de faire un
acte de foi, ne peuvent avoir la vie, sans avoir
participé au corps eucharistique. Serm., clxxiv, 7,
t. xxxviii, col. 9-11 ; De pecc. mer.. I, 26 et 27, t. xliv,
col. 124.
Ainsi, du fait de cette participation à la victime
jadis immolée, se réalise l'incorporation vivifiante,
['•agglutination des membres du corps du Christ à la
tête qui leur infuse la vie, ainsi est atteint le but du
sacrifice eucharistique. Serm., lxxi, 17, t. xxxvm,
col. 453.
La participation au sacrifice de la croix dans le
sacrifice eucharistique est non seulement physique,
mais morale. Le texte Nisi manducaveritis ne peut
nous commander une manducation capharnaïtique ;
c'est une figure nous ordonnant de participer à la
passion du Seigneur, de nous remémorer avec émotion
et pour notre profit que sa chair a été crucifiée et
blessée pour nous : Facinus vel ftagitium vidclur jubere :
figura est ergo prxcipiens passioni dominicœ communi-
candum et suaviter atque utiliter recondendum in memo-
ria, quod pro nobis earo ejus crucifixa est et vulneratu
sit. De doet. christ., III, xvi, 24, t. xxxiv, col. 71 et 75.
Ainsi s'unissent, dans l'adulte qui communie digne-
ment, la participation subjective et la participation
objective à la victime du Calvaire. L'une ne détruit
pas l'autre.
a) Le sacrifice eucharistique : Ses conditions. —
A quelles conditions l'offrande des éléments eucha-
ristiques devient-elle l'oblation réelle du corps du
Christ, et permet-elle la participation à ce corps?
A condition que, par le fait de la consécration, béné-
diction ou sanctification qui s'opère au cours de la
liturgie eucharistique, les éléments du pain et du vin
deviennent le corps du Christ. Saint Augustin, d'accord
avec la tradition, affirme ce devenir et l'explique par
différents facteurs : une prière mystique, le signe de la
croix, et l'action invisible du Saint-Esprit.
La prière mystique. — Elle est absolument requise :
Xoster panis et calix non quilibet, sed certa consecratione
mysticus fit nobis, non nascituk. Contra Fauslum, XX,
xjii, t. xlii, col. 379: voir aussi De Trin., III, iv, 10,
t. xlii, col. 873, 874.
Elle a une certaine longueur. Saint Augustin s'en
explique dans sa lettre à Paulin de N'oie, en parlant des
precaliones. oredioncs, postulationes. « Je préfère enten-
dre par ces paroles ce que toute ou presque toute
l'Église met en pratique, de telle sorte que nous tenions
pour désignées par precationes les prières que nous
faisons dans la célébration des saints mystères, avant
de commencer de bénir ce qui est sur la table du
Seigneur; par orationes les prières que nous faisons
lorsqu'on le bénit, le sanctifie, le fractionne pour le
distribuer, ensemble de prières que toute l'Église
presque termine par l'oraison dominicale. » Epist.,
cxlix, 16, t. xxxiii, col. 636.
Par ces orationes qui sont au cœur de la messe et
par lesquelles on consacre. Augustin désigne sans
doute le canon en général. Ailleurs, il précise davan-
tage et semble bien affirmer que la force consécratoire
se trouve dans ■ une parole de Dieu », la bénédiction
du Christ : Panis Me sanctificatus per verbum Dei
corpus est Chrisli. Serm., cr.xxvu, t. xxxvm, col. 1099.
Non enim omnis panis. sed accipiens benedictionem
Chrisli fit corpus Christi. Serm., ccxxxiv, 2, col. 1116.
Il semble bien que cette parole de Dieu soit la parole
évangélique de l'institution : cela ressort du principe
clairement établi que nous devons offrir le sacrifice
uniquement selon le rite prescrit par Jésus-Christ.
Contra Faustum, XX, xxi, t. xi.ii, col. 385. Voir art.
Épiclèse, t. v, col. 242.
Le signe de la croix. — Sans lui, le saint sacrifice
eucharistique n'est pas accompli rite. Di Joan.,
tr. cxvm, 5, t. xxxv, col. 1950.
L'action de l'Esprit- Saint. — Les attestations
d'Augustin sur la vertu des paroles du Christ ne
l'empêchent point d'affirmer en même temps l'action
invisible du Saint-Esprit dans la transformation
opérée sur l'autel. Non sanctificalur ut sit tant magnum
sacramentum,.nisi opérante invisibiliter Spiritu Dei.
De Trin., III, iv, 10, t. xlii, col. 873, 874.
Cette affirmation cadre avec les principes généraux
de l'évêque d'Hippone sur l'activité de l'Esprit dans
toute sanctification : Sanctificatio nu.Ua divina et vera
est nisi ab Spiritu Sancto. Serm., vin, 13, t. xxxvm,
col. 72. Cf. Qua-st. in Ileptat., 111,84, t. xxxiv.col. 711.
Elle se retrouve équivalemment chez ses contempo-
rains; chez Optât, par exemple, ou Gaudence de
Brescia. Voir art. Épiclèse, t.v, col. 244. Les augusti-
niens comme saint Fulgence et saint Isidore de Séville
marqueront d'une façon plus précise encore l'impor-
tance et le sens de l'invocation au Saint-Esprit dans
le sacrifice eucharistique.
De l'ensemble de ces vues sur la messe, découle tout
naturellement la vérité du sacrifice chrétien. La litur-
gie eucharistique tout comme le sacrifice de la croix
dont elle prolonge l'offrande est un sacrifice très vrai.
Unde et in ipso verissimo et singulari sacrificio Domino
Deo nostro agere gratias admonemur. De spir. et tilt.,
xi, 18, t. xliv, col. 211.
Jésus-Christ lui-même a déterminé le rite par lequel
nous rendons le culte d'adoration à Dieu. « C'est un
crime, dit Augustin, de sacrifier aux martyrs, mais
non de sacrifier à Dieu dans les mémoires des martyrs,
ce que nous faisons très fréquemment selon le seul rite
avec lequel il nous a prescrit de lui sacrifier. » Contra
Faustum, XX, xxi, t. xlii, col. 384.
L'Église possède vraiment un sacrifice qu'elle offre
tous les jours. C'est le sacrifice unique prédit par
Malachie. De civ., XIX, xxm, 5, t. xli, col. 655. C'est
le sacrifice accompli pour la première fois par Melchi-
sédech, quand ce prêtre bénit Abraham avec du pain
et du vin. De civ., XVI, xxn, col. 500. Nous le voyons
aujourd'hui offert en tous lieux par le sacerdoce du
Christ selon l'ordre de Melchisédech.
C'est l'unique sacrifice toujours le même dont la
communion est proposée à tous : Nam unum atque
idem sacrificium propter nomen Domini, quod invoca-
tur et sanctum est et taie cuique fit, quali corde adacci-
piendum accesserit. Contra epist. Parm., II, vi, 11,
t. xliii, col. 57.
e) Le sacrifice eucharistique : Sa valeur et son effi-
cacité. — Pour les vivants. — Il a pour effet de faire
entrer les bons dans une communion tout intime au
sacrifice du Calvaire et de leur communiquer ainsi
la vie, le prix de leur rédemption, le gage du salut.
De pecc. mer., I, xxiv, 34, t. xliv, col. 128 et 129;
In ps. CXXV, 9, t. xxxvn, col. 1663. Il peut être
offert pour des nécessités individuelles, même tempo-
relles. C'est ainsi qu'un diocésain d'Augustin demande
qu'un prêtre offre le sacrifice pour éloigner les démons
qui tourmentaient ses bêles et ses esclaves. De civ.,
XXII, vm, 6, t. xli, col. 764.
Pour les morts. — On doit reconnaître, dit saint
Augustin, « que les âmes des défunts sont secourues
par la piété des vivants, quand le sacrifice du Média-
teur est offert pour elles ». Ench., ex, t. XL, col. 283.
« Il n'y a cependant à profiter de ces pratiques que
les âmes qui, pendant leur vie, ont mérité d'en tirer
profit. Donc, quand les sacrifices, soit de l'autel, soit
des aumônes sont offerts pour les défunts, ils sont des
actions de grâces pour les très bons, des propiliations
975
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN
976
pour les médiocrement mauvais; ils n'accordent aucun
secours aux très mauvais, et sont seulement des conso-
lations pour les vivants. Quant à ceux pour lesquels
ils sont utiles, ou ils leur obtiennent une pleine rémis-
sion, ou ils font que la condamnation leur soit plus
tolérable. » Ibid.
Ainsi le veut la tradition des Pères observée par
l'Église universelle : on prie pour ceux qui sont morts
dans la communion du corps du Christ, lorsqu'on fait
leur mémoire en son lieu au cours de ce même sacrifice,
et qu'il est mentionné qu'il est également offert pour
eux. Serm., CLXxn.
/) Le sacrifice eucharistique : Sa place dans la oie
cultuelle et morale de l'Église. — La valeur de l'aliment
sacrificiel eucharistique marque la place de celui-ci
dans l'ensemble de la vie de l'Église.
L'autel et la table sainte sont au centre de la vie
religieuse et morale de la communauté chrétienne.
L'autel est la mensa magna où nous recevons le corps
du Christ, Serm., xxxi, 2, t. xxxvm, col. 193, la
mensa potentis. In Joan., tr. xm, 2, t.'xxxv, col. 1733.
C'est le crime des donatistes d'avoir élevé autel contre
autel. Contra epist Parm., II, v, 10, t. xliii, col. 56. —
L'autel est entouré de mystère; seuls les fidèles con-
naissent ce mystère ; les catéchumènes l'ignorent.
De la signification du mystère de l'autel et de la
table sainte, saint Augustin est amené à parler sou-
vent; il y consacre des homélies spéciales. Serm.,
ccxxvn, ccxxix, cclxxii. Il insiste sur ce fait que
toute la vie morale des catéchumènes et des croyants
doit être dominée par la préoccupation de ce mys-
tère. De fide et oper., vi, 9, t. xl, col. 202; Epist.,
cuir, 3, 6, t. xxxiii, col. 655; Serm., lvi, 6, 10,
t. xxxvm, col. 381.
Conclusion. ■ — ■ La doctrine de saint Augustin sur
le sacrifice eucharistique est une pièce maîtresse dans
sa conception d'ensemble sur la religion et le salut.
La religion étant l'ensemble des liens qui unissent
l'homme à Dieu, le sacrifice est pour le grand évêque
l'acte religieux par excellence qui nous fait entrer dès
ici bas dans la communion divine, en attendant la
communion céleste dans la vision béatifiante.
Le seul vrai sacrifice absolu qui est au centre de
l'histoire religieuse de l'humanité, c'est le sacrifice de
Jésus au Calvaire in forma servi. C'est par la participa-
tion à cet unique sacrifice que le fidè'.e obtient le salut.
De ce sacrifice une seule fois accompli par une
immolation réelle, les chrétiens célèbrent la mémoire
par l'oblation réelle de la victime jadis immolée, et
par la participation à cette victime. Le sacrifice de
l'autel est essentiellement relatif au sacrifice de la
croix, en tant qu'il le représente réellement et nous
en applique le fruit. A l'autel et sur la croix c'est le
même prêtre et la même victime, sur la croix s'offrant
elle-même dans une immolation sanglante, à l'autel
s'offrant avec son corps mystique d'une façon non
sanglante sous les traits figuratifs de l'immolation
passée par l'Église.
Tel est le sacrifice des temps nouveaux, annoncé par
le sacrifice de Melchisédech et par la prophétie de
Malachie, institué par le Christ la veille de sa mort,
célébré tous les jours pour nous communiquer la vie,
le prix de la rédemption, le gage de la vie éternelle.
Bref, il atteint excellement le but du sacrifice : il nous
fait entrer dans une communauté de vie plus intime
avec Dieu, il fait l'unité entre les fidèles et leur chef,
l'unité des fidèles vivants entre eux, l'unité de l'Église
d'ici-bas avec l'Église du ciel et du purgatoire. Ainsi
cst-il le centre de la vie de l'Église.
Par cette doctrine, saint Augustin n'innove point;
il met en une lumière plus vive le point de vue où
s'étaient déjà placés les Pères plus anciens : saint
Ignace, saint Irénée, saint Cyprien.
Grâce aux formules heureuses qu'il a trouvées pour
exprimer les idées traditionnelles et commenter les
paroles de saint Paul sur l'unité du corps mystique
réalisée par la communion à un tel pain, I Cor., x,
17 et Rom., xn, 5, se gardera dans la théologie posté-
rieur le sens d'un des aspects et des effets les plus
profonds du mystère eucharistique : l'unification
du corps mystique avec son Chef.
Telle est cependant l'insistance de saint Augustin
à mettre en relief cet aspect en face du schisme dona-
tien, que certains de ses commentateurs, oublieux
de la complexité de sa pensée, laisseront tomber ses
affirmations réalistes sur l'oblation du vrai corps
du Christ, pour ne se souvenir que de celles qui
concernent le corps mystique. A raison même de sa
complexité, la doctrine augustinienne offre des possi-
bilités de développement dans des directions diverses.
C'est ainsi que Paschase Radbert pourra intégrer à sa
conception très réaliste de l'eucharistie des idées bien
authentiquement augustiniennes, tandis que Scot
Érigènc, Ratramne et Bérenger, utilisant exclusi-
vement d'autres affirmations du saint Docteur sur le
symbolisme eucharistique et l'Église corps mvstique,
les feront servir à une conception ultra-spiritualiste
qui méconnaît tout un aspect de sa pensée.
IL De saint Augustin a saint Grégoire. —
Durant cett période, la doctrine du sacrifice de la
messe n'est point au premier plan des préoccupations
des Pères.
C'est plutôt dans les liturgies, dans les plus anciens
éléments des sacramentaires léonien et gélasien
qu'il faut aller chercher un témoignage très précis de
la foi vivante de l'Église au sacrifice de l'autel. Les
évêques et les Pères continuent sans doute à commen-
ter dans leurs homélies cette liturgie pour les bar-
bares venus du paganisme ou de l'arianisme. Mais leur
pensée spéculative est tournée davantage vers la
méditation des problèmes de la prédestination et de
la grâce. C'est l'époque où l'on discute les doctrines
augustiniennes dans le sud de la Gaule, chez les Massi-
lienses. Si l'on expose les doctrines eucharistiques,
c'est en reprenant les idées de saint Augustin et de
saint Ambroise, et en reproduisant parfois leurs
expressions.
En somme, la doctrine du sacrifice de la messe
progresse peu; deux écrivains cependant se distin-
guent par la précision qu'ils apportent dans l'exposé
de cette doctrine : saint Fu'.gence qui traite du sacri-
fice de la messe dans un sens nettement augustinien, en
insistant sur le but de ce sacrifice, l'incorporation au
Christ, le pseudo-Eusèbe d'Émèse (Fauste de Riez)
qui marche plutôt sur les traces de saint Ambroise, en
insistant surtout sur le miracle de la conversion
durant la messe.
1° A Rome. — Saint Léon (f 461) « s'attache au
langage évangélique et au langage liturgique, inter-
prétés littéralement ». P. Batilîol, L'eucharistie, p. 313.
A une époque sans controverse eucharistique, il ne
parle de l'eucharistie que par allusion, comme d'une
vérité admise de tous, pour en tirer un argument dans
les controverses christologiques. Mgr Batifîol a relevé
les passages des sermons et des épîtres où saint
Léon fait plus spécialement allusion au sacrifice de la
messe et à la communion. Voir art. Léon Ier (Saint),
col. 288 et 290.
On en peut tirer les conclusions suivantes : 1. C'est
à la cène que le Sauveur a institué le sacrifice eucha-
ristique en enseignant à ses apôtres qualis Deo hostia
deberet offerri, en leur donnant les sacrements de la
passion et de sa mort. Serm., lviii, 3 et 4, P. L., t. liv,
col. 333-335. — 2. Il n'y a qu'une seule oblation, un
seul sacrifice qui conduit à leur perfection tous les
anciens sacrifices, et qui amène jusqu'aux croyants la
077
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU Ve SILCLE
978
vie qui vient du Calvaire. Nunc etiam, carnalium sacri-
fieiorum varietale cessante, omnes differentias hostia-
rum, una corporis et sanguinis lui implet oblatio.
Serm., ux. t. liv, col. 341. C'est toujours la même
victime qui est olïerte aujourd'hui et qui le fut autre-
fois, et qui nous applique maintenant les fruits de
l'oblation du Calvaire. Voir aussi EpisL, ix. — 3. On
doit réitérer dans une même journée l'offrande du
sacrifice, lorsqu'à raison d'une afflucncc trop grande
on n'a pu satisfaire à la dévotion de tout le peuple
par un premier sacrifice. EpisL, ix, 2, t. liv, col. 626
et 627. — 4. Saint Léon emploie dans la même épître
ix. au passage cité, le mot missa pour désigner la litur-
gie eucharistique : sur le mot missa employé dans le
même sens, voir Innocent Ier, EpisL, xvn, 12, P. L.,
t. xx, col. 535.
2° A Ravenne. — Saint Pierre Chrysologue (f 450)
n'offre que des allusions, mais pleines de doctrines, à
l'eucharistie sacrifice. En quelques lignes sont évo-
quées à la fois l'identité de la victime de la croix et de
la victime de l'autel, la continuité qui existe entre
l'incarnation et l'eucharistie, l'efficacité de la commu-
nion à la victime de l'autel. Serrn., Lxvn, P. L.,
t. lu, col. 392.
3° Sud de la Gaule. — Jean Cassien (f 435), comme
saint Pierre Chrysologue à Ravenne, affirme la foi
traditionnelle à l'identité du sacrifice de la cène, de la
croix et de l'autel; il montre l'efficacité de ce vrai
sacrifice qui arrache les âmes à l'enfer pour les élever
au ciel. De cœnob. inst., 1. III, c. m, P. L., t. xlix,
col. 124.
Gennade (2e moitié du Ve siècle) dans un parallèle
entre le martyr et le communiant, fait allusion au
caractère commémorât if de l'eucharistie, De eccl.
dogm., c. lxxiv, P. L., t. lviii, col. 997.
Fausle de Riez (t 492) est un des écrivains du v° siè-
cle dont le langage eucharistique est le plus précis;
il a lu saint Cyprien, saint Augustin, surtout saint
Ambroise. L'homélie Magnitudo qui lui est attribuée
représente une tradition doctrinale qui est en partie
grecque et en partie ambrosienne; c'est «le langage
ambrosien mis au point des controverses du temps
de saint Cyrille ». P. Batiffol : Noiwelles éludes docu-
mentaires sur la sainte eucharistie, dans Revue du
Clergé Français, t. lx, p. 540.
On a dit à l'art. Eucharistie, col 1180, combien
son langage est précis en ce qui concerne le miracle
de la conversion substantielle qui s'opère à la consé-
cration. Il ne l'est pas moins touchant le sacrifice de
l'autel, son caractère commémoratif, son efficacité
essentiellement relative à celle du sacrifice du Calvaire,
sa nature qui consiste dans l'offrande de la rédemption.
El quia corpus assumptum ablaturus erat ab oculis
nostris... necessarium erat ut nobis in hac die sacra-
mentum corporis et sanguinis sui consecraret, ut cole-
retur vel jugitsr, jure per mgsterium, quod semel ofje-
rebatur in pretium; ut quia quotidiuna et indefessa
currebat pro hominum salute redemptio, perpétua
essel redemptoris oblatio. el perennis illa victima viveret
in memoria el prœsens semper esset in gralia. Vera,
unica et perjecta hoslia fide existimanda, non specie ;
nec exterioris censenda visu hominis, sed interioris
afjectu... Hom. Magnitudo, P. L., t. xxx, col. 272.
Ainsi, nous célébrons à l'autel, sous le voile du
mystère ce qui a été offert une fois sur la croix pour
notre rançon; c'est l'offrande perpétuelle de la ré-
demption pour que la victime éternelle vive sans cesse
dans le souvenir, et soit toujours présente avec la
même efficacité. Oblation de la victime du Calvaire,
la messe dans son acte central, la consécration, est
l'œuvre du prêtre invisible qui opère, parles paroles
efficaces de l'institution, la conversion miraculeuse
des éléments en son corps et en son sang.
La fortune des idées et des formules de Lauste de
Riez sera très grande au Moyen Age ; voir M. Lepin,
L'idée du sacrifice de ht messe. Paris, 1926, p. 1 4-47.
Les défenseurs du réalisme eucharistique utiliseront cet
auteur qu'ils citeront sous le nom d'Eusôbc d'Émèse,
pour exposer l'idée de conversion substantielle.
Saint Avit de Vienne (f 518), dans sa lettre à Gonde-
baud, nous renseigne surtout sur la signification du
mot missa... Missam facere veut dire d'une façon
générale renvoyer ; on faisait le renvoi non seule-
ment dans les églises mais dans les prétoires. Epist.,
i, P. L., t. lix, col. 199. C'est ainsi que le mot était
employé depuis longtemps pour désigner le renvoi des
catéchumènes du service eucharistique. S. Augustin,
Serm., lxix, 8, P. L., t. xxxvm, col. 324. Voir Rott-
manner, Ueber neuere und altère Deutungen des Wortes
Missa, dans Tùbinger theol. Quartalschri/t, 1883,
p. 531-557; Fortescue, La messe. Étude sur la liturgie
romaine, trad. Bourlinhon, p. 526-528; Batiffol, Leçons
sur la messe, p. 166 et 167. On le retrouve employé
dans le même sens au début du vi* siècle par un
concile de Lérida en 524, can. 4. Mansi, Concil., t. vin,
col. 613.
L'évêque de Vienne aime à se représenter le mystère
chrétien comme la prise de possession par le peuple
fidèle de l'héritage que le Christ lui a laissé par testa-
ment. Ce testament nous livre non pas ses biens seule-
ment, mais sa substance, son corps et son sang. C'est
à la veille de sa mort qu'il a institué l'ordre de ce
libamen éternel. Ex sermone de natali calicis, P. L.,
t. ux, col. 321.
En comparant dans un poème la messe à la man-
ducation pascale, il laisse entendre que l'un et l'autre
repas sacrificiel supposent une immolation. De quelle
nature, il ne nous le dit point :
Tu cognosce tuam salvanda in plèbe figuram.
Ut quoeumque loco sanctus mactabitar Agnus,
Atque cibo sanction porrexerit hostia corpus
Rite sacrum, celebret vitse promissa sequentis.
Poem., v, P. L., t. lix, col. 360 D.
Mutianus le scolastique (vi° siècle). — Par la tra-
duction des homélies de saint Jean Chrysostome qu'il
exécuta à l'instigatioh de Cassiodore, cet" auteur va
faire connaître aux théologiens latins la riche doctrine
de l'illustre commentateur grec sur le sacrifice eucha-
ristique. En particulier, la passage de l'hom. xvn qui
aborde la question de l'unité du sacrifice chrétien va
devenir classique.
D'après l'Épître aux Hébreux, nous n'avons qu'une
seule hostie, et elle n'a été offerte qu'une fois. Comment
cependant pouvons-nous l'offrir tous les jours? Voici
la réponse de Jean Chrysostome : l'unité de sacri-
fice se tire de l'unité de victime; c'est toujours la
même victime qui est offerte à l'autel et sur la croix.
Il faut citer le texte :
In Christo semel ohlata est (hostia potens ad saiutem
sempiternam). Quid ergo nos? Nunc per singulos dies
offerimus : offeriimis quidem, sed ad recorclationem facien-
tes mortis ejus; et una est liœc hostia, non moitié. Quomodo
una est et non multse? Kt quia semel oblata est illa, ohlata
est in sancta sanctorum; hnc aulrm sacrificium exemptât
est illius. Idipsum semper offerimus; nec nunc quidem alium
agnum, crastina alium, sed semper idipsum. Proindeunum
est hoc sacrificium... t'nus ubique est Christus, et hic
plenus existens et illic plenus, iinum corpus. Sic-ut enim qui
ubique offertur unum corpus est, ila etiam et iinum sacri-
licium. Pontifex autein noster ille est qui hostiara mundan-
tem nos obtulit. Ipsam offerimus cl nunc, quae tune oblata
quidem consumi non potest. Hoc autem quod nos facimus,
in commémorât! >nem quidem fit ejus quod factum est. i Hoc
enim facile, inquit, in meam commemorationem. ■ Non
aliud sacrificium sicut pontifex, sed idipsum semper farinais
magis aulem recordationem sacrifîcii operamur. Enarratio
in epistolam ad Hebrseos, hom. xvn, :i, /'. '>'., t. i.xui,
col. 349-350.
979
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU Ve SIÈCLE
rso
Sur la fortune de ce texte chez les théologiens
postérieurs, voir Lepin, op. cit., p. 43 et 44.
4° En Afrique. — Saint Fulgence de Ruspe. ■ —
Tandis que les auteurs précédents, à la suite de saint
Ambroise, s'en tiennent au réalisme liturgique et
insistent sur la présence à l'autel de la victime du
Calvaire, l'évèque de Ruspe, aussi fidèle disciple de
saint Augustin dans sa doctrine eucharistique que
dans son enseignement sur la grâce, va encore accen-
tuer le point de vue de son maître et envisager tout
particulièrement la messe comme l'oblation du corps
mystique du Christ.
A travers ses écrits, le sacrifice eucharistique nous
apparaît par rapport à la croix comme une commé-
moraison et une action de grâces, par rapport ajix
fidèles comme l'acte de l'Esprit-Saint qui les incorpore
au Christ.
a) La messe comfhémoraison et action de grâces de
l'immolation passée. — Le sacrifice de l'Église est
essentiellement commémoratif et figuratif d'une immo-
lation passée; c'est pourquoi il est d'abord une action
de grâce pour l'immolation rédemptrice. Ideo in ipso
sacrifieio corporis Christi a gratiarum actione incipimus
ut Chrislum non dandum, sed datum in veritate mons-
tremus, et in eo quod gratias agimus Deo in oblatione
corporis et sanguinis Christi, cognoscamus non adhuc
occidendum Christum pro noslris iniquilatibus, sed
occisum nec redimendos nos illo sanguine, sed redemptos.
Epist., xiv, 44, P. L., t. lxv, col. 432 C.
Même idée dans le De ftde, I. I, 60, col. 699 :In Mis
enim carnalibus victimis, significatio carnis fuit
quam... ipse fuerat oblaturus, in isto autem sacrifieio,
gratiarum actio et commemoratio carnis Christi quam
pro nobis obtulit.
b) L'activité de l'Esprit-Saint dans le sacrifice
eucharistique en vue de l'incorporation des fidèles au
Christ. — Saint Augutin avait déjà faits allusion à
l'intervention de l'Esprit-Saint dans le sacrifice. Ci-
dessus, col. 974. Son disciple fut amené à préciser le
sens, la nature, les conséquences de cette intervention.
Fulgence se pose ex professa la question de savoir
pourquoi l'on demande à la messe l'envoi de l'Esprit-
Saint. Car scilicel si omni Tiinitati sacrificium offertur,
ad sanctificandum oblationis nostrœ munus, Sancti
Spirilus tantummissio postuletur; quasi vero ipse Pater
Deus sacrificum sibi oblalum sanctificare non possit;
aut ipse Filius sanctificare nequeal sacrificium corporis
sui quod offerimus nos... aut ila Spiritus Sanctus ad
ronsecrandum Ecclesiw sacrificium miltendus sit, tan-
quam Pater aut Filius sacrificantibus desil? Ad Moni-
mum, II, vi, P. L., t. i.xv, col. 184.
On demande cet envoi, répond-il, pour que l'Esprit
vienne mettre dans le cœur des fidèles les dons d'unité
et de charité; ainsi contribuera-t-il à édifier le corps
mystique du Christ, comme il a fait naître son corps
historique du sein de la vierge Marie. Ipsa ergo gratia
spirilalis per unilatem pacis et caritatem corpus Christi
per dies singulos œdificare non desinit, quœ in utero
Virginis donum sapientiœ quod est capul hujus corporis
fabricavit. Ibid.,Ti, col. 189. Ainsi nous donnera-t-il
d'être les membres véritables de ce corps mystique
dont nous possédons l'expression sensible sur l'autel.
Dono autem carilatis hoc nobis confertur ut hoc in veri-
tate simus quod in sacrifieio mijstice celebramus. Ibid.
Bref, l'activité sacrificielle de l'Esprit-Saint à la
messe est ordonnée à l'édification progressive de ce
corps mystique du Christ. C'est le développement
d'un des aspects de la doctrine augustinienne. Saint
Fulgence, à la différence des Grecs, se tait sur l'activité
de l'Esprit touchant la conversion des éléments eucha-
ristiques. L'idée de conversion substantielle est en
dehors de sa perspective, comme elle avait été en
dehors de celle de saint Augustin.
Cette doctrine de l'incorporation des fidèles au
corps mystique du Christ par l'Esprit entraîne pour
Fulgence des conséquences touchant la portée des
sacrifices qui se font en dehors de l'Église, et touchant
la nécessité de l'eucharistie pour le salut. Ceux qui
sont séparés du corps mystique ne peuvent avoir l'Es-
prit qui réside dans l'Église : leurs sacrifices sont donc
privés de l'action sanctificatrice de cet Esprit divin
et ne peuvent être acceptés de Dieu. Solius enim Eccle-
siie Deus delettatur sacrificiis quie sacrificia Deo facit
imitas spirilalis. Ad Monim., II, xi, col. 191. Pour
devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu et
l'offrir, les hérétiques et schismatiques doivent revenir
à l'unité catholique. II, xn col. 192.
Saint Fulgence semble bien étranger ici à l'idée
qu'un schismatique, en prononçant les paroles sacra-
mentelles, puisse consacrer validement le corps du
Christ. Il se tait tout au moins sur cette question
précise. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est l'incorpo-
ration mystique au Christ qui lui apparaît impossible
en dehors de l'unité catholique.
En tout ceci, n'est-il point dans la tradition de
l'Église africaine, d'un saint Cyprien en particulier
pour qui il n'y avait point de baptême valide en dehors
de l'Église catholique? Il faudra les analyses de la
théologie classique au xic et au xne siècle, touchant les
distinctions à faire entre validité et efficacité du sacri-
fice, entre corps historique et corps mystique du
Christ, pour faire la lumière complète sur la question
de la valeur des sacrifices en dehors de l'Église. Voir
M. de la Taille, Mijsterium fidei, c. vi, p. 395-430.
Une autre conséquence de la doctrine de Fulgence
sur l'incorporation mystique par l'Esprit, c'est la
façon dont il comprend la nécessité de l'eucharistie. —
L'Esprit-Saint a déjà commencé son œuvre d'incor-
poration du fidèle au Christ par le baptême ; aussi
point n'est absolument besoin du sacrifice eucharis-
tique pour obtenir le salut d'une âme déjà unie au
Christ par ce sacrement. Le baptême en effet nous fait
déjà membres du Christ, non seulement participant,
mais hosties de son sacrifice. Notre incorporation est
commencée de ce fait. Le baptisé par la régénération
devient ce qu'il vient chercher à l'autel : fit quod est
de sacrifieio sumpturus altaris. Epist., xn, 24-26,
col. 390-392. Nous avons ici un écho de la doctrine
augustinienne dans les sermons Ad infantes. L'évèque
de Ruspe, de fait, cite ici tout un de ces sermons,
col. 391 et 392.
Ainsi, dans le pratique, le fidèle mourant avec le
seul baptême ne se trouve point privé de la partici-
pation du sacrement eucharistique, quand il se trouve
être lui-même déjà par le baptême ce que se sacrement
signifie, un membre du corps du Christ. Quando ipse
hoc quod illudsaeramentumsignificatinvenitur, col. 392.
L'insistance de saint Fulgence à mettre en relief
l'idée de l'oblation du corps mystique, et à voir dans
l'incorporation au Christ le but principal de l'eucha-
ristie, l'amène à laisser dans l'ombre l'aspect réaliste
de la pensée augustinienne touchant l'oblation du
corps du Christ jadis immolé. Il ne méconnaît pas
pour autant cet aspect; il sait affirmer à l'occasion
la portée salutaire du sacrifice de l'autel : Sacramenlum
corporis sui et sanguinis dédit quod ad salulem fidelium
oportebal inslilui. Epist., xiv, 43, col. 431. Il distingue
dans l'eucharistie comme deux réalités dont l'une nor-
malement produit l'autre : la participation objective
au corps et au sang du Christ, et la commémoraison
subjective de la passien. Nam et ipsa participatio
corporis et sanguinis Domini, cum ejus panem man-
ducamus et calicem bibimus, hoc utique nobis insinuât
ut moriamur mundo et vitam nostram habcamus cum
Christo in Deo... Sic fit ut omnes fidèles qui Deum et
proximum diligunt, etiamsi non bibant calicem corporeie
98 1
MISSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT GRÉGOIRE
982
passtoais, bibant tamcn calicem dominicœ caritalis.
Contra Fabinn.. fragin. xxviu, col. 789-790.
III. De saint Grégoire a l'époque de Charle-
magne. — Parmi les écrivains ecclésiastiques dont le
témoignage sur le sacrifice de la messe mérite d'être
relevé à cette époque soit pour sa valeur propre, soit
pour l'autorité qu'il a exercée sur les âges suivants, il
faut citer tout d'abord saint Grégoire le Grand, puis
saint Isidore de Séville, le vénérable Bède et le pseudo-
Germain. On ne peut méconnaître non plus l'inlluence
de la piété populaire sur le mouvement théologique à
cette époque.
1° Saint Grégoire le Grand (t 604). — Moraliste plus
que théologien spéculatif, plus soucieux de transmettre
au peuple chrétien dans ses Homélies et Dialogues
les vérités substantielles qu'il a recueillies ;> l'école
d'un Augustin ou d'un Ambroise, que de pousser
encore l'analyse de ces doctrines, Grégoire excelle à
les envisager sous leur aspect pratique. C'est ainsi
qu'admirablement adapté au caractère du peuple et
du clergé de l'époque, il fait ressortir avant tout
devant eux l'efficacité de la messe pour obtenir les grâces
les plus diverses, et en particulier la délivrance des
âmes du purgatoire. Par les enseignements, les récits
ou légendes de ses Dialogues et de ses Lettres, il ouvre
une nouvelle voie qui sera fréquentée par tout le
Moyen Age. Enseignements et Técits, si souvent cités,
contribueront beaucoup à faire l'éducation eucharis-
tique des générations suivantes. Sur leur influence,
voir Ad. Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter,
p. 1-10, et Lepin, op. cit., p. 40. 41.
1. Signification du mot « messe ». — Le mot de messe,
que nous avons vu employé par Avit au sens de congé
et de renvoi, reçoit au temps de saint Grégoire et
même avant ce pape l'acception que nous lui connais-
sons aujourd'hui. C'est alors qu'il commence à devenir
l'expression technique du sacrifice eucharistique.
Grégoire l'emploie sous sa forme plurielle : missarum
solemnia. Voir P. Batiffol, Leçons sur la messe, p. 107.
La forme plurielle missœ, missarum solemnia, se main-
tint au Moyen Age. pense Fortescue, peut-être comme
un souvenir des deux anciennes missœ, celle des caté-
chumènes et celle des fidèles. La messe, p. 527.
Plus éclairantes sur le caractère sacrificiel de l'eu-
charistie sont les expressions suivantes que l'on
retrouve souvent sous la plume de Grégoire : immolatio
sacrée oblationis, hosiiam salutarem immolare, offerre
sacrificium victimœ salutaris, hostiam sacrse oblationis
immolare, oblatio sacramenti, offerre sacra mysteria.
Voir Dialogues, passim. surtout IV, lv, lvii, lviii,
lix, P. L., t. lxxvii, col. 416 sq.
2. Xalure et efficacité de la messe. — On trouve à
la fin des Dialogues un passage classique qui dit clai-
rement la nature et l'efficacité du sacrifice eucharis-
tique : « Il nous faut donc à fond mépriser le siècle
présent, et offrir à Dieu chaque jour un sacrifice de
larmes, chaque jour l'hostie de sa chair et de son sang.
Car voilà la victime unique qui sauve l'âme de la mort
éternelle, qui renouvelle mystérieusement la mort de
ce Fils unique, qui, bien que ne pouvant plus subir
la mort depuis sa résurrection, et quoique vivant
d'une vie immortelle et incorruptible, est cependant
immolé de nouveau pour nous dans ce mystère de
l'oblation sacrée. C'est bien en effet son corps que
l'on y reçoit, sa chair qui est partagée pour le salut
du peuple, son sang qui est répandu, non plus par les
mains des infidèles, mais dans la bouche des croyants.
Songeons donc à ce qu'est pour nous ce sacrifice qui
pour notre pardon reproduit sans cesse en l'imitant
la passion du Fils unique. Car, qui donc parmi les
fidèles pourrait en douter'? A l'heure de l'immolation,
les cieux s'ouvrent à la voix du prêtre, les chœurs des
anges sont présents à ce mystère de Jésus-Christ.
Le ciel et la terre sont associés; c'est l'union entre
ici-bas et lù-haut, l'unité entre le monde visible et
l'invisible. Mais il est nécessaire qu'en accomplissant
ces choses nous nous immolions nous-mêmes dans la
contrition du cœur: car nous qui célébrons les mystères
de la passion du Seigneur, nous avons le devoir d'imi-
ter ce que nous accomplissons. Alors vraiment l'hostie
sera offerte à Dieu pour nous, lorsque nous nous serons
faits nous-mêmes l'hostie » Dial., 1. IV, c. lviii, lix,
P. L., t. lxxvii, col. 425, traduction Lepin, op. cit.,
p. 40 et 81. Même idée sur l'efficacité toute spéciale
du sacrifice de l'autel. Homil. in Ev., 1. II, xxxvii, 7,
t. lxxvi, col. 1278 D : Mactemus in ara ejus hostias
placationis... Singulariter namque ad absolutionem
nostram oblata cum lacrymis... hostia suffragatur, quia
is qui in se resurgens a morluis, jam non moritur,
adhuc per hanc in suo mysterio pro nobis iterum
patitur. Nam quoties ci hostiam suœ passionis offeri-
mus, toties ad absolutionem nostram passionem illius
reparamus.
Ces deux textes vont à montrer l'efficacité du sacri-
fice de la messe pour les vivants. C'est en partant du
principe qu'il vaut mieux se libérer à l'égard de la
justice divine soi-même de son vivant que d'attendre
d'autres sa libération après sa mort, que saint Grégoire
est amené à dire comment le sacrifice de l'autel peut
servir à cette libération.
La raison de son efficacité se tire de sa nature qui
comporte une double immolation sacrificielle : celle de
la victime du Calvaire, et celle des fidèles qui doivent
imiter la passion. Ce n'e§t point à dire que la messe
renouvelle effectivement l'immolation sanglante du
Calvaire, le Christ ne meurt plus, il ne subit aucune
modification réelle, il est incorruptible, mais elle imite,
elle reproduit par mystère, c'est-à-dire par manière
de symbole expressif, la passion du Seigneur, elle
comporte sur l'autel au moment de l'immolation quo-
tidienne la présence de la victime jadis immolée en
vue d'unir le ciel à la terre.
Le caractère représentatif de l'immolation eucha-
ristique consiste en ce fait que le corps du Christ est
pris et partagé pour le salut du peuple, que son sang
est répandu dans la bouche des fidèles : « C'est donc à la
communion que le saint docteur voit réalisé le rappel
sensible de la passion. » Lepin, op. cit., p. 87. Saint
Grégoire aime à illustrer cette doctrine de l'utilité du
sacrifice pour les vivants par des exemples : entre
autres celui de cette femme qui faisait offrir le sacrifice
pour son mari captif et obtenait que les liens du
prisonnier tombassent tous les jours à cette heure.
Dial., IV, lvii, t. lxxvii, col. 424.
A la suite de saint Augustin, le grand pape montre
aussi l'efficacité de la messe, pour les défunts. Il le fait
avec d'autant plus d'insistance que s'épanouit alors
davantage dans la conscience chrétienne, la croyance
à la communion des saints et au dogme du purga-
toire. « Le dogme du purgatoire, en se dégageant
complètement à l'époque que nous étudions, entraîne
comme conséquence une estime de plus en plus grande
de la messe comme sacrifice expiatoire et propitia-
toire, et comme moyen de soulager les défunts. Saint
Grégoire a sur ce point donné, surtout par ses Dia-
logues, une impulsion décisive. A l'interrogation de
Pierre : Quidnam ergo esse polerit quod mortuorum valeat
animabus prodesse? le pape répond : .S7 culpse posl
morlcm insolubiles non sint, mullum solet animas eliam
post mortem sacra oblatio hostile salutaris adjuvare,
ita ut hanc nonnunquam ipsse defunctorum animie
expeterc oideantur, et il raconte immédiatement à
l'appui (le son assertion deux traits dont le second est
l'origine de la dévotion du trentain grégorien. Dial.,
IV, lv. Cette indication de saint Grégoire a été suivie
et elle a dû contribuer pour sa part à introduire
os:;
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT ISIDORE
984
l'usage des messes basses ou privées qui font leur
apparition vers son époque. » fixeront, Histoire des
dogmes, 3° édit., t. ni, p. 386.
3. La misse apostolique. — Nous n'avons pas à nous
occuper ici de l'activité liturgique du grand pape;
mais il faut souligner du point de vue théologique ce
qu'il dit dans sa lettre à Jean de Syracuse sur la place
du Pater à la messe, aux origines et à son époque.
Epist., IX, 12, t. lxxvii, col. 957. « Nous disons la
prière du Seigneur immédiatement après le canon,
inox post precem, parce que c'était la pratique des
apôtres de consacrer l'offrande du sacrifice, oblalionis
hostiam, par cette seule prière, ad ipsam solummodo
orationem ; aussi il me paraissait bien regrettable que
nous dussions , dire la prière, preeem, que quelque
savant a composée sur l'oblation sans avoir à dire
la prière transmise par notre Rédempteur, sur son
corps et son sang, et ipsam tradilionem quant Redcmp-
tor noster composuit super ejus corpus et sanguinem
non diceremus. »
Il nous paraît clair que saint Grégoire oppose ici
la propre prière du Seigneur, le Pater, à la prière, le
canon, composée par un savant, scholasticus. On peut
en conclure qu'aux yeux de Grégoire cette prière
— le canon ■ — composée par un scholasticus n'a pu
•être employée par les apôtres, puisqu'elle n'existait
pas alors. Saint Grégoire n'a point ici la pensée que
le texte du canon est d'origine apostolique.
Il semble clair aussi qu'à Rome au temps de saint
Grégoire on ne disait pas le Pater sur l'hostie consacrée,
quoiqu'au temps de saint Augustin on le disait déjà
•en Afrique. C'est le pape Grégoire qui a inauguré à
Rome l'usage de le dire aussitôt après le canon. Pour
quelle raison a-t-il fait ce changement? Il semble nous
le dire en déclarant que les apôtres consacraient en
récitant seulement l'oraison dominicale, qu'il oppose
nettement à la prière liturgique courante. Amalaire,
sur la foi de cette lettre, n'hésitera pas à admettre le
pouvoir consécrateur du Pater. Liber officialis, IV,
xxvi, Ribl. nat., cod. lat. 9421, d'après M. Andrieu,
Immixtio et consecratio, p. 34 et 35. On se souviendra
encore longtemps de cette prétendue consécration
apostolique par la seule récitation du Pater chez les
liturgistes postérieurs : ainsi Honorius d'Autun,
Gemma animas, III, xevi, P. L., t. clxxii, col. 667 et
668; un missel du xn° siècle de Colmar cité dans
Andrieu, p. 34 et 35, n. 4; ainsi encore Bernon de
Reichenau, P. L., t. clxii, col. 1055 à 1057. On pour-
rait aisément multiplier ces exemples, qui se retrou-
veraient jusqu'au xve siècle.
Aussi de nombreux savants, Bona, De la liturgie,
trad. Lobry, Paris, Vives, 1874, 1. 1, p. 147-149, L. Du-
■chesne, Origines du culte chrétien, 4e édit., p. 187,
n. 2, Vacant, Histoire de la conception du sacrifice de
la messe, p. 25, Fortescue, La messe, p. 478, J. Brink-
trine, Der MessopferbegrifJ, admettent-ils l'interpré-
tation proposée par les liturgistes anciens et voient
•dans cette assertion de saint Grégoire une méprise du
grand pape. Probst cependant est d'un avis différent ; il
voit dans ipsa oratio une allusion au canon ; parce que,
dit-il, lorsque saint Grégoire veut parler du Pater il
ajoute toujours l'épithète dominicale. Voir Fortescue
p. 478. Mgr Batiffol adopte cette manière de voir.
L'eucharistie, 7» éd., p. 353; de même Casel, dans
Jahrbuch fur Lilurgiemvissenschaft, Murster-en-W.,
1924, p. 176.
Quoi qu'il en soit de cette opinion sur la messe
apostolique, il reste que le grand pape est à l'aurore du
Moyen Age le théologien de l'efficacité du sacrifice
eucharistique : il est l'initiateur du mouvement qui
va pousser le clergé et les fidèles à envisager spéeula-
tivement la messe surtout dans ses effets, et à chercher
pratiquement à mieux s'en approprier les fruits.
2° Saint Isidore de Sêuille (t 636). ■ — A côté de saint
Grégoire, l'évêque de Séville est un des maîtres les
plus écoulés du haut Moyen Age sur la théologie de la
messe.
On doit chercher chez lui moins un système person-
nel d'idées bien liées sur l'eucharistie sacrifice qu'un
écho autorisé des témoignages des Pères, et particu-
lièrement de saint Augustin touchant cette question.
Il procède à ce sujet, selon sa méthode habituelle,
par voie d'analyse d'étymologies ou de définitions.
C'est ainsi qu'on trouvera sa pensée sur la messe
dans une explication des notions connexes de sacrifice,
d'oblation, de sacrement. Isidore connaît encore le
mot missa dans le sens de renvoi : Missa, tempore
sacriflcii, est quando cedechumeni feras mittuntur.
Etym.,\l, xix, 4, P. L., t. lxxxii, col. 252. La messe
est pour lui le vrai sacrifice des chrétiens. Jubilamus
in illo scilicet vero sacrificio, cujus sanguine salvatus
est mundus. De eccl. ofj., I, xiv, t. lxxxiii, col. 752.
Ce sacrifice institué par Jésus-Christ à la cène
consiste pour nous à faire ce que le Maître a fait.
Ibid., I, xvni, col. 754. L'eucharistie est un sacri-
fice parce qu'elle comporte une sanctification, une
sacrification, une consécration des éléments offerts.
Le sacrifice, en effet, fait passer une chose de l'état
profane à l'état sacré.
Le sacrifice est ainsi appelé, en tant que chose faite
sacrée (quasi sacrum factum) parce que, par le moyen
d'une prière mystique, il est consacré en mémoire de la
passion du Seigneur pour nous. Nous appelons donc
sur son ordre corps et sang du Christ ce qui, étant pris
des fruits de la terre, se trouve sanctifié et devient
sacrement par l'opération invisible de l'Esprit de Dieu.
Ce sacrement du pain et du calice, les Grecs l'appellent
eucharistie, ce qui signifie en latin bonne grâce. Et
qu'y a-t-il de meilleur que le corps et le sang du Christ?
Etym., VI, xix, 38, t. lxxxii, col. 255.
Ainsi la messe comme sacrifice supposera d'abord
une oblation du pain et du vin que l'on apporte sur
l'autel en vue de les sacrifier c'est-à-dire de les rendre
sacrés : Fertum enim dicitur oblatio quœ altari ofjertur
et sacrificatur a pontifteibus, a quo ofjertorium nomi-
natur. Ibid., 24, col. 254.
Ce n'est point ici une oblation quelconque, mais une
oblation sacrificielle. On peut offrir en effet des dons
d'argent ou proprement un sacrifice. Il s'agit ici d'un
sacrifice, sacrificium autem est viclima, et quœcumque
cremantur in ara, seu ponuntur. A la messe, il s'agit
d'une consécration du pain et du vin qui peut être
dite immolation : Immolatio ab antiquis dicta eo quod
in mole altaris posita victima cœderetur, unde et maclalio
post immolationem est. Nunc autem immolatio pani
et calici convenit, libatio autem tanlummodo calicis
oblatio est. Ibid, 31.
Comment se fait cette consécration? Par la vertu
de l'Esprit-Saint qui opère, durant la sexta oratio,
entre le Sanctus et le Pater, la « conformation » de
l'oblation au corps et au sang du Christ. De eccl. ofjic,
I, xv, t. lxxxiii, col. 752-753. Saint Isidore n'écarte
point par là l'utilité et la nécessité des paroles de l'ins-
titution. De substantia sacramenti sunt verba a sacer-
dote in sacro prolata mgsterio scilicet : Hoc est corpus
meum. Epist., vu, ad Redemptum, t. lxxxiii, col. 905.
Au terme de la consécration des éléments, il y a le
sacrement du corps du Christ : Sanctipcata tamen per
Spiritum Sanctum in sacramentum divini corporis
transeunt. De eccl. offic, I, lviii, t. lxxxiii, 4, col. 755;
cf. Etym., VI, xix, 38, t. Lxxxn, col. 255. Dans la
communion, les fidèles recevront la réalité invisible,
la virlus divina qui se cache sous les apparences vi-
sibles du pain et du vin : Cette réalité, qu'Isidore
nomme « conformation du sacrement avec le corps
du Christ », c'est le corps du Christ, manifestum est
985
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT BEDE
986
enim eos viverc qui corpus ejus attingunt. De ceci. o)J.,
I, xviii, 8, t.Lxxxm col. 750. Isidore regarde le sacri-
fice de la messe non seulement comme utile aux
vivants dans la communion, mais comme utile aux
fidèles défunts pour la rémission de certains de leurs
péchés : il en appelle pour l'établir aux paroles du
Maître. Mat th.. xn, 32, à la coutume apostolique et
à saint Augustin, De civitate Dei, XXI, xxiv, et
De cura pro mortuis, c. i et xxvm.
Dans l'ensemble de sa doctrine, il s'inspire surtout
du Docteur d'Hippone. Avec lui, il insiste sur le rôle
de l'Esprit-Saint d'une part, de la prière mystique
d'autre part, dans la consécration des éléments.
Plus nettement que lui il met en relation l'idée de
consécration avec l'idée foncière du sacrifice.
En résumé, d'après Isidore de Séville, la messe est
un sacrifice en tant qu'elle est « la sanctification »,
la <i consécration », « la sacrification » des éléments
eucharistiques ofïerts sur l'autel, par la vertu du Saint-
Esprit au moment de la prière mystique. Cette consé-
cration a pour effet d'élever les éléments à la dignité
de sacrement du corps du Christ, de donner aux fidèles
la réalité et la vertu de ce corps, de remettre les péchés
des fidèles qui sont en purgatoire. Elle est faite en
mémoire de la passion. Cette définition est anthro-
pocentrique, elle va à nous dire beaucoup plus ce
qu'est pour nous le sacrifice dans ses effets, qu'à
expliquer ce qu'il est par rapport à Dieu.
3° Bède le Vénérable (t 735). — Esprit encyclopé-
dique comme Isidore de Séville, comme lui disciple de
saint Augustin, il est avec lui l'une des voix écoutées
qui font connaître aux théologiens de l'époque caro-
lingienne d'abord, aux écrivains du Moyen Age en-
suite, les vérités traditionnelles sur la messe. Dans
ses Homélies et Commentaires, il tend surtout à mon-
trer dans la messe la perpétuelle commémoraison
qui rappelle symboliquement et efficacement la pas-
sion et la mort du Christ.
1. La messe commémoraison symbolique de la pas-
sion. — Le symbolisme des éléments consacrés est
développé dans le sens augustinien et isidorien; Bède
insiste comme ses prédécesseurs sur la nécessité de
mêler l'eau au vin pour que le tout symbolise
l'offrande du corps mystique. In Luc., 1. VI, P. L.,
t. xcn, col. 597; voir aussi De tabern., 1. II, c. il, t. xci,
col. 428; Exp. in Lev., vu, t. xci, col. 343.
Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscho-
lastik, Paderborn, 1926, p. 48, cite une série de textes
où Bède pousserait très loin ce symbolisme et présen-
terait les sacrements, et particulièrement l'eucharistie
comme une « compensation » de la présence personnelle
du Sauveur. « Pour Bède, écrit-il, les sacrements sont
un remplacement (Ersatz) de la présence personnelle.
Ils sont le manteau laissé sur terre par Élie. En mon-
tant au ciel le Maître a laissé à l'Église les sacrements,
les signes de l'humanité qu'il avait prise (Homil.,
1. II, ix, P. L., t. xciv, col. 180). L'eucharistie, elle
aussi, est un remplacement (Ersatz) de la présence
personnelle. Le mystère eucharistique est aussi le
tombeau vide du matin de Pâques. Les anges qui
entourent le mystère du Corps du Christ sont les
consolateurs de notre regret de ne pas trouver le corps
du Seigneur (Homil., 1. II, iv, ibid., col. 151, 152). »
Nous expérimentons, d'ailleurs, positivement la
présence de la divinité du Sauveur dans l'eucharistie.
Si au lendemain de sa résurrection il n'est plus présent
par son humanité qui est au ciel, il est présent divi-
nitus, par sa divinité qui remplit le ciel et la terre, à
tous ceux qui le désirent. Il nous sera ainsi présent
particulièrement dans la fraction du pain, cum sacra-
mentum ejus corporis, casta ac simplici conscientia
sumimus. Homil., 1. II, m, t. xciv, col. 148. — Si les
saintes femmes cherchaient avec tant d'ardeur le
corps mort de Notre-Seigneur, combien plus convient-
il que nous, qui le savons ressuscité des morts, monté
aux cieux, partout présent par la présence de sa divi-
nité, qui potenlia diuinœ majestatis ubique prwsenlem
cognovimus, nous nous tenions avec révérence sous ses
regards et célébrions ainsi ses mystères! Ibid.,]. II, iv,
col. 150.
Dans ces passages, Bède évidemment ne parle point
de multilocation d'un même corps, mais d'ubiquité de
la divinité du Sauveur; il semble qu'il oppose ici l'ha-
bitation localisée du corps du Christ au ciel, à l'omni-
présence de sa divinité sur la terre : il s'orienterait
ainsi, du moins dans ces textes, vers « un spiritualisme
excessif ». Geiselmann, op. cit., p. 49.
Mais il ne faut pas que ces textes, qui semblent
faire abstraction de la présence de la victime du
Calvaire à l'autel, fassent oublier d'autres textes très
clairs, où Bède affirme qu'à l'autel nous offrons le
corps et le précieux sang qui nous a rachetés, corpus
sacrosanctum et preliosum Agni sanguinem quo a
pecc(dis redempti sumus, denuo Deo in profectum nostrœ
salutis immolamus. Ibid., 1. II, i, col. 139.
2. La messe comme mémorial e/Jlcace de la passion. ■ —
La messe est un sacrifice dont celui de Melchisédech
était la figure, « que Jésus-Christ a offert le premier, et
qu'il a confié à l'Eglise pour qu'elle l'offrît perpétuelle-
ment en rémission des péchés ». Hexaem., 1. III, t. xci,
col. 151.
Comme à la cène et au Calvaire, le Christ est offert
sur l'autel in remissionem peccatorum. Sans doute, le
baptême remet aussi les péchés, Homil., 1. I, xiv,
t. xciv, col. 75, mais l'efficacité spéciale du sacrifice
de la messe pour effacer les péchés lui vient de ce
qu'il contient, et de ce que l'on y reçoit le corps et le
sang rédempteurs. Cum panis et vini creatura in
sacramentum carnis et sanguinis ejus incfjabili Spiritus
sanclifteatione trans/ertur, sicque corpus et sanguis illius
non infidelium manibus ad perniciem ipsorum jun-
ditur et occiditur sed fidelium orc sumitur ad salutem.
Ibid.
Pour conférer aux éléments sacrificiels cette effica-
cité, il faut une double action divine : celle de l'Esprit-
Saint qui les sanctifie, relie du Christ présent surl'autel
qui les consacre. Jésus... altaribus sacrosanctis inter
immolandum, utpote proposita consecralurus adesse non
dubitatur. In Luc, 1. VI, t. xcn, col. 597 D. Rien
d'étonnant qu'au terme de cette action, il y ait sur
l'autel comme aliment offert aux fidèles la chair de la
victime jadis immolée au Calvaire, convivium, caro et
sanguis. In Gen., iv, xxxi, t. xci, col. 217 D et
259 B; In Samuel, 1. I, c. n, t. xci, col. 506 C;
Homil., 1. II, xxiii, t. xciv, col. 261. Cette partici-
pation au corps et au sang du Christ est d'une si
haute valeur que, sans elle, il n'y a pas de vie éter-
nelle. Hexaem., 1. III, t. xci, col. 151 C.
Il n'y a donc point de doute, Bède est un témoin
de la doctrine du réalisme sacrificiel de la commémo-
raison eucharistique. On peut souligner chez lui le
souci augustinien de distinguer entre lesacramenlum et
la i>irtus sacramenti, d'établir un étroit parallèle entre
le baptême et l'eucharistie, de concevoir le contenu
du sacrement de l'eucharistie comme une vertu ;
le fait aussi de parler avec insistance de l'absence
du corps du Christ ici-bas d'une part, et de l'omni-
présence active de sa divinité surtout dans la fraction
du pain d'autre part; tout cela dénote sans doute une
tendance à voir surtout dans l'eucharistie Paspecl
spiritualiste et dynamique.
Mais ne voir que cet aspect serait méconnaître ce
réalisme traditionnel qu'il reçoit de ses prédécesseurs,
et particulièrement de la liturgie : il utilise en même
temps qu'Augustin, Ambroise, Grégoire, Isidore de
Séville et d'autres; dans son milieu il trouve la liturgie
987
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, LE PSEUDO-GERMAIN
988
romaine, le sacramcntaire grégorien, les Ordines romani,
des livres du type gélasien. Il est ainsi à la fois l'écho
vivant de ce réalisme liturgique et traditionnel, et des
tendances spiritualistes dynamiques de l'augustinisme.
La messe est pour lui le sacrifice dans lequel l'Église,
instrument de l'action divine du Fils et de l'Esprit-
Saint, offre ce que Jésus-Christ a offert à la cène : le
pain et le vin destinés à devenir le corps et le sang du
Christ. Ces éléments consacrés deviennent le sacrement
du corps du Christ pour la rémission des péchés, le
salut des vivants et des fidèles défunts. Non seule-
ment ce sacrifice rappelle la passion, mais il en commu-
nique les fruits. C'est un mémorial efficace : la sacro-
sainte oblation du corps du Christ, une participation
réelle à la victime du Calvaire; ce n'est point un
reiiouvellcmerft de l'immolation réelle de la croix,
mais un rappel figuratif de cette immolation.
4° Le pseudo- Germain (fin du vnc siècle). — Les
deux lettres liturgiques qui passent pour être l'œuvre
de saint Germain de Paris (milieu du vie sièc'e) ne
sauraient être de ce personnage.
Dom Wilmart a relevé la dépendance de ces lettres
à l'égard du De ecelesiaslicis officiis d'Isidore, voir
art. Germain de Paris, dans le Diction, d'archéol.
chrét., t. vi, col. 1101 et 1102. — De plus ces lettres
citent les Dialogues de saint Grégoire, 1. IV, c. lviii,
P. L., t. lxxvii, col. 427. Comparer ces mots de
Grégoire, Summis ima sociari, terrena cœlestibus jungi,
ad sacerdotis voeem cselos aperiri, avec ces expressions
du pseudo-Germain : quia tune cœlestia terrenis mis-
centur et ad orationem sacerdotis cceli aperiuntur.
Epist., i, P. L., t. lxxii, col. 91 B. Ce n'est pas saint
Grégoire qui est le plagiaire : le passage cité de lui est
trop cohérent pour être fait de pièces rapportées.
Il reste que la dépendance soit du côté de notre auteur :
celui-ci est donc postérieur à saint Grégoire qui écrit
ses Dialogues vers 593. Il ne peut être saint Germain
mort en 576. Les lettres du pseudo-Germain, posté-
rieures aussi à Isidore de Séville, seraient de la fin
du viic siècle : quelle que soit d'ailleurs leur date
exacte, elles reflètent probablement une liturgie
traditionnelle dans le milieu de Bourgogne et nous
en donnent l'interprétation.
« Les lettres ont pour dessein premier, voire unique,
de révéler les mystères, mysteria, carismala, de déclarer
le sens spirituel, les raisons profondes des rites et des
usages qu'elles retracent. » A. Wilmart, art. cité,
col. 1065. Premières manifestations d'un courant
allégorique dans l'interprétation de la messe qui se
retrouvera dans Amalaire.
La messe nous y apparaît dès les premières lignes
comme la somme des charismes, comme l'oblation
faite en commémoraison de la mort du Christ pour
le salut des vivants et le repos des défunts, col. 89 A.
Il faut relever ici du point de vue théologique l'in-
fluence isidorienne, et la conception originale de
l'auteur sur la contraction envisagée comme une
immolation réelle faite par un ange.
1. Influence isidorienne. — La partie de la messe qui
va du Sanclus au Pater est centrale : c'est l'heure de
l'oblation. Les paroles du Christ y opèrent « la trans-
formation » du pain en son corps et du vin en son
sang, panis vero in corpore, et vinum trans/ormalur in
sanguine, dicenle Domino, col. 93 A.
2. La messe comme immolation réelle, œuvre d'un
ange. — A propos de la messe pascale, l'auteur parle
d'un ange qui vient bénir la matière du sacrifice, tout
de même que la résurrection du Christ eut un ange
pour témoin : Angélus Dei ad sécréta super altare tan-
quam super monumentum descendit, et ipsam hostiam
benedicit instar illius angeli qui Christi resurrectionem
evangelizavit. Epist., n, col. 96 D.
C'est de même à l'activité de cet ange que se ratta-
che ce qui se passe durant le rite de la conjractio et de
la commixtio. Ce rite complète la consécration et a
pour l'auteur une importance considérable : Conjractio
vero et commixtio corporis Domini tantis mysteriis
declarata antiquitus sanctis Patribus fuit, ut dum
sacerdos oblationem con/rangerel, videbalur quasi angé-
lus Dei membra fulgcntis pueri cultro concidere et
sanguinem ejus excipiendo colligere, ut vivucius cre-
derent. Epist., i, col. 94 A.
« La contraction de l'espèce du pain faite par le
célébrant n'est pas pour notre liturgiste simplement
un rappel du geste du Sauveur rompant le pain à la
cène afin de le distribuer aux apôtres : la contraction
lui suggère que le corps du Christ est coupé comme
avec un couteau pour que le sang en soit recueilli
dans le calice. Il attribue ce symbolisme à des saints
Pères qu'il dit anciens. » P. Batiffol, Études de liturgie,
p. 270. Nous avons ici une conception ultra-réaliste
de l'immolation de l'autel : elle est loin de la conception
symbolique d'un saint Augustin et d'un saint Gré-
goire; elle est en dehors du grand courant traditionnel
qui voit dans le sacrifice de l'autel non une immolation
réelle, mais le rappel symbolique de l'immolation du
Calvaire. Pour justifier cette interprétation, l'auteur
déclare qu'elle a été expliquée anciennement aux
saints Pères par des miracles. Il en appelle au témoi-
gnage de la version latine des apophtegmata Patrum
faites par les Bomains Pelage et Jean autour de l'an-
née 560. Voir Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv, p. 185,
et Verba seniorum, dans les Vite Patrum, 1. V, sect.
xvin, 3, P. L., t. lxxiii, col. 978-979. Il y est question
d'un vieil anachorète qui ne croyait pas à la présence
réelle. Ses frères lui démontrèrent que telle n'est pas
la foi catholique. L'anachorète ne se rendit pas et
demanda un miracle qui fût une révélation du mystère
eucharistique. Le dimanche, quand les pains furent
posés sur l'autel, les assistants virent comme un
enfant gisant sur l'autel. Et comme le prêtre étendait
les mains pour rompre le pain, un ange du ciel des-
cendit et, ayant un couteau à la main, il coupa cet
enfant et il recevait son sang dans le calice. Le vieil
ermite s'approcha pour communier et il reçut lui
seul de la chair ensanglantée et il crut. Ses frères lui
dirent : « Dieu connaît la nature de l'homme et quelle
ne peut se nourrir de chair crue : c'est pourquoi il
transforme son corps en pain et son sang en vin pour
ceux qui le reçoivent avec foi. » Cette explication,
matérielle, massive, plutôt imaginative trouvera sans
doute quelques échos dans la suite. On retrouvera
le récit des Vitee Patrum à côté d'autres récits dans
Paschase; mais Paschase n'en tirera point les conclu-
sions que tire pseudo-Germain. Plus tard, la conception
de particules de chair du Christ correspondant aux
parties du pain rompu sur l'autel attirera les sar-
casmes de Bérenger. Les théologiens antibérengariens
se garderont bien de défendre cette vue matérialiste,
contraire à la meilleure tradition. L'interprétation de
pseudo-Germain qui conçoit la messe comme une
immolation réelle opérée par un ange, n'est donc fondée
que sur un récit légendaire et s'écarte des conceptions
communes des Pères latins touchant l'immolation
figurative de l'autel.
5" Doctrine et piété : leur influence respective dans la
multiplication des messes, l'apparition des messes
votives, la spécification des intentions. — On n'aurait
qu'une idée incomplète de l'importance du développe-
ment de la doctrine de l'efficacité de la messe à la
fin de l'âge patristique, si l'on ne tenait compte de
l'influence de la piété chrétienne comme facteur de ce
développement.
« Les premiers évêques tenaient, semble-t-il, à pré-
senter à Dieu tous les fidèles et tous leurs vœux réunis
sur le même autel. Aussi, à l'époque des Pères, celé-
989 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA EIN DE L'AGE PATRISTIQUE 990
brait-on un petit nombre dé messes. Le synode d'Au-
xerre. teniien 578. défendait encore dédire deux messes
le même jour au même autel... Jusqu'au xii° siècle on
recommandait ensemble à la messe toutes les inten-
tions des assistants et des bienfaiteurs de l'Église.
Voir concile de Lérida en Espagne tenu en (>i>0,
canon 19. i Vacant, Histoire de la conception du sacrifice
de la messe, p. 26.
Si la messe publique, présidée par l'évêque entouré
de la communauté chrétienne, offerte pour les besoins
spirituels et temporels de toute l'Égiisc, de la cité
et particulièrement des offrants, restait en quelque
sorte la règle idéale, rendue vivante et expressive par
les prières même de la liturgie, il fallait cependant
pour la pratique multiplier les messes, pour donner aux
populations la facilité d'y assister; il fallait aussi
répondre aux besoins légitimes des fidèles qui vou-
laient qu'on célébrât des messes à leurs intentions.
Plus le peuple connut et apprécia la valeur de la messe,
plus il voulut s'en approprier personnellement les
fruits De là, à côté des messes stationales, les messes
privées. Nous les voyons apparaître à l'occasion de
l'anniversaire d'un défunt dès le temps de Tertullien.
Saint Augustin y fait allusion, et recommande cet
usage. Enchiridion, ex. « La messe célébrée dans les
cimetières sur la tombe d'un défunt à l'anniversaire
de la mort est le type de la messe privée, par contraste
avec la messe stationale. Des messes privées peuvent
être célébrées ailleurs que dans les cimetières et à
d'autres intentions que les défunts » P. Batilïol,
Leçons sur la messe, p. 44.
C'est ainsi, nous l'avons vu, qu'un fidèle demande à
Augustin de lui envoyer un prêtre pour offrir la messe
à ses intentions particulières. Vers le milieu du
ve siècle, l'auteur du De promissionibus et prœdictio-
nibus, parle d'une messe d'action de grâces pour la
délivrance d'une possédée. IV, x, P. L., t. li, col. 842.
Noir aussi l'allusion à une messe pro liberatione
populi, dans Grégoire de Tours, De gloria marlyrum,
xin, P. L., t. lxxi, col. 718. Ainsi était-on amené tout
naturellement à une spécialisation des intentions, et
plus tard à l'établissement des messes votives pour
exprimer ces intentions particulières.
Il n'est pas difficile de déduire des prières de la
messe dans les Constitutions apostoliques, où elles se
trouvent réunies dans une même demande, toutes les
différentes intentions qui s'exprimeront ensuite sépa-
rément dans des messes votives spéciales. D'après
la liturgie des Constitutions, on prie pro pace, pro
familia, pro episcopo, pro infirmis, pro dœmoniaco, pro
serenilate aeris, pro frugibus, pro vivis, pro defunctis,
pro picnilenlibus, pro rege. Voir Franz, Die Messe im
deulschen Mittelalter, p. 166.
Cette création des messes votives pour exprimer
les intentions particulières du peuple commence avant
que ne soit réunie la collection du sacramentaire
léonien, lequel en effet en contient déjà un certain
nombre.
Le gélasien marque un riche développement du
nombre de ces messes : il en contient soixante. Que
ces messes soient à rattacher au fond primitif du
gélasien ou datent des vie et vu» siècles, elles mani-
festent les besoins de la vie des cloîtres et de la piété
populaire en face des calamités publiques ou des
misères individuelles. La liturgie gallicane et le sacra-
mentaire grégorien connaissent aussi ces messes. Sur
les messes votives, voir Franz, op. cit., p. 114 à 154.
La spécification des intentions devait entraîner la
multiplication des messes. Celle-ci dut se faire plus
grande encore du fait de l'importance croissante accor-
dée par la piété chrétienne aux fruits de la messe.
Tout contribuait, au début du Moyen Age, à mettre en
relief cette importance, et le développement de la foi
au purgatoire, et la croyance bien vivante au dogme
de la communion des saints, et la doctrine ainsi que
les récits de saint Grégoire.
C'est alors, du vi° au ix« siècle, que s'exercent les
influences décisives qui amènent à généraliser l'usage
qui s'est perpétué jusqu'à nous : celui d'offrir chaque
messe pour une intention spéciale. Les fidèles, convain-
cus que chaque messe étant un sacrifice propitiatoire
et impétratoire a une valeur déterminée aux yeux
de Dieu, auront à cœur de faire oITrir autant de messes
qu'ils ont d'intentions spéciales. Dans leur piété pour
les âmes du purgatoire, ils aiment à faire offrir une
série de messes pour leurs défunts. D'où la pratique de
multiplier la célébration privée. D'autre part, la dévo-
tion, le pieux désir d'accomplir aussi souvent que pos-
sible une action si sainte stimuleront aussi les prêtres
à la célébration privée. L'acceptation enfin d'un
honoraire pour cette célébration devait naturellement
agir dans le même sens. On connaît des cas de célé-
bration quotidienne dès le vie siècle. Dans les siècles
suivants, la pratique se répandit largement. Voir
Fortescue, op. cit., p. 245.
C'est ainsi que, sous la pression delà logique vivante
de la piété populaire, guidée d'ailleurs par la doctrine
des théologiens, s'accomplissait une évolution qui a
produit des effets très importants pour la liturgie, le
droit canonique et même l'architecture religieuse.
« L'antique système de l'assistance de tout le clergé
avec communion ou même concélébration fut rem-
placé depuis le haut Moyen Age par la messe séparée
dite par chaque prêtre isolément. » Fortescue, op. cit.,
p. 244.
6° Conclusions : L'idée du sacrifice de la messe d'après
les Pères latins du IV' au IX' siècle. — Les Pères dont
nous venons d'analyser les textes eucharistiques, sauf
saint Augustin, chacun pris à part, ne révèlent qu'un
aspect de la doctrine sacrificielle : celui qu'ils exposent
à l'occasion d'un commentaire, d'une homélie;
aucun ne songe à donner ex pro/esso un exposé syn-
thétique de la doctrine complète de l'Église sur le
sacrifice eucharistique. Cependant, leurs textes
éclairés les uns par les autres, envisagés dans leur
ensemble, représentent comme le grand courant de la
tradition patristique latine sur le sacrifice de la messe.
Ils vont prendre, du moins les principaux, un relief
exceptionnel dans la théologie des trois siècles sui-
vants. Théologiens et prédicateurs y trouveront l'ex-
pression concrète de la foi de l'Église et la norme pra-
tique de leur enseignement. C'est dire qu'il y a tout
intérêt à en essayer la synthèse après en avoir
présenté l'analyse. De ce point de vue, on peut
dégager les conclusions suivantes :
1. L'eucharistie contient un sacrifice. C'est une
idée que l'on ne discute pas; les Pères la reçoivent
de la tradition.
2. Le sacrifice eucharistique est essentiellement un
mémorial du sacrifice de la croix; il inaugure, comme
dit saint Jérôme, le culte de la passion ; il est, d'après
tous les Pères, essentiellement relatif au sacrifice de la
croix.
3. A ce titre de mémorial, il suppose dans le passé
l'immolation rédemptrice qui est unique; son rôle est
de la représenter symboliquement, d'en continuer
l'oblation, d'y faire participer les fidèles, d'en commu-
niquer les effets, d'en perpétuer ainsi efficacement le
souvenir.
a) La messe immolation purement mystique ou repré-
sentative de l'immolation réelle du Calvaire. - - Tous les
Pères, aussi bien saint Augustin que saint Ambroisc,
aussi bien saint Isidore de Séville (pie saint Grégoire
le Grand, parlent d'une immolation à l'autel.
Mais quelle idée faut-il se faire de cette immolation?
Ils ne connaissent qu'une immolation réelle rédemp-
991 MESSE DANS L ÉGLISE LATINE, LA FIN DE L'AGE PATRISTIQUE 992
tricc, suffisante pour nous mériter le salut, c'est celle
qui fut consommée au Calvaire. Le Christ désormais ne
meurt plus: il est incorruptible. « Ce n'est pas seule-
ment l'idée d'immolation sanglante, ou de mise à mort
effective qui doit être écartée nettement de l'eucha-
ristie; c'est toute idée d'une modification quelconque
qui affecterait réellement le corps du Christ, à raison
de son immolation sur l'autel. Qu'on prenne l'un après
l'autre les témoignages que nous avons cités, aucun
Père ne paraît soupçonner qu'il faille chercher dans
l'état du Christ eucharistique un amoindrissement ou
un changement quelconque qui pourrait équivaloir,
d'aussi loin qu'on voudra, à une réalité d'immolation. »
Lepin, op. cit., p. 85.
Il ne peut être question dans l'action accomplie à
l'autel que d'une commémoraison de l'immolation
sanglante réalisée sur la croix. Cette action comporte
une simple image ou "figure d'immolation. Saint Augus-
tin parle de l'immolation « en sacrement », c'est-à-dire
en similitude; saint Grégoire dira que l'immolation
de l'autel se fait per myslerium, c'est-à-dire par
manière de mystère, de symbole expressif, qu'elle
comporte une imitation de la passion du Sauveur.
Saint Ambroise avait parlé, lui aussi, de l'immolation
du Christ prêtre à la cène. Or le Christ, à la cène, ne
s'immolait point réellement, mais offrait la victime
qui devait être immolée.
Seul le pseudo-Germain se représente imaginative-
ment, dans le rite de la contraction, l'action de l'ange
comme un acte d'immolation réelle.
En quoi le sacrifice eucharistique est-il une commé-
moraison figurative du sacrifice de la croix? Certai-
nement d'abord par le symbolisme du pain et du vin
qui représentent le corps du Christ rompu et son sang
répandu. La plupart des Pères ont insisté sur ce
symbolisme.
Saint Ambroise, saint Grégoire et ceux qui l'ont
suivi semblent placer aussi le rapport de l'eucharistie
à l'immolation sanglante du Calvaire dans la commu-
nion. Encore faut- il reconnaître que saint Grégoire
parle de la consécration comme de « l'heure de l'immo-
lation ».
Saint Isidore rattache l'idée de commémoraison de
la Passion à la consécration : « 11 est consacré en
mémoire de la passion pour nous », dit-il dans sa défi-
nition du sacrifice. De même Bède dans son homélie
xiv, P. L., t. xciv, col. 75 A : « A l'autel est reproduit
un mémorial de la passion. » Mais comment? Par la
consécration sans doute dont il est parlé dans le
contexte, mais aussi par la communion dont notre
auteur parle dans les mêmes termes que saint Grégoire.
Si ces Pères ont une tendance à faire état de la
consécration pour y trouver une représentation sen-
sible de la Passion, il faut reconnaître, avec M. Lepin,
qu'ils n'indiquent aucunement la manière dont la
consécration réaliserait cette figure. Du symbolisme
de la double consécration qui semble poser d'abord
le corps, puis le sang à part comme tiré du corps, les
Pères latins ne se sont pas préoccupés.
b) La messe oblation de la victime jadis immolée au
Calvaire et présente sur l'autel. — Plus importante dans
la perspective des Pères est l'idée d'offrande pour expli-
quer le caractère sacrificiel du mémorial de l'autel.
La parole de saint Augustin contre Fauste, Unde jam
christiani peracli ejusdem sacrificii memoriam célé-
brant sacrosancla oblatione corporis et sanguinis
Christi, cf. col. 971, ne résume pas seulement sa
pensée et celle de ses disciples, elle exprime une vérité
traditionnelle. Saint Ambroise, comme son disciple,
met l'essentiel du sacrifice dans l'offrande. Pour les
deux grands docteurs, à l'autel c'est l'oblation de
la même victime qui a été offerte à la cène et sur la
croix.
Nous offrons à la messe le corps immolé et le sang
versé dans la forme où le Christ l'offrit à fa cène, et
nous a donné le pouvoir de l'offrir. Nous l'avons vu
et entendu à la cène offrant son sang, dit saint
Ambroise, et nous l'imitons comme nous pouvons dans
l'offrande de son corps.
Nous faisons ce que le Christ a fait à la cène, dit
saint Isidore, hoc fit a nobis quod Dominus jecit. Et
Bède déclare que Jésus-Christ a le premier offert le
sacrifice de son corps à la cène, et nous laisse l'ordre
de l'offrir. A la cène, l'oblation était faite de la
victime qui allait être immolée; à l'autel, l'oblation
est faite de la victime qui a été immolée.
Il y a une différence cependant : le Christ a offert
lui-même à la cène : à l'autel il offre, par l'Église. Encore
faut-il affirmer de sa part un certain rôle sacerdotal à
l'autel comme à la cène et au Calvaire.
Le Christ est à la fois prêtre et victime de notre
sacrifice quotidien, « celui qui offre et ce qui est offert »,
dit saint Augustin. Comment est-il prêtre à l'autel?
Sans aucun doute parce qu'il a donné aux prêtres le
pouvoir de l'offrir, mais aussi, selon certains Pères,
parce qu'il « s'offre lui-même ». Saint Ambroise, le
pseudo-Eusèbe d'Émèse ont insisté spécialement sur
son activité sacerdotale à l'autel -et l'ont considérée
comme actuelle. Cette activité paraît liée à la consé-
cration, car, d'après saint Ambroise, le Christ se
révèle offrant quand la parole sanctifie le sacrifice
offert : Ipse ofjerre manifestatur in nobis, cujus sermo
sanclificat sacrificium quod ofjertur. Elle s'exerce parti-
culièrement dans l'intercession du ciel. « A prendre à
la lettre les expressions de l'évêque de Milan, ce qui
se passe sur notre autel terrestre serait l'image de ce
qui se réalise sans voile dans la vérité du ciel. »
Lepin, op. cit., p. 94.
Fauste de Riez et Bède le Vénérable attribuent au
Christ « prêtre invisible » l'œuvre de la consécration,
et paraissent de ce fait présenter cette consécration
comme l'acte sacrificiel par excellence. Saint Augustin,
tout en attribuant comme saint Ambroise la consé-
cration à la reproduction sur le pain et le vin des
paro'es et des gestes de la cène, Cont. litter. Petit.,
ii, 69, envisage surtout la part très active de
l'Église dans l'oblation du sacrifice de l'autel. Le
rôle sacerdotal du Christ s'exerce surtout dans la
volonté du Sauveur manifestée par l'institution de
l'eucharistie jamais rétractée et toujours persévé-
rante, de faire offrir par l'Église son corps et son sang,
et dans la collation du pouvoir de l'offrir. Sous cette
impulsion divine l'Église est prêtre et victime à l'autel,
Lepin, op. cit., p. 95.
Dans cette perspective patristique du sacrifice
oblation, quel est le rôle de la consécration? Elle est
tout au moins l'acte surnaturel voulu par le Christ
qui rend présente la victime offerte sur l'autel : elle
conditionne logiquement l'oblation de cette victime.
Pour les Pères qui voient dans la consécration un
acte sacerdotal du Christ elle est plus. L'idée de sacer-
doce étant corrélative à celle de sacrifice, on en
conclura que le sacrifice eucharistique est réalisé par
le fait même de la consécration. Isidore de Séville en
expliquant la notion de sacrifice par l'idée de consé-
cration conduit aussi à voir dans l'acte proprement
consécrateur la raison fondamentale du sacrifice. De
même les Pères qui insistent sur les rapports d'iden-
tité de l'oblation de la messe et de l'oblation de la cène,
sur la nécessité d'offrir avec les paroles de l'institution
comme le Christ a offert, nous induisent à la même
conclusion.
Comment ont-ils conçu « le rapport entre ia consé-
cration qui rend le Christ présent, l'immolation
mystique qui affecte sa présence, et l'oblation qui se
fait de lui : sont-ce trois actes réellement distincts,
993 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE 994
ou sont-ils réunis en un seul pour ne se distinguer que
formellement? » Lepin, p. 94. Ils ne se sont pas posé
ce problème; ils ont vu l'importance centrale de la
consécration au sacrifice de l'autel, puisqu'ils l'ont
attribuée à l'activité divine du Christ et de l'Esprit-
Saint, mais ils n'ont pas eu la préoccupation de définir
ce sacrifice.
c) La messe participation au corps du Christ. —
Mémorial du sacrifice du Calvaire, le sacrifice de
l'autel ne l'est pas seulement par l'oblation de la
victime de la croix, il l'est aussi par la participation
réelle à cette victime dans la communion.
La communion est en effet, à côté de la consécration,
un des sommets de la messe. Comme l'oblation de la
cène, celle de la messe est orientée naturellement vers
une communion à la victime ofTerte. Ce n'est pas à
dire cependant que, pour les Pères, le sacrifice de la
messe ne soit constitué avant la communion. Ce que
saint Augustin dit de la valeur du sacrifice de la messe
pour les défunts, les possédés, ce que saint Grégoire
rapporte de cette valeur pour les prisonniers, pour les
absents, montre que le sacrifice de la messe possède du
fait de sa seule oblation, indépendamment de la com-
munion de ceux qui y sont intéressés, sa valeur pro-
pitiatoire et impétratoire. La communion ne constitue
pas mais complète le sacrifice de la messe.
d) La messe communication de la vertu rédemptrice
de la croix. — Tous les Pères s'entendent à distinguer
entre l'oblation rédemptrice qui mérite une fois pour
toutes le salut, et l'oblation de la messe qui applique
aux vivants et aux défunts le prix de la rédemption.
La réflexion théologique et la piété populaire prenant
de plus en plus conscience de cette valeur dérivée de
la croix et reconnue au sacrifice de l'autel, les messes se
multiplient.
e) La messe participation subjective au mystère de la
passion. — Les Pères aiment enfin à insister sur la
nécessité d'ajouter, au cours de la messe, à la partici-
pation objective au sacrifice du Calvaire par l'offrande
et la communion, la participation subjective des fidèles
par le souvenir du mystère de la croix et la pratique de
la charité chrétienne.
Le fidèle apprend du Christ sur l'autel à s'offrir
lui-même. « Puisque nous célébrons les mystères de
la passion, il nous faut imiter ce que nous faisons,
donc nous immoler nous-mêmes dans la contrition
du cœur. Alors l'hostie sera vraiment ofTerte à Dieu,
quand nous serons faits nous-mêmes cette hostie. »
Ces paroles de saint Grégoire résument bien la pensée
de la tradition et particulièrement de saint Augustin
sur la nécessité de cette participation subjective au
mystère de la passion.
IV. Les débuts de la Renaissance carolin-
gienne. ■ — Le mouvement théologique de cette époque
reçoit son orientation de la réforme carolingienne :
celle-ci se fait sur le terrain liturgique et patristique.
C'est dire qu'elle n'est point ordonnée à la spécula-
tion, mais demeure, comme la pensée de la liturgie
et des Pères, d'inspiration surtout pratique. Ce n'est
point tout pour Charlcmagne d'introduire en son
empire la liturgie romaine; il veut en faire donner
l'intelligence au clergé et au peuple.
De là naît ou du moins se développe sous son
inspiration, un nouveau genre d'écrits théologiques :
VExpositio missse. On s'efforce d'y saisir le sens des
mots et des cérémonies de la messe. A cette enquête,
les théologiens apportent des états d'esprit diffé-
rents : méthode allégorique avec Amalaire qui traite
chaque mot, chaque cérémonie de la messe comme un
mystère à expliquer, méthode plus sobre, plus objec-
tive avec Florus qui interprète davantage la messe
à la lumière des Pères. C'est dans les différentes
Exposiliones missœ de la première moitié du ix« siècle
qu'il faut chercher l'expression de la théologie cou-
rante d'après laquelle étaient alors formés les prêtres.
Plus important encore que l'influence liturgique
est le retour à la tradition patristique. La théologie
de l'époque est essentiellement positive. Il lui sullit
d'abord d'être un écho; elle répète dans ses compila-
tions ce qu'ont dit les anciens, sans songera mettre de
l'unité dans l'exposé varié de leurs doctrines. Mais
bientôt va se poser le problème de leur harmonisa-
tion; dans le cercle érudit de Charles le Chauve, la
question sera de savoir quelle est la part de figure et de
vérité qu'il faut reconnaître dans le mystère de l'autel,
d'après l'enseignement des Pères. Pour répondre à
cette question, les textes de saint Augustin et de saint
Ambroise surtout, d'autres textes patristiques aussi
vont être étudiés, confrontés bien des fois. L'un des
fruits principaux de la controverse inaugurée au
milieu du ixe siècle, et terminée seulement par la
condamnation de Bérenger au xie siècle, sera de mettre
en meilleur relief l'accord des Pères dans l'affirmation
du réalisme sacrificiel de l'autel.
Il faut noter enfin une troisième influence qui
s'exerce aussi dans un même sens réaliste et pratique :
c'est celle de la piété chrétienne. Tout imprégnée
qu'elle est de la pensée reçue de la tradition, à savoir
que l'eucharistie est le moyen par excellence d'incor-
poration au Christ et de propitiation pour les vivants
et les morts, elle est pénétrée de plus en plus d'un vif
désir de s'assurer les fruits de la messe : elle multiplie
les oblations et par le fait les messes privées.
Or ce mouvement qui se développe surtout au
ixe siècle a sa répercusion chez les théologiens. L'im-
portance accordée aux fruits de la messe s'accuse dans
leurs écrits, on y envisage la messe surtout dans ses
fins et ses effets. On parlera souvent du sacrifice eucha-
ristique comme d'un mémorial, comme d'une figure,
mais dans cette atmosphère vivante de la piété de
l'époque, il ne pourra être question d'un mémorial
vide. A l'autel, on reconnaît sans doute qu'il y a
bien la commémoraison d'une immolation passée, la
figure de ce corps céleste qui se révélera un jour dans
la gloire, la figure aussi du corps mystique qu'est
l'Église, mais l'on n'oublie point que, sous ce mémorial
figuratif, il y a la réalité du corps du Christ qui vient
s'offrir pour son Église et se donner aux âmes pour se
les incorporer. Aussi longtemps que la réflexion théo-
logique se développera sans perdre contact avec la
piété qui véhicule le réalisme traditionnel, aussi long-
temps les théologiens seront unanimes à défendre ce
réalisme. Ce n'est qu'en dehors de cette atmosphère,
en contradiction avec la piété du vulgaire, comme dira
Bérenger, que la vérité du sacrifice eucharistique sera
mise en discussion et deviendra un problème.
Il n'y a pas lieu de dresser ici une nomenclature
complète des travaux de cette époque qui ont rapport
au sacrifice eucharistique; ce serait pour une bonne
part répéter ce qui a été dit à l'art. Eucharistie,
col. 1209-1221 et 1232. Il suffira d'analyser les princi-
paux témoignages concernant le sacrifice que l'on
trouve dans les traités liturgiques, recueils canoniques
et travaux De corpore et sanguine Christi.
1° Charlemagne et son entourage. — 1. Charlemagne
ne s'est point contenté seulement de donner un élan
nouveau à la réforme liturgique inaugurée sous Pépin
le Bref; lui-même, à l'occasion, a exposé sa propre
pensée sur la messe; il s'est préoccupé surtout do
promouvoir chez les prêtres et le peuple une intelli-
gence plus profonde du mystère de l'autel.
Dans les Livres carclins écrits sous son inspiration,
on le voit s'élever incidemment contre des expres-
sions qui tendraient à compromettre le réalisme sacri-
ficiel : « Le Christ, dit-il, a placé le mémorial de sa
très sainte passion non dans une image ou œuvre
DUT. DE THEOL. CATHOL.
X. — 32
995 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
996
d'art quelconque, mais dans la consécration de son
corps et de son sang. » II, xxvn, P. L., t. xcvm,
col. 1094, et IV, xiv, col. 1214.
Les questionnaires qu'adresse l'empereur aux évê-
ques, les enquêtes qu'il fait auprès d'eux suscitent des
réponses qui sont de véritables traités de théologie.
Parmi elles, l'une des plus remarquables, celle de
Théodulphe d'Orléans, touche à la question du sacrifice
de la messe : Hoc mysterium sacrificii Ecclcsia célé-
brât offerens panem, propter panem verum qui de cœlo
descendit, vinum pro eo qui dixit : Ego sum vilis vera,
ni per visibilem sacerdotum oblationcm et invisibilem
Sancti Spiritus consecralionem panis et vinum in cor-
poris et sanguinis Domini transeant dignilalem. De
ordine baptismi, xvm, P. L., t. cv, col. 240.
Ainsi le sacrifice de l'autel emporte autre chose
qu'une visibilis oblatio: il est une invisibilis Sancti Spi-
ritus consccratio, qui aboutit à faire passer le pain et le
vin en la dignité du corps et du sang du Christ, et à
faire de ce corps l'aliment de nos âmes, le moyen d'in-
corporation physique au Christ, ut in corpore Christi
trajecto et Me in Christo maneal, et Christus in eo. C'est
sous des expressions originales la doctrine tradition-
nelle ramassée en quelques mots.
2. Alcuin, n'fst point seulement aux côtés de Char-
lemagne le meilleur ouvrier de la réforme, le premier
liturgiste de son temps; il se révèle aussi, dans ses
commentaires et dans ses lettres, exégète et théologien
curieux de posséder une juste idée doctrinale de la
messe.
Esprit profondément traditionnel, préoccupé de ne
point s'égarer dans les profondeurs des questions, il
se contente de reproduire les sentences des Pères.
Epist., clxv, P. L., t. c, col. 431 D, cf. Epist., ad Gislam
et Rich trudam, col. 744 B. Ses autorités sont saint
Augustin d'abord, puis saint Grégoire, saint Jérôme,
Bède son compatriote, saint Jean Chrysostome dont
il utilise largement le commentaire de i'Épître aux
Hébreux. Dans le sien, il insiste surtout sur les rap-
ports de la messe avec le sacrifice de la croix, et les
explique à la lumière de l'homélie xvn de saint Jean
Chrysostome.
Le sacrifice de la croix v apparaît comme le sacrifice
absolu, unique et perpétuel, parce que parfait. Il est
parfait, parce que l'oblation sanglante faite une fois
pour toutes par le Christ souverain prêtre, est suffi-
sante pour nous sauver à jamais. In Hebr., t. c,
col. 1067, 1068, 1077, 1054, 1078, 1081 ; Epist., clxv,
col. 434.
La messe n'est pas moins un sacrifice, identique
à celui de la croix, mais relatif cependant. Elle
comporte l'oblation de la victime unique du Calvaire;
de là l'unité et l'identité du sacrifice chrétien sur la
croix et sur tous les autels :
Elle est relative à l'immolation de la croix qu'elle
commémore et dont elle applique les fruits ; il ne
peut être question pour le Christ d'être de nouveau
immolé. Ofjerimus quidem sed ad recordidionein facien-
dam mortis ejus... Hoc autem sacrificium [crucis]
exemplar est illius... Non aliud sacrificium sicut pon-
ti/ex, sed idipsum semper facimus ; ma gis autem rscor-
dationem sacrificii operamur. In Hebr., x, 1, t. c,
col. 1077 BC.
Ce n'est point cependant une nuda commemoratio,
puisque la messe comporte la présence de la victime
jadis immolée et possède de ce chef une valeur de
propitiation et d'intercession. Epist., xli, t. c, col. 203
A; In Joan., 1. V, c. xxxi, col. 915, etc. Confiant dans
cette valeur, Alcuin (simple diacre) demande dans
presque toutes ses lettres à ses amis prêtres de ne
point l'oublier dans leurs intercessions au mémento.
Notons enfin qu' Alcuin a l'occasion de rappeler à
certains qui voulaient offrir du sel à l'autel, que seuls
le pain, le vin et l'eau sont la matière du sacrifice eucha-
ristique. Epist., xc, t. c, col. 289.
3. Les plus anciennes expositions de la messe. —
Écrites sous l'impulsion de Charlemagne qui voulait
faire donner au clergé des paroisses une meilleure intel-
ligence des prières du sacrifice, ces compositions
offrent un spécimen curieux des connaissances théo-
logiques et liturgiques que l'on estimait indispensables
au prêtre; elles sont ainsi des témoins de la conception
que se faisaient de la messe les prêtres et les fidèles au
début du ixe siècle.
Ces expositions anonymes s'inspirent toutes plus ou
moins des idées théologiques d'Isidore de Séville.
a) L'exposition Primum in ordine, P. L.,
t. cxxxvm, col. 1173-1187, la plus ancienne sans
doute des compositions de ce genre, parue vraisem-
blablement avant 819, voir Geiselmann, Die Eucha-
ristielehre der Vorscholastik, p. 74 et 75, s'inspire
incontestablement en son exorde des chapitres corres-
pondants du traité de saint Isidore sur les offices
ecclésiastiques. A. Wilmart, art. Expositio missœ du
Diction, d'arch., t. v, col. 1021. La glose elle-même
du canon est aussi de même inspiration. Même notion
du sacrifice : Sacrificiel, id est sacra (acta, quia prece
mystica consecranlur in memoriampro nobis dominiese
passionis. Loc. cit., col. 1178 D. Même affirmation de
l'intervention de l'Esprit dans cette consécration;
même caractéristique du sacrifice comme mystère de
grâce divine; même conception augustinienne du corps
mystique du Christ. En commentaire de ces mots du
canon : ut nobis corpus et sanguis fiât dilectissimi
Filii, nous lisons : id est ut nos efficiamur corpus ejus
et nobis divinilus tradat in myslerio divinœ gratiœ
panem qui de cœlo descendit, ut sicut visibili pane et
polu reficitur corpus, et invisibili animas noster recree-
tur ac potetur. Col. 1180 D. La consécration y appa-
raît comme l'acte central du sacrifice, elle est le fait
des prêtres seuls. Col. 1182 A. Le Supplices demande
l'acceptation du sacrifice et en retour l'effusion de
grâces dans la réception du corps et du sang du
Christ, « car c'est le Christ notre paix que nous
recevons ». Col. 1185 B.
b) L'exposition Dominus vobiscum, P. L., t. cxlvii,
col. 191-200, renferme comme la précédente une glose
littérale du canon : elle offre avec celle-ci des coïn-
cidences frappantes tenant à une dépendance directe
ou indirecte. Cf. Wilmart, art. cité, col. 1021.
Elle définit à peu près de la même façon le sacrifice :
sacrificia sunt quœ cum oralionibus consecranlur.
Col. 194 D. A la différence de la première exposition
elle met en relief dans son commentaire de la consé-
cration l'idée de conversion miraculeuse. Col. 196 B.
Tandis que l'oblation nous appartient, la consécration
est l'œuvre divine, le fait du Père : Nos rationabililer
ofjerimus, Pater omnipotens sanctificat. Ipse voluit
per nos panem et vinum ofjerri sibi et ipsa divinilus
consecrari. Col. 196 A. Enfin le commentaire du Nobis
quoque peccatoribus indique en termes précis le but
propitiatoire du sacrifice. Col. 197 D.
c) L'exposition Quotiens contra se, P. L., t. xevi,
col. 1481-1502, est antérieure à Amalaire. L'auteur,
pour donner une idée du mystère eucharistique, cite
longuement le beau texte du saint Grégoire : Hœc
namque singulariter viclima..., Dialog., 1. IV, c. lviii,
P. L., t. lxxvii, col. 425. Il complète son commen-
taire en faisant appel à l'idée isidorienne de mystère.
Derrière le prêtre visible qui commence la consécra-
tion après le Sanctus, il y a l'action invisible et secrète
de l'Esprit qui consacre et opère l'effet, du sacrifice :
quam consecralionem corporis et sanguinis dominici
semper in silenlio célébrât quia Sanctus in eis manens
Spiritus eumdem sacramentorum lalenler operatur efjec-
tum. Col. 1496 B.
997
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, AMALAIRE DE METZ
998
Ainsi s'accordent ces différentes expositions à mettre
en relief l'œuvre divine de la consécration comme le
point central de la messe.
2° Amalaire de Metz et l'iorus de Lyon. — Il faut
considérer ensemble ces deux auteurs qui ont été
amenés à s'opposer l'un à l'autre.
1. Amalaire (t 837). — Tandis que les anciens au-
teurs d'Expositions de la messe s'attachaient à faire
du canon une glose littérale à la lumière des Pères,
Amalaire inaugure une interprétation nouvelle, selon
la méthode allégorique et symholique; sur son rôle
liturgique, voir Diction, d'arch., t. i, col. 1323-1333,
et ici, 1. 1, col. 933. Nous avons à marquer sa place dans
le mouvement théologique du ixe siècle.
On se méprendrait sur son rôle, si l'on ne voyait
dans le prêtre de Metz que le créateur d'un courant
relativement nouveau dans l'interprétation des prières
de la messe, que le propagateur de vues assez ori-
ginales touchant certains modes extraordinaires de
consécration; il est aussi et d'ahord un témoin érudit
de la tradition patristique touchant le sacrifice eu-
charistique.
On cherchera surtout l'expression de sa pensée
dans le De ecclesiasticis officiis, 1. III, c. v-xxxvn,
P. L., t. cv, col. 1108-1157. Cet ouvrage fut écrit
vers 827, puis retouché vers 832 après un second
voyage à Rome et un assez long séjour à Corbie. —
Les Eclogœ de officio missse, ibid, col. 1315 sq., écrites
postérieurement et quelques lettres : Epist. ad Rant-
garium, col. 1333, ad Gunlradum, col. 1336, complè-
tent nos renseignements sur la doctrine. Sur la valeur
des Eclogœ comme sources de sa pensée, voir Ephe-
merides lilurgicee, 1927, t. xli, fasc. 1.
a) Aspect traditionnel de son témoignage sur le sacrifice
de la messe. — Disciple d'Alcuin, Amalaire est comme
lui très attaché aux Pères et particulièrement à saint
Augustin. Il l'affirme lui-même, De eccl. off., Prœfatio
altcra, col. 988. Ses autorités sont, à côté de saint
Augustin, saint Isidore de Séville, Bède, saint Gré-
goire et surtout saint Cyprien.
Suivant leur doctrine, la messe consiste essentielle-
ment pour lui dans la reproduction de la cène, selon
l'ordre du Christ, et dans ce sens il cite saint Cyprien.
De eccl.of}., 1. III, c. xxiv, col. 1140 C.
Aussi regarde-t-il comme la partie essentielle de la
messe la consécration, faite en vue de mettre sur l'autel
l'aliment des fidèles, chants et lectures n'ayant qu'une
importance secondaire. Ibid., III, prœf., col. 1101.
Dans cette perspective, les cérémonies de la messe
ne sont que le vêtement du corps du sacrifice : elles
reproduisent successivement ce que le Seigneur a
ordonné de faire en peu de mots. Ainsi l'action de
grâce se fait au Yere dignum et justum est, la consécra-
tion par le récit même de la cène, la fraction avant
la communion.
Reproduction de la cène, la messe comporte des
liens très intimes avec la croix. Pour les décrire, Ama-
laire trouve des expressions pleines et heureuses :
elle est la continuation, dans son identité, du sacrifice
de la croix : Quoniam una hostia Chrislns oblalus est
pro justis et injustis, idem sacrificium permanct in altari
quod ante positum est. 7è;d.,IV,xxiv, col. 1140. Elle n'en
est pas moins la commémoraison figurative de la pas-
sion, In sacramento... passio Christi in promptu est. III,
xxv, col. 1141 B. Yoiraussi Prœfatio altéra, col. 989 AB.
Le prêtre à l'autel est le représentant du Christ. A
lui seul comme tel d'offrir le sacrifice. Col. 1132 B.
Ce n'est point qu'Amalaire méconnaisse la part
active que doivent prendre les fidèles au sacrifice.
Disciple de saint Augustin, il ne se contente point, à
la suite du maître, de marquer l'union des fidèles au
Christ dans une même oblation; dans celte ohlation
sacrificielle qui se déroule au cours de la messe, il
détermine la part active de l'Église et celle du Christ.
De l'offertoire jusqu'à la consécration, c'est l'oblation
de ceux qui sous la figure du pain et du vin, qu'ils
apportent à l'autel, s'immolent mystiquement; c'est
le sacrifice, des parfaits, car, détachés de toute alïection
terrestre, les fidèles offrent à Dieu avec les anges un
sacrifice du cœur. De ccclcs. off., 1. III, c. xix, xxi,
xxm, col. 1126-1138. Après l'oblation des fidèles,
celle du Christ, le sacrifice universel qui rend présente
sur l'autel la victime du Calvaire : Hic credimus nalu-
ram simplicem punis et vini mixli, verli in naiuram
ralionabilem, scilicel corporis et sanguinis Christi. III,
xxiv, col. 1141 B. — La fin de la messe du Nobisquoque
peccatoribus jusqu'à la communion prépare par le
sacrifice intérieur du repentir sacrificium pœnitcntium,
et consacre par la communion l'incorporation des
fidèles au Christ.
Par la messe, nous forçons le Seigneur en quelque
sorte à se souvenir du prix infini de son sang et à
nous l'appliquer. Le sacrifice de l'autel, comme ses
prières l'indiquent, possède une efficacité divine en
faveur de l'Église, des offrants, du célébrant. III,
xxm, col. 1138 D. L'Ancien Testament lui-même
nous renseigne, d'après Amalaire, sur les causes en vue
desquelles nous devons offrir le sacrifice ; pro volis,
pro sponlaneis, pro peccato, pro regno, pro sanctuario,
pro Juda... III, xix, col. 1127 C.
b) Vues nouvelles sur le caractère figuratif de la
messe; oppositions qu'elles rencontrent. Leur succès au
Moyen Age. — D'un principe fondé en tradition à
savoir que la messe commémore et représente la
passion, Amalaire fut amené à faire des applications
nouvelles, ingénieuses parfois, très souvent contes-
tables.
Dès que l'on regardait les paroles de saint Paul,
quoliescumque manducabitis... mortem Domini annun-
tiabitis, comme un précepte de se souvenir de la
passion, «il était naturel de penser que l'Église avait
établi les cérémonies qui précédent et qui suivent
la consécration, pour l'aider (le prêtre) à l'accomplir.
On se trouvait ainsi amené à chercher dans les céré-
monies de la messe un tableau destiné à rappeler la
mort et même la vie de Jésus-Christ. » Vacant, op. cit.,
p. 30.
Tout y poussait Amalaire, et le goût des fidèles pour
un symbolisme naïf, et les inspirations de son imagi-
nation ardente, et la curiosité de pénétrer à fond le sens
mystérieux des cérémonies, sans le frein d'une raison
critique qui sût confesser ses ignorances. Cf. la fin de la
préface, col. 992 D. Ainsi, sans tenir compte de l'ori-
gine des diverses prières liturgiques, vit-il dans la messe
une image de toute la vie de Jésus-Christ depuis sa
naissance jusqu'à son ascension. L'entrée de l'évêque
dans l'Église lui rappelle la venue du Christ sur cette
terre, III, v, col. 1108. L'introït et le Kyrie lui font
penser même à la préparation de la venue du Messie
par les prophètes. Il rattache au Gloria in excelsis la
naissance du Sauveur, à l'épître la prédication de saint
Jean-Baptiste, à l'évangile la prédication du Sauveur
lui-même, col. 1113.
Avec l'offertoire commence l'interprétation d'une
autre période de la vie du Christ : la passion et les
événements qui la préparent. Le Dominus vobiscum par
lequel s'ouvre cette partie rappelle l'entrée triom-
phale de Jésus à Jérusalem, col. 1128; la déposition
des oblats, la visite au temple où le Sauveur se pré-
sente à son Père pour son immolation future, col. 1128,
la préface, l'hymne d'action de grâces après la cène
avant la passion, col. 1133. Les trois premières orai-
sons du canon rappellent les trois prières du Christ
au Jardin des oliviers.
On s'attendrait à ce que l'auteur continuât son
interprétation allégorique pour le récit de l'institu-
999
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, AMALAIRE DE METZ
1000
tion, à ce qu'il regardai la double consécration séparée
du pain et du vin, comme une image expressive de la
séparation réelle du corps et du sang sur la croix.
11 n'en est rien. Amalaire explique cette partie de la
messe comme l'imitation, la répétition littérale des
paroles et des gestes du Christ à la cène, en vue de la
conversion du pain et du vin au corps et au sang de
Jésus-Christ.
La partie suivante est interprétée au point de vue
du symbolisme de la passion : à l' Unde et memores, le
Christ rendu présent avec son corps et son sang
paraît monter en croix, au Supplices te rogamus,
l'inclination profonde du prêtre représente le Christ
penchant la tête pour rendre le dernier soupir, col. 1142.
Le Nobis quoque peccatoribus prononcé à haute voix
au milieu du silence du canon, exprime le cri et le
dernier soupir du Sauveur mourant; les demandes du
Pater marquent le repos de sa sépulture. La fraction
de l'hostie rappelle l'incident du Christ ressuscité
rompant le pain avec les disciples d'Emmaùs, en
même temps qu'elle désigne les trois états de son
corps sacré, col. 1153 et 1154, et Eclogae, col. 1328.
Voir Vacant, op. cit., p. 30, 31; Lepin, op. cit., p. 118
et 119.
On sait que le symbolisme attribué à la fraction
de l'hostie fut particulièrement contesté. Amalaire
expliquait la signification des trois fragments dans
lesquels le prêtre partage l'hostie, en disant que le
corps du Christ a une triple forme : triforme est corpus,
col. 1154 D : le corps né de la vierge Marie et ressuscité
représenté par le fragment mêlé au calice, le corps
qui est sur la terre, représenté par le fragment qui
sert à la communion, enfin le corps qui gît dans les
sépultures représenté par le troisième fragment qu'on
laissait sur l'autel. « A bien l'entendre, sa pensée n'est
point théologiquement erronée. Le corps du Christ
en tant que semblable à nos corps mortels, envisagé à
trois instants différents de son existence, avait eu
réellement un triple aspect, une triple apparence.
Mais il n'eût pas fallu en faire un corps triforme.
L'expression était équivoque; elle devait froisser des
susceptibilités et provoquer des polémiques. » Heur-
tevent, Durand de Troarn, Paris, 1912, p. 174. Pour la
fortune de la phrase d'Amalaire sur le corpus triforme,
voir art. Eucharistie, col. 1211 à 1213.
Amalaire fut attaqué par Florus dans trois lettres,
P. L., t. exix, col. 71-96, et par Agobard, évêque de
Lyon, Liber contra libros quatuor Amalarii abbalis,
P. L., t. civ, col. 339-350. Ses adversaires lui repro-
chaient d'avoir attribué trois corps différents à Jésus-
Christ, d'avoir admis le stercorianisme, et d'avoir
expliqué la messe d'une façon ridicule : il fut condamné
pour ses expressions malheureuses sur le corpus
triforme et son stercorianisme au synode de Quierzy-
sur-Oise en 838.
Florus cependant n'avait pu faire censurer la
méthode allégorique comme telle avec l'ensemble des
explications qu'elle inspirait à Amalaire. Aussi le
mouvement qui avait poussé le liturgiste de Metz à
chercher le signe sensible de la vie et surtout de la
passion dans le canon de la messe, allait se développer
à travers le Moyen Age. Bernold de Constance dans
le Micrologue, Honoré d'Autun, Rupert de Deutz,
Guillaume de Saint-Thierry, Pierre le Vénérable déve-
lopperont un symbolisme analogue. On retrouvera
de même une partie des explications d'Amalaire dans
René d'Auxerre, Othlon de Saint-Emmeran, Odon de
Cambrai, Hildebert du Mans, dans les ouvrages sur
le sacrifice de la messe d'Innocent III, d'Albert le
Grand, de saint Bonaventure, dans le commentaire
du Livre des sentences et la Somme théologique de saint
Thomas, IIP, q. lxxxiii, a. 4, et dans beaucoup
d'explications de la messe jusqu'à nos jours. Cf. Lepin,
op. cit., p. 118-121; Vacant, op. cit., p. 34, 35. Sans
doute, le courant secondaire que représentent les
liturgistes symbolistes à la suite d'Amalaire n'a point
enrichi le dogme, ni fait progresser la connaissance
objective du sens littéral des prières de la messe; il
faut du moins lui reconnaître le mérite d'avoir main-
tenu bien vivante devant l'âme imaginative des fidèles
du Moyen Age cette idée vraiment traditionnelle qu'il
a diffusée : la messe commémore en le représentant
le sacrifice de la croix.
Amalaire a lui-même reconnu les déficits et le côté
subjectif de la méthode quand, interrogé au synode
de Quierzy sur l'origine de certaines de ses vues nou-
velles, il répondit qu'il les avait tirées de son propre
fonds et non des saints Pères, in suo spirilu se legisse
respondil. Florus, Opusculum de causa fidei, P. L.,
t. exix, col. 82 A.
c) Explication théologique de la liturgie des présanc-
tifiés. — Sur cette question, voir l'excellent ouvrage
de M. Andrieu : Immixtio et Consecratio, que nous
résumons.
La liturgie des présanctifiés est un service de com-
munion avec l'eucharistie réservée d'une précédente
célébration. C'est en somme la fin de la messe; à
partir du Pater inclusivement, voir Fortescue, op. cit.,
p. 249. Importée d'Orient, cette liturgie fut d'abord
adoptée à Rome, puis incorporée au sacramentaire
gélasien; elle pénétra avec lui dans le royaume des
Francs. « L'office des présanctifiés répondait à un
désir de piété : il permettait de communier au jour
anniversaire de la passion, tout en respectant l'an-
tique tradition qui interdisait d'offrir le sacrifice
pendant les deux derniers jours de la grande semaine. »
Andrieu, op. cit., p. 21; Innocent Ier, Epist., xxv, 7,
P. L., t. xx, col. 555. En vue de la communion sous les
deux espèces, on réservait tout d'abord le pain et le
vin consacrés. Dès le début du ixe siècle, la liturgie des
présanctifiés ne comporte plus que la préconsécra-
tion du pain. Le vendredi saint le calice apporté sur
l'autel ne contient que du vin ordinaire. Avant la
communion un fragment de pain consacré est plongé
dans le calice. C'est cette forme de la liturgie qu'Ama-
laire avait sous les yeux et qu'il entreprit de commen-
ter dans le De ecclesiasticis officiis en expliquant
VOrdo-romanus de la semaine sainte. Il donne de cette
liturgie des interprétations diverses dans les éditions
successives de son livre :
Première explication : Théorie de la consécration
par contact. — Dans la 1" édition on lit, 1. I, c. xv,
après une courte description de la cérémonie : Sanc-
tificalur enim vinum non consecratum per sanctificatum
panem, et postea communicant omnes, d'après Hittorp,
De divinis catholicis officiis, Paris, 1610, col. 1445,
cité dans Andrieu, p. 34.
Amalaire témoigne ici qu'il croit à la consécration
du vin par le contact du pain « sanctifié ». Il n'y
a pas de doute : suivant la tradition ancienne le verbe
sanctificare désigne ici la consécration eucharistique.
Voir les textes du me au xnc siècle rassemblés par
Andrieu, p. 38-41.
Deuxième explication : Théorie de la consécration par
le Pater. — Amalaire ayant découvert la lettre de
saint Grégoire le Grand à Jean de Syracuse, voir
ci-dessus col. 983, y trouva l'idée de la consécration
par la seule récitation du Pater qui aurait été pratiquée
par les apôtres.
Dès lors « Amalaire n'hésite pas à admettre le pou-
voir consécrateur de l'oraison dominicale. Et comme
VOrdo romanus prescrit de la réciter le -vendredi saint
à l'office des présanctifiés, notre liturgiste en conclut
qu'il ne serait pas nécessaire de réserver le corps du
Sauveur à la messe du jeudi saint. La récitation du
Pater suffirait à consacrer le pain, comme elle suffit
1001
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, FLORUS DE LYON
1002
à consacrer le vin. Pour ce dernier, Amalaire ne paraît
plus songer au rôle sanctificateur du rite de l'immixtio :
Si militer et dubitatio au/ertur de die l'arasceves de qua
aliqui dubitant utrum in ea corpus Domini consecretur
an non. In eadem die apostolica consecralio rccolitur
quœ tantum dominicain orationem super corpus et
sanguinem Domini dicebat. lgitur nisi esset admo-
nitum ex Romano ordine ut reservaretur corpus Domini
a quinta feria usque in sextam, non esset necessarium
reservari, quoniam suffïceret sola oratio dominica ad
consecrandum corpus, sicul sufficil ad consecrandum
vinum et aquam. IV, xxvi, dans le Codex M. 9421
de la Bibl. nationale. Andrieu, p. 35.
Troisième explication : hiterdiction par la tradition
romaine de « célébrer les sacrements » pendant les deux
jours qui précèdent Pâques. — A la suite d'un voyage
à Rome où il put s'instruire directement de la bouche
même de l'archidiacre, Amalaire fut amené à mo-
difier considérablement ses premières vues sur la
liturgie des présanctifiés. Le vendredi saint ni le
pape, ni les assistants ne communiaient; dès lors les
deux premières explications devenaient inutiles, si
l'on voulait s'en tenir à la tradition romaine.
Aussi écrivit-il dans l'édition définitive de I, xv :
In superius memorato libro [ordine Romano] inveni
scriplum ut duo presbyleri afferant post salulalionem
crucis corpus Domini quod pridie reservalum fuit, et
calicem cum vino non consecralo quod tune consecretur
et inde communicet populum. De qua observalione
inlerrogavi romanum arehidiaconum et ille respondit :
In ea slalione ubi aposlolicus salutat crucem nemo ibi
communicat. Qui juxta ordinem libelli per commix-
tionem panis et vini consecral vinum, non observât tra-
ditionem Ecclesiœ, de qua dicit Innocentius isto biduo
sachamenta penitus non celebrari. P. L., t. cv,
col. 1032. Ainsi ce serait aller contre la tradition de
l'Église que de continuer désormais à consacrer le vin
par l'immixtion de l'hostie, non pas que, sur l'efficacité
consécratoire du rite du mélange, la pensée d'Ama-
laire fût changée, mais parce que ce serait, « célébrer
les sacrements », malgré la défense d'Innocent Ier. —
Semblablement l'édition définitive se tait, pour la
même raison, sur la consécration par le Pater.
Ceci n'empêche pas que l'on se souviendra encore
longtemps de la « messe apostolique » c'est-à-dire de
l'idée de la prétendue consécration par la seule réci-
tation du Pater que la lettre de saint Grégoire avait
inspirée à Amalaire.
La théorie amalarienne de la consécration par con-
tact est de toute évidence injustifiable, n'ayant point
de racine dans la spéculation théologique antérieure.
Exprime-t-elle cependant une idée propre à Ama-
laire? De ce que nous trouvons sous la plume de ce
liturgiste la plus ancienne expression de cette théorie,
il ne s'en suit pas qu'il en soit l'inventeur. Et du fait
que cette théorie ne lui fut jamais reprochée, on peut
conclure qu'elle ne choquait point, et devait être une
donnée du milieu. Si elle n'a pu naître de la spécula-
tion désintéressée des théologiens au courant des vues
patristiques, elle a pu être suggérée par des besoins
pratiques à une époque où l'on avait des idées fort
imprécises au sujet de la théologie sacramentaire,
peut-être au vra' siècle. Depuis longtemps, en vue de
la distribution de la communion sous les deux espèces,
on mélangeait le précieux sang au vin ordinaire dans
les églises de Rome; depuis le jour où avait cessé la
réserve du vin, on « sanctifiait » le calice à la messe des
présanctifiés par l'immixtion d'une parcelle d'hostie,
de même pour faire communier en viatique pratiquait-
on l'usage de l'hostie trempée dans du vin. Voir
M. Andrieu, p. 5-152. On devait réfléchir sur ces
usages et en chercher une explication plausible. Ama-
laire, à la suite d'autres sans doute, crut la trouver
dans la théorie de la consécration par contact. Grâce
à l'influence de ses ouvrages, cette théorie fut vite
popularisée, on la rencontre chez le pseudo-Alcuin.
Liber de divinis ofjiciis, P. L., t. ci, col. 1211; chez
Bernold, Micrologus, c. xix, P. L., t. eu, col. 989;
chez Rupert de Deutz, De divinis ofjiciis, 1. VI,
c. xxiii, P. L., t. clxx, col. 167 sq.
Ce ne sera qu'au xne siècle, quand les théologiens
auront énoncé avec netteté les conditions essentielles
de la consécration eucharistique, que la théorie sera
l'objet d'une protestation formelle et d'une condamna-
tion définitive. Cette théorie d'ailleurs ne fut jamais
universellement admise. « Une multitude de livres du
haut Moyen Age, tels que ceux de Paris, de Cluny,
sont entièrement muets sur les effets consécratoires de
l'immixtion.» M. Andrieu, p. 245, cf. p. 153-184, les
livres liturgiques contraires à la théorie de la consé-
cration par contact.
2. Florus (t 860). — En face de l'interprétation
souvent subjective, allégorique, d'Amalaire, le savant
diacre de Lyon ne se contente point d'une critique
purement négative; il propose, à son tour, une inter-
prétation plus objective, plus réaliste, plus strictement
traditionnelle des prières de la messe, tout d'abord
dans son Exposilio missœ, écrite vers 835, P. L.,t.cxix,
col. 15-72, puis un peu plus tard dans ses trois Opus-
cula adversus Amalarium, ibid., col. 71-95.
Il caractérise très heureusement sa méthode dès
le début de son exposition, col. 15 et 16. Son œuvre
ne sera pas seulement une compilation, mais une
utilisation judicieuse des écrits des Pères et des
anciennes liturgies en vue non plus d'une exposition
purement littérale, mais d'un commentaire du sens
profond et de l'esprit du texte. C'est la transition entre
l'ancienne Exposilio missœ et les traités De corpore
et sanguine Domini. La pensée de l'auteur s'y meut
surtout dans le cadre de la tradition augustinienne
sur le sacrifice chrétien; Florus y insiste particuliè-
rement sur l'excellence, le caractère commémoratif,
les conditions de réalisation et l'efficacité du sacrifice
eucharistique.
a) Excellence du sacrifice nouveau. — Son intro-
duction au commentaire du canon établit cette excel
lence par rapport au sacrifice d'Aaron.
Elle ressort de la qualité du prêtre et de la victime
de ce sacrifice nouveau : c'est Jésus-Christ, le Verbe
anéanti dans l'incarnation et obéissant jusqu'à la
mort pour devenir dans son humanité notre sacrifice
et notre nourriture. Expos., 3, col. 17. C'est donc par
lui que l'Église offre à Dieu ses demandes et ses louan-
ges. 22, col. 33. Comme prêtre, il continue éternelle-
ment son interpellation médiatrice en présentant
devant son Père son humanité. 4, col. 18-20; 23,
col. 34. L'activité sacerdotale du prêtre du Nouveau
Testament ne se perpétue pas seulement au ciel,
mais sur terre dans le sacrifice commémoratif de la
messe.
b) Caractère commémoratif du sacrifice chrétien. —
Florus ne se contente point de. souligner fortement
dans les termes de saint Fulgence, le caractère central
du sacrifice de la croix et le caractère commémoratif
du mystère de l'autel, 4, col. 20; 17, col. 30 j il cherche
à déterminer comment se fait cette commémoraison
de la croix à la messe. Elle ne consiste point comme le
pense Amalaire en une représentation symbolique de
la vie et de la passion du Christ; elle ne se fait point
en raison des paroles prononcées, mais en raison des
mystères qui s'accomplissent sur l'autel : Illius ergo
panis et calicis oblatio morlis Clirisli est commsmoratio
et annuntialio quœ non tain verbis quam mysteriis
ipsis agitur, per quœ noslris menlibus mors illa pretiosa
allius et forlius commendatur. 63, col. 54. Ces mystères
non seulement évoquent, représentent le sacrifice
1003
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, FLORUS DE LYON
1004
passé, mais le renouvellent en quelque sorte, et nous
en appliquent la vertu .
Ils l'évoquent par le pain, et le mélange de vin
et d'eau qui représentent la passion, ils le rappellent
en remettant devant notre esprit la charité divine
qui a inspiré le sacrifice de la croix, 62 et 63, col. 54
et 55; ils le représentent surtout d'une façon réaliste
en mettant à la disposition des fidèles sa force vivi-
fiante par l'oblation qui se fait à l'autel du corps
du Christ, et par la participation à ce corps jadis
immolé : quia in participatione corporis et sanguinis
sui, vivificam suam morlem nos annuntiare voluit.
64, col. 55.
Sur l'autel se trouve la véritable oblation en
laquelle le Christ est offert, 58, col. 51, le calice dans
lequel le sang immmaculé est contenu. 60, col. 53.
Là, on reçoit l'hostie vraie et perpétuelle qui commu-
nique la vertu salutaire de la passion. 59, col. 51.
L'oblation commémorative de l'autel ne comporte
point évidemment d'immolation réelle. In oblatione...
cognoscamus non adhuc occidendum Christum... sed
occisum. 17, col. 30 .
c) Conditions de réalisation du sacrifice chrétien. —
Florus les résume dans son 1er opuscule contre Ama-
laire : Simplex e frugibus panis conficilur, simplex e
botris vinum liquatur: accedit ad hase ofjsrentis Ecclesiee
fides, accedit mysticee précis consecratio, accedit divinœ
virtutis infusio; sicque miro et ineffabili modo quod
est naturaliter ex germine terreno panis et vinum e/ficitur
spiritualiter corpus Christi, id est vitse et salutis nostras
mysterium... Corpus igitur Christi, ut prœdictum est,
non est in specie visibili, sed in virtute spiritali. Opusc,
i, 9, col. 77 D.
a. Rôle de l'Église (accedit ad hœc ofjerentis Ecclesiee
fides). — L'Église tient un grand rôle dans l'action
sacrificielle : c'est elle tout entière qui offre, en raison
de sa participation au sacerdoce du Christ. "Voir
l'explication des mots qui tibi offerunl hoc sacrificium
laudis. Expos, missse, 52, col. 48. A côté de l'oblation
de la passion et en union avec elle, l'Église par les
prêtres s'offre elle-même avec ses adorations, sa dévo-
tion, car tous élus et mortels sont le sacrifice de
l'image agréable à Dieu. Ibid., 58, col. 50. Dans un
riche commentaire du Supplices te rogamus, à la
lumière de saint Augustin, Florus montre comment le
sacrifice de la terre se raccorde à celui du ciel. L'autel
sublime invisible, d'où Dieu reçoit un sacrifice éternel
de louanges, c'est l'ensemble des élus, anges et hommes,
qui aident les fidèles de la terre à offrir leur oblation;
à cet autel unique nous sommes unis ici-bas par la
foi, en attendant l'union dans la contemplation, car
toute la cité rachetée, c'est-à-dire l'immense assem-
blée des saints est offerte à Dieu en sacrifice universel
par le grand prêtre du ciel. Ibid., 66, col. 58 et 59;
Opusc, ii, 16, col. 91.
Telle est aux yeux de Florus la nécessité de l'union
avec l'Église pour l'offrande sacrificielle, qu'en
dehors de cette union, il n'y a pas de vraie sacrifice :
quia veri sacrificii extra catholicam Ecclesiam locus non ,
est... Expos., 53, col. 49 B.
b. Rôle de la prière consécratoire (accedit mysticee
précis consecratio). - — Certaines expressions de Florus
semblent être un écho de l'idée isidorienna d'après
laquelle la prière consécratoire va du Sanctus au Pater.
Voir l'explication des premiers et des derniers mots
du canon, Expos., 42, col. 43; 73, col. 64. Il reconnaît
pourtant une importance capitale aux paroles du
Christ dans la consécration, et marque en des formules
très claires la part principale du divin prêtre, et la
part subordonnée des prêtres humains et de l'Église
dans l'action consécratoire et l'oblation. Sans les
paroles et la vertu du Christ pas de consécration :
Sine quibus... nulla pars Ecclesiee conficere potest...
Christi ergo virtute et verbis consecratur et consecra-
bitur. 60, col. 52 C.
Le Père consacre et accepte l'oblation sanctifiée
par le Fils. Celui-ci la lui transmet, interpelle pour
nous dans son humanité, et se fait propice à nous dans
sa divinité. 43, col. 44. Il est le médiateur unique
par qui l'oblation de l'Église peut arriver au Père :
Quod ergo offert Ecclesia. offert per illum. 50, col. 47 A.
Le Supplices semble être un moment solennel de
la prière consécratoire : Fit... aliquod incomprehen-
sibile... ut per angeliea minisleria et supplicationes
tanquam de sublimi altari divinœ majestatis conspectibus
offerantur, cum adstantibus sibi minisiris cœlestibus,
Christus, ut proposita consecret adesse credendus est.
66, col. 60. Ainsi l'action sacerdotale du Christ
s'exerce à l'autel dans la consécration comme telle;
d'une oblation actuelle du Fils de Dieu par lui-même
à la messe, notre auteur ne dit rien.
A l'autel le prêtre humain offre et supplie en imitant
ce qu'a fait le Christ : Ille sacerdos vice Christi vere
fungitur, quidquid Christus fecit imitatur et sacrificium
verum et plénum tune offert in Ecclesia Deo Patri si
sic incipit offerre quomodo ipsum Christum videt obtu-
lisse. Opusc, h, 16, col. 91; cf. Expos., 43, col. 44.
c. Rôle de l'Esprit-Saint (accedit divinœ virtutis
infusio). — L'Esprit-Saint met dans le sacrifice sa
vertu divine : Petimus ut hoc Spiritu tuo sanctifiées, ut
quod nostrse humilitatis geritur officio tune virtutis
implealur effectu. Expos., 44, col. 44.
Ainsi au terme de cette action harmonieuse de
l'Église, du Christ et de l'Esprit-Saint se trouve sur
l'autel la victime en qui le sacrifice de la croix non
seulement est représenté, mais renouvelé, répété,
imité, de nouveau mystiquement immolé, sans que
pour cela la victime jadis immolée connaisse une mort
nouvelle. Expos., 63, col. 55; 59, col. 62.
C'est le très vrai et unique sacrifice des chrétiens,
16, col. 30, où l'on boit le sang qui a coulé du côté
du Christ, 63, col. 55, où l'on reçoit le Christ lui-même
en nourriture... prœparavit cibum seipsum, 59, col. 52;
Opusc, ii, 7, col. 85, et 8, col. 88.
Il .n'y faut point voir en effet le corps du Christ
selon le mode d'être matériel qu'il avait ici-bas, il faut
le concevoir comme une puissance vivifiante de l'ordre
spirituel : Prorsus panis ille sacrosanctœ oblationis
corpus est Christi, non malerie vel specie visibili, sed
virtute et potentia spiriluali... Opusc, i, 9, col. 77.
Cette terminologie prépare celle de Ratramne.
d. Efficacité du sacrifice chrétien. — Ce sacrifice a
une valeur salutaire qui s'étend à tous ceux qui appar-
tiennent au corps du Christ, vivants et défunts. Expos.,
68, col. 61. Le commentaire du mémento des vivants
est encore fait dans la perspective des messes à inten-
tion collective. Ibid., 51, col. 47.
Conclusion. — De cette analyse on peut conclure
que l'œuvre de Florus constitue un des témoignages
les plus solides et les plus riches qui aient été rendus à
la doctrine du sacrifice eucharistique au ixe siècle. Par
ses qualités de méthode et de fond, il méritait de s'im-
poser à la méditation des théologiens et liturgistes du
Moyen Age. En fait, nous le retrouverons utilisé dans
la suite par plusieurs auteurs. Les ouvrages publiés
aux xe et xie siècles ne furent guère que des compila-
tions de Florus et d'Amalaire. Encore faut-il consta-
ter que l'aire d'influence du diacre lyonnais est
moins grande que celle d'Amalaire; peut-être faut-il
l'attribuer à ce que, par son élévation doctrinale et
sa méthode sévère, Florus parlait moins à l'âme Ima-
ginative des fidèles de son temps que. le symboliste
Amalaire.
3° Raban Maur avant la controverse paschasienne. ■ —
Abbé de Fulda, puis archevêque de Mayence, le disciple
d'Alcuin travailla toute sa vie à mettre ses vastes
100c
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, RABAN MAUR
1006
connaissances au service de l'éducation du clergé
d'Allemagne. C'est le but qu'il poursuit tout particu-
lièrement dans le De instilationne clericorum, P. L.,
t . cvn, col. 293-420. et dans le Liber de sacris ordinibus,
t. cxn, col. 1166-1192. Il est amené à y traiter ex
professo de la messe : De inst., 1. I, c. xxxi, xxxn et
xxxm (iadditio de missa, col. 321 est tirée d'Amalaire,
De sacris ordinibus, c. xix): il le fait suivant sa manière
habituelle en compilateur à la science vaste, mais
d'emprunt. Dom \Yilmart a montré, art. Exposilio
missa- du Diction, d'arch., col. 1029, comment Raban
est tributaire des deux anciennes Expositions ano-
nymes : Primum in ordine et Dominus vobiscum,
ci-dessus, col. 996.
De cette compilation on peut tenter de dégager
la pensée propre de Raban en s'aidant des homélies,
commentaires et lettres du même auteur. Voir
Geisclmann, Die Eucharistielchre, p. 105-122 ; Renz,
op. cit., p. 671-073; Franz, op. cit., p. 399-401.
Après avoir rappelé le sens étymologique, De inst.,
I. xxxn. t. cvn, col. 322, et la définition isidorienne du
sacrifice de la messe, ibidem, col. 321, l'abbé de Fulda
se plaît à mettre en relief l'aspect commémoratif et
dynamique du sacrifice eucharistique.
1. Aspect commémoratif de la messe. - — La messe est
essentiellement le mémorial du sacrifice de la croix,
memoria redemptionis nostra-, In 7am ad Cor., xi,
t. cxn, col. 103 B; elle l'est à la façon d'un sacrement
qui est à la fois signe et application d'une vertu
dérivée de la rédemption. Signe évocateur d'un fait
passé, elle remplit par rapport à l'immolation du
Calvaire le rôle que remplissait la Pâque juive
par rapport à l'immolation de l'agneau pascal à la
sortie d'Egvpte. In Matth., 1. VIII, t. cvn, col.
1105-1106.
Comme la cène, elle évoque le mystère de la croix
qu'elle célèbre : De inst., I, xxxi, t. cvn, col. 316;
cf. In Levit., I. VI, c. xxi, t. cvm, col. 502. Si le
mélange d'eau et de vin signifie le sang et l'eau qui
sont sortis du côté du Christ, De inst., I, xxxi, t. cvn,
col. 316, la fraction du pain rappelle le brisement de
son corps, In Matth., 1. VIII, t. cvn, col. 1106 A, le
calice et la patène l'ensevelissement du Seigneur.
De sacris ord., xix, t. cxn, col. 1179 B. Le pain, fait
de plusieurs grains, et le vin, fruit de plusieurs grappes,
font penser à l'unité des fidèles, tandis que le mélange
d'eau et de vin figure l'incorporation des fidèles au
Christ. De inst., I, xxxi, t. cvn, col. 320 C.
Là pourtant n'est point le sens profond de la messe;
il faut dépasser l'aspect sensible, évocateur du passé,
pour atteindre la réalité salutaire qui se cache sur
l'autel, et qui établit les relations profondes entre le
sacrifice eucharistique et celui du Calvaire. In Lev.,
1. II, c. xi, t. cvm, col. 334; 1. VI, c. xvm, col. 493.
A l'autel et sur la croix, il y a identité de victime;
l'autel est la demeure du corps du Christ. In Lev.,
1. VI, c. xvn, co!. 488. C'est là que sont offerts et dis-
tribués la chair et le sang du Christ. In Josue, 1. III,
c. xvn, t. cvm, co!. 1108, et In I Cor., xi, t. cxn,
col. 105. De là l'unité du sacrifice de la croix fondée
sur l'unité de victime. Raban Maur l'affirme en des
termes empruntés à Jean Chrysostome. In Hebr.,
1. XXVIII, c. x, t. cxn, col. 780.
A la suite d'Augustin et de Cyprien, il marque l'inti-
mité du lien qui existe entre la messe, 1 incarnation
et la rédemption : Ad hoc enim incarnatus est ut
immolarelur ; carnem autem ejus quœ inepla erat ad
comedendum ante passionem, aptam cibo post passionem
fecit. Si enim non fuisset crucifixus, sacrificium corporis
ejus minime comederemus, comedimus mine cibum,
sumentes ejus memoriam passionis. In Lev., 1. I, c. n,
t. cvm, col. 259. Ici. comme dans un autre texte
emprunté à saint Ambroise, le caractère commémoratif
de la messe est rattaché surtout à la communion. Cf.
In I Cor., xi, t. cxn, col. 103.
Ce n'est point qu'il confonde messe et communion.
Communier n'est point célébrer le sacrifice; ainsi
le vendredi saint l'on communie sans célébrer pour
cela le sacrifice de la messe : De inst., 1. II, c. xxxvn,
t. cvn, col. 349. En résumé, célébrer la messe, c'est
offrir et accomplir exactement ce que le Seigneur a
fait à la cène en mémoire de sa passion. De inst.,
I, xxxn, t. cvn, col. 322 B.
2. Aspect dynamique de la messe. — Malgré le réa-
lisme sacrificiel immanent aux textes qui viennent
d'être cités, malgré l'affirmation d'une conversion
miraculeuse du pain et du vin au corps et au sang du
Christ empruntée à l'ancienre Exposilio missœ, Domi-
nus vobiscum, De sacris ordin., xix, t. cxn, col. 1184
et 1185, la pensée de Raban resterait orientée en un
certain nombre de textes vers une conception sym-
boliste dynamiste du sacrifice de la messe. Voir
Geiselmann, op. cit., p. 113-122. Dans cette per-
spective, la conversion opérée par la consécration
impliquerait plutôt une élévation du pain et du vin
consacrés à une plus haute dignité et fonction qu'une
transformation radicale de leur être : Hœc dona sunt
visibilia, sanctificata per Spiritum Sanctum, in sacra-
mentum divini corporis iranseunt. De inst., I, xxxi,
t. cvn, co). 319 A; In Eccli., 1. VII, c. vm, t. cix,
col. 992 B.
Par analogie avec l'incarnation, Raban concevrait
l'eucharistie comme une sanctification et pénétration
par la grâce des éléments qui persistent : Quia tu
sanctificasti corpus tuum, quando homincm in Deum
assumpsisti et nunc sanctifica hune panem, ut corpus
tuum fiât. De sacris ord., xix, t. cxn, col. 1186 D;
quem videlicet panem certi queque gratia sacramenti,
priusquam frangeret, benedixit, quia naturam huma-
nam quum passurus assumpsit ipse... gratia divinse
virtutis implevit. In Matth., 1. VIII, t. cvn, col. 1106 A.
Par analogie avec les autres sacrements, baptême et
confirmation, il verrait dans l'eucharistie un double
élément : la réalité sensible symbolique et la grâce
attachée à cette réalité, la créature corporelle et la
vertu spirituelle, Valimentum corporis et la virtus qui
produit l'incorporation au Christ. De inst., I, xxxi,
t. cvn, col. 316-318.
En raison de cette série de textes, Geiselmann pense
que Raban n'est point arrivé à harmoniser deux
conceptions du mystère eucharistique qui tendent
logiquement à s'opposer : l'une réaliste, impliquant
la conversion substantielle, ne serait chez l'abbé de
Fulda que superficielle, l'autre symboliste et dyna-
miste représenterait mieux la tendance profonde de sa
pensée. Il reste que Raban dans de nombreux textes,
empruntés à ses ouvrages les plus divers, professe le
réalisme le plus net, au point que le sang rédempteur
et le vin consacré sont regardés par lui comme iden-
tiques et produisent les mêmes effets : Lavavit in
vino stolam suam sive carnem suam in sanguine
passionis, sive sanclam Ecclesiam illo vino qui
pro multis effunditur in remissionem pcccalorum.
In Gen., 1. VI, c. xv, t. cvn, col. 660 C. Cependant,
lorsque la question se posera nettement de savoir si
le corps qui est sur l'autel est identique au corps histo-
rique, il la résoudra plutôt dans le sens du symbolisme
dynamiste, et qualifiera d'erreur l'opinion « de quelques-
uns qui ne pensent pas sainement du corps et du sang
du Seigneur», d'après laquelle le corps eucharistique
serait identique au corps qui est né de Marie : Cui
errori quantum potuimus ad Egilum abbatem scri-
bentes, de corpore ipso quid vere credendum sit aperui-
mus. Pœnitent., xxxm, t. ex, col. 493. Sa conception
d'ensemble sur l'eucharistie le classera parmi les
adversaires de Paschase.
1007
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, WALAFRID STRABON
1008
4° Walafrid Slrabon (t 849), disciple de Rabari,
s'inspire comme son maître dans sa doctrine sur la
messe surtout de saint Augustin : avec Raban, il aime
à envisager la messe comme mémorial salutaire de la
rédemption. De rébus eccl., xvt, P. L., t.'cxiv, col. 936 ;
In Luc, xxn, 19, col. 338; In I Cor., xi, 23, col. 539.
Voir Geiselmann, op. cit., p. 122-126.
Il faut souligner ici le souci et le sens de l'histoire
vraiment extraordinaire pour son époque qu'apporte
Walafrid dans l'étude du sacrifice chrétien. Sa réflexion
théologique porte d'une part sur la messe primitive et
son évolution, d'autre part sur la messe telle qu'on la
célèbre au milieu du ixe siècle.
1. La messe primitive. ■ — La reproduction de la
cène, telle est la partie essentielle de la messe. De
rébus eccl., xvi, t. cxiv, col. 639.
Aussi les apôtres et ceux qui les suivent offraient-ils
la messe sans toutes les cérémonies extérieures et
prières que nous avons aujourd'hui. D'après la
tradition des anciens, cette messe ressemblait à ce
que nous voyons aujourd'hui le jour du vendredi
saint avec cependant en plus le commémoraison de la
passion : elle comprenait ainsi i ette commémoraison,
l'oraison dominicale, la fraction et la communion.
Ibid., xxi, col. 944 AB. A ces prières- et cérémonies
essentielles les Grecs et les Latins ajoutèrent ensuite
ce qu'ils jugèrent convenable.
Après l'assertion de Walafrid concernant le noyau
central de la liturgie primitive, on ne peut voir dans
l'intervention d'Alexandre Ier au sujet du canon,
telle qu'il la comprend, qu'une prescription spéciale
pour mieux ordonner la partie de la messe qui commé-
more la passion et non une insertion absolument
nouvelle de cette commémoraison dans le canon.
Ibid., xxii, col. 949.
2. La messe contemporaine. — Walafrid décrit au
c. xxn de son œuvre la messe telle qu'il l'a sous ses
yeux. C'est la messe romaine. L'action ou canon en
est la partie essentielle. On appelle cette partie action,
parce qu'on y fait les sacrements du Seigneur, canon,
parce qu'on y trouve la norme régulière de la confec-
tion de ces sacrements, xxn, col. 950 A. La messe
légitime est celle où assistent le prêtre, le répondant,
l'offrant, le communiant : la composition des prières
de la messe l'implique et le démontre. Notre auteur
connaît cependant des messes dites par le prêtre seul,
sans servant, sans assistant; on peut penser, dit-il,
que dans ces messes, que l'on appellera plus tard
solitaires, il y a comme coopérateurs ceux pour qui le
sacrifice est offert, ou les fidèles censés présents dont
le prêtre tient la place lorsqu'il dit certaines réponses,
xxn, col. 951.
Mais la réflexion théologique de l'auteur se concentre
sur deux problèmes que pose la pratique de l'époque :
la multiplication des oblations et des messes.
Multiplication des oblations. — - Le mouvement de
piété qui entraînait depuis longtemps les fidèles à
demander qu'on célébrât des messes à leur inten-
tion spéciale paraît s'être amplifié encore à l'époque
de Walafrid Strabon. Celui-ci nous apprend, en effet,
que de son temps certains fidèles plus attentifs au
nombre des oblations qu'à leur valeur salutaire, pas-
saient d'une messe à l'autre pour présenter autant
d'offrandes qu'ils voulaient recommander d'intentions,
xxn, col. 948. Il blâme ceux qui font ainsi leurs obla-
tions inordinate, et rappelle qu'il vaut mieux assister
à la messe tout entière que d'y faire une offrande et
partir sans attendre la fin : agir ainsi, c'est laisser
son offrande inachevée.
Multiplication des messes. — La multiplication
des oblations entraînait la multiplication des messes ;
plusieurs prêtres se mirent, en effet, à dire deux ou
trois messes par jour pour satisfaire aux demandes
des fidèles et à leur propre dévotion. Tous cependant
n'agissaient point ainsi et certains s'en tenaient à
une seule messe par jour. Cette pratique variée impli-
quait des appréciations théologiques différentes sur
la valeur de la messe. Walafrid les analyse fort bien
« Certains, dit-il, ne célèbrent la messe qu'une fois par
jour, pensant que ce seul souvenir de la passion suffit à
toutes les nécessités; d'autres jugent plus convenable
de réitérer, deux, trois et même autant de fois qu'ils
le peuvent dans ce même jour, croyant fléchir la
miséricorde de Dieu d'une manière d'autant plus
efficace qu'ils célèbrent plus souvent ce mémorial
de la passion du Sauveur. Ces derniers s'appuient
probablement sur l'usage de l'Église romaine qui dit
deux ou trois messesdans une même solennité, comme
cela a lieu dans le jour de la Nativité du Seigneur et
aux fêtes de quelques saints. En quoi, je ne vois rien
d'absurde. » xxi, col. 943. A cette occasion, il rappelle
d'une part l'exemple du pape Léon III (t 816) qui
disait quelquefois sept ou neuf messes par jour, et
d'autre part celui de saint Boniface (t 755) qui ne
disait qu'une messe par jour : c'étaient deux hommes
également recommandables. Aussi Walafrid reconnaît-
il à chacun la liberté d'agir suivant sa conscience.
xxi, col. 943.
Même jugement large et nuancé sur la croyance à
la nécessité d'une intention spéciale exclusive pour
obtenir les grâces spéciales demandées. Ce serait,
pense-t-il, une erreur assez grave de croire que l'on
ne peut recommander ensemble à la messe toutes les
intentions de ceux pour qui on offre le sacrifice, comme
si, pour obtenir les grâces demandées, on devait
nécessairement offrir une oblation particulière pour
une intention spéciale, prier uniquement pour les
vivants ou pour les morts, car nous savons, dit-il, la
valeur universelle du sacrifice de la messe, xxn,
col. 948. Affirmer le contraire eût été condamner la
pratique de l'intention collective des offrants reçue
dans l'ancienne Église. Les commentaires des Expositio
missse, y compris celui de Florus, ne connaissent encore
que celle-là.
Mis en présence du courant de piété qui pousse de
plus en plus les fidèles à se persuader qu'on obtient
plus sûrement les grâces pour lesquelles une messe est
offerte exclusivement, Walafrid ne le condamne pas,
mais le comprend, pourvu qu'il s'inspire de la dévo-
tion, et non d'une méconnaissance de la valeur uni-
verselle du sacrifice. Quod si cui placet pro singulis
singulatim offcrre, pro solius devotionis amplitudine et
orationum augendarum devotione id faciat, non autem
pro stulta opinione qua putet unum Dei sacramentum
non esse générale medicamenlum. xxn, col. 948. La
même conscience de la portée générale de la messe
lui fait rappeler que le sacrifice de l'autel n'est point
seulement utile à ceux qui offrent et communient,
mais à leurs amis qui partagent leur foi et leur dévo-
tion, xxn, col. 951.
Ainsi, au moment où se multipliaient de plus en plus
les oblations et la célébration des messes privées, où
l'on avait tendance à ramener la piété eucharistique
à des vues trop individualistes, Walafrid sut-il oppor-
tunément rappeler le principe de la portée générale
du sacrifice chrétien, mettre en garde la piété des
fidèles contre les déviations faciles, et marquer l'accord
essentiel du nouveau courant avec les principes tradi-
tionnels qui inspiraient l'usage reçu communément
jusqu'alors des intentions collectives.
Nous verrons comment l'usage de dire plusieurs
messes par jour, afin de satisfaire aux demandes des
fidèles, entraînera des abus à l'avenir et sera combattu
alors par l'Église. Mais un usage déjà pratiqué au
temps de Walafrid se perpétuera et sera de plus en plus
accrédité dans l'Église : celui d'offrir chaque messe
1009 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA CONTROVERSE DU IX* SIÈCLE 1010
pour une intention spéciale, et de recevoir pour cette
intention une offrande en nature ou en argent.
V. La controverse eucharistique du ix« siècle.
— Le traité De corpore et sanguine Domini de Paschase
Radbert, abbé de Corbie en Picardie (f 851 ou 860)
marque une date importante dans l'histoire du déve-
loppement théologique de la doctrine eucharistique.
A l'art. Eucharistie on a souligné cette importance
pour l'histoire du dogme dans son ensemble; il reste
à en montrer la portée pour la théologie du sacrifice
de la messe. Sans doute, la question qui se pose au
milieu du ixe siècle ne vise pas directement le saint
sacrifice: il s'agit de marquer la part de vérité et de
figure qui se trouve dans le mystère chrétien, de
savoir si le corps eucharistique est identique au corps
historique du Christ. Mais qui ne voit que, plus on
insistera sur l'aspect vérité de ce mystère, plus aussi
l'on mettra en valeur le réalisme sacrificiel du mystère,
plus au contraire on insistera sur son aspect figu-
ratif, sur la distinction entre le corps eucharistique
et le corps historique, sur la présence in virtute ou
in potentia verbi, plus aussi l'on glissera vers une con-
ception symboliste dynamiste de la messe?
Tandis que Paschase avec Hincmar, en utilisant
largement l'héritage du passé, en complet accord avec
la liturgie et la piété de tous, vont préciser et déve-
lopper la conception réaliste du sacrifice de l'autel,
d'autres auteurs, Ratramne, Raban Maur, l'auteur
anonyme des Dicta cujusdam sapientis, P. L., t. cxn,
col. 1510-1518, Jean Scot Érigène, Druthmar, vont
s'opposer aux idées proposées par Paschase et défen-
dre une conception du sacrifice de la messe plus ou
moins apparentée à un symbolisme dynamiste. Cette
controverse n'aura de conclusion dogmatique qu'au
xie siècle avec la condamnation de Rérenger. Nous
en suivrons la répercussion jusque-là. Nous mar-
querons aussi les réactions réciproques de la doctrine
et de la piété à cette époque.
1° Début de la controverse. — 1. Paschase Radbert;
sa doctrine surtout d'après le De corpore. — L'abbé de
Corbie est à la fois un continuateur et un initiateur.
Comme ses prédécesseurs, Alcuin, Amalaire et
Florus, il ne veut point faire œuvre personnelle;
comme eux il utilise l'œuvre du passé. A son disciple
Placide, en exposant sa méthode, il énumère les doc-
teurs catholiques dont il a reproduit la lettre ou l'esprit,
utilisé l'enseignement : Cyprien, Ambroise, Hilaire,
Augustin, Jean Chrysostome, Jérôme, Grégoire (le
Grand), Hésichius. Bède, De corp., prol., P. L., t. cxx,
col. 1268.
Il ne se contente point cependant de récapituler
le passé, il inaugure un nouveau genre littéraire qui
donne plus à la réflexion théologique et à la synthèse
que les anciennes expositions de la messe. Le De
corpore est le premier d'une longue série d'ouvrages
qui cherchent à donner l'intelligence du mystère non
plus en glosant plus ou moins littéralement les prières
de la messe, mais en synthétisant la pensée des Pères
autour des problèmes qui sont alors agités.
Deux questions visent directement le sacrifice :
Quid sil inler immolationes velerum figurasque lega-
lium et inter sacramenlum corporis et sanguinis ?
v, col. 1280, 1281. Quid necesse fuerit quod semel
geslum est in re, Christum quolidie immolari, vel quid
boni tribuant hsec mysteria digne accipienlibus? îx,
col. 1293-1294. — Si l'on ne trouve point chez Paschase
la question du sacrifice traitée dans son ensemble, il
est facile cependant de dégager sa conception sacri-
ficielle tant du De corpore que de ses œuvres posté-
rieures : Expos, in Matth., 1. XII, c. xxvi, ibid.,
col. 875 sq.; Epist. ad Erudegardum, ibid, col. 1351-
1366. Pour y réussir il faut d'abord rappeler les
principes directeurs de sa théologie de la messe,
envisager ensuite à leur lumière le mystère de l'autel
comme une œuvre divine, et comme une réalité
complexe à double aspect.
a) Principes directeurs de sa théologie de la messe. —
La théologie de Paschase sur ce point est dominée
par sa conception d'ensemble sur la théodicée et les
réalités sacramentelles.
Le principe générateur de sa doctrine, mis en relief
dès la première page de son traité, c'est le dogme de
la toute-puissance divine. De corp., i, 1, col. 1268.
La messe est une œuvre de cette toute-puissance.
Tout sacrement par ailleurs est une réalité à double
aspect : l'un extérieur qui tombe sous les sens, c'est
la figure, l'autre invisible qui se cache sous cet
extérieur symbolique c'est la vérité. Illud fidei sacra-
menlum... jure simul veritas et figura dicitur, ut sil
figura vel character verilalis quod exterius sentitur;
veritas vero quidquid de hoc mysterio interius recte
intelligitur aut creditur. iv, 2, col. 1278. Dans cette
perspective, la messe est l'œuvre divine dans laquelle
sous la figure de ce qui se passe à l'autel se cache et se
révèle à la fois la vérité de l'oblation actuelle de la
victime du Calvaire.
b) La messe œuvre divine. — En tant qu'œuvre de
la toute-puissance divine, elle réclame notre foi
comme les miracles de l'Ancien Testament. Dieu l'a
voulu et il l'a dit : il n'y a sur l'autel après la consé-
cration, sous la figure du pain et du vin que la chair
et le sang du Christ, identique à la chair qui est née
de la vierge Marie, i, 2, col. 1269.
C'est l'œuvre de la Trinité tout entière, xin, 1,
col. 1315. Pour la comprendre, il faut l'envisager
dans la lumière des œuvres divines : passage de la mer
Rouge, conception virginale, multiplication des pains,
création. Pour la saisir, il faut la voir à travers la
figure qui la signifie, i, 3; iv, 3.
c) La messe réalité complexe sous son double aspect :
figura et veritas. — a. Son aspect figuratif. — ■ Tout ce
que l'on voit à l'autel, matière du sacrifice, action du
prêtre, tout a une fonction figurative.
Le double symbolisme des éléments constitutifs
du sacrifice, soit par rapport au corps et au sang
du Christ, soit par rapport au peuple fidèle est exposé
d'après les Pères au c. x : Cur in pane et in vino hoc
myslerium celebratur? Quant au mélange de vin et
d'eau, c'est pour nous figurer la passion, l'eau et le
sang sortis du corps du Christ que les Apôtres ont
institué ce rite, xi, 1, col. 1307.
L'action du prêtre à l'autel est, elle aussi, figure de
ce qui s'est passé sur la croix et de ce que fait encore
aujourd'hui le souverain prêtre à l'autel. Sans doute
c'est le prêtre visible qui bénit, fait action de grâces,
immole, rompt le pain consacré, le distribue aux
fidèles, mais son action n'est que figurative et secon-
daire; derrière lui, il faut voir l'action divine du sou-
verain prêtre dont il est l'instrument. Ainsi, dans la
consécration, n'est-il qu'un interprète : Sacerdos non
ex se dixit quod ipse creator corporis et sanguinis esse
possit, quia si hoc possel, quod absurdum est, creator
crealoris fierel. xn, 2, col. 1312. Ainsi dans la distri-
bution de la communion n'est-il qu'un figurant
derrière lequel le vrai prêtre agit et discerne les bons
et les mauvais communiants, vm, 3, col. 1288.
C'est encore l'aspect figuratif qui est mis en relief
lorsque Paschase parle d'immolation mystique :
Christus myslice immolatur. ix, 1, col. 1294. Cette
immolation mystique s'oppose à l'immolation en soi
qu'elle commémore. « Lorsque nous confessons, dit-il,
que le Christ est immolé chaque jour en mystère, cette
affirmation se rapporte à ce qui est célébré sous forme
de sacrement, et qui n'a été réalisé qu'une seule fois,
savoir lorsqu'il a été immolé en personne pour le
salut du monde. La mort du Christ n'est pas réitérée
1C11
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, PASCHASE RADBERT
1012
en fait, mais il est immolé chaque jour en mystère
afin que nous recevions dans le pain ce qui a été
suspendu à la croix, et dans le calice ce qui a coulé du
côté du Christ. » Epist. ad Frudeg., col. 1353. Voir aussi
De corp., ix, 1, 6, col. 1293, 1297. Par quelle partie de
la messe est figurée à l'autel l'immolation du Calvaire?
Il ne paraît pas que Paschase se soit posé la question.
Tout au plus peut-on conclure d'un passage du De
corpore, xix, 3, col. 1328, qu'il met en rapport la consé-
cration avec l'idée de production du Christ à l'état
de victime apparemment immolée. Mais ici sa pensée
va plutôt à la figuration de la passion par le calice
dont le contenu fait penser au sang répandu : sanguinis
vero in calice ac si in passione fusus est. Il n'établit
point de rapport entre le calice du sang et le corps
juxtaposé. Aussi faut-il conclure, avec M. Lepin, que
l'idée d'une immolation figurée par l'acte de sépara-
tion du corps et du sang est loin de l'esprit de Pas-
chase.
b. Son aspect réel et divin. — Derrière le prêtre visible
et l'ensemble des rites extérieurs, il faut voir par la
foi la vérité qui se cache, m, 2, col. 1275. Cette vérité
c'est le corps et le sang du Christ identiques avec son
corps historique, c'est la personne du Verbe incarné,
prêtre, victime, autel du sacrifice eucharistique.
Le Christ est le prêtre véritable du sacrifice chré-
tien dans la vertu de l'Esprit. C'est le souverain prêtre
selon l'ordre de Melchisédech qui consacre, crée, offre,
distribue la victime à l'autel et interpelle pour nous.
Ce rôle se manifeste surtout à la consécration : celle-ci
est le point culminant de la messe; elle s'opère in
sacerdotio Christi. xn, 1, col. 1311.
Vue par rapport au Christ qui l'opère par sa parole
dans la vertu de l'Esprit, elle est une création :
in verbo et virtute Spiritus Sancii nova fil creatura in
corpore creatoris ad nostrœ reparationis salulem. xn,
3, col. 1312; cf. iv, 1, col. 1277. Efficace comme la
parole : crescile et multiplicamini, la parole divine
accompagnée de la bénédiction et de la fraction produit
une nouvelle créature, xv, 1, 2, col. 1322, 1323, et Exp.
in Matth., 1. XII, c. xxvi, col. 892.
C'est dans la vertu de l'Esprit que s'opère cette
œuvre semblable à l'incarnation : Voluit in mysterio
hune pancm et vinum vere carnem suam et sanguinem
consecratione Spiritus Sancti polentialiter creari, crean-
dos vero quolidic immolari, ut sicut de Virgine per
Spiritum vera caro sine coïtu creatur, ita per eumdem
ex substantia panis ac vini mijstice idem corpus et
sanguis consecretur. iv, 1, col. 1277. Du point de vue
des éléments qui reçoivent l'action divine, cette
opération est une conversion radicale du pain et du
vin au corps et au sang du Christ, xx, 2; xv, 1,
col. 1330, 1322 et passim.
Le rôle du Christ prêtre s'affirme aussi dans la
communion. On ne peut recevoir la chair du Christ
que de sa main, la prendre que là où elle est, sur l'autel
de son corps, vm, 1, 3; xm, 1, col. 1280, 1288, 1311.
Comme prêtre enfin Jésus-Christ s'offre actuellement
à l'autel et interpelle pour nous : Se Patri offerendo,
idoneus exorator intervenit. vm, 8 col. 1293.
Le Christ victime. — Au terme de l'action sacerdotale
du souverain prêtre à la messe, il y a le vrai corps et le
vrai sang du Christ identique à son corps historique,
produit sur l'autel pour y être offert et vraiment immolé
quoiqu'en mystère. C'est la thèse centrale de Pas-
chase. Voir ii, iv, v, vu et x.
La messe est la répétition de l'oblation du Calvaire,
quoique celle-ci seule soit rédemptrice, ix, 1, col. 1293.
Quoiqu'il n'y ait pas d'immolation suivie de mort à
l'autel, il y a cependant une véritable immolation
in mysterio : non enim jam morilur, sed tamen in
mysterio veraciter immolatus in ablutionem delictorum
comeditur. n, 3, col. 1274.
Le mystère eucharistique ne mérite proprement ce
nom qu'à condition qu'il y ait à la messe une mise en
état de victime de la chose offerte. En fait, on dit
que le prêtre immole à l'autel, parce que le Christ
est mis à l'état de victime, viclimatur, soit comme
une hostie pour le péché, soit comme un aliment sacri-
ficiel de salut. Non enim immolatio recte dicitur juxla
proprietalem nominis et verbi, nisi et mactatio victimse
consequatur. Attamen in pane islo et vino sacerdos
recte immolare dicitur quoniam in eo Christus ut ita
falcar, Deo Patri in hac oblatione, ac si hoslia pro
peccalis nostris seu in cibo salulis viclimatur. Exp. in
Matth,, xxvi, col. 894 D. Voir aussi Epist. ad Frudeg.,
col. 1358 C. L'identité de victime à la Croix et sur
l'autel crée l'unité d'immolation. Exposilum, col. 1358
CD.
En quoi consiste cette immolation réelle quoique
mystérieuse qui n'aboutit point à la mort de la
victime, mais à sa mise en état de nourriture? On
peut le déduire de quelques expressions de Paschase.
Elles sont d'un réalisme qui tranche sur la tendance
des théologiens antérieurs à chercher dans l'eucharistie
un rite seulement figuratif de l'immolation sanglante
du Calvaire. Ainsi la phrase suivante : Is qui jam
non morilur, adhuc per hanc (hostiam) in suo mysterio
pro nobis iterum patilur. Nam quolies ei hostiam suse
passionis ofjerimus, toties nobis ad absolutionem nos-
tram passionem illius reparamus. De corp., ix, 11,
col. 1302 B. A la prendre à la lettre, elle impliquerait
que le Christ dans le mystère eucharistique endure de
nouveau sa passion, palitur.
Ainsi encore les récits de miracles eucharistiques
que Paschase présente comme révélateurs du mystère.
Tel le prodige où saint Basile est montré au moment
de la communion tenant un enfant entre ses mains
et le partageant aux fidèles, xiv, 2, col. 1317. Telle
l'histoire racontée par l'abbé Arsénius, citée déjà par
le pseudo-Germain, d'après laquelle l'ange au moment
de la fraction immole le Christ enfant et reçoit son
sang dans le calice, xiv, col. 1318-1319.
Toutes ces expressions et images témoignent par
elles-mêmes d'un ultra-réalisme. Il faut les corriger
sans doute par celles où notre auteur déclare que le
Christ a une seule fois souffert dans sa chair, ix, 5,
col. 1297 B, que ce qui se passe à l'autel est spirituel,
Epist. ad Frudeg., col. 1356 B, qu'il réprouve enfin
l'idée d'un partage du Christ en morceaux : Unus
idemque Christus consumi non potest denlibus, nec
dividi per parles. Ibid., col. 1358 A.
De tout cet ensemble de textes il résulte cependant
que l'immolation du Christ à l'autel pour Paschase
n'est pas seulement figurative, elle est réelle: elle
implique une mactatio, une mise en état de victime
« qui est instituée à ses yeux par le fait que le Christ
est rendu présent à l'état de nourriture. Cette façon
de concevoir les choses, il faut en convenir, diffère
de tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Elle
tranche sur la pensée générale des Pères, telle qu'elle
nous est clairement apparue. Elle s'écarte de la ten-
dance qu'ont montré jusqu'ici tous les théologiens, et
Paschase lui-même, à chercher dans l'eucharistie un
rite proprement figuratif de l'immolation sanglante. »
Lepin, op. cit., p. 124.
Le Christ autel du sacrifice. — Prêtre et victime du
sacrifice de la messe, le Christ en est aussi l'autel d'où
l'on reçoit le corps eucharistique. Pas n'est besoin
pour comprendre le sens de la prière, Jubé hsec
perferri in sublime allare luum, de songer à un mou-
vement local qui transporterait le pain-consacré sur
un autel lointain en face de la majesté divine. Dieu
et ses mystères sont en dehors de l'espace. De corp.,
vin, 2, col. 1287 C. Après la consécration, le corps et
le sang du Christ, pain descendu du ciel, sont là sur
1013 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1014
l'autel. L'autel céleste n'est rien autre chose que le
corps du Christ sur lequel sont offerts les vœux de
fidèles et d'où l'on reçoit la chair eucharistique. Ibid.
Ainsi le corps glorifié du Christ apparaît-il à
Paschase comme la source d'où « pullule » par un
miracle semblable a celui de la multiplication des
pains, de l'huile et de la farine, à celui de la multipli-
cation des individus dans la nature, la chair du Christ
à travers les siècles et l'espace. Pullulât ergo Ma ubcrlas
carnis Christi, et manet integer Christus, quia natura
manente intégra etiam in creaturis, ad jussum ejus
cuncta exubérant, xii, 1, col. 1311 B. Ainsi du corps
céleste devenu notre autel, recevons-nous la chair
eucharistique qui nourrit tous ceux qui sont dans le
corps mystique du Christ. Un tel sacrifice ne peut
qu'être éminemment utile aux vivants et aux morts :
Hac enim hoslia animœ purganliir, peccata solvuntur,
vitia pelluntur, dœmones fugantur, virtutes aequiruntur,
salus animarum et corporum possidetur, totus mundus
salvalur. ix, 11, col. 1302 B. Il a pour fin de remettre
les fautes quotidiennes, ix, 2, col. 1294 C, de placer
dans l'Église un arbre de vie, ix, 3, col. 1295, de nous
incorporer au Christ et de faire ainsi l'unité de son
corps mystique, ix, 4, col. 1296, de rappeler au monde
la mort du Christ et la charité qui est à la base de ce
bienfait. Ibid., col. 1297.
Paschase va même jusqu'à parler d'expiation per-
pétuelle, cujus sacerdos Christus... expiât et offert se
ipsum pro nobis quotidie ante conspeclum divinœ majes-
talis. xn, 4, col. 1315. Ces expressions ont besoin
d'être lues à la lumière de celles où il affirme le
caractère exclusivement rédempteur et suffisant rie
la passion : Per unam eamdemque mortis passionem
semel salvaverit mundum. ix, 1, col. 1293.
De cette analyse on conclura tout naturellement
que Paschase, aussi bien pour la théologie du sacrifice
que pour celle du sacrement eucharistique, marque une
date très importante dans l'histoire de la doctrine
catholique. Aussi s'étonne-t-on de trouver chez A. Har-
narck, ce jugement sommaire : « Rabdert n'est pas le
théologien de la messe catholique. » Lehrbuch der
Dogmengeseh., 3< édit., t. m, p. 293. Sans doute, il
s'est plu à marquer particulièrement les rapports
entre l'incarnation et l'eucharistie, comme d'ailleurs
saint Ambroise et d'autres l'avaient fait avant lui,
mais il a su mettre en non moindre relief les rapports
qui unissent la messe à la passion. Par sa thèse cen-
trale sur l'identité du corps eucharistique avec la
corps né de la vierge Marie et crucifié, il a été amené
à préciser et à développer le réalisme traditionnel, en
soulignant l'identité de prêtre et de victime sur la
croix et à l'autel.
2. Courant opposé au réalisme de Paschase : Le
symbolisme dynamisle de Ratramne; Raban Maur ;
l'auteur anonyme des Dicta cujusdam sapien-
tis; Jean Scot Érigène ; le moine Druthmar. — Le
réalisme de Paschase n'était pas nouveau : il ne
faisait que développer des points de vue traditionnels,
affirmés depuis longtemps d'une façon explicite, soit
en Orient avec saint Cyrille de Jérusalem, saint Jean
Chrysostome, saint Cyrille d'Alexandrie, soit en
Occident avec saint Ambroise, le pseudo-Eusèbe
d'Émèse; il se faisait l'interprète de la liturgie et de
la piété populaire.
Ses idées pourtant ne devaient point trouver un
accueil favorable chez certains auteurs qui, impres-
sionnés par une série de textes de saint Augustin
où le symbolisme de la messe est fortement affirmé,
interprétaient faussement ou inadéquatement la doc-
trine eucharistique du grand docteur. Ceux-ci s'orien-
taient dès lors vers une conception purement figura-
tive de la messe.
a) Ratramne (t 868). — Consulté par Charles le
Chauve sur la question qui divisait alors les esprits,
le moine de Corbie écrivit vers 859 son traité De
corpore et sanguine Domini, P. L., t. cxxi, col. 125-170.
a. Définitions. — Pour résoudre le problème, il
recherche si l'eucharistie se fait in mysterio an in
veritate, si elle contient quelque chose de secret sous-
trait aux yeux du corps, ou si tout s'y passe en
pleine évidence, si le corps qui est né de la vierge
Marie, qui est ressuscité et qui est assis à la droite
du Père, est identique au corps eucharistique ou
différent de lui. 4, 5, col. 129-130. Pour répondre
à cette question, il définit préalablement les con-
cepts de figura, de veritas et de mysterium.
La figura est une chose qui, d'une façon voilée, fait
entendre une autre chose plus élevée. 7, col. 130.
Ainsi, voulant parler du Verbe nous l'appellerons le
pain vivant, la véritable vigne. Figura a le sens de
signe, similitude ou symbole. — Le concept de veritas
implique celui d'évidence, de chose manifeste et sans
mystère ; ainsi cette affirmation : le Christ est né
et a souffert, est veritas, nuda et aperta significatio.
8, col. 130. — Tout mystère exclut l'idée d'évidence,
de veritas. Si le mystère eucharistique ne se fait
point sub figura, ce n'est plus un mystère. 9, col. 131.
Tout le traité va à montrer que le mystère eucharis-
tique est figura et non veritas, et à déterminer ce que
ce mystère implique comme élément caché, soustrait
à la perception des sens. Ratramne le conçoit sur le
type de tout sacrement. Or un sacrement comprend
une réalité corporelle et une vertu divine qui se cache
derrière cette réalité, pour opérer le salut. 48, col. 147.
Ainsi l'eucharistie sera-t-elle composés de deux choses :
un élément visible qui sera un symbole et une figure,
un élément invisible qui sera une puissance du Verbe,
une vertu de la substance divine. 49, col. 147.
Dans cette perspective, l'acte central de la messe, la
consécration, demeure encore un acte de la puissance
de l'Esprit-Saint, mais semblable à celui qui s'exerce
à l'égard de tout autre sacrement : il laisse inchangé
dans leur substance le pain et le vin; il en fait seule-
ment un sacrement, c'est-à-dire un symbole auquel
est attachée une vertu divine; il ne met pas sur l'autel
la chair et le sang dû Christ, une victime identique
à celle du Calvaire, mais il fait de la messe une pure
commémoraison de sacrifice passé de la croix, une
action de grâces pour ce sacrifice. Te'le est bien.sem-
ble-t-il, la conclusion qui se dégage des textes où
Ratramne parle des effets de la consécration et du
caractère sacrificiel de la messe.
b. Conception de la consécration. ■ — Ratramne
emploie des expressions paschasiennes pour marquer
l'effet de la consécration, mais il les vide de leur sens
réaliste. Il déclare sans doute qu'il n'est pas permis
de dire, même de penser, que les éléments consacrés
ne sont pas le corps du Christ. 15, col. 134; cf. 10,
col. 131 ; 25, col. 138. Mais ailleurs il rejette nettement
la notion de conversion et de présence substantielle.
Pas plus que l'eau versée dans le calice, le vin n'est
changé par la consécration : Si vinum illud sancti-
firalum... in Christi sanguincm corporalitcr convertitur,
aqua quoque... in sanguin?m populi credentis necesse est
corporaliter convertetur... At videmus in aqua secun-
dum corpus nihil esse conversum, consequenter ergo
et in vino nihil corporaliter ostensum. 75, col. 160;
cf. 19, 90, 12, 14, 15, 16. La relation du pain et du vin
sur l'autel au corps et au sang du Christ est la même
que celle de l'eau par rapport aux croyants : c'est une
relation symbolique de signe à chose signifiée : Hoc
autem quod supra mensam dominicam positum est
mysUrium continct illius (Christi) sicut etiam identidem
mysterium conlinet populi credentis. 96, col. 168.
Mais si la consécration laisse inchangés, d'après lui
le pain et le vin, elle opère cependant un changement
1015 MESSE DANS L ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1016
spirituel. Au terme de ce changement, il n'y a pas
qu'un signe nu, mais un sacramentum, c'est-à-dire un
signe salutaire. C'est un corps et sang spirituel :
Sub velamento corporci partis, corporel vini, spirilalc
corpus, spiritalisque sanyuis existit. 16, col. 135. C'est
quelque chose d'invisible, d'impalpable, d'incorrup-
tible, 63, col. 153; c'est une puissance du Verbe : Pa-
tenter osiendit secundum quod habealur corpus Christi,
videlicet secundum quod sit in eo spiritus Christi, id est
divini polenlia Verbi quœ non solum animam pascit,
verum etiam purgat. 64, col. 153. Ce ne peut-être
le corps historique; car nous n'avons pas dans l'eu-
charistie la Veritas carnis, mais le sacramentum carnis ;
ce sacramentum contient une similitude de la véritable
chair; c'est en réalité du pain; en symbole, c'est -le
corps du Christ : Hœc vero caro quœ nunc simililudinem
illius in mysterio continet, non est specie caro, sed
sacramento ; siquidem in specie panis est, in sacramento
verum Christi corpus. 57, col. 151. Sur le sens de species
dans Ratramne, voir Geiselmann, op. cit., p. 211 sq.
La chair qui a été crucifiée et qui est née de la vierge
Marie était étendue, faite d'os et de nerfs, unie à une
âme raisonnable; la chair spirituelle qui est sur l'autel
selon son aspect extérieur n'est point étendue, n'a pas
d'âme, nulla rationali substantia vegetat'a ; selon qu'elle
e;-t source de vie, elle est une vertu, spiritualis est
potentiœ, et invisibilis effictentiœ, divtnœque virtulis.
72, col. 159.
La chair eucharistique n'est point la chair ressus-
citée : celle-ci était palpable, visible, celle-ci ne l'est
pas. 89, col. 165. D'ailleurs le corps eucharistique
n'est qu'un gage, qu'une image, annonciatrice de la
vérité future. 87, col. 164. Les Juifs au désert ont
mangé la même nourriture spirituelle que les fidèles;
ils ont été rassassiés de la même chair, mais qu'ont-ils
reçue : une vertu du Verbe, spiritualis Verbi potes-
tas. 22, col. 137. Dans l'un et l'autre cas, c'est le
Christ qui nourrit les croyants par la vertu du Verbe :
Non corporis gustu, nec corporali sagina, sed spiritualis
virtute Verbi. 26, col. 139, D'où la différence totale entre
le corps du Christ glorifié et le corps eucharistique :
Apparet ttaque quod multa differentia separentur quan-
tum est tnter ptgnus et eam rem pro qua pignus tradttur,
et quantum tnter imagtnem et rem cujus est Imago,
et quantum tnter speciem et verilatem. 89, col. 165.
Radbert n'a point mal compris son compagnon
de cloître, ainsi que ses partisans, quand il leur a repro-
ché leur symbolisme dynamiste : Volunt exlenuare hoc
verbum corporis quod non sit vera caro Christi quœ
nunc in sacremento celebratur. Nescio quid volenles
plaudere ac fingere quasi quœdam vtrlus stt carnis
et sangutnis tn sacramento et non sit vera caro... Exp. in
Matth., xxvi, P. L., t. cxx, col. 1356. Ce sera d'ailleurs
pour cette erreur que le livre de Ratramne sera, deux
siècles plus tard, brûlé à Verceil ; c'est dans ce sens que
Bércmger se réclamera de lui. Sur l'interprétation de
Ratramne, voir Schwane, Dogmengeschichte der miltleren
Zelt, 1882, p. 633; Vacant, op. cit., p. 32 et 33, n. 2;
Geiselmann, op. cit., p. 176 à 218. Dans un sens plus
favorable à l'orthodoxie de Ratramne, voir Vernet,
art. Eucharistie, col. 1222 sq.; Lepin, op. cit.,
p. 112, 125 et 141; A. Nâgle, Ratramnus und die
heilige Eucharistie, Vienne, 1903.
c. Conception du sacrifice. ■ — Elle résulte des vues
générales de Ratramne sur la consécration et l'eucha-
ristie sacrement. Il ne peut y avoir qu'une conception
symboliste et dynamiste du sacrifice de la messe.
Pas plus que le peuple croyant, la victime du Cal-
vaire n'est substantiellement sur l'autel; nous n'avons
là qu'une pure similitude de la passion. Ratramne
prétend l'établir par deux textes de saint Augustin :
celui du De doctrina christlana et la Lettre à Bonlface
Le premier écrit, en commentant l'ordre de manger I
la chair du Fils de l'homme, avait dit : Figura est
prœcipiens passioni Domini communicandum et fideliter
recondendum in memoria quod pro nobis ejus caro
(Tucifixa et vulnerata sit. Ratramne en conclut que les
mystères du corps du Christ sont une commémoraison
purement figurative de la passion. 33, 34, col. 141.
Il tire la même conclusion de la Lettre à Boni/ace.
3', col. 143. Ces paroles interprétées à la lumière du
contexte montrent que seul le corps dans lequel le
Christ a souffert est vérité; le corps eucharistique n'est
que symbole ou image. 36, 37, col. 143
Ainsi, vide de la présence corporelle du Christ qui
a souffert, image salutaire, pleine seulement de la
vertu du Verbe et non de la substance de son corps,
le sacrifice de pain et de vin qu'offre l'Église ne peut
être qu'une action de grâces, une commémoraison du
sacrifice passé, un rappel de l'unique oblation du
Calvaire. Cf. 39, col. 144; 90, col. 166. Les sacrifices
anciens étaient la figure du sacrifice à venir de la
croix, celui de l'autel est la figure de ce sacrifice passé.
91, col. 166. Ce sacrifice de l'autel a pour but de nous
rappeler à la mémoire ce qui a eu lieu au Calvaire, et
dans ce souvenir de nous faire participer à la grâce
rédemptrice méritée par la passion : In figuram sive
memoriam dominicœ morlis ponantur, ut quod gestum
est in prœterito, prœsenti revocet memoriœ ; ut illius
passtonts memores efjectt per eam effîctamur divini
muneris consortes, per quam sumus a morte llberatl.
100, col. 170. Par cette conception symboliste-dyna-
miste du sacrifice de l'autel, Ratramne s'écarte
nettement du réalisme traditionnel exposé par Pas-
chase.
b) Raban Maur. ■ — Hériger de Lobbes classe l'abbé
de Fulda parmi les adversaires de la thèse pascha-
sienne de l'identité de la chair historique du Christ
et de celle qui est aujourd'hui offerte sur l'autel.
De corpore et sanguine Domini, P. L., t. cxxxix,
col. 179 D.
C'est à bon droit puisque Raban Maur rejette dans
le Pœnitentiale ad Hertbaldum la thèse centrale de
Paschase, et renvoie à sa propre lettre à Égil pour
l'expQsé de sa doctrine. Possédons-nous encore cette
lettre? Mabillon l'avait conjecturé et avait cru pou-
voir l'identifier avec l'opuscule trouvé sans suscription
dans un ms. de Gembloux sous ce titre : Dicta cujus-
dam sapientis de corpore et sanguine Domini adversus
Radbertum. Toutefois Mabillon ne présentait cette
identification que comme une conjecture. C'est sur la
foi de cette identification problématique que cet
opuscule figure parmi les œuvres de Raban, P. L.,
t. cxn, col. 1510-1518. Déjà A. Vacant avait rejeté
d'un mot cette identifidation : « Cette lettre a été
attribuée à Raban Maur, mais ce dernier n'a émis
aucune théorie semblable dans la partie authentique
du traité de la messe qu'il nous a laissé. » Op. cit.,
p. 32, n. 1. Geiselmann, par une analyse serrée du
style, de la doctrine prédestinatienne de l'auteur
opposée à celle de Raban, du caractère spéculatif de
l'ouvrage, différent de la manière impersonnelle et
toute positive de l'abbé de Fulda, semble bien avoir
établi l'inauthenticité de cette œuvre. Op. cit.,
p. 223-240. Il n'y faut donc plus chercher la doctrine
positive que Raban opposait à Paschase dans sa lettre
à Égil et se contenter de reconnaître notre ignorance
sur ce point.
c) L'auteur anonyme des Dicta cujusdam sapientis
DE CORPORE ET SANGUINE DOMINI ADVERSUS RAD-
pertum. — Cet opuscule anonyme contient une cri-
tique de la doctrine paschasienne et, un exposé
positif de la pensée de l'auteur sur le sacrifice de la
messe. P. L., t. cxn, col. 1510-1518.
a. Critique de Paschase. — L'auteur commence par
rendre un hommage éclatant à la foi traditionnelle :
1017 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1018
tout fidèle doit croire Indubitablement que le corps
du Christ placé sur l'autel est la vraie chair du Christ ;
il le fait eu ternies empruntés à Paschase et attribués
à saint Augustin. Op. cit., 1, col. 1511-1512. Sur ce
problème des extraits de Paschase, voir Lepin, op. cit.,
p. 759-783.
Sa pensée profonde est cependant loin de celle de
Paschase : Il repousse d'abord la thèse chère à Pas-
chase de l'identité du corps du Christ à l'autel et au
Calvaire; il le fait en s'appuyant sur saint Ambroise
et saint Augustin. Il s'étonne de voir mise la thèse pas-
chasienne sous le nom de saint Ambroise. 2, col. 1513.
Elle serait d'ailleurs opposée à saint Augustin : celui-ci
distingue trois corps du Christ, l'Église, le corps eucha-
ristique et le corps assis à la droite de Dieu. Ce faisant,
le grand docteur discute comme si la pensée d'Am-
broise ne lui agréait point, ita disputât beatus Augus-
tinus quasi non ci placuerit quod sanctus dixit Ambro-
sius. 3, col. 1513. Ces paroles révèlent chez l'anonyme,
pour la première fois à notre connaissance, le senti-
ment d'une diversité de doctrine entre Ambroise et
Augustin.
Il critique ensuite, comme étant d'un réalisme exa-
géré, les passages où Paschase semble affirmer l'exis-
tence d'une réelle souffrance dans la victime de l'autel :
Quoties missarum solemnia celebrantur, toties Dominum
pâli prœdicat. 6, col. 1516 et 1517. Il rejette cette thèse
comme inviaisemblable : de nouvelles souffrances du
Christ ne pourraient venir en effet que du prêtre qui
sacrifie, du Père qui sanctifie les choses consacrées, du
Fils qui vivifie les communiants, de l'Esprit par
lequel Dieu crée et consacre, du peuple ou de l'Église,
toutes choses inadmissibles. 6, col. 1516, 1517. De
telles souffrances d'ailleurs seraient inutiles : une seule
passion suffit pour détruire tous les péchés des élus.
Point n'est besoin d'imaginer de nouvelles passions
pour sauver les réprouvés : le Christ n'est pas mort
pour eux. 6, col. 1516. La célébration de la messe ne
comporte pas plus de souffrances que la cène. 6,
col. 1517. Bien moins encore qu'alors elles sont possi-
bles aujourd'hui : le Christ est impassible. Il n'a
soutTert vraiment qu'une fois; bref, notre auteur re-
jette avec ironie l'idée d'un renouvellement de la
passion à l'autel, chaque fois que !e sacrement du
corps du Christ y est offert. G, col. 1517.
b. Conception positive de la messe. — Toute la con-
ception sacrificielle de notre auteur repose sur la dis-
tinction qu'il croit augustinienne du triple corps du
Christ, corps eucharistique, corps né de Marie et corps
mystique à savoir l'Église. 3, col. 1513.
Le corps eucharistique est l'œuvre du Christ glorifié,
souverain prêtre. Par les paroles : « Ceci est mon
corps », les éléments eucharistiques deviennent le
corps du Christ, 4, col. 1514, sont divinement consacrés.
3, col. 514. Le Christ, s'il ne souffre pas sur l'autel, veut
exercer néanmoins son activité dans la consécration,
consecrando venil verterc, 7, col. 1517, verum corpus
creare, consecrare. 6, col. 1517. Au terme de cette acti-
vité divine se trouve sur l'autel le corps eucharistique
sumplibile, qui entre au moment de la prière Jubé hœc
perjerri en relation très intime avec le corps glorifié
inconsumplibile : Ad illa verba Hoc est corpus
meum fil corpus Domini, et supplicante sacerdole,
corpus Domini sumplibile transjerlur in corpus Domini
nalum de Virgine quod est penitus inconsumplibile.
4, col. 1514.
Par le fait de cette relation, une vertu du corps du
Christ qui vit au ciel est communiquée à son corps
qui est sur l'autel pour sanctifier les fidèles qui for-
ment son corps mystique. Voir Vacant, p. 32. Ce n'est
point le corps céleste qui nous est donné, mais ce
qui est en lui, ce qui vient de lui, tout en le laissant
dans son intégrité absolue. 4, col. 1514. C'est, en
d'autres termes, un fruit qui vient de lui et qui est
réservé aux seuls élus : Dat electis tantummodo suis
fructum suum. 3, 4, 5.
Aussi la messe est-elle au centre d'un grand orga-
nisme surnaturel : au ciel, le corps glorifié, source de
grâces, sur l'autel, le corps eucharistique, moyen et
canal de grâces, dans l'Église, le corps mystique, nourri
et fortifié par la chair vivifiante; en haut, la chair
inconsumptibilis, dans, invescibilis, sur l'autel, la chair
sumplibilis, data, vescenda, sumenda, dans l'Église, la
chair corruptibilis, accipiens, vescens, sumens. Ces
trois chairs forment une naturelle unité. 7, col. 1518.
Mais cette unité organique est semblable à celle des
deux natures dans la personne du Christ, à celle de
l'homme et de la femme, qui dans le mariage ne for-
ment qu'une seule chair. C'est dire qu'elle laisse
subsister une grande différence entre le corps glorifié
du Christ, et le corps eucharistique. Celui-ci n'est
pas homme : Istud non est homo, tandis que le Christ
glorifié est Dieu et homme. Nous aurions ainsi deux
grandeurs différentes au ciel et à l'autel : Aliud spe-
cialiter corpus Christi quod sedet ad dexteram Dei,
et aliud spccialiter istud quod diuinitus creatur. Ces
deux choses cependant formeraient une unité dont
le principe serait dans la divinité du Verbe qui pénètre
à la fois le corps glorifié et le corps eucharistique :
Ob id, non duo sont corpora sed unum, licet aliud spe-
cialiter illud, aliud istud ; quia prorsus adeps Me
jrumenti id est divinilas Verbi facit ut unum sit corpus
agni. 7, col. 1517. Cf. Geiselmann, op. cit., p. 222-239.
Ainsi donc, malgré ses formules réalistes du début,
l'anonyme est bien, comme Ratramne, un adversaire
de Paschase et de son réalisme sacrificiel. Comme
Ratramne, il aboutit, en prétendant s'autoriser de
saint Augustin, à une conception symboliste-dynamiste
qui vkle le sacrifice de la messe de la présence substan-
tielle du corps glorifié, et ne laisse sur l'autel qu'un
sacramentum pénétré de la vertu du Verbe.
d) Jean Scot Érigène. — Le grand spéculatif, disciple
du pseudo-Denys, néoplatonicien de tendance, appelé
en France par Charles le Chauve pour être mis à la
tête de l'École du palais, a certainement écrit sur
l'eucharistie de façon 'à donner prise à là critique.
Voir art. Érigène, t. v, col. 402-434, spécialement,
405, 406; art. Eucharistie, col. 1213.
Hincmar, vers 860, lui reproche entre autres choses
sa conception purement figurative de la messe.
De prsedestinatione, xxxi, P.L., t. cxxv, col. 296 1).
Un autre contemporain, Adrewald de Fleury, écrit
un traité De corpore contre ses « inepties ». P. L.,
t. cxxiv, col. 947-954.
Point n'est besoin pour expliquer ces jugements que
Scot ait écrit un traité spécial De corpore et sanguine
Domini. L'opinion au xie siècle, sans doute, lui en
attribuait un. Mais « le livre qui circule sous son nom
au xie siècle est certainement le traité de Ratramne ».
Voir la preuve de cette identification dans Heur-
tevent, Durand de Troarn, appendice, p. 253-285.
Ce que nous lisons dans les œuvres existantes de
l'Érigène, particulièrement dans ses commentaires sur
l'Exposition de la hiérarchie céleste et sur l'Exposition
de la hiérarchie ecclésiastique, ce que nous savons de
l'orientation générale de sa pensée, ce que nous trou-
vons dans ses passages eucharistiques suffit à légi-
timer le jugement d'Hincmar. Sa conception générale
de la religion et du salut, une sorte de monophysisiiK'
dont il a trouvé le germe dans pseudo-Denys, le
porte à minimiser l'importance de l'humanité et par
conséquent de la chair du Christ dans l'œuvre rédemp-
trice, à faire évanouir en quelque sorte l'humanité
glorifiée dans la divinité. In cœlest. hier., c. m, P. /..,
t. cxxii, col. 175 D. Cf. : Carnem Christi versam jam
in spirilum, jam in ipsum Deum, De divis. nalurse,
1019 MESSE DANS L'ÉGLISE LAT1NK, LES DÉFENSEURS DE PASCHASE
1020
1. V, c. xxxvin, t. r.xxn, col. 993 13; humanitus Christi
iinum cum dcilule jacta nullo loco conlinetur, nullo
lempore movetur, nulla forma seu sexu circumscribitur.
lbid., c. xx, col. 891 B.
D'autre part sa conception sacramentaire l'oriente
vers le symbolisme. C'est une erreur, à ses yeux, que
de penser que les sacrements ne signifient rien de plus
élevé en dehors d'eux. In cœlest. hier., c. n, col. 171.
C'est au nom de ce principe qu'il attaque probable-
ment Paschase dans le passage suivant : Quid ergo
ad hanc magni theologi Dionysii prœclarissimam tubam
respondenl, qui visibilem cucharistiam nihil aliud signi-
fleare prœter se ipsam volunt asserere, dum clarissime
prœfata tuba clamet non Ma sacramenla visibilia
colenda, neque pro veritate amplexanda, quia signifi-
caliva veritatis sunt. In cœlest. hier., c. i, col. 140 C.
Dans le même passage, il semble bien se rattacher
à une conception symboliste de l'eucharistie. Quelle
est, en effet, selon lui la signification de l'eucharistie
visible que les prêtres célèbrent tous les jours? Elle
est typica similitudo spiritualis participationis Jesu,
quem fideliter solo intellectu gustamus, hoc est, intelli-
gimus. Ibid. Elle est donc, continue-t-il, le type de la
participation de Jésus par la foi, en attendant la parti-
cipation dans la contemplation.
La messe ainsi comprise est bien, comme Hinc-
mar l'a remarqué, un pur mémorial du Christ,
moyen de participation salutaire à Jésus par la foi
comme le baptême, mais vide de la présence du vrai
corps du Christ. Voir Gciselmann, op. cit., p. 134-
142. Par son spiritualisme néoplatonicien et son
symbolisme, Scot Érigène mérite d'être compté parmi
les adversaires les plus avancés du réalisme tradition-
nel exposé alors par Paschase.
e) Druthmar, moine tout d'abord de l'abbaye de
Corbie, puis de Stavelot après 840, écrivit dans ce
dernier couvent son Expositio in Matthœum. Le com-
mentaire de l'institution de l'eucharistie y est « d'un
symbolisme aigu » selon la juste expression de F. Ver-
net, art. Eucharistie, col. 1215; il suppose chez
l'ancien moine de Corbie la même inspiration que
chez Ratramne.
La cène y apparaît comme la consommation de
l'ancienne alliance, le commencement d'une économie
de grâces nouvelles, et d'un nouveau sacrifice. Exp.
in Matth., P. L., t. evi, col. 1476. Ce sacrement est
un acte symbolique, évocateur du don du Christ sur
la croix et de son amour rédempteur, c'est le lien
d'amour qui relie ceux qui restent à l'ami absent :
Deus prœcepit agi a nobis transferens spiritualiter
corpus in panem, vinum in sanguinem, ut per hsec
duo memoremus quee fecit pro nobis de corpore et san-
guine suo, et non simus ingrati tam amanlissimœ
charilali, col. 1476 et 1477. Ce qui s'est fait une fois
doit être rappelé tous les jours en figure.
En quoi consiste cette figuration de la passion ?
En ce que, d'abord, par leur nature le pain et le vin
sont aptes à signifier les effets de la messe. Le vin,
source de joie et de force, figure admirablement
l'action divine du sang du Christ. Le pain, réconfort
du cœur de l'homme, est bien fait pour être le sym-
bole de l'amour divin, pour mettre sous nos yeux
surtout ce pain spirituel de la divinité, source de vie
et de mouvement pour tout homme, col. 1476. L'au-
teur pense ici non au corps du Christ, mais à la
divinité omniprésente à toute créature.
Les éléments du pain et du vin remplissent leur
fonction sacramentelle, dès qu'ils sont entrés sur
l'autel en relation avec le corps et le sang du Christ :
ceci se fait par un acte spirituel qui transfère le pain
au corps et le vin au sang du Christ. S'agit-il de
conversion substantielle? Il ne paraît pas; il s'agit
plutôt d'une relation très intime établie entre le pain
et le corps du Christ; hoc est corpus meum id est in
sacramento. Ainsi Druthmar ne parlera-t-il pas d'une
manducation du corps du Christ, mais d'une parti-
cipation toute spirituelle qui établit une inhabitation
mystique du fidèle dans le Christ-Dieu : Qui manducat
carnem... hoc est qui manet in me et ego in eo. Cum
VIDEBITIS FILIUM HOMINIS ASCENDENTEM UBI ERAT,
lune intelligetis non de carne corporis dixisse, quia
caro homini ad manducandum nihil prodest. Munet
quis in Deo cujus membrum est, manet Ipse in nobis
cum sumus templum ejus. Qui perseveruveril hic sal-
uus erit. Exp. in Joan., P. L., t. evi, col. 1517 C. C'est
ainsi, sans doute, par cette communion mystique à
la divinité, que le nouveau sacrifice n'est point une
ligure vide, mais une réalité pleine de grâce.
Cette conception du nouveau sacrifice institué par
le Christ est certes loin du réalisme traditionnel; son
spiritualisme exagéré éclate lorsque le moine de Sta-
velot, se taisant sur la présence du corps du Christ
à l'autel, parle du pain spirituel comme de la divinité
dans laquelle hommes et créatures se meuvent et
vivent, ou de la communion comme d'une inhabitation
de la divinité (et non du corps du Christ) en nous.
Une telle conception a des airs de parenté avec celle
de Ratramne et s'explique sans doute par le même
milieu, les mêmes influences, le même scrupule exagéré
de ne point matérialiser l'eucharistie.
2° Réplique de Paschase, Hincmar, Adrevald,
Haijmon d'Alberstadt. — On se divisait donc vers le
milieu du ixc siècle sur la question de l'identité du
corps eucharistique avec le corps historique, et cette
division entraînait deux conceptions différentes de la
messe.
En face de la déviation symboliste-dynamiste, Pas-
chase, Hincmar et Adrevald de Fleury vont défendre
la tradition intégrale.
1. Paschase, dans YExposilum in Matthœum xxti,
avait déjà devant les yeux ses adversaires : Audiant
qui volunt extenuare hoc verbum corporis quod non sii
vera caro Christi, volentes plaudere quasi quœdam
virlus sit carnis. P. L., t. cxx, col. 1356.
Sur la fin de sa vie, il reprenait sa thèse pour la pré-
ciser et la défendre dans sa lettre à Frudegarde, qui
était hésitant. La raison de ce trouble, c'était, pour
Frudegarde du moins, l'autorité de saint Augustin et
particulièrement le texte du De doctrina christiana
que l'on objectait à la thèse de Paschase.
L'abbé de Corbie, sans rien abandonner de sa doc-
trine, la formula plus nettement encore et l'appuya
sur l'Écriture, sur l'autorité des Pères aussi bien
d'Augustin que d'Ambroise, enfin sur la raison.
La thèse est formulée en fonction de l'erreur : Le
Christ est sur l'autel, non in figura, sed in re et in
proprietale atque in natura, quœ vita naluraliter ut
Deus exislit, et ideo non virlus tanlum, sed proprielas
naiurœ jure creditur. Episl., col. 1362 AB.
Il la fonde sur l'Écriture qu'il ne permet point que
l'on minimise. Le Maître n'a pas dit : Hoc est vel in hoc
mysterio est quœdam virtus vel figura corporis mei,
sed non ficte : Hoc est corpus meum. Col. 1357 A. Pour
fortifier Frudegarde, il demande à saint Augustin des
textes qui éclaireront les expressions plus ou moins
obscures échappées à la plume du grand évêque. Si
Paschase ne fut pas toujours heureux dans son choix,
et s'il lui arriva de citer comme texte de saint Augustin
des extraits d'un auteur inconnu du vme ou ixe siècle,
il faut reconnaître qu'il employa légitimement dans
son argumentation un texte très réaliste que l'on
trouve dans plusieurs commentaires de .psaumes de
saint Augustin : Hoc, inquit, postea biberunt in calice
credenles, quod fuderunt in cruce sœvienles. Col. 1354 Be.
A la lumière de ces textes il fit de la Lettre à Boni face
et du De doctrina christiana, une exégèse conforme au
1021 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES DÉFENSEURS DE PASCHASE 1027
réalisme, et montra que la doctrine de ces écrits
s'harmonisait avec celle de saint Ambroise. Il cita
enfin de nouveaux témoignages patristiques bien
choisis de Cyprien. Eusèbe d'Émèse, Grégoire, Cyrille
d'Alexandrie. De ces témoignages négligés par Ra-
trainne se dégageait une impression puissante de
réalisme sacrificiel. Ils seront repris souvent plus
tard par les auteurs soucieux de défendre l'idée tra-
ditionnelle de l'eucharistie et du sacrifice de la messe.
Voir I.epin, op. cit., p. 37-47.
En face de ce mystère de l'autel, Paschase rappelle
aussi la part de la foi et de la raison : celle de la foi,
recevoir comme les apôtres le mystère jadis institué :
col. 1359 A; celle de la raison : confesser sa faiblesse
devant le mystère de l'autel comme devant celui de
l'incarnation, col. 1358 B.
Paschase mourut vers 860 sans avoir vu le triomphe
de ses idées: mais ses efforts ne furent pas vains; en
luttant pour la thèse de l'identité du corps historique
et du corps eucharistique, il luttait pour la défense du
caractère essentiel du mystère de l'autel : l'identité du
prêtre et de la victime à la messe et sur la croix. Sans
doute, longtemps encore les esprits vont rester par-
tagés sur la thèse de l'identité : chez les uns les deux
tendances réaliste et dynamiste coexisteront ; chez
d'autres, l'opposition au réalisme persistera; d'autres
se rallieront de plus en plus au réalisme de Paschase :
sa position n'avait-elle point pour elle la piété tradi-
tionnelle et l'ensemble des témoignages patristiques?
La lutte contre Bérenger sera surtout menée d'après
la méthode et les arguments de Paschase, et la
condamnation de l'archidiacre de Tours sera la
conclusion dogmatique toute naturelle de la lutte
engagée sous Charles le Chauve par Paschase en
faveur du réalisme du mystère eucharistique.
2. Hincmar (j 882) ne se contenta point de rejeter
comme une nouveauté la conception de Scot sur la
messe, pur mémorial de la croix; à la suite de Pas-
chase et comme lui, il sut faire la synthèse des points
de vue d'Ambroise et d'Augustin, et en s'inspirant,
non seulement de ces deux autorités, mais surtout
de Florus et de Bède, il exposa la doctrine du sacrifice
chrétien. Pour lui comme pour Paschase, le Christ
est à la fois prêtre, victime et autel du sacrifice chré-
tien.
Le prêtre éternel identique à la cène, à l'autel et au
ciel. — Jésus-Christ dans son incarnation est devenu
notre prêtre. Prêtre éternel, il a institué lui-même le
mystère de notre foi : De cavendis viliis, c. vm, P. L.,
t. cxxv, col. 913 AB. A l'autel, il continue d'exercer
son activité sacerdotale par la puissance miraculeuse
de sa parole dans la consécration : Jésus qui altaribus
sacrosanclis inter immolandum, utpote proposita conse-
craturus, adesse non dubitatur. Id., c. ix, col. 915 B.
C'est Dieu qui consacre par les paroles évangéliques :
Deus enim adest verbis suis evangelicis sine quibus
sacramentum non consccralur, et ipse sanctificat sacra-
menlum suum et (acit seipsum. Id., c. x, col. 924 15.
La parole, jadis créatrice, puis source de miracles
chez les prophètes et dans l'Évangile, garde le pouvoir
de changer la nature du pain et du vin au corps et au
sang du Christ. Col. 917, 927. Aussi, quel que soit le
prêtre visible, fût-il schismatique, hérétique ou immo-
ral, s'il respecte la tradition dans la forme du sacrifice,
la messe demeure valide, car elle est toujours l'œuvre
du prêtre éternel. Col. 924 D. C'est un point de vue
opposé à celui de Florus.
Enfin, ce qui se passe à l'autel se raccorde avec ce
qui se passe au ciel : là, le Christ prêtre s'offre perpé-
tuellement pour nous. On dirait que le sacrifice terrestre
n'est que l'aspect visible du sacrifice céleste où le Christ
offre pour nous un holocauste ininterrompu, par le
fait qu'il montre sans cesse au Père la chair qu'il a
prise pour nous dans son incarnation. Tous les mots
sont à peser dans la formule pleine qui suit : Non
ergo in /lelibus, non in actibus nostris, sed in aduoeati
nostri allegatione confidamus, qui pro nobis sine inler-
rnissione liolocauslum Redemplor piissimus immolât,
quia sine cessalione Patri suam pro nobis incarnationem
demonstrat. Ipsa quippe incarnatio noslrœ est emun-
dationis oblatio. Cumque se Iwminem oslendit, delicla
hominis interveniens diluit, et humanitatis suse mi/sterio
perenne sacri/icium immolât, quia hsec sunt quœ mundal
sacerdos pro nobis factus et sacrificium et allure. Id.,
c. vin, col. 913. L'idée de sacrifice paraît bien être ici
rattachée surtout à l'incarnation.
La victime identique à la cène, sur la croix et à
l'autel. — Notre Pâque éternelle, c'est le Christ immolé,
id., c. ix, çol. 917, que le prêtre éternel consacre sur
l'autel. Hincmar proclame en termes très réalistes la
vérité du sacrifice de l'autel qui renouvelle l'offrande
et l'immolation de la passion. Prœdicate occisum et
offerte in suo mysterio immolandum, et quotidie pro
vobis id est pro peccatoribus mortuum crédite. C. x,
col. 922 B.
Ainsi le fidèle vient-il chercher à l'autel le corps tout
chaud du crucifié et boire son sang vermeil, corpus
crucifixi in ara crucis torridum sumens, una cum ejus
cruore roseo de latere crucifixi profuso. Ibid., col. 928 A.
De là cette conclusion naturelle : dans l'Église pas de
vrai sacerdoce, pas de vrai sacrifice en dehors du
sacerdoce et du sacrifice propitiatoire du Christ prêtre
et victime. Ibid.
L'autel du sacrifice chrétien. ■ — C'est l'humanité
du Christ : Altare enim de terra Deo facere, est incar-
nationem mediatoris adorare. C. vm, col. 912.
3. Adrei'ald moine de Fleury (| vers 878), défendit
aussi la vérité du sacrifice eucharistique contre les
« inepties » de Jean Scot, dans un traité dont une partie
a été. publiée par d'Achéry, Spicilegium, t. i, p. 150 :
De corpore et sanguine Christi, reproduit dans P. L.,
t. cxxiv, col. 947-954. Ce recueil se compose de sen-
tences de Pères, en particulier, de saint Jérôme, de
saint Augustin et de saint Grégoire.
4. Haymon d' Alberstadt (f 853), dans quelques-unes
des homélies qui lui -sont attribuées, Homil., lxiii,
lxiv, lxvi, lxxii, se montre comme Paschase un
témoin du réalisme sacrificiel. Voir surtout Hom.,
lxiv, P. L., t. cxviii, col. 363 C : Mcrito idem panis in
carnem Domini mutalur, non per figuram neque per
umbram, sed per verilatem. Credimus enim quod in
veritate caro est Christi.
3" Suites de la controverse paschasienne. — ■ Les impul-
sions variées données aux études du mystère eucha-
ristique durant la première moitié du ixc siècle vont
demeurer agissantes après la controverse paschasienne.
C'est ainsi que l'ancienne Exposilio missse : Dominus
vobiscum sera rééditée au xe siècle et corrigée, de façon
à marquer les paroles de l'institution comme moment
de la consécration, suivant les données de la liturgie
romaine. Voir Geiselmann, Sludien zu fruhmitlelal-
terlichen Abendmahlschriften, p. 88, et Die Eucharistie
lehre der Vorscholastik, p. 81. C'est ainsi que l'influence
d'Amalaire se perpétuera par VExpositio missœ : Pro
mullis. Voir Wihnart, art. Expositio missœ du Diction,
d'arch., t. v, col. 1022. Celle de Florus va se continuer
par Rémi d'Auxerre.
Tandis que les idées de Paschase vont avoir un
large écho chez les moines de Cluny, et grâce aux
œuvres de Gézon de Tortone, Liber de corpore et san-
guine Domini, P. L., t. cxxxvu, col. 376-106, et de
Ratifier de Vérone : Excerptum ex dialogo confessio-
nali, c. xv, P. L.,t. cxxxvi, col, 403-401, et c inclusion,
col. 444, la tradition de Ratramne va trouver un
disciple et un propagateur dans Aelfrik (t 1020). La
tendance à expliquer la constitution et l'unité du
1023 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES AUTEURS DU X* SIÈCLE 1C24
sacrifice eucharistique non par l'identité de la victime
de l'autel et de la croix, mais par l'unité du Verbe
omniprésent à toutes les hosties, va se retrouver chez
le pseudo-Primasius, Rémi d'Auxerre et Hériger de
Lobbcs. Au seuil du xi» siècle, Gérard de Cambrai uti-
lisera les pensées d'Augustin, de Bède et de Paschase
pour défendre la vérité du sacrement et du sacrifice
eucharistique contre les cathares. Ces auteurs ne font
guère progresser la théologie du sacrifice de la messe;
aussi sufTira-t-il de signaler ce qu'ils peuvent avoir
d'original.
1. Explication de l'identité du sacrifice de la croix
et du sacrifice de l'autel par l'unité du Verbe omni-
présent.— On la trouve dans le pseudo-Primasius, dans
un commentaire de l'Épître aux Corinthiens, P..L.,
t. cxvii, col. 567-577, et dans Rémi d'Auxerre.
Ces différents auteurs, à la suite de l'anonyme de
la lettre à Égil.ne se" contentent point d'aflirmer l'unité
du sacrifice chrétien, l'identité du sacrifice de l'autel
et de celui du Calvaire, de démontrer cette identité
par l'unité de la victime toujours la même; ils en
cherchent l'explication dans l'unité du Verbe omni-
présent : c'est cette unité du Verbe, possédant partout
le même corps qui fonde l'unité de sacrifice. Voir
Geiselmann, Die Eucharistielehre, c. ni; §2, p. 171-176.
Telle est la pensée exprimée par l'auteur inconnu
d'un commentaire publié sous le nom de Primasius :
In Episiolam ad Hebrœos, P. L., t. lxviii, col. 685 sq.
Aptissime ergo animadvsrtendum est, quia divinilas
Verbi Dei, quœ una est, et omnia replet et iota ubique est
ipsa facit ut non sint plura sacrificia, sed unum, licet
a mullis ofjeratur, et sit unum corpus Christi cum
illo quod suscepit in utero virginali, non multa corpora;
... proinde unum est hoc sacrificium Christi non diversa,
sicut illorum erant. Nam, si aliter esset, multi essent
Christi, quod absit. Llnus ergo ubiqu; est, et hic plenus
existais et illic; plénum unum corpus ubique habens.
Et sicut qui ubique offertur unum corpus est, non multa
corpora, ita etiam et unum sacrificium. Col. 748 B.
L'auteur semble déduire ici l'identité du sacrifice chré-
tien, et son unité, ainsi que l'omniprésence du même
corps sur tous les autels de l'ubiquité du Verbe; il
n'est pas nécessaire de souligner ce qu'a de défectueux
une telle déduction, puisqu'elle implique la confusion
entre une propriété particulière à la divinité du Verbe,
et le fait miraculeux de la multiplication du corps du
Christ.
On retrouve la même idée chez Rémi d'Auxerre
(t 908). Son Expositio misses « vaut surtout par sa
dépendance de celle de Florus dans la seconde partie.
De plus, elle eut la fortune d'être comprise dans le
De divinis officiis de pseudo-Alcuin dont elle forme le
chapitre xl, et grâce à ce contexte, elle servit assez
longtemps à défendre des idées qui perdaient la
faveur. » Vv'ilmart, art. cit., col. 1206. La plupart du
temps, cet auteur se contente de transcrire le texte de
Florus; c'est dans une de ses rares additions à ce
texte, qu'il introduit sa théorie des rapports entre le
corps eucharistique et le corps historique, même l'ex-
plication de ceux-ci par l'ubiquité du Verbe : Quia
sicut divinitas Verbi Dei una est, quœ totum implet
mundum, ita licet multis locis et innumerabilibus diebus
illud corpus consecretur, non sunl tamen multa corpora
Christi, neque multi calices, sed unum corpus Christi et
unus sanguis cum eo quod sumpsit in utero Virginis et
quod dédit apostolis. Divinilas enim Verbi replet illud
quod ubique est et conjungit ac facit ut, sicut ipsa una
est, ita conjungatur corpori Christi et unum corpus ejus
sit in veritaie.De celebratione missœ, P. L., t. ci, col. 1260.
On retrouve des idées semblables dans le commen-
taire de la première aux Corinthiens, P. L., t. cxvii,
col. 567-575, qui figure dans P. L., sous le nom
d'Haymon d'Alberstadt, mais pourrait être de Rémi.
Même souci en efTet de mettre en relief la vérité du
corps qui est offert sur l'autel, Cum jam licet panis
videalur, in veritate corpus Christi est, col. 572 D;
même conception, mais plus explicitement affirmée,
de la constitution du corps eucharistique fait de pain
et d'une vertu divine : Panis quem quotidie consecrant
sacerdotes in Ecclesia, cum virlute divinitalis quœ
illum replet panem, verum corpus Christi est, col. 572 C;
même conception de la divinité omniprésente comme
principe d'unité entre le corps eucharistique et le
corps historique : Divinitatis enim plenitudo quœ
fuit in illo, replet et istum panem, et ipsa divinilas quœ
implet cœlum et terram, ipsa replet corpus Christi quod
a multis sacerdolibus per universum orbem sanclificatur,
et facit unum corpus esse, col. 564 C ; même conception
enfin de l'unité du corps mystique, fruit de la com-
munion au corps eucharistique. Ibid.
Cette théorie, loin d'expliquer comme la tradition
le faisait, l'unité du sacrifice chrétien par l'identité
absolue de la victime présente sur l'autel avec la
victime du Calvaire, présuppose la différence du corps
eucharistique et du corps historique, se fonde sur une
théorie dynamiste qui supprime en fait la présence
du vrai corps du Christ à l'autel, pour n'admettre
comme victime du sacrifice chrétien qu'un pain
pénétré d'une vertu divine : c'est la divinité même du
Verbe qui, immanente par son ubiquité jadis à la
victime du Calvaire et maintenant à tous les pains
consacrés, unifie par sa vertu omniprésente toutes les
hosties du sacrifice chrétien.
2. Explication de l'unité du sacrifice chrétien par
l'identité du corps du Christ offert sur la croix et à
l'autel. ■ — Cette théorie est surtout présentée par
Rathier, évêque de Vérone (t 974), à la fin de son
ouvrage : Excerptum ex dialogo confessionali. Rathier
y recommande et y transcrit quœdam excerpla ex opus-
culis cujusdam Paschasii Radberti. P. L., t. cxxxvi,
col. 444 A.
C'est bien, en effet, la doctrine paschasienne de
l'identité du corps du Christ à l'autel et à la cène
qui se dégage de l'ensemble de ses écrits. Prœloquio-
rum, 1. III, 16, P. L., t. cxxxvi, col. 231 ; Synodica ad
presb., îv, ibid., col. 557A : Qui ergo panis, ipse est
agnus, qui agnus, ipse Christus, qui Christus, ipse
est Pascha, qui Pascha, ipse pro nobis immolatus. Il
faut noter cependant les hésitations de sa pensée sur
l'objectivité du sacrilice des indignes. Touchant
l'objectivité du sacrifice dignement offert, point de
doute : Nam de digno oblato sacrificio, quod caro sit
nihil hœsito. Sur l'objectivité du sacrifice des indignes,
il avoue sa perplexité. Cependant, appuyé sur les
témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint
Augustin, il conclut dans le sens traditionnel à une
objectivité identique dans les deux cas : Hoc itaque
sensu mihi videlur idem esse hoc sacrificium bono quod
malo, digno quod indigno, sed non idem prœstare. De
contemptu canonum, i, 21, P. L., t. cxxxvi, col. 510.
On retrouve chez l'évêque de Vérone un écho de
la pensée amalarienne sur l'importance du Pater,
dans la consécration eucharistique : Cum vero illa
specialissimc oratione censeretur oblatio populo porri-
genda, ubi Deo dicitur : Pater noster. Ibid., col. 511 A.
Quoi qu'il en soit de ces deux derniers points, il
reste que Rathier est un excellent témoin du réalisme
sacrificiel de la messe au xe siècle. Voir dans le même
sens Gézon de Tortone, dans le traité cité plus haut.
3. Explication ultra spirilualisle des rapports du
sacrifice de la croix et de celui de l'autel : Thèse de la
distinction entre le corps historique du Christ et le corps
eucharistique. ■ — Comme représentant de cette idée,
il faut citer Aelfric (t vers 1020).
Cet auteur se fait l'écho, à la fin du x° siècle, de la
pensée de Ratramne sur la non-identité du corps
1025 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES AUTEURS DU X« SIÈCLE 1026
eucharistique et du corps historique du Christ. S'il
parle de conversion du pain et du vin in corpus spiri-
tuelle, in sanguinem spiritualem, Epist. ad Wulf-
slanum, clans J. M. Routh, Scriptorum ecclesias.opus-
cula, 3e édit., Oxford. 1858, t. n, p. 107-168, il la
conçoit a la façon de Katramme et voit sur l'autel un
corps tout dillérent de celui qui était sur la croix:
Xon est idem corpus quo passus est, dit-il clairement.
Son est corpus Christi corporaliter,sed spiritualiter, non
corpus illud quo passus est, sed corpus illud de quo
locutus est : Hoc est corpus mf.u.m. Ces phrases et
d'autres qui équipaient l'eucharistie avec la nourri-
ture spirituelle du désert révèlent en Aelfric un héritier
de la pensée de Ratramne, un théologien qui compro-
met comme lui la vérité du sacrifice de la messe et
son identité avec celui de la croix.
On pourrait relever des tendances semblables dans
un traité anonyme du ixe ou du x» siècle : Responsio
cujusdam de corpore et sanguine Domini, publié par
L. d'Achéry, Spicilegium, Paris, 1723, p. 149 sq., et
dans les écrits d'Atton de Verceil, In Epist. I, ad
Corinth., xi, P. L., t. cxxxiv, col. 379. Voir Geisel-
mann. Die Eucharistielehre, p. 2(53-267.
4. Essai de synthèse des explications précédentes par
Hériger (t 1007). — L'abbé de Lobbes est un esprit
conciliateur qui connaît fort bien la controverse
suscitée au temps de Paschase, et continuée sous ses
yeux touchant la question de l'identité du corps eucha-
ristique avec le corps historique du Christ. Il en voit
la portée chez ses contemporains. De corpore et san-
guine Domini, i, P. L., t. cxxxix, col. 180 B. Il en sait
la complexité à raison de la diversité des opinions des
Pères, mais il estime que ces diversités doivent se
réduire à l'unité. Ibid., col. 179 et 180. Il en fait con-
naître objectivement les partenaires principaux, d'un
côté Paschase avec l'appui de nombreux Pères et parti-
culièrement de saint Ambroise, de l'autre Raban dans
la lettre à Égil et Ratramne avec l'appui de saint
Jérôme, et l'autorité de saint Augustin. En faveur de
la thèse de l'identité, il cite Ambroise, le pape Léon,
Basile (en réalité saint Jean Chrysostome), le pape
Grégoire (le Grand); en faveur d'une certaine diversité
il apporte le témoignage de Jérôme, de Fulgence et
d'Eusèbe d'Émèse (en réalité Fauste de Riez). Loin
d'en conclure comme certains de ses contemporains à
une opposition de ces autorités, il affirme au contraire
qu'elles se complètent. Hoc dici figurate, et tamen
corpus Christi esse in veritatc. Ibid., iv, col. 182 B.
Il ne lui suffit point de marquer l'état de la question,
il en propose une solution qui aboutit à un essai
d'explication de l'unité de sacrifice de la messe. Cette
solution s'inspire tout à la fois de la pensée de
Paschase en ce qu'elle affirme l'identité de la chair
eucharistique et de fa chair née de la vierge Marie,
de celle de Ratramne en ce qu'elle ne néglige point
l'aspect symbolique du mystère de l'autel, de celle de
la lettre à Égil, et de pseudo-P.rimasius, en ce qu'elle
leur emprunte leur formule pour expliquer l'unité
complexe et organique des trois corps du Christ.
Hériger défend le réalisme traditionnel de Paschase
contre les exagérations du symbolisme de Ratramne,
Exaggcralio, Codex gandav. 900, fol. 35 : O Ratramne,
hic prœlermisisli : Liqucl, inquit Ambrosius, quod
prœler naturœ ordinem Virgo generauit, et hoc quod
con/icimus ex virgine est. Voir aussi fol. 40, Dummler,
-\> nés Archiv, t. xxvi, p. 755.
Il n'a pas de peine à montrer que les expressions
symboliques des Pères ne vont pas contre ce réalisme
eucharistique, mais font connaître un autre aspect
vrai du mystère : figura est, dum punis et vinum extra
videtur, veritas autem dum corpus et sanguis Christi in
veritute intérim creditur. De corp., iv, P. L., t. cxxxix,
col. 182 C.
DICT. DE TIIÉ0L. CATH.
Il reconnaît cependant que la thèse de l'identité
absolue chère à Paschase a besoin d'ôtre expliquée.
Il la commente en empruntant les termes de la lettre
à Égil (voir ci-dessus, col. 1016) qui insiste à la fois sur
l'unité organique des trois corps historique, eucharis-
tique et mystique et sur leurs aspects divers. Ibid., vu,
col. 186. Il insiste encore plus loin sur cette distinctio
sacrifteii dans un schéma figuratif, dont il donne
L'explication suivante : Chrislus inconsumptibilis,
invescibilis, dal ab ipso eucharistiam sumendam, ves-
cendam, datam ex ipso; Ecclesia corpus ejus sumens,
vescens, accipit ab ipso datam. Ibid., vin, col. 186.
Ainsi au sommet et à la source de l'organisme unique
de la vie surnaturelle, il y a le vrai corps ressuscité,
inséparable de la divinité, au centre le corps eucha-
ristique qui, par le contact mystérieux opéré au Jubé
hœc perferri entre l'hostie et le Christ glorifié, pontife,
hostie et autel de sacrifice, devient « connaturel et
conforme à celui-ci », puis le corps mystique des fidèles
qui, par la communion du corps eucharistique, est
établi en connaturalité avec le corps ressuscité. Que la
conformité, la connaturalité ou unité du corps eucha-
ristique soit à entendre dans le sens d'une identité
mystérieuse de ce corps avec le corps historique du
Christ, cela résulte de l'ensemble de la doctrine d'Héri-
ger. Cette identité de la victime de l'autel avec le corps
historique du Christ fonde l'unité du sacrifice de la
messe.
Pour établir cette unité, Hériger en appelle au
témoignage d'un sage : Sed, ut ait quidam sapiens, non
ob hoc plures carnes vel corpora, sicut nec milita
sacrificia sed unum, licet a multis offeratur, per loca
diversa et tempora. Quia divinitas Verbi Dei, quœ
una est et omnia replet et tota ubique est, ipsa facit, ut
non plura sint sacrificia, sed unum, licet a multis ofje-
ratur, et sit unum corpus Christi cum illo quod suscepit
in utero virginali. Vere enim credendum est in ipsa
immolationis hora, cselos aperiri et illud angelico minis-
terio in sublime deportari altare quod est ipse Chrislus,
qui et pontifex et hostia, contactuque illius unum fieri.
Ibid., vm, col. 187.
« Toutes mes recherches pour identifier cette cita-
tion sont demeurées jusqu'à présent sans résultat »,
écrivait dom G. Morin, au sujet de ce texte, Revue
bénéd., 1908, t. xxv, p. 11. Geiselmann y voit une
citation libre de Rémi d'Auxerre. Die Eucharistielehre,
p. 275. Cette citation nous paraît mieux encore s'iden-
tifier pour la plus grande partie avec le passage du
pseudo-Primasius cité plus haut, col. 1023. Hériger,
comme ce dernier, fait reposer son argumentation, en
faveur de l'unité du sacrifice chrétien, sur l'ubiquité
du Verbe, existant tout entier partout le même, insé-
parablement uni à un seul corps qui est identique à
celui que le Christ a pris dans le sein de la vierge Marie.
Par cet appel au principe de l'ubiquité du Verbe,
Hériger se rapproche de ceux qui soulignent par
ailleurs la diversité entre le corps eucharistique et le
corps historique; il reste que, malgré ces explications
assez obscures, il est au début du xi6 siècle un témoin
de la doctrine traditionnelle défendue par Paschase
touchant l'identité du corps historique et du corps
eucharistique.
Il se fait aussi le défenseur direct de la doctrine de
ce théologien touchant la nature du sacrifice de l'au-
tel; il montre qu'elle n'implique point de nouvelles
souffrances et une nouvelle passion du Christ, comme
le prétend à tort l'anonyme de la lettre à Égil. Ibid.,
ix, col. 187.
5. Défense de la doctrine sur le caractère sacrificiel
de la messe contre les cathares : Gérard d? Cambrai et
le synode d'Arras. ■ — lin dehors des questions d'écoles
qui portent sur l'unité et la nature du sacrifice eucha-
ristique, l'activité théologique s'exerce au cours du
X. — 33
1027 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, .LA CONTROVERSE BÉRENGARIENNE 1028
xi" siècle, contre des erreurs radicales qui vont jusqu'à
rejeter le sacerdoce, la présence réelle et le sacrifice
de la messe, jusqu'à demander la destruction des
églises et des autels. Raoul Glaner (f 1050) nous fait
connaître quelques-uns de ces hérétiques exécutés à
Orléans en 1022. Hislor., 1. III, c. vu, P. L., t. cxlii,
col. 659.
En 1025, Gérard, évêque de Cambrai, tient contre
eux un synode à Arras. Les Actes de ce synode expo-
sent la doctrine de l'Église en face de l'erreur opposée.
Les hérétiques prétendent ne reconnaître dans le
sacrement de l'autel que ce que les sens nous y révè-
lent : nisi quod corporis oculis intuetur, et hoc tanquam
vile negotium respicit. Acta synodi Atreb., P. L., t. cxlii,
col. 1311 D. En face de cette erreur, évèques et fidèles
professent que le sacrement du corps et du sang du
Christ est le gage de notre rédemption, qu'il contient
la même chair que celle qui est née et qui a souffert,
que le mystère eucharistique ne peut être consacré
que sur un autel saint. Ibid., col. 1312 B.
Les Actes insistent sur le caractère sacrificiel de ce
mystère en définissant la messe selon la formule isi-
dorienne. La messe est à la fois le mémorial d'une
chose passée et une réalité présente : Quod quidem
sacrifteium de pane et vino cum aqua; ineffabili sancti-
ficatione, cruce et verbis illius in altari consecratur
dumque passionis et resurrectionis atque in eselum
ascensionis ibidem salutifera memoria agitur, verum
ac proprium corpus ipsius Domini et sanguis verus ac
proprius efficitur quamvis aliud esse videatur. Ibid.,
col. 1278 D. Voir aussi, col. 1281 B, le commentaire
des mots : Hoc facile in meam commemorationem.
L'autel est sacré; c'est l'image du sépulcre du
Christ sur lequel le sang du véritable agneau est
offert. Ibid., col. 1287 C. Sans doute il y a un mystère
en ce que le même agneau, partout offert et consommé,
reste intact et vivant; il faut s'y soumettre en croyant
fidèle. Les âmes plus sensibles aux choses \isibles
qu'aux réalités invisibles en trouveront d'ailleurs la
révélation dans les miracles eucharistiques. Ibid.,
col. 1281 sq.
VI. La controverse bérengarienne du xic siècle.
■ — L'activité théologique est excitée au xie siècle et
au commencement du xne siècle par la controverse de
Bérenger. La doctrine de l'archidiacre de Tours tend
à ruiner la conception réaliste du mystère eucharisti-
que; aussi donne-t-elle lieu à de nombreuses réfuta-
tions qui vont mettre en un meilleur relief l'idée tra-
ditionnelle de la vérité du sacrifice chrétien. Voir
art. Eucharistie, col. 1217-1216, et art. Bérenger,
t. ii, col. 722.
1° Bérenger. — 1. Origine de sa doctrine. — « La
controverse provoquée par Bérenger n'est que la
reprise de la discussion ouverte jadis devant Charles
le Chauve. » Batilïol, L'eucharistie, p. 380.
Bérenger systématise et accentue, en effet, les idées
de Batramne qu'il connaît sous le nom de Jean Scot;
tandis que Lanfranc son adversaire est le défenseur
des idées de Paschase. « Ingelram de Chartres m'a
appris, écrit-il à Lanfranc, un bruit qui court. Il
paraîtrait que tu vois avec déplaisir, bien plus, que
tu as qualifié d'hérésie les idées de Jean Scot sur le
sacrement de l'autel, idées par lesquelles il s'écarte
de la manière de voir de Paschase que tu as adoptée
Examine sans mépris ce que je dis. Si Jean Scot dont
nous approuvons les idées eucharistiques te paraît
hérétique tu dois également faire des hérétiques
d'Ambroise, de Jérôme, d'Augustin, sans parler de
tous les autres. » P. L., t. cl, col. 63. Traduction
d'après Heurtevent, Durand de Troarn, p. 130. Ainsi,
dès le début de la controverse, Bérenger établit ses
positions sur la ligne de Ratramne et en appelle aux
mêmes autorités que lui.
2. .S'a conception symbolisle-dynamisle de l'eucharistie.
■ — Quoi qu'il en soit des idées précises qu'il soutient
alors, il fait l'impression à ses contemporains d'avoir
une conception symboliste-dynamiste du mystère
eucharistique.
Adelmann de Liège (t 1062), dans une lettre De
eucharistiœ sacrumento publiée en entier dans Heurte-
vent, op. cit., p. 287-303, lui reproche son symbolisme :
!)<■ corpore et sanguine Domini sentire uidearis... non
esse vzrum corpus Christi... sed figuram quamdum et
similitudinem. P. 288.
Même reproche chez le moine Anastase (t 1086) dans
une lettre à l'abbé Gérald, De verilate corporis et san-
guinis Domini : post consecrationem panem esse mate-
rialiter, et corpus Domini figuraliler tuntum et non vsra-
citer. P. L., t. cxlix, col. 433 C. De même Wolphelme
abbé de Brunwiller (t 1091), dans une lettre à Mégin-
hard. De sacrum, eucharistiœ, P. L., t. cliv, col. 413.
Aux yeux de Hugues de Langres (t 1051), l'un des
premiers adversaires de Bérenger, celui-ci soutient
qu'il n'y a sur l'autel qu'une vertu salutaire du corps
du Christ, et non identiquement ce corps : le sacre-
ment de l'autel n'est le corps du Christ que ob solam
s(dutis potentiam, per polentiam simile. De corp. et
sang. Christi, P. L., t. cxlii, col. 1327 et 1328. Voir
aussi Durand de Troarn dans son De corp. et sang.
Christi, vers 1058, 1. I, P. L., t. cxlix, col. 1377.
D'ailleurs les définitions que donne alors Bérenger
du sacrement et du sacrifice dans sa réponse à Adel-
mann sont toutes orientées vers le symbolisme, par
exemple celle-ci : Sacrificia visibilia signa sunt invi-
sibilium sicut verba sonantia signa sunt rerum.
3. Conséquences de cette conception touchant le sacrifice
de la messe. — a) La messe n'implique point la pré-
sence sur l'autel de la victime jadis immolée.
Entre le symbole qui est le sacrifice visible et la
réalité invisible qu'il signifie, Bérenger met toute la
distance du ciel à la terre. En effet, le corps du Christ
dans sa réalité n'est nulle part ici-bas, mais seulement
au ciel jusqu'au jour du jugement; dire le contraire
c'est aller contre les prophéties de David, contre les
saints apôtres Pierre et Paul, contre les Écritures
authentiques. De sacra ccena, éd. Vischer, 1834, p. 157
et 149, etc.
On conçoit que, dans cette perspective, la conception
traditionnelle qui voit dans la messe une œuvre mira-
culeuse de transsubstantiation soit ruinée. Bérenger
s'insurge contre cette conception défendue par Lan-
franc, au nom même de la justice divine. Il est incom-
patible avec la religion chrétienne d'admettre la dis-
parition du pain et du vin sur l'autel et l'apparition
du corps du Christ. P. 91.
Le sacrifice de l'Église, loin de comporter une dis-
parition des éléments par la consécration, entraîne
de ce fait une élévation de ces éléments à une dignité
nouvelle, celle de sacrement ou symbole salutaire du
vrai corps du Christ qui est au ciel ; Omne quod sacretur
necessario in melius proi>;hi, minime absumi per corrup-
tioncm subjecti. P. 146 et 248. Le canon de la messe
témoignerait dans ce sens, p. 277; si le sacrifice de
l'autel comportait à un moment donné la disparition
du pain et du vin, le Christ ne serait plus le prêtre
selon l'ordre de Melchisédech; il n'offrirait plus vrai-
ment le pain et le vin. P. 125.
Ainsi, les éléments du sacrifice, par le fait de leur
consécration, deviennent des objets sacrosaints, por-
teurs d'une vertu divine, p. 127, 230, significatifs par
leur similitude d'un objet qu'ils ne contiennent pas,
le corps historique du Christ. Le pain de l'autel est la
chair du Christ, comme le Christ est la pierre angu-
laire : Panis altaris est corpus Christi, eo locutionis
dicitur génère, quo dicitur : Christus est summus angu-
laris lapis. P. 145, 194. Aussi Bérenger défend-il
1H2!» MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA CONTROVERSE lSÉRENCxARIENNE 1030
coniiiu' l'expression de la vérité les mois de Ratramne
condamnés à Verceil : quœ in <illuri consecrantur esse
figurant, signum, pignus corporis et sanguinis Domini.
P. 37 et 43.
b) Il n'y a qu'une seule ablution au sens absolu. ■ —
Le Christ ne s'est offert véritablement qu'une fois;
le sacrifice de l'Église ne peut être qu'un mémorial
par rapport au sacrifice passé : l'na est Ecclesiœ
hostia et non multa'... quia semel oblatus est Christus,
sacrificium vero Ecclesiœ exemption est sacrificii Christi.
Entendre ces expressions d'un renouvellement par
l'Église de l'offrande de la victime présente sur l'autel,
jadis immolée au Calvaire, ce serait multiplier le
Christ. P. 131 et 191.
Entre les sacrifices de l'Ancien Testament et celui
de l'Église, il n'y a d'autre distinction que celle de
signes différents; les anciens étaient le symbole d'une
chose à venir ; l'immolation du Calvaire, le sacrifice
de l'Église est la commémoraison de cette chose.
P. 4.3. Bref le sacrifice de l'Église est un pur mémorial.
« Le pain et le vin subsistent après la consécration
comme ils existaient avant. Ils sont appelés chair et
sang du Seigneur, parce que, célébrés dans l'Église en
mémoire de la chair crucifiée et du sang répandu, ils
nous rappellent le souvenir de la passion du Seigneur,
et en le rappelant nous invitent à crucifier incessam-
ment notre propre chair avec ses vices et ses convoi-
tises. » C'est en ces termes que la théorie est résumée
par Lanfranc, De corp., xxn, P. L., t. cl, col. 440.
Dans la logique de cette conception, il n'y a point
de place pour une communion réelle au corps et au
sang du Christ. Bérenger rejette celle-ci comme un
flagitium : le sang du Christ nous est proposé dans
la communion de la même façon que dans le baptême,
non sensualiter. P. 222. La communion consiste à se
reposer, à se complaire par la foi, par le souvenir dans
l'incarnation et la passion du Verbe, acquiescendo sibi
in incarnatione et passione Verbi. P. 254, 255; p. 223,
et aussi p. 71, 248. Il y a dans ces textes non
seulement toutes les apparences, comme le dit Heur-
tevent, mais l'affirmation nette et d'ailleurs cohé-
rente avec l'ensemble du système, d'une communion
purement spirituelle, à l'occasion de la manducation
du pain consacré qui ne contient point, mais symbolise
le corps du Christ. Par cette communion, le fidèle
reçoit verœ naturee Christi virtutem, mais non le corps
du Sauveur. P. 250. Voir Heurtevent, op. cit., p. 213.
Ainsi Bérenger, tout en conservant certaines maniè-
res traditionnelles de parler de la messe, les vide de
leur contenu. Il fait du mystère de l'autel un pur
mémorial salutaire; par sa conception symboliste,
dynamiste, il compromet, bien plus, il détruit la notion
traditionnelle de la vérité du sacrifice eucharistique,
de l'unité et de l'identité de celui-ci avec le sacrifice
du Calvaire.
2° Réponse des théologiens et du magistère ecclé-
siastique. — En face de Bérenger qui prétend s'auto-
riser de la dialectique, de l'exégèse et de la tradition
des Pères pour rejeter ce qu'il appelle l'erreur de Pas-
chase et du vulgaire, l'Église va réagir par la voix
des théologiens et le magistère des conciles.
En dehors des auteurs cités plus haut qui firent
entendre la réfutation de la première heure, il faut
nommer surtout Durand de Troarn, Lanfranc, Guit-
mond d'Aversa, Alger de Liège, voir Eucharistie,
col. 1218, 1228, 1230; Lepin, op. cit., p. 17-20.
Ces auteurs ne se contenteront point d'affirmer la
doctrine de la transsubstantiation ; à l'erreur de Béren-
ger qui fait du pain et du vin le seul objet du sacrifice
de la messe, ils opposeront l'affirmation traditionnelle
de la présence du Christ sur l'autel comme victime du
sacrifice eucharistique, et mettront ainsi en meilleur
relief la vérité de ce sacrifice. Ils se préoccuperont
aussi de déterminer la part qu'il faut faire à l'élément
figuratif et commémorât if dans sa célébration.
1. La vérité du sacrifice eucharistique : Son unité
et son identité avec celui de lu cène et du Calvaire. ■ — ■
Dès 1048, Hugues de Langres insistait contre Bérenger
sur la valeur religieuse de la vérité de la présence per-
sonnelle du Christ à l'autel : là se trouve, par un
miracle de transformation rapide et invisible, Celui en
qui sont toute choses. Il y est comme prêtre, victime,
autel et tabernacle. De corpore et sanguine Christi,
P. L , t. cxlii, col. 1329 et 1332.
Durand de Troarn, comme l'évêque de Langres, est
préoccupé de sauvegarder la même doctrine centrale.
Dès le début de son De corpore, il dénonce le symbo-
lisme de son adversaire. P. L., t. cxlix, col. 1377. Il
lui oppose la doctrine réaliste des Pères, Ambroise,
Eusèbe, Bède, non aliqua phanlasmalis vacua imagine,
c. xix, col. 1405, non per cassam veritatis figuram, c. m,
col. 1382 D.
Par la parole du Christ, le sang qui nous a rachetés
est rendu présent sur l'autel, col. 1397 D. L'oblation
de la victime du Calvaire peut être répétée sans
préjudice pour l'unité et la vérité du sacrifice rédemp-
teur. La chair du Christ n'a-t-elle pas été deux fois
offerte par le Christ lui-même, à la cène et sur la
croix, la première fois in sacramento, la seconde fois
in pretio? m, col. 1381.
Par les paroles Hoc facite, le Christ n'a-t-il point
ordonné de reproduire sur l'autel son oblation : ut
me videre spiritualiter, sentire prœsentialiter, habere
valeatis indubitanter? m, col. 1381. Ainsi a-t-il institué
l'unique sacrifice chrétien en vue de la propitiation
des péchés : unicum ac spéciale instituit sacrificium
quo et Deus mundo propitietur et mortalis infirmitas
quotidianis eum sceleribus ostendens reconciliationem.
ii, col.. 1381.
Lanfranc, dans son traité De corpore et sanguine
Domini, écrit vers 1070, discute avec vigueur les
assertions de Bérenger sur le sacrifice eucharistique.
Celui-ci avait ainsi décrit la messe : Sacrificium Eccle-
siœ duobus constat, duobus conficitur, visibili et invi-
sibili, sacramento et re sacramenti; quœ tamen res, id
est Christi corpus, si esset prœ oculis, visibilis esset
sed eievata in cœlum sedensque ad dexteram Patris usque
in tempora restitulionis omnium cœlo devocari non
poterit, cité par Lanfranc, De corp., x, P. L., t. cl,
col. 421.
L'abbé du Bec retient la première partie de la
définition de Bérenger et en tire une conclusion oppo-
sée : la res sacramenti sur l'autel est inséparable du
sacramentum. L'objet du sacrifice eucharistique c'est
le corps et le sang du Christ présents à la fois au ciel
et sur l'autel. Ibid., xn, xix, col. 422, 435. Penser
autrement ce serait aller contre le témoignage de
l'Église entière qui atteste la présence du vrai corps
du Christ à l'autel et son identité avec celui du
Christ au Calvaire, xxn, xxm, col. 440, 442. L'unité
du sacrifice chrétien vient de l'unité de la victime
offerte tous les jours et jadis réellement immolée.
Guilmond se fait l'écho des mêmes doctrines dans
son De corporis et sanguinis Jesu Christi veritate in
eucharislia libri très, P. L., t. cxlix, col. 1427-1494,
surtout 1. I, col. 1433 et 1434; 1. II, col. 1455, 1459-60;
1. III, col. 1473-1474, 1500.
Alger de Liège (f 1130) composa son beau traité
De sacramentis corporis et sanguinis dominici, vers
1120. P. L., t. clxxx, col. 739-856. On y trouve
envisagées et examinées avec beaucoup de finesse les
différentes questions qui préoccupent alors les esprits
sur le sacrement et le sacrifice de l'eucharistie.
a. Vérité du sacrifice de la messe. — Cette question
est étudiée au 1. II, c. m : «Pourquoi le sacrifice de
l'Église ne consiste-il point dans le seul sacrement
1031 MESSE DANS L'EGLISE LATINE, LA CONTROVERSE RERENGARIENNE 1032
figuratif, ni dans la seule présence réelle du corps
et du sang du Christ et pourquoi dans les deux
réunis? » Col. 815-821.
La célébration du corps du Christ, répond Alger,
n'est point seulement un mémorial vide et une figure.
Autrement, la Nouvelle Alliance ne serait point supé-
rieure à l'Ancienne. Le Christ nous apporte la réalité.
Col. 816.
b. Identité de victime et de prêtre à la messe et au
Calvaire. — Notre sacrifice quotidien est le mîm3
que celui par lequel Jésus-Christ s'est offert sur la
croix, à raison de l'identité de victime olïerte, quan-
tum ad eamdem veram hic et ibi corporis substanliam.
I, xvi, col. 786. Cette victime à l'autel ce n'est pas
seulement le corps naturel du Christ immolé sar la
croix, c'est aussi très véritablement son corps mys-
tique. Alger « traduit cette vérité par une formule
remarquable : In altari, Ecclesia concorporalis et
consacramentalis est Christo. L'Église forme avec le
Christ sur l'autel un seul corps et un seul sacremjnt,
et par conséquent une seule oblation. » Lepin, op. cit.,
p. 143; Alger, ibid., I, xvi, col. 789.
Victime du sacrifice, le Christ universel et éternel
est aussi le vrai prêtre du sacrifice eucharistique. III,
vm, col. 840, 841. De là l'efficacité de ce sacrifice,
même offert par des prêtres indignes.
c. Efficacité des oblations eucharistiques. — Le pro-
blème se pose de concilier la vérité, l'efficacité, la
multiplicité des oblations quotidiennes avec l'unité,
la vérité, la suffisance de l'oblation rédemptrice du
Christ. Alger le résout en déduisant la similitude
d'effets produits à l'autel et au Calvaire de la pré-
sence de la même victime : prorsus eadem hic et ibi
nostree salutis est gratia; hic et ibi vera, sufficiens et
semper necessaria, quia hic et ibi idem verus Christus
potens est ad omnia. I, xvi, col. 787 C. Cette phrase
veut être lue à la lumière, de celle où il affirme la
pleine suffisance du sacrifice de la croix : Licet enim
ejus oblatio in cruce semel suffecerit ad omnium salulem
et redemptionem. Col. 787 B.
Autre problème : celui de la valeur des messes
offertes par des prêtres in digues. Peu importe pour
la validité du sacrifice que le ministre soit bon ou
mauvais, catholique ou hérétique et schismatique;
l'essentiel est qu'il opère selon les rites le sacrifice
que le prêtre invisible consacre. III, ix, col. 842.
Comment alors justifier l'affirmation (alors courante)
d'après laquelle le schismatique ne consacre pas le
corps du Christ? Cette parole, dit Alger, ne se rapporte
pas au corps naturel du Sauveur qui est réellement
consacré, mais à son corps mystique intégral, tête et
membre, dont le schismatique ne peut produire l'unité.
Hors de l'Église, il ne peut s'unir lui-même au Christ
et à l'Église, universum corpus Christi, caput scilicel
cum membris, non conficit. III, xn, col. 847B.
2. Le caractère commémoratif et figuratif de la messe.
■ — La vérité du sacrifice eucharistique n'exclut point
en lui le caractère de commémoraison et de figure que
la tradition lui assigne.
Durand de Troarn reconnaît ce caractère à la cène et
au sacrifice quotidien qui la renouvelle : véritable
oblation de la chair du Seigneur pour la vie du monde,
la cène préfigurait sous un signe sensible, in sacra-
mento, l'immolation réelle et efficace, in pretio, du
Calvaire. De corp., ni, P. L., t. cxlix, col. 1381.
« Reproduction de la cène, notre sacrifice quoti-
dien consiste donc lui-même en une figuration rétro-
spective de l'immolation réelle de la croix. Et qui
pourrait nier, accorde-t-il à Bérenger, qu'on appelle
à bon droit similitude ou figure ce qui représente,
représentât, la passion du Fils unique, réalisée une
fois pour toutes précédemment? L'auteur en vient à
cette formule très remarquable: « Parce que le Christ
ressuscité d'entre les morts ne meurt plus, nous pro-
clamons chaque jour sa mort passée, afin d'obtenir
par elle plus promptement la miséricorde du Père.
Ainsi ce mystère de salut est à la fois significatif de la
mort du Seigneur et productif de. la réconciliation
humaine, mortis dominiese significativam, reconcilia-
tionis humanx effectivam. » Lepin, op. cit., p. 105;
Durand de Troarn, xi, col. 1392; xvi, col. 1401.
On retrouve chez Lanfranc la même idée d'immola-
tion figurative dans des passages où il commente la
lettre à Boniface : « Ainsi lorsqu'est brisée l'hostie,
lorsque le sang est versé du calice dans la bouche des
fidèles, quelle autre chose est-elle signifiée que l'immo-
lation du corps du Seigneur en croix ? » Lanfranc,
De corp., xm, P. L., t. cl, col. 422-423. « De même que
l'immolation de sa chair qui est accomplie par les
mains du prêtre est appelée passion, mort, crucifie-
niiiit du Christ, non pour la réalité de la chose, mais
pour la signification du mystère, rei verilate, sed signi-
fiante mysterio, ainsi le sacrement de la foi est la
foi. » Id., xiv, col. 423-425.
A l'idée d'immolation figurative Lanfranc joint
celle de commémoraison : « Cette mort est proclamée
dans le sacrement du corps du Christ en ce qu'elle
est célébrée chaque jour par les fidèles en mémoire de
sa imrt. » In Epist. I ad Cor., col. 194 B.
De l'ensemble des textes de l'abbé du Bec, il résulte
que la représentation de l'immolation sanglante se
fait à la communion par la fraction de l'hostie et
l'effusion du sang répandu dans la bouche des fidèles.
C'est l'idée des Pères, ibid., col. 424. Lanfranc semble
y ajouter un symbolisme nouveau tiré du fait que la
communion a lieu au corps et au sang pris séparé-
ment: Sumitur quidem caro per se, et sanguis per se,
non sine certi mysterii ratione. Ibid., col. 425.
Guitmond en face des mêmes problèmes et des mêmes
objections donne des réponses semblables. La frac-
tion du pain, comme l'immolation du Christ à l'autel,
sont des images. De corp.. 1. I, P- L-, t. clxix, col. 1434.
L'idée de signe et de figure trouve son application
dans la célébration de l'eucharistie, elle est en conne-
xion avec celle de commémoraison de la passion. Ce
que saint Augustin appelle signe ou figure, ce n'est
pas la nourriture de l'autel, mais la célébration du
corps du Seigneur. C'est ce que nous croyons, « car
toutes les fois que se fait la célébration du corps du
Seigneur, nous ne réitérons pas la mise à mort du
Christ, non iterum occidimus, mais nous rappelons sa
mort dans cette célébration et par cette célébration.
La célébration elle-même est une sorte de commémo-
raison de la passion du Christ. La commémoraison de
la passion signifie la passion elle-même. En consé-
quence, la célébration du corps et du sang du Christ
est un signe de la passion du Christ. La célébration
de la messe n'est pas la passion même du Seigneur.
Elle est par rapport à celle-ci une simple commémo-
raison significative, significativa commémorai io. » Ibid.
1. II, col. 1455-1456. Ces derniers mots traduisent
bien l'idée de Guitmond : celle d'immmolation figura-
tive et commémorative.
Alger reprend la même idée et l'expose avec beau-
coup de force. Non seulement il la fait valoir « en
mettant en opposition vérité et figure, immolation
réelle et immolation imaginaire ou représentative »,
Lepin, p. 107, mais il ébauche la raison profonde du
caractère figuratif du sacrifice eucharistique. Tout
d'abord, il explique le fait : « que si notre sacrifice est
appelé une copie, exemplum, c'est-à-dire une figure
ou une image, figura vel forma, de celui qui a été offert
une fois, ce n'est pas que le Christ soit ici essentielle-
ment autre qu'il était là, mais pour montrer que, sur
la croix une fois, et sur l'autel chaque jour, il est offert
et immolé d'une façon différente, là dans la vérité de
1033
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU XI« SIÈCLE
103 'i
la passion qui l'a mis à mort pour nous, ici sous une
figure et une image de cette passion, figure et image
telles que le Christ ne souffre plus en réalité, mais
seule la mémoire de sa passion est véritablement
renouvelée pour nous chaque jour. » De sacr., I, xvi,
P. I... t. clxxx, col. 786. La passion à l'autel est
simplement représentée : quasi pati reprivsentatus,
col. 787 D, non vero, sed imaginario actu, col. 788 C,
ipso mysterio significante. 1. xvm, col. 793 B.
Où se trouve à la messe cette image expressive de
la passion? Dans la fraction du pain, redit Alger de
I.iége après Rcmi d'Auxerrc. Florus et d'autres. I,
\i.\. col. 795. Mais il va plus loin et pense la trouver
aussi dans le broiement du pain, comme dans l'effu-
sion du vin. «Pourquoi, se demande-t-il, la consécra-
tion et la communion sous les espèces séparées? —
C'est que le Christ lui-même a introduit ce rite dans
l'Église, il a consacré et donné à part son corps et son
sang pour la division non de sa propre substance, mais
du symbole qui devait la représenter; le pain broyé
par les dents devant signifier sa chair broyée dans la
passion, et le vin répandu dans la bouche des fidèles
le sang tiré de son côté.» II, vin, col. 826A.
De ce caractère figuratif, il recherche la raison :
Cur visibile sacrificium invisibili Deo fiât? II, h. Cur
sacrificium Ecclesiœ non constet solo sacramento, vel
corpore et sanguine sine sacramento, cur utrcqiie? II, ni.
Alger n'en appelle point ici à une notion générale du
sacrifice qui impliquerait à titre d'élément essentiel
une figure d'immolation; pas plus pour lui que pour
ses contemporains le problème de l'essence du sacrifice
n'est posé. Il cherche ailleurs sa réponse. L'homme,
être corporel et spirituel à la fois, a toujours besoin
d'extérioriser son offrande intérieure : le sacrifice
visible ne fait qu'exprimer le sacrifice invisible que
nous sommes. II, n, col. 815. La célébration du corps
du Christ a besoin de figures, autant pour cacher à
nos regards le corps et le sang du Seigneur que pour
soustraire à ceux des infidèles nos mystères. Les
merveilles qui s'accomplissent sous ces signes exercent
notre foi comme les miracles qui parfois les décou-
vrent nous la confirment. Car le sacrifice n'a pas pour
fin de nous rendre oisifs, mais de nous faire porter des
fruits. II. m. col. 819. Nous devons d'ailleurs pour
participer à cette immolation, figurative de l'immola-
tion passée du Christ, reproduire en nous la passion
du Sauveur, par le crucifiement actuel de notre
chair. I, xx, col. 797.
Cette conception traditionnelle du sacrifice eucha-
ristique, fait de vérité et de figures, Alger de Liège,
comme les autres antagonistes de Bérenger, la défend
au nom des Pères et des théologiens ; il faut souligner
ici avec Lepin, op. cit., p. 20, la « valeur intrinsèque et la
partie considérable de l'information fournie par l'éco-
làtre de Liège sur l'idée du sacrifice eucharistique ».
La synthèse qu'il propose est sans doute la plus riche
et la plus harmonieuse qui ait été faite alors des divers
éléments de la tradition patristique. Elle intègre aussi
bien les idées d'Ambroise sur la conversion substan-
tielle, que celles d'Augustin sur le caractère symbo-
lique de la célébration eucharistique et sur l'oblation
du corps mystique. Alger fournit ainsi le meilleur
commentaire aux décisions prises contre Bérenger en
1079. De ces décisions, comme de ce commentaire,
ressort bien nette la même doctrine : par le mystère
de la prière sacrée et des paroles du Sauveur, la
messe implique une conversion substantielle qui met
sur l'autel, pour y être offert sous les signes de son
Immolation passée, le corps du Christ identique à la
victime du Calvaire et cela, non lanlum per siynum et
uirlulem sacramenti, sed in propriztute nuturœ et veri-
tate substantiee. Profession de (oi imposée ù Bérenger,
Denzinger-Ban., n. 355.
VIL RÉSULTATS ACQUIS A LA FIN DU XIe SIÈCLK.
Les analyses un peu longues qui précèdent nous per-
mettent de résumer brièvement le mouvement doc-
trinal qui s'est fait du ix° siècle au début du xne
et d'en marquer les résultats.
1° Existence du sacrifice de la messe. — Il va de soi,
pour les premiers théologiens comme pour les Pères,
que la messe est le sacrifice de l'Église. Le jour où
certains hérétiques cathares rejetteront l'idée de sacer-
doce, d'autel et de sacrifice chrétien, ils se verront
immédiatement condamnés au synode d'Arras.
Si Bérenger professe de fausses idées sur la messe,
il ne rejette point cependant le caractère sacrificiel
de celle-ci : elle est pour lui, comme pour l'ensemblc-
de la tradition, le sacrifice de l'Église.
2° Efficacité du sacrifice de la messe. ■ — Que la messe
contienne la vertu du sacrifice de la croix, nous
communique l'efficacité de la rédemption, c'est aussi
une vérité qui est admise et soutenue par tous les
théologiens de l'époque, même par Bérenger.
3° Vérité ou réalité du sacrifice de la messe, son
unité et son identité avec celui de la cène et de la croix. —
Les premiers théologiens ont reçu de la tradition anté-
rieure l'affirmation de la réalité du sacrifice eucharis-
tique; ils la proclament, nous l'avons vu, dans leurs
ouvrages.
Mais cette vérité va subir une éclipse dans certaines
âmes, du jour où sera posée la question de la part de
vérité et de figure à reconnaître dans le mystère eucha-
ristique. Batramne, tout d'abord, en faisant de la célé-
bration du corps du Christ un simp'e mémorial, vide
de la présence substantielle du Sauveur, Bérenger en
reprenant cette thèse et en attaquant directement
la transsubstantiation et la présence réelle, tendent
par le fait à ruiner du même coup la vérité du sacrifice
de la messe. De même ceux qui, rejetant l'identité du
corps eucharistique et du corps historique du Christ
cherchent à expliquer l'unité du sacrifice chrétien par
l'unité du Verbe omniprésent à toutes les hosties,
compromettent à leur tour cette vérité.
En face de ces erreurs ou de ces obscurcissements,
Pasehase Badbert et Hincmarauix* siècle, les anta-
gonistes de Bérenger au'xie siècle, établissent !a thèse
de l'identité du corps eucharistique et du corps histo-
rique du Sauveur et vont, par le fait même, préciser et
développer la doctrine de la vérité du sacrifice eucha-
ristique. Ils le feront en insistant sur l'identité du
prêtre et de la victime à l'autel, à la cène et au Cal-
vaire.
1. Le prêtre du sacrifice eucharistique. — La messe
est pour les théologiens de cette époque une œuvre
miraculeuse et divine, semblable à celle de l'incarna-
tion et de la création, aux miracles des prophètes, et
de l'Évangile : l'action seule du prêtre visible ne peut
l'expliquer.
L'auteur de la Confessio fulei résume bien la pensée
commune en ces mots : « Des yeux du corps, je vois à
l'autel un prêtre qui offre du pain et du vin, cepen-
dant par le regard de la foi, dans la pure lumière du
cœur, j'aperçois le prêtre souverain, le vrai pontife,
Notre-Seigneur Jésus-Christ s'offrant lui-même. »
Confessio fidei, IV, i, P. L., t. ci, col. 1087.
Mais comment faut-il concevoir l'action sacerdotale
que le Christ exerce au cours de la messe? • — Cer-
tains théologiens, comme Florus, voient surtout cette
action du prêtre invisible dans la consécration comme
telle, en tant qu'elle est un acte transsubstantiateur,
accompli par les divines paroles dans la puissance de
l'Esprit-Saint. D'autres, comme Pasehase, Iliiieinar,
l'auteur île la Confessio fidei, Rémi d'Auxerre, aiment
à la considérer dans l'oblation actuelle proprement
dite du sacrifice parle Christ lui-même. D'autres, enfin.
rapportent plutôt l'oblation eucharistique à l'activité
1035
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU XI* SIÈCLE
1036
de l'Église tout entière, qui par ses prêtres offre, sur
l'ordre du Christ et avec son pouvoir, le sacrifice du
corps et du sang jadis immolés sur la croix. Ainsi
Amalaire, Alcuin, Florus, Alger.
Aux yeux des théologiens qui insistent sur l'obla-
tion actuelle du Christ, son activité sacerdotale
s'exerce particulièrement au ciel : le sacrifice de la
messe leur apparaît comme une réalité divine à
double face, l'une symbolique, mystérieuse, celle que
nous avons sous les yeux, où le prêtre visible semble
avoir la part principale, l'autre où se découvre dans
le ciel la réalité du sacrifice chrétien dans l'oblation
perpétuelle de la victime du Calvaire. Dans ce sens
les premiers théologiens « parlent volontiers de « l'in-
terpellation » toute-puissante du Christ eucharistique,
s'offrant à son Père sous le voile du sacrement, comme
il le fait à découvert dans le ciel... Au témoignage de
l'apôtre, le Christ" a été fait à jamais pontife selon
l'ordre de Melchisédech, afin d'intercéder pour nous,
en s'offrant lui-même à Dieu le Père. Cet accord de notre
oblation terrestre à l'oblation du Christ est si essentiel
que Paschase s'exprime comme si le sacrifice commen-
çait véritablement d'être offert au Jubé hœc perferri. »
Lepin, p. 132-133.
Hincmar en parlant de cette oblation dira que le
Christ céleste offre pour nous un holocauste inin-
terrompu par le fait qu'il présente au Père la chair
qu'il a prise pour nous.
Alger verra signifié, dans la prière Jubé hœc perferri,
le Fils qui dans le ciel olîre lui-même le sacrifice au
Père, « prêtre, hostie et autel de son oblation ». Même
idée dans Adelmann de Brescia, De euch. sacr. ad
Berengarium, P. L., t. cxliii, col. 1293.
De la précision ainsi apportée aux textes antérieurs,
il résulterait, selon ces théologiens, «que notre sacrifice
tient sa valeur propre de l'oblation que le Christ fait
au Père de : on humanité sainte, marqué d'un certain
signe de l'immolation qu'il a voulu subir pour nous ».
Lepin, p. 135.
De ces conceptions découlent des conclusions toutes
naturelles sur le rôle du prêtre visible. Celui-ci est
l'instrument, le représentant visible du souverain
prêtre : dès lors la valeur du sacrifice eucharistique
est indépendante du mérite personnel du ministre.
Le prêtre visible est aussi dans l'oblation même le
représentant de l'Église tout entière qui offre par lui
et en lui son sacrifice. Cette thèse est plus particu-
lièrement chère aux théologiens d'inspiration augus-
tinienne.
2. La victime du sacrifice eucharistique. — Le Christ
rendu présent sur l'autel est la victime de l'oblation
eucharistique, il n'est produit sur l'autel que pour être
offert, immolé à la gloire de Dieu le Père et partagé aux
fidèles pour se les incorporer.
Les premiers théologiens du ixc siècle, Alcuin, Ama-
laire, Florus, l'affirment à l'occasion ; l'identité de
victime et l'unité d'hostie à la cène, à la croix et à
l'autel est pour eux la raison qui fonde l'identité et
l'unité du sacrifice chrétien avec celui de la croix.
Cette thèse deviendra centrale chez Paschase; elle
sera de nouveau mise en relief par les adversaires de
Bérenger. Les paroles suivantes de Lanfranc la résu-
ment : His testimoniis innolcscil quod vera Chrisii caro
verusque ejus sanguis in mensa dominica immolctur,
comedatur, bibatur corporaliter. spirilualiter, incompre-
hensibiliter. De corp., xix, P. L., t. cl, col. 435. Ainsi,
grâce à la double controverse du ixe et du milieu du
XIe siècle, la thèse traditionnelle de la vérité, de l'unité
et de l'identité de la victime de l'autel avec celle de
la cène et du Calvaire est proclamée et démontrée
avec plus de force que jamais. Elle triomphe facile-
ment de l'erreur de Bérenger, qui voudrait réduire
le sacrifice de l'autel à n'être qu'un sacrifice de pain
et de vin, pure commémoraison de celui de la croix;
elle finit par éliminer l'opinion de ces théologiens qui
cherchaient une explication à l'unité du sacrifice
chrétien dans l'unité du Verbe omniprésent à toutes
les oblations eucharistiques.
Selon la doctrine commune, le corps et le sang du
Christ ne sont pas seulement présents sur l'autel; ils
y sont réellement offerts. Le mot d'oblation revient
sans cesse sous la plume des théologiens pour caracté-
riser le sacrifice chrétien.
Le corps et le sang du Christ y sont aussi immolés,
mais d'une façon figurative. La victime de l'oblation
eucharistique, c'est le Christ mystique tête et membre,
c'est-à-dire la société des saints, l'Église faite hostie
une avec son Sauveur. Cette thèse augustinienne est
chère à Alcuin, Amalaire, Florus ; elle est développée
surtout par Alger. Paschase ne la méconnaît point;
il l'indique sans y insister. On pourrait la retrouver
chez la plupart des auteurs étudiés, elle est tradi-
tionnelle.
4° Caractère figurutij et commémoratif du sacrifice
de la mess?. — Tout en admettant la vérité du sacrifice
de la messe, les premiers théologiens du ixe au xne
siècle ont tous reconnu le caractère figuratif et commé-
moratif de la célébration du corps du Christ. Batramue
et Bérenger n'ont dévié que pour avoir exclusivement
mis en relief cet aspect figuratif de la messe.
Si les théologiens de cette époque parlent d'immola-
tion à l'autel, c'est dans le sens d'oblation commé-
morative et figurative de l'unique immolation réelle
du Calvaire. "Voir Lepin, p. 98. Les controverses du
IXe au xic siècle donneront seulement l'occasion de
préciser cet aspect figuratif de la messe : « Tous décla-
rent hautement qu'il ne saurait être question d'immo-
lation réelle. Tous unanimement, à la suite des Pères,
rangent l'immolation de l'autel dans la catégorie des
figures ou des signes, les uns la présentent de préfé-
rence comme immolation commémorative, c'est-à-dire
figure d'immolation passée, les autres comme immo-
lation mystique : c'est-à-dire figure d'immolation
simplement réelle; le plus grand nombre mêlant les
deux points de vue d'ailleurs similaires. » Lepin, p. 99.
Paschase, nous l'avons vu, ferait exception : il semble
bien admettre, comme correspondant à l'immolation
figurative qui se voit, une immolation réelle, invisible
qui met mystérieurcment le Christ sur l'autel à l'état
de victime en le faisant notre nourriture.
Quant à savoir en quoi consiste l'asp et figuratif
de la messe, nos auteurs répondent à cette question,
soit en développant le symbolisme des Pères, en insis-
tant surtout sur la fraction et la communion comme
figures d'immolation réelle, soit en suivant le courant
créé par Amalaire d'après lequel le canon entier, voire
même la messe dans son ensemble, figurent et commé-
morent la passion du Seigneur.
5° Les traits essentiels du sacrifice de la messe. —
La question de l'essence du sacrifice de la messe ne
s'est pas posée pour elle-même devant les théologiens
que nous étudions. On ne les voit point ranger dans
une synthèse bien unifiée les sacrifices de la cène, de
la croix et du Calvaire en partant d'une définition
générale du sacrifice. Ils ont utilisé cependant de préfé-
rence la définition transmise par Isidore de Séville et,
dans la perspective de cette définition, ils ont regardé
comme point central de la messe la consécration, car
de la chose profane qu'est le pain et le vin celle-ci
fait une chose sacrée le corps et le sang du Christ à
offrir en commémoraison de la passion.
L'idée d'oblation est prépondérante chez tous ces
écrivains; c'est un trait commun qu'ils reconnaissent
à la cène, à la croix et à l'autel. La réalité du sacrifice
eucharistique n'est pas seulement liée à la présence du
corps et du sang du Christ sur l'autel, mais aussi à
L037
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DÉBUT DE LA SCOLASTIQUE
1038
l'oblation en vue de laquelle est produite cette pré-
sence. Cette oblation est essentiellement relative à
l'oblation centrale du Calvaire. 1. 'immolation réelle
ou niist à mort du Christ, n'est aucunement requise
pour l'ensemble de ces théologiens afin que la messe
soit un vrai sacrifice. Nous en conclurons qu'elle n'est
point pour eux essentielle à un vrai sacrifice. En re-
vanche, ta commémoraison sensible de l'immolation
réelle du Calvaire est bien un trait essentiel qu'ils
reconnaissent unanimement dans la messe telle que le
Christ l'a instituée. S'ensuil-il que tout sacrifice pour
être un vrai sacrifice doive impliquer soit une immo-
lation réelle, soit au moins une immolation figurative?
Ils ne le disent point. Ils constatent seulement le fait :
au centre de l'économie sacrificielle, il y a l'oblation
sanglante du Calvaire: à la cène, il y a oblation de la
victime à immoler sur la croix; dans l'Église, il y a
oblation de la victime jadis immolée.
Est-il essentiel à la messe que la commémoraison
sensible de l'immolation passée soit liée à un acte
symbolique précis, censé représentatif de cette immo-
lation? Les théologiens de cette époque ne se posent
pas la question ex professo. A leurs yeux, si la commé-
moraison de l'immolation passée est essentielle au
sacrifice de la messe, « elle peut être quelque chose de
plus large, de plus général qu'une rite particulier,
figurant l'acte proprement dit d'immolation ». Lepin,
p. 132. Les uns à la suite d'Amalaire la rattachent à
l'ensemble du canon, les autres la voient soit dans
la fraction, soit dans la communion. Aucun ne
semble incliné à chercher cette commémoraison dans
la double consécration séparée du Corps et du sang
du Christ.
En somme les précurseurs de la théologie scolas-
tique ne se sont pas préoccupés de. définir les traits
essentiels de la messe; ils les ont plutôt décrits, et dans
cette description se trouvent enveloppés les éléments
d'une définition postérieure.
Dans cette perspective, la messe apparaît essentielle-
ment comme l'œuvre divine du prêtre invisible opérée
dans la puissance de l'Esprit par la prêtre visible,
organe du Christ et de l'Église. En vertu de l'action
efficace des paroles divines, par une merveilleuse
conversion du pain et du vin, le corps et le sang jadis
offerts en sacrement à la cène, offerts en oblation
sanglante et rédemptrice au Calvaire, sont produits
sur l'autel pour y être offerts jusqu'à la fin des temps
en union avec l'Église, cela en commémoraison figu-
rative de l'immolation réelle du Calvaire. Tel est le
vrai sacrifice des chrétiens qui est à la fois, par rapport
à Dieu, louange, action de grâces, impétration et pro-
pitiation pour les vivants et les morts, par rapport
à la cène, reproduction du geste du Christ, par rapport
au Calvaire, commémoraison vivante qui représente,
continue et applique chaque jour l'oblation rédemp-
trice en vue de l'incorporation de tous les fidèles au
Christ mystique.
VII f. Les débuts de la scolasttque : le xii° siè-
cle. ■ — Au point de vue de la théologie de la messe
aussi bien qu'à d'autres points de vue, cette période
que nous pouvons arrêter au IVe concile du Latran
(1215) constitue une époque de transition; les
influences antérieures, liturgiques et patristiques, con-
tinuent tout naturellement à se faire sentir; mais à ces
influences du passé s'ajoute un effort nouveau dans le
sens d'une élaboration rationnelle de la matière tradi-
tionnelle.
Liturgistes, canonistes, théologiens polémistes ou
didactiques donnent suivant des méthodes diverses
leur concours à cet effort dogmatique.
Sans reprendre ici une étude ex professo des prin-
cipales sources d'information qui a été faite à l'art.
Eucharistie, col. 1233-1267, on s'efforcera de déga-
ger la doctrine qu'elles contiennent en la considérant
avant Pierre Lombard, dans l'œuvre du Maître des
Sentences, après l'apparition de celte œuvre jusqu'au
concile du Latran.
1" Avant Pierre Lombard. -- 1. La messe dans 1rs
commentaires liturgiques. - Au début du xii" siècle se
fait sentir un renouveau liturgique
« Deux ouvrages marquent la reprise de ce mouve-
ment : le Mierologus, écrit demeuré longtemps ano-
nyme, attribué généralement aujourd'hui à Bernolddc
Constance (f 1100), et le De divinis officiis de Rupert
(t 1135) abbé de Dcutz, près de Cologne, l'un et l'autre
traitant d'abord de l'ordinaire de la messe, puis des
offices de l'année, tous deux dans la ligne tracée par
Amalaire. Du traité de Rupert dérive, semble-t-il,
l'ouvrage analogue qu'Honoré d'Autun publia quel-
ques années après sous le titre Gemma animœ. »
Lepin, op. cit., p. 23.
Comme études spécialement consacrées à une expli-
cation liturgique et dogmatique de la messe, il faut
citer encore la paraphrase remarquable d'Odon de
Cambrai (t 1113), Expositio in canonem missœ, P. L.,
t. clx, col. 1053-1070; le De sacrificio missœ attribué
à Alger de Liège (f 1130), P. L., t. clxxx, col. 853-
85G; la paraphrase en vers de Hildebert du Mans
(t 1133), Versus de mysterio missœ, P. L., t. clxxi,
col. 1177-1196; lç Liber de expositione missœ, mis sous
le même nom, col. 1153-1176; le bel ouvrage d'Etienne
de Beaugé (t 1136), Traclalus de sacramento altaris,
P. L., t. clxxii, col. 1273-1308; enfin le De officia
missœ, P. L., t. cxciv, col. 1889-1896. Dans l'ensemble
de ces commentaires la messe apparaît surtout comme
l'oblation du Christ avec ses membres dans l'unité
d'un même corps, en vue de commémorer en le repré-
sentant par tout ce qui se passe sur l'autel le. sacrifice
de la passion. Les commentateurs aiment à envisager
cette oblation sous ses différents aspects : ils disent ce
qu'est la chose offerte, qui sont les offrants, par quel
acte se fait l'oblation sacrificielle, quel en est le but
commémoratif et figuratif, et aussi l'utilité.
a) L'objet de l'oblation. — a. Le Christ, tête du corps
mystique. — Tous les liturgistes, en expliquant le
canon, affirment que, par une conversion merveilleuse,
la chose offerte sur l'autel est non pas le pain et le
vin, mais le Christ lui-même. Ils le font cependant avec
des expressions différentes qui cachent des conceptions
parfois assez diverses.
Odon de Cambrai trouve, pour exprimer la foi
traditionnelle, des mots d'une clarté parfaite : Solum
Christi corpus et sanguis est hostia in omnibus bene-
dicla... hostia quœ Deus est... P. L., t. clx, col. 1061 et
1062. De même Etienne de Beaugé: (Christus)quolidie
sine vulnere sacrificatur. lpse sacrifex est et sacrificium
hostia et sacerdos, quia Deus est et homo. P. L., t. clxxii,
col/ 1280 D.
Rupert de Deutz, au premier abord, semble affirmer
la même chose lorsqu'il dit : Non ergo solum panem
et vinum quœ corporaliler videntur, sed et... Verbum
Dei Filium Dei offert sancla Ecclesia. De div. off.,
1. II, c. il, P. L., t. clxx, col. 34. Sa conception du
sacrifice eucharistique et de son unité à travers le
temps et l'espace, est loin d'être cependant la concep-
tion traditionnelle; elle se rattache à celle de l'ano-
nyme auteur de la lettre à Égil, à celle aussi de Rémi
d'Auxerre. La matière ou substance du sacrifice est
pour lui double : faite d'une, matière terrestre et d'une
matière céleste, d'un côté le pain, de l'autre le Verbe,
c'est le pain déifère, panis deifer. Col. 35 C, 40 C.
Ce qui fait l'unité du corps eucharistique et du corps
né de la vierge Marie, ce qui constitue ensuite l'unité
du sacrifice chrétien, c'est le même Verbe qui autrefois
a pris un corps dans le sein de la Vierge, et qui en
prend un aujourd'hui sur l'autel en assumant le pain.
1039
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DÉBUT DE LA SCOLASTIQUE
1040
.S'f> Yerbum Palris carni et sanguini, quem de utero
Virginis assumpseral, et pani et vino quod de allari
assumpsit, médium interveniens, iinuni sacriflcium cffi-
cit. II, ix, col. 40; cf. II, n, col. 35.
Quoi qu'il en soit de la multiplicité des hosties, il y
a unité de sacrifice : Unilas Verbi unilatem efflcit
sacrificii. Ibid. Mais, objectera-t-on, le prêtre qui
sacrifie ne participe-t-il pas lui-même à une grâce du
V.erbe? Entre cette participation partielle et la pléni-
tude qui se répand dans le pain il y a, déclare Rupert,
une grande différence. Ibid. De cette conception toute
dynamique de l'objet du sacrifice découle une concep-
tion très spéciale de la communion; elle est comme
une irradiation sur nous, à travers le pain et le vin
de la vraie divinité et de la vraie humanité du Fils
de Dieu : Vivo flumine super panem et vinum c'on-
fluenle tant veram divinitatem, veramque humanilatem
Christi in cash sedentis et regnantis excipimus, quam
veram substantiam ignis a sole, supposila cryslalli
sphœra exigua, fere quotidie mutuare possumus. II, v,
col. 38.
On s'étonne de rencontrer après la controverse
bérengarienne une conception aussi équivoque sur
l'objet du sacrifice eucharistique. Elle ne pouvait que
mériter les critiques de théologiens .soucieux de la
vérité traditionnelle. Aussi Guillaume, abbé de Saint-
Thierry de Reims, releva-t-il justement ce qu'il y avait
d'erroné dans cette conception du eorpus sacrificii,
il rappela le fait de la transsubstantiation méconnu
par Rupert, dénonça l'impanation qu'impliquait sa
théorie, et formula en une lettre, aussi charitable que
ferme, la vérité oubliée de l'identité du corps céleste
et du corps sacrifié à l'autel. Epist. ad quemdam mon.,
P. L., t. clxxx, col. 341-345. Ce n'est donc point sans
raison que Baronius, Bellarmin, Vasquez et Suarez
ont fait écho à ces critiques d'un contemporain de
Rupert.
b. Le corps mystique, du Christ uni à son chef. —
Nos liturgistes interprètent le texte de la messe à la
lumière de la tradition augustinienne, et aiment à
montrer sur l'autel, à côté de l'oblation du Christ,
celle de ses membres. La messe comprend comme élé-
ment essentiel la propre et totale oblation du corps
mystique.
Honoré d'Autun l'affirme en un langage un peu
subtil qui illustre les vues d'Amalaire. Dans le sacrifice
grandiose de la société des saints, il distingue diffé-
rentes sortes d'oblations ou sacrifices : celui des anges
et des esprits bienheureux signifié par la préface, celui
des innocents, des apôtres, des martyrs, des confesseurs
qu'il trouve commémoré dans le canon : c'est sous
une forme originale, l'affirmation du caractère uni-
versel de l'oblation eucharistique qui a pour but
l'union de tous à la tête du corps mystique. Gemma
animas, I, lviii, P. L., t. clxxii, col. 561.
De même Isaac de Stella « ramasse dans une vaste
synthèse où entrent des éléments assurément fort
discutables, mais qui ne laisse pas d'ouvrir sur la
messe une perspective grandiose, les divers aspects de
ce grand mystère de l'Église, prêtre et victime avec le
Christ dans une même oblation qui commence sur
l'autel eucharistique et se consomme sur l'autel du
ciel ». Lepin, op. cit., p. 144. Isaac de Stella, Epistola
de officio missas, P. L., t. cxciv, col. 1890.
b) Les offrants : le prêtre et les cooperateurs de l'obla-
tion. Les messes solitaires. — a. Rôle principal du
Christ et de l'Église. — Les liturgistes aiment à
rappeler à l'occasion la doctrine du sacerdoce uni-
versel du Christ : c'est au Christ mystique uni à la
société des saints que revient à l'autel le principal
rôle dans l'oblation. De là le rôle secondaire du prêtre
visible : il n'est que le mandataire du Christ et de
l'Église.
b. Rôle secondaire du prêtre visible et des fidèles. —
Puisque le Christ est le vrai prêtre de la messe, peu
importe, au point de vue delà validité du sacrifice, la
qualité morale de l'instrument qu'il emploie. Tout
prêtre catholique, bon ou mauvais, consacre valide-
inent. Les simoniaques, à raison de leur foi intégrale
catholique, consacrent validement eux aussi. Honoré
d'Autun, Eucharislion, vi, P. L., t. clxxii, col. 1253.
Comme l'Église aussi a sa part essentielle dans
l'oblation, ceux qui sont séparés d'elle ou en dehors
d'elle, les hérétiques, les schismatiques, les gentils
ne peuvent faire le sacrement eucharistique. Ainsi
Honoré d'Autun, loc. cil. Cf. Odon de Cambrai : Non
est locus veri sacrificii extra catholicam Ecclesiam.
Exposilio in canonem, P. L., t. clx, col. 1061 ; Etienne
de Beaugé, De sacr. ait., P. L., t. cLXxn, col. 1200.
Ces vues qui exigent l'adhésion au corps mystique
du Christ pour offrir le corps eucharistique ne cadrent
point complètement avec la doctrine plus nuancée de
Paschase et d'Alger de Liège. Elles seront éliminées
plus tard.
Mandataire de l'Église à l'autel, le prêtre a normale-
ment des cooperateurs actifs qui offrent avec lui le
corps du Christ : Offerimus vinum et oblatam, ipsi
offerunt mentem sanctam et devotam, dit Etienne de
Beaugé, ibid., col. 1288 D.
Le mode de cette coopération a pu varier au cours
des siècles. Jadis les fidèles participaient à l'oblation
en offrant la farine pour le sacrifice. Lorsqu'on commu-
nia moins, le peuple prit l'habitude d'offrir des deniers
au lieu de farine et de pain : Qui tamen denarii in
usum pauperum qui membra sunt Christi cédèrent, vel
in aliquid quod ad hoc sacriflcium pertineret. Honoré
d'Autun, Gemma animas, I, lxv, P. L., t. clxxii,
col. 565. Selon la pratique et l'esprit de l'Église pri-
mitive, on ne célébrait point ordinairement la messe
sans l'assemblée des fidèles. Pour des causes diverses, le
nombre des assistants diminua dans la suite. L'auteur
du Micrologus rappelle qu'il est extrêmement conve-
nable pour que les prières de la messe gardent un
sens, que le prêtre célèbre toujours la messe au
moins devant deux assistants. Il appuie cette décla-
ration d'un décret attribué par lui aux papes
Anaclet et Soter. Micrologus, n, P. L., t. eu,
col. 979.
Cependant, en se fondant sur le principe que le
prêtre à l'autel agit comme représentant de toute
l'Église, certains liturgistes de l'époque, comme Pierre
Damien, Odon de Cambrai, Etienne de Beaugé, mon-
trèrent que la pratique des messes solitaires n'avait
rien d'absurde. Odon commente ainsi les paroles du
canon : El omnium circumstcinlium. « A l'origine on
ne célébrait point de messes sans l'assemblée des
fidèles; mais dans la suite s'établit dans l'Église et
surtout dans les monastères l'usage des messes soli-
taires. Comme il n'y a pas d'assemblée que l'on puisse
saluer au pluriel, et comme aussi il n'est pas permis de
changer les salutations faites au pluriel, les célébrants
se tournent vers l'Église et disent que, dans l'Église,
ils saluent les fidèles qui composent l'Église», et peu
après, il ajoute : « Selon ce sens, ici par le mot cir-
cumstantes, on entend tous les fidèles de n'importe quel
pays, qui, unis entre eux et au chef suprême, forment
un seul et même corps. » Exposil., P. L., t. clx,
col. 1057. Etienne de Beaugé dit très sensiblement la
même chose, De sacr. ait., P. L., t. clxxii, col. 1289.
De ces paroles, résulte clairement que, dans les
monastères, on disait parfois la messe sans que per-
sonne y assistât , sans même de ministre pour répondre :
d'où le nom de « messes solitaires » données à ces
offices. Que ce ne fût là qu'une tolérance, « c'est ce que
démontrent les décrets canoniques qui, abolissant tout
privilège de ce genre, défendent absolument qu'aucun
1041
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DÉBET DE LA SCQLASTIQUE
1042
prêtre dise la messe étant seul et sans quelqu'un qui
lui réponde. » Cardinal Bona, De la liturgie, t. i,
p. 151-155, Paris. 1874.
c) L'acte essentiel de l'oblation eucharistique. —
Le moment de la consécration est comme l'âme du
sacrifice : Cum ad summi sacramenti verticem, cum ad
ipsam perventum est sancti sacrifiai mentern, disparet
sermo. Rupert, De div. off., II, vin, P. L., t. clxx,
col. 39.
La prière Supplices te rogamus a pour les liturgistes
de cette époque, comme pour leurs prédécesseurs, une
importance toute spéciale : elle marque l'acceptation
de l'oblation : Hic oblala. ibi accepta, non mutatione
loci..., sed quia Deus est ubique non fit loci mutatione,
ut (onjungalur Deo de pane jacta caro... Hostiam per-
ferri in sublime altare quod est nisi oblationem nostram
conjungi Yerbo, uniri Yerbo, fieri Deum, et per eam
nos in Deum assumi et vota nostra acceptari. Odon,
Expos, in canonem, P. L., t. clx, col. 1067 A.
En dehors de la consécration normale par les
paroles de Xotre-Seigneur, le Micrologus, à la suite
d'Amalaire, reconnaît pour le vendredi saint la consé-
cration par contact : Xam ordo romanus in Parasceve
vinum non consecratum cum dominica oratione et
Dominici corporis immissione jubet consecrare, ut
populus possit plene communicare. xix, P. L., t. cli,
col. 989. En rappelant les prières prononcées le
vendredi saint sur le corps du Christ, Honoré déclare
qu'autrefois était ainsi célébrée la messe apostolique.
Gemma, III, xcvi. P. L., t. clxxii, col. 668.
d) Le but commémoralif et figuratif de l'oblation
eucharistique. — Les liturgistes développent les vues
d'Amalaire sur le but commémoratif de la messe.
Rupert, De div. op., II, x, P. L., t. clxx, col. 42.
Le canon entier, d'après le Micrologus, commémore
la passion du Seigneur. Le prêtre y tient les mains
étendues moins pour marquer la dévotion de son âme
élancée vers Dieu que pour y signifier l'extension du
corps du Christ sur la croix. Les cinq conclusions
identiques per Dominum font penser aux cinq bles-
sures, et l'inclination profonde du prêtre pendant le
Supplices rappelle le Christ inclinant sa tête pour
mourir, xvi, P. L., t. eu, col. 987. On retrouve le
même symbolisme chez Honoré d'Autun, Gemma, I,
xlvi, P. L., t. clxxii, col. 558. De même Rupert,
De div. ofj., IL xn, xv, xvi, t. clxx, col. 43, 45, 46.
Celui-ci insiste surtout sur le caractère représentatif
des signes de croix.
• Le symbolisme exposé par Rupert est repris d'un
bout à l'autre par Etienne de Beaugé qui se contente
de le condenser en formules plus nerveuses et plus
pieuses. C'est sans doute sous l'influence de ce sym-
bolisme mystique appliqué à la liturgie, que Guillaume
de Saint-Thierry allègue comme signes représentatifs
de la passion, non seulement la fraction de l'hostie,
mais encore l'ensemble des gestes par lesquels le
prêtre prend le corps du Sauveur, l'élève, l'abaisse,
f radio, depositio,et elsvatio ejus et ceelera. » Lepin, op.
cil., p. 120. Cf. Etienne de Beaugé, loc. cit., xiii-xvii,
P. L., t. clxxii, col. 1287-1301; Guillaume, De sacra-
mento allaris, ix, P. L., t. clxxx, col. 356.
2. La messe d'après les canonisles. — Les grands
recueils canoniques de la première moitié du xnc siècle
coordonnent les témoignages les plus autorisés et les
plus significatifs de l'époque patristique et de la pre-
mière époque théologique.
En distribuant ces témoignages en un certain nom-
bre de chapitres pourvus de titres saillants qui gui-
dent les recherches et stimulent la réflexion, non seule-
ment les décrétistes constituent une mine très riche
'< d'autorités » qui sera exploitée par les théologiens,
mais ils fixent en quelque sorte les questions qui seront
de préférence traitées dans les écoles.
Tandis que les théologiens de l'âge précédent pui-
saient leurs documents soit dans les manuscrits des
Pères, soit dans des chaînes ou des florilèges, soit déjà
dans les recueils de Réginon de Pri'im et de Burchard
de Worms, ceux de l'âge suivant iront chercher dans
les œuvres d'Yves de Chartreset deGratlen une docu-
mentation de première importance sur l'eucharistie
en général, et le "sacrifice de la messe en particulier.
Yves de Chartres (t 1116), traite de la messe dans le
Decretum et la Panormia.
La deuxième partie du Decretum a pour objet le
sacrement du corps du Christ et la messe : De missa
et aliorum sacramentorum sanctilale. Quelques titres
de chapitre ont directement rapport à l'idée de sacri-
fice; ainsi le c. vi : Non mentiri eum qui dicit Christian
impassibilem et immortalem quolidie in sacramenlo
immolari. On y montre, surtout d'après l'Épître à
Boniface de saint Augustin, qu'il ne peut être question
à l'autel que d'une immolation figurative. Decretum,
II, iv, P. L., t. clxi, col. 136-140. Ainsi le c. ix, qui
définit le sacrifice d'après Lanfranc : Sacrificium
Ecclcsiœ duobus confici, duobus conslare : id est visibili
elementorum specie, et invisibili Domini noslri Jesu
Chrisli carne et sanguine. Ibid., col. 152-160. Ainsi
les c. xi- xv qui traitent de la matière du sacrifice.
De même le c. xv qui marque la raison d'être de la
commémoraison de la passion à la messe.
Plus riche encore, au point de vue de la messe, est
la Panormia. Les titres suivants mettent bien en
relief les questions qui préoccupaient alors les écoles.
Ils sont tirés du 1. I, De sacramenlo eucharisties et de
celebratione missarum : c. cxxxvn, Sacramentum et res
sacramenti sacrificium perficiunt ; c. cxxxix, Quid
significat f radio hostise et sanguinis polalio, (var. Dum
hostia frangitur, passio Christi ad memoriam reducitur) ;
c. cxli, Carnis et sanguinis comestio et potatio domini-
ez mortis est commemoralio ; c. cxlii et cxLin, Quo-
modo intelligendum est Semel immolatus est Chris-
TUS ET QUOTIDIE IMMOLATUR? C. CXLIV, Hostia qiUV
semel immolata est, in recordatione suée mortis quolidie
ofjertur, col. 1075-1077. Il s'agit surtout dans ces
chapitres de mettre en relief le caractère commémo-
ratif et figuratif de la messe.
« Quant à la doctrine des Pères, alléguée sur divers
points, elle est censée empruntée tout particulière-
ment à saint Ambroise et à saint Augustin. Mais, sous
le nom de saint Ambroise, on trouve cité, c. cxliv,
le célèbre passage du commentaire de l'Épître aux
Hébreux que nous savons être de saint Jean Chry-
sostome. Sous le nom de saint Augustin et avec
référence à la lettre de l'évèque d'Hippone à Boniface,
on voit reproduit, c. cxliii, non plus le texte de cette
lettre, mais le commentaire qu'en a donné Lanfranc.
Comme extrait du livre des Sentences d'Augustin
publié par Prosper se trouve allégué, c. cxxxix, un
morceau du même Lanfranc. » Lepin, op. cit., p. 29.
Gratien (t 1158), dans sa Concordia discordanlium
canonum, traite lui aussi, part. III, dist. II, du sacri-
fice eucharistique et en expose les sources principales.
Ce sont à peu près les mêmes cadres, les mêmes
questions que chez Yves de Chartres. Dist. II, De cons.,
c. xxxii, P. L., t. cLxxxvn, col. 1745 : Quid 'sit sacri-
ficium? c. xxxvn, col. 1748 ; Dum hostia frangitur,
passio Christi ad memoriam redit; c. li. col. 1755 :
Quomodo Christus sit immola/us semel, et quomodo
quolidie immoletur ? c. lui, col. 1756 : Hostia quiv semel
oblala est, in rcconlutioncm suœ mortis quolidie offertur;
c. i.xxu, col. 1767 : Quotidianum sacrificium non esl
reileratio passionis, sed commemoralio.
Comme à Yves de Chartres, il arrive à Gratien
de citer des extraits de Paschase et de Lanfranc sous
le nom d'Augustin. Quoi qu'il en soit de l'imperfection
de sa critique, sa collection de textes sera < comme
1043
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DÉBUT DE LA SCOLAS TIQUE
1044
le grenier d'abondance auquel viendront s'approvi-
sionner les siècles suivants ». Lepin, op. cil., p. 70.
3. La messe chez les théologiens. — a) Théologie polé-
mique contre les cathares, vaudois et autres sectes héré-
tiques : Pierre le Vénérable. — Tandis que Bérenger
s'était contenté de nier la vérité du corps eucharisti-
que du Christ, et avait maintenu, quoiqu'en le défor-
mant, le caractère sacrificiel de l'eucharistie, les
partisans de Pierre de Bruys dans la première moitié
du xii" siècle, en arrivèrent à formuler une erreur
plus radicale.
Ils niaient la légitimité de l'oblation eucharistique,
en affirmaient l'inanité et l'inefficacité pour les dé-
funts. Sur l'histoire de cette erreur voir art. Bruys,
t. h, col. 1151-1156 et art. Eucharistie, t. v, col.
1239-1243. En les réfutant dans son Traclalus con-
tra Petrobrusianos, P. L., t. clxxxix, col. 719-850,
Pierre leVénérable fut amené à apporter des précisions
touchant la définition et la nécessité du sacrifice en
général, sa permanence, le caractère relatif et corn-
mémoratif du sacrifice eucharistique, son efficacité
pour les défunts.
a. Définition du sacrifice. — Pierre le "Vénérable
décrit le sacrifice comme le signe caractéristique de
l'attitude religieuse de l'humanité en. face de Dieu,
principe et fin de toutes choses. Cum signo sacrifi-
ciorum semper suos Deus ab alienis secreveril, cum
divinam servitulem ab humanis obsequiis hoc signo
discreverit... Col. 790 B.
Le sacrifice, en effet, est l'acte par excellence du
culte dû proprement et uniquement à Dieu. « Par cet
acte, dit Pierre, se trouve signifié que l'homme est le
sujet de Dieu seul, qu'au-dessus de lui il ne recon-
naît, suivant sa condition originelle, que Dieu comme
son seul principe et sa fin suprême, qu'il veut se sou-
mettre à lui et lui obéir, comme à son auteur, à son
maître, et à son rémunérateur. L'hommage exté-
rieur sert de signe à la disposition intérieure de
l'âme qui ne peut être reconnue que par des signes
extérieurs. Ainsi se trouve représentée la sujétion
totale de l'homme, corps et âme, à Dieu. » Col. 791 D
Nous avons ici un développement authentique de
l'idée augustinienne du sacrifice. Comme le note
M. Lepin, « cette définition met à la base du sacrifice
la disposition intérieure de soumission et d'hommage,
non un acte extérieur et proprement dit d'immola-
tion. Le sacrifice du Christ lui-même ne consiste pas
précisément dans l'acte qui a immolé le Sauveur,
mais bien dans sa libre offrande à la mort par obéis-
sance, à son Père. » Lepin, op. cit., p. 137. C'est le sens
de cette phrase de Pierre : « On dit que le Christ
s'est offert lui-même, parce qu'il a donné librement
et spontanément sa vie. » Col. 797 A.
b. Perpétuité de l'hommage sacrificiel sous la variété
des sacrifices. — En fait, les âmes religieuses de tous
les temps ont offert à Dieu l'hommage sacrificiel.
Une peut en être autrement, le culte divin, dans ce
qu'il a de fondamental, ne peut jamais être périmé
dans le monde. Col. 790-795. Seule a varié la forme
sacrificielle. Col. 796. L'Église offre sur ses autels pour
la rémission des péchés une victime qui l'emporte en
excellence sur les victimes de l'Ancien Testament. A
la pluralité de ces victimes impuissantes a succédé la
victime unique qui suffit à racheter tous ceux qui
l'offrent. Bos, vilulus, aries, agnus... implent altaria
Judœorum ; solus agnus Dei altari superponitur chris-
tianorum. Col. 796 B.
c. Relation du sacrifice de l'Église à celui de la croix.
— Le sacrifice de l'Église est identique à celui de la
croix. Les pétrobrusiens, qui reconnaissent la réalité
sacrificielle de la passion, devraient confesser la réalité
du sacrifice de l'Église : c'est le même sacrifice offert
une seule l'ois sur la croix par le Christ lui-même, offert
sur l'ordre du Sauveur, chaque jour à l'autel par son
peuple. Col. 798. L'Église offre pour elle-même celui
qui s'est offert pour elle : et ce que le Christ a fait une
fois en mourant, elle le fait toujours elle-même en
offrant. Col. 789.
d. Le but de l'institution de la messe. — C'est la
commémoraison du Christ. Col. 811 D. Aucun homme
ne saurait être sauvé qu'en aimant le sacrifice qui le
sauve. Le Christ le savait. Aussi a-t-il institué le sacri-
fice eucharistique qui à la fois signifie son corps et
son sang et contient la réalité de ce qu'il signifie :
lia signum est ut sil (amen idem quod signal, col. 812 D,
tout cela afin « de rappeler plus vivement sa mort,
d'exciter plus complètement notre amour, de nous
appliquer plus pleinement la rémission des péchés ».
Col. 814 B.
Cette commémoraison est figurative. Sans doute
elle comporte à l'autel la présence du corps et du sang
jadis immolé sur la croix et rappelle ainsi plus vive-
ment que tous les discours le drame du Calvaire, col.
813; mais elle n'implique nullement le renouvellement
de l'immolation passée, « car, bien que l'on dise du
Christ qu'il est immolé dans l'eucharistie, il n'y
souffre ni douleur, ni mort comme autrefois. On dit
qu'il est immolé, lorsque, demeurant inviolable en
lui-même, il est brisé, partagé, mangé à l'autel, car
par ces divers signes et d'autres semblables la mort
du Seigneur est aussi pleinement que possible repré-
sentée, maxime reprsesenlalur ». Col. 812 D. Comment
se fait cette représentation? En quelque sorte natu-
rellement, à raison des signes employés. Pour Pierre,
disciple de Lanfranc, « la fraction et la communion
sont les signes naturels de la passion. Mais cette repré-
sentation lui paraît aussi fondée sur une volonté
positive de l'apôtre. Si Paul en effet n'a point parlé à
l'occasion du sacrifice eucharistique du souvenir de
l'incarnation, de la circoncision, du baptême, de la
résurrection et de l'ascension, c'est parce qu'il vou-
lait par là montrer dans la mort du Seigneur la plus
grande de ses œuvres, celle à laquelle le monde doit
la vie et le salut. » Col. 813 A.
e. Utilité de la messe pour les défunts. ■ — Aux néga-
tions hérétiques touchant l'efficacité de la messe
pour les défunts, Pierre oppose la pensée et la pra-
tique de l'Église. Il fonde la foi chrétienne sur la
croyance à la communion des saints, sur le fait que
l'Écriture parle de fautes remises dans l'autre vie;
il en appelle au témoignage des Pères, Ambroise,
Augustin, Grégoire, Jérôme. Il construit ainsi un
traité théologique complet sur la valeur de la messe
pour les défunts. Col. 819-847.
b) Premiers essais de théologie scolastique. — L'appli-
cation de la méthode dialectique aux données de la
tradition se développe de plus en plus au xne siècle,
et se révèle soit dans les monographies consacrées à
l'étude de l'eucharistie, soit dans les premiers essais
de Sommes théologiques.
a. Monographies. — Parmi celles qui s'intéressent
dans une certaine mesure à la question du sacrifice,
il faut citer le beau traité de Guillaume de Saint-
Thierry, De sacramenlo altaris liber, P. L., t. clxxx,
col. 341-366.
L'auteur y défend la présence du corps du Christ
à l'autel contre les tendances ultra-spiritualistes
de Bupert de Deutz, voir col. 1038, et marque nette-
ment la différence qu'il faut faire entre l'ubiquité
naturelle au Verbe et la multilocation miraculeuse
du corps du Christ qui se fait là seulement où il y a
la rédemption à appliquer. Sicut enim exigit nécessitas
salulis humame ut adsit ubi opus est, sic eliam exigit
ut sic adsit corpus ejus sicut opus est. n, col. 348 sq.
Il insiste, au c. x, sur le caractère mystique et figu-
ratif de l'immolation de l'autel : Non enim a
1045
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, PIERRE LOMBARD
1046
nobis impie occiditur, sed sacrificaiur, et hoc modo
mortem Domini annunciamiis. Col. 358; cf. 362.
On retrouver;! lu même idée sur le caractère figu-
ratif de la messe dans le fragment de traité attribué
à saint Anselme. Epist.. IV.c.vn, P. L.,X. clix, col. 257.
Sur les autres écrits de circonstance de l'époque
qui peuvent fournir quelques indications sur la messe,
voir Lepin, op. cil., p. 24-26.
b. Premières synthèses. ■ — On s'attendrait à voir les
auteurs des premières Sommes donner à la question
du sacrifice eucharistique une belle place dans leur
vaste plan d'ensemble. En fait, cette question n'est
guère qu'effleurée. Dans l'eucharistie, ils considéraient
surtout le point de vue du sacrement.
Ainsi Hugues de Saint- Victor (t 1141), dans le
De sacramentis. ne consacre qu'une chapitre très court
à la célébration de la messe; c'est un résumé des défi-
nitions traditionnelles. De sacramentis christianœ fidei,
1. II, part. VIII. c. xiv, P. L., t. clxxvi, col. 472.
Un des disciples de Hugues de Saint-Victor et d'Abé-
lard, peut être Hugues de Mortagne (voir M. Chossat,
La Somme des Sentences, œuvre de Hugues de Mor-
tagne, Louvain, 1924), dans sa Summa sententiarum,
étudie l'eucharistie surtout comme sacrement. A noter
cependant quelques indications relatives au sacrifice
de la messe. Après avoir insisté sur la présence de la
victime du Calvaire à l'autel, il met en relief le carac-
tère figuratif de la fraction et de la communion par
rapport à l'immolation de la croix : Cum igitur fran-
{jitur hostia, dum sanguis de calice in ora fideliurr
Junditur, quid aliud quam Domini corporis in cruce
immolatio ejusque sanguinis de latere efjusio désigna-
is? Tract. VI, c. vin, P. L., t. clxxvi, col. 145. En
vertu du principe d'après lequel le prêtre à l'autel
agit au nom de toute l'Église, l'auteur se rallie à l'opi-
nion de ceux qui affirment l'invalidité des messes
célébrées par les excommuniés et les hérétiques mani-
festes. Ibid., c. ix, col. 146.
Robert Pullus, dans ses Sentences, fournit aussi
quelques indications sur le sacrifice. Il y traite de la
matière du sacrifice, 1. VIII, c. h; du caractère figu-
ratif du mélange d'eau et de vin, c. m; de la représen-
tation de la passion à la messe, c.iv. Il prouve c. vi, que
l'eucharistie est validement consacrée par des prêtres
indignes. P. L., t. clxxxvi, col. 961, 963, 964, 968.
« Le peu de place donné à l'étude du sacrifice de la
messe dans ces premiers essais de théologie scolastique
montre clairement que l'attention des écoles n'est pas
portée sur ce point... Le dogme du sacrifice n'ayant
pas subi d'attaque directe, n'est l'objet d'aucune
investigation particulièrement approfondie. » Lepin,
op. cit., p. 26.
2° Pierre Lombard (t 1164). ■ — L'enseignement du
Maître des Sentences sur la messe mérite un examen
attentif, d'abord parce qu'il est un approfondissement
de la pensée traditionnelle, mais surtout parce qu'il
se trouve être, un écho assez riche de cette pensée
et que son influence se fera sentir jusqu'au concile de
Trente et au delà.
Comme ses devanciers immédiats, Pierre Lombard
donne surtout son attention à l'eucharistie comme
sacrement: il n'aborde ex professo la question du sacri-
fice qu'à la dernière page de la dist. XII du livre IV.
Il pose ainsi le problème : On demande si ce que fait
le prêtre est appelé au sens propre sacrifice ou immo-
lation, et si le sacrifice est immolé chaque jour ou
bien s'il n'a été immolé qu'une fois? La question est
complexe et ne va pas sans laisser dans l'esprit une
équivoque. Faut-il prendre les deux termes sacrifice
et immolation pour synonymes'? De l'emploi de ces
deux mots distincts et plus encore de l'ensemble de
la réponse qui va suivre, il résulte qu'ils ne sont poinl
complètement équivalents.
A la question ainsi posée le Maître répond en mon-
trant qu'il y a dans la messe un sacrifice parce que il
y a sur l'autel représentation de L'immolation du
Calvaire, et oblation de la victime jadis immolée.
1. La messe comme représentation du sacrifice du
Calvaire. — « Ce qui est offert et consacré par le
prêtre est appelé sacrifice et oblation, parce que c'est
la mémoire et la représentation du vrai sacrifice et de
la sainte immolation accomplie sur l'autel de la croix.
Une seule fois le Christ est mort en croix et y a été
immolé en lui-même, mais chaque jour il est immolé
dans le sacrement, parce dans le sacrement il est fait
mémoire de ce qui a été accompli une fois. » L. IV,
dist. XII, n. 7, P. L., t. cxcn, col. 866. C'est dire que
l'immolation réelle du Calvaire est le sacrifice par
excellence, que la messe n'est sacrifice que par sa rela-
tion essentielle « au vrai sacrifice » accompli une seule
fois sur la croix. Elle est un sacrifice relatif, souvenir
et image du véritable sacrifice constitué par la mort
rédemptrice de la croix. La représentation sensible
de l'immolation passée ne consiste point dans une
modification sensible qui affecterait le Christ impas-
sible, soit au moment de la consécration, soit au
moment de la fraction et de la communion. Ibid.,
n. 5, col. 865. Pierre Lombard ne voit point encore
dans la double consécration l'image expressive de la
séparation du corps et du sang qui eut lieu au Calvaire.
Si la séparation des espèces l'intéresse, c'est au point
de vue de la communion et de l'effet rédempteur signi-
fié. Jésus-Christ, en choisissant le pain et le vin
comme éléments du sacrifice, a voulu montrer qu'il a
pris la nature humaine tout entière, corps et âme,
afin de la racheter tout entière. Dist. XI, n. 6,
col. 863.
Il place surtout la représentation sensible de l'immo-
lation du Calvaire dans la fraction et la communion.
Dist. XII, n. 6, col. 866.
2. La messe comme oblation de l'Église. — Mémorial
et représentation sensible de l'unique immolation
réelle du Calvaire, la messe n'est point seulement une
image de sacrifice. D'accord avec l'ensemble de la
tradition, le Lombard reconnaît en elle un sacrifice
réel.
Sous l'aspect commémorât if et représentatif de la
messe se cache une réalité sacrificielle : l'offrande de la
victime du- Calvaire. « Le passage si remarquable
de saint Jean Chrysostome, reproduit par le Maître
des Sentences ne contient pas seulement l'idée d'un
rappel de la mort soufferte sur la croix, recordatio ;
il y est aussi question d'une « offrande » de la victime
autrefois immolée, ofjerimus, ofjertur. L'immolation,
semble-t-on nous dire, est passée; mais la victime
est présente, et son oblation actuelle. Or cette double
réalité de la présence de la victime et de son actuelle
oblation paraît bien être ce qui constitue hic et nunc
un vrai et réel sacrifice, malgré qu'on ait une simple
image commémorative de l'immolation. » Ces paroles de
M. Lepin, op. cit., p. 153, expriment bien la conclusion
du Maître- des Sentences lui-même: «De là il ressort que
ce qui se passe à l'autel est un sacrifice et est appelé
ainsi à juste titre. Le Christ a été offert une fois, et
il est offert chaque jour, mais d'un manière différente
autrefois et aujourd'hui. » Dist. XII, n. 7, col. 866.
Le concile de Trente adoptera la même formule.
L'identité d'oblation fonde l'identité de sacrifice;
de part et d'autre, c'est toujours la même victime
offerte. La différence entre le sacrifice de l'autel et
celui de la croix réside dans le mode de l'oblation.
Sur la croix, le Christ s'est offert lui-même une fois
en hostie efficace de rédemption d'une façon san-
glante: sur l'autel, nous l'offrons et nous nous offrons
conjointement avec lui, victimes d'un seul et même
sacrifice non sanglant, dans le but de faire dériver
1047
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, PIERRE LOMBARD
1048
jusqu'à nous la vertu de la croix. Dist. VIII, n, 4,
col. 857; dist. XI, n. 7, col. 864'; dist. XII, n. 7,
col. 8li(i.
Pierre Lombard, comme Pierre le Vénérable, comme
les augustiniens, souligne le rôle actif de l'Église
à l'autel : il en tire des conclusions sur la validité
de la messe. Au sein de l'Église catholique, quelle
que soit la qualité morale du ministre, le sacrifice
s'accomplit... quia Spirilus Sanctus vivificat. En dehors
de TÉglise, pour les excommuniés et les hérétiques
notoires il ne peut être question de célébrer valide-
ment : ceux-ci nt peuvent parler au nom de l'Église.
Autre raison : La messe, dit le Lombard, suppose au
Jubé heec perferri l'intervention des anges; l'héré-
tique et le schismatique ne peuvent escompter cet.te
intervention : Éx his colligitur quod heereticus a catho-
lica Ecclcsia prœcisus niqueat hoc sacramentum confi-
ccre, quia sancti an'geli... lune non adsunt quando
hœreticus vel schismaticus hoc mysterium temere cele-
brare prwsumit. Dist. XIII, n. 1, col. 868. Cette
conclusion erronée sera rejetée par la théologie pos-
térieure.
Tandis que le Maître des Sentences met surtout en
évidence le rôle du prêtre comme mandataire de
l'Église dans l'oblation eucharistique, il se tait sur les
rapports de celui-ci avec le prêtre invisible. Le Christ
dans cette perspective apparaît prêtre du sacrifice
chrétien, surtout en ce qu'il fait offrir, sur son ordre,
par l'Église l'oblation de son corps et de son sang
rendus présents sur l'autel par la vertu de ses paroles.
L'ensemble de la doctrine est d'inspiration augus-
tinienne.
Conclusion. ■ — La vérité du sacrifice eucharistique
est tout à fait indépendante d'une immolation actuelle
de la victime offerte. Dépend-elle, du moins, d'une
représentation sensible de l'immolation passée ?
M. Lepin pense que non : l'essence du sacrifice eucha-
ristique, d'après lui, est constituée par autre chose
qu'une immolation réelle ou figurative, savoir par
l'oblation réelle du Christ réellement présent dans
le sacrement. Op. cit., p. 156.
C'est, semble-t-il, ne point tenir assez de compte
du premier aspect de la pensée du Lombard, selon
laquelle la messe est appelée sacrifice, parce qu'elle est
la représentation du sacrifice de la croix. Cet aspect
n'exclut point le second : celui-ci le complète. Pour
notre auteur, comme pour ses prédécesseurs, la messe
est une réalité complexe à double aspect, l'un exté-
rieur et visible, l'autre intérieur et invisible, tous
deux essentiels. Par son extérieur, pain et vin, frac-
tion et communion, elle est surtout rappel et représen-
tation de la passion; par sa réalité profonde, elle est.
oblation actuelle; substantiellement identique à celle
du Calvaire. L'idée de la messe, telle que l'a décrite
le Maître des Sentences, pourrait ainsi se définir :
L'oblation par l'Église sur l'ordre du Christ, du corps
et du sang du Seigneur, présents sur l'autel sous les
signes commémoratifs de l'immolation passée, en vue
d'appliquer aux fidèles la vertu de cette immolation
rédemptrice.
3° Les successeurs immédiats de Pierre Lombard. —
1. Les liturgistes. ■ — Durant la seconde moitié du
xiie siècle, plusieurs auteurs traitent de la messe au
point de vue liturgique : Jean Beleth vers 1160
dans le Rationale divinorum officiorum, c. xxxiv-lii,
P. L., t. coi, col. 43-58; Robert Paululus (t 1178),
De aeremoniis, sacramentis, officiis et observationibus
ecclesiasticis, 1. II, c. xi-xli, P. L., t. clxxvii, col. 416-
438; Pierre le Peintre, vers 1170, Traclalus de sacro-
sanctis venerabilis sacramenti eucharistiœ mysteriis,
P. L., t. cevn, col. 1135-1154; Sicard de Crémone
(t 1215), Mitrale seu de officiis ecclesiasticis summa,
1. III passim, P. L., t. ccxm, col. 89-148. On pour-
rait citer ici Lothaire de Segni, le futur Innocent III,
De sacrofancto altari myslerio, P. L., t. ccxvn,
col. 774-916. Comme son livre est aussi spéculatif
que liturgique, nous l'étudierons plus loin comme un
écho de l'enseignement à la fois scolastique et litur-
gique sur la messe à la veille du IVe concile du
Latran.
a) Conception de la messe. ■ — Tous ces auteurs
mettent en relation le sacrifice de l'autel avec l'immo-
lation sanglante de la croix, mais c'est pour affirmer,
à la suite de Pierre Lombard et de la tradition, que
l'immolation de l'autel n'est que sacramentelle, repré-
sentative, figurative de celle du Calvaire. Hoslia dicta
est immolalio quod isthic Christus sacramentaliler immo-
letur, quod in verilute semel pro peccalis nostris in cruce
est immolatus. Jean Beleth, Rationale, c. xlii, P. L.,
t. ccn, col. 51: Sicard, Mitrale, 1. VI, c. xm, t. ccxm,
col. 320.
Robert Paululus, il est vrai, semble faire appel à
l'idée de destruction pour éclairer la notion de sacri-
fice eucharistique. Il divise la messe en trois parties
qui représentent comme trois actions ou trois formes
du sacrifice. La première va de l'offertoire au Qui
pridie, c'est l'oblation du serviteur. Elle consiste pour
le serviteur qui est l'homme à renoncer au pain et au
vin pour l'offrir à Dieu. En offrant ainsi les principaux
aliments de sa vie, l'homme semble détruire cette
vie, s'immoler, puisqu'il renonce à ce qui la soutient
et ne veut désormais tenir que de Dieu ce qui lui est
strictement nécessaire. Par cette union personnelle à
l'immolation du corps et de l'âme du Christ, il devient
participant de la passion. La victime secondaire qui
est l'homme s'associe ainsi mystiquement, par l'immo-
lation intérieure que figure le renoncement au pain
et au vin, à l'immolation de la victime principale jadis
réalisée au Calvaire et figurée maintenant sur l'autel.
Ce que l'auteur veut inculquer ici, c'est l'union étroite
du peuple chrétien à l'oblation du Sauveur : panem et
vinum ofjerendo quœ in victu vitse animalis principa-
lia sunl, seipsos et sua omnia, id est totum suum victum
ofjerre dicantur. De ofj. eccl., II, xxix, P. L., t. clxxvii,
col. 430. Cf. aussi col. 428.
Après l'oblation du serviteur, vient l'oblation du
corps et du sang du Christ, du vrai et parfait sacrifice
que le prêtre terrestre offre dans la vertu d'en haut.
C. xxxn et xxxm, col. 431 et 432. Cette seconde partie
du sacrifice trouve son couronnement dans une troi-
sième action qui se fait par la coopération du monde
invisible : Rogat sacerdos per manus angeli sui, vide-
licet custodis, secum eo sacrificium perferri, ut virtuti
sacramenti ipsius communicet, ut per corpus Christi
quod in cselo est et de altari visibili in terra suscipitur,
ad summam propitiationem Dei perveniat et ei uniri
mersalur..., c. xxxiv, col. 433.
Sicard de Crémone s'inspire d'Amalaire dans son
explication symbolique de la messe, et de Rupert dans
sa conception de la victime du sacrifice eucharistique.
A l'exemple de ce dernier, il distingue une double
substance du sacrifice, l'une matérielle et terrestre,
Mitrale, 1. III, c. vi, P. L., t. ccxm, col. 116. La sub-
stance divine, c'est le Verbe. Ad prolationem istorum
verborum hoc est corpus meum, panis divinitus trans-
substantiatur in carnem ; divina enim mater ialis
substantiel hujus sacrificii est Verbum quod ad elemen-
tum accedens perficil sacramentum; sic Verbum carni
unitum efficit hominem Christum. Ibid., col. 129 B.
b) Critique de la consécration par contact; messe des
présanctifiés et messe apostolique. — L'attention que
les théologiens de l'époque donnaient de plus en plus
à la question du moment précis ou de la forme de la
consécration, leur conviction de plus en plus raisonnée
que cette forme consiste uniquement dans les paroles :
« Ceci est mon corps » devaient amener les liturgistes, à
1049 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES SUCCESSEURS DU LOMBARD
1050
leur suite. à reviser la vieille concept ion de la consé-
cration par contact, et à se faire une idée plus théolo-
gique de la messe des présanctifiés et de la messe
apostolique.
C'est ainsi que, d'après Robert Paululus, les apôtres,
De consacraient pas uniquement par l'oraison domi-
nicale, mais prononçaient auparavant la formule trans-
mise par le Sauveur. De o/J. eccl., II, xi, t. clxxvii,
col. 416. Jean Beleth rejette expressément la croyance
à la consécration par contact. Il accepte la phrase sanc-
tificatur.... Mais il l'interprète en faisant une distinction
que les progrès de la terminologie vont rendre clas-
sique. Sanctifier, explique-t-il, n'est pas synonyme
de consacrer. Il faut donc renoncer à croire, quoi qu'en
disent certains auteurs, que le vin du calice à la
messe des présanctifiés soit changé au sang du Christ :
Est enim difjerentia inter consecratum et sanctificatum.
Consecratum dicitur quod in consecrationc, ut ita dicam,
transsiibslantiatur. Sanctificatum vero est quod per
l'erborum significationem efjicitur sanction sine aliqua
Iranssubstantiatione. Ration., c. xcix, P. L., t. ccn,
col. 104 A. Voir Andrieu, op. cit., p. 47 sq.
Jean Beleth sera désormais suivi par ceux qui
connaîtront la théologie de l'École. Toutefois pendant
longtemps encore la théorie amalarienne subsistera
dans des milieux moins éclairés. Mais cette doctrine
ne pourra que disparaître avec une meilleure connais-
sance de la tradition, incompatible qu'elle est avec les
principes formulés par les théologiens catholiques
sur la forme unique et nécessaire de la consécration
eucharistique. Andrieu, p. 54.
c) Témoignage et jugement sur la pratique des
messes sèches et bifaciales. — Jean Beleth témoi-
gne de la pratique des messes sèches à son époque;
il ne la condamne pas : Neminem debere uno eodemque
die duas celebrare missas cum uno sacrificio, vel cum
duobus, sed unam cum sacrificio, et aliam siccam.
Ration., c. li, P. L., t. ccn, col. 58.
La messe sèche était une messe sans offertoire, ni
consécration, ni communion. Elle s'était introduite
sans doute pour donner satisfaction à la piété des
fidèles qui réclamaient un nombre de messes de plus
en plus grand. L'Église, pour empêcher les abus qui
se glissaient dans l'usage de la pluralité des messes,
avait bien fait des lois restrictives, voir art. Binage,
t. n, col. 893 et 894. Mais la dévotion indiscrète des
fidèles et des prêtres cherchait une compensation à ces
restrictions dans la pratique de messes qui contenaient
les prières ordinaires de l'office sauf le canon. Plus tard
Durand de Mende (t 1296) dans son Rational décrira
ainsi cette sorte de messe : « Personne ne peut célébrer
deux messes avec un seul sacrifice, ou une seule messe
avec deux sacrifices... Le prêtre peut aussi célébrer
une seule messe avec le sacrifice, et une autre sèche.
On dit messe sèche, parce que, si le prêtre ne peut pas
consacrer parce qu'il a peut-être déjà célébré, ou
pour une autre cause, il peut, après avoir pris l'étole
lire l'épître et l\vangile, dire l'oraison dominicale
et donner la bénédiction; de plus, si par dévotion
et non par superstition, il veut dire tout l'office de la
messe sans offrir le sacrifice, qu'il prenne tous les
vêtements sacerdotaux et qu'il célèbre la messe dans
son ordre jusqu'à la fin de l'offrande, passant outre
la secrète qui appartient au sacrifice. Mais il peut
dire la préface. Cependant, qu'il ne dise rien du canon,
qu'il n'ait ni calice ni hostie, et qu'il ne dise, ni ne
fasse rien de ce qui se dit ou se fait sur le calice ou sur
l'eucharistie. » Rational, traduction Barthélémy, 1. VI,
c. i, n. 23, t. n, p. 12 et 13.
On peut deviner à quels abus pouvait prêter cette
pratique utilisée par des prêtres cupides. Pierre le
Chantre met en garde ses contemporains contre elle;
il montre le vide des messes sèches : Missa sicca quse
est sine gratia et humore confectionis eucharistie non
celebratur pro fidelibus. Verbum abbreviatum, c. xxix,
P. L., t. cev, col. 106.
La messe sèche fut usitée sur la mer (missa nautica)
lorsque le mouvement du bateau rendait la célébra-
tion de la véritable messe dangereuse ou impossible.
A condition que l'on ne voie dans cette messe
qu'une prière et non un sacrifice, la chose en soi n'était
point absolument condamnable. D'après Fortescue
« les chartreux ont encore un nudum officium qui est
tout simplement une messe sèche » et, d'après le tra-
ducteur de cet auteur, « la bénédiction des Rameaux
au missel romain est un exemple classique de messe
sèche. Mais la première partie de l'office du vendredi
saint n'est-elle pas une messe sèche y compris la
prière des fidèles? » Fortescue, La messe, p. 252.
Les messes bi- ou trifaciales. — C'est par contre un
détestable abus que Pierre le Chantre dénonce avec
force dans l'usage des messes doubles ou triples,
missse bifaciativ, trifaciatœ. Elles consistaient en ce
que le célébrant disait d'abord deux ou plusieurs fois
la messe jusqu'à la préface, et ajoutait une seule fois
le canon pour compléter le tout. « Pierre assigne pour
principe à cet abus l'avarice de certains prêtres qui,
sachant bien qu'il ne leur était point permis de célébrer
plusieurs fois dans un jour, imaginèrent cette inser-
tion de plusieurs messes afin de satisfaire à la dévo-
tion de plusieurs personnes qui demandaient qu'on
célébrât pour elles, et de toucher ainsi plusieurs hono-
raires. » Cardinal Bona, De la liturgie, t. i, p. 176.
Pierre condamne cette pratique comme monstrueuse
et contraire à l'institution et à la pratique de l'Église.
Verb. abbrev., c. xxix, col.. 104. Voir aussi Ad. Franz,
Die Messe im deutschen Mittelalter, p. 73-86.
2. Les théologiens. — a) Les premiers disciples de
Pierre Lombard, Bandinus et Pierre de Poitiers
envisagent la messe sous le même angle que le maître,
et insistent comme lui sur le caractère représentatif et
symbolique de l'immolation de l'autel. « De même
qu'une peinture représente ce dont elle est l'image, et
de même que l'image reçoit le nom de la chose qu'elle
signifie,... ainsi l'immolation eucharistique porte le
nom de l'immolation vraie qui n'a eu lieu qu'une fois. »
Pierre de Poitiers, Sentent., 1. V, c. xm, P. L., t. ccxi,
col. 1256 D.
b) Beaudoin de Cantorbéry (f 1190), dens son Liber
de sacramento altaris est plus original. En recherchant
la signification des sacrifices de l'ancienne Alliance,
« il donne une interprétation que nous retrouverons
plus tard chez un bon nombre de théologiens, et que
plusieurs prétendront appliquer au sacrifice en général,
au sacrifice de l'eucharistie en particulier ». M. L-epin,
p. 160. Cette généralisation, toutefois, est loin de sa
pensée.
a. Les sacrifices anciens. — D'après lui, ceux-ci signi-
fiaient trois choses : la faute de l'homme, le châtiment
de l'homme, la grâce du pardon. Ils avaient donc sur-
tout un sens expiatoire. L'homme par sa faute était
coupable de mort; la loi ne lui demandait point cepen-
dant de s'immoler, mais d'offrir le prix de sa rédemp-
tion. Par la mort des victimes que l'on immolait en
quelque sorte à la place de l'homme, celui-ci se pro-
clamait coupable et digne de mort pour sa faute.
De sacr. ait., 1'. /.., t. c<:iv. col. 647. L'immolation
sanglante des victimes symbolisait ainsi l'idée d'expia-
tion.
b. Le sacrifice du Christ ne tire point cependant sa
valeur de la crucifixion elle-même comme destruction;
il vaut comme œuvre d'amour : In illa c/Jusione
sanguinis non solum operuta est persequentium ini-
qnitas, sed operata est et Salualoris chcwitas... Noii
iniquitas, sedehuritas operata est salutem... Htec Christi
char i las in morte Christi fuit violenlior quum Judieo-
1051
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES GRANDS SCOLASTIQUES
1052
um iniquitas,... Tradidit et se Filius, et hoc ex churitule.
lbid., col. 608. Saint Thomas s'inspirera de la môme
pensée dans sa théologie du sacrifice rédempteur.
c. Le sacrifice eucharistique ne comporte point,
enfin, pour lui, de destruction : Baudouin insiste, en
se recommandant de saint Augustin commenté par
Lanfranc, sur le caractère figuratif de l'immolation de
l'autel : Immolatio hœc non est occisionis, sed signi-
fications et reprœsenlationis. Ibid., col. 772 B. Cet
auteur se tient donc, en définitive, comme le remar-
que M. Lepin, op. cit., p. 161, sur la position très simple
de Pierre Lombard et de ses disciples.
c) Innocent III. ■ — Le traité De sacro altaris n.ijslcrio
libri sex, P. L., t. cc.xvn, col. 773-916, de Lothaire de
Segni (Innocent III, f 1213) est à la fois, par rapport
à la théologie du xn* siècle, un écho et un reflet, et par
rapport à la théologie de l'âge suivant une source
souvent consultée. Plusieurs chapitres de cet ouvrage
ont un rapport direct au sacrifice de la messe.
L'auteur y insiste sur la part active de l'Église.
A la suite de Pierre Lombard, il rappelle que le prêtre
offre le sacrifice, non point en son nom propre, mais au
nom de toute l'Église. L. III, c. vet vi, col. 843 et 845.
« Hors de l'Église, dit-il, on n'offre point validement
le sacrifice de la messe. Extra unitatem Ecclesiœ non
est locus offerendi sacrificium unitatis. C. ix, col. 848 D.
Il met aussi en relief cette vérité traditionnelle que
le sacrifice rentre dans le culte de latrie et qu'il n'est
offert qu'à Dieu seul. C. v, col. 843. Acte d'adoration,
il s'adresse également aux trois personnes de la Tri-
nité. C. vin, col. 847. Il est offert pour tous les fidèles,
vivants et défunts, appartenant au corps de l'Église,
en vue de leurs biens spirituels et temporels, le tout
pour le salut éternel. III, v, vi et vn, col. 843-846.
La consécration en est le cœur et le point culminant,
cor divini sacrificii. IV, i, col. 851. Innocent III
ne songe point d'ailleurs à présenter la double consé-
cration comme une image de la séparation du corps
et du sang de Jésus-Christ. Il voit cette image dans
les cérémonies liturgiques instituées par l'Église. C'est
pour mettre devant nos yeux cette image que l'Église
a joint aux paroles de la messe des signes nombreux.
Dans le canon les paroles ont surtout trait à la consé-
cration, les signes à l'histoire de la passion. Ainsi les
signes qui sont faits après la consécration sur le corps
divin du Sauveur, représentent ce qui s'est passé
durant la semaine sainte jusqu'à la mort du Seigneur.
V, il, col. 888.
Bref, la messe est le mémorial salutaire qui figure,
représente, rappelle le sacrifice sanglant du Calvaire,
non seulement parce qu'elle est dans ses cérémonies
l'image physique de la passion, mais parce qu'elle
contient la victime de cette passion et nous en applique
les mérites. III, iv, col. 842 et 843; IV, xliii,
col. 883 et 884.
d) Les conciles et les professions de foi du XIIe siècle.
— L'Église sans doute n'a point au xne siècle à inter-
venir comme au xie par une série de réunions conci-
liaires contre une erreur eucharistique semblable à
celle de Bérenger; elle a cependant occasion de tou-
cher à la question du sacrifice de la messe dans les
décrets ou professions de foi qu'elle édicté surtout
contre les cathares.
Ainsi, au concile de Lombers près d'Albi, en 1176,
on rappelle en face de l'hérésie que seul le prêtre a
pouvoir de consacrer le corps du Christ, on affirme la
vertu toute-puissante des paroles consécratoires,
malgré l'indignité du ministre, on déclare que le
corps du Christ ne peut être consacré que dans les
églises. Mansi, Concil., t. xxn, col. 162, 163.
En 1210, le concile de la province de Sens tenu à
Paris condamne les amauriciens : ceux-ci, en vertu
d'une erreur connexe à leur panthéisme, affirmaient
la présence du Christ sous les accidents du pain et
du vin avant les paroles de la consécration, qui ne
produiraient pas, mais constateraient seulement la
présence réelle. Ibid., col. 809.
l'n décret synodal d'Odon de Paris implique une
décision ferme sur le moment de la consécration et de
l'élévation : l'rxcipitur presbyleris ut, cum in canone
missse incœpcrinl qui pridie lenentes hosliam, ne élèvent
eam statim nimis aile, ita quod possit ab omnibus uideri
a populo, sed quasi unie pectus detineant donec dixerinl :
iioc est corpus meum, et tune élèvent eam ut possit
ab omnibus videri. Ibid., col. 682.
En 1208, Innocent III, dans une lettre à l'évêque
de Tarragone, mentionne une profession de foi
imposée aux Vaudois. Elle vise à la fois l'objet, le
prêtre et les conditions de validité du sacrifice de la
messe, quelles que soient les dispositions morales du
célébrant. Mais celui-ci doit être prêtre, et prononcer
avec une intention « fidèle» les paroles traditionnelles.
Epist., cxc.vi, P. L., t. ccxv, col. 1511.
Enfin la définition portée par le IVe concile du
Latran formule et résume nettement la doctrine
précisée et défendue par les théologiens de l'époque
contre les erreurs bérengariennes et vaudoises, soit
au point de vue de la transsubstantiation, soit au point
de vue du sacrifice. Una vero est fidelium universalis
Ecclesia, in qua idem ipse sacerdos el sacrificium Jésus
Christus... Et hoc utique sacramenlum nemo polest
conficere nisi sacerdos qui fuerit rite ordinalus. Mansi,
Concil., t. xxii, col. 982. Nous avons là, rappelé dans une
incidente, comme en passant, l'essentiel de la doctrine
traditionnelle sur la vérité du sacrifice de la messe.
La messe est une oeuvre divine, poleslate divina, où le
Christ est prêtre et victime tout à la fois. Le ministre
humain de ce sacrifice est le pr;tre ordonné selon la
volonté du Christ.
IX. Les grands théologiens du xme siècle. —
La longue période qui va du IVe concile du Latran
à l'apparition de l'erreur protestante ne connaît point
de controverse qui intéresse directement le sacrifice
eucharistique.
A Ja fin du xive siècle et au commencement du
xve, Wiclef et Jean Huss propageront sans doute des
erreurs eucharistiques: mais celles-ci viseront sur-
tout la transsubstantiation et n'attaqueront pas direc-
tement la messe. Aussi les questions de vérité et
d'essence du sacrifice eucharistique ne sont-elles point
traitées ex professo par les théologiens de cette
époque, comme elles le seront plus tard au moment
de la controverse protestante. L'attention et l'effort
rationnel se portent vers l'exposé précis de la doctrine
sacramentelle de l'eucharistie et vers l'interprétation
rationnelle de la transsubstantiation ; ils ne vont point
à établir une synthèse achevée, définitive, qui, à la
lumière d'une théorie générale sur la religion et le
sacrifice, donnerait une définition précise de la messe.
Les meilleurs théologiens de cette époque se con-
tentent, soit à l'occasion de l'étude des sacrifices
anciens, soit dans leur analyse du sacrifice de la croix
et de celui de l'autel, de résumer et d'approfondir
l'enseignement de leurs prédécesseurs; ils ramassent
ainsi les matériaux, posent les bases, tracent les lignes
de l'édifice futur beaucoup plus qu'ils ne l'achèvent
et ne le couronnent. Parmi les principaux ouvriers de
cette œuvre lente d'élaboration théologique, on peut
distinguer des précurseurs, puis des chefs d'école.
1° Les précurseurs. — Dans ce commencement du
xinc siècle, si fécond en commentaires des Sentences et en
œuvres synthétiques encore inédites, on. peut signaler
quatre précurseurs immédiats de l'Ange de l'École :
Alexandre de Halès (t 1245). Guillaume d'Auvergne
(t 1249), saint Bonaventure (t 1274), et le bienheureux
Albert le Grand (tl280). Voir leurs articles et Lepin,
1053
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES GRANDS SCOL ASTIQUES
1054
op. cit., p. 164 et 165. Ils font progresser l'analyse
théologique de la messe, soit en approfondissant la
notion du sacrifiée, soit en précisant l'idée d'oblation
et d'immolation eucharistique.
1. La notion générale de sacrifice. — • Alexandre de
Halès s'inspire à la fois de saint Augustin et de saint
Isidore de Séville dans sa théorie du sacrifice.
De l'évèque d'Hippone il cite cette définition : Sacri-
ficium ergo visibile invisibilis sacri ficii sacramentum seu
sacrum signum est. Summa, III11, q. lv, membr. 4,
a. 1. A sa suite, il insiste sur le sacrifice intérieur ;
de là cette belle formule tirée de saint Augustin :
« L'homme consacré au nom de Dieu, en tant qu'il
meurt au monde pour vivre à Dieu, est un sacrifice »,
p. IV", q. i, membr. G, a. 2; de là cette distinction d'un
double sacrifice dans le mystère de la croix : Sacri fi-
cium Christi ad nostram redemptionem duplex fuit
spiriluale et corporale. Spiriluale fuit sacri ficium devo-
tionis et amoris scdutis humani generis, quod sacri fi-
cium obiulit in mente. Corporale fuit sacri ficium mortis
quam sustinuit in cruce vel quœ rcprœsentatur in sacra-
mento. P. II Ia, q. lv, membr. 4, a. 8, ad 2um. Il reprend
aussi la définition d'Isidore de Séville, mais pour la
compléter. « Le sacrifice est une oblation qui à la fois
devient sacrée par l'offrande et qui consacre ou sanc-
tifie l'offrant pourvu qu'il soit bien disposé. » P. IID,
q. lv, membr. 1, a 1.
Guillaume, évêque de Paris, dira à peu près dans
les mêmes termes : sacrifier, c'est offrir pour rendre
saint et le don offert, et celui qui offre, et celui pour
qui on offre. De legibus, c. xxiv, Opéra, Paris, 1674,
t. i, p. 72. « C'est donc l'offrande qui est la raison
essentielle du sacrifice; de la chose offerte, elle fait
une chose sacrée, en la transférant au domaine de
Dieu. » Lepin, op. cit., p. 174. L'idée n'est pas nouvelle;
nous l'avons trouvée chez saint Ambroise, saint
Augustin et ses disciples; mais elle va prendre, à partir
du xiu8 siècle, un relief nouveau dans la théologie de
la messe et s'adjoindre plus intimement la considéra-
tion de sanctification de l'offrant. Cette idée d'offrande
va dominer de plus en plus jusqu'à Vasquez. Vacant,
op. cit., p. 39.
Alexandre de Halès et Guillaume nous révèlent le
sens qu'ils attachent à l'oblation sacrificielle surtout
par leur interprétation des sacrifices anciens: «Ceux-ci
ont été institués en premier lieu pour le culte et l'fcon-
neur à rendre à la divine majesté. En second lieu,
parce qu'ils signifient le véritable sacrifice, savoir le
sacrifice universel du Rédempteur et le sacrifice spé-
cial de l'âme fidèle. Troisièmement pour donner aux
hommes une forte impression de la justice divine, car
par cela même qu'ils offraient et égorgeaient des ani-
maux, iis se reconnaissaient dignes de mort. Enfin,
ces sacrifices étaient agréables à Dieu, parce qu'ils
inspiraient confiance en la miséricorde divine par
l'amour de la bonté. Les sacrifices faisaient pour ainsi
dire des hommes les commensaux de Dieu, et la com-
mensalité est bien la plus étroite des unions, le plus
efficace moyen d'intimité. Aussi, comme Dieu ne pou-
vait communier à ceux qui lui offraient le sacrifice,
envoyait-il parfois le feu du cie; et celui-ci consumait
et mangeait en quelque sorte, à sa place, la part qui lui
était offerte. » P. IIIa, q. lv, membr. 4, a. 2. Guillaume
de Paris expose les mêmes idées en des termes à peu
près identique. De legibus, c. xxiv. t. i, p. 72. Il insiste
sur le sens de l'immolation des victimes comme signifi-
catrice de la justice et de la miséricorde divine. « De
même que cet animal est entre mes mains et que je peux,
à volonté, le tuer ou l'épargner, ainsi nous sommes
entre vos mains et par justice vous pouvez nous mettre
à mort pour nos péchés, ou nous faire mis rico de.»
Plusieurs théologiens, après le concile de Trente,
fonderont sur cette considération toute une théorie du
sacrifice-destruction. II faut remarquer, avec M. Lepin,
que Guillaume de Paris, tout comme Alexandre de
Halès, « énumère quatre fins du sacrifice : l'adoration,
l'action de grâces, l'union. La réparation ou satisfac-
tion à la justice n'en est qu'un élément partiel, non
le principal, encore moins l'essentiel ». Lepin, p. 176.
Le fait est que l'évèque de Paris ne fait point entrer
cette considération dans la définition générale du sacri-
fice; l'élément essentiel qui constitue d'après lui cette
définition, c'est l'offrande.
2. L'oblation eucharistique. — • a) Son objet. Le
sacrifice eucharistique, pour nos auteurs, consiste
essentiellement dans une oblation, l'oblation du Christ
jadis immolé, et offert actuellement en union avec son
corps mystique sur l'autel. C'est là ce qui le constitue
différent de tous les autres symboles salutaires, c'est
là ce qui en fait l'efficacité.
a. Elle est l'offrande de Jésus lui-même. — Collatio
gratiœ majoris effwaciœ vel minoris non est causa quare
corpus Christi est prœsentialiter in hoc sacramento, sed
repreesentatio divinœ passionis cum iteratione oblalionis
qua ipse prœsens corporalitcr Palri offerebatur ; quo-
niam non posset oblatio iterari, nisi prœsens esset in
sacramento cujus oblatio in ipso iteratur. Alexandre de
Halès, Summa, p. IVa, q. x, membr. 7, a. 3.
Guillaume, de son côté, établit qu'une âme exempte
de péché, pleine de vertu, serait un sacrifice parfait,
parce qu'elle serait comme un parfum d'agréable
odeur, et un brasier de charité offert à Dieu. De legibus,
c. xxvin, p. 100. Telle fut l'âme de Jésus sur la croix.
Ibid., p. 101. Or, c'est cette même victims jadis
immolée qui est offerte par le prêtre à l'autel pour la
sanctification du peuple : « De tous les sacrifices que
le prêtre peut offrir, Jésus-Christ, prêtre souverain,
est lui-même le plus digne d'être agréé de Dieu et de
l'apaiser : le Christ est en effet tout consumé des feux
de sa charité et pour l'excellence de sa sainteté même
très agréable à la majesté divine. » De sacrum, ewhir.,
c. il, p. 435. Selon la définition générale du sacrifice,
l'oblation du Christ faite à la messe sanctifie tout le
peuple chrétien.
« L'oblation de la victime jadis immolée sur la croix
reste la seule oblation convenable de la Loi nouvelle »,
dit saint Bonaventure, Breviloquium, art. VI, c. ix,
édit. de Quaracchi, t. v, p. 274 a. En tant que la messe
contient cette oblation, elle est un mémorial vivant.
Comm. in Lucam, c. xxn, n. 27, t. vu, p. 547.
Albert le Grand insiste lui aussi sur l'offrande eucha-
ristique de Jésus-Christ à Dieu, mais surtout en la
distinguant de l'état d'immolation où Jésus a été
constitué sur la croix par l'iniquité des Juifs. Il le fait
en répondant à la question classique : Est-ce que le
Christ est immolé en chaque sacrifice? « Le Christ,
dit-il, est très véritablement immolé chaque jour en
ce sens qu'il est offert en sacrifice. Car l'immolation
signifie l'acte d'oblation du côté de la chose offerte, et
le sacrifice signifie le même acte du côté de l'effet pro-
duit. D'où, comme du côté de la chosa offerte, l'obla-
tion jadis faite demeure toujours capable d'être renou-
velée, en renouvelant l'acte de cette oblation nous
immolons et sacrifions toujours. Il n'en va pas de
même de la crucifixion. Celle-ci ne signifie point l'acte
d'oblation du côté de la chose offerte, mais plutôt
l'horrible forfait des Juifs, et il n'y a pas lieu de le
renouveler. On comprend dès lors dans quel sens notre
immolation n'est pas purement représentative, mais
réelle. L'immolation vraie implique deux choses :
une chose immolée et son oblation. L'oblation n'est
pas purement représentative, mais renouvelée en
toute vérité; pour la mise à mort et la crucifixion
il n'en va pas de même; elle n'est que rappelée, que
figurée, i /n IV11'", dist. XIII, a. 23, édit. Vives,
Paris, 1894, t. xxix, p. 369.
1055
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES GRANDS SOLASTIQUES
1056
Le sacrifice de la messe ne consacre pas seulement
l'offrande mais sanctifie ceux pour lesquels il est
offert. Par rapport aux sacrifices anciens, Albert
appelle la messe « le seul sacrifice de vérité, parce que
seule elle produit et contient en elle-même par la
grâce du corps et du sang de .Jésus-Christ ce qu'elle
signifie, et parce que seule elle renferme la source d'une
abondante sanctification. » De sacrant, euchar., dist.
V, iv, t. xxi, p. 350.
b. Le sacrifice eucharistique est aussi l'offrande du
corps mystique du Christ. — C'est la pensée de tous nos
auteurs.
Albert le Grand la fait valoir tout spécialement.
« C'est encore la merveille du plan divin, dit-il que
l'iiostie de no.tre sacrifice ne fasse qu'un avec ceux
pour qui elle est offerte, car en s'offrant à son Père, le
Christ offre tous ceux dont il a pris la nature, qu'il a
purifiés de son sang et qu'il s'est incorporés. » De
sacram. euchar., dist. V, m, t. xxi, p. 90.
A la suite de Cyprien et de ses successeurs, avec ses
contemporains, Albert rappelle dans ce sens le sym-
bolisme du pain et du vin : c'est cette idée mère de
l'union de l'Eglise à l'oblation du Christ qu'il montre
impliquée dans les prières de la messe. Ainsi voit-il
dans les trois prières du début du canon ce qu'il
appelle une triple communion de l'Église à la victime
offerte, dans l'élévation non seulement l'offrande du
corps du Christ, mais aussi l'offrande de tous ceux
qui lui sont unis, dans la prière Jubé hœc perferri, cette
demande « que l'Église militante, corps mystique du
Christ, étant unie à ce vrai corps qui est contenu dans
le sacrement, monte vers l'autel de la majesté divine
pour lui être offerte dans la gloire, comme elle est
offerte ici dans la grâce du sacrement. » Id., dist. VI,
i, n. 6, p. 103; voir Lepin, op. cit., p. 181 et 182.
On comprend que, dans cette perspective, la com-
munion joue un rôle très important dans le sacrifice
puisqu'elle réalise parfaitement l'incorporation de
l'Église à son chef. Elle est, selon Alexandre de
Halès, « le complément du sacrifice ». Summa, p. IVa,
q. i, membr. 2, a. 4. Telle est l'oblation sacrificielle
qui sera offerte ici-bas aussi longtemps que durera
le monde ; d'ailleurs, selon la doctrine augustinienne,
Alexandre ajoute : « Ce sacrifice demeurera au ciel,
là où ne cessera pas l'action de grâces; là se perpétuera
l'universel sacrifice qu'est l'assemblée des saints,
offerte par le grand prêtre à Dieu le Père. » P. IVa,
q. i, membr. G, a. 2.
c. Le prêtre. — Le prêtre principal de la messe
c'est le Christ. Mais, tandis que Guillaume et Albert
le Grand aiment à voir à la messe principalement l'of-
fice du Christ, Alexandre de Halès préfère, à l'exemple
de Pierre Lombard, montrer le Christ « offert » par
l'Église, c'est-à-dire par le prêtre au nom de l'Église.
Tel est aussi le langage habituel de saint Bonaventure.
Lepin, op. cit., p. 180.
Le prêtre visible a un rôle dépendant et subordonné
à l'autel. De sa dépendance à l'égard de l'Église
Guillaume d'Auvergne tire une conclusion contes-
table : les apostats et les hérétiques ne consacrent pas
validement, nihil agunt ex parte Ecclesiee catholicœ
cujus ncque mintios, neque ministros se gerunt, neque
ex parte perfida' factionis. De sacram. ordinis, c. vi.
En quoi il ne fait que rester fidèle à une opinion
depuis longtemps reçue. Voir M. de la Taille, Alyste-
riam fidei, c. vi, p. 395-425. Albert le Grand au con-
traire, In IVam, dist. XIII, q. xi, a. 30, et saint
Bonaventure, In IVnm, dist. XIII, a. 1, q. i, vont
faire prévaloir le principe que tout prêtre consacre
validement s'il en a l'intention et observe la forme de
l'Église.
d. La râleur. — L'oblation eucharistique n'a qu'une
valeur dérivée de l'oblation du Calvaire; mais elle
possède toute l'efficacité de celle-ci. Du premier point
de vue, Alexandre de Halès dira : « L'immolation de
la passion a été plus excellente que celle de l'autel »:
du second, il ajoutera : « L'oblation de l'autel doit
avoir une efficacité aussi grande que celle de la croix,
puisqu'elle tire son efficacité de celle-ci. » Sum., p. IVa,
q. x, membr. 7, a. 3.
Guillaume de Paris voit dans l'immolation du
Calvaire le paiement du prix du rachat du monde
entier, dans l'oblation quotidienne de l'hostie qui
nous a rachetés l'application de ce prix à ceux-là
seuls que le Prêtre éternel veut gratifier de ce don.
De sacram. euchar., c. v, t. i, p. 427 b.
e. L'immolation eucharistique. — Comme leurs
prédécesseurs, les précurseurs de saint Thomas sont
d'accord à reconnaître que l'immolation du Christ
dans l'eucharistie est d'ordre figuratif. Ainsi Alexan-
dre de Halès. Sum., p. IVa, q. x, membr. 8, a. 1.
Albert le Grand écrit, il est vrai : Immolalio nostra
non tanlum est reprœsentativa sed immolatio vera id est
rei immolatœ oblatio per manus sacerdotum, In 7Vum,
dist. XIII, q. xi, a. 23, t. xxix, p. 371. Il parle de
spiritualis mactatio et immolatio: il dit : Devocamus ad
aram Ecclesiœ omni die mysterialiter mactandum et
immolandum manibus sacerdotum. De sacram. euchar.,
dist. VI, tract, i, c. i, n. 3, t. xxi, p. 93. Mais le
contexte nous révèle que l'immolation vraie, l'immo-
lation mystérieuse, la mise à mort spirituelle de la
messe ne comporte rien autre chose que l'oblation de
la victime jadis immolée, sous un signe représentatif
de la passion.
Nos théologiens sont moins unanimes dans la dési-
gnation des signes sensibles qui figurent l'immolation
passée. Alexandre de Halès cherche ces signes dans la
consécration, particulièrement dans la consécration
du sang. « Pourquoi, se demande-t-il, le sacrement
de l'eucharistie est-il consacré sous deux espèces'.'
Il y en a, dit-il, plusieurs raisons. La première est
le double motif de l'institution de ce sacrement. Il a
été institué d'abord pour l'accroissement de la charité,
et cela est signifié par le sacrement du corps du Christ
sous l'espèce du pain... En second lieu pour la mémoire
du bienfait de la rédemption laquelle s'est accomplie
par l'effusion du sang du Christ. » Sum., p. IVa, q. x,
membr. 2, a. 2. Ainsi la consécration du sang est-elle
mise en rapport symbolique avec la passion du Sau-
veur. Il ne s'agit point ici de montrer dans la sépara-
tion comme telle des deux espèces l'image de la sépa-
ration du corps et du sang du Christ, mais de présenter
la consécration du vin comme une image du sang
répandu. A la suite de saint Grégoire, de Lanfranc,
Alexandre voit le signe de l'acte même d'immolation
dans la communion « Lorsque l'hostie est rompue,
lorsque le sang coule» du calice dans la bouche des
fidèles, qu'est-il signifié, sinon l'immolation du corps
du Christ en croix et l'effusion du sang de son côté. »
Sum., p. IVa, q. xi, membr. 2, a. 4.
Albert le Grand expliquera la présence d'un double
élément sur l'autel par la nécessité de figurer l'ali-
mentation spirituelle complète. De sacram. euch.,
dist. VI, tract, n, c. i, p. 102. Comme signe représen-
tatif de la passion, il signale seulement l'élévation de
l'hostie: «Parce signe est rappelé sans cesse à notre
souvenir comment il a été élevé sur la croix et a attiré
tout à lui. » Id., dist. VI, tract, i, n. 3, p. 93.
En résumé, les précurseurs de saint Thomas s'accor-
dent à trouver le trait essentiel de la messe dans l'obla-
tion du corps et du sang du Christ jadis immolé.
« Fermes sur le caractère purement figuratif ou comme-
moratif de l'immolation du Christ à l'autel, ces théolo-
giens paraissent aussi incertains que leurs devanciers
de ce qui constitue à la messe cette figuration ou
commémoraison sensible. » Lepin, op. cit., p. 166.
1057
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT THOMAS
10. ">S
2° Les chefs d'écoU de la théologie et de la liturgie. —
La seconde moitié du xiii" siècle , l'âge d'or de la
scokistique. voit fleurir deux chefs d'école dont l'in-
fluence fut immense, saint Thomas (t 1274) et Duns
Scot (t 1308). A côté d'eux vers la fin du siècle paraît
un grand liturgiste qui lui aussi, dans son domaine,
exerça sur les âges suivants une maîtrise incontes-
table'.
1. Saint Thomas d'Aquin. — En ce qui concerne
l'eucharistie, il est surtout le théologien de la trans-
substantiation, et le poète de l'office du très Saint-
Sacrement; du sacrifice de la messe, il ne s'est occupé
qu'en passant. Mais ce qu'il en a dit résume avec bon-
heur l'enseignement traditionnel, porte la marque de
la précision et de la clarté de son génie, et de plus offre
un thème très suggestif aux théologiens qui l'ont suivi.
On trouvera sa pensée sur le sacrifice de la messe
exprimée surtout dans son commentaire de la l'e Epitre
aux Corinthiens, dans celui des Sentences, et dans
la Somme théologique. Pour la saisir, on peut analyser
d'abord son enseignement direct sur le sacrifice eucha-
ristique, l'interpréter ensuite à la lumière de sa
doctrine sur le sacrifice en général et sur les sacrifices
historiques en particulier.
a) Enseignement direct sur le sacrifice eucharistique.
■ — La pensée de saint Thomas sur la messe gravite
autour des deux idées suivantes : l'idée de représen-
tation ou de commémoraison de la passion d'une part,
l'idée d'oblation d'autre part. En cela saint Thomas
continue le point de vue complexe de Pierre Lombard.
L'eucharistie, dit-il, a le caractère de sacrifice,
parce qu'elle est une représentation ou une commé-
moraison de la passion du Seigneur dans laquelle fut le
vrai sacrifice : Hoc sacramentum habet triplicem signi-
ficutionem : unam quidem respectu prateriti in quan-
tum est commemorativum dominicœ passionis in qua
fuit verum sacrificium et secundum hoc nominatur
sacrifïcium. IIIa, q. lxxiii, a. 4, corp. et ad 3um; et
q. lxxix, a. 7.
L'eucharistie a aussi le caractère de sacrifice en
tant qu'elle est offerte : Hoc sacramentum simul est
sacrificium et sacramentum : sed rationem sacrificii
habet in quantum offertur; rationem autem sacramenti
in quantum sumitur. Ibid., q. lxxix, a. 5.
a. La messe est une représentation de la passion. —
Saint Thomas recherche à quel titre elle l'est et com-
ment.
a) A quel titre ? — Elle l'est doublement, comme
image expressive de la véritable immolation réalisée
au Calvaire, et comme participation aux fruits de cette
immolation.
Elle est d'abord l'image expressive de la passion.
« Selon la parole de saint Augustin à Simplicianus,
on a coutume de donner au» images les noms des
objets qu'elles représentent : ainsi en contemplant
un tableau ou une fresque nous disons : voilà Cicéron
et voici Salluste. Or la célébration de ce sacrement,
on l'a dit plus haut, q. lxxix, a. 1, est une image
représentative de la passion du Christ qui est la
vraie immolation : Imago qusedam est repraoscnlativa
passionis Chrisli, quee est vera ejus immolatio. C'est
pourquoi la célébration de ce sacrement est appelée
immolation du Christ. De là ce que dit saint Ambroise
sur l'Épître aux Hébreux : « Dans le Christ a été offerte
une seule fois l'hostie qui a puissance pour nous sauver
a jamais. Et nous donc, n'offrons-nous pas tous les
jours? Oui, mais en souvenir de sa mort. » I II-',
q. lxxxiii, a. 1. De ce point de vue la messe est figu-
rative de l'immolation du Christ comme les sacrifices
anciens.
Mais elle est de plus une participation aux fruits
de l'immolation du Calvaire. La messe est aussi appelée
immolation « sous le rapport de l'effet de la passion
DICT. DE THÉOL. CATH.
du Christ, en ce que par ce sacrement nous sommes
faits participants du fruit de la passion. De là ce qui
est dit dans une secrète d'un dimanche : « Chaque fois
qu'est célébrée la mémoire de cette hostie, s'exerce
l'œuvre de notre rédemption. » Sous le premier rap-
port, on peut dire que le Christ était immolé même
dans les hosties figuratives de l'Ancien Testament.
Mais sous le second rapport, il est propre à ce sacre-
ment que le Christ soit immolé dans sa célébration. «
Ibid.
(3) En quoi consiste à la messe celte représentation
commémorative de la passion '? — Tandis qu'Albert le
Grand n'avait cherché ce rappel figuratif que dans
l'élévation, et avait critiqué avec force le mou-
vement allégorique venu d'Amalaire jusqu'à lui, voir
Ad. Franz, op. cit., p. 470-473, saint Thomas, à la
suite d'Amalaire, d'Innocent III, et de ses successeurs,
cherche dans l'ensemble des cérémonies de la messe
comme un tableau de la passion. Tout en effet à la
messe concourt à nous donner de la passion une vive
impression; les paroles prononcées, les gestes, la
matière du sacrifice, le prêtre, l'autel, le calice. Les
paroles n'évoquent point évidemment les gestes des
Juifs à l'égard du Christ : le Sauveur n'est point
crucifié à l'autel; elles rappellent seulement les actes
de Jésus-Christ vis-à-vis de son Père; l'oblation sacri-
ficielle, voilà ce qui dure, car l'hostie offerte est
éternelle; elle a été offerte jadis par le Christ, elle est
offerte maintenant par ses membres. In I Vnm, dist. XII.
exp. textus. A côté des paroles, les gestes eux aussi sont
représentatifs : ainsi les multiples signes de croix faits
sur l'hostie et le calice, les inclinations, l'extension des
bras après la consécration, tous ces symboles sont expli-
qués d'après la tradition allégorique, non seulement
dans les écrits de jeunesse, mais dans la Somme, IIP.
q. lxxxiii, a. 5. Saint Thomas résume l'explication
des signes de croix par ces mots qui marquent bien
la relation profonde de la messe au calvaire : Potest
autem brevius dici quod consecratio hujus sacramenti
et acceptalio hujus sacrificii et fructus ipsius procedit
ex virtute crucis Christi, et ideo ubicumque fit mentio
de aliquo horum, sacerdos cruce signatione utitur.
Ibid., ad 2um.
La double matière du sacrifice, d'abord en elle-même,
et aussi dans son oblation, dans sa consécration et à la
communion, évoque elle aussi la passion : Oportuit ergo
ad dominicam passionem repriesentandam, seorsum
proponi pancm et vinum, quie sunt corporis et sanguinis
sacramentum. Catena aurea in Matth., xxvi, 8. Même
idée, III11, q. lxxiv, a. 7, ad 2um; voir aussi In /VUI".
dist. XI, q. h, a. 1 : Et ideo separatim in hoc sacramentu
offerri débet signum corporis et signum sanguinis,
duplici materia existenti.
Saint Thomas déclare cependant, comme le remarque
M. Lepin, cette représentation réalisée plus essen-
tiellement dans la consécration, en tant que le corps et
le sang du Christ y apparaissent rendus présents
séparément l'un de l'autre. Lepin, op. cit., p. 186.
Il s'agit bien, en effet, de la consécration comme
telle, comme partie précise et distinctive de la messe.
dans les textes suivants : Reprœscntatio dominicic pas-
sionis agitur in ipsa consecratione hujus sacramenti. in
qua non débet corpus sine sanguine consecrari. III',
q. lxxx, a. 12, ad 3um; q. lxxvi, a. 2, ad l""1 :
Hoc valet ad repriesentandam passionem Chrisli, in
qua seorsum fuit sanguis a corpore separatus, unde
et in forma consecrationis sanguinis fit mentio de cjus
cfjusione. Le calice représente le san^' à l'état répandu
et séparé. IIP, q. lxxxiii, a. 2, ail 2""'.
L'importance reconnue à la double consécration
comme image expressive de la séparation du corps et
du sang du Christ, n'empêche pas le Docteur angé-
lique de montrer dans le rite de la fraction et dans celui
X.
34
1059
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, SAINT THOMAS
106C
de la communion sous les deux espèces une image de
la passion. III-1 q. lxxvii, a. 7; q. i.xxiv, a. 1 : In hoc
sacramento quod est memoriale dominicœ passionis,
scorsum sumitur partis ut sacramenlum corporis, et
vinum ut sacramenlum sanguinis.
L'autel lui-même, tout comme la célébration de
l'eucharistie dans son ensemble, fait penser à ia pas-
sion. Sicut celebratio hujus sacramenti est imago reproe-
s'entativa passionis Clirisli, ila altare est reprsesentati-
vum crucis ipsius, in qua Christus in propria specie
immolatus est. IIIa, q. lxxxiii, a. 1, ad 2um.
De même le prêtre visible ne fait que figurer le
prêtre insivible au nom et dans la vertu duquel il
consacre. C'est ainsi que le Christ est à la messe
quodammodo, prêtre et hostie. IIIa, q. lxxxiii, a. 1,
ad 3um. Ainsi donc, la représentation sensible de la
passion est attachée à l'ensemble de la messe, mais
plus particulièrement, à la consécration. A raison
de ce caractère figuratif, la messe est appelée, est
dite un sacrifice, elle possède la raison essentielle de
sacrifice. Ce n'est là cependant qu'un aspect de l'eu-
charistie.
b. La messe est une oblalion sacrificielle — On peut
affirmer sans crainte, avec M. Lepin, op. cit., p. 189,
qu'aux yeux de saint Thomas, l'oblation tient une
place nécessaire et importante dans le sacrifice de la
messe. Cela résulte de la façon dont le saint Docteur
parle de l'objet, du prêtre et de la valeur de l'obla-
tion eucharistique.
a) L'objet de l'oblation. — Au commencement de la
messe, pour saint Thomas, comme pour la liturgie, il
y a tout d'abord l'offrande matérielle du pain et du
vin qui est nôtre avec sa faiblesse, et qui est destinée
à devenir le corps du Christ par la consécration. Di
ce point de vue de l'oblation initiale le docteur angé-
lique parle du vin qui est offert à part; par là s'expli-
que ce qu'il dit de l'offertoire : Sic igilur, populo
prœparato, consequentur acceditur ad celebralionem
mijslcrii, quod quidem et offertur ut sacrificium, et
consecralur et sumitur ut sacramenlum. Unde primo
peragitnr oblatio, secundo consecratio malcriec oblalœ,
tertio cjusdem perceptio. IIIa, q. lxxxiii, a. 4. Il
oppose ici l'offertoire, partie de la messe où se fait
l'oblation sacrificielle à la consécration et la commu-
nion, qu'il met plutôt en rapport avec le sacrement.
Mais, remarquons-le, il ne s'agit ici que d'un aspect,
l'aspect initial, visible du sacrifice. Sous cet aspect
il y a la réalité invisible, l'oblation principale de la
victime du Calvaire : Sacerdos in persona omnium
sanguinem offert et sumit. IIIa, q. lxxx, a. 12, ad 3um;
il y a l'unique hostie du Nouveau Testament qui fonde
l'unité de sacrifice. IIIa, q. lxxxiii, a. 1, ad lum. A quel
moment précis s'accomplit cette offrande principale
de la victime ? Saint Thomas ne semble point préoc-
cupé de résoudre cette question. Sans doute il écrit :
Hoc sacramenlum perficilur in consecralione eucharisties
in qua sacrificium offertur. IIla, q. lxxxii, a. 10. Mais,
comme le contexte l'indique, par consécration notre
auteur entend plutôt ici l'acte de confection du sacre-
ment dans son ensemble que le moment précis, que la
partie centrale de la messe opposée aux autres parties.
Consecrare entre ici en parallèle avec baptizare; il
est pris par saint Thomas comme synonyme de
celebrare. Abslinere a consecralione équivaut à a
celebratione abslinere. La confection du sacrement est
ici opposée à l'usage du sacrement. La préoccupation
ne va donc point à déterminer le moment précis où
s'opère à la messe le sacrifice, mais à montrer la néces-
sité qui s'impose au prêtre non chargé d'âmes de
célébrer quand même, car s'abstenir de consacrer,
c'est-à-dire de célébrer, serait par le fait s'abstenir du
sacrifice. Pourquoi? Parce que c'est dans la consé-
cration, c'est-à-dire dans la confection du sacrement
qu'est offert le sacrifice. De là, on conclura seulement
que l'oblation du sacrifice est inséparable de la confec-
tion du sacrement. Ce n'est qu'indirectement, du fait
que, pour saint Thomas, le moment essentiel de la
confection du sacrement se trouve dans le moment
précis de la consécration, que l'on déduira que l'obla-
tion principale du sacrifice a lieu à ce moment. Saint
Thomas laisse d'ailleurs entendre qu'au Supra quse
propilio, le sacrifice est accompli : Petit hoc sacrifi-
cium peractum esse a Deo acceptum. IIP, q. lxxxiii,
a. 4.
Enseigne-t-il à la suite de saint Augustin et de
ses disciples l'offrande de l'Église à côté de celle du
Christ dans le sacrifice de l'autel? Il faut reconnaître
tout au moins que, si le saint Docteur fait allusion à
cette doctrine, il n'a point mis dans une lumière aussi
vive que ses prédécesseurs augustiniens cette vue
traditionnelle et liturgique. En commentant les prières
qui concernent à la messe l'union de l'Église et du
Christ, il est plus préoccupé de présenter cette union
comme un effet du sacrement que comme une matière
de l'oblation sacrificielle, q. lxxiv, a. 1, 6.
P) Le prêtre de l'oblation. — Le Christ n'est point
seulement offert comme hostie sur l'autel; il est d'une
certaine façon le prêtre de l'oblation eucharistique.
Le sacrifice de l'autel n'est point autre en effet que
le sacrifice de la croix, il en est la commémoraison :
Sacrificium quod quotidie in Ecclesia offertur non est
aliud a sacrificio quod ipse Christus obtulit, sed ejus
commemoratio, unde Augustinus dicil, in l. X, De civi-
late Dei, c. XX ; « Sacerdos ipse Christus offerens, ipse
et oblatio, cujus rei sacramenlum quolidianum esse
voluit Ecclesise sacrificium. » IIP, q. xxii, a. 3, ad 2um.
Comment concevoir ce rôle sacerdotal du Christ
à la messe? Faut-il considérer son oblation comme
simplement virtuelle, en tant que l'intention et le
mérite de son sacrifice historique continuent à valoir
devant Dieu, à la façon d'un acte moral unique jamais
rétracté, ou bien peut-on la concevoir comme actuelle,
c'est-à-dire comme un acte nouveau répétant le
premier? Saint Thomas, en fait, ne dit expressément
nulle part qu'à l'autel le Christ s'offre actuellement lui-
même : il ne semble connaître d'oblation actuelle du
Christ que celle jadis réalisée au Calvaire et que s'ap-
proprie l'Église : Et hoc modo semel oblata est per
Christum quod quotidie per membra ipsius offeri possit.
In IVum sent., dist. XII, expos, text.
C'est le même point de vue dans la Somme, où il
traite du sacerdoce éternel du Christ. Dans l'office
de ce sacerdoce il distingue deux choses : l'oblation
elle-même du sacrifice sur la croix, et la consomma-
tion du sacrifice qui consiste à amener le monde entier
à obtenir la fin du sacrifice, c'est-à-dire l'union à Dieu.
Il n'y a point à renouveler la mort, la passion, la
vertu de l'unique oblation qui dure éternellement.
IIP, q. xxn, a. 5, corp. et ad 2um : Licet passio et mors
Chrisli non sint iteranda, tamen virtus illius hoslise
semel oblattç permanet in mlernum. Il n'y a qu'à appli-
quer cette vertu, qu'à faire participer l'Église à l'obla-
tion du Christ, qu'à communiquer aux fidèles le vrai
sacrifice du Christ. Enfin saint Thomas souligne aussi
d'une part l'unité de l'oblation faite par le Christ lui-
même, et d'autre part la multiplicité des oblations
faites par ses membres. IIIa, q. lxxxiii, a. 1.
Pourquoi le Sauveur demeure-t-il cependant à
l'autel le prêtre principal, et pourquoi le prêtre
humain n'est-il seulement qu'un mandataire? Parce
que celui-ci n'agit, ne parle qu'au nom et dans la vertu
du Christ au moment de la consécration : Sacerdos
gerit imaginem Chrisli in cujus persona et virlute verba
pronuntiat ad consecrandum, et ita quodammodo idem
est sacerdos et hoslia. Ibid., ad 3um. Sans doute saint
Thomas ne dit nulle part que le prêtre humain offre
1061
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT THOMAS
10(2
dans la consécration au nom du Christ, mais nous
savons qu'à ses yeux l'oblation du sacrifice est liée
étroitement à la consécration. On peut en conclure
que le Christ en donnant au prêtre par les paroles :
i laites ceci en mémoire de moi » le pouvoir de poser
par la consécration la présence réelle de la victime
immolée, lui donne par le fait la possibilité, bien plus
l'ordre et le pouvoir de l'offrir.
Pour jouir de ce pouvoir, il suffit d'être ministre
du Christ par l'ordination; quiconque l'a obtenu ne
peut le perdre. Saint Thomas trouve, dans une meil-
leure connaissance des exigences du caractère sacer-
dotal, la réponse définitive à la qi^stion de la validité
des messes des hérétiques ou des schismatiques. La
messe dite par un prêtre légitimement ordonné est
toujours valide : > Le sacrifice suit la condition du sacre-
ment; par le fait que la consécration pose sur l'autel
la présence réelle, elle pose l'oblation; car il suffit
qu'il y ait consécration valide, pour qu'il y ait, du
même coup, vrai sacrifice, fût-il offert par un héré-
tique, un schismatique ou un excommunié, auquel cas
il serait seulement privé de ses fruits. » Lepin, op. cit.,
p. 210. En d'autres termes, d'après saint Thomas, tout
ce qui est fait par un ministre hors de l'Église au
nom du Christ dans la célébration du sacrifice, est
valide; tout ce qui est fait au nom de l'Église dont il
est séparé, est nul. IIIa, q. lxxxii, a. 6; a. 7. ad 3um.
y) Valeur de l'oblation eucharistique. — Saint Thomas
ne traite point ex professo de la valeur du sacrifice
de la messe: il se contente d'en dire quelques mots dans
l'exposé de la q. lxxix : Lie eflectibus sacramenti
eucharislias.
Ce sacrement, déclare-t-il, produit dans l'homme
l'effet que la passion a produit dans le monde, c'est-
à-dire la rémission des péchés : Per hoc sacramentum
reprœsenlatur, quod est passio Christ i, et ideo efjeclum
quem passio Christi fecil in mundo, hoc sacramentum
facit in homine unde et ipse Dominus dicit, Matth.,
xxvi : « Hic est sanguis meus qui pro mullis effundetur
in remissionem peccatorum. » Ibid., a. 1.
La messe comme sacrifice a une valeur satisfac-
toire pour la peine due aux péchés, proportionnelle
à la dévotion de ceux qui l'offrent ou de ceux pour qui
elle est offerte. A. 5. Elle est utile comme sacrifice
non seulement à ceux qui communient, mais à tous
ceux pour qui elle est offerte. A. 7. Multiplier les
messes, c'est multiplier les oblations du sacrifice, c'est
par conséquent multiplier l'effet du sacrifice. A. 7,
ad 3um. Pas plus que la passion dont il est le mémorial,
le sacrifice de la messe n'opère magiquement; il n'a
son effet que chez ceux qui sont de l'Église, et cela
dans la mesure de la dévotion de chacun. A. 7, ad 2um.
b) Interprétation de cet enseignement à la lumière de
l'ensemble de la doctrine thomiste sur le sacrifice. —
Saint Thomas est augustinien dans sa définition du
sacrifice : la sacrifice est un acte de religion qui tend
à honorer Dieu. Cet acte a deux aspects, l'un intérieur,
l'autre extérieur. Le sacrifice extérieur signifie le
sacrifice intérieur qui est au fond le vrai sacrifice,
celui par lequel l'âme s'offre à Dieu; il a pour but de
nous unir à Dieu comme à notre principe et à notre fin.
Contra Génies, 1. III, c. cxx.
L'oblation spirituelle est ainsi au cœur du sacrifice;
celui-ci se range dans le genre oblation, mais toute
oblation n'est pas un sacrifice. Il faut déterminer ce
qui est nécessaire pour qu'une oblation soit sacrifice.
Saint Thomas le fait dans cette définition : Sacrificia
proprie dicuntur quando circa res Deo oblatas aliquid
fit sicui quod animalia occidcbunlur et comburebanlur,
quod punis /rangitur et comedilur et benedicilur. Et hoc
ipsum nomen sonat : nam sacrificium dicilur ex hoc quod
homo facit aliquid sacrum. IIB-II», q. lxxxv, a. 3,
ad 3um.
L'expression choisie l'indique, circa res oblatas
aliquid fil, l'action exercée sur la chose offerte, est
quelque chose d'indéterminé. En ce qui concerne
l'eucharistie, l'action qui est faite sur la chose offerte,
à savoir le pain et le vin destinés à devenir le corps et
le sang du Christ, c'est la fraction, la communion et la
consécration. Toutes ces actions concourent à faire
passer la matière offerte de l'état profane à l'état sacré
de victime divine. Voir J. Rivière, Sur la définition
du sacrifice dans saint Thomas, dans Revue des
Sciences religieuses, 1921, 1. 1, p. 228-332.
Il n'est pas besoin de souligner ici que saint Thomas
n'envisage nullement une immutation physique, une
modification intrinsèque du Christ glorifié ; cette vue
irait contre l'ensemble de sa doctrine. Cependant
ses commentateurs partiront de cette formule pour
affirmer une modification physique de la victime
eucharistique. « Trois siècles plus tard, la question
principale agitée dans l'École sera de savoir quelle est
l'action physique accomplie sur la victime qui consti-
tue l'essence du sacrifice de la messe.» Vacant, p. 46.
On trouve un peu plus loin, chez saint Thomas, une
autre définition du sacrifice qui semble favoriser
l'idée que l'objet offert doit être consumé et détruit :
Si aliquid exhibealur in cullum divinum quasi in ali-
quid sacrum, quod inde fieri debeat consumendum, et
oblatio est et sacrificium. IIa-IIœ, q. lxxxvi, a. 1.
Cependant, < à y regarder de près, on remarque que
la destruction dont il s'agit n'est pas précisément
voulue pour elle-même et en tant que telle; elle est
ordonnée à une sorte de production qui en résulte.
C'est plutôt un acte de transformation intrinsèque de
la matière offerte, la faisant passer à un état supérieur,
un acte de sublimation, si l'on peut ainsi dire, en
vertu duquel elle devient une chose sacrée, transférée
ainsi au domaine de Dieu: Consumendum... in aliquid
sacrum quod inde fieri debeat. » Lepin, op. cit., p. 195.
Saint Thomas ne s'arrête point d'ailleurs à creuser
ses définitions et à en montrer les applications aux
différents sacrifices. Il s'inspire cependant de l'idée
d'oblation spirituelle pour montrer que la passion est
un vrai sacrifice. IIIa, q. xlviii, a. 3, ad 3um. Le
caractère sacrificiel de celle-ci consiste en ce que le
Christ s'est offert volontairement sous la pression d'un
immense amour. L'immolation sanglante est un forfait
des Juifs. C'est en tant qu'acte d'oblation plein d'amour
que la passion de Jésus a été un véritable sacrifice.
Dans la logique vivante de cette doctrine, on verrait
l'essence du sacrifice de la messe qui est une commé-
moraison vivante de celui de la croix, dans le renou-
vellement des mêmes dispositions d'amour et d'obéis-
sance qui constituaient l'oblation du Calvaire. Mais,
reconnaissons-le, saint Thomas n'a point tiré cette
conséquence ni appliqué sa définition au sacrifice de
l'autel. Sa synthèse de l'idée de sacrifice est ébauchée,
mais non achevée; il a du moins posé les grandes
lignes de l'édifice définitif.
Conclusion sur l'idée de la messe dans saint Thomas.
— En éclairant son enseignement direct sur l'eucha-
ristie, comme oblation et comme représentation de
l'immolation du Calvaire, par ses principes généraux
touchant le sacrifice, on sera, semble-t-il, dans la
logique immédiate de sa pensée en formulant les
conclusions suivantes :
Le sacrifice de la messe consiste essentiellement
dans une oblation : celle du pain et du vin destinés à
devenir par le fait de la consécration, l'Hostie sainte,
le corps et le sang du Christ, infiniment dignes d'être
offerts à Dieu.
Cette offrande que la prêtre fait à l'autel d'une part
sur l'ordre et en la personne du Christ par la vertu
duquel il consacre, d'autre part au nom de l'Eglise,
est un sacrifice identique à celui de la croix, car il
1063
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DUNS SCOT
1064
contient invisiblement la victime jadis offerte d'une
façon sanglante par le Christ lui-même sur la croix;
l'Église s'y approprie, pour l'offrir sur l'ordre et en la
personne du Sauveur, cette victime; elle y figure d'une
façon sensible la passion. D'une certaine façon, c'est
le même prêtre et la même victime.
Cette oblation prend figure de sacrifice grâce à
certaines actions exercées autour de l'hostie, particu-
lièrement la double consécration distincte. Celle-ci en
effet inaugure l'oblation sacrificielle, non seulement
parce que c'est par elle que le prêtre mandataire et
instrument du Christ produit et offre la victime à Dieu,
mais parce qu'en mettant le corps et le sang du Sau-
veur sous les espèces séparées du pain et du vin, il
représente par une image très vive l'immolation
rédemptrice du Calvaire. Cette oblation se continue de
la consécration à la communion. Ce n'est^pas sans
raison que saint Thomas note comme actions exercées
autour de la chose offerte la fraction et la manduca-
tion. De la consécration à la communion le Christ ne
cesse d'être offert, « non seulement sous ce signe per-
manent de sa mort sanglante qui est l'état de sépa-
ration où continuent d'être au point de vue sensible
son corps et son sang, mais encore sous ces signes
actifs de sa passion que sont la fraction et la manduca-
tion. » Lepin, op. cit., p. 209. Notons que saint Tho-
mas laisse dans l'ombre la question de l'oblation
du corps mystique, et aussi la question des rapports
du sacrifice terrestre à l'activité céleste du Christ
devant son Père.
A cette offrande qui se renouvelle sans cesse sur
l'autel est attachée non point une expiation nouvelle,
mais l'application des mérites rédempteurs, obtenus
une fois pour toutes sur la croix, afin de nous rendre
Dieu propice, de faire participer tous les fidèles au
sacrifice du Calvaire, et de les incorporer ainsi au
Christ victime, glorifié éternellement.
2. Durand de Mende. — Durand, évêque de Mende,
est le maître de la théologie liturgique à la fin du
xiii' siècle.
Dans son ouvrage intitulé Ralionale divinorum
officiorum, il recueille au 1. IV tout ce qui a été
dit d'important sur la messe par les principaux
liturgistes et théologiens depuis Amalaire, en prenant
pour guide Innocent III. Il s'inspire aussi particu-
lièrement de Sicard de Crémone, de Hugues de
Saint- Victor, de Guibert de Tournai, de Guillaume
d'Auxerre, de Pierre Comestor, de Robert Paululus
et de Beleth. « Édité à Mayence dès les origines de
l'imprimerie en 1459 et réédité au moins quarante-
trois fois jusqu'à 1500, le Rationale a exercé une
influence considérable. » Lepin, op. cit., p. 218. On
le citera ici d'après l'édit. de Lyon, l540.
a) On y trouve particulièrement mis en relief, selon
la méthode allégorique d'Amalaire, le caractère figu-
ratif et commémorait! de la messe : elle est le mémorial
par excellence de la passion.
« Nous avons un triple mémorial de la passion. Le
premier se présente à notre vue dans les images et .
peintures. C'est pour cela que l'image du crucifié
est figurée sur les missels et dans les églises. Le secoi.d
frappe l'ouïe comme la prédication de la passion du
Christ. Le troisième se manifeste au goût comme le
sacrement de l'autel, où la passion du Christ est évi-
demment exprimée, patenter exprimilur. » L. IV, c. xlh,
p. 178. Le sacrifice quotidien, ajoute-t-il, est un mémo-
rial non un renouvellement de la passion, comme-
moratio, non ileralio passionis. Il cherche le pourquoi
de cette commémoraison et en voit trois causes prin-
cipales : « Parce que ceux qui travaillent à la vigne
ont besoin de se restaurer tous les jours; secondement
pour que par ce sacrement les néophytes soient incor-
porés au Christ; troisièmement pour que le souvenir
de la passion du Christ se grave tous les jours dans
l'esprit des fidèles, afin qu'ils puissent l'imiter. »
Ibid.
11 veut aussi en expliquer le comment. Il voit la
figuration de l'immolation du Calvaire représentée
tant par les formules que par les cérémonies, et parti-
culièrement par les croix du canon. Comme Amalaire,
il ne fait point entrer en ligne de compte la double
consécration comme représentation sensible de la
passion; il trouve plutôt cette figuration, avec Gré-
goire, dans la communion. L. IV, c. li, p. 196.
b) L'évêque de Mende, à la suite de saint Augustin
et d'Isidore de Séville, met aussi le caractère sacrificiel
de la messe en relation intime avec les idées d'obla-
lion et de consécration : Sacrificia dicunlur quia sacri-
ficantur et offeruntur pro peccalis nostris, ut nos sacros
efficiant. L. IV, c. xxxvi, p. 156.
Il défend ce caractère contre certains hérétiques de
son temps qui le contestent. Quidam perversi heeretici
nobis ad prensumptionem magnam reputant quia sacri-
ficamus et consecrationem hostiae sacrificium appella-
mus. L. IV, c. xxx, p. 141 . Sur ces hérétiques négateurs
du sacrifice de la messe et précurseurs du protestan-
tisme, notre auteur avait dit plus haut : Dicunt eticun
quod Eccles-ia nec missam, nec malulinas cantavit,
nec Christus, nec apostoli eam instituerunt. Sed id
quod missa reprœsentat ab evangelislis cœna vocalur.
L. IV, c. i, p. 88, 89.
Il analyse la messe et distingue, comme le fera plus
tard Duns Scot, entre consécration et oblation : Cum
autem oraverit pro hostia iranssubslantianda, eamquc
jam transsubstantiatam Patri obtulerit, nunc orat pro
ipsius acceptatione. L. IV, c. xun, p. 180. Les prières
et cérémonies liturgiques lui montrent que, dans cette
oblation, l'Église s'unit au Christ comme victime.
L. IV, c. xxx, xlii, xux, p. 142, 176, 182.
Toutes ces idées sont le patrimoine commun de la
théologie de l'époque : aussi le Rationale s'impose-t-il
à l'attention du théologien, moins par l'originalité des
points de vue de l'auteur que par la richesse des ques-
tions abordées et des solutions traditionnelles exposées.
Il est un curieux répertoire des problèmes théolo-
giques et liturgiques que l'on se posait dans les écoles
à la fin du xme siècle. On y remarquera le jugement
indulgent de l'auteur pour la coutume des messes
sèches, et sa juste réprobation pour celle des messes
bi/aciales. L. IV, c. xxxm, xxxiv, p. 90, 91.
3. Duns Scot (t 1308). — Le Docteur subtil, comme
saint Thomas, ne s'est occupé du sacrifice eucharis-
tique qu'incidemment :
Dans son commentaire des Sentences, loin de pré-
ciser et de développer la doctrine du Lombard sur ce
point, il la signale seulement d'un mot : Sequilur Ma
pars. Post hoc quœritur, quœ potest poni incidentalis
in ista dislinclione... In ista enim déterminai de eucha-
ristia sub ratione sacrificii. In IVum sent., dist. XII,
n. 1, édit. de Lyon, 1639, t. vin, p. 701. Ses préoccu-
pations sont ailleurs; elles vont surtout ici à déter-
miner la situation des accidents eucharistiques sans
substance.
La question quodlibélale XX veut donner une solu-
tion pratique à la question de la valeur de la messe;
ce faisant elle nous renseigne aussi sur la pensée de
Scot touchant la nature du sacrifice eucharistique.
a) Nature du sacrifice eucharistique. — a. La messe
consiste avant tout et essentiellement dans l'oblation
faite par l'Église et acceptée par Dieu de la victime
présente actuellement sur l'autel et jadis offerte au
Calvaire. Il ne suffit point, en effet, de la seule
présence du Christ à l'autel; il faut qu'il y ait oblation
de la victime pour que la messe ait valeur de sacrifice :
Illud bonum sacrificii non corresponde preecise bono
contento in eucharistia; illud enim bonum sequalc
1065
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DUNS SCOT
1066
est, quando eucharistia servalur in pyxide et lamen non
hanc mquivalel Ecclesia, sicut quando ofjerlur in missa,
et sive hoc indistincte dicatur oblatio eucharistia, sive
sit consecratio, sive perceptio, sive oblatio, vel operalio
aliqua sacerdotis in persona Ecclesiœ. Ultra ergo
bomim contention in eucharistia, requiritur oblatio
eucharistie. Quodl., xx, n. 21, t. xn, p. 529.
D'après Duns Scot, l'oblatio saeramenti se distingue
des autres prières de la messe : elle suppose dans son
intégrité la double consécration; elle est « l'immola-
tion » du corps et du sang du Christ dont la communion
nous fait participants. 7/i 7Vum sent., dist. XIII,
q. il. t. vin. p. 810. Tenendum est ut quotiescumque
sacerdos corpus et sanguinem immolai, loties percep-
tioni corporis et sanguinis participent se prœbeat.
Dist. VIII, q. m, t. vm, p. 460.
b. L'oblation sacrificielle de l'autel implique la
représentation objective du sacri/ice de la croix. Iden-
tique à ce sacrifice à raison de la victime offerte tou-
jours la même, elle s'en distingue toutefois à un
double titre comme une représentation réelle se dis-
tingue de la chose représentée, comme une prière se
différencie du motif puissant invoqué pour la faire
aboutir : Fil missa tam reprœsenlando illam oblationem
in cruce quam per eam obsecrando, ut scilicel per eam
Deus acceptel sacrificium Ecclesiœ. Obsecratio autem
communiter fit per aliquid magis acception ei qui roga-
lur, quam sit sibi supplicatio obsecrantis. Quodl., xx,
n. 22, t. xn, p. 529.
Sans doute y a-t-il aussi d'autres rites qui évoquent
la passion, mais, à la différence de ces rites, la messe
contient une commémoraison plus spéciale de l'obla-
tion offerte par le Christ sur la croix. En effet, la
victime offerte à l'autel est celle du Calvaire. Ce n'est
point cependant le Christ qui offre immédiatement
le sacrifice de la messe ; il ne s'est offert de cette
façon qu'une fois : Elsi hic ofjeratur, non lamen hic
immédiate offert sacrificium juxla illud, Hebr., ix,
« neque ut seepe offerat semetipsum », et ibidem :
• Chrislus semel oblatus est » , supplc a seipso afférente,
alioquin videretur quod unius missœ celebratio itqui-
valerel passioni Chrisli, si idem esset offerens immé-
diate et oblatus. Ibidem.
Le Christ reste toutefois le prêtre principal de la
messe, Quodl., xx, n. 2, p. 515, car s'il n'y concourt
point immédiatement, il l'offre en quelque façon en ce
sens qu'il la fait offrir : Eslo quod acceptaretur ratione
voluntalis Chrisli ut offerentis hoc est inslituenlis obla-
tionem, et dantis sibi valorem et aeceptalionem, lamen
non sequivalerel, nec acceptaretur ut passio. Ibid.
Le prêtre immédiat de l'oblation eucharistique, la
volonté qui offre actuellement la victime sacrée et la
rend particulièrement digne d'être acceptée, c'est
la volonté de l'Église, au nom et dans la dépendance
de qui le sacrifice est offert : Missa non solum valet
virlule meriti personalis sacerdotis offerentis, sed etiam
virlule meriti generalis Ecclesige in cujus persona per
ministrum communem ofjerlur sacrificium. Quodl., xx,
n. 1, p. 515.
c. En quoi consiste à la messe cette représentation
objective de l'oblation du Calvaire ? Scot ne le dit pas
clairement. A lire ces mots du commentaire des Sen-
tences, en dehors du contexte général de la doctrine
de Scot, ofjerlur hostia non consecrata et lune est sacri-
ficium cl non sacramenlum. In 7Vum sent., dist. XIII,
q. il, n. 5, t. vm, p. 811, on serait tenté de croire que
le Docteur subtil voit dans l'offertoire la partie essen-
tielle de la messe. Cette phrase, comme celle de saint
Thomas, ofjerlur eucharistia ut sacrificium, consecra-
titr et sumitur ut sacramenlum. Sum., IIIa, q. ixxxm,
a. 4, veut être entendue d'une façon large. Il s'agit
ici, pour les deux grands docteurs, de l'oblation dans sa
phase initiale, sans exclure le développement de cette
oblation qui a son point culminant dans l'offrande
du Christ présent sur l'autel. L'oblation proprement
sacrificielle présuppose logiquement la consécration.
Celle-ci produit le Christ pour qu'il soit offert. C'est
dans la répétition de ce qu'a fait le Christ à la cène,
que se trouve plus spécialement la représentation
commémorative de l'oblation de la croix. Certum
est autem quod missa non xquivalet passioni Christi,
licel specialius valeat pro quanlo ibi est specialior
commemoralio oblationis quam Chrislus obtulit in cruce
juxla illud., Luc, xxn et I Corinth., xi, « Hoc facile in
meam commemoralionem ». Quodl., xx., n. 22, p. 529.
La double consécration a sans doute, selon Scot,
pour but de figurer l'alimentation intégrale. In 7Vum
sent., dist. VIII, q. i, t. vin, p. 408. Mais ne signifie-
t-elle point aussi à ses yeux, comme pour saint Thomas,
la séparation réelle du corps et du sang du Christ.
C'est du moins ce que l'on peut conclure de ces paroles :
Hoc ergo tenendum est quod corpus Christi, ut est
primum signalum specie panis et contenlum, non inclu-
dit animam, nec accideniia nec sanguinem. In 7Vum
sent., dist. X, q. iv, t. vm, p. 532.
d. Rapports des doctrines de Duns Scot et de saint
Thomas. — Quoi qu'il en soit de ce détail, il reste que
Duns Scot, comme saint Thomas, voit dans la messe,
avec la tradition, une représentation objective de
l'immolation du Calvaire et une oblation renouvelée
de cette immolation.
Mais, plus que le Docteur angélique, il pousse l'ana-
lyse de la distinction qui existe entre la représenta-
tion et la chose représentée; plus que lui, il met l'accent
sur l'idée d'oblation comme trait essentiel du sacrifice
eucharistique, plus loin que lui et ses prédécesseurs,
il pousse jusqu'à ses conséquences extrêmes l'analyse
de cette vérité traditionnelle si fortement énoncée
dans l'Épître aux Hébreux : 7/ n'y a qu'une oblation
du Christ faite par lui-même, pour assurer d'une
manière absolument satisfaisante le salut; en consé-
quence la messe qui se répète à travers le temps et
l'espace ne peut être qu'un sacrifice subordonné à
celui de la croix, c'est l'oblation, le sacrifice de l'Église.
Sans doute, dans l'un et l'autre sacrifice c'est toujours
la même victime qui est offerte : de ce point de vue
il y a identité absolue entre la croix et l'autel. C'est
le sentiment commun de la tradition. Mais au point
de vue de l'initiative immédiate du sacrificateur, il
n'y a qu'identité relative.
Saint Thomas l'avait déjà noté d'un mot, soit en
présentant le sacrifice du Calvaire comme seul offert
par le Christ et celui de l'autel comme offert par les
membres de son corps mystique, soit en répondant à
l'objection qui niait l'identité des deux sacrifices par
une distinction : Sacerdos gerit imaginem Chrisli in
cujus persona et virlule pronunliat ad consecrandum
et ila quodammodo idem sacerdos et hostia. Duns Scot
va s'appliquer à caractériser davantage la différence
qui existe entre l'oblation du Christ et l'oblation de
l'Église, et à analyser la part respective du Christ et
de l'Église à l'autel.
A l'autel, le Christ n'est pas le sacrificateur immédiat.
Autrement, une seule messe équivaudrait à la passion :
Unius misses celebratio œquivalerel passioni Chrisli,
si idem esset offerens immédiate et oblatio. Quodl., xx,
n. 22, t. xn, p. 529. Comme l'a remarqué le P. de la
Taille, Esquisse du mystère de la foi, p. 68 et 69, elle
est assurément ignorée de saint Thomas aussi bien
que de Duns Scot, étrangère à toute la tradition
scolastique aussi bien qu'à la tradition patristique
(du moins à la tradition augustinienne) l'opinion qui
multiplie les offrandes personnelles du Christ de messe
en messe. « S'il y a intervention personnelle, réitérée,
du Seigneur en qualité d'oblatcur actuel cl formel,
d'oblateur qui répète son geste d'oblation indéfi-
1067
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, LA THEOLOGIE NOMINALISTE
1068
niment, comment échapper à cette conclusion que le
sacrifice de nos autels est coordonné et non pas subor-
donné à celui de la Rédemption, car enfin le Christ
n'est pas au-dessus du Christ, ni ce qu'il ferait aujour-
d'hui moins digne que ce qu'il fit alors. » Ces paroles
du P. de la Taille, Esquisse, p. 68, sont un écho fidèle
du sentiment de Scot. Elles ne vont nullement à
exclure le rôle sacerdotal du Christ à l'autel. Pour
Scbt, le Christ y demeure sacrificateur médiat, en ce
sens qu'il donne le pouvoir et l'ordre d'offrir. Mais,
sous cette réserve que l'Église agit en dépendance du
Christ, c'est à elle que revient le rôle d'of/rir immédia-
tement la victime jadis immolée sur la croix. Etant
donnée la toute-suflisance de l'oblation unique offerte
au Calvaire pour la rédemption du monde, le Sauveur
n'a plus à agir « par une nouvelle démarche personnelle
et propre procédant. de lui à son Père ». De la Taille,
p. 70. Il ne reste plus à l'Église qu'à s'approprier pour
l'offrir elle-même directement, en application de la
vertu rédemptrice, la victime jadis offerte au Cal-
vaire : elle le fait tous les jours en dépendance et en
vertu de l'acte oblateur qui préside aux siens, « qui
les domine, qui les contient et les pénètre, et les com-
plète leur donnant l'efficace, et ce qu'il ont d'unité à
travers le temps et l'espace. » De la Taille, Esq., p. 69.
De la conception de Scot sur la nature du sacrifice
eucharistique découlent naturellement des consé-
quences touchant la valeur et la validité de la messe.
b) Valeur et validité de la messe. — Parce qu'offerte
immédiatement par le Christ au Calvaire, l'oblation
de la passion a une valeur infinie. Parce qu'offerte
par l'Église et acceptée en raison du mérite général
de celle-ci, la messe n'a pas la même valeur que le
sacrifice de la croix : cette valeur est finie. Quodl.,
xx, n. 22, p. 515. Elle correspond au mérite de l'Église :
Palet ex dictis quia virtus sacriftcii non adse-quatur
valori ejus qui continetur in sacrificio, sed corresponde!
merito in Ecclesia, non adœqualur mcrito passionis
Chrisli, sicul diclum est inferius, sed pro tanlo ad illud
plus accedit pro quanlo illam passionem speeialius
représentât, et ita virtule illius speeialius Deum plaçât
et bonum impelrat, quantum ad mcritum commune.
Ibid., p. 535.
En conséquence, una missa dicta pro duobus non
tanlum valet hoc modo isti quam valcret si pro eo solo
diceretur. Quodl., xx, n. 51, p. 517.
Quant à la validité de la messe, elle dépend essen-
tiellement de la volonté de l'Église au nom de laquelle
le sacrifice est offert. Que vaut alors la messe d'un
hérétique ou d'un schismatique dont la volonté est
séparée de l'Église? Pierre Lombard avait soutenu
qu'un tel prêtre ne consacre pas validement, puisqu'il
n'offre point au nom de l'Église. Saint Thomas, cri-
tiquant à juste titre cette opinion, au nom de l'ina-
missibilité du pouvoir d'agir in persona et in virtule
Chrisli attaché à l'ordination, en avait conclu à la
validité des messse dites par les hérétiques et les
schismatiques. Duns Scot distingue : « Les prêtres
séparés de l'Église, dit-il, consacrent, mais ils n'offrent
pas vraiment, car consacrer et offrir sont choses sépa-
rables et séparées. L'oblation n'est pas de l'essence de
la consécration. L'eucharistie, en effet, peut être
consacrée sans qu'elle soit nécessairement offerte.
Ainsi on offre l'eucharistie non consacrée à l'offer-
toire et c'est le sacrifice, non le sacrement, de même
que l'hostie consacrée gardée dans la pyxide est sacre-
ment, sans être là pour le sacrifice. In IVum sent.,
dist. XIII, q. n, n. 5, t. vin, p. 811. Ainsi l'hérétique
pourra consacrer validement, car il peut avoir l'in-
tention de faire ce que fait l'Église, par là qu'il veut
faire d'une façon générale ce qu'a fait le Christ. Il
n'offre point cependant le sacrifice, puisqu'il est
séparé de l'Église en la dépendance de laquelle il
devrait offrir. — Cette opinion subtile de Scot sur
l'invalidité du sacrifice des prêtres séparés de l'Église
n'aura point d'avenir et sera éliminée de la théologie.
Conclusion sur la conception scolisle du sacrifice
eucharistique. — On admirera sans doute la logique
de cette conception qui explique si bien tout ce qui
est impliqué dans la tradition augustinienne sur l'eu-
charistie comme sacrifice de V ïiqlise.
Il faut reconnaître cependant que les vues de Scot
sur la messe n'enveloppent point d'une façon adé-
quate et explicite tout le champ de la tradition.
On n'y trouve point interprétées les affirmations si
nettes de saint Ambroise, de Paschase, d'Hincmar
sur l'activité permanente du Christ à l'autel et au ciel
où il continue à « s'offrir » d'une certain façon, et à
présenter à son Père son humanité comme victime
glorifiée. Tout un courant de la tradition demeure
de ce fait en dehors de sa synthèse.
De même cette synthèse dans son appréciation de
ta messe tient uniquement compte du sentiment de
celui qui offre (l'Église), et non du prix de ce qui est
offert. Incomplète de ces différents chefs, elle a du
moins le mérite de mettre en excellent relief le carac-
tère subordonné, relatif du sacrifice de l'Église, par
rapport au sacrifice unique du Christ : Celui-là per-
pétue celui-ci en le représentant, en le commémo-
rant, en l'appliquant.
X. Les continuateurs des grands scolastiques
aux xjve et xve siècles. — La longue période qui va
du commencement du xive à la fin du xv» siècle est,
pour le sujet de la messe, une époque de transition ;
elle offre dans son ensemble peu d'originalité, peut-être
parce qu'elle est moins connue que les précédentes. Les
théologiens de cette époque se contentent ordinaire-
ment de transmettre les idées traditionnelles qu'ils
trouvent présentées chez Pierre Lombard, saint
Thomas et Duns Scot. La théologie de la messe n'offre
point pour eux un intérêt nouveau; aussi leur suffit-il
d'exposer la doctrine courante. A l'occasion cepen-
dant, ils émettent sur la nature ou la valeur de la
messe des vues fragmentaires qui précisent heureuse-
ment.telle ou telle idée antérieure.
1° Les sources. — On serait tenté d'aller chercher
leur pensée dans les nombreux commentaires édités
ou manuscrits du livre qui contiuue à être le manuel
des écoles : les Sentences de Pierre Lombard. Voir la
liste de ces commentaires, Lepin, op. cit., p. 214-221,
et Hurter, Nomenclator litterarius, 3e édit., 1906, t. n,
p. 442 sq. C'est là en effet, 1. IV, dist. XII, que le maître
s'occupe du sacrifice eucharistique.
En fait on sera étonné de constater la pauvreté des
renseignements fournis sur la messe par les commen-
tateurs de ce passage. Plusieurs de nos auteurs n'expli-
quent point la partie du texte où il est spécialement
question du sacrifice. Les questions relatives au sacre-
ment les préoccupent uniquement. « La plupart ont
leur attention si absorbée par ces dernières questions
que l'on ne trouve dans le reste même de leur œuvre
aucun renseignement utile sur le problème ,qui nous
occupe. Tels Henri de Gand, Pierre de la Palu, Pierre
d'Auriol, François de Meyron, Michel de Bologne,
Pierre d'Ailly, Jean Capréolus, Tartaret. Les autres,
c'est-à-dire Noël Hervé, Durand de Saint-Pourçain,
Thomas de Strasbourg, Adrien VI, dans les articles
qu'ils consacrent à l'étude directe du sacrement
touchent transitoirement à la question du sacrifice. »
Lepin, op. cil, p. 217. Parfois, ils n'en disent qu'un mot.
Ainsi, Richard de Médiavilla, Super IV libros sent.,
Brescia, 1591, t. iv, p. 158: Circa lilteram... quolidie
immolatur id est ejus immolatio reprœsentalur.
On trouvera un meilleur écho de la doctrine ensei-
gnée à cette époque dans d'autres ouvrages compo-
sés, soit par ces mêmes commentateurs des Sentences,
1069
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE
1070
soit par des auteurs contemporains, exégètes, prédi-
cateurs ou théologiens mystiques. Citons les princi-
paux : parmi les exégètes. Nicolas de Lyre (f vers
1349), liibliorum sacrorum cum glossa ordinaria et
Nicolai Lyrani expositionibus litterali ae morali,
additionibus insuper et replicis, Lyon, 1545; Alphonse
de Tostat (f 1 155), Opéra omnia, Cologne, 1613, 16 vol.
in-folio: parmi les controversistes mystiques, Gerson
(t 1429). Opéra omnia, Anvers, 1706; Nicolas de Cues
(t 1461). Opéra, Laie, 1565; parmi les sommistes,
disciples de saint Thomas : saint Antonin (t 1459),
Summa theologica in IV partes distributa, Vérone,
1740, 4 in-fol.: Denys le Chartreux, Summa fidei
orthodoxie. Anvers, 1569, 2 in-fol.; Silvestre de Prié-
rias (Mazolini), voir ci-dessus, col. 474 sq.), Summa
summarum, Lyon, 1519.
Il faut faire une place à part parmi les sources de
la théologie de la messe, à la fin du xve siècle, à la
vaste synthèse doctrinale, morale, canonique, litur-
gique et ascétique de Gabriel Biel (t 1495) sur les
paroles et les rites du sacrifice eucharistique : Sacri
canonis missse expositio resolutissima, litteralis ae
mistica, in-fol., Bàle, 1510. Elle s'impose d'abord à
l'attention du théologien par l'ampleur des questions
qui y sont posées et résolues. Le lecteur se rendra faci-
lement compte de cette ampleur à parcourir l'excel-
lente table qui se trouve à la fin de l'édition de Bâle,
particulièrement aux mots sufjragia pro de/unctis,
applicatio fructus missœ et sacrificii, conseerationis
materia, forma, hostiœ fractio, frequentatio, institutio,
expositio canonis, où les questions de la valeur de
la messe sont traitées plus à fond qu'on ne l'avait fait
jusque-là. Elle s'impose non moins par la largeur
de son témoignage sur la messe. Elle ne nous apporte
point sans doute des vues originales, Gabriel Biel a
conscience d'être un écho; il déclare lui-même avoir
tout emprunté à ses anciens maîtres; en fait la compa-
raison de son Expositio avec le Correclorium de son
maître Eggeling montre que le disciple a incorporé à
son ouvrage tout l'enseignement du maître. Voir
Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter, p. 537-555.
Mais cette dépendance à l'égard de la tradition
vivante dans l'école ne fait-elle point la valeur de son
témoignage? « Comme il pratique un sage éclectisme,
comme il expose bien les idées d'autrui, on peut dire
qu'en lui on entend presque toute l'École. » Art. Biel,
t. n, col. 817.
Cette synthèse s'impose enfin à l'attention du
théologien par la place qu'elle tient dans l'histoire
au moment le plus critique de la doctrine de la messe.
N'est-elle point professée et écrite vingt ans seulement
avant Luther. Le réformateur l'a connue et étu-
diée; il en a apprécié l'importance, puisqu'il déclare
lui-même que le livrt de Biel sur le canon de la
messe est le meilleur que possèdent les catholiques.
Tischreden, édit. Weimar, T. R., t. m, n. 3146,
3722. Luther sur ce point a vu juste. Mais ceci
précisément le condamne. Les écrits du théologien
de Tubingue, Y Expositio missse aussi bien que les
résumés qui en dérivent, Epithoma expositionis
canonis missse, Tubingue, 1499, Expositio brevis et
interlinearis sacri canonis missœ (Hain, Reperlorium,
n. 3178-3182), peuvent fournir une réponse pertinente
à ces deux questions que pose le mouvement réfor-
mateur contre la messe : L'enseignement catholique
du temps méritait-il les attaques dont il fut l'objet
de la part des réformateurs; préparait-il la réforme?
Une étude approfondie de l'idée de la messe dans
Biel. serait, croyons-nous, la meilleure démonstra-
tion historique de la rupture de continuité qui existe
entre l'enseignement traditionnel du dernier des sco-
lastiques, et les diatribes novatrices de Luther contre
la messe.
2° Le témoignage des documents. ■ — Ce témoignage
porte principalement sur deux points : la nature et la
valeur du sacrifice eucharistique.
1 Nature du sacrifice eucharistique. — La messe y
apparaît comme un sacrifice essentiellement subor
donné à celui du Calvaire : elle est de celui-ci le mémo-
rial efficace, l'oblation faite par l'Église.
a) La messe mémorial ou représentation efficace de
l'immolation rédemptrice. ■ — a. Tous nos auteurs, à la
suite des grands maîtres, sont unanimes à voir dans
l'immolation du Christ à l'autel une simple image
ou figure commémorative de l'unique immolation
réelle du Calvaire. Plusieurs, selon la pensée et la
formule même de saint Thomas, insistent sur ce fait
que la messe ne représente pas seulement le sacrifice
de la croix, mais nous en applique les fruits.
Selon Bichard de Médiavilla, elle est une « immola-
tion » représentée; elle « nous met sous l'influence de la
passion et fait descendre ses effets jusqu'à nous ».
Super I Visent., dist. XII, dist. XIII, t. iv, p. 158, 165.
D'après Denys le Chartreux, « la raison pour
laquelle la célébration de ce mystère est appelée immo-
lation du Christ est qu'elle est une image représen-
tative de l'immolation du Christ sur la croix, et qu'elle
nous faits participants du fruit de la passion du Sei-
gneur. » Sum., 1. IV, a. 116, t n. p. 275. Elle est
appelée hostie ou sacrifice, d'après Durand de Saint-
Pourçain, parce que c'est un spécial mémorial de la
passion du Seigneur. In IVum sent., dist. VIII, q. i,
n. 9, fol. 267 a. Nicolas de Lyre affirme qu'à la messe
il n'y a pas réitération du sacrifice (par excellence),
mais commémoraison quotidienne de l'unique sacri-
fice jadis offert sur la croix. In Hebr., x, op. cit.,
t. vi, fol. 152.
Gabriel Biel insistera à son tour sur l'unité de l'obla-
tion rédemptrice et le caractère commémoratif de la
messe. <"elle-ci est « l'image représentative de la passion
qui est la vraie immolation du Christ ». Expos., lect.
lxxxv, fol. 253. Il n'y a qu'une seule oblation du
Christ qui implique de sa part une intervention per-
sonnelle, immédiate, rédemptrice : c'est l'oblation du
Calvaire. Notre oblation n'est pas la réitération de cette
unique oblation, elle en est la représentation : Hœc
quidem una causa fuit instilutionis sacramenii, ut
ipsius esset signum memoriale et representativum istius
summi sacrificii quod reapse oblulit in cruce... InChristo
semel oblata est hostia ad salulem sempiternam polens...
Unde nostra oblatio non est reiteratio suse oblationis,
sed reprsesentalio. Leet. liv, fol. 143. On appelle sacri-
fice et oblation la consécration et la communion
eucharistique pour deux raisons : parce que ces deux
rites représentent la passion et en sont le mémorial,
parce qu'il sont le principe causal et actif des mêmes
effets : Sed ex aliis duabus causis eucharisliœ elebratio
et sumptio sacrificium est et oblatio : tum quia illias
sacrificii veri... reprœsenlativa est et memoriale, tum
quia similium effectuum operativa et principium
causale. Lect. lxxxv, fol. 253.
b. En quels rites de la messe se trouve réalisé
ce caractère figuratif, unanimement reconnu, au sacri-
fice eucharistique?
Les opinions sur ce point restent assez divergentes
comme elles l'étaient d'ailleurs dans la tradition
antérieure; cependant la pensée de saint Thomas
s'impose de plus en plus.
Durand de Saint-Pourçain rappelle le vieux sym-
bolisme augustinien des grains de blé moulus et des
raisins pressés pour signifier l'amertume de la passion.
In IV"m sent., dist. XI, q. iv, ad 2um, n. 13, fol. 276.
Denys le Chartreux fait intervenir la fraction
comme sacrement de la passion. Sum., 1. IV. a. 106,
n. 3, p. 269. Nicolas de Cues voit le mémorial sen-
sible de la mort du Christ surtout dans la commu-
1071 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE 1072
nion, sensibili masticulione et calicis sumptione. Exci-
talionum, 1. IV, Ex sermone: « Memoriam fecit mirabi-
lium », Opéra, p. 447.
D'autres, à la suite de saint Thomas, insistent davan-
tage sur la valeur significative de la consécration, soit
qu'ils voient cette signification dans la seule consé-
cration du calice, soit qu'ils la trouvent mieux expri-
mée dans la double consécration distincte. Ainsi Noël
Hervé : « La passion est signifiée plus expressivemenl
par le sang que par le corps, et surtout par le sang
répandu qui suppose la blessure. » In I Vura sent.,
dist. VIII, q. ii, Paris, 1647, p. 342. De même Thomas
de Strasbourg, In IV"m sent, dist. XI, q. n, a. 3,
ad lUIn, Venise, 1564, fol. Î17 : « La consécration du
sang doit se faire à part, distincte, afin que soit expres-
sément signifié que, dans la passion du Christ, son
sang a été séparé de son corps par effusion. » Même
idée et expressions semblables chez Nicolas de Lyre.
In Matth., xxvi; In Lucam, xxn.
Gerson et Biel unissent très intimement la consé-
cration et la communion comme représentation sen-
sible de la passion du Christ.
Figurée déjà par les espèces du pain et du vin, la
séparation du corps et du sang, dit Gerson, l'est encore
par la double communion du prêtre' à ces espèces.
Tract, contra hœresim de communione laicorum sub
utraque specie, dans Opéra omnia, t. i, col. 460.
D'après Biel, la signification de L'eucharistie est
complexe. C'est surtout le vin consacré dans le calice
qui représente le mieux la mort sanglante, soit au
moment des paroles de la consécration, soit dans la
communion : « Dans la passion s'est opéré notre rachat
par l'effusion du sang, cela est signifié par le sacre-
ment du sang sous l'espèce liquide du vin. Dans la
communion, l'effusion du sang est également signi-
fiée : In sumptione sub specie vini, redemptio nostra
per sanguinis Christi cfjusionem. Lect. lu, fol. 135 a.
C'est avec raison que l'on dit : ceci est le calice de mon
sang, « parce que le sang du Christ est signifié comme
répandu pour notre rançon et servi en breuvage pour
notre réfection. Mentionné seul, le sang resterait à
l'état indéterminé; mis en rapport avec le calice, il est
offert comme répandu et présenté pour être bu ».
Ibid., fol. 136. Ce qui rend plus expressive encore
cette représentation du sacrifice du Calvaire, c'est que
le sang est consacré séparément dans le calice, de
même qu'autrefois il a été séparé du corps du Sauveur :
Unde ad reprœsentandum dislinclius passionem Christi
in immolatione hujus sacrificii, sanguis separatim
in calice consecratur, quia in passione Christi sanguis a
corpore Christi fuit separatus. Lect. liv, fol. 143 d.
Le pain consacré figure plutôt l'incarnation et l'union
du corps mystique à son chef. Lect. lu, fol 135. Aux
yeux de Richard de Médiavilla, les espèces du pain
et du vin sont le signe non seulement du corps naturel
du Christ, mais aussi de son corps mystique, la sainte
Église. In IVam sent., dist. VIII, a. 1, q. I, p. 96;
dist. XI, a. 2, q. i, p. 138.
b) La messe comme oblation par l'Église de la victime
jadis immolée au Calvaire. — Nos théologiens ne se
contentent point de souligner le caractère représen-
tatif de la messe et sa participation réelle à l'efficacité
du sacrifice du Calvaire, lorsqu'ils veulent justifier
l'appellation de sacrifice qui appartient évidemment
au sacrifice de l'autel. Ils éprouvent parfois le besoin
de préciser en quoi consiste le sacrifice eucharistique.
Dans ce dessein, ils s'éclairent des définitions
anciennes et nouvelles du sacrifice; un certain nombre,
et des meilleurs, s'avançant dans la voie tracée par
saint Augustin et plus récemment par Pierre Lombard,
saint Thomas, saint Bonaventure, et surtout Duns
Scot, aiment à chercher dans l'idée d'oblation le trait
essentiel de la constitution du sacrifice de la messe.
a. Anciennes dé/initions. — Ils continuent d'abord
à s'inspirer des définitions traditionnelles de saint
Augustin et de saint Isidore.
Ainsi saint Bernardin (f 1444), De cultu sanclissimse
Trinitatis, serin, ix, 9, c. n, Opéra, Lyon, 1650, t. i,
p. 39 : Sacrificium dicitur ex hoc quod homo facit
aliquid sacrum.
Saint Antonin va mettre sur le même plan que les
anciennes définitions la définition récente de saint
Thomas; bien plus il semble donner celle-ci comme
la définition propre du sacrifice : Proprie lamsn,
secundum Thomam, dicitur sacrificium, quum aliquid
fi! circa res Deo oblatas. Unde sacrificium dicitur quia
homo facit aliquid circa sacrum ut quum frangitur,
comedilur et benedicitur. Sum. theol., part. III, tit. xii,
c. ix, § 3, t. m, col. 543. Il éclaire la définition thomiste
par celle d' Isidore : Sacrificium dicitur tanquam sacrum
factum, quia prece mijstica consecratur pro nobis in
memoriam passionis. Conformément à ces vues, l'action
exercée autour de la matière offerte paraît réalisée
à la messe, au milieu de la prière mystique qui rend
cette matière sacrée, par les différents rites de la
fraction, de la consécration et de la communion, les
paroles dites et les signes de croix accomplis; tout
cela est opéré pour signifier la passion. Ibid., et tit.
xni, c. v, t. m, col. 587-589.
b. Définitions nouvelles par l'oblation. ■ — ■ Gerson
propose une définition, nouvelle plus encore par la
forme que par le fond; elle est ainsi conçue : « Une
oblation faite à Dieu, en reconnaissance de son sou-
verain domaine. » Tract, super Magnificat, i, Opéra,
t. iv, col. 413.
Cette définition comprend deux éléments. Dans
le premier : « oblation faite à Dieu », Gerson, selon
l'esprit de saint Augustin et de saint Thomas, à la
suite d'Alexandre de Halès, de Guillaume de Paris,
et de Duns Scot, met particulièrement en relief le
rôle de l'oblation dans le sacrifice. Dans le second :
« en reconnaissance de son souverain domaine », il
souligne le but du sacrifice. Comment le sacrifice en
général et le sacrifice eucharistique en particulier
témoignent-ils cette reconnaissance? Est-ce par un
acte de destruction de la matière offerte, qui procla-
merait ainsi le domaine absolu de Dieu sur sa créa-
ture '? Certains théologiens le penseront plus tard.
Gerson, lui, ne fait nulle part appel à cette idée, et
il semble bien qu'elle soit en dehors de la perspective
dans laquelle il envisage le sacrifice. Sa description
de la messe ne comporte que l'idée d'offrande agréable
et non celle de destruction : « Sous la seule apparence
d'un peu de pain sur l'autel, d'un peu de vin dans
le calice, nous consacrons et nous offrons en parfum
de suavité au Seigneur un sacrifice incomparable-
ment plus agréable. » Ibid., m, col. 419. Il oppose ici
le sacrifice nouveau aux sacrifices de la Loi ancienne
qui comportaient de multiples égorgements d'ani-
maux.
Les vues de Nicolas de Cues, comme celles de
Gerson, vont à définir, sous une même inspiration
traditionnelle, le sacrifice eucharistique par l'oblation.
En quelques mots, d'une profondeur magnifique, le
grand mystique marque la place de « la suprême obla-
tion » au centre du plan divin, et fait voir les liens
qui unissent les mystères de la création, de l'incarna-
tion, de la messe et de la consommation de tous dans
l'unité de la vie éternelle.
Dieu est l'Architecte qui, par la création, construit
le temple du monde au centre duquel il veut un autel,
et sur cet autel une oblation toute de gloire. Le Verbe
incarné est à la fois, comme l'ont dit Paschase et
Hincmar, l'autel, le prêtre et la victime de ce sacri-
fice : Sicut arlifex concepit œdem sacram, quse non est
œdes sacra sine altari, ut altare sit pars œdis sacrse,
1073
MESSE DANS L'EGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALIS1E
L074
et /'mis œdis sacrx est allure, et finis altaris est oblalio
quœ est signum honorificenliiv Dei; sic Deus lotum mun-
ilum creauit in uno mine settrnitatis, quasi œdem unam
sacram. in quo ultare est Christus. et ipse oblalio est
suprenuv honorificentiœ Dei. in quo coincidit allure cum
oblatione, ut ipse sit finis completus, tam creaturarum
quam causée enatiortis earum. Excitât., I. IV, Ex
sermone : « Vidi civitatem sanctam », Opéra, p. 452.
Cette « oblation d'honneur suprême rendu à Dieu »
se continue dans le sacrifice eucharistique. Nous y
trouvons le Christ qui est là notre hostie, notre autel,
notre sacrifice. Là s'accomplit l'acte sacerdotal du
corps mystique. Nous offrons en lui, nous nous immo-
lons en lui, nous nous conformons à lui en commu-
niant à lui, afin d'obtenir en union avec lui la vie
éternelle : Omnes ibi sacramentum Deo Patri obtulimus;
omnes in Christo immolati; omnes ad ipsius commu-
nionem admissi. Usque ad altare, hoc est usque ad
ipsum Christum qui in nobis est, et nos ipsos in Mo;
et quod Deus Pater hanc oblationem recipiet, et nos ipsius
in Christo Jesu suœ communionis participes faciet et
seterna vita reficiet... Excitât., 1. IV, Ex sermone : « Memo-
riam fecit mirabilium », Opéra, p. 446-447. Nicolas de
Cues fait ici un écho magnifique à la définition de saint
Augustin : Sacrificium christianum mulli unum corpus
sumus.
Gabriel Biel connaît la définition de Gerson aussi
bien que celle de saint Augustin, il pense qu'en somme
celle-là revient à celle-ci : Sacrificium cullus quidam
est soli Deo débitas. .. sive, ut alii dicunt, est oblatio
jacta Deo in recognitionem supremi dominii, et redit
in idem. Expos., lect. lxxxv, fol. 252 d. Les ana-
lyses du théologien de Tubingue vont à approfondir
cette notion d'oblation sacrificielle, et à marquer le
rapport qui existe entre l'oblation unique du Christ
au Calvaire, et les multiples oblations de l'Église
à l'autel.
Ce rapport est sous certains aspects un rapport d'i-
dentité. ■ — Biel le souligne avec les expressions de saint
Ambroise : Ecce dicit B. Ambrosius quod unum est
sacrificium quod obtulit Christus et quod nos ofjerimus
quamvis non eodem modo ofjeratur. Lect. liv, fol.. 143.
Ailleurs il dit que la messe contient le même sacrifice :
In 7Vum sent., dist. VIII, q. i. Il entend ici par sacri-
ficium le sacrifice au sens passif, c'est-à-dire la chose
offerte en sacrifice. La raison de l'identité du sacrifice
de l'autel avec celui de la croix, c'est en effet l'identité
de victime offerte sur l'autel aux mêmes fins que sur
la croix, à savoir l'apaisement de la justice divine
offensée, et l'imploration du salut éternel. Voilà
pourquoi notre messe est à bon droit appelée un sacri-
fice. In /V'um sent., dist. XII, q. n; Expos., lect.
lxxxv, fol. 253 d.
Cependant entre l'oblation de l'autel et celle du
Calvaire, il y a des différences qui touchent à l'offran-
et à la chose offerte.
A la croix, c'est Jésus-Christ lui-même qui offrit
en personne et tout seul par une démarche actuelle,
immédiate, allant jusqu'à la mort et obtenant une
fois pour toutes la rédemption : Semel oblalus est in
semetipso Christus, tantum quotidie immolatur in
sacramenlo quod ita intelligendum est quia in manifes-
talione sui corporis semel in cruce pependit, offerens
seipsum hostiam vivam, passibilem et mortalem, vivo-
rum et mortuorum redemplionis efficacem. Lect. lui,
fol. 143. Dans ce sens il n'y a qu'une seule oblation,
qui n'est pas à répéter par le Christ lui-même actuelle-
ment, immédiatement, formellement à chaque messe :
Xoslra oblatio non es't reiteralio suœ oblationis. Lect.
Lin, fol. 143. Maintenant à l'autel, c'est l'Église qui
offre conjointement au Christ : agrégée comme un
corps à la tête, elle entre en participation active au
sacerdoce du Christ pour offrir la victime jadis immo-
lée sur la croix, et s'offrir avec celle-ci afin de s'appro-
prier les fruits de la rédemption. La messe est l'acte
sacerdotal du corps mystique. Biel développe cette
doctrine augustinienne, lect. lxxxv. fol. 253rf, en
commentant le' texte : Hoc est sacrificium christia-
norum : mulli unum corpus sumus.
Cette action de l'Église ne s'extree point toutefois
à l'autel sur le même plan que celle du Christ : celle-là
est subordonnée à celle-ci en tant qu'elle n'agit que
par sa vertu. En revanche, ce n'est plus la personne
du Christ qui offre par elle-même à l'autel comme sur
la croix; à la messe elle n'offre que par notre entre-
mise; c'est encore le Christ, mais par nous. Biel, avec
plus de précision encore que ses prédécesseurs, déve-
loppe cette idée traditionnelle : la messe est le sacri-
fice de l'Église. Il distingue à l'autel un double offrant:
l'un qui offre immédiatement et personnellement,
l'autre qui offre médiatement et principalement.
Le premier c'est le prêtre qui consacre; l'autre,
celui qui offre médiatement et principalement, c'esl
l'Église : Primus est sacerdos consecrans et sumens
sacramentum quia ita in persona sua auclorilate tantum
divina hsec perficit quœ nemo alius in sic offerendo
secum concurrit; offerens vero médiate et principaliter
est Ecclesia militons in eufus persona sacerdos offert
cujus est in offerendo minister. Est enim hoc sacrificium
lotius Ecclesiœ. Lect. xxvi, fol. 50 d. Ainsi, il n'y a pas
de messe proprement privée; en chaque messe, c'est
bien l'Église tout entière qui tient comme offrante le
rôle principal, et qui, par le fait, est intéressée.
De la part de la chose offerte, il y a aussi une
différence. Au Calvaire la victime offerte fut effective-
ment immolée; dans l'oblation de l'autel, on commé-
more sans la renouveler l'immolation passée en la
représentant ; non propter iteratam mortem, sed per
morlis semel passœ rememorativam reprœsentationem.
Lect. xxvn, fol. 54; cf. lect. lui, fol. 143 : Ab ipso
quidem oblatum est in mortem, a nobis non in mortem,
quia Christus resurgens ex morluis jam non moritur, sed
in morlis recordationem ofjertur a nobis. Unde nostra
oblalio non est reileratio suœ oblationis, sed reprœ-
sentatio.
Bref, l'unité du sacrifice chrétien n'exclut pas selon
Biel une certaine pluralité. L'unité se prend de la
chose offerte en sacrifice, numériquement une, tou-
jours la même de la croix à la messe, du fait que
l'immolation effective du Calvaire a constitué une fois
pour toutes la victime de l'autel : « Notre victime,
c'est celle qu'a faite le Calvaire et qu'éternise le ciel. »
M. de la Taille, Esquisse, p'. 21. Elle se prend aussi
de l'unité du geste oblateur du Christ, en tant qu'il
n'est point répété indéfiniment par lui, mais suffit
surabondamment à parfaire la rédemption. Elle se
prend enfin de l'unité du corps mystique qui agit
dans l'oblation d'une façon conjointe et subordonnée
à l'action du Christ au Calvaire. La multiplicité vient
de la diversité des oblations de l'Église à travers
l'espace et le temps; cette diversité n'est point étran-
gère à l'unité du sacrifice du Calvaire, puisqu'elle
ne fait que commémorer ce sacrifice, contenir et offrir
la même valeur, en appliquer les fruits. La messe
est essentiellement le sacrifice de l'Église qui perpétue
celui du Christ au Calvaire, en se subordonnant à lui
pour nous l'appliquer. In IVum sent., dist. VIII, q. i.
2. Valeur du sacrifice eucharistique. — ■ Les vues de
nos auteurs sur la nature de la messe comme oblation
de l'Église essentiellement subordonnée à l'unique
oblation rédemptrice du Calvaire entraînent des consé-
quences pratiques touchant l'appréciation, les facteurs
et l'utilisation de la valeur de la messe. Elles leur per-
mettent de critiquer justement les erreurs plus ou
moins répandues dans le peuple touchant la valeur
du sacrifice chrétien.
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE
1076
a) Leur appréciation de la valeur de la messe. —
Tous s'entendent à proclamer qu'elle ne produit pas
la rédemption opérée une fois pour toutes au Calvaire.
Elle nous en applique les fruits.
Tous reconnaissent sa grande valeur pour nous
réconcilier avec Dieu et nous unir à lui : « Elle est
offerte à Dieu, dit Richard de Médiavilla, pour nous
réconcilier avec lui ou nous unir avec lui plus forte-
ment. » In /Vumse7rf.,dist.XIII,a. l,q.n, t.iv, p. 161.
C'est la doctrine traditionnelle exposée selon l'esprit
de saint Augustin et de saint Thomas.
On retrouve aussi les mêmes idées et les mêmes
termes que chez saint Thomas dans Durand de Saint-
Pourçain : « En tant qu'elle est un certain sacrifice
très agréab'.e.à Dieu, la messe a une vertu satisfac-
toire, pour remettre la peine due par celui pour qui elle
est offerte, qu'il s'agisse de péché mortel ou de véniel,
qu'il s'agisse des vivants ou des défunts. » In IVum
sent., dist. XII, q. iv, n. 5, fol. 279.
Pour Biel, c'est un sacrifice qui ne peut qu'être
agréable à Dieu en tant qu'il émane, par l'intermé-
diaire du lieutenant qu'est le prêtre humain, du Sau-
veur, prêtre principal. Lect. lxxxv, fol. 253 d.
Plusieurs, toutefois, déclarent que la valeur de la
messe est limitée; elle ne peut être infinie comme
la valeur du sacrifice de la croix. Elle est limitée,
d'après Durand de Saint-Pourçain, à la mesure de la
dévotion du ministre qui offre, du bon plaisir divin
et de la disposition de celui pour lequel elle est offerte.
Ibid. Elle ne peut être infinie, déclare Biel, car la messe
est un acte qui émane immédiatement de l'Église et
de son représentant le prêtre, et à ce titre sa valeur
est finie. Quant à la valeur qui lui vient de l'institu-
tion du Christ, elle est aussi finie : l'eucharistie
contient sans doute la grâce infinie; mais sa valeur
satisfactoire reste finie. Le mérite de l'oblation du
Christ à la messe est moindre que sur la croix : à la
croix, le Christ s'est offert immédiatement à la mort
rédemptrice; à l'autel l'offrande du Christ est renou-
velée, mais par nous; son immolation n'est point
renouvelée, mais seulement représentée. Qui douterait
que sa mort effective ne soit d'un plus grand prix
que la représentation de cette mort? Longe minus est
meritum oblationis Christi in sacramento missœ quam
juerit ejus in cruce. In cruce enim Christus se immédiate
oblulit..., in officio autem missœ idem sacrificium est et
oblalio, non propler iteratam morlem, sed per mortis
semel passée rememorativam reprœsenlationem. Quis
aul?m dubitat esse majoris efficaciœ morlem semel in
sanguini.s effusione... Patris eonspectui ofjerre quam
lantum mortis semel passœ memoriam. Lect. xxvn,
fol. 54 d. Biel en conclut que, plus le fruit limité de la
messe sera divisé entre un plus grand nombre, moindre
sera ce fruit pour chacun. Ibid., fol. 55 c.
b) Les sources de cette valeur. ■ — La messe tire sa
valeur d'une part de l'œuvre accomplie, ex opère
operato, d'autre part de la personne du célébrant,
ex opère operantis.
a. Valeur ex opère operato. — En ce qui concerne
l'œuvre accomplie : oblation, consécration et commu-
nion, Biel distingue encore deux sources de mérite,
l'une qui tient à l'institution du Christ, l'autre, qui
tient à la sainteté de l'Église qui offre.
En vertu de l'institution, le Sauveur s'est déterminé
à attacher à la messe certains effets gratuits et salu-
taires : c'est-à-dire la rémission des péchés et la grâce
sanctifiante. Dès lors, même si, par impossible, il n'y
avait aucune sainteté dans l'Église, la messe garderait
encore son utilité du fait de son institution. Lect.
xxvi, fol. 50 d.
Mais la messe comme sacrifice tire principalement
sa valeur de la sah-teté de l'Église qui l'offre. Biel,
à la suite de saint Thomas et de Duns Scot, part
de ce principe que dans tout sacrifice Dieu tient
davantage compte du sentiment de celui qui offre
que du prix de ce qu'il offre. C'est ainsi que le sacri-
fice de la croix fut très agréable à Dieu, parce qu'il
émanait du cœur de son Fils. Il en eût été au rement
si les Juifs l'avaient offert. C'est ainsi que l'eucha-
ristie n'est pas précisément accueillie comme sacri-
fice, à raison de son contenu d'une valeur d'ailleurs
incomparable, mais à raison de la sainteté de son
oblation par l'Église : Eucharistia non prœcise ratione
rei contenta plene acceplalur sed oporlel quod sit oblata.
Hoc enim bonum in eucharistia conlenlum quantum
reservalur in pyxide et quantum ofjertur in altari
sed tantum non œquivalet Ecclesiœ reservalum in
pyxide et oblalum in officio missœ. Ultra igitur bonum
contentum in eucharistia ad hoc quod proficiat Ecclesiœ,
requiritur oblalio, et ad hoc quod oblatio sit placita et
accepta, requiritur quod of/erens sit placens et acceptus.
Ibid.
A ce titre d'oblation de l'Église universelle, le sacri-
fice de l'autel sera toujours agréable à Dieu; car la
sainteté de l'Église qui olîre par le prêtre est indé-
fectible, malgré ses inévitables fluctuations. Dans la
mesure où variera cette sainteté, variera aussi, à un
moment de l'histoire ou à l'autre, la valeur de la messe.
Lect. xxvi, fol. 51.
Adrien VI (f 1523) soutient les mêmes principes
sur la source principale de la valeur du sacrifice, en
examinant la question de la messe d'un mauvais
prêtre. Il distingue entre la valeur du sacrifice en
lui-même ou de l'oblation, et celle des prières adressées
à Dieu au cours de la cérémonie pour les vivants et
pour les morts. Le sacrifice eucharistique tient une
valeur propre du fait qu'il est offert au nom de l'Église
universelle et de la part de cette Église : Aliud est
de valore sacrificii seu oblationis quœ ibi fit, et aliud
de valore orationum quœ Domino porriguntur pro vivis
et defunctis. Primum enim valet ex opère operato...
Omnis missa fil vice universalis Ecclesiœ et ejus com-
missione, et ideo ipsius missœ alius est valor ministri
exsequentis, et alius ex parte Ecclesiœ commitlentis.
In /Vum sent., Paris, 1528, fol. 28 b.
b) Valeur ex opère operantis. — A côté du rôle indé-
fectible de l'Église dans l'oblation du sacrifice, il y
a le rôle du célébrant. Selon le degré de ferveur de
celui-ci, la messe sera plus ou moins agréable à Dieu.
Il est évident que la messe d'un bon prêtre est meil-
leure que celle d'un mauvais prêtre. Mais quelle que
soit la malice de celui-ci, il restera toujours que
l'Église offre par lui. Du fait que la messe demeure
le sacrifice de l'Église universelle, elle sera toujours
agréable à Dieu. Biel, Expos., lect. xxvi, fol. 50;
xxvn, fol. 53.
c) Utilisation de cette valeur. — Bien que la valeur
essentielle de la messe ne vienne point du mérite
personnel du célébrant, c'est à celui-ci pourtant
d'appliquer, de dispenser ses fruits, à raison de la
place qu'il tient dans l'Église et de l'ordre qu'il a
reçu. Le célébrant non est tantum nuncius et organum
sed etiam minister et dispensator. Lect. xxvi, fol. 50 b.
C'est à lui que tout d'abord revient d'une façon
1res spéciale une part du sacrifice : cette part lui
appartient plus qu'à personne : elle est à lui avant de
pouvoir être communiquée aux autres par charité.
Ibid.. fol. 51a Mais, d'une façon très générale, la messe
profite à toute l'Ég'ise; le célébrant re peut exclure
personne, mais doit renfermer tous ceux qui appar-
tiennent à l'Église dans son intention habituelle.
L'Église seule peut restreindre l'ampleur de la prière
du prêtre. En retranchant du corps mystique ceux
qu'elle excommunie elle les retranche de la parti-
cipation aux grâces du corps eucharistique. Encore
faut-il reconnaître que, s'ils sont excommuniés injus-
1077 MESSE DANS 1 /ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE
1078
temenl et s'ils demeurent par la charité dans le corps
mystique, ils continuent, en vertu même de leur
appartenance devant Dieu à ce corps, de participer
à ses grâces et à sa vie. Le prêtre ne doit point nommer
les excommuniés au cours du sacrifice, mais il peut
très bien par charité prier en particulier pour leur
conversion.
Enfin, tout naturellement, la messe est utile à
ceux pour qui elle est spécialement offerte. Ibid.
On dit : spécialement cl non très spécialement; car
l'ordre de la charité veut que le fruit de la messe aille
d'abord de cette façon très spéciale à celui qui offre.
Elle ne leur est pas seulement utile d'une façon très
générale, à la façon dont elle est utile à tous les mem-
bres de l'Église; autrement les prières spéciales de
l'Église pour ceux qui demandent l'oblation, vivants
et défunts, n'auraient pas de sens. A titre de membres
plus actifs à la messe, ceux qui demandent le sacrifice
ont droit à de spéciales largesses Ibid
Riel, à la suite de saint Thomas, IIIa, q. lxxix,
a. 7, fait remarquer qu'il n'est point nécessaire de
communier pour participer aux fruits de la messe.
La messe, en tant que sacrifice, a un effet de propi-
tiation pour enlever les fautes mortelles ou vénielles
et les peints dues à ces fautes non seulement de ceux
qui communient, mais de tous ceux pour qui elle est
offerte et cela dans la mesure de leur disposition.
Elle agit sur ceux qui sont bien disposés à la façon
d'une prière toute-puissante qui leur obtient la grâce
de la contrition. Avec saint Thomas, In I Vnm sent.,
dist.XI I. q. v, a 2, il remarque enfin qu'elle ne requiert
pas préalablement une vie spirituelle en acte, mais
seulement en puissance. Et si l'on dit au contraire
qu'il n'y a de sacrifice que pour les membres du Christ,
cette expression, appliquée à certains, doit être ainsi
comprise : pour qu'ils deviennent des membres du
Christ Lect.LXXXV, fol. 254 b.
d) Critioue des superstitions ou abus touchant l'appré-
ciation de la messe. — Nos auteurs rencontrent sur leur
chemin un certain nombre de conceptions inexactes,
dont les unes vont à surexalter la valeur de la
messe, tandis que d'autres, au rebours, la déprécie-
raient. Ouelle est leur attitude par rapport à ces
abus ?
a. Exagération de la valeur de la messe. — a) Appre- .
dation populaire de la messe. — A côté des justes
appréciations de la messe par la théologie savante, se
développe dans le peuple, aux xive et xve siècles, une
conception parfois mêlée d'erreur touchant les fruits
que l'on attend de l'assistance au sacrifice.
Le peuple veut savoir d'une façon très précise
quel sont les bienfaits spirituels et temporels qu'il
peut attendre de l'audition de la messe. De là pour
satisfaire à cette curiosité la difiusion dans les ser-
monnaires de formules concises énonçant les fructus,
les utilitales, les virtutes de la messe. On y insiste
beaucoup sur les avantages temporels que procure la
messe. Ainsi dans la Summula Raymundi, Strasbourg,
150-1, fol. 6, on lit cette formule : Prima (virtivi)
est quia si aliquis daret pauperibus omnia quie haberet..
tantam ci non prodesset sicul si digne audiret unam
missam. — ■ Seconda virlus est quod infra auditionem
missœ animœ consanguineorum non patiuntur penam
in purgatorio. — Terlia virlus, quia infra auditionem
missœ non ef/icitur senec nec infirmabitur. — Quarto
virlus quod post auditionem missœ omnia quœ sumuntur
magis conveniunt naturœ quam antea. — Quinta virtus
est quod missa plus petit coram divina majestale quam
omnes oraliones quœ jiunl in loto mundo, quia est oratio
Ecclesiœ. — Szxta virtus est quod una missa cum devo-
tione audila in vita plus valet quam centum post
vitam...
Ces formules vont se précisant et se développant :
certaines comptent douze fruits de la messe. Voir le
ms. de Saint-Gall 418, fol. 286, cité dans Franz,
Die Messe, im deutschen Mittelalter : Die Fruchle der
Messe, p. 45, 59. Elles insistent de plus en plus sur
les bénédictions temporelles attachées au sacrifice.
Bref, elles forment, comme le remarque Franz, un
mélange de vérité et d'erreur, d'espérances fondées,
et de folles illusions, de pieuses pensées et de supersti-
tion dangereuses. Elles insistent sans doute sur la
nécessité des bonnes dispositions chez ceux qui
entendent la messe. Cependant le peuple sans culture
qui les entendra oubliera facilement les dispositions
requises pour ne retenir que la sûreté des résultats
promis. Ces abus ou ces déviations de l'appréciation
populaire fourniront bientôt à Luther matière à de
faciles plaisanteries.
fi) Réaction des théologiens contre ces abus. - — Ce
matérialisme du peuple et parfois de certains clercs
dans l'appréciation du rôle de la messe devait provo-
quer une réaction critique chez les évêques catholi-
ques réformateurs, chez les mystiques et les théolo-
giens.
Nicolas de Cues, aux vues si hautes sur la messe,
ne pouvait, dans ses synodes, que s'attaquer à ces
superstitions, et détruire les légendes sur lesquelles
elles prétendaient s'appuyer. Voir Bickell, Synodi
Brixinenses sœculi XV, Inspruck, 1880, p. 44 à 46.
Les mystiques Tauler et Eckhard, avec leur souci
d'intérioriser, de spiritualiser la religion, tout en appré-
ciant sainement la haute valeur de la messe, ne pou-
vaient que blâmer l'erreur de ceux qui donnaient une
trop grande estime à l'assistance tout extérieure au
sacrifice. Voir Linsenmeyer, Geschichte der Predigl
in Deutschland von Karl dem Gr. bis zum Ausgang des
14. Jahrhunderts, Munich, 1886.
De même le chancelier Gerson va protester contre
cette matérialisation de la messe dans son petit écrit :
Quœdam argumentatio adversus eos qui publiée volunt
dogmatizare seu prœdicarz populo, quod si quis audit
missam, in illo die non erit excus, nec morielur morte
subitanea et talia multa. Opéra, t. n, p. 521-523. Il
dénonce ces superstitions comme « un retour au ju-
daïsme ». Il les montre dénuées de tout fondement en
Écriture et en raison; il invite ses lecteurs à se défier
des textes des Pères que l'on apporte en leur faveur,
et qui sont probablement inauthentiques. Tout ceci,
sans préjudice pour la valeur réelle de la messe, dont
il célèbre l'ampleur universelle dans son traité ix sur
le Magnificat, t. iv, p. 419 sq.
Nicolas Jauer (t 1437) et Denys le Chartreux
<t 1469) s'élèvent aussi énergiquement, en Allemagne,
contre une appréciation superstitieuse de la messe
Voir A. Franz, Der Magistcr Nicolaus Magni de
Jawor, Fribourg, 1898, p. 187; Denys, Contra vitia
superstitionis, art. 9, Cologne, 1533, p 613. De même
Busch, le réformateur des monastères du nord de
l'Allemagne : De reformatione monasteriorum, dans
Gcschichtsquellcn der Provinz Sachsen, t. iv b.
p. 729.
Gabriel Biel dans sa lect xvi, fol. 29, 30, énonce
les principes très prudents qu'il faut suivre dans la
lutte contre ces usages superstitieux : recommander au
peuple beaucoup de simplicité et de droiture dans ses
intentions; il lui suffit en somme de s'unir à toutes
les intentions de l'Église; qu'on lui apprenne à éviter
les vaines observances, qu'on le mette en garde surtout
contre l'idée des recettes infaillibles pour se concilier
Dieu ou les saints. Biel en appelle sur ce point à
Gerson dans son traité De directione cordis. 11 faut
citer aussi V Explicalio missœ de Paul Wann, mort vers
1500, où cet auteur attaque avec vigueur les usages
superstitieux qui viennent s'ajouter aux rites com-
mandés par l'Église. Voir le ms. lai , 176.5 1 de la Biblio-
1079
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE
1080
lhèque d'Élat de Munich, fol. 60, 61, et Franz, Die
Messe..., p. 304-307.
b. Dépréciation de la valeur de la messe. ■ — a) Ten-
dances à mésestimer la messe. — A la tendance qui
portait le peuple à exagérer la valeur ex opère operato
de la messe et à oublier sa valeur ex opère operanlis,
s'opposait, dans certaines âmes qui s'apparentaient
plus ou moins aux anciennes sectes vaudoises, la ten-
dance à méconnaître cette valeur ex opère operato,
et à ne tenir compte que de la valeur ex opère ope-
ranlis du sacrifice eucharistique.
Dans ces milieux vaudois répandus en Italie, en
France et en Allemagne, on rejetait comme inutiles
certaines cérémonies de 'a messe, ainsi que l'usage
des vêtements sacerdotaux et on contestait la valeur
de la messe pour les défunts. Voir Huck, Dogmen
historischer Beitrag zur Geschichle der Wahhnser, 1897..
p. 48, et Dollinger, Beitràge zur S^ctengesch., t. n,
p. 310, n. 79 et 80 : Item omnia verba sacra missœ
dicunt et credunt esse superflua et nihil ad missœ offi-
cium pertinere exceplis solis verbis consecralionis et
Pater noster. Item dicunt et credunt presbyteros célé-
brantes loties peccare quoties dicunt et exprimunt nornina
sanclorum in Missa; p. 313 : Item dicunt omnia
verba missœ et omnia paramenta ad missam spectantia
esse de errore prseter verba consecrationis; p. 307 :
Item dicunt et credunt vigilias, missas et orationes eccle-
siasticas et quœlibetalia sufjragia Ecclesiœ pro defunctis
facta nullius esse roboris; p. 298 : Dicunt ctiam quod
licet malus sacerdos non confteiat propicr peccata
sua, lamen in ore ipsius hœretici recipientis conver-
titur in carnem Christi propter mérita sua. Voir
VExplicatio missœ du ms. lat. 377 (1366) de Munich,
cité dans Franz, ibidem, p. 310
On trouve des opinions de ce genre reprochées à
Jean de Wesel, en 1479, dans un jugement de l'inqui-
sition de Mayence. « Le Christ, disait-il, n'a pas parlé
de sanctifier des fêtes; il n'a donné d'autres prières
que l'oraison dominicale... Mais la messe s'est bien
alourdie dans la chrétienté. Saint Pierre célébrait la
messe en consacrant après récitation du Pater et en
se communiant lui-même et les autres, et tout était
expédié. Aujourd'hui il faut qu'un prêtre vous reste
debout, au froid, une heure et plus, à se ruiner la
santé. » Ortvinus Gratius, Fasciculus rerum expeten-
darum ac jugiendarum, Cologne, 1535, fol. 163 Dans
ces propositions l'auteur incriminé n'attaque pas
directement la doctrine ecclésiastique de la messe;
il se contente d'exalter d'une façon exagérée ce qu'il
croit avoir été la messe apostolique. Il est comme un
dernier écho de l'opinion depuis longtemps critiquée
d'Amalaire sur la messe primitive.
Plus scabreuses sont les opinions du théologien
Wessel Harmenss Gansfort, voir Wesselii opéra, Gro-
ningue, 1614, p. 818, 819. Il part d'un principe excel-
lent : La messe doit être pour ceux qui y assistent une
commémoraison du sacrifice du Calvaire dans la con-
templation de la passion. Mais il en tire des consé-
quences exagérées : obligation, sous peine de péché,
de ne faire aucune autre prière que celles qui rappel-
lent la passion. Ibid., De sacramento Eucharistiœ et
audienda missa. p. 658.
Autre conséquence : la valeur de la messe se mesure
au degré d'union de l'assistant avec la passion du
Sauveur. Ce n'est point de l'honoraire donné, de
l'intention du célébrant que dépend cette valeur, elle
tient au degré de compassion de l'assistant : Hab«t
enim missa unicuique quantum spirita'iter immutalur
et proficit, non quantum dîsiderat qui célébrât. Ibid.,
p. 818. Wessel attaque l'opinion reçue, d'après
laquelle une messe a moins de valeur lorsqu'elle
est offerte pour plusieurs au lieu de l'être pour une
seule personne. Le rayonnement du soleil de la passion
est aussi puissant, quel que soit le nombre de ceux qui
s'y réchauffent. Dans cette pespective, la messe ne
servira aux ûmes du purgatoire que dans la mesure
de leur compassion en vertu du principe : Missa nihil
prodest nisi compatienti. Ces âmes ont-elles une
compassion parfaite, la messe ne leur est pas néces-
saire : Palet quia perjecte compati, perfecte amure est.
Per/ecte amans solio dignior est quam purgalorio, sive
celebrclur, sive non ceiebrelur, animœ in purgalorio
quanto paliendo projecerint, tanto conregnabunt. Aliéna
compassio, puta celebrantis, non pro mensura hosliœ,
non pro mensura compassionis, non pro mensura
devolœ intercessionis arbilrariœ sufjragatur existen-
tibus in purgatorio. Opéra, p. 919, cité dans Franz,
p. 313. Une telle doctrine insiste tellement sur le
facteur dévotion, sur la valeur ex opère operanlis de
l'assistance à la messe, qu'elle méconnaît parfois la
valeur en soi du sacrifice chrétien. Reconnaissons
pourtant que nulle parole de Wessel ne va à nier le
caractère sacrificiel de la messe.
(3) Opposition catholique à ces opinions. — Ces opi-
nions sont en contradiction aussi bien avec la théolo-
gie classique qu'avec la pratique de l'Église et la piété
populaire qui s'en inspire.
Aussi théologiens, clercs, fidèles sont-ils unanimes
à reconnaître une valeur ex opère operato à la messe.
La tendance serait plutôt, nous l'avons vu, chez le
peuple à exagérer cette valeur et à oublier l'autre
facteur de l'efficacité de la messe : les dispositions
morales de ceux qui y assistent et pour qui elle est
offerte. Mais la raison ne perd pas ses droits. La théo-
logie classique d'un Gerson et d'un Biel est attentive
à défendre contre toute fausse appréciation la part
respective de l'un et l'autre facteur de l'efficacité de
la messe.
Ce qu'était alors la doctrine commune sur ces
points, à la fin du xve et au commencement du
xvie siècle, nous le saisissons particulièrement dans
l'article Missa du lexique théologique d'Altenstaig.
Cet ouvrage, publié d'abord à Haguenau en 1517,
fut souvent réédité dans la suite; il reflète la pensée
des -théologiens alors classiques : Hugues de Saint-
Victor, Pierre Lombard, saint Thomas, Duns Scot,
Richard de Médiavilla, Brulefer, Biel, Gerson,
Pierre d'Ailly (!e cardinal de Cambrai) y sont cités.
On y saisit en quelques phrases précises la doctrine
courante sur les origines et le développement de la
messe, sur la valeur respective de ses cérémonies,
sur la part qui revient au prêtre dans l'efficacité de
celles-ci. Altenstaig, Vocabularius theologiœ, Hague-
nau, 1517, fol. 152.
A la suite de Hugues de Saint- Victor, De sacra-
mentis, 1. II, part. VIII, l'auteur fait remonter à saint
Pierre la célébration de la première messe, à saint
Jacques et à saint Basile de Césarée, la disposition
ordonnée du sacrifice : ordinem celebrandœ missœ, à
d'autres les additions qui ont été faites ad decorem
et solemnilalem. Avec saint Bonaventure, In IVum
sent., dist. XIII, q. iv, il fait différence dans la messe
entre l'essentiel qui est toujours acquis, quelle que
soit la valeur morale du célébrant, et l'accidentel
qui varie selon les dispositions de celui-ci. Il concède, ,
de ce point de vue, que mieux vaut donc la messe d'un
bon prêtre, qui provoque davantage à la dévotion.
« Et si quelqu'un préfère entendre la messe d'un
prêtre dévot, je crois qu'il fait bien, pourvu toutefois
qu'il croie que pour l'essentiel cette messe ne dé-
passe point en valeur celle que célèbre un pécheur. »
Il rappelle la juste formule de Richard, In IVum
sent., dist. XIII, q. vm : Non habel efficaciam ex
opère operato solum sed ex sanctitate et devotione ope-
ranlis.
Il note enfin la valeur symbolique des vêtements
1081 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, A LA VEILLE DE LA RÉFORME 1082
et des prières de la messe en vue de la représentation
à l'autel du mystère de notre rédemption. Ibid.
CONCLUSION GÉSÉRALE : L'IDÉE CATHOLIQUE DE
LA MESSE A LA VEILLE DE LA RÉFORME. Il est
intéressant de noter ici les principaux traits de l'idée
vivante de la messe dans la conscience et la pratique
de l'Église à la veille de l'hérésie protestante.
L'article cité d'Altenstaig. comme résumé des théo-
logiens contemporains et particulièrement de Biel,
peut y aider et par son silence sur certains points et
par ses développements sur certains autres.
1° Vérité du sacrifice eucharistique. — Il n'y a point
alors pour le théologien et le fidèle catholique de
question à résoudre touchant la vérité du sacrifice
eucharistique. Cette vérité va de soi : elle est une
donnée traditionnelle qu'on ne discute pas. C'est le
critérium à la lumière duquel les théologiens ont
tour à tour combattu, au xie siècle, les néomanichéens
d'Orléans et d'Arras, au xne, les partisans de Pierre
de Bruys, au xiiic, ceux qui rejettent le caractère sacri-
ficiel de la messe en alléguant le témoignage de l'Évan-
gile où, disent-ils, il est question de « cène » et non de
« sacrifice ». Malgré la survivance dans certains milieux
hérétiques des tendances vaudoises, l'Église vit en
possession tranquille de sa croyance, quinze fois sécu-
laire, à la vérité du sacrifice eucharistique. Le dernier
des scolastiques, Biel, le maître de Luther, parle dans
son Explicatio misses de cette vérité sur le même ton
irénique que saint Thomas.
2° Xalure du sacrifice eucharistique. — Pas plus que
la vérité sacrificielle de la messe, la définition, l'es-
sence du sacrifice eucharistique ne fait l'objet des
préoccupations théologiques de l'époque. Altenstaig
consacre toute une page à recueillir les définitions
étymologiques de la messe, pas une ligne à la recher-
che d'une définition réelle qui essaie de préciser dans
une formule les traits essentiels du sacrifice de l'autel.
La question d'essence n'est pas posée.
Ce qui s'affirme nettement dans la théologie de
l'époque, c'est une tendance commune à envisager
de plus en plus, conformément à la tradition, la messe
comme une oblalion. Ce qui caractérise la célébration
de l'eucharistie comme un sacrifice, ce qui en fait
la valeur particulière aux yeux de saint Thomas, de
Duns Scot et de Biel, c'est l'oblation. A cette oblation
eucharistique contribuent de nombreux agents divins
angéliques et humains, mais de façon différente.
Gerson le rappelle : Est una oblatio et plures offerunt.
Offert Filius, offert Spiritus Sanctus, ofjerunl angeli,
offerunt sacerdoles, offerunt fidèles assistentes. Tract.,
ix, in Magnificat.
Jésus demeure le grand prêtre de cette oblation.
C'est la vérité traditionnelle reconnue de tous. .Mais
il n'offre point à l'autel comme il offrit à la cène et au
Calvaire. Alors il s'offrait lui-même, seul, en une immo-
lation sanglante rédemptrice. Aujourd'hui, il offre,
mais il n'offre que par notre entremise.
La messe est essentiellement le sacrifice de l'Église,
■ l'affaire de l'Eglise ». M. de la Taille, Esquisse, p. 22.
« Seule, elle interpose une oblation nouvelle, bien que
subordonnée à l'unique oblation du Christ, prêtre
principal dont elle tire sa vertu. La messe est dès lors,
en ce qu'elle apporte de nouveau, une démarche des
hommes vers Dieu, mais non plus le propre et actuel
mouvement du Christ vers son Père. » Ibid. Selon une
doctrine traditionnelle, magistralement exposée déjà
par saint Augustin, reprise bien des fois par des disci-
ples comme Alcuin, Amalaire, Alger de Liège, systé-
matisée par Pierre Lombard et saint Thomas, mise
en un relief plus puissant encore par Scot et Biel, la
messe apparaît de plus en plus nettement, à la veille
de la Béforme, comme l'oblation faite par l'Église,
sur l'ordre et dans la puissance du Christ de la victime
jadis immolée au Calvaire, offerte de nouveau sur
l'autel en union avec tous les membres du corps mys-
tique, en vue de commémorer en la représentant
l'unique immolation réelle rédemptrice de la croix,
pour nous en appliquer les fruits, nous rendre ainsi
Dieu propice et nous unir à Lui.
Dans cette perspective, il n'est point question de
rechercher comment le Christ devient victime à
l'autel. C'est un problème inexistant, sans signifi-
cation aucune pour l'esprit des théologiens antérieurs
à la Réforme que celui-ci : « Étant donné que la messe
est un sacrifice, et qu'il n'y a pas de vrai sacrifice sans
une vraie victime, dire ce qui est fait au Christ dans
la messe pour le mettre en état de victime. Problème
qui n'apparaît nulle part avant le milieu du xvie siècle
et pour cause : le Christ n'était pas à mettre en état
de victime; il y est à perpétuité de par son sacrifice
unique, consommé par la gloire. »De la Taille, Esquisse,
p. 18. La réalité du sacrifice eucharistique n'est
nullement liée à la réalité d'une immolation du Christ
à l'autel : il n'y a qu'une immolation effective, celle
du Calvaire. La messe est un sacrifice, parce qu'elle
est une oblalion; elle est un sacrifice identique à celui
du Calvaire, parce qu'à l'autel l'Église s'approprie la
victime elle-même du Calvaire, pour l'offrir en repré-
sentant son immolation passée.
C'est aussi un problème inexistant pour nos théolo-
giens que celui qui consisterait à concilier l'unité de
l'oblation rédemptrice toute suffisante faite par le
Christ au Calvaire, avec une multiplicité d'oblations
qui répéteraient indéfiniment le geste oblateur du
Calvaire par une intervention personnelle actuelle,
immédiate du Sauveur, et. qui devraient, par le fait,
avoir la valeur surabondante de la passion. La ques-
tion pour eux ne se posait point ainsi. Ils enseignent
unanimement, selon l'affirmation de l'Epître aux
Hébreux, l'unité de l'oblation rédemptrice, en tant
qu'elle est émanée jadis immédiatement de l'âme du
Christ. Cette unique oblation en tant que telle n'est
point renouvelée par le Sauveur à l'autel. Elle est
renouvelée par l'Église son corps mystique. Par la
multiplicité de ses oblations subordonnées à l'unique
oblation du Christ, l'Église sur l'ordre et dans la puis-
sance du Christ, prêtre éternel, s'approprie activement
la victime du Calvaire pour l'offrir et s'appliquer les
fruits surabondants de sa rédemption. La messe est
essentiellement l'acte sacerdotal, dépendant, subor-
donné sans doute, mais effectif de l'Église, corps
mystique du Christ.
Les théologiens du xiv5 et xv° siècle, en mettant
en un si puissant relief le caractère ecclésiastique du
sacrifice eucharistique, ont été certes des disciples très
fidèles de l'ancienne tradition, telle que nous la trou-
vons exposée chez Irénée et Augustin. Ont-ils fait
droit cependant aux affirmations d'un Ambroise, d'un
Paschase et d'un Ilintmar, dans lesquelles ces auteurs
nous montrent le Christ s'ofîrant lui-même à la messe,
continuant à présenter au ciel l'oblation de son huma-
nité? On doit reconnaître que cet aspect de la vérité
reste en dehors de leur vue directe. Mais leur doctrine
ne l'exclut point. lin reproduisant, à l'occasion, la
doctrine traditionnelle sur le Christ, prêtre éternel, et
sur les prêtres humains, vicaires du Christ à l'autel,
des auteurs, comme Biel, Altenstaig, reconnaissent
équivalemment que le Christ « s'offre » à l'autel, en
tant du moins qu'il offre par notre entremise, « notre
oblation s'exerçant en vertu de la sienne, en vertu de
cette unique oblation, émanée jadis du Christ, mais
toujours opérante comme une cause universelle à
l'égard de loules les oblations particulières et subor-
données, qui l'étendent dans le temps et dans l'espace,
à l'universalité de l'Église». De la Taille, op. cit., p. 19.
Telle est bien, semble-t-il, le sens de la doctrine tradi-
1083
MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, A LA VEILLE DE LA RÉFORME
1084
Uonnelle professée à la veille de la Réforme par 'la
théologie de l'École sur la nature du sacrifice eucha-
ristique.
3° Valeur de la messe. — C'est bien l'un des points
les plus vivants de la théologie de la messe au xv siè-
cle que celui qui concerne l'appréciation de la valeur
du sacrifice eucharistique: Altenstaig consacre a cette
question tout un paragraphe important de son arti-
cle; il y résume la doctrine courante, telle qu'elle
résulte des analyses de Scot, Quodl. xx, de Iirulefer,
//]/ Vu,n sent., dist. XIII, q. iv, de Biel, Expos., lect.
xxvi et de Pierre d'Ailly, In IVum seul., q. v, a. 1.
Cette doctrine fait une place à la fois au rite lui-
même posé, et aussi aux dispositions morales du célé-
brant dans 1 '.appréciation de cette valeur. Biel, auquel
renvoie Altenstaig en disant : Gabriel doclissime in
canone scripsit, analyse très clairement, lect. xxv, les
sources de la valeur e.r opère operalo de la célébration
de la messe : c'est l'institution du Christ lui-même,
c'est particulièrement la sainteté de l'Église qui offre.
Toute la théologie de l'époque est dominée par ce
principe déjà posé par saint Thomas. « Dans les rela-
tions entre l'homme et Dieu, comme dans celles d'un
homme à un autre, pour apprécier la valeur d'un geste
libéral, il y a encore plus à tenir compte du sentiment
de celui qui offre que du prix de ce qu'il offre. Et
ainsi la valeur de notre geste, à nous, tout en emprun-
tant de l'hostie à laquelle il se réfère un surcroît
incomparable de valeur, ou pour mieux dire un coeffi-
cient incalculable, restera néanmoins fonction d'une
quantité finie, qui est celle de la sainteté oblatrice. »
Ces expressions d'un maître contemporain traduisent
bien la doctrine reçue dans l'Église à la veille de la
Réforme touchant la valeur de la messe. De la Taille,
ibid., p. 23.
Dans cette doctrine qui fait sa place aux disposi-
tions morales de ceux qui participent au sacrifice,
l'Église tient les principes qui permettent à ses réfor-
mateurs, théologiens et mystiques, de critiquer les
abus ou superstitions qui se glissent à cette époque
dans l'appréciation populaire de la messe. Altenstaig
rappelle dans son article, à la suite de Gerson, le
caractère superstitieux d'une conception trop maté-
rielle et intéressée de la messe : Superslitiosum est,
frivolum, temerarium et vanuin, imo nocivum asserere,
per auditionem missœ talia vel lalia bona lemporalia
quemquam assecuturum.
Pour ruiner une telle doctrine si bien équilibrée, si
vivante dans la théologie de l'École, aussi bien que
dans les meilleures âmes, il faudra que la Réforme
s'attaque aux principes traditionnels mêmes qui fon-
dent l'appréciation catholique de la valeur de la
messe. Il faudra nier d'une part l'institution de la
messe comme sacrifice par le Christ, il faudra d'autre
part nier la valeur du sentiment de l'Église univer-
selle qui offre la messe. Luther en viendra bientôt
à ces négations, mais ce n'est point dans la théologie
de l'École qu'il en puisera les germes.
Si l'on veut trouver une préparation au mouvement
de la Réforme contre la messe, il faut la chercher dans
les tendances de ces sectes vaudoises qui, au cours du
Moyen Age, attaquaient l'institution de la messe
comme sacrifice par le Christ, rejetaientle sacerdoce
chrétien, proclamaient la corruption de l'Église, lui
niaient la sainteté indéfectible et ne reconnaissaient
d'autre sacerdoce que celui des parfaits. Il faut la
chercher aussi dans ces tendances immanentes dans
certains milieux à la piété populaire, qui consistaient
à matérialiser en quelque sorte la valeur de la messe.
Ces tendances sans doute n'atteignent nullement
l'Église; elles n'émanaient pas de sa doctrine et de ses
directives pratiques, sa théologie les réprouvait, les
meilleurs de ses membres les attaquaient. Il n'en
reste pas moins vrai qu'elles pouvaient devenir et
elles vont rapidement devenir pour les réformateurs
l'occasion d'une réaction excessive.
Sous prétexte de condamner des superstitions
comme celles qui ont été plus haut signalées, de reje-
ter des dévotions qui pouvaient facilement prêter à
des abus, comme la missa sicca décrite et approuvée
par Durand de Mende et présentée comme légitime
par Altenstaig, les réformateurs vont s'insurger
contre l'appréciation catholique de la messe. Ils ne
pourront la rejeter qu'en brisant avec une pratique,
une liturgie traditionnelle, avec une interprétation
quinze fois séculaire de la parole du Christ : Hoc
facile in meam commemorationem. C'était dans la
logique de leur système qui allait à rejeter la valeur
de l'Église comme interprète de l'Écriture. Luther le
proclame lui-même. Pour prouver que le prêtre à
l'autel n'accomplit point une œuvre bonne, n'offre
point un sacrifice, mais propose un testament et pré-
sente un signe, il en appelle à l'Ecriture contre la
tradition. « Voilà le témoignage clair de l'Écriture.
Contre lui, rien ne peut prévaloir, ni le canon, ni les
autorités des Pères. La parole même d'un ange y
contredirait en vain. » De captivitate babylonica,
édit. de Weimar, t. vi, p. 524. Recueillons enfin sur
les lèvres du réformateur le témoignage de sa rupture
consciente avec la tradition. Il nous dira, ce témoi-
gnage, ce que Luther lisait lui-même dans la con-
science vivante de l'Église, à savoir : la croyance
commune à la réalité et à la valeur du sacrifice de
la messe : Tcrtia captivilas ejusdem sacramenti
est longe impiissimus abusus quo factum est, ut fere
nihil hodie in Ecclesia receplius et magis persuasum
quam missam esse opus bonum et sacrificium. Ibid.,
p. 512.
I. Sources. — Les principaux textes concernant la théo-
logie de !a messe dans l'Église latine ont été indiqués au
cours de cet article. D'ailleurs la bibliographie des sources
de cette théologie est, pour une bonne part, identique à
celle qui concerne le sacrement de l'eucharistie; voir l'art.
Eucharistie, col. 1182 etll83; col. 1232 et 1233; col 1234-
1302 passim: col. 1302-1326 passim.
II: Travaux. — On consultera les travaux cités a l'art.
Eucharistie. 11 nous suffit de signaler ici les travaux rela-
tivement récents qui apportent une contribution à l'étude
de la théologie de la messe du iv* au xvr siècle.
1° Ouvrages catholiques. — J. Bach, Die Dogmengeschi-
chie des Miltelallcrs vam chrislologischen Slandpuncle,
Vienne, t. i, 1874, t. v, 1875; J. Scliwane, Dogmen-
geschichte der miittercn Zeit, 1882; A. Vacant, La conception
du sacrifice de la messe dans la tradition de l'Église latine,
dans L'Université catholique, juin, juillet et août 1S94,
t. xvi, cité ici d'après le tiré à nart; P. Schanz, Die Lehrevon
den heiligen Sacramentel! der katholischen Kircbe, Fribourg-
en-B., 1893; Fr. Ser. Renz, Die Geschichte des Mcssopfer-
begri/Js oder der aile Glaube und die neuen Theorien
iiber das Wesen des unbluiigen Opters, 2 vol., Dillingen et
Freising, 1902; \. Franz, Oie Messe imdeulsclwn Mittetalter,
1902; J.Turmel, Histoire de la théologie positive, Paris, 1904;
P. Batiftol, L'eucharistie, la présence réelle et la transsub-
stantiation, Ie édit., 1905, 7e édit , 1920; c'est à cette
dernière, sauf contre indication, que se rapportant les réfé-
rences ; du même, Leçons sur la Messe, Ie édit., 1918, 8e édit.,
1922; K. Adam, Die Eucharislielehre des heiligen Augustin,
dans les Forschungen 2iir christtichen Litcratur und Dogmen-
geschichle, t. xiv; J. 'fixeront, Histoire des dogmes, Paris,
1909-1912, 3 vol.; J. Lebreton, art. Eucharistie diiDiction.
apologét. ; Adrien Fortescue, La messe : Étude sur la liturgie
romaine, traduit par A. Boudinhon, Paris, 1920; M. de la
Taille, Myslerium fidei : De augustissimo corporis et san-
guinis Christi sacrificio alque sacramenlo elucidationcs 50
in 3 libros dislmcta; Paris, 1921; du même, Esquisse du
mystère de la foi, suivie de quelques éclaircissements, Paris,
1924; M. Andrieu, Immixtio et consecratio, Paris, 1924;
J. Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscholaslik,
dans les Forschungen 7ur chrisilichen Literatur und Dog-
mengeschichle, t. xv, Paderborn, 1926; M. Lepin, L'idée du
sacrifice de la messe d'après les théologiens depuis l'origine
L035
MESSE ET RÉFORMATEURS, LUTHER
lusi;
jusqu'à nos iours, 1926, Paris; on trouvera dans ce magistral
ouvrage non seulement une anthologie des morceaux
les plus importants de la littérature patristique et théolo-
gique concernant le sacrifice de la messe, non seulement une
analyse aussi complète que possible de la pensée des Pères
et des théologiens dans son développement touchant l'idée
de ce sacrifice, mais une synthèse qui) fondée sur cette
analyse, contribue encore, même après le chef-d'œuvre du
Père de la I aille, a mieux faire comprendre la messe, et a
mieux saisir parmi les opinions théologiques contempo-
raines celle qui est en continuité plus profonde avec la tra-
dition ancienne.
2° Ouvrages non catholiques. — ■ C. G. Gore, Dissertations
on subiects connected witli the Incarnation, 3a édit., 1907;
du même, The Bodu of Christ, 3" édit., Londres, 1903;
F. Loofs, Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichle,
4" édit., Halle, 1906; du même, art. Abendtnahl, dans
Prolest. Realeneiieloiiàdic, t. i ; A. Harnack, Lehrbuch der
Dogmengeschichte, 4e édit., Fribourg, 1910; R. Seeberg,
Lehrbuch der Dogmengeschichle, 3" édit., Leipzig, 1913;
F. Kattenbusch, ait. Messe, dans Protest. Realencgelopàdie,
t. xit; R. Lawson, L'eucharistie dans saint Augustin, dans
Reime d'histoire et de littérature religieuses, nouv. sér., t. VI,
1920, p. 99 sq., 472 sq.; F. Wiegang, Dogmengeschichte des
Mitlelalters und der Neazeit, Leipzig, 1919; G. Wetter,
AUchrislliche Liturgien : I. Das christliche Mysterium,
Gœttingue, 1921; IL Das christliche Opfer, 1922; H. Lietz-
mann, Messe und Herrenmahl. Eine Studic zur Geschichlc
der Liturgie, Ronri, 1926. A. Gaudel.
IV. LA MESSE DURANT LA PÉRIODE DE LA
RÉFORME ET DU CONCILE DE TRENTE. —
Jusqu'ici la doctrine catholique du sacrifice de la
messe n'a pas rencontré sur son chemin de sérieuses
oppositions. D'où il suit qu'autant elle s'installe paisi-
blement dans la spéculation des écoles, autant elle
tient peu de place dans les actes ecclésiastiques offi-
ciels, le magistère ordinaire suffisant à maintenir et à
propager une croyance que personne encore ne contes-
tait. Avec la Réforme, au contraire, allait surgir
l'opposition la plus directe et la plus violente : ce qui
fournirait à l'Église l'occasion de dresser en face de
ses contradicteurs la définition solennelle de sa foi.
— I. Négations de la Réforme. II. Réaction de la
théologie catholique (col. 1099). III. Définitions du
concile de Trente (col. 1112).
I. Négations de là Réforme. — De graves dissen-
timents éclatèrent, dès la première heure, entre les
réformateurs sur le sens et la valeur de l'eucharistie.
Mais tous, luthériens ou sacramentaires, furent
d'accord pour refuser à la messe le caractère sacri-
ficiel que la chrétienté lui avait toujours reconnu.
Voir M. Lepin, L'idée du sacrifice de la messe d'après
les théologiens, p. 241-252; Fr.-S. Renz, Die Geschichte
des Messopfer-Beyrifls, t. n, p. 1-35.
/. ÉOLISES luthériennes. — Il était réservé à la
Réforme allemande tout à la fois de déchaîner la
guerre contre l'Église catholique et d'organiser les
communautés acquises au nouvel Évangile. Si la pre-
mière tâche autorisait le radicalisme doctrinal le plus
complet, la seconde appelait quelques ménagements
à l'égard des usages reçus. La position théorique et
pratique des Églises luthériennes sur la messe se res-
sent de cette double inspiration.
1° Doctrine de Luther. — Tous ses principes et toutes
ses passions de réformateur s'accordaient chez Luther
à lui faire rejeter la doctrine traditionnelle de la messe.
Voir Luther, t. ix, col. 1305-1306. Aussi ce point est-il
un de ceux sur lesquels il devait particulièrement
s'acharner. La raison en est qu'il avait le sentiment
de s'attaquer par là, non pas à un détail seulement,
mais à la pierre angulaire de la citadelle catholique.
Triumphata missa puto nos totum papam triumphare,
alfirmait-il dans son écrit Contra Henricum regem
Angliae (1522), édit. de Weimar (désignée dans la
suite sous le sigle \V.), t. x b, p. 220. L'importance de
l'enjeu explique aisément la violence de l'assaut.
1. Débuts de la lié/orme. Prêtre et moine, Lu Hier
avait, non seulement étudié, niais vécu la doctrine
de l'Église sur le sacrifice de la messe. Aussi a-t-on pu
en relever de multiples échos dans les écrils de sa
période catholique. J, Kostlin. I.utlwrs Théologie,
3« édit., Stuttgart, 1901, 1. 1, p. 96-98.
Un trait cependant semble déjà suggérer la direction
de ses tendances futures. Luther n'admet pas que la
communion eucharistique soit séparée de la parole de
Dieu. Dict. sup. Psalt. (1513-1510), ps. ex, W., t. iv,
p. 236 : Simul enim sacramentum et Evangelium est
sumendum. D'où il concluait, Decem prxcepta... prse-
dicata populo (1518), W., t. i, p. 441-445 : Ideo non
licet missam perficere sine evangelio, privatam privalo,
publicam publico. Voir de même son explication du
Pater en allemand (1519), W., t. il, p. 112. Mais ceci
ne signifie pas qu'il élève encore de doute sur la réa-
lité du sacrifice de la messe. Kostlin, op. cit., p. 146.
Il n'y a pas lieu d'insister sur le fait que Luther
donne parfois à la messe le nom de sacrificium laudis.
Voir, par exemple. Dict. sup. Ps., xlix, 1 et 14, W.,
t. m, p. 280, 282-283. Car cet aspect très réel n'empêche
pas qu'elle en présente aussi d'autres et le réformateur
admet, aux mêmes endroits, que la messe agit ex opère
operato, encore qu'il incite à y ajouter le sacrifice
personnel.
Dans un sermon en langue allemande sur le Saint-
Sacrement, imprimé en 1520, W., t. vi, p. 78-83,
Luther gardait encore le silence sur la question de sa
valeur sacrificielle. Kostlin, op. cit., p. 203-264. Mais
il n'allait pas tarder à marquer son opposition à cet
article de la foi catholique.
Sa conviction était déjà faite dans son célèbre ser-
mon sur les bonnes œuvres (1520), W., t. vi, p. 231,
où il l'esquisse en quelques mots et annonce pour plus
tard un plus long développement. Ce fut l'objet d'un
sermon spécial « sur le Nouveau Testament, c'est-à-
dire sur la sainte messe », qui parut la même année.
lbid., p. 353-378. L'auteur y soutient l'idée que de
concevoir la messe comme un sacrifice est « le pire des
abus », p. 365, qu'elle n'est pas autre chose qu'un tes-
tament, c'est-à-dire un bienfait reçu de Dieu, et non
pas une offrande faite- à Dieu. Il n'y a là de sacrifice
que dans les prières d'action de grâces que nous
adressons à Dieu en reconnaissance des biens reçus de
lui. Et Luther de se référer à l'époque primitive où les
fidèles portaient à l'église des dons en nature, que le
prêtre bénissait et sur. lesquels il prononçait une orai-
son eucharistique. De cet usage il voit une survivance
dans le rite de l'offertoire: mais, à partir de là, rien
dans la messe n'atteste qu'elle soit un sacrifice.
La même doctrine se fait jour dans le De captivilate
babylonica (1520), où il mentionne comme « troisième
captivité » du Saint-Sacrement le fait qu'il soit conçu
comme une bonne œuvre et un sacrifice. Ibid., p. 512.
D'après lui. il ressort de l'Écriture que la messe est
d'abord et avant tout un testament, c'est-à-dire pro-
missio remissionis peccatorum a Deo nobis farta, et talis
promissio quœ per mortem Filii Dei firmala sil, p. 513,
promesse qui s'accompagne d'un signe sensible, savoir
le sacrement du pain et du vin, p. 518, mais qui ne
saurait avoir d'autre but ni d'autre elïet que d'exciter
en nous la foi qui justifie. P. 517-520. C'est donc une
prétention impie que de vouloir en faire une bonne
œuvre applicable aux autres, p. 521 : ce caractère
peut tout au plus convenir aux prières dont la messe
est l'occasion. P. 522. F.lle n'est pas davantage un
sacrifice : le Christ n'a pas célébré un acte rituel, mais
un repas; tout ce qui s'est ajouté depuis à celte sim-
plicité de la première cène n'est qu'un cérémonial
sans valeur. La même conclusion résulte des prémisses
antérieurement établies sur l'essence de la messe :
Répugnât missam esse sacrificium, cum illam reci-
1087
MESSE ET RÉFORMATEURS, LUTHER
108s
piamus, hoc vero demus. P. 523-524. Si quelques fôr- I
mules de la liturgie parlent encore de sacrifice, il faut
l'entendre des oraisons qui accompagnaient jadis le
rite de l'offrande et qui lui ont survécu. P. 524-525.
Il est d'ailleurs notable que l'âpreté même de son
opposition oblige le réformateur à convenir que la tra-
dition lui est contraire. Est longe impiissimus Me
abusus, s'écrie-t-il dès le début de son attaque, ibid.,
p.- 512, quo jaclum est ut fere niltil sit hodie in Ecclesia
receplius ac magis persuasum quam missam esse opus
bonum et sacrificium... Rem arduam et quam forte sit
iinpossibile convelli aggredior, ut quœ tanto sœculorum
usu firmata omniumque eofisensu probala. Cf. p. 522-
523 : Inaudit a et stupenda dico... Jam et alterum scanda-
lum amovendum est... quod missa creditur passim esse
sacrificium qiiod ofjertur Deo. In quam opinionem et
verba canonis sonare videntur... Accedunl his dicta
sanclorum patrum, tôt exempta lanlusque usus per orbem
constanter obserualus. Tout cela n'en est pas moins
par lui résolument écarté. Quid mihi de mullitudine et
magnitndine erran/ium? Fortior omnium est veritas.
P. 522.
Si cette doctrine de la messe marquait une réaction
systématique à rencontre des idées reçues, elle ne
tendait pas encore à modifier les habitudes de la vie
chrétienne. Au peuple le réformateur faisait toujours
une obligation d' « entendre la messe » le dimanche et
il prenait même, contre la fréquentation déjà excessive
des petites chapelles, la défense des anciens canons qui
prescrivent l'assistance à la messe paroissiale. Decem
prœcepta, W., 1. 1, p. 443. Il n'interdisait pas davantage
aux prêtres de célébrer, pourvu qu'ils interprétassent
les formules du missel dans le sens de sa théologie du
sacrifice, et qu'ils n'eussent pas d'autre but que de
communier les fidèles et de prier pour eux. Les messes
privées lui paraissent acceptables pour la dévotion
personnelle du prêtre au même titre que la commu-
nion pour les laïques. Même les « messes votives »
ne sont pas condamnées, ni l'honoraire qu'elles
comportent, pourvu que le ministre se garde de pré-
tendre par là offrir un sacrifice, et dirige son intention
sur les prières qu'il adresse à Dieu pour les vivants ou
les morts. C'est seulement dans le cas contraire que
Luther se dresserait contre lui au jugement de Dieu.
De capliv. bab., W., t. vi, p. 524-525.
Bien que l'application en fût restreinte au domaine
spéculatif, des principes n'en étaient pas moins posés,
dont l'influence n'allait pas tarder à se faire sentir sur
le terrain des faits.
2. Développement de la Réforme. — En effet, il ne
s'agirait bientôt plus d'interpréter seulement la messe,
mais de la supprimer. Ici le premier signal ne fut pas
donné par Luther lui-même, mais par les augustins de
Wittenberg.
Sans doute, dès le 1" août 1521, lettre à
Mélanchthon, dans E. L. Enders, Luther' s BriefLvechscl,
n. 449, t. ni, p. 208, le réformateur encourageait ses
partisans à restaurer V institution Chrisli. C'était,
disait-il, sa première pensée pour le moment où il
reviendrait parmi eux et, dès maintenant, il se pro-
posait de ne plus jamais dire, pour son compte, de
messe privée. Mais son internement à la "Wart bourg
lui interdisait alors les initiatives pratiques.
En attendant, son confrère Gabriel Zwilling, devenu
prédicateur des augustins au couvent de Wittenberg,
s'élevait en chaire contre l'abus des messes et, le
29 septembre, fête de saint Michel, commençait à
introduire de graves modifications dans la liturgie
traditionnelle, en vue de rétablir l'ancienne pratique
de la messe célébrée par un seul prêtre, ainsi qu'à dis-
tribuer la communion sous les deux espèces. Ces actes
soulevèrent quelques oppositions, et le prince Frédéric
le Sage fit ouvrir une enquête, suivie d'une confé-
rence, pour ramener les moines à la raison. Mais les
idées de Zwilling faisaient rapidement leur chemin,
à tel point que le prieur Helt interdit la célébration des
messes privées dans l'église conventuelle, en même
temps qu'il y ordonnait l'usage du calice pour les
laïques. Bientôt la ville entière fut en ébullition.
Mélanchthon se montrait favorable à cette réforme et
déclarait ne voir dans les messes privées rdsi merum
ludibrium, mera scena. Lettre du 9 octobre à W. Link,
éditée sous le nom de Bugenhagen et faussement rap-
portée à l'an 1527 dans Corp. Reform., 1. 1, col. 894-895.
A son tour, l'Université accueillait des thèses de
plus en plus hardies, et Mélanchthon y soutenait une
série de (55 propositions, ibid., col. 477-481, qui, sans
toucher aux côtés pratiques du problème, déniaieut
à la messe, suivant les positions antérieures de Luther,
tout caractère de sacrifice en insistant sur le sacerdoce
universel. Sur l'histoire de cette période, voir l'exposé
fait par les éditeurs de Weimar, t. vm, p. 399-406.
L'annonce de ces événements fit tressaillir l'âme de
Luther dans sa solitude : il en exprima sa joie et son
approbation dans son traité De abroganda missa
privata, ibid., p. 411-476, dont la préface est datée
ex eremo, die omnium sanclorum, soit le Ie' novem-
bre 1521, et qui fut livré au public en janvier de
l'année suivante. Il félicite ses confrères de s'être
attelés à la destruction de ce scandale que sont les
messes privées, cum sit ferme capul omnium. W.,
t. vm, p. 412. Dans cette œuvre urgente sa dissertation
vient leur donner du renfort.
Une protestatio initiale rappelle encore une fois le
principe de sa méthode : il ne s'agit pas d'invoquer les
traditions, même les plus respectables, mais de suivre
l'enseignement de Dieu dans les Écritures. Non,
inquam, quœritur ut sancti vixerint aut dixerint, sed ut
vivendum Scriptura dictet. Non de facto sed de jure
quieslio nobis est. Sancti errare potuerunt docendo cl
peccare vivendo : Scriptura errare non polest docendo
nec credens Mi peccare polest vivendo. P. 414. Il s'appli-
que donc à montrer comment l'Écriture ne connaît
d'autre sacerdoce que celui du Christ, auquel parti-
cipent également tous les chrétiens. D'où il suit que la
prétention d'ériger la messe en sacrifice ne saurait
être qu'une impiété : Missas quas sacrificia vocant esse
summam idolatriam et impietatem. P. 417. On ne peut
en attribuer l'origine qu'à Satan : Quicquid citra Scrip-
tura; autoritatem fit, prœsertim in iis quœ pertinent ad
Deum, id manifestum sit ab ipso Satana profectum esse.
P. 426. Le seul sacrifice autorisé par l'Écriture, en
dehors de la croix, est celui de notre mortification et
de notre pénitence. P. 420-421.
Ces prémisses dogmatiques sont suivies d'une
deuxième partie, consacrée à la messe elle-même, où
Luther reprend avec plus de détail la théologie eucha-
ristique esquissée dans ses précédents ouvrages, en vue
de montrer que la cène, étant un testament et un repas
de communion, ne saurait être un sacrifice. P. 431-
445. Puis il s'attache à la réfutation des arguments
invoqués par les catholiques, p. 445-457, l'un des prin-
cipaux, à son sens, étant celui des prétendues appari-
tions rapportées par la légende, qu'il ramène à des
œuvres démoniaques. Après quoi le traité dévie en
invectives contre l'autorité pontificale.
On voit que la réprobation du sacrifice de la messe
est absolue et qu'il n'est plus question, comme dans
le De captivitate babylonica, de lui conserver ce carac-
tère en raison tout au moins des prières que le prêtre
y prononce. Cette nuance marque le progrès qui s'est
accompli chez Luther dans le sens de la négation
totale. Par voie de conséquence, il n'admet plus de
célébration eucharistique, si ce n'est en vue de la com-
munion, le prêtre célébrant devant se faire, lui aussi,
communier par un autre. Le mieux serait donc de sup-
1089
MESSE ET RÉFORMATEURS, SYMBOLES LUTHÉRIENS
1090
primer toutes les messes, privées ou publiques, telles
qu'elles se font maintenant et de consacrer seulement
l'eucharistie, à l'exemple du Christ, pour la distribuer
aux fidèles, lui tout cas, si un prêtre veut absolument,
extra exemption Christi, dire la messe pour se commu-
nier lui-même, qu'il ait soin de n'être jamais seul et
de donner également la communion a d'autres. Ibid.,
p. 438-430.
Un peu plus loin, ibid., p. 457, Luther se montre
plus déterminé : Cum ergo ex lus omnibus probetur,
conclut-il. missas nonnisi Salanœ operalione et com-
muni errore mundi in sacrificiel versas esse adversus
Evangelium et fidem et caritatem, quœ hac machina
abolentur, tota fiducia abrogandœ sunt universœ nobis
qui christiani esse volumus. A la, place, il faut établir
un service unique aussi rapproché que possible de la
dernière cène : ... Curandumque ut rursus ad formam
et institutionem Christi quam proxime accedamus,
scilicet ut singulis dominicis diebus, et iis solis,' et
unira lantum eucharistia consecretur, sicut modo fit in
die Pascœ.
Pour donner à son manifeste une plus grande exten-
sion, Luther en publia une édition allemande, Vom
Missbrauch der Messe, W., t. vm, p. 477-563. Aussitôt
qu'il eut retrouvé la liberté de son action publique, il
ne cessa plus de s'élever en chaire contre la messe,
d'agir auprès des princes et des Églises pour en obtenir
la suppression. Voir dans l'édition de Weimar, t. xvm,
p. 8-11, l'indication des sources relatives à cette cam-
pagne, qui aboutit, en 1525, à la publication, d'un
nouveau pamphlet, Vom Greuel der Stillmesse (« De
l'abomination de la messe basse »), ibid., p. 22-36.
Dans l'intervalle, pour fournir un directoire positif
à ses fidèles, il avait publié une Formula missœ et
communionis (1523), t. xn, p. 205-220, qui fut bientôt
traduite en allemand par Paul Speratus et obtint le
plus vif succès. En attendant la vernacula missa qu'il
appelait de ses vœux, p. 210 et 218, le réformateur se
contentait d'une sélection dans les rites et prières de
la liturgie reçue, de manière à en retenir quse pura et
sancta sunt, p. 211, mais en ayant bien soin d'exclure
tout ce qui sentirait le sacrifice. Il n'est même pas
opposé aux ornements, niorfo pompa et luxus absit.
P. 214. Déjà cependant quelques essais avaient eu lieu
çà et là de messes en idiome national. Voir J. Smend,
Die evangelischen deutschen Messen bis zu Luthers
Deutscher Messe, Gôttingue, 1896. L'uniformité souf-
frait de ces initiatives divergentes. C'est pourquoi
Luther fut prié de composer un modèle qui pût être
universellement adopté. Sur ces préliminaires, voir
la note des éditeurs de Weimar, t. xix, p. 44-52. Cette
» messe allemande », ibid., p. 72-113, fut prête à Noël
1525 et officiellement introduite dans les Églises à
partir de 1526. Voir A. Drews, art. Gottesdiensl, dans
H. Gunkel-O. Scheel, Die Religion in Geschichte und
Gegenwart, t. n, col. 1576-1577, et P. WolfT, art.
Hauptgottcsdienstordnung, ibid., col. 1875-1880.
Avec la théologie de la messe, Luther finissait donc
par en modifier également la liturgie. Sa réforme attei-
gnait ainsi tout à la fois la notion du sacrifice eucha-
ristique dans le dogme et sa place dans le culte chré-
tien. Il est vrai que, pour ne pas heurter les habitudes
populaires, bien des formes extérieures y subsistaient
encore du cérémonial traditionnel: mais ce n'étaient
plus que des apparences vidées de leur contenu.
2° Symboles officiels. — Aussitôt que vint pour la
Réforme l'heure d'affirmer tes doctrines, à rencontre
de l'Église, en professions solennelles de foi, un point
aussi essentiel de son programme ne pouvait pas ne
pas y entrer.
1. Confession d'Augsbourg (1530). — En effet, la
messe fait l'objet d'une exposition très étendue, sinon
très explicite, dans la Confession d'Augsbourg, qui fut
DICT. DE THÉOL. CATH.
la première en date et reste le symbole le plus impor-
tant des Églises luthériennes. Conf. Aug.,u,3(= art.
xxiv de l'édition allemande), dans J.-T. Millier, Die
symbolischen Bûcher der evangelisch-lutherischen Kirche,
11» édit., Gutersloh, 1912, p. 51-53.
Nulle part peut-être la rédaction de ce célèbre docu-
ment n'est plus habile ni plus modérée. La messe ne
figure pas dans la première partie, consacrée aux
articuli fidei prœcipui, mais seulement dans la seconde,
parmi les articuli in quibus recensentur abusus mutati,
après la question de l'usage du calice pour les fidèles
et celle du mariage des prêtres. Ce qui est évidemment
calculé pour laisser entendre qu'il s'agit là de pro-
blèmes purement disciplinaires.
Falso accusantur Ecclesiœ nostrœ quod missam abo-
leant. Retinetur enim missa apud nos et summa reve-
rentia celebratur. Déclaration rassurante I On pousse
même le scrupule jusqu'à proclamer un conformisme
liturgique à peu près complet : Servanlur et usitatœ
ceremoniœ fere omnes. La seule différence est que des
chants en langue vulgaire y sont ajoutés aux hymnes
latines, et rien ne saurait être plus naturel tout à la
fois et plus bienfaisant. Après cela, le peuple y est
invité à la communion et préparé à la recevoir par
de pieuses instructions sur le prix du sacrement. Pareil
culte est évidemment fait pour procurer la gloire de
Dieu et le bien des âmes. D'où cette conclusion légè-
rement ironique : Ilaque non videntur apud adversarios
missœ majore religione fieri quam apud nos.
Après cette profession positive de religion eucha-
ristique, la Confession se fait agressive sur les abus
dont souffre l'Église sur ce point. C'est un vieux grief
de tous les bons chrétiens, publica et longe maxima
querela omnium bonorum virorum, que beaucoup de
prêtres célèbrent la messe tantum propter mercedem
aut stipendium, ou bien contra interdictum canonum.
Pour couper court à ce désordre, il n'y avait pas de
moyen plus efficace que d'abolir les messes privées,
quum fere nullœ privatse missœ nisi quœslus causa
fièrent. La Réforme n'aurait pas eu besoin de prendre
cette initiative si les évêques n'avaient si longtemps
toléré des abus contre lesquels ils n'ont pas eu le cou-
rage de réagir. Qui s'ait si les malheurs actuels de
l'Église ne sont pas le châtiment de ces sacrilèges
impunément multipliés'? Fortasse dat pœnas orbis tam
diulurnœ profanationis missarum.
Le mal s'est aggravé par suite de certaine concep-
tion théologique, aux termes de laquelle le Christ
aurait satisfait pour le péché originel et institué la
messe comme oblation pour les péchés quotidiens.
D'où est venue l'idée courante que la messe aurait une
vertu expiatoire : Hinc manavit publica opinio quod
missa sit opus delens peccata uiuorum et mortuorum
ex opère operalo.
Il est intéressant de noter qu'ici la Réforme rend
un involontaire hommage à la croyance commune
en la valeur sacrificielle de la messe. Sur la foi de
quelles autorités ou de quelles légendes cette publica
opinio est-elle rattachée à une sotériologic qui res-
treindrait l'œuvre rédemptrice du Christ au péché
d'origine pour réserver les autres au sacrifice des
autels? La théologie catholique n'est pas responsable
de cette étrange division, proposée par quelque docteur
sans autorité. Toujours est-il que par ce biais
s'introduit la dogmatique protestante de la messe.
A la foi catholique ainsi présentée on reproche d'être
doublement en contradiction avec les Écritures. Car,
d'après Hebr., x, 10 et 14, la passion du Christ vaut
non solum pro culpa originis sed eliam pro omnibus
reliquis peccatis. De même saint Paul enseigne que
nous sommes justifiés par la foi : ce qui exclut que
nous le puissions être ex opère missarum. La messe n'a
pas d'autre signification que celle d'un sacrement
X. — 35
1091
MESSE ET RÉFORMATEURS, SYMBOLES LUTHÉRIENS
1092
propre à nous rappeler les bienfaits du Christ et à ras-
surer par là nos consciences. C'est pourquoi la Réforme
reste fidèle à l'usage d'une seule messe publique, una
commuais missa, célébrée en vue de la communion,
et l'on ne se prive pas de rappeler que telle fut le
pratique de la primitive Église. En somme, il n'y
aurait de différence entre les catholiques et les pro-
testants que pour le nombre des messes : Taalum
numerus missarum est dissimilis. Divergence d'autant
moins condamnable que cette réduction se justifie
propter maximus et manijestos abusus, et que les
messes conservées le sont avec un cérémonial presque
identique, maxime quum publicœ ceremoniœ magna ex
parle similes usilalis serventur.
On voit que tous les moyens sont pris pour donner
le change. De la foi catholique la Confession d'Augs-
bourg feint de ne viser que les abus, tandis qu'elle
insiste avec une visible coquetterie sur les éléments
qu'elle retient du dogme et du culte traditionnels.
Qui pourrait néanmoins se dissimuler que cette affec-
tation d'archaïsme liturgique prenait les allures d'une
véritable révolution et masquait une attaque de fond
contre la réalité du sacrifice eucharistique? Sous pré-
texte de réviser des opinions d'école, c'est la foi même
de l'Église qui était mise en questiqn. Tous les arti-
fices de langage ne sauraient pallier le fait évident
que la Réforme donnait ici son adhésion formelle
aux négations les plus brutales de son fondateur.
2. Apologie de Mélanchthon. — Rédacteur de la Con-
fession d'Augsbourg, Mélanchthon assuma la charge
de l'expliquer et de la justifier à l'usage du public.
Dans ses Loci theologici, édit. de 1521, Corp. Réf.,
t. xxi, col. 221, il avait lui-même déjà pris à son
compte, en une sorte de résumé sommaire, la dogma-
tique luthérienne de la messe. Le commentaire de
VAuguslana allait lui fournir l'occasion d'un exposé
plus personnel et plus approfondi. Apol. Conf.,
art. xxiv, dans J.-T. Miiller, op. cit., p. 248-270.
Naturellement, l'auteur commence par protester,
au nom de son Église, de son respect pour la messe :
Przefandum est nos non abolere missam, sed religiose
retinere ac defendere. P. 248. Quelques lignes lui suf-
fisent pour expliquer l'introduction de chants en
langue vulgaire, et tout autant le retour à l'ancien
usage de la messe publique. 2-8, p. 248-249. Le prin-
cipal de son exposition porte ensuite sur la question
de savoir si la messe est ou non un sacrifice. Ce qui
revient, d'après lui, à se demander si elle est capable
de remettre leurs fautes ou leurs peines aux vivants
ou aux défunts pour lesquels elle est appliquée.
Manière tendancieuse de poser le problème et qui
permet aussitôt d'opposer au pharisaïsme des œuvres
la doctrine chrétienne de la justification : Impossibile
est consequi remissionem peccalorum propter opus
nosirum ex opère operato, sed fide... 12, p. 250. Rien que
cette remarque lui paraisse suffisante a priori pour
trancher le débat, il n'en prend pas moins la peine de
lui consacrer une longue et minutieuse discussion.
Il paraît que jusque-là tous les contradicteurs de la
Réforme ont négligé l'essentiel, savoir de définir
le sacrifice : Tantum arripiunt nomen sacrificii vel ex
Scripluris vel ex Palribus. Poslea affingunt sua somnia,
quasi vero sacri ficiiim significcl quidquid ipsis libel.
15, p. 251. En vue de mettre fin à cet ingens tumultus
verborum, 9, p. 250, il donne tout d'abord du sacrifice
la définition suivante : Ceremonia vel opus quod nos
Deo reddimus ut eum honore afjiciamus. Dans ce genre
il y a lieu de distinguer deux espèces : sacrifice propi-
tiatoire, qui apaise la colère divine et obtient la rémis-
sion des péchés; sacrifice eucharistique, qui est offert
par l'âme déjà réconciliée pour rendre grâces à Dieu
de ses divers bienfaits. Ibid., 18-19, p. 252.
De ce concept l'application paraît à l'auteur des
plus obvies. Il n'y a de sacrifice propitiatoire que la
mort du Christ; les prières et bonnes œuvres des
fidèles ne sont et ne peuvent être que des sacrificia
luudis. L'une et l'autre de ces assertions sont longue-
ment justifiées par l'Écriture. Mélanchthon leur
demande tout spécialement la réprobation des pra-
tiques extérieures au profit du culte spirituel. 22-34,
p. 252-25G. En restant fidèle à ce dernier par la pré-
dication de l'Évangile et la pratique des sacrements,
la Réforme réalise le précepte du juge sacrificium,
tandis que les catholiques s'absorbent dans le forma-
lisme de vaines cérémonies. 35-51, p. 25(3-260. Quant
aux textes qui annoncent un sacerdoce et un sacrifice
nouveaux, ils s'entendent uniquement du Christ.
52-59, p. 260-262.
Autant Mélanchthon s'étend sur l'Écriture, autant
il est laconique sur la tradition. Non ignoramus,
avoue- t-il, missam a Palribus vocari sacrificium. Mais
ce langage s'explique sans peine par la double notion
du sacrifice ci-dessus distinguée : //(' non hoc volant
missam ex opère operato conjerre gratiam et applicatam
pro aliis mereri eis remissionem peccalorum... Ubi
leguntur hœc portenta verborum apud Patres ? Sed
aperte testanlur se de graliarum aclione loqui. 66, p. 263.
Cette solution est appuyée sur la théorie protestante
du sacrement et du sacrifice, celui-là ne pouvant signi-
fier que le soulagement des consciences où il excite
la foi, celui-ci l'action de grâces pour les bienfaits de
Dieu. Tel est le cadre auquel il faut ramener tout ce que
les Pères disent de l'eucharistie. 68-77, p. 264-265. Le
terme d'oblation et autres semblables que la liturgie
applique parfois à la messe s'entendent pareillement,
non... proprie de corpore et sanguine Domini, sed de
loto cultu, de precibus et graliarum actionibus. 88,
p. 267.
Cette discussion générale est suivie d'une sorte
d'épilogue complémentaire sur le point spécial de la
messe pour les défunts. A cette croyance si chère aux
catholiques l'auteur oppose d'abord le silence des
Écritures : Nulla habent [adversarii noslri ] lestimonia,
nullum mandatum ex Scripluris. 89, p. 267. Puis il lui
est facile de l'écarter au nom des postulats dogma-
tiques déjà posés : Quum missa non sit satisfaclio,
nec pro pœna nec pro culpa, ex opère operato sine fuie,
sequitur applicationem pro mortuis inutilem esse. 92,
p. 268. Les textes liturgiques qui semblent lui être
favorables visent uniquement la prière pour les morts :
Scimus veteres loqui de oratione pro mortuis quam nos
non prohibemus. 94, p. 269. Mais la prétention d'attri-
buer à la messe une valeur satisfactoire lui paraît
une telle injure à la passion du Christ et à la jusliiia
fidei qu'il ne sait la comparer qu'au culte des Raal en
Israël. Au demeurant, il reste persuadé que ce baaliti-
cus cullus durera jusqu'au dernier jour. Du moins les
vrais disciples de l'Évangile auront-ils élevé leur pro-
testation contre cette impiété. 96-98, p. 269-270.
Ainsi la négation du sacrifice de la messe, que la
Confession d'Augsbourg insinuait plutôt qu'elle ne
l'énonçait ex professo, est érigée par YApologia en
thèse formelle. Voir çà et là d'autres pointes polé-
miques, par exemple, m, 167, p. 138; xu, 15, p. 169;
xv, 40, p. 212.
En s'attaquant sans cesse à la conception qui lui
accorde une efficacité ex opère operato, Mélanchthon
est, d'ailleurs, loin de représenter exactement les
positions catholiques. Mais, avec cette théorie d'école,
ce n'en est pas moins le dogme lui-même qu'il prétend
éliminer. En dehors du sacrifice ainsi conçu, il n'admet
qu'un sacrificium laudis. A dessein VAuguslana,
témoigne-t-il, 14, p. 251, a évité ce 'terme propter
ambiguitatem. S'il le reprend lui-même, comme
Luther en avait donné l'exemple, c'est en l'accompa-
gnant de commentaires qui lui enlèvent toute équi-
1093
MESSE ET REFORMATEURS, ZWINGLE
1094
voque et en font une formule commode pour donner
une apparence de satisfaction aux témoignages tradi-
tionnels qui parlent de sacrifice à propos de la messe,
alors qu'on en supprime visiblement la réalité.
3° Témoignages postérieurs, --Il suffira de quelques
indications pour montrer que la Réforme n'a plus
abandonné, à l'égard de la messe catholique, cette
attitude agressive.
En 1533. Luther publiait contre la « messe borgne »
un nouveau pamphlet plus passionné que les précé-
dents : Von der Winkelmesse und Pjafjenweihe, \Y.,
t. xxxviii, p. 195-256, qui fut aussitôt traduit en latin
par Juste Jonas, De missn privata cl unctione sacer-
dotum. Wittenberg, 1534. L'ouvrage offre cette parti-
cularité de s'ouvrir par une dispute avec le diable,
ibid., p. 197-205, qui se livre à une âpre critique de la
messe privée sans que le réformateur soit capable de
rétorquer pertinemment ses objections. A l'encontre
des controversistes catholiques, qui se sont copieuse-
ment égayés de cette singulière lucta cum diabolo,
des apologistes protestants ont pris soin de montrer
qu'il s'agit là d'un simple procédé littéraire et non
d'une expérience vécue. Voir A. Freitag, L'eber die
Entwùrfe Luthers zu den Schri/len Von der Winkel-
messe, etc., Liegnitz, 1905, p. 16-18.
La violence dont Luther y faisait preuve parut
choquante, même à quelques-uns de ses partisans, voir
une lettre d'Amsdorf en date du 28 janvier 1534,
dans Enders, Lulher's Briejwechsel, t. ix, p. 342, et on
l'accusa de reprendre à l'égard de l'eucharistie le
radicalisme de Zwingle. Aussi jugea-t-il bon de
s'expliquer sous la forme d'une lettre publique à l'un
de ses amis, W., t. xxvm, p. 262-272, où il déclare
réserver ses censures à l'idolâtrie papiste sans vouloir
porter atteinte à l'usage légitime du sacrement tel que
la Réforme l'avait conservé.
Toujours éloigné de ces excès de plume, Mélanchthon
s'appliquait à maintenir sa physionomie doctrinale
à la foi de la nouvelle Église. Dans les remaniements
qu'il fit subir à ses Loci theologici, la question de la
messe prit une plus grande place; mais l'auteur se
contente d'y résumer, sans modifications sensibles,
l'exposition de l'Apologia. Voir Loc. theol., édit. de
1535, dans Corp. Réf., 1. 1, col. 480-485; édit. de 1543,
ibid., col. 871-876.
L'occasion allait, d'ailleurs, bientôt se présenter,
pour les dirigeants de la Réforme, de formuler une
nouvelle confession de foi. Invités par le pape Paul III
à un concile qui devait se tenir à Mantoue, les protes-
tants d'Allemagne répondirent par les « articles de
Smalcalde », février 1537. Ils furent rédigés par Luther
et souscrits par les principaux réformateurs.
Une large place y est faite à la messe, et de manière
à mettre plus en évidence que ne le faisait V Auguslana
le caractère dogmatique de la question. On commence,
en effet, par poser en principe le rôle unique du Christ
Rédempteur et la justification par la foi en ses
mérites, à l'exclusion de toutes les œuvres. Art.
Smalc., n, 1, dans J.-T. Millier, op. cit., p. 300. Suit un
article second consacré à la messe, n, 2, p. 301-305,
qui est immédiatement exclue comme incompatible
avec la foi énoncée à l'article précédent : Quod missa
in papatu sit maxima et horrenda abominalio, simpli-
citer et hosliliter e diametro pugnans contra arliculum
primum.
Ce verdict de condamnation est appuyé sur cinq
arguments, à l'adresse des « papistes les plus sensés »,
en vue d'établir que la messe est un hominum inven-
tant : invention inutile, au surplus, puisque la com-
munion peut se faire autrement; dangereuse, à cause
des abus qu'elle engendre; impie, parce qu'elle attente
au sacrifice du Christ. De cette institution malfaisante
d'autres funestes conséquences ont découlé : Ceterum
draconis cauda ista (missam intelligo) peperil multi-
pliées abominationes et idololalrias, savoir la croyance
au purgatoire avec toutes les superstitions qu'elle
entraîne, la pratique des pèlerinages, la création des
confréries, le culte des reliques, l'usage des indulgences.
Une fois le problème ainsi posé, on conçoit aisément
qu'il n'en est pas de plus capital. Au cours de cet
article, ibid., 10, p. 302, Luther atteste l'attachement
que les papistes portent au dogme du sacrifice eucha-
ristique : Sentiunt quidem optime cadenle missa radere
papalum. De son côté, il n'a pas une moindre résolu-
tion de le combattre : Ego etiam per Dei opem in
cinercs corpus meum redigi et concremari paliar prius-
quam ut missarium oentrem (expression qui lui est fami-
lière pour désigner les prêtres)... sequiparari Chrislo
Jesu. Ainsi la question de la messe devenait de part et
d'autre, entre l'Église catholique et la Réforme luthé-
rienne, une question de vie ou de mort.
//. Églises réformées. — Il n'en va pas autre-
ment dans les branches secondaires de la Réforme.
Au contraire, la négation de la présence réelle, qui
les distingue du luthéranisme, y développe, à l'égard
de la messe catholique, une plus radicale hostilité.
1° Doctrine de Zwingle. — En attendant la querelle
sacramentaire, qui devait les mettre aux prises d'une
manière si violente, les réformateurs de Suisse et
d'Allemagne marchaient en plein accord. « Même en
matière de sacrements, ...jusqu'à l'été de 1523, la doc-
trine de Zwingle est très semblable à celle de Luther. »
F. Loofs, Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichte,
4e édit., Halle, 1906, p. 797. Ce n'est pas du moins la
question de la messe qui risquait de les diviser.
Dans les 67 articles que Zwingle défendit en col-
loque public le 29 janvier 1523 et qui sont comme le
programme de sa réforme, figure un article xvin
ainsi conçu : « Que le Christ, qui s'est offert lui-même
une seule fois, est pour l'éternité un sacrifice per-
pétuel et efficace pour les péchés de tous les croyants.
D'où il suit que la messe n'est pas un sacrifice, mais le
mémorial du sacrifice et la garantie de la rédemption
que le Christ nous a value. » Opéra omnia, édit.
Schuler et Schulthess, Zurich, t. i, 1828, p. 154.
Un long traité en langue allemande suivit cette confé-
rence, où ces divers articles sont successivement
expliqués et justifiés. Sur la question de la messe, voir
Uslegung, 18, ibid., p. 232-261. L'auteur s'applique
à y montrer par l'Écriture que le sacrifice du Christ
est unique et, suivant, la conception développée par
Luther, que l'eucharistie n'est pas autre chose, comme
du reste les autres sacrements, qu' « un signe et un
gage » de la promesse divine, p. 240, un « testament »
incarné dans le rite d'un repas d'amitié. P. 252.
Quelques mois après (août 1523), Zwingle reprenait
la question, sous une forme plus théologique et plus
positive, dans son traité De canone missœ epichiresis,
ibid., t. m, p. 83-116. La liturgie catholique de la
messe et la doctrine sacrificielle qu'elle respire pour
ainsi dire à chaque ligne y sont rejetées au nom des
Écritures : Si Christus unquam dixissel : Ile, offerte
mihi vel Patri meipsum, non injuria dédisses oblationi
nomen missae... Nunc, cum Christus edere ac bibere
solummodo jubet, nonne peccas cum aliud ex ipso lacis
quam ipse se fecerat? Ibid., p. 90. Chacune des paroles
du canon est ensuite réfutée suivant la même méthode.
Zwingle voulait cependant conserver, pour la célé-
bration de la cène, plusieurs des rites reçus, voire
l'usage de quelques vêtements sacrés. Il dut se
défendre sur ce point, dans une lettre à Géroldsegg,
contre certains extrémistes qui regrettaient ces conces-
sions, propres à ménager indûment, sinon à ramener,
les superstitions catholiques. De canone missie libelli
apologia, ibid., p. 117-120.
Malgré ces attaques, la messe gardait encore ses
1095
MESSE ET RÉFORMATEURS, CALVIN
1096
partisans. Pour les réduire, Zwingle soutint à Zurich,
les 26, 27 et 28 octobre, une nouvelle dispute sur cette
question et celle des images. Actes publiés au t. i,
p. 459-540. 11 y en eut encore une autre devant le
conseil de la ville, dans les derniers jours de l'année,
entre les prêtres fidèles et les réformateurs dont
Zwingle était l'àme. Ibid., p. 566-583. Cette ardeur
réformatrice allait de pair avec une égale activité doc-
trinale. Zwingle eut l'occasion de s'expliquer une fois
de plus dans sa réponse aux critiques de Jérôme Emser.
Adversus Hier. Emserum... antibolon (1524), ibid.,
t. m, p. 141-142.
Les arguments allégués par Zwingle contre la
inesse n'offrent rien de saillant. Ce sont toujours
les mêmes textes scripturaires sur l'unique oblation
du Christ qui font les frais de sa démonstration. On y
peut remarquer pourtant qu'au lieu de s'établir,
comme Mélanchthon, sur le terrain polémique de
l'ex opère operalo, il serre de plus près le problème
essentiel du sacrifice. Qu'on en juge par ces trois pro-
positions dans lesquelles il résume sa pensée, Anti-
bolon, p. 142 : Christus illuc tantum ofjertur ubi patitur,
sanguinem fundit, moritur : haec enim sequipollent.
... Christus non potest ultra mori, pâli, sanguinem
jundere... Ergo Christus ullra ofjerri- non potest : mori
enim non potest.
Aussi s'applique-t-il à suivre les catholiques sur leur
terrain. De eanone missœ, p. 101, où il entreprend de
discuter leur conception du sacrificeeucharistique ainsi
présentée : Dicunt verum esse quod Christus se tantum
semel obtulerit, sed nos seepe eum ofjerre adserunt... Sic
enim reclamant : Unam esse hostiam non negamus.
Quod autem semel oblata sit sic intelligimus quod semel
tantum mortuus sit, ultra nunquam moriturus; vivus
lamen sibi vivo a nobis quotidie ofjerri potest. A quoi il
s'efforce de répondre en solidarisant les deux concepts
de sacrifice et d'immolation sanglante : Quasi aliud
sit Christum mori et aliud Christum ofjerri, aut quasi
aliud moriendo aliud ofjerendo actum sit, aut mactari
aliquid Deo passif quod non simul ofleratur, aut victima
ulla ofleratur quœ non mactelur. D'où suit la conclusion:
Al Christus semel tantum mactatus est... Ergo semel
tantum oblalus est. Cf. p. 102 : Facessant igitur... qui
oblationem a morte distinguunl rem eamdem sed aliter
adpellatam. Si la solution reste toujours résolument
négative, du moins le problème est-il plus correcte-
ment posé.
Dans la suite, Zwingle eut à défendre contre Luther
et son école sa conception d'une eucharistie purement
symbolique. Mais, au cours de ses explications polé
miques, la négation du sacrifice de la messe ne se fait
que plus fréquente et plus ferme. Voir De vera et de
falsa religione (1525), dans Opéra, t. m, p. 261-264;
Subsidium sive Coronis de eucharislia (1525), ibid.,
p. 341, 353-354. Aussi bien cette commune opposition
à la foi catholique fut-elle un des points sur lesquels
les deux confessions rivales purent aisément se mettre
d'accord au célèbre colloque de Marbourg (3 oct. 1529).
L'article xv relatif à l'eucharistie, ibid., t. iv, p. 182,
contient cette clause : Quod missa non sit opus quo
aller altcri, defuncto aut viventi, gratiam impetret. For-
mule indéterminée, où l'on ne peut méconnaître que,
sous le nom générique d' « œuvre », le concept de
sacrifice ne soit implicitement compris.
2° Doctrine de Calvin. — Si Calvin s'efforce, en
général, de tenir une sorte de position intermédiaire
entre les doctrines eucharistiques de Luther et de
Zwingle, il se montre, en ce qui concerne le sacrifice
de la messe, aussi violemment hostile que l'un et
l'autre.
Le principal de sa pensée est acquis dès la première
édition de l'Institution chrétienne (1536). Voir Inst.
relig. christ., c. iv, dans Opéra omnia, édit. Baum,
Cunitz et Reuss, t. i, col. 131-138. Cependant les édi-
tions postérieures à partir de 1539 présentent quelques
compléments. Voir Inst. relig. christ., c. xvin (= c. xii
dans l'édit. de 1539), 49-69, ibid., col. 1023-1036. On
les retrouve tous, avec des additions insignifiantes et
quelques transpositions dans l'ordre des derniers
paragraphes, dans l'édition de 1559. Inst. relig.
christ., 1. IV, c. xvm, ibid., t. n, col. 1051-1065. C'est
donc là qu'il faut chercher l'expression définitive
donnée par le réformateur à une doctrine qu'il avait,
comme on le voit, depuis longtemps mûrie.
Tout comme Luther, Calvin est obligé de recon-
naître, par l'effort même qu'il fait pour le combattre,
le consentement unanime de l'Église de son temps au
sujet du sacrifice eucharistique. Horrendœ abomina-
tionis capul fuit... quum pestilenlissimo errore tolum
psene orbem obcœcavit [Satan ] ut crederet missam sacri-
ficium et oblationem esse ad impelrandam peccalorum
remissionem. Il ne saurait pourtant lui échapper
tout à fait que cette conception présente, chez les
catholiques, bien des nuances. Mais il négligera ce
qu'ont pu en dire les saniores scholastici, pour s'en
tenir à la notion courante de ceux qu'il appelle
volontiers dans la suite les missarii, savoir missam
esse opus quo... Deum promerenlur vel expiatoriam esse
victimam qua sibi Deum reconcilient. 1, col. 1051. On
ne saurait marquer plus nettement l'intention de
tout subordonner aux passions de la polémique.
A cette croyance catholique il oppose cinq argu-
ments : elle est un blasphème contre le Christ, en
méconnaissant la pérennité de son sacerdoce qui le
dispense d'avoir « des successeurs et des vicaires »;
elle attente à la vertu de la croix, qui est notre unique
sacrifice; elle fait perdre aux hommes le souvenir de
la mort du Christ ; elle empêche d'en reconnaître les
fruits salutaires; elle modifie le caractère delà cène,
en prétendant faire un don à Dieu de ce qui est un don
de Dieu. 2-7, col. 1052-1056. Chemin faisant, 3,
col. 1054, il écarte en quelques mots la conception
catholique, en faisant observer que le sacrifice du Cal-
vaire n'a pas besoin d'être reproduit, et ne comporte
pas d'autre application que le fait de prêcher l'Évan-
gde et de célébrer la cène.
La messe privée, c'est-à-dire, quel que soit le
nombre des assistants, celle qui ne comporte pas de
communion, lui paraît particulièrement contraire à
l'institution divine et il ne manque pas de faire remar-
quer quod hsec perversiias puriori Ecclesise incognita
luit. 9, col. 1057.
Cependant il lui faut bien avouer que les « anciens »
ont parlé de sacrifice à propos de la messe. Mais
Calvin assure que ce n'est pas au sens des papistes :
Simul exponunt se aliud nihil inlelligere quam memo-
riam veri illius et unici sacrificii quod in cruce peregit
Christus. Tel serait, en particulier, le cas de saint
Augustin : Passim apud eum reperies non alia ralione
vocari ccenam Domini sacrificium nisi quod est memoria,
imago, leslimonium illius singularis, veri et unici
sacrificii. 10, col. 1058. Encore est-il que, pour eux,
la messe ne signifiait pas une image vide : Nescio
quam repelitie aut saltcm renovatœ immolationis faciem
eorum coena prie se ferebat. Malgré tout, Calvin consent
à ne pas incriminer ce langage, parce qu'il n'entendait
pas unico Domini sacrificio vel minimum derogare.
Tout au plus regrette-t-il qu'on ait voulu donner à la
pure institution du Christ une couleur sacrificielle
tirée de l'Ancien Testament. 11, col. 1059. On voit que,
dans la mesure où ses préventions lui ont permis de la
saisir, la notion traditionnelle de la. messe finissait
par ne pas inspirer à Calvin, tout au moins en théorie,
de trop profondes répugnances.
Il reste néanmoins le mot de sacrifice, dont le réfor-
mateur ne peut nier l'usage. Pour arracher cette arme
Iii!i7
MESSE ET RÉFORMATEURS. CALVIN
1098
aux mains de ses adversaires, il ne trouve rien de
mieux que de reprendre l'exégèse de Mélanchthon.
Voir ci-dessus, col. 1091. 1.e sacrifice se divise en propi-
tiatoire et eucharistique. Dans le premier sens, il n'y
a pas d'autre sacrifiée que la mort du Christ : ce qui
lui fournit l'occasion d'une nouvelle charge contre la
vénalité et l'impiété des messes catholiques. 14-15,
col. 1061-1062. Mais, au sens biblique de louange, ce
terme peut convenir à la célébration de l'eucha-
ristie : Hujus generis sacrificio carere non potest cœna
Domini. in qua, dum ejus morlem annuntiamus et gra-
tiarum aclionem referimus, nihil aliud quam ofjerimus
sacrifieium laudis. 17, col. 1063. A cette condition,
on peut éviter les abominations sacrilèges de la messe
et la ramener à la pureté de ses origines : Missam in
selectissima sua, et qua maxime vendilari potest, inte-
gritate aceeplam, sine suis appendicibus, a radiée ad
fastigium, omni génère impietatis, blasphemisc, ido-
lolatriie, sacrilegii scatere. 18, col. 1064.
Nulle part Calvin n'a rien ajouté d'essentiel à
cet exposé de l'Institution chrétienne. On en trouve
un résumé populaire dans son Petit traiclé de la saincte
Cène, 1541, ibid., t. v, col. 448-450. Il semble pourtant
avoir été inquiet du parti que l'on pouvait tirer de la
cène évangélique au profit de la messe. Contre quoi il
affirme avec véhémence qu'entre ces deux faits « il y
a autant de convenance qu'entre le feu et l'eau ». Refor-
mation pour imposer silence à un certain belistre, 1556,
t. ix, col. 134. Expression qui se retrouve dans le
sermon xxni sur Daniel, t. xli, col. 564. Comme mani-
festations plus importantes de sa persistante ani-
mosité contre la messe, qu'il suffise de citer : Intérim,
t. vu, col. 574-581, suivi de Verœ Ecclesiœ re/ormandœ
ratio, ibid., col. 640-651; Epistola de fugiendis impio-
rum sacris, t. v, col. 255-259, 261 ; Epistola de sacer-
dotio papali, ibid., col. 288, 296, 301-302; Quatre ser-
mons : Serm. I contre l'idolâtrie, t. vin, col. 384-388 ;
De necessitate reformandœ Ecclesiœ, t. vi, col. 488;
Sermons sur le Deutéronome, xlv, t. xxvi, col. 430;
Corn, in I Cor., xi, 24, t. xux, col. 485-486, 490.
On voit que la négation du sacrifice eucharistique
est un thème non moins fécond chez les réformés qu'il
ne le fut chez les luthériens. Chez les uns et les autres,
l'identité de la thèse entraîne celle des arguments et
les mêmes habitudes polémiques développent de
semblables passions.
3° Symboles officiels. — Quelques-unes des nom-
breuses confessions de foi où les Églises réformées
essayèrent de fixer officiellement leurs croyances font
une place spéciale à la réprobation de la messe.
Ainsi en est-il de la Confession de Zurich (1523),
formulée sous l'influence immédiate de Zwingle. On y
reproche aux « prêtres » d'avoir transformé la messe
en sacrifice « depuis plusieurs centaines d'années ».
Suivent, à l'appui de ce grief, les textes scripturaires
et les raisons dogmatiques qui sont censés établir qu'il
n'y a pas d'autre sacrifice pour le chrétien que celui
tle la croix. E.-F.-K. Millier, Die Bekenntnisschriflcn
der reformierten Kirche, Leipzig, 1903. p. 26-28. En
même temps qu'ils affirment leur foi, les protestants
éprouvent le besoin d'argumenter contre celle de
l'Église. Voir de même les //lèses de Berne (1528), vi,
ibid., p. 30, et la Confessio letrapolitana (1530), xix,
ibid., p. 73-74. L'Helvelica posterior (1562) réserve la
question de savoir si la messe, apud veleres, fut tole-
rabilis an inlolerabilis, mais ne laisse pas douter
qu'elle ne fût, dans l'Église actuelle, un abus qu'il était
urgent d'extirper. Ibid., p. 213.
Genève parle un langage encore plus violent.
D'aultant que la messe du pape a esté une ordon-
nance mauldicte et diabolique pour renverser le
mistère de ceste saincte cène, nous déclairons qu'elle
nous est en exécration comme une idolâtrie condamnée
de Dieu. » Confession de Genève (1536), xvi, ibid.,
p. 114. Le Catéchisme de Genève s'abstient de ces ana-
tliômes, mais confirme résolument la même négation.
Ibid., p. 150-151. On y pose la question formelle :
Ergo non in hune finem instituta est cœna ut Dca Eilii
sui corpus ofjeratur? La réponse est non moins nette :
Minime. Soins enim ipse... hanc prœrogativam habet.
Atque hoc sonant ejus verba quum ait : « Accipile et
manducate. » Neque enim ut offeramus corpus suum,
sed lantum ut vescamur hic prœcipit.
Chez les presbytériens écossais, on repousse pareil-
lement 1' « opinion » des papistes qui veut faire de la
messe un sacrifice : Hanc nos eorum doctrinam velut
contumeliosam adversus Jesum Christum rejicimus et
detestamur. Conf. Scolica, xxn, ibid., p. 261. Cf. p. 264,
où se lisent ces formules de réprobation : Diabolicam
missam, sacrilegum sacerdolium, abominandum pro
vivorum mortuorumque peccatis sacrifieium.
Dans l'Église anglicane, la réprobation de la messe
prend une forme plus dogmatique sans être moins
déterminée. Lin seul petit article lui est consacré dans
la série des 39 qui forment la célèbre Confession de
Westminster (1562-1563). Art. xxxi, ibid., p. 517. On
commence par y rappeler les prémisses doctrinales qui
commandent toute la question, savoir la valeur déci-
sive et exclusive du sacrifice de la croix : Oblalio
Christi semel facta perfecta est redemptio, propitialio
et satisfaclio... Neque prœter illam unicam est ulla alia
pro peccatis expiatio. Au nom de ces principes, la con-
ception catholique de la messe est écartée comme un
blasphème : Unde missarum sacrificia, quibus vulgo
dicebatur sacerdolem offerre Christum in remissionem
poznœ aut culpze pro vivis et defunctis, blasphéma fig-
menta sunt et pernitiosœ imposturœ.
Les protestants hongrois se montrent particulière-
ment agressifs : Missa papistica horrenda idolatria...
Fit enim in sacrificio missœ papislicœ idolatria, Christi
illusio, panis adoratio, gratiœ Dei et meriti Christi
suppressio. Asserere missam tollere peccala omnia et
conversionem, pœnitenliam viribus hominum fieri posse
est occasionem dare ad omnia scelera. Contre quoi on
allègue l'autorité de Dan., xi, 38, celle du Christ sur-
tout qui a fait de la cène un sacrement et non un sacri-
fice, celle aussi des Pères. En effet, Patres cœnam
memoriam sacrificii propiliatorii dixerunt, ... non ipsam
salutem ut migantur sacrificuli... Patres ignorarunl
missam papislicam. D'où il suit que la messe ne sau-
rait être qu'une invention diabolique : Tota doclrina
cœlestis et ritus missœ a diabolo per papas et indoclos
homines corrupta et immulata sunt impio et temerario
ausu. Confession d'Erlauthal (1562), ibid., p. 305-306.
Les enseignements évangéliques sur le culte « en
esprit et en vérité » imposent également la même
conclusion : Turpiter errant sacrificuli Baal, qui
Christum, panem et vinum offerre et sacrificare se
fingunl in missa, cum nostra oblatio sit spirilualis.
En regard de ces formules qui ne diffèrent entre elles
que par le degré de violence et d'injustice, la Confes-
sion gallicane (1559) fait preuve d'une honorable dis-
crétion. On n'y trouve pas d'article spécial sur la
messe; mais il n'est pas douteux qu'elle ne soit indi-
rectement visée dans ces déclarations tendancieuses
sur l'œuvre rédemptrice : « Nous croyons que par le
sacrifice unique que le Seigneur Jésus a offert en la
croix nous sommes reconciliez a Dieu... Aussi nous
protestons que Jésus Christ est notre lavement entier
et parfait. » Conf. gaïlic, xvn, ibid., p. 225. Voir de
même xxiv, p. 227, qui réprouve l'intercession des
saints et continue : « Nous rejettons aussi tous autres
moyens que les hommes présument avoir pour se
racheter envers Dieu comme derrogeans au sacrifice
de la mort et passion de Jésus Christ. » L'a. xxxvi
relatif à la cène, ibid., p. 230-231, se contente de la
1099
MESSE, ADVERSAIRES CATHOLIQUES DE LA RÉFORME
1100
présenter comme un sacrement. La messe y est
écartée par simple prétention. Voir de môme la
Con/essio belgica (1561), xxi et xxxv, ibid., p. 240 et
247.
Une parfaite unité de tendances se manifeste donc à
travers la diversité de ces formules, dont le seul intérêt
est de montrer avec quelle résolution les Églises réfor-
mées, aussi bien que les Églises luthériennes, se sont
systématiquement établies sur les positions doctri-
nales que leurs fondateurs respectifs avaient adoptées
dès l'origine. A l'expression officielle de leur foi les
unes et les autres ne se privent d'ailleurs pas, à de
rares exceptions près, de mêler d'acrimonieuses cri-
tiques, où s'affirme la virulence de leurs préjugés
confessionnels. La messe est un de ces points dont la
Réforme ne sut jamais traiter avec mesure.
En laissant de côté ces violences, dent le moins
qu'on puisse dire est qu'elles n'avancent pas la cause
du nouvel Évangile et qui seraient plutôt un signe de
sa faiblesse, il reste que le protestantisme a cru voir
dans l'idée de l'oblation eucharistique un attentat à
l'unique sacrifice du Christ, et dans la pratique de la
messe une des formes les plus aiguës du pharisaïsme
des œuvres. Voilà pourquoi tous ses postulats dog-
matiques et toutes ses préventions ecclésiastiques
devaient le dresser contre la doctrine catholique sur
ce point. On a vu si la Réforme s'est dérobée à la
logique de ses principes constitutifs. Mais ni l'intrépi-
dité de son dogmatisme, ni l'àpreté de ses polémiques
ne peuvent pallier l'amputation que cette opposition
brutale au sacrifice de la messe faisait subir au passé
chrétien.
II. RÉACTION DE LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE.
Entre l'explosion de la Réforme et la xxiie session du
concile de Trente, qui devait définir la doctrine catho-
lique de la messe, près d'un demi-siècle s'est écoulé,
pendant lequel les théologiens durent assurer à eux
seuls la défense de la foi. Ils ne faillirent pas à ce
devoir.
/. principaux témoins. — Toto jam decennio
in.fl.niia pœne volumina ediderunt adversarii de sacri-
ficiel, constatait déjà Mélanchthon dans son Apologie
de la Confession d'Augsbourg, xxiv, 15. J.-T. Millier,
Die symbolischen Bûcher, p. 251. S'il en était ainsi
après dix ans, que ne faudra-t-il pas dire des trente
qui ont suivi? Il serait manifestement aussi inutile
qu'impossible de prétendre établir la liste complète
de ces infinila volumina. Qu'il suffise d'indiquer ceux
qui furent les plus célèbres et qui peuvent, à distance,
nous sembler les plus importants.
1° Apologistes du premier jour. — Parmi les défen-
seurs de la cause catholique, il faut faire une place
spéciale aux volontaires de la première heure, à qui
revint l'honneur de soutenir le choc de l'assaut mené
par les protestants contre le sacrifice de la messe.
On a vu, en effet, que, pour agiter plus efficacement
l'opinion, Luther publia sur la question plusieurs
pamphlets successifs, soit en latin, soit en allemand.
Les réponses ne manquèrent pas du côté catholique
et, naturellement, c'est surtout en Allemagne qu'il
faut les chercher. A ces passes d'armes, avec les grands
controversistes de l'époque dont les noms sont bien
connus, de plus modestes champions ont tour à tour
pris part. En publiant les œuvres de Luther, les édi-
teurs de Weimar ont pris soin de relever les principales
tout au moins des ripostes dont elles furent l'objet.
Le rappel de ces publications aujourd'hui bien oubliées
aura tout au moins l'avantage de montrer ce que fut
alors la vivacité de la lutte.
C'est en 1520 que parut le premier manifeste de
Luther contre la messe, sous la forme d'un sermon en
langue allemande intitulé : « Du Nouveau Testament,
c'est-à-dire de la sainte messe. » L'année suivante,
Jean Cochlée en entreprenait déjà la réfutation, dans
un grand traité qui ne put voir le jour qu'en 1523 :
Glos und Comment... ufj CLIIII Articklen gezogen
uss einem Sermon Doc. Mur. Lutcrss von der heiligen
Mess und neuem Testament. Dès le mois de septembre
de la même année, l'auteur y ajoutait un petit sup-
plément : Glos und Comment auf den XIII Arlickel
von rechtem Mess. Malgré les promesses du titre, plu-
sieurs des articles extraits de Luther n'y sont, paraît-il,
pas glosés, pour faire court, et le ton de la controverse,
suivant les habitudes de l'époque, y est violent jusqu'à
la grossièreté. Édit. de Weimar, t. vi, p. 351-352.
A l'adresse du public lettré, Luther publiait en
même temps son De captivilale babylonica (1520),
qui provoqua, en France, la Determinatio theologicse
facultatis Parisiensis (avril 1521) et, en Angleterre,
la fameuse Asserlio septem sacramenlorum (1521),
qui valut à Henri VIII le titre de Dejensor fidei.
Luther ayant riposté dans son opuscule Contra
Henricum regem Angliœ (1522) s'attira l'intervention
d'un plus sérieux adversaire, John Fisher, évêque de
Rochester, qui lui opposait en 1523 son Asserlionis
lutheranse con/ulatio. En Allemagne, Jean Cochlée
méditait un grand ouvrage sur l'eucharistie, qui devait
compter trois livres, mais ne put jamais voir le jour.
Il fut tardivement et imparfaitement remplacé par
Henri Helmesius, Captivitas babylonica Martini
Lutheri ex ipsissimis sacrœ Scripturœ senlenliis plane
dissoluta (Cologne, 1557). Édit. de Weimar, t. vi,
p. 494-495. Sans être l'unique objet de ces divers
traités, la question de la messe y occupe une grande
place, tant chez Luther que chez ses contradicteurs.
Pour le De abroganda missa privata (1522), la pre-
mière réfutation vint de France. Josse Clichtoue le
vise principalement dans le second livre de son
Anlilulherus (1524), intitulé : Contra abrogalionem
missie quam inducere molitur Lulhcrus. Édit. de Wei-
mar, t. vni, p. 409.
En Allemagne, c'est seulement un peu plus tard
que Jean Mensing lançait coup sur coup contre ce
traité, en allemand d'abord, puis en latin, les quatre
opuscules suivants : Von dem Testament Chrisli, puis
Von dem Opfjer Chrisli (1526); De sacerdolio Ecclesiw
Christi calholicœ... adversus Martini Lutheri doymata,
praisertim libello suo infando « De abroganda missa »
malesuado demone prodita, et Examen scripturarum
atque argumentorum quœ adversus sacerdotium Ecclesia;
libello « De abroganda missa » per Martinum Lulherum
sunt adducta (1527). Dédaigné par Luther, cet obscur
adversaire fut combattu par Jean Fritzhans de
Magdebourg : Was die Mesz sey (1527). A l'adaptation
allemande du même libelle : Vom Missbrauch der
Messe (1522) le dominicain Jean Dietenberger oppo-
sait une réponse, composée dès 1524, mais qui ne
devait paraître qu'en 1525 : Wider das unchristlich
buch Mari. Luth, von dem missbrauch der Mess. Édit.
de Weimar, t. vin, p. 477-479.
Contre la Formula missas et communionis (1523),
c'est d'abord Jérôme Emser qui partit en guerre avec
sa brochure Missa; chrislianorum contra Lutheranam
missandi formulant asserlio, 1524, où les allégations de
Luther sont relevées et accompagnées pas à pas de
gloses critiques. La même année, l'auteur publiait
également une Canonis Missa; contra H. Zwinylium
de/ensio. Une seconde édition parut à Cologne en
1532, qui réunissait en un seul volume les deux opus-
cules. Sur les pas de Jérôme Emser, mais en réalité
sous une forme très personnelle, Josse Clichtoue consa-
crait à la réfutation de la messe luthérienne le premier
livre de son Propugnaculum Ecclesise adversus Luthe-
ranos (1526). L'ouvrage se fait remarquer par la soli-
dité du fond et l'élégance de la forme. Auprès des
controversistes postérieurs, voir Renz, op. cit., p. 54,
1101
MESSE, ADVERSAIRES CATHOLIQUES DE LA RÉFORME
1102
te silence de Luther à son endroit passa pour un aveu
d'impuissance. Édit. de Wehnar, t. xu, p. 199-201.
Le même Jérôme Emser prit encore la plume
contre le nouveau manifeste de Luther : Vom Greuel
der Stillmesse (1525), auquel il opposait, en lui retour-
nant son propre titre, la riposte suivante : Auf]
I.ulhers greuel Wider die heiligen Stillmess (= Sur l'abo-
mination de Luther contre la messe basse), 1525. Il
existe à la bibliothèque royale de Munich, Cod. germ.
930, une réfutation encore inédite du même ouvrage,
écrite en bas allemand par le chancelier Luder van
Reventlo. Édit. de Weimar, t. xvm, p. 14-16. A la
même époque remontent les trois livres de Jean Eck,
De sacrificio missœ contra Lulheranos (1527), qui, sans
viser aucun ouvrage spécial de Luther, sont une des
plus solides réfutations que la controverse catholique
ait jamais opposées à l'ensemble de sa doctrine.
Enfin, le dernier en date des pamphlets dirigés
contre la messe par le réformateur : Von der Win-
kebnesse und Pfu/Jenweihe (1533) ne passa pas davan-
tage inaperçu. Jean Cochlée commença par lui opposer
une réédition du traité d'Innocent III : De sacro altaris
myslerio (Leipzig, 1534). Puis il voulut le suivre sur
son propre terrain par une réponse plus accessible au
populaire : Von der heyligen Mess und Priesterweyhe
Christlicher bericht (Leipzig, 1534). Une semblable
riposte du curé François Arnoldi est restée manuscrite
aux archives de Dresde, Loc, 10 299. Édit. de Weimar,
t. xxxvm, p. 179-180. •
A ces monographies de circonstance il faudrait
ajouter, pour être moins incomplet, lçs pages relatives
au sacrifice de la messe contenues dans les œuvres
générales de controverse, telles que VEnchiridion de
Jean Eck (1525), la Tweslche Theologey de Berthold
Pirstinger (1528), la Hiérarchise ecclesiasticse assertio
d'Albert Pighius (1538), les divers opuscules de
Cajétan, de Catharin et de Driedo. Voir Lepin, op. cit.,
p. 253-255. L'ensemble de cette littérature polémique
montre qu'en face de la Réforme naissante les défen-
seurs de l'Église ne restèrent pas inactifs, que les
attaques de Luther contre la messe retinrent tout
spécialement leur attention, et qu'à défaut de la
verve tumultueuse et agressive qui fit le succès du
réformateur ils déployèrent du moins les plus hono-
rables efforts pour répondre à ses coups.
2° Théologiens postérieurs. — Dans la suite, pour être
d'allure plus sereine, la controverse ne fut ni moins
ardente ni moins féconde. Il ne s'agissait plus de
riposter pour ainsi dire du tac au tac aux manifestes
lancés dans le public par les auteurs de la Réforme,
mais de prendre corps à corps des critiques déjà plus
systématisées et de leur opposer une doctrine cohé-
rente du sacrifice eucharistique. Après les polémistes
d'avant-garde, c'est aux théologiens qu'il appartenait
d'entrer en lice. Ils ne se dérobèrent pas à cette tâche,
puisque, parmi les interprètes de la tradition catho-
lique au sujet de la messe, on a pu ranger à juste
titre, voir Lepin, op. cit., p. 255-258, les principaux
noms de la théologie du temps.
Naturellement, la question de la messe est touchée
en son rang dans les réfutations opposées à la Confes-
sion d'Augsbourg par Jean Cochlée, Quadruplex
concordix ratio et consyderatio super Confessione
Augustana (1544), et l'augustin Jean Hofmeister de
Colmar, Judicium de articulis confessionis fidei (1559),
dans l' Antididagma de Jean Gropper (1544) et la
Panoplia evangelica de Guillaume Lindanus (1559).
De même, elle intervient dans la Declaratio arliculorum
faite au nom de la Faculté de Louvain par Ruard
Tapper (1554), et dans VExplicatio articulorum qui la
suivit de près (1555).
La controverse n'inspire pas seulement ces publica-
tions de circonstance. Elle pénètre jusque dans les
expositions doctrinales, où les représentants de
l'Ecole ne peuvent plus ne pas faire leur place aux
erreurs du jour. Souvent les titres eux-mêmes reflètent
cette intention polémique.
En Allemagne, contre la synthèse toujours impo-
sante de Mélanchthon, la mode, si l'on peut ainsi dire,
était aux Loci communes. Dès celte époque, on en
compte au moins trois différents, dus à l'augustin
Jean Hofmeister (1546), au franciscain Conrad Kling
(1559) et à Jean Gaspard Rutland (1559). On peut
croire que l'illustre cardinal polonais Stanislas Hosius
pensait à la Confession d'Augsbourg en publiant sa
Confessio catholicee fidei christiana (1551). En France,
il semble que le besoin se fit plutôt sentir de faire
contrepoids au grand ouvrage de Calvin, si l'on en
juge par les œuvres du toulousain Jean Viguier, Insti-
tutiones ad naturalem et christianam philosophiam,
maxime vero ad scholasticam theologiam, et du cham-
penois Pierre Boulenger, Instituiionum christianarum
libriocto (1561).
L'importance toute spéciale du problème de la
messe lui valut encore quelques monographies. LIne des
plus célèbres fut, en Allemagne, celle du dominicain
Jean Fabri, Was die Evangelisch Mess sey (1555), tra-
duite aussitôt en latin par le chartreux Laurent
Surius (1556) et qui bénéficia, dans les années sui-
vantes, de plusieurs autres traductions latines ou
françaises, ainsi que d'une réfutation par Flacius
Illyricus (1557). Voir Fabri, t. v, col. 2058-2059.
Aux théologiens se joignaient les prédicateurs, témoins
les quinze discours prononcés en 1548 par l'évêque
auxiliaire de Mayence, Michel Helding, que Laurent
Surius traduisit encore en- latin, sous ce titre : De
sanctissimo Missœ sacrificio (Cologne, 1562). Dans le
genre doctrinal, on signale, en France, Antoine de
Mouchy, surnommé Demochares, Chrislianœ reli-
gionis... adversus Misoliturgicorum blasphemias...
prœcipueque Joannis Calvini et suorum contra sacram
Missam calholica et historica propugnatio (1562);
Nicolas Durand de Villegaîgnon, Ad articulos calvi-
nianœ de sacramenlo Eucharisties tradilionis (2e édit.,
1562) et De venerandissimo Ecclesise sacrificio (1562).
Même dans les pays les plus éloignés des centres
réformateurs, on retrouve l'influence de l'actualité.
En 1534, le mineur espagnol Alphonse de Castro pu-
bliait un traité Adversus omnes hœreses, dans la série
alphabétique desquelles l'article Missa figure en
bon rang. Les dernières éditions de l'ouvrage (1556 et
1565) sont d'ailleurs de beaucoup augmentées par
rapport à la première. On doit également retenir les
contributions apportées à la théologie du sacrifice
eucharistique par le dominicain François de Vittoria,
Summa sacramentorum (1546) et l'augustin Jérôme
Fossano, De admirando myslerio (1554), dont le
livre III traite spécialement De sacrificio.
C'est à ces divers témoins qu'il faut demander
l'attestation de la foi catholique au sacrifice de la
messe et le sens des premières réactions provoquées
dans l'Église par l'assaut de ses négateurs.
//. positions doctrinales. — En pareille matière,
il ne saurait être question de s'attacher à recueillir
chacune des dépositions individuelles. On trouvera
une analyse de ce genre, pour les principaux tout au
moins de nos théologiens, dans Fr.-S. Renz, op. cit.,
p. 35-109. Ce travail ne pourrait tout au plus offrir
qu'un intérêt d'érudition ou de curiosité. Il est plus
important de vérifier les indications d'ensemble qui
en résultent sur les positions générales de l'Église à
cette époque.
Au demeurant, les abondantes richesses de cette
mine ont été déjà largement fouillées à ce point de
vue par II. Lâmmer, Die vortrideniinisch-katholische
Théologie, Berlin, 1858, p. 259-278, et, plus près de
1103 MESSE, AFFIRMATIONS CATHOLIQUES EN FACE DE LA RÉFORME 1104
nous, par M. I.epin, op. cit., p. 258-291. Plus attentif
au problème dogmatique, le premier s'attache de pré-
férence aux apologistes du début, tandis que le second,
plus soucieux de suivre le mouvement de la spécula-
tion théologique, utilise plutôt les théologiens de la
génération suivante. Ainsi les deux enquêtes se
complètent l'une l'autre : il nous suffira d'en marquer
ici les principaux résultats.
' 1° Affirmation dogmatique. — Contre les négations
de la Réforme il fallait tout d'ahord mettre in luto
la foi traditionnelle de l'Église. D'où résultait tout à
la fois l'obligation d'en fournir les preuves et de
répondre aux objections de ses adversaires.
Il n'est pas de document plus propre à montrer ce
que furent les. positions catholiques sur ce double point
que la Confutatio remise à l'empereur par les théolo-
giens pontificaux en réponse à la Confession d'Augs-
bourg. Les quelques pages consacrées à la messe,
Confutatio ponlificia, u, 3, dans C.-A. Hase, Libri
symbolici Ecclesiœ evangelicœ, Leipzig, 1846, p. lxxiv-
lxxviii, peuvent servir de cadre pour recueillir les
matériaux similaires que fournissent les divers contro-
versistes contemporains.
Les auteurs commencent par s'établir sur le terrain
de la tradition ecclésiastique, éminemment repré-
sentée par l'Église romaine. Autant ils font profession
d'accepter ce qui lui est conforme, autant ils rejettent
par principe tout ce qui lui est contraire, quia Deum
graviter offendit, chrislianam unitatem lœdit, ac dissen-
siones, lumulliis ac seditiones in sacra Rom. Imperio
suscitât. C'est de ce point de vue qu'ils se prononcent
sur les principaux problèmes alors soulevés.
1. Problèmes de surface. — En vertu de ce principe,
ils s'expliquent tout d'abord sur une innovation super-
ficielle dont les réformateurs faisaient grand état,
savoir l'introduction de la messe en langue vulgaire.
S'il faut à tout prix se faire comprendre par les fidèles,
pourquoi donc la liturgie nouvelle conserve-t-elle
encore plusieurs morceaux de latin? Après cet argu-
ment ad hominem, on rappelle le rôle du prêtre à
l'autel, qui est d'être persona commuais lolius Ecclesiœ,
et non pas seulement l'interprète de l'assistance. Cela
étant, peu importe l'idiome dont il se sert. Les fidèles
peuvent, d'ailleurs, profiter du sacrifice en y assistant
in fide Ecclesiœ. D'autant que leur éducation leur en
rend de bonne heure les cérémonies familières. Au
demeurant, l'expérience montre que la dévotion pour
la messe latine qu'ils ne comprenaient pas, était plus
grande apud Germanos que pour la messe allemande
que leur offrent les novateurs.
Une curieuse tradition historique vient ensuite
appuyer cette argumentation : les auteurs croient
savoir que, jusqu'au temps de l'empereur Hadrien,
la messe aurait été dite en hébreu, langue parfaite-
ment inconnue aux convertis de la gentilité. Plus jus-
tement, Jean Eck invoquait la pratique des apôtres de
la Germanie : Sic missa celebraia est anle mille annos,
alors justement qu'il eût semblé le plus nécessaire de
se mettre à la portée du peuple. Observateur non
moins avisé des réalités présentes, il notait la position
ridicule qu'on se donne devant les étrangers à célébrer
en langue barbare et la cacophonie qu'introduirait, en
Allemagne même, la diversité des dialectes et des pro-
nonciations. Enchiridion, loc. xxxvn, édit. de Cologne,
1537, p. 394-395.
Après la question de la langue liturgique, la Confu-
tatio ponlificia aborde celle, beaucoup plus grave, des
messes privées. Elle ne conteste pas qu'il ait pu se pro-
duire des abus à cet égard, abus dont il faut sou-
haiter la suppression. Mais elle refuse de compter
dans ce nombre la perception d'un honoraire; car le
prêtre a le droit de vivre de l'autel. Abolir sous ce
prétexte toutes les messes privées serait faire le plus
grand tort à la religion ainsi qu'à la justice : Hat
abrogationc missarum cultus Dei minai tur, sanctis
subtrahi tur honor, ultima fundatoris volunlas corruit
et irrita fit, de/uncli debitis spolianlur suffragiis, et
vivorum deootio aufertur et frigescit.
Sur cette question Jean Eck accumule les témoi-
gnages tirés de la tradition ecclésiastique, op. cit.,
loc. xxxvm, p. 400-424. Chemin faisant, on y relève
cet argument ad hominem qui ne manque pas de
saveur : Omnes falemur missam esse recordationem
mortis et victimœ in ara crucis oblatœ. Cum aulem
bonum sit mortis Christi et lanli beneficii memoriam
agerc..., quid ergo prohibet sœpius in eadem ecclesia
fieri memoriam mortis Domini ?
Il était évidemment paradoxal de partir en guerre
contre les messes privées si» on admettait la messe
en elle-même. Aussi bien c'est la valeur fondamentale
de celle-ci que les réformateurs prétendaient atteindre
par ce biais et sur laquelle les catholiques avaient à
s'expliquer.
2. Problème de fond. — Avant tout les auteurs de
la Confutatio s'appliquent à déblayer le terrain de
quelques confusions initiales qui faussaient tout le
débat.
On a vu que les protestants imputaient à l'Église
l'idée de reconnaître à la messe une valeur satisfac-
toire pour les péchés actuels, le Christ ayant satisfait
seulement pour le péché d'origine. Les théologiens
catholiqi*es écartent cette invention polémique comme
dénuée de tout fondement : iseque satis inlelligi potesl
quod assumilur Chrislum sua passione satis/ecisse pro
peccato originali et instituisse missam pro actuali
peccato; nam hoc nunquam auditum est a catholicis,
jamque rogati plerique constanlissime negant ab eis sic
doceri. Voir une semblable protestation dans la Res-
ponsio privata Cochleo-Vesaliensis, qui vit le jour à la
même occasion. Lâmmer, op. cit., p. 272.
Il reste donc que la messe ait pour but de remettre
la peine du péché et d'obtenir aux âmes bien disposées
les grâces qui leur sont nécessaires : Delet poenam
peccato debitam, satisfactiones supplct, et gratiœ eonfert
augmenlum ac salutarem vivorum protectionem. Nos
théologiens s'abstiennent de préciser davantage la
mesure de cette efficacité et se gardent particulière-
ment de recourir à la formule ex opère operato, contre
laquelle les réformateurs croyaient devoir diriger tous
leurs coups. L'accord n'avait pu se faire sur ce point
dans les conférences préliminaires d'Augsbourg,
Lâmmer, p. 274, et Jean Eck, malgré sa conviction
personnelle sur ce point, se gardait d'y attacher la foi
de l'Église : Quid de applicatione missœ, écrivait-il, et
opère operato dimicas? Ego quidem ejus rci tam certus
sum ut vel morte mea id testari non dubitem, et tamen,
pacis rctinendœ causa, omnibus ordinibus suadeo ut
indecisa ad concilii judicium rejiciatur. Lettre à
Mélanchthon, 27 août 1530, dans Corpus Reform., t. n,
col. 317.
Ces nuages une fois dissipés, il restait à prendre parti
devant la question fondamentale de savoir s'il y a
oblation du Christ à la messe. La négation protestante
est repoussée comme hérétique : Hoc enim et sacris
lilteris et toli Ecclesiœ refragatur.
En raison de son importance et de son actualité,
c'est l'argument scripturaire qui est surtout développé
dans la Confutatio. On y invoque d'abord l'Ancien
Testament, avec la prédiction classique de Malachie,
v, 11, confirmée par le texte voisin, ni, 3. Daniel
fournit une autre preuve, quand il prophétise, xn, 11.
la cessation, au temps de l'Antéchrist,. du « sacrifice
perpétuel ». Ce qui prouve qu'il doit évidemment durer
jusque-là et que les princes chrétiens ont à prendre
garde, en entrant dans les vues des réformateurs,
de se faire lanlœ impielatis Antichristi prœparatores. Le
1105 MESSE, AFFIRMATIONS CATHOLIQUES EN FACE DE LA RÉFORME 11.06
Nouveau Testament enseigne, lui aussi, Hebr., v, 1,
la permanence d'un sacerdoce et d'un sacrifice visibles
dans l'Église. Où trouver ce sacrifice en dehors de
l'eucharistie? A quoi les adversaires objectaient l'en-
seignement de la même épître, x, 10, sur l'unique
ablation du Christ qui suffit à nous justifier. Mais nos
auteurs de répondre qu'il s'agit là du sacrifice de la
croix, dont précisément la messe tire toute sa vertu :
Loquitur Paulus de oblatione victimx, hoc est cruenli
sacrificii...,a quaomnia sacramenta et etiam sacri ftcium
missa: habent effleaciam.
Cette argumentation peut passer pour un aperçu
du parti que les catholiques tiraient de l'Écriture
contre les adversaires de la messe. Mais à ces textes
fondamentaux les controversistes ne manquaient pas
d'en ajouter bien d'autres. Toute la première partie du
traité de Jean Eck, De sacri ficio missas, est consacrée
à la preuve par l'Écriture, édit. de Paris, 1527, fol. 1-
65, tandis que la troisième, ibid., fol. 112-176, défend
cette vérité contre les sophismes de Luther. Non seu-
lement l'auteur s'applique à corser, par l'appel à
I.ev., xxi, 7 et Num., xxvm, 2, l'attestation du sacri-
fice perpétuel, qui doit être offert sous la forme du
pain, et fait intervenir le symbolisme de l'agneau
pascal, mais il prend soin de montrer la portée sacri-
ficielle des paroles de l'institution eucharistique. C. ix,
fol. 41-46. Sous des formes plus ou moins analogues,
qui varient seulement avec l'érudition et le but de
chaque auteur, la justification scripturaire du sacri-
fice eucharistique tient aussi la plus grande place chez
les auteurs de la même période. Voir Làmmer, op. cit.,
p. 261-269.
L'argument traditionnel n'était pas non plus négligé,
Et missam fuisse sacrificium in primitiva Ecclesia
abunde teslantur et huic sententiœ sufjragantur S. Patres,
affirment les rédacteurs de la Confutatio. Mais ils
se contentent, brevitalis gratia, de citer saint Ignace
d'Antioche et saint Irénée. John Fisher, Assert, luth,
confutatio, a. xv, Londres, 1523, p. cclxvii, donnait,
lui aussi, la réalité du sacrifice eucharistique comme
id quod omnes orthodoxi Patres affirmant unanimiter, et
apportait à l'appui trois textes de saint Cyprien, de
saint Jean Chrysostome et de saint Augustin. Le
dossier est déjà plus considérable dans Defensio régie
asserlionis, c. vi, 1-6, Cologne, 1525, p. lviii-lxi.
Chez Jean Eck, au lieu d'une simple esquisse, on a
déjà toute une démonstration De usa sacrificii missee
in Ecclesia, qui remplit la deuxième partie de son
traité, fol. 65 v°-lll, et met en oeuvre la liturgie, les
Pères, les papes et les conciles. Dans ces pages impro-
visées en pleine lutte, il y a comme une petite somme
de théologie positive, qui, malgré des défauts tels que
l'utilisation des Fausses Décrétales, fait le plus grand
honneur à la science du temps.
Il restait à défendre la messe contre une difficulté
spécieuse, que l'Écriture et la raison théologique
contribuaient à entretenir, savoir qu'il n'y a pas de
sacrifice sans immolation et que la foi chrétienne n'en
connaît qu'une seule, savoir l'immolation du Christ
sur la croix. A quoi la Confutatio répondait en rappe-
lant la double manière dont se réalise l'unique obla-
tion du Fils de Dieu : Semel oblalus est in cruce effuso
sanguine; hodie offertur in missa ut hoslia pacifica
et sacramentalis. Tune offerebatur passibilis in forma
visibili, hodie offertur in missa velatus mysteriis impas-
sibiliter. Plus nettement Jean Eck, Enchir., loc. xvn,
p. 194-195, avait distingué l'oblation du Christ en
effective et commémorative : Gemina siquidem est
oblalio Chrisli, ... una qua semel corpus suum vivum
et sanguinem Dco Patri obtulit in ara crucis...; altéra
vero oblatio sacramentalis es/, qua quotidic in Ecclesia
Chrislus offertur cl sumilur a sacerdolibus in sacri ficio
missx... in commemorationem... oblationis prioris in
cruce semel peractœ. Voir de mèmcBerlhold Pirstinger,
Tewtsche Theologey, édit. Reithmeier, Munich, 1852,
lxv, 3-4, p. 458-459.
La même distinction servait à expliquer l'efficacité
de la messe sans attenter à la vertu souveraine de la
croix. Il ne s'agit plus ici de création, mais seulement
d'application : Christus, note Jean Eck, ibid., p. 196,
semel oblationem perfecit in ara crucis et effeclus ejus
quotidie derivatur ad nos. Bien loin d'ailleurs que cette
application soit automatique, elle demande comme
condition préalable, conformément à la doctrine catho-
lique de la justification, la foi et la charité des assis-
tants. Ainsi C. Wimpina, Anacephalseosis, h, 6, fol.
liv a, n. 69, et Henri VIII, Adsertio septem sacram.,
1523, p. 26. Mais elle peut aussi profiter aux défunts
qui sont membres du corps mystique. J. Eck, Enchir.,
loc. xxxvin, p. 407.
En terminant, la Confutatio touche à la question des
messes privées. Non pas qu'on veuille blâmer l'usage
d'avoir une missa communis dans chaque église, mais
seulement la prétention d'interdire les autres. Si imam
missam utilem arbilrantur, quanlo utiliores essenl plures
missœ! Et il n'y a pas lieu d'exiger absolument la
communion des fidèles; mais il reste qu'on ne saurait
trop la souhaiter : Utinam sic omnes essent dispositi ut
quotidie hune panem digne sumere valerent. Jean Eck
avait également traité avec autant de soin que
d'ampleur De privalis missis, loc. xxxvm, p. 400-411,
et revendiqué, en conséquence, pour le célébrant, ibid.,
p. 411-424, le droit d'en appliquer à son gré les fruits.
Berthold se préoccupe, op. cit., lxvt, 5-6, p. 467-468,
de justifier spécialement la perception d'un honoraire.
Ces indications suffisent à faire voir que les théolo-
giens catholiques, loin d'être pris au dépourvu par
l'attaque dirigée contre la foi au sacrifice de la messe,
assumèrent vaillamment la charge de la défendre et
surent trouver dans l'arsenal de la tradition des
armes pour le faire efficacement.
2° Explication théologique. — Il était difficile d'affir-
mer la foi de l'Église sans y mêler quelques essais
d'interprétation. Cette œuvre théologique était
d'autant plus nécessaire que les négations protestantes
s'accompagnaient d'arguments rationnels ou procé-
daient de postulats tacites auxquels un travail d'ana-
lyse scientifique permettait seul de répondre avec
succès.
Voilà pourquoi les premiers apologistes de la
messe s'en faisaient, à l'occasion, les théologiens. A
plus forte raison en fut-il ainsi chez les auteurs
que leur tournure d'esprit portait davantage à la
spéculation ou que leur entrée plus tardive dans la
controverse obligeait à y intervenir avec une doctrine
plus étudiée. Sous l'effort des uns et des autres, la
théorie de la messe était appelée à recevoir un notable
développement, en précision aussi bien qu'en étendue.
Mais la remarque a été déjà faite avec raison par le
protestant R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. IV b,
p. 753, que ces divers auteurs ne font que « reprendre
l'ancienne doctrine scolastique », sans aborder encore
« les spéculations de la scolastique récente ». Cf. ibid.,
p. 795. De ce jugement l'enquête méthodique de
M. Lepin, op. cit., p. 258-291, est l'éclatante confirma-
tion.
1. Définition du sacrifice. — On ne conçoit plus
aujourd'hui d'étude sur la inesse sans une définition
préalable qu'on s'efforce de rendre applicable à tous
les sacrifices en général, et de vérifier ensuite dans
le cas particulier de celui-ci. Telle n'est pas encore la
méthode suivie par nos théologiens, et c'est là peut-
être ce qui les distingue le plus de ceux qui viendront
après le concile de Trente.
Il est bien vrai que les négations de la Réforme
faisaient sentir le besoin de définir le sacrifice, et l'on
1107 MESSE; AFFIRMATIONS CATHOLIQUES EN FACE DE LA RÉFORME 1108
a vu plus haut, col. 1091, que Mélanchthon reprochait
précisément aux apologistes de l'Église leur insuffi-
sance à cet égard. Si ce reproche pouvait être justi lié
pour les premiers controversistes, il ne le fut certai-
nement plus dans la suite. Contarini reconnaissait
tout spécialement l'importance de cette question,
De sacram., 1. II, c. ni, dans Opéra, Paris, 1571, p. 357;
mais il devait avouer en même temps la difïiculté qu'il
y avait à la résoudre : Paucos inverti aulhores qui bene
prodidcrinl scriptis suis quidnam sil sacrificium. De
fait, ni lui ni ses contemporains n'ont abouti à une
notion uniforme. Si toutes les formules traditionnelles
ont élé plus ou moins reproduites, on ne voit pas que
l'une d'entre elles arrive à s'imposer, ni que ceux-là
même qui lçs adoptent en fassent, en général, le
critère régulateur de leur théologie.
Plusieurs, comme Contarini lui-même ou Hosius,
Conf. cath. fidei, c. lxxxix, dans Opéra, Paris, 1562,
fol. 112, s'en tiennent aux définitions classiques de
saint Augustin. Mais dire de la messe qu'elle est un
signe visible propre à rappeler le sacrifice invisible du
Christ ou à réaliser notre union avec Dieu, ne pouvait
en éclaircir beaucoup le concept et moins encore
l'épuiser. De même en est-il chez A. de Castro, Adv.
hser., art. Missa, dans Opéra, Paris; 1578, p. 655,
quand il se contente, avec Calvin, d'appliquer au
sacrifice eucharistique l'idée tout à fait générale
d' « œuvre bonne ». J. Fisher, Defensio régie assert.,
vi, 10, fol. lxiii v°, et J. Clichtoue, Anlilutherus,
ii, 14, Paris, 1524, fol. 80 v°, en s'attachant à la défi-
nition étymologique de saint Isidore, facere aliquod
sacrum, ne peuvent atteindre que l'acte de la consé-
cration sans aucune nuance spécifique.
Mais on voit aussi apparaître quelques définitions
d'une plus grande portée doctrinale. Driedo trouve
la sanctification essentielle au sacrifice dans l'idée
d'offrande: Sacrificium est oblaiio Deo sacrata, qua
ofjerens prutestando recognoscit Dcum ut creatorem, aut
conservatorem, aut omnium bonarum largilorem, aut
propitiatorem. De captiv. et rcd. generis humani, c. i,
dans Opéra, Louvain, 1572, t. n, fol. 9 v°. Mis à part
les compléments, qui énoncent les diverses fins du
sacrifice, celui-ci reste caractérisé par l'acte d'obla-
tion. Cf. ibid., c. n, a. 5, fol. 49 v° : Omnis enim oblatio,
id est omnis res, sive externa sit sive interna, spontanée
data seu prœsenlata Deo lanquam supremo omnium
domino proprie sacrificium vocatur.
A cette notion générique d'offrande Ruard Tapper
se préoccupe d'ajouter une note distinctive. Elle lui
est fournie par saint Thomas, qui réclame une cer-
taine action circa res oblatas. D'où cette formule :
Sacrificium proprie diclum fit quando id quod offertur
intrinsecus afficilur aliqua qualitate vcl nova disposi-
tione. Expl. art., xvi, dans Opéra, Cologne, 1582,
t. n, p. 253. « Première manifestation, note Lepin,
p. 291, d'une tendance qui portera bientôt les théo-
logiens à chercher l'essence du sacrifice dans un
changement véritable de la matière olTerte, par consé-
quent l'essence du sacrifice eucharistique dans une
sorte de modification subie par la personne du Christ. »
On doit également la supposer chez Cajétan, comme le
principe latent qui le pousse, ainsi que nous le verrons,
à caractériser l'état du Christ à l'autel comme un
status immolalitius.
Malgré son importance reconnue, l'analyse de la
notion générale de sacrifice n'a pas, en somme, fait
beaucoup de progrès chez nos auteurs. « Les apolo-
gistes de la contre-Réforme font appel, un peu indis-
tinctement, à toutes les définitions du sacrifice qui
leur sont familières, en s'efforcant de les appliquer
au sacrifice de la messe. » M. Lepin, ibid. Ce qui veut
dre que leur explication du sacrifice eucharistique
n'est pas commandée par une définition a priori :
c'est ailleurs qu'il faut en chercher les éléments.
2. Notion générale du sacrifice de la messe. — Pour
faire face aux objections du protestantisme, nos apo-
logistes reprennent tour à tour, avec souvent de très
heureuses précisions, les principes essentiels du donné
chrétien au sujet de la messe.
Ils mettent d'abord en relief ce point fondamental
que l'économie chrétienne comporte un seul et
unique sacrifice, celui du Christ sur la croix, que la
messe ne fait que renouveler sous une autre forme.
Una eademque per commemorationem oblatio, qux a
Christo in cruce semel peracla est, déclare Jean Cochlée,
Quadruplex concordise ratio, Ia p. : De missa, n. 9,
Ingolstadt, 1544, fol. B5. Cf. Driedo, De eccl. script,
et dogm., 1. IV, c. v, dans Opéra, t. i, fol. 251 r° :
Non aliud sacrificium nunc offerimus, non aliam hos-
tiam, sed idem quod olim semetipsum in ara crucis
obtulit. Et si l'on peut, en raison de ce renouvellement,
parler de « deux sacrifices », c'est à condition de
prendre garde qu'ils sont, en réalité, eadem secundum
subslantiam. P. Boulenger, Inst. christ., 1. VI, Paris,
1561, fol. 185.
Entre ces deux états du sacrifice chrétien toute la
différence consiste dans la manière dont le Christ y
est offert. Christum duas et valde diversas fecisse obla-
tiones : alteram incruentam in cœna, alleram cruentam
in cruce. A. de Castro, Adv. hser., art. Missa, Anvers,
15G5, fol. 293 r°. Cf. Cajétan, tract, n : De err. in
euch. sacram, c. ix, dans Opuscula, Turin, 1582, t. n,
p. 231a : Differentia autem est in modo offerendi, quia
tune oblatum est corporaliter, modo offertur spirilualiter,
lune est oblatum in re mortis, nunc offertur in mysterio
morlis.
Ce qui entraîne pour le sacrifice de la messe un
caractère doublement relatif. Au lieu que le sacrifice
comporte normalement l'immolation effective de la
victime, il n'y a plus ici, suivant la remarque du même
Cajétan, qu'une immolation secundum quid. De missas
sacrificio, c. vi, dans Opuscula, t. m, p. 428 v°. En
second lieu, la messe est nécessairement le mémorial
d'un sacrifice déjà offert en réalité, et ee caractère
ne s'oppose pas à ce qu'elle soit néanmoins un véri-
table sacrifice, cum hœc duo nequaquam ad invicem
pugnent esse sacrificium et esse memoriam sacrificii,
sed ratione habita ad diversa ma g no inter se con-
sensu conveniant. J. Clichtoue, Anlilutherus, n, 13,
fol. 78 v°.
A ce titre de commémoraison, la messe fait donc
intervenir un double élément, savoir tout d'abord le
Christ dont l'oblation y est renouvelée. En effet, le
sacrifice du Christ ne s'est pas terminé au Calvaire :
il dure toujours, de manière à constituer oblatio illa
unica, continua, semperque vivens. Nie. Durand de
Villegaignon, De vcn. Eccl. sacrificio, Paris, 1562, p. 10.
Deux docteurs de Louvain, Lindanus et Ruard Tapper,
reprennent à ce propos l'idée médiévale du sacrifice
céleste, suggérée par l'Épître aux Hébreux, en des
termes qu'on a pu rapprocher de Bossuet et de l'école
oratorienne. Lepin, p. 277.
Mais cette oblation éternelle du Christ ne devient
notre sacrifice que lorsque l'Église le renouvelle. A la
rigueur, il ne serait pas besoin pour cela d'un décret
divin spécial : étant donné le trésor de la présence
réelle, rien ne nous empêcherait de l'offrir à Dieu de
notre propre initiative, au jugement de R. Tapper,
Explic. art., xvi, dans Opéra, t. n, p. 253, et nous pour-
rions nous tenir pour assurés qu'aucune offrande ne
saurait lui être plus agréable. Mais nous avons de plus
l'institution du Christ à la dernière Cène, qui nous
garantit ses intentions positives : Christi passionem...
ex Christi mandate, coram Deo statuimus. J. Fabri,
De missa evang., Paris, 1558, fol. 148. Cf. Kling,
Sum. docl. christ., cm, Cologne, 1562, p. 107 : Missa est
1 109
MF.SSE, AFFIRMATIONS CATHOLIQUES EN FACE DE LA RÉFORME 1110
opus in quo, juxla mandatum Chrisli, peragitur meinoriu
passionis sum.
L'idée précise du sacrifice de la messe doit naturel-
lement prendre une nuance différente, suivant qu'est
davantage mis en relief l'un ou l'autre de ces éléments
de valeur.
3. Essence du sacrifice de la messe. — Sans être sys-
tématiquement débattue comme elle le sera plus tard,
la question de l'essence du sacrifice eucharistique
devait surgir devant l'esprit de nos théologiens. Il est
intéressant de voir dans quel sens commencent à
s'orienter les premiers essais de réponse.
« La tendance plus commune jusqu'ici a été de
chercher l'essence du sacrifice de la messe dans l'obla-
tion proprement dite. C'est cette tendance que paraît
suivre l'ensemble des théologiens », à l'époque où
nous sommes. Lepin, p. 266. Aucun peut-être
n'exprime cette identité des deux concepts d'offrande
et de sacrifice avec plus d'énergie que J. Clichtoue,
Antiluiherus, n, 13, fol. 79 r° : Oblatio partis et vini
nonne sacrifieatio est? Et oflerre idemne désignât quod
sacrificare '.'
Dans cette oblation eucharistique, quelques-uns
semblent mettre au premier plan l'acte de l'Église qui
par là s'approprie l'oblation permanente du Christ.
Ainsi Jean Eck, Enchir., loc. xvii, p. 195 : Sacerdos in
persona Ecclesim présentât Deo Patri oblationem
faetam per Eilium in ara crucis et oblatum ipsum. Voir
de même Yillegaignon, De ven. Eccl. sacr., p. 10 :
Recens non ofjerimus sed oblatum adhibcmus, et, mieux
encore, Jean Gropper, Antididagma, Cologne, 1544,
fol. 63 v° : Ecclesia Christum... Deo Patri... proponit
seu représentât. Cf. ibid., fol. 70 r° : ... Ecclesia ofjerens
per temporalem sacerdotem minislrum suum.
Mais d'autres pensent plutôt à l'offrande person-
nelle que le Christ réitère par les mains de l'Église.
Ainsi A. de Castro, Adv. hier., art. Missa, fol. 292 v° :
Christus autem est qui principaliler tune per sacerdotes
et per Ecclcsium se Deo Patri offert. R. Tapper glisse
de l'un à l'autre point de vue. Après avoir délini la
messe, Explic. art., xvi, dans Opéra, t. n, p. 247 :
prsesentatio realis et substantialis ejusdem eorporis quod
pro no bis in mortem tradidit (cf. ibid., p. 279 : i psi us
oblatio per nos facta), il précise en ces termes sa
pensée : Sicut enim [Christus]... perpetuo se vultui
Patris prœsenlat..., ita et nos corpus et sanguinem
ejus Patri prsesentamus; imo et ipse Christus per nos-
trum minislerium se offert et prœsentat. Pour les uns
et les autres, c'est la présence réelle qui est ici le fait
décisif. Christus nobis in specie panis et vini datus
Deoque prœsenlalus saerificium appellatur. Driedo,
De capl. et red. gen. hum., c. n, a. 5, dans Opéra, t. n,
fol. 49 v.
Beaucoup, la plupart peut-être, s'en tiennent à ce
concept d'offrande. Un certain nombre cependant
estiment que cette présentation par l'Église doit aussi
comprendre une « représentation » du sacrifice de la
croix. Reprxsenlatio est [missa ], inquam, ac imitatio
dominiez passionis, écrit Nicolas Ferber, Conf.
luther. danici, m, 19, Quaracchi, 1902, p. 206. Et de
même Jean Viguier, Insl., xvi, 3, Lyon, 1571, p. 359 :
Dicitur saerificium ralione prœterili, in quantum scili-
cel est reprœsentativum dominicie passionis.
Ce qui conduit à insister sur la séparation des
espèces comme symbole de la mort sanglante du
Christ. Ainsi Cajétan, qui voit dans cette circonstance
le status immolalitius qu'il juge indispensable à la
notion du sacrifice eucharistique, De missœ sacrif.,
c. vi, dans Opuscula, t. m, p. 428 r° : Immolandi
modus... incruentus, ulpote sub specie panis et vini
oblatum in cruce Christum immolatitio modo représen-
tons. Ruard Tapper retient également cette donnée,
Expl. art., xvi : Reipsa mors Domini reprœsentalur ex
significatione sanguinis a corpore séparait. .Mais il
veut, en plus, conformément à sa théorie générale du
sacrifice, que le Christ y soit affecté d'une certaine
modification, qu'il lui est, du reste, assez, difficile de
déterminer : lu sacra eucharistia non solum panis et
vinum tanquam veruni saerificium transeunt in corpus
cl sanguinem Chrisli. sed et Christus accipit ibi novum
esse sacramentale quale in cselis nonhabet. Ibid., p. 253.
A propos des précisions introduites par Cajétan,
M. Lepin remarque, p. 265 : « Cette façon de conce-
voir les choses apparaît nouvelle. » De même, celles de
R. Tapper lui semblent manquées et surtout contraires
à la pensée de saint Thomas dont elles prétendent se
réclamer. Ibid., p. 290-291. C'est dire, en tout cas,
que des besoins spéculatifs commencent à se faire
sentir, que le passé ne connaissait pas au même degré.
Tandis que les formules traditionnelles suffisent encore
à la plupart des théologiens catholiques pour com-
battre la Réforme, l'histoire doit retenir comme un
signe des temps que quelques-uns entreprennent déjà
de les dépasser et par là, quelle que soit la réussite de
leur effort doctrinal, préludent aux systèmes que la
théologie postérieure au concile de Trente verra se
développer.
4. Moment du sacrifice de la messe. — Des divers
rites qui entrent dans la liturgie de la messe, on a voulu
déterminer celui qui lui donne proprement son carac-
tère sacrificiel. Cette question, toujours un peu flot-
tante, commence à bénéficier des progrès réalisés par
la théologie de notre époque dans l'analyse même du
sacrifice eucharistique.
L'insistance sur l'immolation commémorative du
Christ conduit à mettre en-relief l'acte de la consécra-
tion. Non qu'on n'y trouve encore des archaïsants.
« Les controversistes, écrit M. Lepin, p. 261, n'ont pas
complètement rompu avec la tradition plus ancienne
qui plaçait cette immolation, soit dans les cérémonies
qui ont lieu au cours du canon, soit surtout dans la
fraction de l'hostie ou la communion. Cependant plus
généralement les théologiens se rangent à l'opinion
qui semble avoir prévalu depuis saint Thomas. Ils
mettent en avant le fait qu'à la suite de. la double
consécration le corps et le sang du Christ apparaissent
comme séparés. » Cette position est particulièrement
ferme chez ceux qui s'attachent de préférence, à cher-
cher dans la messe une reprœsentatio symbolique.
Ainsi Cajétan, De erroribus, c. ix, dans Opuscula, t. n,
p. 213 v° : Significulur Christi mors hoc sacrificio, non
solum quia verba consecrationis illam explicant..., sed
etiam quia sanguis seorsum a corpore consecratur.
D'autre part, ceux qui aiment plutôt voir dans la
messe un acte d'offrande la trouvent parfois réalisée
au moment de la consécration. Tel est le sentiment de
J. Clichtoue, qui l'appuie sur le souvenir de l'ancienne
liturgie, où se conservait encore la simplicité de la
cène, Antiluiherus, n, 13, fol. 79 v° : Ipsius igitur
sacrificalionis subslanlia el inlegrilas lum subsistebat
in consecratione sacrosanctai eucharislix per verba
consecratoria ad imitationem nostri Salvaloris facta.
« La plupart des autres controversistes, d'après Lepin,
p. 272, établissent, au contraire, une distinction for-
melle entre l'acte d'oblation, constitutif du sacrifice
de la messe, et la consécration. » Il semble qu'ils se
soient crus liés à cet égard par les suggestions de la
liturgie. Ainsi A. de Castro, Adv. haïr., art. Missa,
dans Opéra, fol. 285 v°-286 r" : Sacerdos, post conse-
crationem eucharistiw. nomine suo et totius Ecclesiie
offert illam Deo, sic dicens : Ofjerimus... Al sola conse-
cralio sine oblatione et manducatione saerificium dici
non débet. De même Ruard Tapper, Explie. art., xvi,
dans Opéra, t. n, p. 218 : Missie namque oblatio post
consecrationcm est Filii et mortis ejus apud Palrcin
rememoratio et repnesentalio.
1111
MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET
1112
Cette distinction entre la consécration et rofTrande
procédai l d'une méthode beaucoup trop formaliste.
Plus tard on devait mieux apercevoir, comme l'avait
déjà fait J. Clichtoue, que ces deux actes peuvent
parfaitement être simultanés et que rien n'oblige à
placer le centre du sacrifice eucharistique ailleurs que
dans la consécration.
.5. Fins du sacrifice de la messe. — Suivant l'adage :
Operatio sequitur esse, la notion du sacrifice eucharis-
tique commande la manière d'en comprendre l'effi-
cacité.
Étant donné que toute la valeur sacrificielle de la
messe tient à sa relation avec le sacrifice unique de la
croix, il ne saurait être question de lui attribuer des
fruits propres, mais seulement de nous appliquer
les effets de celui-ci. Missam celebramus ut... virlus
et meriium passionis Chrisli applicelur secerdoti cele-
branli et illis pro quibus célébrât. A. de Castro, Adv.
hœr., art. Missa, fol. 293 v°. Cf. Kling, Sum. doct.
chr., cvn, p. 11 : Offerimus Christum Patri... orando
ut in nobis efficax sit promerita salus per sacrificium
crucis et nobis impertiatur . Dans ce sens, mais dans
ce sens seulement, on peut parler d'efficacité ex opère
operato au sujet de la messe : Cum enim nos dicimus
sacrificium missœ efficacissimum esse ex opère operato,
ad opus illud respicimus quod per Christum in ara
crucis operatum est. J. Hofmeister, Judicium de arti-
culis, Mayence, 1559, fol. O5.
C'est ainsi qu'on peut et doit reconnaître à la messe
un caractère propitiatoire : Petimus ut propler ipsum
corpus et sanyuinem Christi, quibus salus nostra est
acquisila, nostrorum omnium... pro quibus sufjragia
fiunt velit Deus misercri. Kling, Catech. cath., 1. III,
c. xin, Cologne, 1562, p. 160. Non ut peccatorum
remissionem et animarum nostrarum salulem jam pri-
mum promereamur, précise P. Boulenger, 7ns/. christ.,
I. VI, fol. 190, sed ut... Deo gratias agamus pro salute
nobis in cruce impelrata, et ibi promeritam peccatorum
remissionem et redemptionem... nobis adjungamus et
vindicemus.
Mais l'idée générale de la religion selon l'économie
chrétienne invite à subordonner cet effet à celui de la
glorification désintéressée de Dieu. C'est pourquoi
Driedo adopte la définition du sacrifice donnée par
Gerson : De ratione sacrificii est esse oblationem sacra-
lam Deo tanquam universali omnium domino. Unde
reconciliationis efjectus ad ralionem sacrificii extrin-
secus se habet. De captiv. et red., c. il, a. 5, fol. 49 v°.
Cf. ibid., c. i, fol. 9 v° : Sacrificium esse reconciliatio-
nem aut propitiationem pro peccatis... occidentale est
illi ex intentione sacrificantis inlendenlis hoc ipso placare
Deum iralum. En conséquence, le prix de la messe
consiste en ce qu'elle nous permet d'offrir à Dieu le
Christ sous les espèces, et à nous approprier par ce
moyen l'acte incessant de son oblation religieuse dans
le ciel. Voir Lepin, p. 276-278.
Dans ces perspectives, c'est l'acte de l'Église qui
reste au premier plan pour la plupart de nos auteurs.
Ainsi chez Driedo, op. cit., c. n, art. 5, fol. 51 r° :
Verum Christi corpus et sanguinem... de manu Dei,
invisibili Spirilus sanctificalione, accipiens Ecclcsia
simul et ipsum et seipsam offert Deo Patri. De même
Hosius, Conf. cath. fidei, c. xli, fol. 39 r° : Quam ille
obtulit in cruce hostiam eam Patri sislimus, supplices
oranles ut illius conlemplalione nobis placatus et propi-
tius esse., velit. Et encore Kling, Catech. cath., 1. III,
c. xui, p. 159 : Missa est tanquam annuncians oratio
nostra ad Deum Patrem, ut propter mérita Filii sui
hsec nobis concédât, et est acceplum nuncium apud
Patrem quia secum defert passionem et mortem Filii
sui dilecti. Néanmoins l'auteur ajoute : Et hujus dilecti
sanguinis vox clamât et impetrat ea nobis.
Cet élément mystique, toujours sous-entendu
mais ici expressément dégagé, devient le premier et
presque l'unique chez Cajétan, De sacrif. missœ, c. iv :
Quemadmodum Christus per proprium sanguinem pene-
travit ceelos, persévérons sacerdos in œlernum ad inter-
pellandum pro nobis. ., ila persévérât nobiscum per
cucharistiam immolatitio modo inlercedendo pro nobis.
Comme dans la question de l'essence du sacrifice de la
messe, il était normal de retrouver ici les mêmes
nuances, suivant que les auteurrs s'attachent de
préférence à l'oblation de l'Église ou à l'immolation
personnelle du Christ.
Au total, on peut voir que le demi-siècle qui suivit
l'explosion de la Réforme fut une période féconde pour
le problème de la messe. Non seulement les théolo-
giens de l'Église firent face aux novateurs en affirmant
contre eux la réalité du sacrifice eucharistique, mais
ils commencèrent, pour le défendre d'une manière plus
efficace, à mieux en expliquer la nature. Leur œuvre
présente donc moins d'intérêt pour l'histoire du
dogme lui-même, où tout l'essentiel était acquis depuis
longtemps, que pour celle de la théologie. On y trouve
assez exactement le reflet de la tradition médiévale,
tout entière dominée par la notion d'offrande; mais
on y peut aussi découvrir çà et là les signes précur-
seurs des préoccupations nouvelles qui allaient carac-
tériser le prochain avenir en vue de ramener le sacri-
fice de la messe à des cadres plus précis.
III. DÉFINITIONS DU CONCILE DE TRENTE. Quel
que fût le mérite de ces premiers défenseurs de l'Église,
le besoin devait se faire sentir d'opposer aux négations
de la Réforme une plus haute autorité. Étant donnée
l'importance de la messe dans l'économie de la foi
catholique et l'attitude si violemment agressive prise
à son endroit par les diverses fractions du protestan-
tisme, le concile de Trente ne pouvait pas ne pas
mettre cette question au programme de ses travaux.
Ils aboutirent, après une série d'abandons et de
reprises, au décret de la xxne session (17 septembre
1562).
/. histoire du DÉchjst. — Aussitôt après la justi-
fication (13 janvier 1547), le concile aborda le pro-
blème des sacrements. En raison de son étendue, la
matière fut divisée en plusieurs séries : sacrements en
général, baptême et confirmation (17 janvier), eucha-
ristie (3 février). Le questionnaire soumis aux théolo-
giens sur ce dernier point ne comprenait que les pro-
blèmes proprement sacramentaires. Mais, entraînés
sans doute par la logique du sujet, les consulteurs,
au terme de leurs délibérations (6 mars), proposaient
déjà d'y joindre la condamnation d'un article ainsi
conçu : Eucharistiam non esse verum sacrificium. Dans
Concilium Tridentinum, t. v : Act. pars altéra, édit.
Ehses, p. 1008.
Cette suggestion ne pouvait surprendre les légats.
Mais le cardinal Cervino avait son plan, qui était de
réserver la messe posl omnium sacramentorum abso-
lutionem. Saisis de cet ordre du jour dans l'assemblée
du 7 mars, les Pères du concile l'approuvèrent à la
quasi-unanimité. Diaire de Severoli, dans Cojic. Trid.,
1. 1 : Dior, pars I", édit. Merkle, p. 137; Journal de
Massarelli, ibid., p. 623.
Dans l'intervalle, le concile était transféré à Bologne
et demeurait suspendu pendant quatre ans. Les
séances ne reprirent qu'en 1551, d'où sortirent les
décrets de la xme session sur l'eucharistie (11 octobre),
puis de la xiv€ sur la pénitence et l'extrême-onction
(25 novembre). Dès le 10 octobre, une session ulté-
rieure était prévue pour le 25 janvier suivant, qui serait
consacrée au sacrifice de la messe. A. Theiner, Acla
genuina ss. conc. Trid., t. i, p. 529. Le 24 novembre,
ibid., p. 600, on décidait d'y joindre le sacrement de
l'ordre et les travaux préparatoires commençaient, en
effet, sans retard.
111.'
MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1114
1° Première délibération (décembre 1551-janvier
1552). — En attendant l'édition de la Gôrresgesell-
schaft, qui n'a pas encore paru pour cette partie du
concile, on peut se faire une suffisante idée de la
première élaboration de notre décret par les extraits
qu'en donne A. Theiner, ibid., p. 602-647. Voir
Renz, p. 117-139.
1. Consultations des théologiens. — Il appartenait
aux théologiens, ici comme toujours, d'assurer le
premier travail de préparation.
a) Méthode de travail. — Suivant la procédure
adoptée pour les sacrements, dix articles, empruntés
aux divers réformateurs, avec références à l'appui,
furent soumis aux consulteurs. qui devaient discuter
la question de savoir s'ils étaient hérétiques et méri-
taient d'être condamnés. Le général des augustins,
Jérôme Séripando, avait travaillé personnellement
à la constitution de ces dossiers; mais les précédents
seraient dus, en majeure partie, aux deux jésuites
Salmeron et Lainez. Et. Ehses, dans Conc. Trid.,
t. v. p. 835, n. 3. On peut croire que celui qui concerne
le sacrifice de la messe, bien qu'il ait été utilisé beau-
coup plus tard, eut la même origine.
De ces dix articles, les trois premiers contenaient
la négation du sacrifice eucharistique comme contraire
à l'institution du Christ et injurieux pour le sacrifice
de la croix, la messe n'étant et ne devant être que la
simple commémoraison de ce dernier, et l'immolation
du Christ ne signifiant pas autre chose que le fait
qu'il nous est donné en nourriture. A (moi s'ajoutait
(art. 4) la réprobation du canon de la messe. Les art.
5 et 6 visaient pour la condamner l'application de
la messe aux vivants et aux morts. Enfin les quatre
derniers se référaient aux principales revendications
pratiques de la Réforme : protestation contre les
messes privées, contre l'usage de prononcer à voix
basse les paroles de la consécration et de célébrer en
langue latine ou en l'honneur des saints, contre le
cérémonial liturgique. Comme sources, on renvoyait
principalement au traité du Luther, De captivilate
babylonica, aux I.oci communes et à l'Apoloyia de
Mélanchthon, à l'Institution chrétienne et au De cœna
Domini de Calvin, avec mention supplémentaire de
quelques réformateurs de second plan. Du reste, ces
articles visent seulement à reproduire la pensée géné-
rale des auteurs en question.
Les théologiens en discutèrent du 7 au 29 décembre,
sauf une interruption à Noël. Il y eut « vingt-quatre
séances, auxquelles prirent part environ soixante-
dix théologiens. » Lepin, p. 294. Mais vingt-six seu-
lement s'expliquèrent sur la question du sacrifice
eucharistique, quelques-uns faisant porter leurs obser-
vations sur l'ensemble, d'autres uniquement sur tel
ou tel des articles proposés à leur examen. La plupart
ont l'air de choisir à leur gré l'objet de leurs réponses.
D'après les instructions données en septembre par
les légats au sujet du sacrement de l'eucharistie,
Theiner, t. i, p. 489, et qui furent renouvelées en la
circonstance, l'ordre suivant était établi : en pre-
mier lieu les théologiens envoyés par le pape, ensuite
ceux qu'avait choisis l'empereur, puis les clercs sécu-
liers suivant leur promotion, et enfin les réguliers
d'après leur famille religieuse. C'est ainsi qu'on
entendit tout d'abord le jésuite Lainez qui venait au
nom de Jules III; puis les théologiens impériaux, pour
la plupart non moins illustres, savoir : le doyen de
Louvain, Ruard Tapper, le dominicain Melchior
Cano, les mineurs Alphonse de Castro et Jean de
Ortega, le séculier Jean Arze. Un autre groupe de
lovaniens représentait en même temps l'empereur
et la reine Marie de Hongrie. Les cardinaux et aussi
les princes électeurs avaient leurs délégués, parmi
lesquels figurait la gloire de l'Église de Cologne :
Jean Gropper. A la fin prirent rang les religieux, ainsi
classés : prêcheurs, mineurs de l'Observance, mineurs
conventuels, augustins, carmes.
Une sage précaution leur prescrivait à tous la
brièveté. Theiner, t. i, p. 603. Il semble que cette
règle ait été suffisamment observée. Au surplus, ils
avaient mission d'apprécier les dix articles à eux
soumis d'après les sources de la foi : Écriture, tradition,
conciles, souverains pontifes et Pères, consentement
de l'Église catholique. Ce qui leur interdisait d'entrer
dans les questions d'école pour s'en tenir aux points
reconnus par tous comme certains.
b) Aperçu des opinions. — Avec une méthode ainsi
déterminée, il ne pouvait être question que de variétés
individuelles dans la manière de présenter les doc-
trines communes de l'Église.
On y entendit, comme il était naturel, de longues
démonstrations pour établir la réalité du sacrifice
de la messe : Lainez donna le ton à cet égard dans la
séance du 7 décembre, Theiner, p. 603-606; Melchior
Cano développa toute une grande thèse suivant les
cadres de l'École : videlur quod non, puis respondeo
dicendum, suivi d'une réponse méthodique aux
objections alignées en premier lieu. A noter au pas-
tage que, pour Alphonse de Castro, ibid., p. 609, la
négation du sacrifice eucharistique serait une erreur
d'Érasme aussi bien que de Luther. Les éléments de
cette démonstration sont surtout demandés à l'Écri-
ture. Cependant le dominicain Rarthélemy Miranda
rappelle à ce propos, p. 633, l'autorité prépondérante
de la tradition, et le mineur Jean Mahusius en appelle
assez heureusement aux besoins religieux de l'huma-
nité, p. 614 : Si enim missa non esset sacrificium,
christiani non haberent sacrificium et essent cunctis
genlibus injeliciorcs, cum nulla unquam gens fuerit
quee illud non habuerit.
La question de la valeur du sacrifice de la messe
semble aussi avoir particulièrement retenu l'atten-
tion. C'est à elle qu'est principalement consacrée la
déposition du lovanien Josse de Ravenstein, dans
J. Le Plat, Mon. ad hist. conc. Trid., t. iv. p. 350-359,
qui lui reconnaît une efficacité ex opère operato, c'est-
à dire ex rei oblalte pretio et gratia, p. 356, mais per
modum impetralionis, sans qu'il y ait en sa faveur cette
promesse infaillible qui est accordée aux sacrements.
Dans le même sens, voir le mineur Jean Antoine Del-
phin, dans A. Theiner, p. 631. Le dominicain Ambroise
Pélargo avait noté sur ce point, ibid., p. 621 : Appli-
catur autem non omnibus sed disposais, et Melchior
Cano précisé, p. 609, qu'il s'agit d'une participalio
finita, limitée, soit par la volonté divine, soit par nos
propres dispositions.
Au bout de ces trois semaines, beaucoup de théolo-
giens avaient encore à prendre la parole. Mais la date
envisagée pour la future session approchait. C'est
pourquoi les présidents du concile décidèrent d'arrêter
là ces consultations, qu'ils estimaient largement suffi-
santes pour éclairer la religion de l'auguste assemblée,
et c'est ainsi qu'une trentaine de consulteurs furent
privés de dire leur mot dans ce débat. Theiner,
p. 634.
Sur les points essentiels les avis avaient été parfai-
tement uniformes, lui effet, tous étaient unanimes
à conclure (pie les dix articles protestants méritaient
d'être condamnés, et c'est ce que le concile avait
surtout besoin de savoir. La discussion la plus rigou-
reuse à cet égard fut sans doute celle du lovanien
Ruard Tapper, dans Le Plat, op. cit., p. 337-350.
Il y eut le même ensemble chez le plus grand nombre
des théologiens pour les qualifier tous indistinctement
d'hérétiques. D'aucuns pourtant firent quelques
réserves, sur la question, par exemple, de la langue
liturgique ou sur telles formules de détail qui étaient
1115 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1116
susceptibles d'être prises en bonne part. Une minuluta
fut rédigée qui analysait ces remarques légèrement
divergentes, Theiner, p. 036; mais, au total, le secré-
taire Massarelli résume exactement la situation quand
il écrit : Arliculi de missa... judicanlur damnandi a
thcologis, neque adnotaliones alicujus momcnti jactie
sunt. Ibid., p. 635. Cet accord des théologiens ne
pouvait que faciliter la tâche du concile, qui avait
maintenant à se prononcer.
2. Discussion des Pères du concile. — Une première
séance fut tenue le 2 janvier 1552, afin de régler
l'ordre du jour.
Aux dix articles primitifs, en effet, un exposé doc-
trinal avait été joint, dont les réponses des consul-
teurs avaient fourni les matériaux et qui est encore
inédit. La question était de savoir si on discuterait
ensemble ou séparément ces deux parties du futur
décret. A la demande des légats, en vue de gagner du
temps, la majorité résolut d'adopter la première pro-
cédure. En conséquence, les deux documents furent
distribués le dimanche 3. Il s'agissait en même temps
de nommer une commission qui aurait la charge, au
terme des délibérations, de procéder à la rédaction
définitive. Le concile donna pleins pouvoirs aux prési-
dents, qui attendirent la fin des débats pour en user.
Une semaine (7-14 janvier) suffit aux Pères pour
exprimer leurs opinions. Suivant le programme adopté
au début, ils avaient, comme les théologiens, à s'expli-
quer en même temps sur la messe et sur l'ordre. C'est
pourquoi, dès le premier jour, le cardinal de Trente,
pour donner satisfaction à la logique, demandait qu'on
plaçât tout d'abord le sacerdoce, dont le sacrifice
n'est qu'une fonction. Theiner, p. 636. Dans la suite,
quelques prélats se rallièrent à cette manière de voir,
ibid., p. 637, 640, 642, qui fut, au contraire, combattue
par l'évêque de Cagliari. Ibid., p. 638. En attendant,
chacun donnait son avis sur les deux.
o) Dogmatique de la messe. — Il importait avant tout
de fixer la foi de l'Église en regard du protestantisme,
tâche qui ne pouvait offrir beaucoup de difficultés.
En effet, la discussion des articles ne donna pas
occasion à des remarques bien saillantes. Il y eut
encore force dissertations théologiques sur la réa-
lité du sacrifice de la messe. Dans ce genre se distin-
guèrent les archevêques de Mayence, p. 636, et de
Grenade, p. 638, ainsi que l'évêque de Bitonto,
p. 640, qui s'en expliqua, note le secrétaire, longa
oratione. Seul l'évêque de Feltre se permit de con-
tester, p. 639, l'argument classique tiré de Malachie et
l'analogie de Melchisédec. Plusieurs Pères après eux,
p. 640-642, prirent diversement position pour enl re-
prendre de déterminer si c'est à l'ordre de Melchisédec
ou à celui d'Aaron qu'il faut référer l'acte sacerdotal
du Christ. Le même évêque de Feltre proposait éga-
lement une distinction subtile sur le caractère sa-
crificiel de la messe, p. 639 : Cuperet dici in missa
esse sacri ficium, non autem missam esse sacrificium...
Neque vidclur dicendum missam esse sacrificium,
cum sit imago veri sacri ficii. Il ne semble pas que
ces vues aient été prises en considération.
Quelques points qui touchaient à la pratique ame-
nèrent des observations concrètes. L'évêque d'Agram
avertit de ne pas prendre de décision générale au
sujet de la langue liturgique, p. 637, ajoutant que, dans
plusieurs endroits de son diocèse, un dialecte local
est employé qu'on dit être celui de saint Jérôme. A
propos de l'art, vin, qui concernait la matière du
sacrifice, l'archevêque d'Upsal rappela, p. 638, que
Sixte IV avait concédé aux Norvégiens de consacrer
seulement avec du pain.
La doctrina recueillit les éloges de l'évêque de Saint-
Marc, p. 639; mais d'aucuns la souhaitèrent plus
courte, tels l'évêque de Belcastro, p. 640, et les abbés
d'Italie, p. 647. D'autres firent observer qu'on n'y
devait pas toucher aux controverses d'école. P. 642
et 644. C'est sans doute en vertu de ce principe que
l'archevêque de Mayence, p. 637, attirait l'attention
du concile sur une phrase où il était dit que la commu-
nion est i une partie du sacrifice », cum multi hoc
negent et quia communio non est oblalio.
Plus grave était la question de savoir s'il y eut sacri-
fice à la cène. Dès le 8 janvier, l'évêque de Feltre,
p. 639, émettait quelques doutes à cet égard, cum
id clare probari non possil. Le lendemain 9, l'évêque
de Bitonto, Cornelio Musso, prenait vivement parti
contre la thèse affirmative. P. 640. Il fut suivi, le 14,
par l'archevêque de Manfrédonia, p. 645, qui recon-
naissait aller par là contre l'i opinion générale « du
concile. En effet, la plupart des Pères se prononcèrent
formellement pour l'oblation du Christ à la cène.
Lepin, op. cit., p. 298-299. Bien qu'il partageât le
sentiment de la majorité, l'évêque de Cività dans la
Pouille, p. 644, aurait voulu qu'on ne décidât rien
sur ce point.
b) Théologie de la messe. — D'accord sur les principes
essentiels de la foi, les Pères, pas plus que les théolo-
giens, ne semblent pas s'être beaucoup avancés sur
le terrain des explications théologiques. « Comment
ce caractère expiatoire de la messe s'accorde-t-il,
mieux que celui de la cène, avec le principe de l'unique
sacrifice rédempteur? Personne ne l'explique avec
précision... Sera-ce en alléguant une certaine réalité
d'immolation qui se produirait actuellement dans
l'oblation eucharistique? Aucun, même parmi les
Pères qui se sont arrêtés à une explication semblable
au sujet de la cène, ne paraît y songer à propos de la
messe. Tous, sans exception, ne voient d'autre immo-
lation à l'autel qu'une représentation figurative de
l'immolation de la croix. A défaut de cette réalité
d'immolation, qu'est-ce donc qui donne à la messe
son caractère de sacrifice expiatoire? Les Pères ni les
théologiens ne semblent le discerner nettement. »
M. Lepin, p. 311-312.
Cependant, à travers ces premières délibérations,
le même auteur croit apercevoir, ibid., p. 314, « trois
façons de concevoir le sacrifice de la messe : la théorie
de l'immolation représentative, celle de l'oblation, et
quelques théories mixtes ou composites ». La première
se reflète chez le mineur Alphonse de Castro et le
séculier Jean Arze. Séance des 9 et 10 décembre 1551,
Theiner, t.i, p. 610. A elle se rallie, le 9 janvier suivant,
l'évêque de Constance. Ibid., p. 641. D'autre part,
la lovanien Fr. Sonnius, Jean Gropper et l'espagnol
Jacques Ferrusio se rattachent à la doctrine de l'obla-
tion, puisqu'ils « établissent un rapprochement entre
l'oblation quotidienne du Christ et l'oblation qu'il
fait éternellement dans le ciel.» Lepin, p. 318. Voir
Theiner, p. 612, 618, 623.
A cette idée d'oblation Ruard Tapper veut joindre
la consécration qui conférerait au Christ « un nouvel
être sacramentel qu'il n'a pas dans le ciel. » Le concile
lui fournit l'occasion de soutenir une fois de plus, séance
du 7 décembre, dans Le Plat, t. iv, p. 339-342, cette
conception déjà exposée dans ses écrits antérieurs.
Voir plus haut, col. 1109. Mais « cette opinion de
Ruard Tapper apparaît dans les délibérations du con-
cile complètement isolée. » Lepin, p. 320.
Un plus grand nombre associent à l'oblation eucha-
ristique la consécration, qui réalise, par la séparation
des espèces, la représentation symbolique de la pas-
sion. Ainsi Melchior Cano, séance du 9 décembre 1551,
Theiner, p. 608, puis, le 11 janvier 1552, l'évêque de
Guadix. Ibid., p. 643. D'autres font, en 'outre, entrer
en ligne de compte la communion. Ainsi Jean Arze,
Jean Gropper, Alphonse de Contreras. Theiner, p. 611,
618, 624. Cette opinion avait dû entrer dans le texte
1117 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1118
soumis aux Pères, puisque, le 7 janvier, l'évêque de
Mayence éprouva le besoin de la désavouer comme trop
incertaine au profit de la simple oblation. Est adver-
tendum quod dieitur communionem esse partem sacri-
flcii, cum mulli id negent et quia comnuinio non est
oblatio. Theiner, p. 637.
Nulle trace, conclut avec raison Lepin. après une
analyse diligente des courants qui se manifestèrent au
cours de ces premières délibérations, op. cit., p. 326,
des théories que l'on verra surgir dans les années
suivantes et qui tendent à exiger du sacrifice eucha-
ristime une immutation de la victime équivalant de
quelque manière à sa destruction... L'idée du sacrifice
de la messe apparaît liée pratiquement à trois élé-
ments fondamentaux : la consécration, l'oblation, et
la représentation commémorative de l'immolation
passée. Si divers théologiens semblent placer la raison
formelle du sacrifice eucharistique dans l'un ou l'autre
de ces éléments pris à part, ce sont plutôt des excep-
tions. Le plus grand nombre et les plus importants
tendent à la mettre dans ces trois éléments réunis. »
C'est dire qu'à en juger par cette espèce de réfé-
rendum dont les débats conciliaires furent l'occasion,
l'état moyen de la pensée catholique au sujet du
sacrifice de la messe en restait à la phase ancienne de
synthèse dogmatique, sans manifester encore, autre-
ment que par des indices, les besoins d'analyse qui
s'affirmeront plus tard.
3. Résultat : Projet de décret. — Dès le 14 janvier,
la cause paraissait suffisamment entendue pour qu'il
semblât urgent de nommer les commissaires qui de-
vaient être préposés à la rédaction. Mandaté par le
concile, le légat choisit à cette fin les archevêques
de Cologne et de Cagliari, les évêques de Vienne, de
Feltre, de Castellamare, de Naumbourg, d'Orense,
de Clonfert (Irlande), de Calahorra, de Monopoli, de
Léon, de Tuy, d'Alghero et de Ségovie. A ces quinze
prélats furent adjoints trois membres de l'ancienne
commission qui s'était récusée, savoir les archevê-
ques de Torrès et de Grenade et l'évêque de Bitonto.
Ces commissaires se mirent à l'œuvre dès le lende-
main et continuèrent les jours suivants. Le 17, ils
avaient rédigé treize canons sur la messe, qui furent
distribués aux Pères le 18. Deux jours après, la
doclrina de sacrificio missœ était prête à son tour, et
les membres de l'assemblée en recevaient un exem-
plaire pour servir de base à leurs discussions. Theiner,
p. 645-647.
a) Analyse. — Après une courte préface, qui liait
le problème delà messe à celui de l'ordre, le document,
conçu dans Je style des grandes constitutions anté-
rieurement promulguées par le concile, se composait
d'un exposé doctrinal en quatre chapitres, suivi de
treize canons. Texte complet dans J. Le Plat, t. iv,
p. 385-397; A. Theiner ne publie que les canons,
p. 646-647.
Bien qu'il ne soit rien resté de ce texte dans le décret
définitif, il ne manque pas d'intérêt. La doctrine
catholique de la messe y est présentée avec une
ampleur et une abondance d'arguments théologiques,
qui en font une dissertation équilibrée suivant toutes
les règles de l'art. Un premier chapitre affirme, avec
preuves à l'appui, le caractère sacrificiel de la messe.
On y peut remarquer cette définition du sacrifice,
p. 387 : Cum conslel rem exlernam mystica sacerdotis
operatione consccralam ac. Deo oblatam,sacrificium esse
proprie diclum. Puis un second chapitre établissait
la « nécessité » de ce sacrifice et sa convenance avec
celui de la croix : la raison d'être du sacrifice dans
l'économie religieuse y était longuement revendiquée.
De l'oblation eucharistique, largement comparée à
celle de l'Ancien Testament, le troisième chapitre
exposait les fruits et l'application. Toutes les questions
d'ordre pratique étaient enfin bloquées dans le qua-
trième. Cà et là le texte ne manquait pas de réprouver
les négations ou innovations correspondantes des
réformateurs.
Les canons suivaient pas à pas les articles qui
avaient servi de base à la discussion conciliaire, sauf
que quelques-uns de ceux-ci, savoir les n03 1,3 et 10,
étaient dédoublés, sans doute pour en rendre la rédac-
tion moins complexe. Ainsi les dix articles primitifs
donnaient naissance à treize canons, mais qui respec-
taient l'ordre et jusqu'à la lettre de ceux-là.
b) Destinées. — Ce document n'eut guère le temps
d'être mis en discussion. Quelques avis cependant nous
sont parvenus.
Dès le 20 janvier, il recueillait l'approbation enthou-
siaste de J'évêque de Vienne, Frédéric Nausea, qui,
sans vouloir parler en flatteur, assure-t-il, n'en épuise
pas moins à son endroit toutes les formes et redon-
dances du lyrisme ecclésiastique. Le Plat, p. 397.
Cependant les critiques directes ou les projets d'amen-
dement ne lui auraient sans nul doute pas manqué,
comme en fait foi le mémoire de l'électeur de Cologne.
Ibid., p. 405-412. Mais les affaires du concile étaient,
dès lors, en train de suivre un autre cours.
En effet, le 23 janvier, des ambassadeurs du prince
protestant Maurice de Saxe étaient annoncés, qui
promettaient, sous le bénéfice d'un plus large sauf-
conduit, d'envoyer au concile une députation de leurs
théologiens. Sur quoi l'assemblée résolut de surseoir
à la publication des projets préparés, pour qu'on
pût, au préalable, fournir aux adversaires l'occasion
de se faire entendre. Theiner, p. 647-648. Ces déci-
sions furent officiellement publiées à la session du
25 janvier, qui avait tout d'abord été choisie pour
la promulgation des décrets dogmatiques. Ibid.,
p. 651.
Dès le 24 janvier, deux orateurs wurtembergeois
avaient présenté une profession de foi. Ibid., p. 648.
On attendait les autres luthériens avec impatience;
mais ceux-ci ne se pressaient pas. Aussi la session
prochaine, fixée tout d'abord au 19 mars, dut-elle
être encore une fois prorogée, ibid., p. 653-654, et les
délibérations suspendues. Entre temps, les événe-
ments politiques prenaient une tournure inquié-
tante, de telle sorte que Jules III décida la suspension
du concile. Ce fut le seul objet de la session du
28 avril, où l'assemblée, malgré l'opposition de douze
Pères, entérina purement et simplement le décret
pontifical. Theiner, p. 659.
Au surplus, la maladie s'en mêlait. Les membres de
l'assemblée se dispersèrent donc un peu de tous côtés
et le concile fut interrompu sine die. Cette nou-
velle interruption devait durer près de dix ans.
2° Deuxième délibération (juillet-septembre 1562). —
Quand le concile fut rouvert par Pie IV (janvier
1562), il mit tout d'abord à son programme divers
projets de réformes pratiques. Le dogme n'y apparut
qu'à la xxie session (16 juillet), avec le problème de la
communion sous les deux espèces. Aussitôt après fut
mise à l'ordre du jour la question de la messe, et les
travaux furent menés si rondement qu'en moins de
deux mois la définition dogmatique était prête pour
la promulgation. Voir Renz, p. 139-176.
Le texte officiel de ces actes est publié dans Conc.
Trid., t. vin : Act. pars Va, édit. Ehses,p. 718-981. On
y peut suivre jour par jour, suivant le témoignage que
se rend le concile dans son texte définitif, c. ix, p. 961,
la préparation et l'élaboration de notre décret posl
mullos gravesque his de rébus mature habitas tractatus.
1. Travaux préparatoires des théologiens. — ■ Suivant
a marche adoptée aux précédentes sessions, les Pères
du concile commencèrent tout d'abord par solliciter
les lumières des theologi minores.
1119 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1120
a) Méthode de travail. — ■ Dès le 19 juillet, treize
articles étaient soumis aux discussions de ces der-
niers. P. 719. Au lieu d'être, comme en 1551, des pro-
positions empruntées aux docteurs du protestantisme,
il se présentaient sous la forme théologique de ques-
tions. Sauf cette différence de rédaction, la matière
en était à peu près la même, mais dans un ordre moins
rigoureusement logique. On y posait tout d'abord
(n,. 1-2) la question fondamentale de savoir si la messe
est un sacrifice et si, en l'affirmant, on fait tort au
sacrifice de la croix. Puis il s'agissait de l'institution
de ce sacrifice et de ses fruits possibles (n. 3-4).
Venaient ensuite les problèmes pratiques : messes
privées, addition d'eau au vin, prétendues erreurs
du canon, usage de la consécration à voix basse, de la
langue latine; des messes en l'honneur des saints, des
vêtements et cérémonies liturgiques (n. 5-11). Les
deux questions finales (n. 12-13) revenaient aux pro-
blèmes de fond, en invitant à se demander si l'immo-
lation du Christ est identique au fait qu'il se donne à
nous en nourriture, si la messe est seulement un sacri-
fice de louanges et d'action de grâces ou aussi de pro-
pitiation.
Pour aller plus vite en besogne, une méthode de
travail plus stricte qu'autrefois était minutieusement
déterminée. P. 720. Tous les consulteurs ne seraient
pas appelés à donner leur avis. Parmi les théologiens
de Sa Sainteté, les légats en choisiraient quatre : deux
séculiers et deux réguliers. Trois seraient pris parmi les
théologiens des princes, au choix de leurs ambassa-
deurs; un seul parmi les théologiens des cardinaux
légats, quatre au plus parmi ceux des évoques, trois
dans les divers ordres réguliers désignés par leurs
supérieurs. Chacun de ces théologiens ne pourrait
parler au maximum qu'une demi-heure, sous peine
d'être interrompu d'office par le maître des céré-
monies, et il leur était recommandé de se tenir plutôt
en dessous. La matière leur était également délimitée :
un premier groupe de dix-sept étudierait les sept
premiers articles, tandis que les autres se prononce-
raient sur les suivants. Aux uns et aux autres il
restait toujours permis de présenter des communi-
cations écrites sur ce qu'ils n'auraient pas pu traiter
de vive voix.
En même temps, deux commissions furent nommées
par les légats. P. 721. La première aurait à rédiger
l'exposé doctrinal et les canons relatifs à la messe. Elle
se composait de neuf prélats : Pierre Guerrero, arche-
vêque de Grenade; Léonard Marini, dominicain,
archevêque de Lanciano; Jean Antoine Panthusa,
évêque de Littere; Jean Jacques Barba, augustin,
évêque de Terni; Gaspard Casale, également augustin,
évêque de Leiria (Portugal); Pierre Danès, évêque de
Lavaur; Antoine Gurroniero ou Corrionero, évêque
d'Alméria; Jérôme Trevisano, dominicain, évêque
de Vérone; François Zamorra, général des obser-
vantins. La seconde commission, dont faisaient par-
tie sept prélats, était chargée de réunir les abus en
matière de messe.
Quelques membres de l'assemblée proposèrent alors,
p. 722, au lieu d'ouvrir un nouveau débat, de repren-
dre purement et simplement le décret déjà préparé en
1552. Cette manière de voir ne fut pas suivie pour
la raison qu'alors le concile n'avait plus que 70 Pères,
tandis qu'il en comptait aujourd'hui 180. 11 semble
qu'il y ait eu aussi quelques réclamations au sujet du
temps réservé aux théologiens consulteurs. Les légats
défendirent leurs prescriptions limitatives : quod illis
adimitur Palribus addilur. Néanmoins la mesure ne
fut pas suivie dans toute sa rigueur. Le jésuite Sal-
meron s'y déroba le premier, voulant avoir la liberté
di dire quanto si sentisse dettar dallo Spirilo, et bien
d'autres après lui. Ibid.,p. 722, n. 3; cf. p. 751, n. 2. Du
moins en resta-t-il la consigne suffisamment observée
d'une certaine concision.
b) Aperçu des opinions. — C'est dans ces conditions
que les consulteurs commencèrent leurs travaux, le
mardi 21 juillet, pour les poursuivre, au cours de qua-
torze séances, jusqu'au 4 août. Procès-verbal, ibid.,
p. 722-751. Suivant le programme fixé au début, les
sept premiers articles occupèrent les dix premières
séances jusqu'au 29 juillet, p. 722-741, tandis que
les quatre dernières furent consacrées aux six autres.
Cette proportion répond assez exactement à l'impor-
tance des problèmes soulevés.
Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, c'est surtout
l'article premier qui retint l'attention de nos théolo-
giens : il motiva, comme dix ans plus tôt, d'abon-
dantes dissertations sur le fait du sacrifice eucha-
ristique. Salmeron donna l'exemple, le 21 juillet, en
développant ce thème per duas continuas horas... docte
et pie. P. 724. Dans la suite, il rencontra de nombreux
imitateurs. Toutes les variétés d'argumentation scrip-
turaire, patristique, canonique ou rationnelle, y furent
tour à tour abordées.
Peut-être y peut-on remarquer une plus grande
place qu'autrefois faite à la preuve de tradition.
Pierre de Soto, le 22 juillet, en défendait le principe :
d'autres s'attachèrent à en montrer l'application, en
particulier, le 26, p. 733-734, Diego de Païva, qui se
mit en mesure de prouver, contre les protestants, que
le sacrifice de la messe ne fut pas inconnu à l'Église des
quatre premiers siècles. Le portugais François Foreiro
accordait à la tradition tellement d'importance que,
sans elle, les paroles de la dernière cène ne lui paraî-
traient pas suffisantes pour établir l'institution du
sacrifice eucharistique par le Christ. Séance du 24 juil-
let, p. 731-732. Déclarations un peu imprudentes qui
choquèrent l'assemblée, et que son compatriote Diego
de Païva prenait soin d'amender à la séance du sur-
lendemain. P. 733.
A la démonstration de la foi catholique s'ajoutait
naturellement la réponse plus ou moins copieuse aux
objections. Un des premiers, l'espagnol Gaspard de
Villalpando y fait état, pour discréditer ses doctrines,
des entretiens de Luther avec le démon. Séance du
29 juillet, p. 739. L'argument devait être repris par
Lainez, le 6 septembre. P. 888.
Cette discussion fit aussi apparaître quelques diver-
gences. La première et la principale porta sur la rela-
tion du Christ à Melchisédec : Salmeron l'avait placée
à la dernière cène, 21 juillet, p. 724; il fut combattu,
le lendemain, p. 725, par le séculier espagnol François
Torrès, qui la voulait plutôt rattacher à la croix. Opi-
nion qui devait être longuement réfutée, le 27, par
le portugais Melchior Cornélius, lequel s'appliquait à
prouver que Melchisédec a offert un véritable sacri-
fice, type du sacrifice eucharistique. P. 735. Sur les
fruits de la messe, l'espagnol Ferdinand de Bellogiglio
critiquait, au passage, la doctrine de Cajétan, ut non
applicetur nisi iis qui meruerunt ut eis applicelur,
p. 730, sans probablement se rendre compte qu'il
atteignait parla saint Augustin. Mais, dans l'-ensemble,
les consulteurs ne firent guère que reprendre, chacun
à sa façon, les positions classiques de la théologie.
Une fois mise in tuio ia réalité du sacrifice de la
messe, la réponse aux autres questions allait de soi.
La plupart des théologiens n'en parlent même pas et
ceux qui en traitent ne le font qu'en quelques mots.
A propos de l'institution du sacrifice eucharistique,
on peut retenir cette opinion, émise par Diego de
Païva, p, 734, et que nous avons déjà rencontrée,
voir plus haut, col. 1108 : Si etiam Chrislus non insti-
tuisset eucharistiam uti sacrificium, poluisset Ecciesia
eam consliliiere, quia sacramentum et sacrificium non
sunt inter se contraria.
1121 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1122
La discussion du deuxième groupe de questions
commença le 29 juillet et occupa seulement quatre
séances Elles ne soulevaient pas, en effet, de problème
important. Nos consulteurs n'eurent aucune peine à
justifier les pratiques de la liturgie catholique atta-
quées par les protestants; mais aucun ne semble avoir
qualifié d'hérétiques les positions de ceux-ci, comme
l'avaient fait généralement les commissaires de 1551.
A noter que l'espagnol François de Sanctio admettait
trois langues liturgiques, p. 743, savoir : le latin, l'hé-
breu et le grec, en souvenir du titre de la croix.
Forcément les questions 12 et 13 ramenèrent le
problème de la réalité du sacrifice eucharistique :
de ce dernier article César Ferrant faisait remarquer
avec raison qu'il était identique au premier. P. 741.
A ce sujet, le même François de Sanctio écarte les
prières du sacrifice proprement dit, cum debeal esse
res quœ Deo dicatur et ofjeratur et comedatur, p. 743,
et le mineur Aloïs de Borgonovo définit en ces termes
le rapport de la messe au Christ, p. 745 : Missa autem,
licet a sacerdote celebrelur, Iota tamen Christi aetio est
et nihil nisi Christi nomine in ca agitur. Mais le problème
avait été suffisamment étudié par les précédents con-
sulteurs. Aussi la discussion fut-elle vite terminée.
Chemin faisant, quelques théologiens, comme Pierre
de Soto, p. 726, et le jésuite Jean Cuvillon, p. 738, n. 2,
avaient attiré l'attention du concile sur les abus
relatifs à la messe. On a vu qu'une commission spéciale
avait reçu mission d'en faire le recensement.
2. Discussion desPères du concile : Projet du 6 août. —
Ces travaux préliminaires des consulteurs fournirent
aux commissaires chargés de la rédaction les éléments
d'un projet qui fut rendu public le 6 août. Il se compo-
sait de quatre chapitres et de douze canons, p. 751-755,
le tout suivant de très près l'ordre et parfois le texte
préparé les 18-20 janvier 1552. La discussion s'ouvrit
quelques jours après et ne remplit pas moins de dix-
sept séances, du 11 au 27 août, p. 755-788, au taux de
deux séances par jour à partir du 22.
a) Forme du projet. — Dès le premier jour, Louis
Xuccius laissait prévoir à un correspondant que cette
exposition serait • maltraitée », per esser troppo longa.
P. 751, n. 3. En effet, cette observation était formulée
dès le 11 parle patriarche d'Aquilée, p. 755 : Prolixitas
non videtur convenire dignitati synodi, neque rationes
reddi debent.
Au grief superficiel de longueur s'en ajoutait un
plus fondamental sur le caractère de justification que
présentait le texte projeté. L'opinion du patriarche fut
reprise le même jour par l'évêquede Rossano, J.-B. Cas-
tagna, qui se donna la peine d'énumérer, p. 758-759,
tous les inconvénients qu'il y avait pour l'autorité du
concile à préciser ses considérants. Tel semblait aussi
être l'avis de l'archevêque de Sorrento, quand il disait,
p. 757 : Non addantur nuctoritates; sufficit auctorilas
Ecclesiœ. Mais d'autres opposaient que le rôle du
concile est également d'enseigner. Ainsi l'évêque de
Città, p. 780, et celui de Lucques, p. 783 :... Cum
prœcipue munus conciiii sit non solum delerminare
articulas fidei sed docere.
De ce conflit théorique dépendait le sort qu'il conve-
nait pratiquement de faire à l'exposé doctrinal qui
ouvrait le décret. Le patriarche d'Aquilée voulait
qu'on le supprimât entièrement et plusieurs Pères,
dans la suite, se rangèrent à cet avis radical. Il est
curieux que cette partie du texte fût lâchée même par
des membres de la commission qui en avait assumé
la rédaction, comme, par exemple, l'archevêque de
Lanciano. P. 758. A sa place il proposait aliqua pree-
latiuncula. Solution mitoyenne qui devait recueillir de
nombreux suffrages : prœfatio nuda uno solo capite
distincta, précisait l'évêque de Lavant. P. 773. L'évê-
que de Volturara prenait même la peine de soumettre
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
au concile un spécimen dûment réduit. P. 770.
Cependant la doctriiui ne manqua pas de défenseurs,
Un des commissaires, l'archevêque de Grenade, rappe-
la qu'il en existait une dans le projet de 1552 et qu'il
y aurait inconvénient à paraître la renier; on paraîtrait
avoir peur. Séance du 11 août, p. 756. De même
l'évêque de Lésina, p. 768, et celui de Lucera. P. 770.
L'évêque d'Ortuni ouvrait son âme à des craintes encore
plus hautes : Alias cogitarent omnes defuisse nobis
rationes ad stabiliendam catholicam verilatem. Séance
du 23, p. 778. Tout au plus l'évêque de Modène deman-
dait-il qu'on fit suivre cette doclrina d'une note qui
lui laisserait une autorité moindre que celle des canons.
Séance du 19, p. 767. Cette suggestion resta d'ailleurs
isolée, et tout autant la proposition faite par l'évêque
d'Orviéto, qui, trouvant les canons nimis nudi, deman-
dait qu'on ajoutât à chacun sua declaratio et doctrina.
Séance du 26, p. 785.
En tout cas, les avis étaient à peu près unanimes
sur la longueur excessive du texte proposé. Seul l'évê-
que de Nocera appelait de ses vœux doclrina quœ
uberrima fiât. P. 783. Chez la plupart des autres Pères,
on retrouve comme une sorte de refrain le désir qu'elle
soit brevior et dilucidior.
b) Fond du projet : Le sacrifice de la cène. — Une
seule question grave fut débattue, mais qui eut le
don de diviser autant, semble-t-il, que de passionner
les Pères du concile : c'était de savoir, comme en 1552,
s'il faut ou non tenir la cène pour un véritable sacri-
fice.
Il paraît qu'il y avait eu force discussions à ce sujet
parmi les membres de la commission. Lettre de Louis
Nuccius, en date du 6 août, citée p. 751, n. 3. Pour
éclairer son jugement, le cardinal Séripando avait
réuni ou fait réunir un dossier, encore inédit, p. 786,
n. 4, de textes favorables à l'opinion affirmative; mais
il était lui-même acquis à la thèse contraire. C'est
probablement sous son influence que, « malgré l'accord
des théologiens en ces séances préparatoires », Lepin,
p. 302, le chapitre i du décret attribuait au Christ
l'institution du sacrifice eucharistique et la fixait
à la dernière cène, mais sans dire qu'il eût, à ce moment
là, offert lui-même un sacrifice. La prétention était
trop remarquable pour n'être pas remarquée.
Dès la première séance, les opinions s'entrecho-
quèrent. Tandis que le cardinal Madruzzo demandait
qu'on interprétât les parotes Hoc facite, comme signi-
fiant que le Christ venait d'offrir le sacrifice qu'il
ordonnait de renouveler et que l'évêque d'Otrante
rappelait le précédent de 1552, voir plus haut, col. 1116,
l'archevêque de Grenade et l'évêque de Braga tenaient
cette doctrine pour insuffisamment certaine et, par
conséquent, son insertion pour superflue. P. 755-757.
La thèse affirmative semble avoir eu de beaucoup
le plus grand nombre de partisans. Elle était notam-
ment soutenue, le 13, longa oralione, par l'évêque de
Capo d'Istria, p. 762; le 18, par l'évêque de Paris,
Eustache du Bellay. P. 765-766. Vers la fin des débats,
l'évêque d'AIife éprouvait encore le besoin d'y consa-
crer une démonstration en règle, séance du 26, p. 784,
et les séances se clôturèrent le 27 sur une très ample
déposition faite dans ce même sens par le général
des jésuites, Jacques Lainez. P. 786-788. La seule diffé-
rence notable consistait en ce que les uns se conten-
taient de revendiquer en général le caractère sacri-
ficiel de la dernière cène, tandis que les autres, la
plupart même, en affirmaient expressément la valeur
propitiatoire. Ainsi les évêques de Zengg en Croatie
et de Fiesole, p. 768, de Paris, p. 765, de Leiria, dont
les explications s'étendirent sur les deux séances du
19 et du 20 août, p. 768-770, et bien d'autres.
.Aux arguments théologiques d'aucuns enjoignaient
de politiques. Rappelant le projet de 1552, l'évêque
X.
36
1123 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET 1124
de Sainte-Agathe continuait, séance du 17, p. 764 :
Quod si non apponereïur, videremur modo non idem
sentire et ex conseqiienti sentire cum hœreticis qui id
negant. Plus brutalement, l'évèque de Coïmbre avait
dit, le 13, p. 763 : Qui contrarium lenel sumil argumenta
hœretieorum, ajoutant contre toute évidence : Cum
nullus catholicorum id asserat. Un peu plus modéré
dans ses expressions, Lainez devait dire pareillement,
p. 786-787 : Nemo conlradicit nisi primo Lutherus et
ejus sequaces.
Jusque dans le sein du concile, les contradicteurs
ne manquaient pourtant pas. Témoin des sentiments
de la commission, dont il faisait partie, l'archevêque
deLanciano déclarait, le 11, p. 758 : De oblatione Christ i
in cœna omissa est quia id non habetur in Scripùira
neque in traditione. A cet argument négatif s'en ajou-
taient de positifs. La principale question portait sur
le caractère expiatoire de la cène, qui paraissait à
plusieurs attenter au sacrifice de la croix. Ainsi
l'évèque de Veglia, séance du 18, p. 766 : Nulla enim
oblalio expiatiua fuit nisi illa erucis. Le prélat ne
voulait, au mieux, voir dans la cène qu'une oblation
au sens large : Dici autem potest aliquo modo oblatio
illa actio Christi in cœna, siculi alise Christi actiones,
non autem verum sacrificium.
Par mesure de transaction, un certain nombre
auraient consenti à parier d'un sacrifice d'action de
grâces. Ainsi les évoques de Braga, p. 757; de Bru-
gnatô, p. 764; de Ségovie, p. 765; de Modène, p. 767-
768. D'autres, en tout cas, ne se croyaient pas sûrs
de pouvoir aller plus loin. Tels les évêques d'Adria,
p. 771: de Larino, p. 772; de Funfkirchen, p. 777.
et de Luni-Sarzana, p. 783.
Bien entendu, des réponses étaient exposées à ces
difficultés ou scrupules et l'on exposait, comme le fit,
le 18, l'évèque de Paris, p. 765-766, que le caractère
expiatoire de la cène lui venait de ce qu'elle fut un seul
et même sacrifice avec celui de la croix. Plus subtile-
ment, p. 778, l'évèque d'Alméria distinguait entre
sacrificium expialorium et reconciliatorium ou recon-
ciliativum, c'est-à-dire rédempteur; ce dernier n'étant
autre que celui du Calvaire, la cène peut néanmoins
constituer un sacrifice expiatoire ou propitiatoire
par anticipation.
« Mais il est visible, note Lepin, p. 303, que les
objections produites ont impressionné rassemblée. »
Le général des servîtes, .I.-B. Miliavaca, résumait
assez bien le pour et le contre, à la séance de 26,
p. 786 : Cliristum se obtulisse in cœna mullis raiionibus
comprobavil; contrarium vero defendi posse oslendil, in
quam partem ipse declinavit, et mullo minus quod non
obtuleril expiatorie: Dans ces conditions, il semblait à
l'évèque d'Orense, le 22, p. 774, quela bonne règle était
de s'abstenir : Non ponantur incerta pro certis. Position
réservée qui avait toutes les sympathies de Séripando,
ibid., n. 4. Voir dans le même sens, p. 781, le vœu de
l'évèque de Sutri. C'était comme le premier acte d'un
débat que nous verrons se ranimer.
c) Fond du projet : Questions subsidiaires. — On a
cherché à surprendre la notion du sacrifice eucharis-
tique qui se faisait jour dans ces discussions, pour
conclure que, pas plus que de celles qui s'étaieiit pro-
duites dix ans plus tôt, il n'en ressort de précise.
Pour éclairer le caractère sacrificiel de la cène, l'idée
la plus nette que l'on voit se produire, c'est qu'elle est
le commencement de la passion. Nain in cœnœ obla-
tione cœperal pati, notait l'évèque de Paris. P. 765.
A la différence de la croix, l'évèque de Campagna,
Marc Laureus, y reconnaissait tout au moins « une
douleur de contrition ». Séance du 21 août, p. 773.
Ce qui amenait plusieurs Pères à déclarer que la vie
tout entière du Christ eut en soi le caractère d'un sacri-
fice. Ainsi les évêque de Leiria, p. 769-770; de Ségorbe,
p. 774; de Léon, p. 777, et Jacques Lainez, p. 787.
Mais la question de ce qui fait l'essentiel du sacri-
fice de la messe et la raison de sa valeur expiatoire ne
fut pas davantage tranchée, malgré le désir exprimé
par l'évèque de Veglia. Séance du 18, p. 766. On y
parla beaucoup d'oblation, mais généralement sans en
préciser la nature. L'évèque d'Alméria voulait qu'elle
fût distincte de la consécration, séance du 23, p. 777-
778, tandis que celui de Tortosa soutenait, le 25,
p. 781-782, que les deux actes sont identiques. Mais
d'aucuns semblent déjà réclamer autre chose. Ainsi
Lainez, quand il définit le sacrifice, p. 787 : consecrutio
cum aliqua myslica actione.
Cette « action mystique ». que le général des jésuites
ne définit pas davantage, était ainsi précisée, le 22,
par l'évèque de Léon, André Cuesta, p. 777 : Missam
esse sacrificium hac ratione quia Christus aliquo modo
moritur et a sacerdote mactatur. Nam sacerdos ex vi
sacramenti séparât corpus a sanguine, licet per con-
comilarttiam ulrumquc simul sit cum anima et divinilule.
« Au concile même, fait remarquer Lepin, p. 317, il
ne semble pas que l'orateur ait fait beaucoup d'im-
pression. Aucune voix ne fait écho à la sienne. »
Le nom de cet évêque espagnol n'en doit pas moins
être retenu comme un des premiers témoins de cette
théorie du >■ glaive mystique » qui devait se développer
après le concile. Voir sur lui F. Renz, p. 203-210, qui le
rapproche de Lessius. Sur ce problème spéculatif, on
ne relève donc pas, dans l'ensemble, de changement
appréciable par rapport à l'état de choses antérieu-
rement constaté. Voir plus haut, col. 1116.
En outre, le projet du 6 août suscita plusieurs
observations de détail. On y entendit les habituelles
réserves sur la langue liturgique. P. 766 et 768. L'évè-
que d'Ostuni ne voulait pas qu'on parlât de foi au
sujet de l'usage qui consiste à mêler un peu d'eau au
vin du sacrifice. Séance du 23, p. 779. Un plus grand
nombre s'opposaient à ce que l'on condamnât ceux
qui prononcent le canon à haute voix. Voir les évêques
de Naxos, p. 756; de Braga, p. 757; de Calamon,
p. 768. Sur quoi l'évèque de Caorle rappelait, p. 761,
le ca.s de la messe d'ordination. L'évèque de Nîmes
était d'avis qu'il fallait, tout en les tenant pour licites,
restreindre les messes privées. Séance du 24, p. 779-
780.
Beaucoup de remarques portèrent sur les canons,
dont la principale était que leur ordonnance ne corres-
pondait pas à celle des chapitres, que le canon 5, en
particulier, n'y était expliqué nulle part. Ces obser-
vations, faites dès le 11 par le cardinal Madruzzo et
adoptées par l'évèque d'Otrante, p. 755, furent souvent
répétées dans la suite. D'autres, comme l'évèque de
Lavant, p. 773, et celui de Mazzara, p. 776, propo-
saient de grouper les deux ou trois derniers canons en
un seul. Plus théologien, l'évèque de Nîmes, Bernard
del Bene, s'opposait à ce qu'on sanctionnât d'un ana-
thème le canon 10, relatif à la célébration en langue
vulgaire, et il notait avec raison, d'une manière plus
générale : Neque omnes canones icqualiler anathemate
damnandi sunt, cum aliqui sint erronei, aliqui scanda-
losi, etc. Séance du 24, p. 780.
Des suggestions positives furent aussi faites sur
ces divers points, qui n'ont plus aujourd'hui d'intérêt
du moment que le projet du 6 août allait être pure-
ment et simplement abandonné.
3. Discussion des Pères du concile: Projet du 5 septem-
bre. — Sur la question du sacrifice de la messe un
problème imprévu était venu se greffer, lorsque, le
22 août, p. 775-776, l'empereur avait fait officielle-
ment demander la communion sous les deux espèces
pour les laïques. Cette dé.ibération, qui commença le
27 août pour se continuer jusqu'au 6 septembre,
p. 788-909, n'intéresse pas notre sujet.
1135 MESSE Al" CONCILE DE TRENTE, HISTOIRE DU DÉCRET?
1126
Entre temps, les commissaires s'étaient mis à
l'œuvre pour rédiger un nouveau décret conforme aux
desiderata des Pères. 11 fut prêt le 5 septembre,
p. 909-912. Du précédent il ne retenait que le pistil
général: mais l'ordonnance et la rédaction en étaient
entièrement nouvelles. Suivant le désir unanime, il se
présentait sous une forme plus courte et plus simple. Les
trois longs chapitres d'exposition dogmatique y étaient
réduits à deux. Suivaient six chapitres touchant
les problèmes d'ordre pratique, dont chacun ne com-
prenait que cinq ou six lignes et parfois moins encore.
In dernier chapitre servait de préface à neuf canons,
qui sont faits à peu près des mêmes matériaux que
ceux du 6 août, mais plus condensés et répartis d'une
manière plus logique. C'est ce projet qui allait devenir
quasi instantanément le décret définitif.
La discussion commença le 7 septembre et put
s'achever le jour même. P. 912-915. l'n des opposants,
l'évèque de Modène, Gilles Foscarari, informant ironi-
quement le cardinal Morone de questo bel miracolo,
l'expliquait par cette circonstance que les Pères,
n'ayant pas eu assez de temps pour étudier le texte
soumis à leur appréciation, s'en étaient pour ainsi
dire débarrassés par des placet de complaisance. Lettre
du 7 septembre, citée p. 915, n. 2. Quoi qu'il en soit de
cette insinuation, toujours est-il que l'approbation
fut à peu près complète et unanime.
L'n point, comme il fallait s'y attendre, réveilla
les dissentiments antérieurs : savoir la question du
sacrifice du Christ à la dernière cène. Suivant les
préférences de la majorité, la commission avait intro-
duit dans son premier chapitre l'affirmation de cette
doctrine dans les mêmes termes que nous y lisons main-
tenant. Ce succès ne suffisait pas encore au cardinal
Madruzzo de Trente, qui souhaitait que le verbe
obtulit y fût renforcé des deux compléments pro nobis
et vernm saerificium. Beaucoup de prélats se rallièrent
dans la suite à cet amendement.
Les adversaires furent les mêmes que dans les dis-
cussions précédentes, savoir surtout l'archevêque
de Grenade, les évêques de Braga et de Modène. Au
témoignage de celui-ci, p. 915, n. 2, pour ménager les
opposants, la commission avait repris ailleurs dans
le projet du 6 août, p. 731, la formule mitigée : ut
est palrum (ou plurimorum patrum) sententia et l'avait
appliquée au sacrifice de la cène. Mais les légats au-
raient fait sauter cette parenthèse. Beaucoup de
Pères émirent le vœu qu'elle fût rétablie.
A ce premier objet de discorde un second vint s'ajou-
ter. Le projet contenait un canon 3, qui aggravait le
canon 4 du texte précédent, pour dire que le Christ
avait ■ institué prêtres » ses apôtres par les paroles :
Hoc facite. Contre quoi l'archevêque de Grenade fit
valoir que cette question regardait plutôt le sacrement
de l'ordre, et qu'au surplus elle était fort discutée entre
théologiens. Aussi proposait-il de faire disparaître
ce canon. Son sentiment fut partagé par un bon
nombre d'évêques, notamment ceux de Braga, de
Messine, de Terni, de Ségovie, de Veglia, de Modène,
de Calamon, de Vich, d'Orense, de Léon, d'Ostuni,
de Città San Severo, de Feltre, avec lesquels d'autres
prélats se déclaraient plus ou moins complètement
d'accord. Mais la majorité se montra favorable au
projet tel qu'il était proposé, évidemment le concile
avait hâte d'aboutir.
Outre ces deux problèmes de fond, la séance du
7 septembre fit surgir, comme toujours, des amende-
ments assez nombreux sur divers détails de rédaction.
La plupart furent pris en considération par les commis-
saires, et c'est de là que proviennent les minimes
différences que ce projet présente avec notre texte
actuel. Mais rien ne fut changé sur la question du
sacrifice de la cène, ni sur l'ordination des apôtres.
A la séance du 16, p. 954-956, l'archevêque de
Grenade, soutenu par l'évèque de Braga, essaya d'une
suprême tentative sur ce dernier point. Il attira l'atten-
tion des Pères ;;/, antequam doç/ma fldei constituant,
omnia prius diligenter et mature consideraie velint.
Bappelant, en conséquence, la diversité des opinions
chez les théologiens et les Pèresde l'Église, il demandait
que l'affaire fût remise à la session prochaine, où
elle pourrait être plus amplement débattue. Cette
intervention souleva un gros incident. La majorité
voyait une sorte d'injure à prétendre revenir sur une
question déjà tranchée par le concile; mais l'arche-
vêque de Grenade avait aussi quelques partisans.
Entre les deux groupes s'échangeaient les Cris et les
objurgations ; les Pères avaient quitté leurs places pour
discuter les uns avec les autres ou faire le siège des
légats : ce n'était partout que tumulte et confusion.
Cependant, au milieu de ce que l'évèque de Modène
appelait avec quelque emphase des accidenti terri-
bilissimi, p. 955, n. 1, le cardinal Hosius finit par
obtenir un moment de silence et s'efforça de se
poser en médiateur. Après avoir rappelé à l'ordre
l'assemblée trop houleuse, il essaya de montrer que les
divergences n'étaient, en somme, qu'apparentes. Car
les paroles de la cène donnaient aux apôtres le pou-
voir sur le corps naturel du Christ, tandis que celles qui
suivent la résurrection visaient la juridiction sur
son corps mystique.
Pour tirer au clair cette situation confuse, les légats
demandèrent aux Pères de se prononcer individuelle-
ment. Quelques-uns demandèrent que la question fût
renvoyée; d'autres souhaitaient qu'on usât de formules
moins précises ou qu'on fît état de la distinction
exposée par Hosius. Mais il y eut une grosse majorité
de placet. En conséquence, il fut résolu qu'aucun chan-
gement ne serait fait au texte proposé.
4. Le chapitre des abus. — Dans l'intervalle de ces
délibérations dogmatiques, la commission de sept
prélats nommée pour s'occuper des abus relatifs à la
messe avait poursuivi activement sa tâche. Elle tint
séance les 24, 25, 26, 31 juillet, 5 et 8 août. Ce jour-là,
elle put remettre au cardinal légat Hercule.de Gon-
zague, archevêque de Mantoue, un long mémoire,
p. 916-921, qui fut ensuite résumé en un plus court,
p. 921-924, à la date du 24 ou du 25. Les abus, ramenés
à deux genres principaux, savoir la superstition et
l'avarice, y étaient rangés sous les rubriques suivantes :
de la messe elle-même, du célébrant et des ministres, des
ornements, du lieu, du temps, des assistants.
Toutes sortes d'observations y étaient colligées, qui
donnent un jour assez curieux sur les mœurs de l'épo-
que. Il y est question pour les blâmer de préfaces
apocryphes, de messes sèches ou célébrées plusieurs
fois par jour. On relève l'abus des messes en série fixe
ou qui comportent un nombre déterminé de cierges.
Des prêtres baissent la tête en élevant l'hostie, jusqu'à
empêtrer celle-ci dans leur chevelure, ou risquent de
renverser le calice à force de vouloir le montrer. Aux
paroles et gestes liturgiques ils en ajoutent de leur cru :
les uns célèbrent avec une indécente précipitation, les
autres avec une importune lenteur; il y en a qui
lèchent le patène après la communion ou qui souli-
gnent les paroles de la consécration comme s'ils pré-
tendaient ajouter quelque chose à leur valeur. Les
premières messes sont le prétexte à de véritables
festins et beuveries, les linges trop souvent sales et les
ornements mal tenus. D'autre part, on laisse s'intro-
duire dans l'église des mendiants ou des chasseurs avec
leurs chiens et leurs éperviers. On apporte à l'autel des
cadavres en pleine putréfaction. Nos commissaires se
scandalisent même que les franciscains célèbrent les
pieds et les jambes nus.
Au milieu de ces remarques plus ou moins impor-
1127 ME^SE AU CONCILE DE TRENTE, LE DÉCRET : TENEUR DOGMATIQUE 1128
tantes, apparaissent quelques suggestions appropriées
aux controverses de l'époque. On se demande, p. 918,
s'il ne vaudrait pas mieux réduire le nombre des messes
pour ne pas les avilir et s'il n'y aurait pas lieu de pré-
voir, à la messe solennelle dans les couvents ou les
cathédrales, que quelques-uns des ministres commu-
niassent toujours avec le célébrant.
De ces matériaux réunis pêle-mêle par les commis-
saires fut composé un projet en neuf canons, qui fut
soumis à l'examen des Pères le 10 septembre, p. 926-
928, à la suite du projet sur la réforme générale des
clercs. On y censurait le marchandage des honoraires,
l'inane simulacrum des « messes sèches », la célé-
bration de plusieurs messes par jour, la substitution
de messes votives à la liturgie régulière. En revanche,
on y prescrivait la création par les évêques de fonda-
tions pour les défunts. La messe ne devait être célébrée
que dans un lieu saint, avec des ornements et des
vases sacrés en bon état. On ordonnait aux prêtres
d'avoir à l'autel une tenue décente, de ne pronon-
cer les paroles liturgiques ni trop haut ni trop bas,
et on leur interdisait de faire appel à la musique pro-
fane. Défense spéciale était faite d'admettre à l'église
les excommuniés ou les pécheurs publics.
La discussion de ce projet commença dès le 10,
concurremment avec celle du décret de réforme. Ce
dernier semble avoir absorbé toute l'attention des
Pères, qui se contentent sur l'autre de quelques rares
réflexions, la plupart approbatives. Seul l'évêque de
Veglia avait l'air de regretter qu'on eût si peu retenu
des remarques faites par les commissaires et prenait la
défense des « messes sèches », lorsqu'elles sont inspirées
par la dévotion. P. 932-933. Le vœu le plus intéressant,
parce qu'il devait aboutir, fut relatif à la forme du
décret. Dès le 10, p. 928, l'archevêque de Grenade
souhaitait qu'on le ramenât à « un seul canon général ».
Cette idée fut défendue également le lendemain par
l'évêque de Ségovie, qui remit à cette fin un modèle,
p. 932, dont le décret officiel semble s'être beaucoup
inspiré. L'évêque de Veglia proposa, lui aussi, p. 933,
un semblable contre-projet. Cependant l'évêque de
Funfkirchen tenait à ce que les canons restassent
distincts. P. 935. Mais les avis furent tellement
nombreux et concordants en vue d'une simplifica-
tion plus synthétisée que l'assemblée résolut d'en tenir
compte. Le carme Diego de Léon ne fut pas suivi,
quand il demandait, p. 938, de supprimer toute cette
question des abus.
En conséquence, le 14 septembre, p. 940, un nou-
veau texte fut rédigé, qui reçut des approbations
à peu près unanimes et devint, à quelques légères modi-
fications près, le décret définitif. Les jours qui sui-
virent furent occupés par la difficile question du calice,
et tout fut enfin terminé pour la xxir session, qui
devait avoir lieu le 17.
5. La XXII' session. — Sous la présidence des cinq
légats pontificaux, l'archevêque d'Otrante donna
lecture du décret, suivi des canons, p. 959-962, et les
secrétaires recueillirent le vote individuel des prélats.
Jusqu'en ce moment solennel se manifestèrent les
oppositions dont nous avons rencontré la trace tout
le cours des débats. L'archevêque de Grenade avait,
paraît-il, résolu tout d'abord de ne pas se rendre à la
session; mais il y fut mandé d'office par les légats.
P. 963, n. 5. A l'appel de son nom, il remit un papier
où il s'élevait encore une fois contre le canon 2 relatif
à l'ordination des apôtres, et contre la mention intro-
duite au chapitre premier de l'oblation de la cène.
Cette même double protestation fut également for-
mulée par les évêques de Veglia et de Ségovie. Les
trois évêques d'Orense, d'Ostuni et de Lucques
bornèrent leurs réserves au canon 2. Enfin une objec-
tion spéciale fut adressée par le seul évêque de Ségovie
au canon 3, qui définit que la messe peut s'appliquer
pro peccalis, pœnis, salis/aclionibus et aliis necessi-
tatibus. Pareille extension lui paraissait aussi dange-
reuse que peu justifiée.
Bonne note fut prise de ces diverses protestations,
qui figurent encore aux Actes du concile, p. 963-965.
Mais le décret, auquel l'immense majorité des Pères
était favorable sans restrictions, n'en resta pas moins
acquis.
En même temps fut promulgué le décret sur les
abus en matière de messe. Texte p. 962-963. Une seule
remarque fut formulée à son endroit par l'évêque
de Lavello, p. 464, qui demandait qu'on y exprimât
formellement le droit pour les évêques d'accorder la
permission de l'autel portatif. Il ne fut d'ailleurs pas
tenu compte de cette observation et le texte préparé
par la commission fut adopté tel quel. Un décret de
réforme et un autre destiné à réserver au Souverain
Pontife la difficile question du calice achevèrent les
travaux de la xxne session.
//. doctrine du décret. — Autant fut longue la
préparation du décret sur le sacrifice de la messe,
autant est relativement simple la doctrine dont il
contient la définition.
1° Partie dogmatique. — Son premier et principal
objet est d'affirmer, à rencontre du protestantisme, la
foi catholique au sacrifice des autels. Ce qui devait
amener secondairement quelques explications apolo-
gétiques en réponse aux plus graves des critiques adres-
sées à l'Église par les réformateurs.
1 . Protocole. — Comme dans tous les documents de
ce genre, quelques phrases protocolaires tendent à
énoncer l'intention qui préside à ce décret.
a) Prologue. — Elle ressort en premier lieu des lignes
succinctes qui lui servent de préface.
Sacrosancta œcumenica et Le saint concile œcumé-
generalis Trirlcntina syno- nique et général, régulière-
dus, in Spiritu Sancto legi- ment réuni à 'trente dans
time congregata, priPsiden- l'Esprit-Saint, sous la prési-
tibusin ea eisdem Apostolicae dence des mêmes légats du
Sedis legatis, ut vêtus abso- Siège Apostolique, pour que
luta atque omni ex parte l'ancienne toi et doctrine au
perl'ecta de magno eucha- sujet du grand mystère de
ristiïe mysterio in sancta l'eucharistie soit retenue au
catholica Ecclesia fides atque sein de la sainte Église catho-
doctrina retineatur et in sua lique dans toute sa plénitude
puritate, propulsatis errori- et son absolue perfection,
bus atque haeresibus, con- pour qu'elle y soit maintenue
servetur, de ea quatenus dans sa pureté à rencontre
verum et singulare sacrifi- des erreurs et des hérésies,
cium est.SpiritusSanctiillus- [la voulant aussi envisager]
tratione edocta, hoec quae en tant que véritable et sin-
sequuntur docet, déclarât et gulier sacrifice, instruit par
fidelibus populis prœdicanda les lumières de l'Esprit-Saint,
decernit. enseigne [sur ce point], pu- '
Cavallera, Thésaurus, n. blie et ordonne de prêcher
1800. aux peuples fidèles ce qui
suit.
Ce prologue, qui reproduit textuellement le projet
du 5 septembre, a surtout pour but de rattacher le
présent décret à celui de la xni" session. La notion du
mystère eucharistique ne serait évidemment pas
complète si, après le sacrement, on n'y considérait
encore le sacrifice. Sur ce point, en effet, il y a aussi
« une foi et une doctrine » qu'il s'agit de maintenir
intactes, « des erreurs et des hérésies » auxquelles il
importe de barrer le chemin. Le concile se contente ici
de cette lointaine allusion à la Réforme. C'est à
l'Église qu'il va maintenant s'adresser, au nom du
Saint-Esprit dont il détient l'autorité et reçoit les
lumières.
Fort de ce mandat surnaturel, le concile se propose
d'« enseigner » (docet) et de « publier » (déclarât) ce
qu'un chrétien fidèle doit tenir au sujet de l'eucha-
ristie envisagée comme sacrifice. Ces paroles doivent
1129 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, LE DÉCRET : TENEUR DOGMATIQUE 1130
évidemment être rattachées à ce qui était dit un peu
plus haut de la « foi » à garder et des « hérésies »
à combattre sur le • mystère de l'eucharistie ». Ainsi
la messe est formellement incluse dans ce dépôt
divin dont l'Église sait avoir la garde. La nature de
cet oh et et la teneur des formules employées à son
endroit s'accordent à faire du texte qui va suivre une
solennelle expression du magistère ecclésiastique. En
conséquence, le décret devra servir de norme à la prédi-
cation : cette mesure pratique achève d'en indiquer la
souveraine valeur.
b) Canons. — De ce prologue qui ouvre le décret
il faut rapprocher le c. îx qui le termine en introdui-
sant les canons destinés à lui servir de complément.
Mais parce que, à ren-
contre de cette vieille foi
fondée sur le saint Évangile,
les traditions des apôtres et
la doctrine des saints Pères,
beaucoup d'erreurs ont été
répandues de notre temps,
qu'on voit se produire en
grand nombre toutes sortes
d'enseignements et de dis-
putes, le saint concile, après
avoir mûri cette matière en
de nombreuses et graves
délibérations, d'un accord
unanime, a résolu de con-
damner ce qui s'oppose à
cette très pure foi et sainte
doctrine et de l'éliminer de la
sainte Église par les canons
ci-après.
Quia vero adversus vete-
rem hanc in sacrosancto
Evangelio, apostolorum tra-
ditionibus sanctorumque Pa-
trum doctrina fundatam
fidem hoc tempore multi
disseminati sunt errores,
multaque a multis docentur
atque disputantur, sancta
synodus, post multos gra-
vesque lus de rébus mature
habitos tractatus, unanimi
omnium consensu qure huic
purissinue fidei sacrneque
doctrinse adversantur dam-
nare et a sancta F.cclesia
eliminare per subjectos hos
canones eonstituit.
Denzinger - Bannwart, n.
247 ; Cavallera, Thésaurus,
n. 1095.
Ce texte confirme de tous points l'impression qui
résultait déjà du prologue, savoir que les précédents
chapitres avaient pour but et pour objet de promul-
guer la foi de l'Église. Le concile prend même ici la
peine d'en rappeler expressément les sources : « Évan-
gile », « traditions des Apôtres » — celle-ci est une
addition par rapport au projet du 5 septembre —
« doctrine des Pères ». On ne saurait mieux marquer
que cet exposé doctrinal sur la messe appartient à
la révélation.
Mais cette « foi » est aujourd'hui menacée par une
profusion d' « erreurs » : ce terme plus théologique a été
substitué au mot libelli que portait le texte primitif.
Le contexte oblige à prendre dans le même sens les
« enseignements » et « disputes » dont la mention suit.
Il s'agit évidemment là des polémiques soulevées par
les adversaires, ainsi que des doctrines disséminées
par eux, et non pas du paisible travail des écoles
catholiques.
Après en avoir mûrement délibéré, le concile veut
opposer quelques canons à celles de ces erreurs qui
lui paraissent porter la plus grave atteinte à la foi
de l'Église. Comme dans les autres décrets, nous avons
ici une série de définitions négatives, qui complètent la
doctrine positive des chapitres. Il y a donc lieu de
réunir, pour les éclairer l'une par l'autre, ces deux
parties solidaires d'un même enseignement.
2. Réalité du sacrifice eucharistique. — Tout l'essen-
tiel de la foi catholique sur la messe est indiqué dès
le prologue, quand le concile y affirme sa volonté de
définir qu'elle est un verum et singulare sacrificium.
a) Exposition de la doctrine catholique. — A ce
dogme fondamental sont consacrés le premier chapitre
et les deux premiers canons, c'est-à-dire la partie de
beaucoup la plus substantielle du décret.
Sans nul doute pour mieux marquer la place du
sacrifice eucharistique dans l'économie de la révéla-
tion, le décret débute par quelques lignes de synthèse
dogmatique sur les deux grandes phases du culte reli-
gieux selon le plan divin. L'ancienne Loi n'avait qu'un
sacerdoce imparfait et qui ne pouvait aboutir à la
« consommation ». C'est pourquoi Dieu a voulu lui
substituer le sacerdoce du Christ, seul capable de
parfaire l'œuvre de notre sanctification. Il s'agit d'em-
brasser dans toute sa plénitude cette fonction
sacerdotale du Sauveur. Une seule vaste phrase,
d'une extraordinaire densité, en rappelle, classe et
enchaîne les moments successifs.
Is igiUir Deus et Dominus Ainsi donc, bien que notre
noster, etsi semel seipsum in Dieu et Seigneur dût s'offrir
ara crucis morte intereedente lui-même une seule fois à
Deo Patri oblaturus erat ut Dieu son Père par sa mort
a^ternam illic redemptionem sur l'autel de la croix, en vue
operaretur, quia tamen per d'y réaliser une rédemption
mortem sacerdotium ejus éternelle, cependant, parce
extinguendum non erat, in
cœna novissima, qua nocte
tradebatur, ut dilectse spon-
sae suae Ecclesiœ visibile,
sicut hominum natura exigit,
relinqueret sacrificium, quo
cruentum illud semel in
cruce peragendum repraîsen-
taretur, cjusque memoria in
que son sacerdoce ne devait
pas s'éteindre par la mort, à
la dernière cène, la nuit
même où il était livré, pour
laisser a son épouse bien
aimée l'Église, comme le
réclame la nature humaine,
un sacrifice visible propre à
représenter ce sacrifice san-
finem usque sa-culi permane- glant qui allait s'accomplir
ret, atque illius salutaris
virtus in remissionem eorum
quae a nobis quotidie com-
mittuntur peccatorum appli-
caretur, sacerdotem secun-
dum ordinem Melchisedec
se in seternum constitutum
declarans, corpus et sangui-
nem suum sub speciebus
panis et vini Deo Patri obtu-
lit ac sub earumdem rerum
symbolis apostolis, quos tune
Novi Testamenti sacerdotes
constituebat, ut sumerent
une fois pour toutes sur la
croix, a en prolonger le sou-
venir jusqu'à la fin des siè-
cles, ainsi qu'à en appliquer
la vertu salutaire à la rémis-
sion de nos péchés quotidiens,
se déclarant lui-même comme
prêtre établi pour l'éternité
selon l'ordre de Melchisedec,
il offrit à Dieu son Père son
corps et son sang sous les
espèces du pain et du vin, les
distribua sous ces mêmes
symboles aux Apôtres qu'il
tradidit, et eisdem eorumque établissait alors comme ple-
in sacerdotio successoribus
ut offerrent praecepit per
hsec verba : Hoc facile in
meam commemoralionem, uti
semper Iicclesia catholica
intellexit et docuit.
Denzinger -Bannwart, n.
938; Cavallera, n. 1087.
très du Nouveau 'testament,
et leur donna, à eux ainsi
qu'à leurs successeurs dans
le sacerdoce, l'ordre de les
offrir par ces paroles : Faites
ceci en mémoire de moi,
comme l'Église catholique l'a
toujours compris et enseigné
Quatre thèmes consécutifs forment la charpente de
ce long développement : affirmation du sacrifice
unique de la croix, sa perpétuation dans l'Église par
un rite visible, première oblation du sacrifice eucha-
ristique à la dernière cène, mission donnée aux apôtres
et à leurs successeurs de l'offrir à leur tour. C'est visi-
blement la messe qui en forme le centre, dont le concile
veut exposer ici la signification dogmatique et l'insti-
tution historique.
A la base de tout le dogme du salut, il faut placer
l'oblation sacerdotale du Christ sur la croix. Pour
répondre aux imputations protestantes, le concile ne
manque pas de noter en passant, d'après Hebr.,
îx, 12 et 26, qu'elle devait être unique et son effica-
cité à jamais définitive. C'est en quelques lignes une
ébauche de l'économie rédemptrice sous son aspect
de sacrifice expiatoire, comme ailleurs, sess. vi, c. vu.
Denzinger-Bannwart, n. 799, le concile l'avait pré-
sentée sous son aspect de mérite et de satisfaction.
Bien loin de rester solitaire, le sacrifice de la croix
est destiné, selon les plans de Dieu, à se continuer
sous une forme rituelle dans la famille chrétienne.
De ce fait le concile signale une double raison : raison
christologique, pour établir la perpétuité du sacerdoce
du Christ sur la terre; raison ecclésiologique, pour
donner à l'Église le sacrifice visible dont notre nature
a besoin. A l'occasion de cette dernière sont énumérées
les principales fins qui justifient l'institution du sacri-
fice eucharistique, savoir de « représenter » le sacrifice
1131 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, LE DÉCHET : TENEUR DOGMATIQUE 1132
unique de la croix, d'en perpétuer le souvenir, d'en
appliquer les fruits à nos défaillances de tous les
jours.
Il n'esl pas inutile d'observer que toute cette phi-
losophie de la messe est orientée vers le sacrifice
de la croix, qui reste dans l'Église la seule valeur abso-
lue, celui des autels n'ayant pas d'autre but que d'en
raviver la mémoire et d'en monnayer les effets à notre
profit. Nous retrouverons cette idée au c. n, qui montre
en détail comment le sacrifice de la messe se compose
des mêmes éléments que celui de la croix et lui em-
prunte toute son efficacité.
Le premier acte de cette oblation rituelle remonte
à la cène. Malgré les oppositions que l'on a vu se pro-
duire au cours des discussions préparatoires et s'affir-
mer jusqu'à la dernière heure, le concile a voulu
maintenir la doctrine traditionnelle sur ce point.
« Mais, note très justement Lepin, p. 304-305, eu
égard aux réserves et aux hésitations d'un grand
nombre, on s'abstient de caractériser l'ohlation en
question, et l'on se borne à cette mention très simple :
que le Christ « à la dernière cène, dans la nuit où
il était livré, offrit son corps et son sang, sous les
espèces du pain et du vin, à Dieu son Père ». On remar-
quera que le mot de sacrifice, malgré les instances de
quelques Pères, n'y est même pas prononcé; mais le
verbe obtulit indique très suffisamment la pensée
de l'Église à cet égard.
A propos de cette doctrine, on a parlé d'« imbro-
glio théologique ». F. Chaponnière, art. Messe, dans
Encyclopédie des sciences religieuses, t. ix, p. 108,
qui ne prend d'ailleurs pas la peine de justifier cette
imputation. Sans doute l'auteur pense-t-il à la
difficulté classique de comprendre comment la cène
pouvait être un sacrifice alors que l'immolation
réelle du Christ sur la croix n'avait pas encore eu lieu.
Mais il est aisé de concevoir qu'elle en puisse être l'an-
ticipation, comme nos messes actuelles en sont le
renouvellement.
Cette objection formaliste une fois résolue, l'affirma-
tion conciliaire sur le caractère sacrificiel de la cène
est absolument normale. Du moment que l'offrande
du pain et du vin par le ministère de l'Église constitue
un sacrifice, l'analogie de la foi n'exige-t-elle pas de
reconnaître le même caractère à l'acte par lequel le
Christ a lui-même inauguré ce rite? C'est pourquoi
le concile a voulu que la chaîne des oblations eucha-
ristiques fut expressément soudée à ce tout premier
anneau.
Un léger détail de rédaction distingue ici le texte
définitif de celui qui fut présenté le 5 septembre.
Celui-ci disait, p. 909 : ut se sacerdolem secundum
ordinem Melchisedec in fvternum constitutum osten-
deret et, par là, semblait faire entrer cette intention de
réaliser le sacerdoce typique de Melchisedec dans
les fins primaires de l'institution eucharistique. Au
lieu de trancher ainsi la question de droit, le texte
actuel se contente d'exprimer un fait : sacerdolem
secundum ordinem Melchisedec se... déclarons. Sans
doute les auteurs du décret se sont-ils souvenus des
discussions qui avaient eu lieu sur ce point en 1552,
voir col. 1115, bien que personne ne semble les avoir
réveillées au cours des dernières délibérations.
Ce que le Christ a fait, il a donné aux siens mandat
de le refaire en son nom. Voilà pourquoi, à l'adresse
probablement des réformateurs qui voulaient confon-
dre les deux, le concile tient à séparer la communion
des apôtres de l'ordre qui leur est intimé par ces
paroles : Faites ceci en mémoire de moi. Par où le
renouvellement de la cène devait manifestement
avoir le caractère d'oblation sacrificielle qu'il lui
avait lui-même conféré. En raison de son importance,
cette institution du sacrifice eucharistique est expres-
sément appuyée, après l'Écriture, sur l'autorité de
l'Eglise, qui « l'a toujours ainsi compris et enseigné »,
sans autre précision d'ailleurs que ce rappel indé-
terminé.
Mais comment pourrait-il en être ainsi sans que
les apôtres aient en même temps reçu la dignité
sacerdotale, qui est indispensable pour offrir un sacri-
fice? C'est sans nul doute cette logique qui a fait
introduire ici l'ordination des apôtres et imposé au
concile l'obligation de l'y maintenir, ainsi qu'au
canon 2, en dépit des protestations tenaces que nous
avons vu se produire à ce sujet. Ainsi le texte de l'insti-
tution eucharistique : Hoc facile in meum commemora-
tionem est officiellement interprété comme signifiant
à la fois l'origine du sacrifice et du sacerdoce chré-
tiens.
Cet exposé fondamental est suivi d'une phrase qui
reprend la synthèse dogmatique esquissée au début,
et montre comment cette institution du Christ réalise
l'harmonie des deux Testaments.
Nam, celebrato vetere En elTct, après avoir célé-
Pascha, quod in memoriam
exitus de .Egypto multitudo
filiorum Israël immolabat,
novum instituit Pascha seip-
sum ab Eeclesià per sacer-
dotes sub signis visibilibus
immoiandum in memoriam
transitus sui ex hoc mundo
ad Pat rem.
bré le Pâque ancienne, que la
multitude des enlants d'Is-
raël immolait en mémoire de
la sortie d'Egypte, il a insti-
tué la Pâque nouvelle, savoir
sa propre personne qui devait
être immolée sous des signes
visibles par l'Eglise au
moyen des prêtres en mé-
moire de son passage de ce
monde au Père.
Saint Paul avait présenté le sacrifice de la croix,
I Cor., v, 7, comme la Pâque du chrétien : logiquement
le concile de Trente étend ce même caractère au sacri-
fice de la messe qui en est le renouvellement. Mais ce
qui fait le prix de ce texte, c'est moins l'indication de
ce symbolisme pascal que celle des éléments du sacri-
fice eucharistique, ramassés là en quelques mots sobres
et pleins. « Ce que contient l'exposé doctrinal, note
Lepin, p. 330, c'est moins une définition qu'une des-
cription du sacrifice de la messe. » A tout le moins
cet te « description » est-elle remarquablement complète.
Dans la langue religeuse, sacrifice est synonyme
d'immolation. Mais ce qui caractérise le sacrifice chré-
tien, c'est que la matière en est la personne même
du Christ (seipsum... immoiandum) « sous les signes
visibles » du sacrement : ce dernier trait fut très
heureusement ajouté au texte du 5 septembre. Encore
faut-il que cette mystique réalité devienne nôtre :
c'est pourquoi l'immolation eucharistique se fait,
non pas seulement « au nom de l'Église », Lepin,
p. 329, mais « par l'Église » (ab Ecclesia), qui se sert
pour cela du ministère des prêtres (per sacerdoles).
Difficilement sans doute trouverait-on autre part,
pour exprimer la nature essentielle de la messe, une
formule de si haute et si pure teneur.
Une fois la vérité du sacrifice de la messe ainsi
rattachée à ses sources dogmatiques par l'institution
du Christ, le concile en rappelle brièvement quelques
autres fondements scripturaires, savoir l'oracle de
Malachie, i, 11, et le témoignage de saint Paul dans
I Cor., x, 21. De ce dernier texte le projet du 5 sep-
tembre, p. 910, disait seulement: innuit. Pour faire
droit aux réclamations de quelques Pères, notamment
du cardinal Madruzzo, p. 912, cette affirmation trop
timide fut renforcée de l'adverbe : 7io/i obscure. Enfin
le concile, suivant une exégèse reçue, met la messe
en rapport avec les sacrifices anciens, pour dire
qu'elle en est la « consommation », parce qu'elle ren-
ferme tous les « biens » — ce mot est une addition de la
dernière heure — dont ceux-ci contenaient la figure.
II ne s'agit d'ailleurs là que de rappeler des thèmes
ou textes traditionnels, sans que le concile prétende
1133 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, LE DÉCRET : TENEUR DOGMATIQUE 1134
par là les adopter ou les interpréter officiellement.
b) Condamnation des erreurs protestantes. — A la
doctrine ainsi déduite en tente sérénité il ne restait
plus qu'à joindre la condamnation des erreurs qui la
menacent : c'est l'objet des deux premiers canons.
Can. I. Si quis dixerit in Si quelqu'un (lit que dans
missa ii on offerri Deo veruni la messe n'est pas offert à
et proprium sacriflelum, aut Dieu un vrai et propre sacri-
quod olïerri non sit aliud lice, on que être offert ne
quam nobis Cliristum ad signifie pas autre ebose que
nianducandum dari, A. S. le fait pour le Christ de nous
Denzinger - Bannwart, n. être donné en nourriture,
948 ; Cavallera, n. 1096. qu'il soit anathème.
La première phrase de ce canon ne fait que dégager
la doctrine diffuse dans le chapitre, en affirmant qu'il
y a ici un « sacrifice véritable et proprement dit ».
Formule très suffisante pour exclure la notion d'un
sacrifice métaphorique, translato nomine saerificium,
qui figurait encore nommément dans le projet du
6 août, p. 754, mais a disparu des rédactions subsé-
quentes. En revanche, là où ce texte disait formelle-
ment : missam esse saerificium, le concile a substitué
l'expression plus réservée : in missa offerri... saerificium,
reprise, intentionnellement sans nul doute, du projet
rédigé en 1552. Theiner, t. i, p. 646. C'est évidemment
la même doctrine, mais avec une nuance de subti-
lité qui a probablement sa source dans la diversité des
éléments dont se compose la messe. Le concile n'a
pas voulu dire que tout cet ensemble de prières et de
gestes liturgiques est un verum et proprium saerificium :
il suffit à l'Église que ce « vrai et propre sacrifice »
y soit contenu,' sans qu'il soit besoin de savoir au
juste en quel endroit et même avec la certitude que ce
n'est pas partout. On entendra dans le même sens le
missw saerificium dont il est question aux canons 3 et 4.
A cet énoncé du dogme catholique essentiel le
concile joint la réprobation expresse de l'erreur pro-
testante qui consistait à équiparer sans plus le concept
de sacrifice à celui de communion : ce qui était une
manière d'annuler pratiquement celui-là. Cette phrase
du canon se rattache à la partie du c. i qui marque
la communion des apôtres à la cène, et le précepte de
la renouveler au nom du Christ comme deux actes
distincts et successifs.
Du sacrifice qu'affirme le canon 1, le suivant précise
l'origine :
Can. 2. Si quis dixerit illis Si quelqu'un dit que, par
verbis : Hoc facile in meam ces paroles : Faites ceci en
commemorationcm Cliristum mémoire de moi, le Christ n'a
non instituisse apostolos sa- pas institué ses apôtres
cerdotes, aut non ordinasse prêtres, ou n'a pas disposé
ut ipsi aliique sacerdotes qu'eux-mêmes et les autres
offerrent corpus et sangui- prêtres offrissent son corps et
nem suum, A. S. son sang, qu'il soit anathème.
Denzinger - Bannvvart, n.
949 ; Cavallera, n. 1096.
Ce canon avait essentiellement pour but de con-
damner les protestants, qui déniaient à cette parole du
Christ toute signification à l'égard du sacerdoce et du
sacrifice futurs. On le voit par l'art. 3 proposé aux
théologiens de 1551, Theiner, t. i, p. 602, et par la
question m soumise à ceux de 1562. Ehses, p. 719.
Mais le projet du 6 août, ibid., p. 751, ne portait pas la
phrase : instituisse apostolos sacerdotes, qui fut seule-
ment introduite dans celui du 5 septembre, alors
can. 3, p. 911. Elle était évidemment appelée par la
logique, puisqu'on enseignait que « les apôtres et les
autres prêtres ». apostoli et alii sacerdotes, can. 4, p. 754,
avaient reçu à ce moment-là le pouvoir d'offrir le
corps du Christ. Quelques Pères cependant, comme
on l'a vu, ne croyaient pas opportun de trancher ainsi
en passant une question qu'ils croyaient controversée.
Le concile passa outre à leurs scrupules et maintint
dans le canon 2, aussi bien que dans le c. i, le fait de
l'ordination des apôtres à la cène, qui était indispen-
sable pour sauvegarder la corrélation du sacerdoce et
du sacrifice.
Dans le projet du 5 septembre, l'ordre de nos canons
2 et 3 était interverti. A la dernière minute, on fit
passer du troisième au second rang celui qui visait
l'institution du sacrifice eucharistique, de manière à
ce qu'il fût à la suite immédiate du canon 1er qui en
affirme la réalité. Ce détail de distribution révèle le
souci de faire cadrer l'ordre des canons avec celui des
chapitres. Un avantage logique en est résulté par
surcroît : celui de mieux grouper les enseignements de
l'Église sur la vérité du sacrifice de la messe, qui forme
ainsi très nettement l'unique objet de cette première
section.
3. Nature du sacrifice eucharistique. — Suivant
l'adage: operatio sequilur esse, l'efficacité du sacrifice
de la messe dépend tout à la fois de sa nature en même
temps qu'elle contribue à l'éclairer. C'est pourquoi
ces deux thèmes se mêlent un peu au cours du c. n,
où il n'est pourtant pas impossible de les distinguer.
Et quoniam in divino hoc
sacrificio, quod in missa
peragitur, idem ille Christus
continetur et incruente im-
molatur qui in ara crucis
semel seipsum cruente obtu-
lit, docet sancta synodus
saerificium istud vere pro-
pitiatorium esse... t'na enim
eademque est hostia, idem
nunc oflerêns sacerdotum
ministerio qui seipsum tune
in cruce obtulit, sola offe-
rendi ratione diversa,
Denzinger- Bannwart, n.
!H0 ; Cavallera, n. 1088.
Ht parce que, dans ce
divin sacrifice qui s'accom-
plit à la messe, ce même
Christ est contenu et immolé"
d'une manière non san-
glante, qui s'est offert lui-
même une seule fois sur
l'autel de la croix d'une ma-
nière sanglante, le saint
concile enseigne que ce sacri-
fice est véritablement propi-
tiatoire... C'est, en effet, une
seule et même hostie, et le
même l'offre maintenant par
le ministère des prêtres qui
s'offrit alors lui-même sur la
croix, la seule dilférence
étant dans la manière de
l'offrir.
Comme on le voit, le but du concile est ici d'établir
le caractère propitiatoire de la messe. Mais, pour
en justifier l'affirmation, il est conduit à l'eneadrer de
prémisses dogmatiques sur la nature de ce sacrifice,
dont son efficacité est ensuite la conséquence. Ce thème
était déjà touché au chapitre précédent, où l'on
voit que le Christ, « après s'être offert lui-même une
seule fois, par sa mort, sur l'autel de la croix », offre
ensuite à Dieu le Père « son corps et son sang sous
les espèces du pain et du vin», ordonnant à ses apôtres
d'en faire autant, de sorte que la nouvelle Pàque, c'est
« lui-même immolé par l'Eglise sous des signes visibles
grâce au ministère des prêtres ». Mais ces données sont
ici reprises en vue de les mieux préciser.
L'idée dominante est d'affirmer l'absolue identité
du sacrifice de la messe et du sacrifice de la croix. En
effet, « le même Christ y est contenu » et le concile
d'ajouter un peu plus loin, en reprenant les éléments
constitutifs du sacrifice, qu'il y a dans les deux la
même hostie, una eademque hostia, et le même prêtre,
idem offerens. Toute la différence est dans les moda-
lités accidentelles, dont deux sont spécialement rele-
vées : le sacrifice de la croix fut sanglant, tandis que
celui de la messe ne l'est plus; là c'est le Christ qui
s'offrit en personne, au lieu qu'il s'offre ici » par le
ministère des prêtres ». Ce disant, le concile ne faisait
que reproduire les principes élémentaires de la foi
traditionnelle.
En vain y chercherait-on après cela le moindre essai
de spéculation systématique. L'histoire établit que
les théories futures sur l'essence du sacrifice de la
messe n'existaient pas encore et le concile, en tout cas,
a eu bien garde d'incorporer les ébauches qui en purent
se produire dans son sein. Sans doute y est-il parlé
1135 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, LE DÉCRET : TENEUR DOGMATIQUE 1130
d'hostie, d'immolation et d'oblation. Mais ces termes,
que leur alternance a d'ailleurs tout l'air de rendre
synonymes ou du moins équivalents, n'y prennent
nulle part une précision technique et ne veulent
exprimer que l'idée générale de sacrifice. Le fait est
bien reconnu par F. Kattenbusch, art. Messe, dans
Prolesl. Realencyclopàdie, t. xn, p. 690. Aucune
école n'a donc le droit de s'en prévaloir exclusivement.
« Cette description [du sacrifice de la messe] est
faite des éléments que la tradition et la spéculation
théologique ont le plus constamment reconnus comme
constitutifs de ce sacrifice. » Et si l'on demande « ce
qui fait la vérité de ce sacrifice », le concile s'en tient
à des données communes aussi incontestables qu'in-
contestées. «.C'est d'abord la présence réelle du Christ,
prêtre et victime sur l'autel eucharistique comme sur
la croix. C'est ensuite son oblation, faite actuellement
à Dieu le Père par les prêtres, et par lui-même en la
personne des prêtres, lesquels sont à la fois les ministres
de l'Église et les siens. C'est enfin son immolation,
également actuelle, mais... immolation « non san-
glante », donc simple figure, rappelant l'immolation
réelle qui a été restreinte à la croix. Qu'est-ce à dire?
sinon que le sacrifice de la messe est essentiellement
dans l'oblation qui se fait du Christ, rendu présent
dans l'eucharistie par la consécration, avec commé-
moraison sensible de l'immolation sanglante du Cal-
vaire. » Lepin, p. 330-331.
Sur la nature du sacrifice de la messe, le concile de
Trente ne dépasse pas, en somme, les lignes fonda-
mentales dudogme catholique. Elles dominent encore
aujourd'hui, et sans doute faudrait-il ajouter qu'elles
jugent les systèmes qui s'efforcent de l'interpréter.
4. Valeur du sacrifice eucharistique. — Il reste main-
tenant à suivre la doctrine conciliaire sur la valeur
de la messe, dont les explications précédentes
n'avaient pour but que d'indiquer la raison. Elle se
résume en un seul mot : c'est que le sacrifice eucha-
ristique est « vraiment propitiatoire ».
D'après nos concepts habituels, on aurait pu croire
cette précision superflue : qui dit sacrifice ne dit-il
pas en même temps propitiation ? Le concile ne s'est
pas arrêté à ces considérations de pure théorie. Car il
avait devant les yeux les protestants, qui acceptaient
assez volontiers, à l'exemple de Luther, d'appliquer à
la messe le terme de sacrifice, mais au sens large d'ac-
tion de grâces ou de mémorial du sacrifice de la
croix, réservant à ce dernier la note caractéristique de
propitiation. La première partie du canon 3 vise
nommément ces erreurs :
Si quis dixerit miss;c sacri-
ficium tantum esse laudis
et gratiarum actionis, aut
nudam commemorationem
sacrificii in cruce peracti,
non autem propitiatorium,...
A. S.
Denzinger - Bannwart, n.
n. 9,">0 ; Cavallera, n. 1096.
Si quelqu'un dit que le
sacrifice de la messe est seu-
lement [un sacrifice] de
louange et d'action de grâces
ou une simple commémorai-
son du sacrifice accompli sur
la croix, et non pas [un sa-
crifice] propitiatoire,... qu'il
soit anathème.
Bien entendu, il n'est pas question de refuser à la
messe ces finalités secondaires; mais l'Église tient
qu'on ne doit pas s'en contenter et que, précisément
parce que la messe est le sacrifice même de la croix
renouvelé d'une manière non sanglante, elle possède
le même efficacité propitiatoire que celui-ci.
« C'est sans doute à dessein que le terme de propi-
tiation a été choisi, de préférence à celui d'expiation.
Qui dit « expiation » paraît évoquer l'idée de souffrance
et d'immolation actuelle. L'effet de propitiation peut,
au contraire, plus facilement s'entendre d'un sacrifice
qui, par sa valeur propre et par le simple rappel d'une
immolation expiatrice déjà réalisée, est apte à plaire
à Dieu et à le rendre propice. » Lepin, p. 328.
Toujours est-il que ce terme a paru mériter quelque
explication.
C'est l'objet de la partie centrale du c. n, que
nous avons dû réserver pour en suivre d'abord la
doctrine générale sur la notion du sacrifice eucharis-
tique.
... Docet sancta synodus ... Le saint concile enseigne
sacrificium istud vere propi- que ce sacrifice [de la messe]
tiatorium esse per ipsumque est vraiment propitiatoire et
lieri ut, si cum vero corde et que par lui il se lait que, si
recta lide, cum metu et rêve- avec un cœur sincère et une
rentia, contriti ac prcnitentes foi droite, avec crainte et res-
ad Deum accedamus, mise- pect, contrits et pénitents,
ricordiam consequamur et nous nous approchons de
gratiam inveniamus in auxi- Dieu, nous obtenons miséri-
lio opportuno. Hujus quippe corde et recevons le secours
oblatione placatus Dominus, de la grâce en temps oppor-
gratiam et donum pseniten- tun. Car, apaisé par cette
tise concedens, crimina et oblation, le Seigneur, en nous
peccata etiam ingentia di- accordant la grâce et le don
mittit. de la pénitence, nous remet
Denzinger - Bannwart, n. nos crimes et nos péchés,
n. 940 ; Cavallera, n. 1088. même les plus grands.
On voit ici dans quelles conditions s'exerce la
valeur propitiatoire de la messe. Il en est de subjec-
tives : le concile tient à marquer, que loin d'être en
quelque sorte automatique, elle réclame nos bonnes
dispositions morales et religieuses. Mais il a soin d'en
préciser aussi les conditions objectives : la messe peut
bien aboutir à la rémission des péchés, fussent-ils les
plus graves — ce qui n'est pas autre chose qu'une
explicitation détaillée de sa valeur expiatoire — mais
par un intermédiaire, savoir « la grâce et le don de la
pénitence ». Cette incise, qui manquait encore dans le
texte du 5 septembre, y fut introduite au dernier
moment. Elle a pour but de sauvegarder l'économie
normale de la justification, par rapport à laquelle la
messe ne peut intervenir, un peu comme la prière,
qu'à titre de cause éloignée.
Ce disant, d'après Ad. Harnack, Dogmengeschichtc,
t. m, 4e édit., p. 704, le concile n'aurait fait au sacri-
fice delà messe qu'une « place très modeste »,pour ne
pas. compromettre le rôle prépondérant du baptême
et de la pénitence qu'il ne pouvait abandonner. En
effet, ces deux sacrements sont les seuls moyens de
pardon dont l'Église dispose et jamais l'idée ne lui est
venue que la messe pût leur faire concurrence. Il ne
s'agit pas là de réduire celle-ci à un rang effacé, comme
en désespoir de cause, mais de consacrer le seul que
la foi chrétienne puisse et veuille lui reconnaître.
Encore est-il que la doctrine conciliaire, au juge-
ment du même auteur, ibid., p. 704-705, serait
contradictoire, puisque la messe, qui, d'après le c. i,
a pour but « la rémission des péchés quotidiens », est
ici donnée comme un sacrifice propitiatoire qui peut
effacer même les crimina et peccata ingentia. La con-
tradiction apparaît imaginaire si l'on prend garde que
le c. i a pour but de justifier l'institution du sacri-
fice eucharistique comme continuation de celui de la
croix. Seul celui-ci est proprement rédempteur : la
messe ne fait qu'en appliquer les fruits à la rémission
des fautes dont la croix nous a mérité le pardon.
Dire que ces fautes sont « quotidiennes » n'est pas
laisser entendre qu'elles sont nécessairement légères,
mais bien qu'elles se reproduisent fréquemment mal-
gré la grâce initiale de la rédemption. Grandes ou
petites, le c. n précise que la messe peut contribuer
à nous en obtenir la rémission par les grâces ac-
tuelles dont elle est la source.
Même ainsi entendue, cette valeur propitiatoire du
sacrifice eucharistique pourrait avoir l'air de porter
atteinte à la valeur absolue du sacrifice de la croix.
C'était du moins l'accusation des protestants : le
concile l'écarté d'un seul mot rapide, en rappelant
! L37 MESSE Al CONCILE DE TRENTE, LE DÉCRET : TENEUR DOGMATIQUE 1138
que la messe, loin de nuire à la croix, tient d'elle toute
son efficacité :
C.ujus quidcm oblationis De cette oblation san-
Craentse, inquam, fructus per glante, dis- je, nous recevons
liane incruentam uberrime en abondance les fruits au
percipiuntur. Tantum abest moyen de l'ohlation non san-
ut 1II1 per liane quovis modo plante. Tant s'en laut que
derogetur. celle-ci fasse en aucune façon
tort a celle-là.
A cette partie du chapitre se rattache le canon 4,
Denzinger-Bannwart, n. 951, et Cavallera, n. 1096,
où est condamnée l'erreur des protestants, qui affec-
tent de voir dans le sacrifice de la messe « un blas-
phème, contre le très saint sacrifice accompli par le
Christ sur la croix « ou un moyen de lui porter
dommage. -Mais ici le concile ne se restreint plus
aux fruits de la messe et n'indique pas le lien intime
qui la relie au sacrifice du Calvaire. Le canon n'ajoute
rien à la doctrine du chapitre : il demande, au con-
traire, à être expliqué et commenté par elle.
11 ne restait plus au concile qu'à énoncer les prin-
cipaux effets du sacrifice de la messe. Une seule phrase,
dont les éléments remontent jusqu'au premier ques-
tionnaire de 1551, Theiner, 1. 1, p. 602, affirme qu'il est
applicable ■ aux péchés, peines, satisfactions ou autres
nécessités des vivants » et pareillement profitable au
défunts. La même doctrine est reprise, à peu près dans
les mêmes termes, à la fin du canon 3, Denzinger-
Bannwart, n. 950, et Cavallera, n. 1096, qui la fait
précéder de quelques mots — ramenés ici du canon
1, où ils figuraient da«s le texte de septembre
— ■ pour dire, à rencontre des protestants, que
l'oblation eucharistique ne profite pas « uniquement
à celui qui la reçoit par la communion ». Pour le
commentaire, voir Fruits de la messe, t. vi,
col. 933-936.
Du moment que la messe est un véritable sacrifice,
l'Église ne pouvait pas ne pas lui reconnaître, toujours
par application du sacrifice de la croix, cette valeur
propitiatoire qui est le principal bienfait que l'huma-
nité religieuse ait cherché dans cette institution, et
la communion des saints prescrivait d'en étendre le
profit aux morts non moins qu'aux vivants.
5. Modalités du sacrifice eucharistique. — Tant de
calomnies avaient été déversées par les protestants
sur la doctrine catholique de la messe, et la manière
dont elle était pratiquée par l'Église que le concile
a voulu redresser tout au moins les principales. A
cette apologétique sont consacrés les c. iii-vm et les
canons 5-9 du décret. Denzinger-Bannwart, n. 941-
946, 952-956; Cavallera, Thésaurus, n. 1089-1094,
1096.
a) Messes en l'honneur des saints. — Si « l'Église
a coutume de célébrer parfois quelques messes en
l'honneur et mémoire des saints, elle enseigne que ce
n'est pourtant pas à eux que le sacrifice est offert,
mais à Dieu seul qui les a couronnés » (c. m).
Le canon 5 ajoute que ces messes ont pour but,
en même temps que d'honorer les saints, d' « obtenir
leur intercession auprès de Dieu ». C'est pourquoi
l'anathème est lancé contre qui traiterait cette pra-
tique d' ■ imposture ». Il n'est pas douteux, en effet,
que la doctrine catholique et la liturgie qui en est
l'expression n'excluent jusqu'à la possibilité de cette
idolâtrie dont se scandalisent les protestants. Le cha-
pitre primitif disait en outre que, par cet hommage,
l'Église entend recommander les saints à notre imi-
tation. Ces mots ont été supprimés, sans cloute comme
n'étant pas ad rem.
b) Canon de la messe. — Non contents de s'attaquer
au sacrifice eucharistique en général, les réformateurs
avaient criblé de leurs critiques le canon de la messe,
et n'y voulaient voir qu'un tissu d'erreurs et d'impié-
tés. C'est pourquoi le concile en prend tout spéciale-
ment la défense (c. iv).
S'il a été institué par l'Église - le complément
chronologique « depuis plusieurs siècles » est une
addition au texte du 5 septembre c'est pour
assurer la digne célébration de cet auguste sacrifice.
Non seulement il est « pur de toute erreur », mais il
respire la sainteté et la piété. Alors que le projet pri-
mitif s'arrêtait là, le texte actuel continue pour jus-
tifier son assertion : « Il se compose, en effet, soit
des paroles mêmes du Seigneur, soit de traditions
apostoliques et de pieuses institutions des souverains
pontifes. » En conséquence, le canon 6 frappe d'ana-
thème ceux qui, sous prétexte qu'il contiendrait des
erreurs — le projet du 6 août portait : erroribus
scatere, qui fut adouci, dans celui du 5 septem-
bre, en errores conlin«re — en réclament l'abroga-
tion.
c) Cérémonies de la messe. — Plus encore que le
canon, les cérémonies de la liturgie catholique avaient
le don de provoquer les sarcasmes de la Réforme.
Là-contre le concile en montre le bien fondé dans « la
nature humaine, qui a besoin de secours extérieurs
■ pour s'élever à la méditation des choses divines »
(c. v). C'est pourquoi il se plaît à en faire remonter
l'origine jusqu'à « l'enseignement et à la tradition des
apôtres ». L'Église y reste fidèle pour rehausser la
majesté du saint sacrifice et, par ces signes visibles,
exciter les âmes à la contemplation des sublimes réa-
lités qu'il contient. D'où l'anathème porté au canon 7
contre la formule de Luther qui dénonçait, dans tous
ces gestes et pratiques, irritabula impietalis magis
quam officia pietatis. A quoi il faut joindre la première
proposition du canon 9, qui interdit de « condamner le
rite de l'Église romaine en vertu duquel une partie
du canon et les paroles de la consécration doivent se
dire à voix basse ». L'Église ne pouvait que défendre
les prescriptions liturgiques que l'usage avait fini
par consacrer.
d) Messes privées. — Luther, on le sait, était tout
d'abord parti en guerre contre les messes privées.
Depuis, la Réforme officielle affectait de s'opposer uni-
quement à cet usage, au nom de la tradition primitive
et des fins du sacrifice qui exigeraient la commu-
nion des fidèles. Le concile s'explique à ce sujet
au c. vi.
On souhaiterait certes que tous les assistants com-
muniassent à chaque messe. Non solum spirituali
affeclu sed sacramentali etiam eucharisliie perceptione
est une précision significative, ajoutée au premier
projet, en vue de dissiper toutes les équivoques sur
le rôle normal de la communion dans l'ensemble du
sacrifice chrétien. Mais les messes où le prêtre esi
seul à communier, loin d'être condamnables, méri-
tent, au contraire, toute approbation. Car, au lieu
d'être des « messes privées », illœ quoque missœ vere
communes censeri debent. Deux circonstances leur
assurent ce caractère, savoir la communion spirituelle
du peuple et le rôle du ministre, qui sacri lie. non pas
en son nom seul, mais au nom de tous. Il y a donc lieu
de condamner (can. 8) ceux qui les tiennent pour
« illicites » et prétendent les supprimer.
De cet enseignement on retiendra l'insistance que
met l'Église à unir le sacrifice et la communion dans
l'économie de son culte aussi bien que de sa foi. C'est
évidemment sur les mêmes règles que les fidèles doi-
vent modeler leur dévotion.
e) Mélange d'eau dans le vin du sacrifice. — Au
c. vu, le concile rappelle que l'Église ordonne aux
prêtres de mêler un peu d'eau au vin du calice. Cette
pratique était déjà longuement justifiée 'dans le
décret aux Arméniens, Denzinger-Bannwart, n. 698 :
les Pères de Trente en résument les arguments, mais
1139 MESSE AU CONCILE DE TRENTE, PARTIE DISCIPLINAIRE 1140
sans recourir à l'autorité des Fausses Décrétâtes. I, 'in-
tention de l'Église est de rester par là fidèle à ce qu'on
croit être l'exemple du Seigneur; puis de commémorer
le symbolisme de l'eau qui jaillit de son côté avec le
sang sous la lance du soldat, Joan., xix, 14; enfin
d'affirmer l'union des fidèles du Christ, en vertu du
symbolisme des eaux énoncé dans Apoc, xvn, 1 et 15.
Dans le canon 9, la dernière phrase condamne ceux
qui désavoueraient cette pratique « comme contraire
à l'institution du Christ ».
/) Langue de la messe. — Enfin le c. vin règle la
question alors brûlante de la langue liturgique. « Bien
que la messe contienne de grands enseignements pour
le peuple fidèle, il n'a pas paru expédient aux Pères
qu'elle fût célébrée couramment en langue vulgaire. »
Le concile réserve d'ailleurs expressément à cet égard
les anciens rites qui ont reçu l'approbation de l'Église
romaine. Pour répondre aux besoins des fidèles —
et cette préoccupation se comprend d'elle-même, sans
qu'il soit besoin d'y voir, avec Ad. Harnack, Dogmen-
geschichie, t. ni, 4e édit., p. 705, « une certaine influence
de la Réforme » — il impose aux pasteurs d'âmes
l'obligation de lire et d'expliquer de temps en
temps, « surtout aux dimanches et fêtes », l'une ou '
l'autre des prières liturgiques.
Après avoir ainsi réglé la question pratique, le
concile, au canon 9, porte l'anathème contre qui-
conque dirait que « la messe doit être célébrée uni-
quement en langue vulgaire ». Pareille assertion serait,
en effet, un intolérable désaveu infligé à sa conduite
séculaire.
Cette justification de la discipline et de la liturgie
catholiques complètent la synthèse doctrinale conte-
nue dans les deux premiers chapitres du décret. En
une matière qui touche de si près à l'ordre de la
vie réelle et où la Réforme multipliait les insinuations
et les attaques, le concile de Trente a mis le même
soin à exposer la doctrine de l'Église, et à montrer
que sa pratique officielle n'avait rien qui autorisât
le reproche d'oublier ou de ternir la foi dont elle fait
profession.
2° Partie disciplinaire. — En même temps que
cette constitution dogmatique, le concile publiait un
Deere tum de observandis cl evi tandis in celebratione mis-
sitrum. Texte dans Elises, p. 962-963. C'était l'abou-
tissement de l'enquête menée sur ces « abus » dont la
Réforme faisait tant d'état, et contre lesquels l'Eglise
n'avait pas moins à cœur de se prémunir.
1. Prologue. — Quelques phrases préliminaires
énoncent les principes dont le concile entend s'inspirer.
A la sublimité de la foi catholique doit évidemment
répondre une religion en conséquence.
»
Quanta cura adhibenda sit Quel soin il faut apporter à
ut sacrosanctum missae sacri- ce que le saint sacrifice de la
Gcium omni religionis cultu messe soit célébré avec toute
ac veneratione celebretur, la religion et le respect pos-
quivis facile existimare pote- siblcs, celui-là peut aisément
rit qui cogitavit maledictum le concevoir qui a pensé que
in sacris iitteris eum vocari maudit est appelé dans les
qui lacit opus Dei negligenter saintes Lettres celui qui
(.1er., xlviii, 10). Quod si accomplit l'œuvre de Dieu
necessario iatemur nullum avec négligence. Si donc nous,
aliud opus adeo sanctum ac reconnaissons nécessaire-
divinum a Christi fidelibus ment qu'aucune autre œuvre
tractari posse quam hoc ne peut être faite par les
tremendum mysterium, quo chrétiens qui soit aussi sainte
vivifica illa hostia qua Deo et divine que ce redoutable
Pat ri reconciliati suinus in mystère, où cette hostie vivi-
altari per sacerdotes quoti- fiante par laquelle nous
die immolatur, satis etiam avons été réconciliés avec
apparet omnem operam et Dieu le Père est immolée
diligenliam in eo ponendam tous les jours sur l'autel par
esse ut quam maxima fieri les prêtres, il apparaît sulli-
potest interiori cordis nuindi- samment qu'il faut mettre
tia et puritate atque exte- toute son application et dili-
rioris devotionis ac pietatis gence à ce qu'elle soit accom-
specie peragatur. plie avec le maximum de
propreté et de pureté inté-
rieures dans le cœur et de
dévotion extérieure et de
piété au dehors.
Mais force est bien de reconnaître que cet idéal ne
fut pas toujours réalisé et que des désordres se sont
introduits qui ne conviennent pas à la dignité d'un si
auguste sacrifice. A ces maux le concile veut éner-
giquement porter remède.
t't et debitus honor et En vue de rendre à Dieu
cultus ad Dei gloriam et fide- l'honneur et le culte qui lui
lis populi a>dificationem res- sont dus pour sa gloire et
tituatur, decernit sancta pour l'édification du peuple
synodus ut ordinarii locorum fidèle, le saint concile décrète
episcopi ea omnia prohibere que les évoques ordinaires
atque e medio tollere sedulo des lieux aient soigneuse-
curent ac teneantur, quae ment cure et soient tenus
vel avaritia, idolorum servi- d'interdire et de faire dispa-
tus, vel irreverentia, quae ab raître tout ce que l'avarice;
impietate vix sejuncta esse qui est le service des idoles,
potest, vel superstitio, verae ou l'irrévérence, qui est à
pietatis falsa imitatrix, in- peine séparable de l'impiété,
duxit. ou la superstition, qui est la
fausse imitatrice de la vraie
piété, ont introduit.
Le concile compte donc sur la vigilance des Ordi-
naires immédiatement responsables. Ils sont avertis
et sommés de prendre les mesures nécessaires pour
rétablir le culte de Dieu dans sa pureté, en corrigeant
tous les désordres qui peuvent lui porter atteinte. Les
dispositions qui vont suivre ne veulent être que des
directives données aux évêques dans l'œuvre qui
leur incombe, et en vue de laquelle le concile ne pré-
tend que les stimuler.
2. Dispositif. — Suivant le plan logique proposé,
le 11 septembre, par l'évêque de Ségovie, Martin Perez
de Avala, les abus dénoncés par le concile sont rame-
nés à trois chefs principaux : avarice, irrévérence, su-
perstition, dont chacun reçoit ensuite un bref déve-
loppement. Car il s'agit ici de suggestions plutôt que
de longues énumérations qui ne sauraient être com-
plètes.
Au titre de l'avarice, on interdira les salaires et
pactes de toutes sortes exigés pro missis novis cele-
brandis. Il résulte du travail fourni par les commis-
saires, p. 918 et 922, que le concile entend prohiber
ici un abus très spécial, savoir la coutume qu'avaient
certains évêques et chapitres, de prélever une espèce
d'impôt sur les premières messes. De même il faut
arrêter ces demandes trop instantes d'honoraires, qui
finissent par être exactiones potius quam poslulaliones,
et, d'une manière générale, tout ce qui sentirait la
simonie ou l'amour excessif de l'argent.
Pour éviter l'irrévérence, on n'autorisera pas à
célébrer les prêtres vagabonds et inconnus; on ne
laissera pas servir à l'autel ou assister au saint sacrifice
les pécheurs publics et notoires. Les prêtres ne pour-
ront pas célébrer dans les maisons particulières, mais
seulement dans les locaux désignés par les Ordinaires et
visités par eux. Encore devront-ils attendre aupa-
ravant que l'assistance ait manifesté le recueillement
et la piété convenables. On évitera dans les églises les
musiques ou chants lascifs, les actions profanes de
toutes sortes, les entretiens inutiles, les promenades,
les bruits et les clameurs. Car la « maison de Dieu »
doit toujours être et paraître une « maison de
prières. »
En vue de couper court à la superstition, des mesu-
res seront prises, avec sanctions à l'appui, pour que les
prêtres ne célèbrent qu'aux heures voulues et n'in-
troduisent pas dans la messe d'autres cérémonies et
prières que celles qui sont approuvées par l'Église. On
11,1
MESSE AU CONCILE DE TRENTE, PORTÉE DU DÉCRET
1142
écartera donc le déplorable usage des messes ou des
cierges eu nombre fixe, en ayant soin d'enseigner au
peuple quel est et d'où provient le fruit du saint
sacrifice. Les fidèles seront également avertis d'aller
souvent à leur paroisse, au moins les jours de diman-
che et de fêtes.
Ces dispositions se terminent par une clause juri-
dique qui en indique à nouveau le sens, et donne aux
évëques pleins pouvoirs pour y ajouter toutes celles
qu'il jugeront utiles :
Ha?c igitur oninia, quae Toutes les mesures qui
summatim enumerata sont, viennent d'être ici sommai-
omnibus locorum Ordinariis renient énumérées sont pro-
ita proponuntur ut non so- posées aux Ordinaires respec-
lum ea ipsa, sed queecumque tifs de telle sorte que, non
alia hue pertinere visa fue- seulement pour elles mais
rint, ipsi pro data sibi a sacro- pour toutes celles qui leur pa-
sancta synodo potestate ac raîtront tendre à la même
etiam ut delegati Sedis fin, en vertu du pouvoir qui
iVpostolicœ prohiberait, man- leur est accordé par le saint
dent, corrigant, statuant concile et aussi comme délé-
atque ad ea inviolate ser- gués du Siège apostolique, ils
vanda censuris ecclesiasticis puissent interdire, ordonner,
aliisque pœnis, quoe illorum corriger, décider et, pour les
arbitrio constituentur, fide- faire observer inviolable-
leiD populum compellant. ment, porter des censures ou
Non obstantibus privilegiis, autres peines ecclésiastiques
exemptionibus, appellationi- à leur discrétion en vue d'y
bus et consuetudinibus qui-
buscumque.
contraindre le peuple fidèle.
Ce nonobstant tous privi-
lèges, exemptions, appels et
coutumes, quels qu'ils soient^
Si, par le détail des mesures qu'elle prend ou autorise
à prendre, cette partie pratique de la xxne session
intéresse l'histoire des institutions et du droit, on
voit aussi combien elle est étroitement coordonnée à
la partie doctrinale, puisqu'il ne s'agit dans celle-là
que d'assurer au sacrifice eucharistique, proclamé
comme un dogme de l'Église parcelle-ci, le respect
qui lui est dû. Tout en ayant l'air de ne s'en prendre
qu'à des abus, c'est à la doctrine même de la messe
que la Réforme s'était attaquée. Après avoir tout
d'abord, comme il convenait, donné à sa foi tradition-
nelle le rempart d'une définition contre ses ennemis
du dehors, l'Église a pris également soin de la pro-
téger contre les désordres qui pouvaient la menacer du
dedans.
3° Portée de l'œuvre conciliaire. — Malgré l'œuvre de
loyale réforme que le concile de Trente s'est préoccupé
d'accomplir, on ne pouvait s'attendre à ce que son
effort eût raison des préjugés que la passion polémique
de ses adversaires avaient élevés à la hauteur d'un
dogme. C'est pourquoi, aussi bien que dans la Confes-
sion d'Augsbourg, le papisticum missse sacrificium est
réprouvé dans la Formule de Concorde (1578). Epilome,
vu. 2, dans J.-T. Muller, Die symbol. Bûcher, p. 542.
Cf. Sol. decl.. vu, 109, ibid., p. 671 : Reprobamus et
damnamus etiam omnes alios ponti/icios abusas hujus
sacramenti, imprimis vero abominalionem sacrificii
missse pro vivis et defunctis.
C'est pourquoi les controversistes postérieurs n'ont
pas cessé de reprendre les vieux griefs de Luther contre
la messe catholique. Voir par exemple Chemnitz,
Examen conc. Trid., pars IIa, édit. de Genève, 1641,
p. 332-369, qui suit pas à pas le décret de la xxne
session pour établir la ponlificiœ missie abominalio ;
J. Gehrard, Confeseio eatholica, 1. II, pars IIa, a. xv,
édit. de Francfort, 1679, p. 1200-1250. Si les célèbres
I.ini theologici de celui-ci n'ont rien sur la messe, leur
dernier éditeur, J. Fr. Cotta, a eu bien soin de com-
bler cette lacune. Voir Loc. theol., t. x, Tubinguc,
1770, Suppl., p. 446-459. Fn regard de ces diverses
attaques, le meilleur spécimen de la controverse
catholique est encore constitué par les deux livres de
Bellarmin, De sacriflcio missse, dans Opéra omnia
édit. Vives, Paris, 1872, t. iv, p. 296-434, qui suivent
l'ordre même de concile de Trente.
Généralement moins agressive de forme, l'opposi-
tion de la Réforme reste aujourd'hui encore tout
aussi résolue au fond. Voici, pour ne citer qu'un seul
exemple, le jugement formulé par un des plus modérés
parmi les historiens protestants du dogme, R. Seeberg,
Dogmengeschichle, t. iv b, p. 797 : « Tous les artifices
d'exégèse et de dialectique ne sauraient pourtant
dissimuler que la messe est, dans l'ensemble de la
doctrine chrétienne, un corps étranger. Cette con-
science explique la polémique implacable des réfor-
mateurs contre ce morceau de la tradition ecclésias-
tique. » Et c'est assez dire l'effort qui s'impose- aux
théologiens catholiques pour défendre, sur le double
terrain de la synthèse dogmatique et de l'histoire, la
foi dont le concile de Trente a promulgué la solennelle
expression.
D'autre part, le dogme du sacrifice de la messe
soulève toutes sortes de questions théologiques sur
ses éléments, sa nature et ses effets. Elles ne se posèrent
jamais plus clairement qu'après la définition dogma-
tique : comme toujours, après avoir affirmé la foi, il
s'agissait de l'expliquer. « Il aurait fallu des volumes
pour résoudre tous les problèmes touchés par la sco-
lastique à ce sujet sans être résolus en formules nettes»,
Ad. Harnack, Dogmengeschichle, t. ni, 4° édit., p. 704,
et l'auteur semble reprocher aux Pères de Trente
d'avoir négligé cette tâche. C'est confondre le rôle
du magistère et celui de la théologie. Il appartient
à l'autorité de fixer la tradition authentique de
l'Église, à l'École d'en entreprendre l'analyse et d'en
tenter la systématisation.
Au concile de Trente l'Église doit la promulgation
officielle, contre les négations protestantes, de cette
croyance au sacrifice eucharistique dont elle avait
paisiblement vécu jusque-là. Mais un effort restait à
faire pour en élaborer la théorie, effort d'autant plus
intense que la matière était ici plus complexe et
plus discutée. A cette œuvre, dont la tradition four-
nissait tout au plus les matériaux, allaient désor-
mais s'adonner les théologiens postérieurs.-
Kn l'absence de toute monographie, constatée par
O. ScheeL art. Opfer, dans Die Religion in der Gegentnart
und der (leschichte, t. iv, Tubinguc, 1913, col. 975, il ne
reste, pour connaître les positions de la Réforme au sujet
de la messe et de la définition que le concile de Trente lui
opposa, qu'à consulter les indications, ici particulièrement
rapides et naturellement fort tendancieuses, qui sont conte-
nues dans les histoires générales du dogme. Les plus utiles
sont : Ad. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 4" édit.,
t. III, Tubingue, 1910 ; F. Lools, Leit/aden 711111 Sludium
der Dogmengeschichle, 1" édit., Halle, 1906; H. Seeberg,
Lehrbuch der Dogmengeschichle, t. iv, en deux parties, Leip-
zig, 1917 et 1920. Quelques brels renseignements sont égale-
ment fournis par F. Katlcnhusch, art. Messe, dans Reulcn-
cyclopàdie fur protestantische Théologie und Kirche, t. xn,
Leipzig, 1903, p. 690-694, et F. Chaponnière, art. Messe,
dans Encgclopédie des sciences religieuses, t. IX, Paris, 1880,
p. 107-109.
Il n'existe pas davantage de monographie catholique.
Mais cette période est assez largement traitée dans les
ouvrages qui ont retracé ['histoire de la systématisation
théologique en la matière : H. I.âmmer, Die uortridentinisch-
kathohsche Théologie, Berlin, 1858 ; Fr. Renz, Die Gesehi-
chte des Messopfer-Begriffs, Frisingue, t.n, 1902, p. 1-176;
M. Lepin, L'idée du sacrifice de lu messe d'après les théolo-
giens, Paris, H121"), p. 241-331. Les" uns et les autres doivent
d'ailleurs être complètes par le recours aux actes de la
x\ir session du concile île I rente, publiés par Et, Flises,
Concilium Tridenlinum, t. vm : Actorum purs l'\ Fribourg-
en-B., 1919. Étude sommaire de ces derniers par P. Jon-
glas, Die Lehre des Konztls von Trient Ùber das heilige
Messopjer, dans Ronner /cilsehri/l /tir Théologie und
Seelsorge, 1925, t. 11, p. 193-212.
J. Rivière.
1143
MESSE D'APRÈS LES THÉOLOGIENS
1144
V. LA MESSE CHEZ LES THÉOLOGIENS
POSTÉRIEURS AU CONCILE DE TRENTE. —
ESSENCE ET EFFICACITÉ. — L'existence du
sacrifice de la messe est une vérité de foi consacrée
par Ja définition du concile de Trente. Bien que les
théologiens postérieurs au concile reprennent à la base
de leurs traités du sacrifice de la messe la démons-
tration de l'existence de ce sacrifice, à l'aide des
preuves tirées de l'Écriture et des Pères, nous n'avons
pas à reproduire ici leurs démonstrations dont on
trouvera les matériaux abondamment rassemblés
dans les articles précédents.
La théologie catholique, en effet, est définitivement
constituée sur ce point; le progrès s'affirme désor-
mais dans le domaine des opinions. Il s'agit de savoir,
non plus si la messe est le sacrifice de la Loi nouvelle,
mais comment la messe peut renfermer un sacrifice.
La plupart des théologiens traitent le problème en
deux temps. Tout d'abord, ils établissent que l'es-
sence du sacrifice réside dans la consécration. Ensuite
ils cherchent à expliquer comment et sous quel aspect
la consécration réalise l'action sacrificielle. Cette
méthode peut et même doit être retenue en principe,
à condition qu'on fasse précéder la discussion ainsi
conduite de l'exposé intégral et loyal des systèmes.
Dans l'esprit des théologiens qui ont étudié l'essence du
sacrifice eucharistique, le choix de telle ou telle partie
de la messe comme élément constitutif du sacrifice
implique souvent déjà la solution de la deuxième
question. A commencer par rejeter en bloc tous les
systèmes qui ne se rallient pas au choix de la seule
consécration, on s'expose à méconnaître et à mutiler
des opinions qu'on a le droit de ne pas admettre, que
peut-être même on a le devoir de rejeter, mais qu'il
faut étudier objectivement.
On observera toutefois que dans la multitude et la
divergence des opinions, un grand nombre d'explica-
tions présentent entre elles de réelles affinités. Il n'est
donc pas impossible de les grouper par catégories.
C'est ce que les théologiens ont fait de tous temps.
C'est ce que nous ferons ici, nous rencontrant en cela
avec le catalogue très complet que M. Lepin a dressé
dans son bel ouvrage, L'idée du sacrifice de la messe,
Paris, 1926. Pour quelques théologiens, dont il nous
a paru utile de rapporter l'avis, nous avons comblé
les rares lacunes que présente ce travail; mais
plus souvent nous avons cru devoir passer sous
silence des noms aujourd'hui parfaitement oubliés
et sans intérêt réel.
I. Principes directifs adoptés pour la classification
des opinions. IL Première conception générale : la
messe, sacrifice en raison d'un acte représentatif du
sacrifice de la croix (col. 1145). III. Deuxième concep-
tion générale : la messe, sacrifice en raison d'un chan-
gement apporté dans la matière offerte ou dans la
victime (col. 1168). IV. Troisième conception générale :
la messe, sacrifice en raison de l'oblation, faite à
l'autel, du sacrifice passé de Jésus-Christ (col. 1192).
V. Critique des systèmes et essai de synthèse théo-
logique (col. 1246). VI. Efficacité du sacrifice eucha-
ristique (col. 1289).
I. Principes de classification des opinions. —
D'une manière générale, la théologie catholique
postérieure au concile de Trente accepte la formule
de saint Thomas relative au sacrifice. Le Docteur
angélique, on le sait, distingue le sacrifice de la
simple oblation : Sacrificium proprie dicitur quando
circa res Deo oblatas, aliquid fit... Unde omne sacri-
ficium est oblatio, sed non converlitur. Sum. theol.,
Ila-II!E, q. lxxxv, a. 3, ad 3,,m. Les termes dont
se sert saint Thomas pour exprimer la différence spé-
cifique (sacrifice) par rapport au genre (oblation)
sont vagues à dessein : circa res Deo oblatas aliquid
fit, Cette imprécision permet une grande liberté.
Quelques auteurs se contentent de reprendre les
termes du Docteur angélique, sans y rien ajouter.
En ce qui concerne le sacrifice eucharistique, cet aliquid
pourrait n'être et n'est, en réalité, qu'un rite expressif
symbolique, représentatif, mystique. D'autres enten-
dent cet aliquid circa res d'une immutaiion réelle,
affectant la matière offerte. L'initiateur de cette pré-
cision théologique paraît être Ruard Tapper (t 1559).
qui écrit : Sacrificium proprie dictum... fit quando id
quod ofjerlur intrinsecus afficitur aliqua qualilate vel
nova dispositione. Explicatio arliculorum... a. 16, dans
Opéra, Cologne, 1582, t. n, p. 233. Cf. Lepin, op. cit.,
p. 731-732. Cette idée d'immutation réelle, accentuée
dans le sens de la destruction de la victime par Gas-
pard Casai, lequel invoque l'autorité de la Somme,
IIIa, q. xlviii, a. 8; par Jean Hessels et par François
Torrès, entre désormais dans la définition classique
du sacrifice et reçoit la consécration des plus grands
théologiens de l'époque : Suarez, Hellarmin, Vasquez,
Grégoire de Valencia, P. Ledesma. Ce dernier auteur
donne même la définition de Bellarmin comme reflétant
la doctrine commune. Voici cette définition, qui est
comme le type classique sur lequel se modèlent les
autres : Sacrificium est oblatio externa jacta soli Deo,
qua, ad agnilionem humanœ infirmilalis et professionem
divinse majestatis, a legitimo ministro res aliqua sensi-
bilis et permanens ritu mysiico consecralur et trans-
mutatur. Le rite « mystique », loin d'être exclusif
d'une transmutation physique, la suppose et l'implique.
De missa, 1. V, c. n, dans Opéra, éd. Vives, Paris, 1872,
t. iv. p. 300.
Le grand nombre des théologiens accepte, dans la
définition du sacrifice, l'idée d'une transmutation,
voire d'une destruction de la victime. Mais beaucoup,
pour ne pas dire la plupart, se refusent à appliquer
à l'adorable victime de l'autel le concept de transmu-
tation, d'immolation, de destruction réelles. Ils ne
retiennent, dans leur explication, qu'une immolation
mystique, représentative de l'immolation sanglante
de la croix. Et par là, ils rejoignent en vérité les
théologiens interprétant le terme aliquid circa res
oblatas dans le sens d'une simple action mystique
autour de la chose offerte. Nous sommes donc en face
de deux grands courants : le premier se refuse à
admettre, dans le sacrifice eucharistique, une immu-
tation réelle ou physique de la victime; le second veut
trouver, soit dans la matière du sacrifice, soit dans la
victime elle-même, un changement réel, une immu-
tation, une sorte de destruction s'ajoutant à l'immo-
lation mystique pour constituer l'action proprement
sacrificielle. Toutefois immolation purement mystique,
immutation mystique doublée d'une sorte d'immu-
tation réelle, ces deux tendances retiennent encore
l'élément immolation réalisée à l'autel même comme
le constitutif du sacrifice de la messe. En regard
de ce concept du sacrifice-immolation, et sans doute
en raison des difficultés qu'on y trouve et des objec-
tions qu'il soulève, un certain nombre de théologiens
proposent une autre explication, fondée sur le concept
du sacrifice-oblation, dans lequel l'immolation mys-
tique de l'autel, pure représentation sensible du.
sacrifice de la croix, joue le rôle de simple condition:
l'essence du sacrifice résidant dans l'oblation elle-
même que Jésus a faite depuis son incarnation de sa
vie, de sa mort, et de ses mérites.
Encore que ces courants et tendances ne sauraient
présenter — on le verra par la suite — des explica-
tions adéquatement distinctes de l'essence du sacrifice
de la messe, et qu'on ne puisse retenir d'une façon
exclusive aucun d'entre eux, ils constituent un mode
de classification commode, auquel, pour plus de clarté,
il convient de s'arrêter.
1145
MESSE, THÉORIE DU SACRIFICE REPRÉSENTATIF
L146
II. — Première conception générale : la messe,
SACRIFICE EN RAISON D'UN ACTE REPRÉSENTATIF DU
SACRIFICE DE LA CROIX. - /. FOJi V CLKS ENCORE
u£yÊR.iLES. — 1» Rite de la fraction. — Melchior
Cano (t 15(50) reconnaît que la consécration appar-
tient essentiellement au sacrifice eucharistique. Seule,
en effet, elle réalise la chose offerte à Dieu. L'oblation
qui suit ( ,l 'nde et manores) est également indispensable,
car tout sacrifice implique l'offrande. Mais, puisque
d'après saint Thomas, à l'offrande doit s'ajouter, pour
constituer le sacrifice une certaine action (aliquid)
exercée à l'égard des choses offertes, il faut chercher
en quoi consiste cette action : Ejus verba non obscura
surit, écrit Cano, sacri/icium proprie dici cum circa
res oblatas aliquid fit. Quam rem. illo eliam confirmât, ut
quum panis frangitur et comeditur. L'exemple apporté
par saint Thomas, « le pain qu'on rompt et qu'on
mange », suggère à Cano la solution suivante : le rite
accompli par le prêtre après le Pater, lorsqu'il rompt
l'hostie consacrée et en détache une parcelle qu'il
mélange au précieux sang paraît bien représenter le
corps du Christ brisé sur la croix. La fraction est donc
le rite symbolique, spécifiquement constitutif du sacri-
fice. Sans doute, la consécration et l'oblation sont
nécessaires au sacrifice eucharistique... Bien plus, la
communion elle-même achève de perfectionner ce
sacrifice, moins parce qu'elle détruit la victime que
parce qu'elle est, surtout en ce qui concerne l'espèce
du vin, représentative du sang répandu au Calvaire.
Aussi, la « consomption » des espèces constitue-t-elle
l'achèvement du sacrifice. Seule, cependant, la frac-
tion de l'hostie constitue le rite mystique qui ajoute
le caractère sacrificiel à l'oblation du corps et du
sang du Christ à la messe. De locis, 1. XII, c. xm.
Prise dans son intégrité, la théorie de .Melchior Cano
lui est restée personnelle. .La place qu'il accorde à la
fraction de l'hostie dans le sacrifice n'est plus agréée
par aucun théologien moderne. Estius et Grégoire de
Valencia feront mention de la fraction comme d'un
élément sacrificiel à la messe; mais ils ne le considé-
reront pas comme acte distinct de la consécration.
2° Rite de la communion. — Dominique Soto
(t 1560) abandonne la considération de la fraction.
Le sacrifice de la messe étant, avant tout, l'offrande de
Jésus-Christ à son Père, suppose comme fondement
la présence réelle parla consécration et implique l'obla-
tion du corps et du sang consacrés. Mais consécration
et oblation ne suffisent pas. L'aliquid circa res oblatas
n'existe pas encore. Retenant, lui aussi, l'un des exem-
ples proposés par saint Thomas : « pain béni, rompu
et mangé », D. Sota insiste sur la manducation. La
communion lui paraît constituer l'élément proprement
sacrificiel de la messe; seule, en effet, elle réalise par-
faitement la représentation de l'immolation du Christ.
In IVum Sent., dist. VIII, q. n, a. 1.
Qu'on remarque le point de vue exact de Soto.
Xous entendrons, certes, d'autres théologiens placer
dans la communion, soit l'essence, soit une partie
essentielle du sacrifice eucharistique. Mais l'identi-
fication de leur opinion avec celle de Soto n'est pas
possible. Ces autres théologiens — tel, par exemple,
Bcllarmin — considèrent la communion comme un
acte tendant de soi à la destruction de la victime.
Soto considère simplement la communion comme un
rite représentatif de la passion et de la mort du Sau-
veur sur la croix et, à ce titre, apportant à l'oblation
de la messe, un caractère spécifiquement sacrificiel.
D'après M. Lepin, on trouve un écho de l'opinion
de Soto dans les Méditations du P. Louis du Pont
(t 162-1) : « En ce sacrement, Jésus-Christ luy-mesmc
représente sa mort et sépulture, quand il est mangé et
divisé avec les dents et quand il est avalé dans l'esto-
mach, en souvenir de ce qu'il fut haché et deschiré des
! dents de ses persécuteurs et engloutiz de la mort qu'I-
le rangea dans le tombeau, t Méditations des mys-
tères de nostre saincte foy, Paris, 1610, part. VI,
médit, xil, 3» point, t. n, p. 652. On rencontre
des pensées analogues chez le P. Colon, Institution
catholique, Paris, 1610, c. l, t. n, p. 1233. Cf. Lepin,
op. cil., p. 351.
3° Rite de la double consécration. — Quelles que
soient leurs préférences pour les systèmes particuliers,
la plupart des théologiens catholiques considèrent la
double consécration comme l'acte essentiel du sacri-
fice eucharistique. Nous étudierons le développement
de cette doctrine, d'abord chez ceux qui, fidèles à la
conception traditionnelle des anciens scolastiques ne
voient dans le sacrifice eucharistique qu'une repré-
sentation du sacrifice du Calvaire, immolant mysti-
quement Jésus-Christ. En général, ces théologiens
restent fidèles à l'explication de Cajétan, voir col. 1 109,
et se contentent de la développer ou de l'interpréter.
Mais les interprétations accusent souvent des diver-
gences accentuées et donnent naissance à des systèmes
différents. Relevons ici ceux qui, les premiers d'ailleurs
selon l'ordre chronologique, se tiennent encore dans
des généralités et n'accusent pas encore de système
bien déterminé. Disons qu'ils proposent, comme raison
du sacrifice eucharistique, la séparation sacramentelle
du corps et du sang, symbolisant la mort réelle du Christ
sur la croix.
1. Salmeron (f 1586) définit le sacrifice : Actio
mystica, a Deo instiluta, et per ejus sacerdotem minis-
trata, rem sensibilem Deo soli sacrum faciens, atque
ei offerens, ad fructus... percipiendos. Comment, in
evang. hislor..., Madrid, 1601, tract, xxix. Pour lui,
la consécration seule réalise l'action mystique, consti-
tutive du sacrifice. En effet, dès l'instant que le pain
et le vin sont consacrés, le Christ existe sur l'autel à
titre de victime, eo ipso quod fit consecratio, Chrislus
immolatitio modo (remarquons l'expression empruntée
à Cajétan) ibi existit. Et voici la solution du problème :
« Le sacrifice de l'autel, en soi, ne consiste pas dans
le changement qui donne au Christ le mode d'être
sacramentel, mais dans ce fait que le Christ s'y trouve
à la façon d'une victime immolée, non pas simplement
dans sa présence sacramentelle, mais dans cette pré-
sence sacramentellement divisée par la différence des
espèces. Le Christ est immolé, parce qu'il existe sous
des espèces différentes... Dans la consécration est
réalisée l'action mystique qui sacrifie le Christ véri-
tablement... Il n'est pas nécessaire d'ailleurs que la
mort réelle de la victime intervienne dans tout sacri-
fice : le Christ s'offre présentement dans le ciel et il
s'est. offert pendant toute sa vie mortelle, et cela
citra mortem... Mais, même en admettant que la mort
de la victime soit de l'essence du sacrifice, elle ne
manque pas dans l'eucharistie, puisqu'elle s'est pro-
duite antérieurement, à la croix... Certains théolo-
giens résolvent la difficulté en disant que, par la force •
des paroles, la consécration sépare le corps du sang,
et que la mort devrait s'ensuivre, si la loi de conco-
mitance naturelle ne s'y opposait. (Salmeron, fait
ici allusion à l'explication fournie au concile de Trente
par Cuesta, évêque de Léon, voir col. 1124.) Mais cette
réponse n'ajoute rien de nouveau à ce qu'on a déjà
répondu : la séparation n'est qu'apparente et repré-
sentative. Ce qu'il faudrait plutôt dire, c'est que la
mort d'une victime vivante et animée, offerte à Dieu
sous son espèce propre, doit être effective et réelle
pour qu'existe le sacrifice; mais il n'en est plus de
même ■ quand la victime immolée est offerte sous une
espèce d'emprunt, sub aliéna specie, inanimée et
dépourvue de vie, comme le Christ l'est sous l'espèce
du pain, et surtout si la victime offerte sous l'espèce
d'emprunt, ne peut être capable d'immolation réelle-
1147 MESSE, LE' SACRIFICE REPRÉSE NT ATIF : LES PRÉCURSEURS 1148
et de mort. Ainsi en est-il, en ellet, du Christ toujours
immortel...» Ibid., tract, xxxi.
2. Salmeron interprète largement la pensée de saint
Thomas touchant l'action sacrificielle : uliquid circa
res oblatas. D'autres auteurs tiennent pour la nécessité
d'une immutation réelle et physique, qui cependant,
en ce qui concerne la messe, adoptent la thèse de
l'immolation purement représentative dans la sépa-
ration sacramentelle.
Pierre de Ledesma, O. P. (f 1616), présente la défi-
nition de Bcllarmin comme le reflet de la doctrine
communément admise. Et cependant, il recourt à
l'immolation figurative, résultant de la double consé-
cration. Il rappelle d'abord que « l'hostie consacrée est
offerte, avec une certaine immutation, par le prêtre...
et que plusieurs autres rites sacrés sont exercés autour
des espèces eucharistiques ». Mais, quand il s'agit de
rendre raison de l'élément proprement sacrificiel,
il ne parle pas d'autre manière que Salmeron. « Le
Christ s'est offert à son Père sur la croix d'une façon
douloureuse et sanglante. Sur l'autel, il s'offre, non
pas en souffrant réellement, mais d'une façon non
sanglante. Son sang n'est pas réellement séparé de son
•corps, sinon par mode de représentation et de signe,
marquant (par la séparation sacramentelle) la sépara-
tion réelle qui s'est effectuée à la croix entre le corps
■et le sang. » Theologia moralis, Cologne, 1630, Trac-
tatus de auguslissimo eucharistie sacramento, c. xvn.
3. C'est encore dans le même sens que Guillaume
Allen (f 1594) développe son explication. Ce théolo-
gien définit le sacrifice : Exhibitio seu oblatio alicujus
rei sensibilis per aliquam ejus rei confeetionem, con-
versionem aut mutationem, ipsi Deo, ad nature tributum
persolvendum, in agnitionem supremi in nos dominii
summique beneficii, facta. Opus aureum : de sacra-
mentis in génère, de eucharistie sacramento, de
sacrificio eucharistie, Douai, 1693, 1, II, tit. i, c. i,
p. 508. Mais, lorsqu'il doit appliquer la notion du
sacrifice à la messe, il en parle comme Ledesma, comme
Salmeron. fl conçoit, non une immutation physique
de la victime, mais une simple immolation sacramen-
telle, rappelant le modum immolai itium de Cajétan.
Dans la consécration seule se trouve toute l'essence
du sacrifice. Allen avait écrit au c. xm, p. 554, cette
phrase significative : In eorum duorum, hoc est carnis
et sanguinis separatione... consistil vis hujus mysterii,
ut in eo solo cernatur dominice passionis reprseseniatio.
Ainsi donc, « ce n'est que sacramentellement que les
parties de l'humanité de Jésus, corps et sang, sont
séparées et, à l'instar d'un corps mort, peuvent être
mangées, portées, touchées, rompues, répandues ».
Id., ibtd.
4. Jacques de Bay (t 1618) propose, lui aussi, sa
définition du sacrifice. Oblatio facta Deo per immula-
tionem alicujus rei, in signum légitime institution
divine excellentie et reverentie. Ou bien encore :
Oblatio externa, per rei alicujus sensibilis immuta-
tionem, immédiate Deo in ejus supremi dominii
nostreque subjectionis pro/essionem, facta. De ven.
eucharistie sacram. et sacrif., Paris, 1626, 1. III, c. n.
La messe est un sacrifice parce que « le Christ impassi-
ble y daigne souffrir et être immolé derechef d'une
manière sacramentelle et non sanglante, en tant que
son corps est placé par Dieu sur l'autel, vraiment et
réellement, mais séparément, sous l'espèce du pain
et sous l'espèce du vin, et que son sang, par une consé-
cration distincte, est placé sous l'espèce du vin. Car
cette séparation du corps et du sang sous des espèces
propres à la nourriture, et au breuvage constitue une
oblation vraie et réelle du Christ et un renouvelle-
ment non sanglant de la passion. » Ibid., c. xv. II
y a donc ici figure d'immolation réelle: Vi verborum
consecrationis ipse Christus exhibetur incruento ritu
disseetus, muctatus, et ad cibum polumque idoneus, ac
proinde incruente immolalus... En somme, malgré l'allu-
sion à la destruction de la victime (destruction toute
figurative dans la théorie de Bay), nous sommes encore
en face de l'explication de Salmeron; sous les espèces
d'emprunt, l'immolation de la victime ne saurait
être que mystique et figurative.
5. Estius (t 1613) demeure dans le même sillage,
tout au moins dans son Commentaire sur les Sentences
et dans celui sur la Première Épître aux Corinthiens.
Il définit le sacrifice : Oblatio rei externa in agnitionem
divine majeslalis nimmique dominii, certo ritu, cum
ipsius rei immulatione facta. In I Vum Sent. , disp. XXII,
§ 12, Douai, 1616, p. 167. Bien que l'immutation de
la chose offerte entre dans la notion qu'il retient du
sacrifice, il adopte, en ce qui concerne la messe,
l'interprétation large du texte de saint Thomas :
aliquid circa res oblatas. « L'offrande du Christ à la
messe sous les espèces du pain et du vin doit être
appelée sacrifice, à cause de certaines actions qui sont
faites à son égard, et dont la première et la principale
est la consécration. » Pourquoi la consécration est-elle
l'élément principal du sacrifice? Parce que, répond
Estius, « par la consécration nous obtenons la repré-
sentation du Christ sur la croix, en tant que le corps
et le sang sont consacrés séparément, ou même l'un
sans l'autre. » Bemarquons en passant l'hypothèse du
sacrifice réalisé dans la consécration sous une seule
espèce.
Sur ce point particulier il s'explique nettement dans
le commentaire sur I Cor., xi, 26 : « Bien que la repré-
sentation de la mort du Seigneur soit plus expressive
dans les deux espèces sacramentelles séparées, elle
existe d'une façon suffisante, si l'espèce du pain est
présentée sans l'espèce du vin; le corps du Seigneur y
apparaît en effet exsangue, et, en cela, réside assez
clairement une représentation de la mort du Calvaire. »
Dans le commentaire du f. 24, il admet que la frac-
tion soit aussi, conjointement avec la consécration, une
représentation du sacrifice sanglant et, partant, qu'elle
constitue un élément secondaire, mais réel, du sacri-
fice. Cf. In IVam Sent., loc. cit.
Dans son Commentaire sur l'Épitre aux Hébreux,
Estius semble rapporter l'action du Christ dans l'eu-
charistie au sacrifice éternel qu'il offre dans le ciel.
Voir plus loin, col. 1194.
6. Il faut passer rapidement sur un certain nombre
de théologiens et d'auteurs spirituels qui s'en tiennent
à l'affirmation générale de la représentation sacra-
mentelle du sacrifice sanglant. Citons, d'après M.Lepin,
op. cit., p. 450 sq. : Denys Petau, S. J. (t 1682),
Theologica dogmata, De incarnatione Vcrbi, Bar-le-
Duc, 1867, 1. XII, c. xn, n. 3, 6; c. xiv, n. 5, 14-15;
François de Harley, archevêque de Bouen (f 1653),
La manière de bien entendre la messe de paroisse,
Paris, 1685, p. 162; P. Laymann, S. J. (t 1664),
Theologia moralis, Lyon, 1703, 1. V, tract, v, c. i,
n. 1; Louis Mairat, S. J. (t 1664), Disputationes in
Sum. S. Thome, Paris, 1633, disp. XXXV f, sect. iv.
Mais il faut faire une place à part, en raison de sa
haute valeur théologique, à Jean de Saint-Thomas,
O. P. (t Î644), qui clôt dignement la série des auteurs
qui s'en tiennent encore à la formule générale de l'im-
molation mystique constituée par la séparation sacra-
mentelle du corps et du sang. C'est dans son Cursus
théologiens, au commentaire de la IIIa, q. lxxxiii,
disp. XXXII, à la fin de l'a. 2, n. 40, que ce théologien
expose in qua actione consistit sacrificium eucharistie
in quantum sacrificium. Après avoir rapporté diverses
opinions, qu'il critique, il prend position et opte pour
la consécration seule. « Je dis que la raison essentielle
du sacrifice consiste dans la consécration considérée
non absolument, mais en tant qu'elle sépare sacra-
1149
MESSE, LE SACRIFICE REPRÉSENTATIF : VASQUEZ
1150
mentelleniciit et mystiquement le sang d'avec le
corps. C'est pourquoi le sacrifice requiert essentielle-
ment la consécration sous les deux espèces. (Remar-
quons ici l'opinion de la nécessité de la double consé-
cration.) Les autres actions, et surtout la communion,
peuvent appartenir à l'essence du sacrifice subsidiai-
renient ou indirectement, de connotato et in obliquo,
ou tout au moins à l'intégrité du sacrifice, parce que
cette participation et communion à la victime est
voulue comme une conséquence du sacrifice eucha-
ristique, i Et quelle est la raison formelle du sacri-
fice dans la consécration? Et pourquoi la consécra-
tion seule appartient-elle à l'essence du sacrifice?
C'est : « parce que ce sacrifice est le même que le
sacrifice de la croix, seule la manière de l'offrir est
différente, comme l'enseigne le concile de Trente.
11 faut donc que ce sacrifice soit accompli par le
prêtre tenant la place de la personne même du Christ,
■de telle sorte que le Christ soit le prêtre principal, et
que les prêtres soient simplement ses ministres et ses
causes instrumentales. Donc, cette action constituera
le sacrifice, dans laquelle se rencontreront les deux
conditions suivantes : tout d'abord, cette action devra
d'une façon parfaite et expresse représenter l'effusion
du sang du Christ, effusion sanglante sur la croix,
sacramentelle et mystique dans la séparation sacra-
mentelle; ensuite, elle devra essentiellement être faite
au nom du Christ. Or, ces conditions ne sont réalisées
dans aucune autre action que dans la consécration,
considérée comme on a dit... »
//. THÉORIES particulières. — 1» Théorie dite
de Vasque: : La consécration représentative de l'immo-
lation réelle du Calvaire et sacrifice relatif. — 1. Vas-
quez, S. J. (t 1004), est bien dans la ligne doctrinale
qu'on vient de tracer.
S'il accepte la définition des recentiores (c'est-à-dire
Bellarmin et Suarez), son originalité consiste d'abord
à déclarer nettement que cette définition ne saurait
être appliquée au sacrifice eucharistique. Dans l'eu-
charistie, en effet, aucune immutation réelle. La com-
munion n'est ni de l'essence, ni partie essentielle ou
même intégrale du sacrifice. Nous n'avons pas à suivre
ici Vasqnez dans sa polémique, souvent fort juste,
contre les thèses adverses : retenons qu'après avoir
critiqué Suarez (lequel, dans sa définition du sacrifice,
accueille l'idée d'une immutation réelle et, sui non
memor, dans l'explication du sacrifice de la messe,
déclare que cette immutation n'est nullement requise),
Yasquez maintient que l' immutation ou même la
destruction réelle est requise dans tout sacrifice, en
tant que le sacrifice a pour but de signifier la toute-
puissance de Dieu, auteur de la vie et de la mort,
arbitre souverain de l'existence ou de la non-existence
des êtres. In Ill*m part. Sum. S. Thomse, Lyon, 1631,
disp. CCXX, c. n, n. 15; c. m, n. 18-24. Bien plus, le
sacrifice matériellement considéré consiste, non dans
l'offrande de la matière soumise à l'immutation, mais
dans Yacte même de l'immutation; formellement,
le sacrifice ne sera que la marque de notre reconnais-
sance du souverain domaine de Dieu donnée par
l'immutation de la chose offerte, nota existens in rc
qua pro/ilcmur Deum auclorcm vitœ et mords. Ibid.,
n. 25.
Et cependant, comme ses devanciers, Vasquez
confesse que le sacrifice eucharistique fait exception
au principe de l'immutation réelle; à la messe, le
Christ demeure inchangé. Pourquoi cette exception?
C'est ici que Vasquez apporte une explication nouvelle
qui fait l'originalité de sa thèse. Il distingue deux sortes
de sacrifices : i le sacrifice absolu, qui n'est pas commé-
moratif d'un autre, et le sacrifice relatif ou commémo-
ratif, dont le seul exemple que nous ayons est, d'ail-
. leurs, le sacrifice de l'autel. Et, bien qu'en ce sacrilice
ne se produise aucune immutation de la chose offerte,
on y trouve cependant la signification essentielle au
sacrifice, la marque, le signe, nota existais in re, de
notre reconnaissance de la toute-puissance divine, tout
comme dans le sacrilice absolu, et ainsi au sacrilice
relatif convient formellement le caractère sacrificiel,
aussi bien qu'au sacrifice sanglant et absolu. » Ibid..
n. 26.
Ce n'est pas tout. Au c. vm, n. 66, Vasquez fait une
remarque capitale : « II faut observer, dit-il, que dans
le sacrifice commémoratif qui est appelé en toute
vérité et propriété sacrifice, il ne serait pas suffisant
de trouver un simple signe de la mort d'une victime,
si ce signe ne contenait pas réellement la victime même
dont est représentée la mort. Sans la présence de cette
victime, il ne serait pas possible d'affirmer que, sous
la représentation de sa mort, elle est offerte en sacri-
fice, ni que le sacrifice commémoratif est un vrai
sacrifice; il faudrait plutôt y voir un simple signe, une
simple représentation du sacrifice. Il faut donc que
la victime, dont est représentée la mort, soit elle-même
le signe de sa mort. Par exemple s'il fallait tenir pour
vraie la doctrine hérétique qui nie la présence réelle
du corps et du sang du Christ sous les espèces du
pain et du vin, et si la substance du pain et du vin
existait encore après la consécration, la messe pour-
rait bien représenter la mort du Christ, mais on ne
saurait affirmer que le Christ y est offert réellement
en sacrifice. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est qu'il
y est offert d'une manière figurative, et que son immo-
lation comme sa mort y sont simplement en image ou
représentation. » Disp. CCXXÎI, c. vin, n. 66. « Lors
donc que nous disons que la raison formelle du sacri-
fice exige l'immutation de la chose offerte, il faut
comprendre que cette chose est affectée d'une immu-
tation, sinon dans le sacrifice relatif, du moins dans le
sacrifice absolu. Dans le sacrifice relatif, en effet, il
suffit de commémorer l'immutation survenue autre-
fois dans la chose offerte, de façon que ce mémorial
marque vraiment la toute-puissance de Dieu sur la
vie comme sur la mort. En ce qui concerne l'eucha-
ristie, il suffira donc de commémorer la passion et la
mort du Sauveur, vraiment et réellement présent
sur l'autel, pour qu'il y ait véritablement immolation
et sacrifice. » Ibid., n. 67.
En fonction de cette théorie, Vasquez place l'essence
du sacrifice « dans la seule consécration et de telle
sorte qu'aucune autre action n'appartienne même à
son intégrité ». C. v, n. 30. La consécration seule
constitue l'essence du sacrifice, « en tant que par elle
se trouve réalisée sur l'autel, par le corps et le sang
du Christ consacrés, une représentation du sacrifice
sanglant jadis offert sur la croix ». C. vu, n. 57.
Suit l'explication traditionnelle, que nous connaissons
déjà, avec l'accent mis sur la représentation de la
mort du Calvaire par la séparation sacramentelle
du corps et du sang. Disp. CCXXIII, c. iv, n. 37;
cf. disp. CCXXII, c. ix. n. 97. Et ici Vasquez esquisse
une explication que nous retrouverons poussée plus
avant chez les partisans de l'immolation virtuelle :
les paroles de la consécration sont la cause elficiente
de la séparation figurative et du sacrifice; elles jouent
le rôle du glaive qui met à mort la victime. I )isp. CCXX 1 1.
c. ix, n. 42. A ce compte, le sacrifice n'existe que si
la consécration sous les deux espèces est réalisée.
C. v, n. 30.
On le voit, deux parts sont à faire dans la théorie
vasquézienne ; dans l'une, l'auteur ne fait que recueillir
les éléments traditionnels de la représentation du
sacrilice sanglant de la croix par la séparation sacra-
mentelle du corps et du sang; dans l'autre, il introduit
des éléments nouveaux en vue de résoudre la diffi-
culté posée par l'élément sacrificiel de l'immutation
1151
MESSE, L'IMMOLATION VIRTUELLE : LESSIUS
1152
dans un sacrifice' où la victime demeure sans change-
ment. On pourra trouver plus ou moins heureuse la
solution du sacrifice purement relatif, contenant la
victime même du sacrifice absolu dont il est la repré-
sentation figurative; on devra reconnaître cependant
que cette solution répond à une préoccupation théolo-
gique très légitime.
2. Les disciples. ■ — Nous citerons brièvement quel-
ques noms, renvoyant pour plus de détails à l'ou-
vrage de M. Lepin : François Véron (f 1649), dans sa
Règle de la Foy catholique, Paris, 1(540 (éditée en latin
dans le Cursus theologicus de Migne, t. i), c. n, § 14;
C. Roncaglia (t 1737), Universel moralis theologia,
Vienne, 1736, tract. XVIII, q. n, c. i; et, au xix"
siècle, Perrone, B. de Welte, et, dans une certaine
mesure, doni Souben.
a) Le P. Perrone, S. J. (t 1876), après avoir rappelé
la définition commune du sacrifice, reconnaît que
cette définition ne plaît pas à tous les théologiens.
Personnellement, il accepte volontiers la position de
Vasquez et résume ainsi sa pensée : « Nous avons
déclaré que l'eucharistie est un sacrifice relatif ou
commémoratif. Or, deux éléments sont requis et
suffisent pour constituer la raison formelle d'un tel
sacrifice : la présence réelle du Christ dans l'eucha-
ristie, la représentation de la mort de Jésus-Christ,
en témoignage de la toute-puissance de Dieu, maître
de la vie et de la mort. Le premier point a été prouvé
contre les sacramentaires et personne, parmi nos
adversaires, ne peut révoquer en doute le second;
car tous les protestants non seulement concèdent,
mais affirment eux-mêmes que la consécration sous
un double symbole, pain et vin, faite séparément
signifie la séparation réelle du corps et du sang qui
s'est produite à la mort du Christ. De plus, cette repré-
sentation et, par conséquent, cette relation à l'immo-
lation faite en la croix, étant intrinsèque à la consécra-
tion, la consécration possède intrinsèquement par elle
la raison formelle d'un sacrifice véritable et propre. »
Preelect. theologicss : de eucharistia,pars posterior, n. 244.
b) Dans le Dictionnaire encyclopédique de la théologie
catholique, trad. par Gôschler, Paris, 1870, B. de Welte,
(t 1885) reprend la thèse de Vasquez. « La messe,
dit-il, « n'est pas un sacrifice absolu, mais un sacrifice
relatif, c'est-à-dire que dans chaque messe ce n'est
pas un autre Christ qui est offert, un autre Christ qui
est mis à mort et sacrifié à Dieu; c'est le même Christ
qui est immolé, c'est celui-là même qui s'est un jour
olïert sur la croix; le mode seul du sacrifice est diffé-
rent, le sacrifice est le même... D'après l'opinion des
meilleurs théologiens, la mulatio rei n'est exigée que
dans le sacrifice absolu et non dans le sacrifice relatif,
comme l'est celui de la messe. Du reste, l'immolation
de la victime, mactatio victimse, est au moins symbo-
liquement représentée par le changement du pain et
du vin, par les doubles espèces et la double forme de
la consécration. » Art. Messe, t. xv, p. 10, 15.
c) Dom Souben exposant les trois thèses de Vasquez,
de Suarez et de De Lugo s'arrête avec complaisance
sur la première, ne formulant à son endroit aucune
critique et, au contraire, résumant les trois raisons
pour lesquelles cette théorie lui semble acceptable :
elle satisfait à la notion générale du sacrifice; elle
résout de la manière la plus satisfaisante le problème
de la commémoraison de la passion du Sauveur;
et très naturellement elle explique ainsi pourquoi la
consécration sous les deux espèces est de droit positif
et sans dispense possible. Enfin, elle place l'essence
du sacrifice eucharistique au moment et au seul
moment où le prêtre humain cesse d'être l'interprète
de l'Église et s'approprie les paroles du Sauveur.
Nouvelle théologie dogmatique, t. vu, Les sacrements,
I, Paris, 1907, p. 134-135.
Parmi de plus récents disciples de Vasquez, M. Lepin,
p. 601-606, cite H. Lesêtre (t 1914) dans son livre
La foi catholique, Paris, 1911, c. xxm, n. 3; le P. Lebre-
ton, dans le Diction, apolog. de la foi catholique,
art. Eucharistie, t. i, col. 1582-15X3 ; Gotzmann, Das
eucharislisrhe Opfer nach der Lehre der àltern Scho-
lastik (catalogué, à tort semble-t-il, par M. Lamiroy
parmi les disciples de Suarez), Fribourg-en-B., 1901,
p. 91; Schcpens, S. J., Comment la messe est-elle un
sacrifice? dans la Nouvelle revue théologique, 1907,
p. 491.
3. De la théorie vasquézienne, il faut rapprocher
l'explication mise en relief récemment par Mgr Cogh-
lan, De ss. eucharislia, Dublin, 1913, p. 466, et celle
que propose le Dr Adalbert Sanda, Synopsis théolo-
gies dogmatiese specialis, t. n, Fribourg-en-B., 1922,
§ 294, n. 5 : « Le sacrifice sanglant de la croix est dit
absolu, parce qu'il ne dépend d'aucun autre; il
possède en propre sa matière éloignée et prochaine
ainsi que sa forme. L'acte d'oblation, que le Christ
en croix posa lui-même, avait été immédiatement,
précédé de l'immolation du corps du Christ, c'est-à-
dire des blessures dont la suite nécessaire et prochaine
devait être la mort. Le sacrifice de la messe est dit
relatif parce qu'il emprunte au sacrifice de la croix
non seulement la victime, mais encore l'immolation,
à laquelle il rapporte, d'une manière non sanglante,
la victime aujourd'hui ressuscitée. Le Christ placé
sous les espèces séparées devient à la messe l'expression
objective de l'intention juridiquement inhérente à
l'acte d'oblation, intention qui se propose de transfé-
rer au souverain domaine de Dieu le Christ lui-même,
comme s'il était encore immolé sur la croix. Et cette
intention appartient à l'acte sacerdotal par lequel le
prêtre, énonçant la formule consécratoire, demande
au nom du Christ la réalisation physique de la trans-
substantiation et, partant, la réalise lui-même mora-
lement. Elle n'appartient pas à l'acte divin qui réalise
physiquement la transsubstantiation ; car l'action
sacrificielle est faite, non pas par Dieu, mais par le
prêtre. »
Sous ces formules contournées, l'auteur reconnaît
reproduire la thèse de Vasquez, corrigée toutefois,
schol. 1 : « L'idée vraie, sur laquelle insiste Vasquez,
c'est que le sacrifice relatif ne requiert pas une nouvelle
immolation de la victime. Il suffit d'une représentation
de l'ancienne immolation, mais dans la victime actuelle-
ment présente. Nous ajoutons plus clairement (déclare
M. Sanda) : Cette représentation a pour but d'intro-
duire dans le Christ une relation réelle à l'état d'immo-
lation réalisée à la croix. Et ainsi l'action sacrificielle
du prêtre atteint le Christ en tant qu'immolé sur la
croix et l'offre en signe du souverain domaine de
Dieu sur la vie et la mort et en témoignage de notre
soumission. »
2° Théorie dite de Lessius, et de nombreux thomistes :
l'immolation virtuelle. — On reproche à la thèse de
Vasquez de faire du sacrifice eucharistique une simple
représentation du sacrifice de la croix. La messe ne
renouvellerait pas, elle rappellerait simplement le
sacrifice du Calvaire. De bons auteurs ont donc
pensé que l'immolation requise pour le sacrifice de la
messe devait s'expliquer dilléremment ; ils ont voulu
trouver sur l'autel même une immolation véritable,
quoique simplement virtuelle.
Les théologiens partisans de cette thèse de l'immo
lation virtuelle se rattachent sans doute à ceux dont
on vient d'exposer les sentiments; toutefois ils s'en
distinguent par le sens très particulier qu'ils donnent
à l'efficacité propre des paroles de la consécration
relativement à l'immolation du Christ dans l'eucha-
ristie. L'idée générale du système est celle-ci : Autant
qu'il est en leur pouvoir, ces paroles : ceci est mon corps,.
1153
MESSE. L'IMMOLATION VIRTUELLE : LESS1US
1 1 r>
ceci est mon sang, séparément pronom-ces sur les espèces
sacramentelles, tendraient, par leur efficacité propre, à
séparer réellement le corps et le sang; c'est tout à /ait
accidentellement, en raison de la loi de la concomitance
des parties de l'humanité de Jésus-Christ, que le corps
et le sang, qui devraient être séparés, en lait ne le
sont pas. On le voit : un clément nouveau intervient
ici, que nous n'avions pas trouvé chez les auteurs
précédents. A vrai dire cependant, l'immolation
virtuelle était une doctrine déjà enseignée avant
l'épiique que nous étudions. Toutefois, ce n'est
qu'après le concile de Trente qu'elle fut mise en
relief par Lessius.
1. Lessius, S. J. (f 1G23), définit le sacrifice : Obla-
lio externa, pcr legitimum minislrum soli Deo exhibita,
in qua subslantia aliqua sensibilis immutatur vcl eliam
perimitur, in protestalionem divini principatus nos-
trseque servitutis. In divum Thonvtm... De sacramentis
et censuris, Louvain, 1(545, III", q. lxxxiii, a. 1,
n. 7. La destruction de la victime confère plus de
perfection au sacrifice, mais il paraît suffisant que la
matière offerte subisse en l'honneur de Dieu quelque
immutation, par laquelle soit signifié le souverain
domaine de Dieu sur toutes choses. Ibid. La doctrine
de l'immutation réelle trouve, avec Lessius, son
explication, même dans le sacrifice eucharistique.
Sans doute, dans les Prailectiones de sacramentis
et censuris, la pensée de Lessius semble encore hési-
tante. Il oscille entre les thèses suarézienne et
vasquézienne, ou plutôt il les unit, en y ajoutant cer-
tains éléments empruntés à Melehior Cano ou à Domi-
nique Soto. A la messe, dit-il en substance, la consé-
cration réalise le sacrifice; elle apporte, en effet, un
véritable changement dans la matière offerte en la
transsusbtantiant au corps et au sang, changement
qui, plus que tout autre, marque le domaine souverain
de Dieu. Mais la consécration est aussi l'essence du
sacrifice, parce qu'elle place séparément le corps et le
sang sous les espèces sacramentelles et signifie l'effu-
sion du sang à la croix. Le premier point de vue con-
cerne le sacrifice comme tel; le second concerne le sacri-
fice eucharistique en tant qu'il est représentatif du
sacrifice de la croix. Ibid., n. 31-32. Cf. De jure et jusli-
tia, Louvain, 1605, 1. II, C. xxxvm, dub. n. Mais très
probablement aussi la communion appartient au sacri-
fice. Ibid., n. 33.
Dans le traité De perfeclionibus moribusquc divinis,
composé vers 1690, la pensée de Lessius évolue. Il
abandonne Suarez et, retenant quelques expressions
de Yasquez, dépasse ce dernier auteur dans le sens
de l'immolation virtuelle. Le changement de la sub-
stance du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-
Christ ne retient plus son attention : il n'est plus ques-
tion de la communion. La consécration y est envisagée,
comme chez Vasquez, en tant qu'elle réalise la sépa-
ration sacramentelle du corps et du sang. Mais Lessius,
dépasse Vasquez. Pour ce dernier, vi verborum, seul
le corps se trouve sous l'espèce du pain, seul le sang
sous l'espèce du vin. Dès lors, bien que par concomi-
tance, le Christ soit tout entier sous l'hostie ou dans le
calice, il n'en est cependant pas moins vrai que la
séparation sacramentelle est une représentation de la
mort de la croix, où fut réelle la séparation. Cf. Disp.
CCXXIII, c. iv, n. 37. Pour Vasquez, la séparation
sacramentelle est donc essentiellement représentative.
Lessius va beaucoup plus loin et considère que par
la force des paroles, la séparation serait effective, si
la loi de concomitance ne s'y opposait. C'est par accident
que la séparation effective n'est pas réalisée : le Christ
est immolé mystiquement; il est détruit virtuellement.
Son obslat veritati luijus sacrifiai quod non fiai reipsn
separatio sanguinis a carne; quia in est quasi peu
accidf.ns propter concomitanliam partium. Xam quun-
DICT. DE TIIÉOL. CATII.
lum est ex vi verborum, fit vera separatio, et sub specie
panis solum ponitur corpus, non sanguis; sub specie
vini soins sanguis, non corpus... De perfeclionibus
divinis, 1. XII, c. xm, n. 95. 97. Les paroles de la consé-
cration sont comme un glaive qui sépare le Christ et
le réduit à l'état de victime immolée. Ibid., n. 95.
2. Sylvius (f 1649) pose en principe (pie le sacrifice
requiert une immutation réelle de la chose offerte a
Dieu. Comment l'immutation se retrouve-t-elle dans
la consécration du pain et du vin? La réponse est
assez éclectique. A. l'analyser dans ses détails, on y
trouverait d'abord l'explication de Suarez : « une
chose profane y devient sacrée, car le pain est changé
au corps du Christ; » celle de Bellarmin : « celui-ci,
présent sous l'espèce d'un aliment, est ordonné à la
manducation; » celle de Ruard Tapper et de Hessels :
« le corps et le sang du Christ commencent d'être
sacramentellement en un lieu et sous un mode d'être
où il n'étaient pas auparavant. » Mais finalement notre
auteur ajoute l'explication de Lessius : Quia quantum
est ex vi verborum consecralionis, corpus et sanguis
sisluntur et cxhibenlur ut seorsum, unum ab allero,
sicut in cruce separatus fuit sanguis a corpore, alque ila
Christus mystice et incruente immolalur. In ///"",
q. i.xxxni, a. 1, quœst. n, concl. 3 a. Cf. q. i.xxiv.
a. 1, concl. 2. Malgré les flottements de sa pensée,
Sylvius paraît devoir être inscrit à l'école de Lessius.
Cf. Lamiroy. op. cit., p. 453, note 3.
3. Le dominicain Thomas Léonardi (f 1668) admet
la distinction vasquézienne du sacrifice relatif et du
sacrifice absolu. Mais sur l'essence même du sacrifice
de la messe, sa pensée reproduit le système de Lessius.
Brevis seu methodica refutatio totius operis Dorscheeani,
Bruxelles, 1661, thèse ix. Même note, plus accentuée
encore, chez le jésuite Gaspard Murtado (t 1646),
qui insiste sur le point essentiel par où la thèse de
l'immolation virtuelle se différencie de l'immolation
mystique représentative, telle que l'a proposée
Vasquez : « Par la force des paroles de la consécration,
le Christ est immolé comme une victime, mais d'une
façon mystique et non sanglante... La consécration
est réellement une immolation mystique, non parce
qu'elle représente simplement la mort sanglante du
Sauveur (quoiqu'il soit vrai en fait qu'elle la repré-
sente), mais elle est dite une mise à mort mystique du
Christ, parce que, sans être une immolation physique,
elle existe d'une façon cachée et mystérieuse, en tant
que réalisée en Jésus-Christ par la force de la signi-
fication des paroles consécratoires. » Traclalus de
sacramentis et censuris, Anvers, 1664; Tractatus de
sacrificio missœ, disp. I, diffic. vm. On cite également
le capucin Louis de Caspe de Saragosse (t 1647), dans
son Cursus théologiens, Lyon, 1643, tract, xxm, disp.
I, sect. n. La même thèse se retrouve encore et très
expressivement chez Gabriel de Henao, S. J. (t 1704),
De missœ sacrificio divino..., Salamanque, 1658, part.
I, disp. III, sect. ni, n. 48. Cet auteur explique que la
séparation sacramentelle est suffisante pour constituer
le sacrifice, car « bien qu'elle ne soit en réalité qu'un
simple changement local, la signification des paroles
et l'action qui en résulte tendent à la division du
corps et du sang, et, eonséquemment, de l'âme d'avec
le corps et le sang, sous les espèces du pain et du vin.
Or, cette division causerait la mort physique et natu-
relle, si, en vertu de la loi de la concomitance, le sang
ne devait se trouver avec le corps sous l'espèce du
pain, et pareillement l'aine. »
4. Gonct, au xvne siècle (f 1681), et Billuart, au
xviue (f 1767). ont attaché leur nom à la thèse de l'im-
molation virtuelle.
a) Gonet, avec l'universalité des thomistes de son
époque, définit expressément le sacrifice par l'idée
d'iinmutation : Sacrificium est oblalio rei sensibilis.
X.
37
1155
MESSE, L'IMMOLATION VIRTUELLE : LESSIUS
1156
cum illius immutatione. Manuale thomislarum, Lyon,
1080. tract, iv, De eucharisties sacramenlo, c. xn,
§ 1. Et comment se réalise, à la messe, l'immutation?
Non certes par la mort réelle du Christ, mais peut-être
par la communion, à coup sûr par la consécration :
« L'action qui sépare le sang de la substance d'un
être vivant y cause un changement et détruit cet
être. Or, la consécration, en elle-même et par la vertu
des paroles, sépare le sang du corps de Jésus-Christ;
car, par la consécration du pain, le corps seul est
rendu présent, par la force des paroles, et le sang seul
par la consécration du calice; en sorte que, relative-
ment à la consécration, ce n'est que par accident, dès
qu'elle est faite, que le sang se trouve dans le corps
de Jésus-Christ. Donc la consécration, autant qu'il
est en elle, immole, tnactat, Jésus-Christ sacramentelle-
ment et mystiquement, et il s'y fait une certaine
effusion mystérieuse du sang par le glaive des paroles,
comme dit saint Cyrille. » Clypeus : De eucharistiee sa-
cramenlo, disp. XI, a. 2, n. 45; cf. Manuale, loc. cit. ,§2.
b) Billuart définit aussi le sacrifice par l'immutation :
De eucharisliœ sacramento, diss. VIII, a. 1. Mais il
n'est pas nécessaire que la destruction s'opère complè-
tement; il suffit, pour qu'existe le sacrifice, que la
victime offerte soit placée dans un état nouveau et
amoindri, sufjïcit quod res novo et deleriori modo sis-
tatur, reçoive un changement dans le sens de sa
destruction ou de sa détérioration : Ibid., ad obj.
2 et ad obj. 3. Qu'on ne se laisse pas tromper ici par
des expressions qui font songer à la thèse de Bellar-
min et même de De Lugo. Billuart ne conçoit pour
le Christ d'autre amoindrissement et d'autre destruc-
tion que la séparation sacramentelle. Mais il entend, à
la façon de Gonet, son guide préféré, cette séparation
sacramentelle, ui verborum, dans le sens de l'immola-
tion virtuelle. Et, pour exposer son opinion, il emploie
les expressions mêmes de Gonet.
5. L'école dominicaine semble avoir accueilli, dès
le xvnc siècle, presque comme une doctrine de famille,
l'opinion de l'immolation virtuelle. Citons : P. Labat
(t 1670), Cursus theol., Toulouse, 1661, De sacramentis,
disp. V, dub. n ;.Contenson (| 1674), Theologia mentis
et cordis, Paris, 1875, 1. XI, part. II, dissert. II, c. n;
N. Alexandre (t 1724), Theologia..., Paris, 1714,
De eucharist., 1. II, a. 1; le cardinal Gotti (t 1742).
Theologia scholastico-dogmalica..., Bologne, 1727-1735,
tract, vin, q. i; Drouin (f 1740), 75e re sacramentaria
contra perduelles haereticos, Venise, 1757, 1. V, t. i,
p. 473 sq.; et, au xixe siècle, Monsabré qui donne une
description très oratoire en même temps que très
théologique du sacrifice ainsi compris. Exposition du
dogme catholique, Carême, 1884, 70e conférence, Le
sacrifice.
Enfin, le R. P. Hugon, soit dans ses Tractatus
dogmatici, t. m, Paris, 1927, soit dans son livre, La
sainte eucharistie, Paris, 4e éd., 1922, reprend et vul-
garise la thèse de Gonet et de Billuart, la distinguant
nettement, comme l'avait fait au xvne siècle Gaspard
Hurtado, de la thèse de Vasquez. Pour le P. Hugon,
la thèse vasquézienne de l'immolation purement
représentative ne suffit pas. Comme la messe est
plus qu'un sacrifice relatif, elle doit à la fois repré-
senter la séparation, opérer la séparation virtuellement
et appliquer les fruits de la passion. « Que la double
consécration représente la séparation accomplie sur
la croix et qu'elle applique les fruits du Calvaire, c'est
accordé par toutes les écoles; voyons comment elle
renouvelle et produit virtuellement la séparation. Nous
savons, d'une part, que les paroles sacramentelles
réalisent uniquement ce qu'elles signifient, et, d'autre
part, que les paroles de la première consécration
signifient seulement la présence du corps, et les paroles
de la seconde consécration seulement la présence du
sang; nous concluons que les paroles de la première
consécration ne réalisent par elles-mêmes que la pré-
sence du corps et que les paroles de la seconde consé-
cration ne réalisent par elles-mêmes que la présence
du sang; en vertu des paroles, il devrait y avoir sur
l'autel le corps sans le sang, et le sang pareillement
sans le corps, et le corps sans l'âme principe de vie.
Donc, les paroles, par elles-mêmes, comportent la sépa-
ration, et, si la séparation n'a pas lieu, c'est qu'elle
est empêchée par la loi de la concomitance... » La
sainte eucharistie, p. 313-314. Cf. Tractalus : De sanc-
lissima eucharistia, q. ix, a. 2, n. 13.
6. En dehors de l'école dominicaine, la thèse de
Lessius-Gonet-Billuart est encore défendue par un
certain nombre d'auteurs.
Citons, parmi ceux dont la tendance est le plus accen-
tuée, Frassen (t 1711), Scotus academicus, Paris, 1672-
1677, t. iv : La messe est un sacrifice, parce qu'elle est
l'immolation non sanglante de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. Cette immolation « consiste, premièrement, en
ce que Jésus-Christ est rendu présent dans l'eucha-
ristie comme s'il était mort...; deuxièmement, en ce
que, en vertu des paroles, le sang de Jésus-Christ
est mis séparément de son corps, et que, dans le
sacrifice non sanglant de la messe, il se fait une effusion
mystérieuse du sang par le glaive des paroles, comme
dit saint Cyrille... parce que, en vertu des paroles,
le sang est placé seul sous l'espèce du vin séparé du
corps, et il en serait très réellement séparé, si Jésus-
Christ, dans son état d'immortalité, n'était incapable
de souffrir et de mourir. » Appendix de sacrificio missœ,
p. 599-602.
On pourrait allonger cette liste de quelques noms,
notamment de ceux de Huygens de Louvain (t 1702),
Con/erentise... part. II, Louvain, 1690, De eucharistia,
c. n, n. 1 ; de Gervais Pizzurne de Gênes, Cursus theologi-
eus, Milan, 1682, part. IV, q. xxm, concl.vi; de Habert
(t 1718), Compendiumtheologiee dogmaticee et moralis...,
Venise, 1770, tract, de eucharistia, q. m. Mais, pour mon-
trer combien la thèse de Lessius était alors communé-
ment admise, il suffira de citer l'autorité de deux caté-
chismes, celui d'Aix. publié par M. deBrancas, en 1738,
et celui de Mâcon, publié par M. Moreau, en 1755.
Le premier explique que l'immolation de l'autel est
représentative de la séparation réelle qui fut faite sur
la croix, « en ce que par la consécration séparément
faite du corps de Jésus-Christ sous l'espèce du pain
et du sang de Jésus-Christ sous l'espèce du vin, Jésus-
Christ est rendu présent sur nos autels, comme dans
un état de mort, pour être immolé; en sorte qu'en
vertu des paroles de la consécration prononcées par les
prêtres, le corps seul de Jésus-Christ se trouverait sous
l'espèce du pain, et son sang seul sous l'espèce du vin,
si Jésus-Christ pouvait encore mourir réellement... »
Le second, pour caractériser l'immolation de l'autel,
emploie les expressions : immolation vraie, mais
commencée; et il les explique ainsi : « Le corps et le
sang de Jésus-Christ devant se trouver séparés par la
force des consécrations séparées, s'il n'y avait une
autre vertu, ces deux consécrations ont dé leur part
toute la vertu de l'immolation et en ont tout l'effet
requis pour le sacrifice, qui est de témoigner par le
glaive auquel la victime est soumise, le pouvoir
et le domaine de Dieu sur la vie de toutes créatures. »
Au xixe siècle, parmi les disciples de Lessius,
M. Lepin, op. cit., p. 602, range Wilmers, S. J.,
Précis de la doctrine catholique, Tours, 1896, p. 389,
et E.-P. Bourceau, La messe, élude doctrinale, historique
et liturgique Paris, 1912, p. 18,
3e Théorie de la séparation sacramentelle, plaçant
le Christ sous une apparence externe de mort et réalisant
ainsi par l'immolation mystique, la signification sym-
bolique propre au sacrifice. — Trois nuances parti
1157
MESSE. L'IMMOLATION MYSTIQUE : BOSSUET
I I 58
uilières distinguent cotte théorie des précédentes.
D'abord, la séparation sacramentelle n'est pas
seulement un symbole de la mort passée du Christ ;
elle place actuellement le Christ sous une apparence
externe de mort et, de ce chef; celte explication ajoute
quelque chose à la thèse de Salmeron et de Jean de
Saint-Thomas. Ensuite, l'action qui place ainsi le
Christ sous une apparence externe de mort, réalise
actuellement en lui l'immolation mystique, laquelle
ne peut être entendue d'une simple représentation de
l'immolation réelle de la croix, mais constitue le
sacrifice offert sur l'autel, et, de ce chef, cette explica-
tion précise et complète celle de Vasquez. Enfin, si les
paroles de la consécration, par leur force propre, sépa-
rent sacramentellement le sang du corps et réalisent
ainsi dans le Christ-hostie l'habilum externum mortis,
elles n'iraient point cependant, par elles-mêmes,
jusqu'à la séparation efïective du sang et du corps,
et, de ce chef, cette explication reste en deçà de la
thèse de l'immolation virtuelle.
Les défenseurs de ce système insistent moins d'ail-
leurs, en exposant la notion du sacrifice, sur la néces-
sité de l'immolation d'une victime, que sur la signi-
fication symbolique du sacrifice extérieur par rapport
au sacrifice intérieur; par là, ils atténuent, dans la
théologie du sacrifice de la messe, l'apparente contra-
diction qu'on ne manque pas de relever chez ceux
qui, adoptant la définition de Bellarmin ou quelque
autre définition similaire, proclament à la messe
l'existence d'une immolation purement représentative
ou mystique. En regard de cette thèse, nos manuels
citent habituellement trois ou quatre noms d'auteurs
contemporains, Billot, Tanquerey, Labauche, Gihr,
Van Noort. En réalité, nous sommes ici en face d'une
doctrine très traditionnelle, dont, immédiatement
après le concile de Trente, Salmeron avait recueilli
presque tous les éléments. Autant et plus peut-être
que la thèse de l'immolation virtuelle, cette explica-
tion pourrait revendiquer le patronage de saint
Thomas.
Au xvne siècle, deux théologiens ont contribué à
maintenir en honneur cette explication que les opi-
nions différentes risquaient d'éclipser et de faire
oublier. En Italie, Pasqualigo; en France, Bossuet.
1. Zacharie Pasqualigo, théatin de Vérone (t 1664),
établit tout d'abord que le sacrifice « est un signe
sensible destiné à manifester le sacrifice intérieur par
lequel nous nous offrons à Dieu en victimes ». Et le
sacrifice intérieur consiste en ce que l'homme se
donne tout entier à Dieu, de qui il tient tout et au
service duquel il doit se dévouer. Ce sacrifice inté-
rieur a donc pour objet l'excellence de la fin dernière,
vers laquelle tout doit être dirigé en signe de l'hom-
mage dû à Dieu; et le sacrifice extérieur signifie
cette excellence et manifeste, de la part de l'homme,
le pieux sentiment de se donner tout à Dieu. De
sacrificio nouœ legis, Lyon, 1662, tract, i, q. vi, n. 7, 8.
Pris en soi, indépendamment de l'institution positive
qui en détermine les éléments, le sacrifice ne requiert
donc pas la destruction de la victime. On pourrait le
définir: Quitus sensibilis expressions totalis dependenliœ
et subjectionis practico modo respectu Dci. Ibid., q. xiv,
n. 3. Mais, en vertu de l'institution qui en détermine les
cléments, le sacrifice implique une certaine immuta-
tion destructive de la chose offerte. Ibid., n. 7. L'ins-
titution du sacrifice de la messe requiert cette immu-
tation destructive. En quoi consistera donc ici l'élé-
ment sacrificiel? Notre auteur ne s'écarte ici de Vas-
quez et de Lessius que dans la mesure où cela est
nécessaire pour établir sa thèse : » Disons que l'immu-
tation ou destruction de la victime au sacrifice de la
messe existe en ce que, par la force des paroles, il se
fait une certaine séparation du sang d'avec le corps.
En effet, par la force des paroles, sous l'espèce du
pain se trouve uniquement le corps du Christ, et
les autres parties de l'humanité du Sauveur n'y sont
que par concomitance... Ainsi donc, par la force des
paroles et, conséquemment, en vertu de leur action
consécratoire et sanctifiante, le Christ est présenté
comme mort, dans la séparation de son sang et de
son corps. » Ibid., q. i.xiu, n. 1. Pasqualigo rattache
cette doctrine à Vasquez et à Lessius; et de ce dernier
il rappelle la thèse de l'immolation virtuelle. Mais il
propose ensuite son explication personnelle : Licet
sufficeret... reprœsentatio deslructionis factse in cruce
(thèse de Vasquez), intervenu etiam realis deslructio, in
qua fundatur représentât i va; nempe deslructio secun-
dum modum essendi sub speciebus. Ne croyons pas
cependant à un nouveau mode d'être affectant intrin-
sèquement le Christ. Nam cum sub una existai ratione
corporis, et sub alia ratione sanguinis, fit quœdam
destructio ratione modi essendi, nam per ipsum sanguis
habet modum essendi seorsim a corpore et corpus seorsim
a sanguine, qui quidem realis est, et convenit corpori
et sanguini secundum esse replicatum ex i>i actionis
realis physicœ. Ce mode d'être nouveau est donc la
séparation sacramentelle, physiquement réalisée par
la consécration : Hinc per hune modum essendi,
exhibetur Christus per modum mortui sub speciebus...
Hœc autem exhibitio sufficit ad prolestandum totum
id quod protestari posset realis destructio, nempe
tolalem submissionem respectu Dei et recogniiionem
supremse majestatis et alia hujusmodi. Cette protes-
tation de soumission et de dépendance absolue à
l'égard de la divine majesté, ce n'est pas seulement
l'Église qui la fait par son sacrifice, c'est encore, c'est
surtout Jésus-Christ, prêtre principal, qui s'olîre et
s'immole en sacrifice sur l'autel.
Le grand mérite de Pasqualigo a donc été de réduire
la nécessité et le mode de l'immolation, à ce qui est
rigoureusement exigé par la signification symbolique
du sacrifice extérieur. Ce point de vue sera à retenir
pour préciser la portée exacte des affirmations ana-
logues que nous recueillerons plus loin chez les théolo-
giens de l'école dite française, sous le patronage des-
quels on place la thèse du sacrificc-oblation".
2. Bossuet tient la même doctrine que Pasqualigo.
Sans doute, quelques-unes de ses expressions feraient
songer à l'immolation virtuelle; mais, en réalité, il
admet dans la consécration une immolation mystique
consistant dans la séparation sacramentelle qui revêt
Jésus-hostie d'une apparence, d'un état extérieur de
mort.
a) Tout le texte de la célèbre Exposition de la doctrine
de l'Église catholique sur le sacrifice de la messe, est
à citer :
Étant une fois convaincus que les paroles toutes puis-
santes du Fils de Dieu opèrent tout ce qu'elles énoncent,
nous croyons avec raison qu'elles eurent leur effet dans la
cène aussitôt qu'elles furent prononcées; et, par une suite
nécessaire, nous reconnaissons la présence réelle avant la
manducation. Ces choses étant supposées, le sacrifice que
nous reconnaissons dans l'eucharistie n'a plus aucune
difficulté particulière.
Nous avons remarqué deux actions dans ce mystère,
qui ne laissent pas d'être distinctes, quoique l'une se rap-
porte a l'autre, l.a première est la consécration, par laquelle
le pain et le vin sont changés au corps et au sang, et la
seconde est la manducation, par laquelle on y participe.
Dans la consécration, le corps et le sang sont mystique-
ment sépares, parce que Jésus-Christ a dit expressément :
Ceci est mon corps ; ceci est mon sany : ce qui enferme une
vive et ellicace représentation de la mort violente qu'il a
soufferte. Ainsi le Fils de Dieu est mis sur la sainte table,
en vertu de ces paroles, revêtu îles sii/nes qui représentai! sa
mort; c'est ce qu'opère la consécration; et cette action
religieuse porte avec soi la reconnaissance de la souverai-
neté de Dieu, en tant que Jésus-Christ présent y renou-
1159
MESSE, L'IMMOLATION MYSTIQUE : BOSSUET
1160
vcllc et perpétue en quelque sorte la mémoire de son
obéissance jusqu'à la mort de la croix, si bien que rien ne
lui manque pour ôtre un véritable sacrifice. On ne peut
douter que cette action, comme distincte de la mandu-
cation, ne soit d'elle-même agréable à Dieu et ne l'oblige
à nous regarder d'un œil propice, parce qu'elle lui remet
devant les yeux la mort volontaire que son Fils bien-aimé
a soufferte pour les pécheurs, ou plutôt elle lui remet devant
les i/eux son Fils même, sous les signes de celte mort, par
laquelle il a été apaisé.
Tous leâ chrétiens confesseront que la seule présence de
Jésus-Christ est une manière d'intercession très puissante
devant Dieu pour tout le genre humain, selon ce que dit
l'Apôtre, que Jésus-Christ se présente et paraît i>our nous
devant la face de Dieu, Hebr., xi, 24. Ainsi nous croyons
que Jésus-Christ présent sur la sainte table en celle figure
de mort intercède pour nous et représente continuellement
à son Père la- mort qu'il a soulferte pour son Église. 'C'est
en ce sen? que nous disons que Jésus-Christ s'offre à Dieu
pour nous dans l'eucharistie ; c'est en cette manière que
nous pensons que cette oblalion fait que Dieu nous devient
plus propice, et c'est pourquoi nous l'appelons propitia-
toire.
Lorsque nous considérons ce qu'opère Jésus-Christ dans
ce mystère, et que nous le voyons par la foi présent
actuellement sur la sainte table avec ces signes de mort,
nous nous unissons à lui en cet état, nous le présentons à
Dieu, comme notre unique victime et notre unique propi-
tiateur par son sang, protestant que nous n'avons rien
à offrir à Dieu que Jésus-Christ et le mérite infini de sa
mort. Nou.-> consacrons toutes nos prières par cette divine
offrande et, en présentant Jésus-Christ à Dieu, nous
apprenons en même temps à nous offrir à la Majesté
divine en lui et par lui comme des hosties vivantes. Expo-
sition, n. U, Œuvres, édit. Outhenin-Chalamlre, Besançon,
1836, t. vin, p. 639.
Encore que dans les formules oratoires dont Bossuet
enveloppe ailleurs l'exposé de la même doctrine, voir
Explication de quelques difficultés sur les prières de la
messe, n. 17, t. ix, p. 332, on croirait retrouver quelque
concession faite à l'explication de Bellarmin, il faut
néanmoins tenir que Bossuet n'a pas fait d'éclectisme.
Il rejette d'ailleurs expressément la thèse bellarmi-
nienne dans la Lettre IX au ministre Ferri, t. ix,
p. 400. Tout le monde connaît le magnifique passage
des Méditations sur l'évangile, La cène, Ir» partie,
57e jour, où Bossuet condense sa pensée. « Pour impri-
mer sur ce Jésus qui ne meurt plus le caractère de la
mort qu'il a véritablement soulferte, la parole vient
qui met le corps d'un côté, le sang de l'autre, et chacun
sous des signes différents. Le voilà donc revêtu du ca-
ractère de sa mort, ce Jésus autrefois notre victime par
l'effusion de son sang, et' encore aujourd'hui victime
d'une manière nouvelle par la séparation mystique d3
ce sang d'avec ce corps. » T. m, p. 354. On trouvera
la même doctrine dans V Explication de quelques diffi-
cultés sur les prières de la messe, n. 8, et surlout n. 17,
où l'auteur touche de plus près à l'exposé du dogme.
« Ce sacrifice est dans les paroles par lesquelles le pain
est changé au corps, et le vin au sang avec une image
de séparation et une espèce (apparence) de mort...
D'où il résulte que l'essence de l'oblation est dans la
présence même de Jésus-Christ en personne, sous
cette figure de mort, puisque cette préseice emporte
avec elle une intercession aussi efficace que celle que
fait Jésus-Christ dans le ciel même, en offrant les
cicatrices de ses plaies. Je ne prétends pas nier par
là que l'oblation ne soit aussi expliquée par d'autres
actions du sacrifice... (élévation, fraction de l'hostie) :
surtout la consomption du sang présente à l'esprit
une idée de sacrifice... C'est tout cela joint ensemble
qui consomme notre sacrifice, très réel par la présence
de lu victime actuellement revêtue des signes de mort,
mais mystique et spirituelle..., où le glaive c'est la
parole, où la mort ne se rencontre qu'en mystère... »
Œuvres, t. ix, p. 332.
• b) La doctrine de Bossuet a été, au xvm» siècle et de
nos jours, mal interprétée. Il convient d'insister ici
sur son véritable sens.
a. Premièrement, Bossuet affirme, sans aucun doute
possible, avec toute la théologie catholique, que l'im-
molation mystique de la messe est l'image très expres-
sive de l'immolation réelle du Calvaire. .Mais il affirme
également que cette immolation n'est pas simplement
une image; car elle suppose la présence actuelle de
Jésus sous l'hostie et sous le vin, et elle place actuelle-
ment Jésus sous des signes de mort. Ainsi- donc, les
termes : le Fils de Dieu revêtu des signes qui représen-
tent sa mort ; le Fils de Dieu sous les signes de cette
mort; Jésus-Christ présent sur la sainte table en celle
figure ou avec ces signes de mort... ne doivent pas s'en-
tendre de la simple séparation des espèces sacramen-
telles, séparation qui représenterait d'une manière
vive et efficace la mort violente soufferte au Calvaire,
et ferait paraître Jésus devant Dieu, en état, en figure
sous des signes de mort : c'est le corps, c'est le sang,
mystiquement séparés, qui portent en eux l'image de
la mort endurée sur la croix.
b. Deuxièmement, en plaçant « l'essence du sacrifice
dans la présence même de Jésus-Christ en personne,
sous une figure de mort », Bossuet n'entend pas nier
que l'essence du sacrifice soit primordialement dans
l'acte de séparation mystique du corps et du sang :
« L'essence de l'oblation, dit M. Lepin commentant
Bossuet, est, non précisément dans l'acte de sépara-
tion mystique du corps et du sang, mais dans la pré-
sence même de Jésus Christ en personne sous cette
figure de mort. » L'idée du sacrifice, p. 509. On met ainsi
dans la pensée de Bossuet une opposition que contre-
dit le contexte, puisque quelques lignes plus haut,
l'illustre évêque a écrit cette phrase significative :
« Et vous voyez que... ce sacrifice est dans les paroles
par lesquelles le pain est changé au corps et le vin au
sang avec une image de séparation et une espèce de
mort. » Et si quelque doute pouvait encore subsister
sur la vraie pensée de Bossuet, il suffirait de se repor-
ter à d'autres passages parallèles de ses œuvres polé-
miques contre les protestants : « Jésus-Christ a fait
consister ce sacrifice de l'eucharistie dans la plus
parfaite expression qu'on pût imaginer du sacrifice
de la croix. C'est pourquoi il a dit séparément :
Ceci est mon corps et Ceci est mon sang, renouvelant
mystiquement par des paroles, comme par un glaive
spirituel, avec toutes les plaies qu'il a reçues dans
son corps, la totale effusion de son sang, et encore que
ce corps et ce sang, une fois séparés, dussent être
éternellement réunis dans sa résurrection..., il a voulu
néanmoins que cette séparation faite une fois à la
croix, ne cessât jamais de-paraître dans le mystère de
la sainte table. C'est dans cette mystique séparation
qu'il a voulu faire consister l'essence du sacrifice de
l'eucharistie. » Traité de la communion sous les deux
espèces, II» partie, n. 2. Et qu'on n'objecte pas qu'il
s'agit de l'état où se trouve Jésus, non de l'action qui
le place en cet état. Car, dans l'Explication, Bossuet
identifie expressément » cette immolation », « cette
consécration », « ce sacrifice », qui est dans les paroles,
etc., et au n. 20, il dit explicitement de la cène qu'il
s'agit de l'action, où Jésus-Christ « mettant son corps
d'un côté et son sang de l'autre, par la vertu de sa.
parole, s'exposa lui-même aux yeux de Dieu sous une
image de mort et de sépulture ». Et enfin, pour
dissiper les derniers scrupules, il suffira de citer ce
passage de la lettre ix au ministre Ferri, t. ix, p. 400 :
« L'essence du sacrifice consiste précisément dans la
consécration, c'est-à-dire dans l'action par laquelle le
ministre, ou plutôt Jésus-Christ même,- rend son corps
et son sang présents, etc. »
c. Troisièmement, il n'est pas exact d'identifier,
dans la pensée de Bossuet, « présence réelle » et « sacri-
1161
MESSE. I, IMMOLATION MYSTIQUE : BOSSUKT
1 L62
Bec . de façon à établir une sorte d'équation cons-
tante entre ces deux choses. Sans doute, Bossuet
insiste sur la présence eucharistique, comme sur le
pivot de toute la discussion relative au sacrifice.
Mais, s'il parle ainsi, c'est que la présence réelle
par la transsubstantiation et telle que renseigne l'Eglise
catholique, est le fondement, le principe d'où suit le
sacrifice. Voir Exposition, n. 14. Tout le contexte
indique bien que l'oblation [ircsuppose la présence.
Le sacrifice est une suite de la réalité », explique
Bossuet lui-même. Fragment IV en réponse aux écrits
/ails contre le livre de l'Exposition. Œuvres, t. vin,
p. 711. La doctrine de la présence réelle infère celle
du sacrifice. > Réflexions sur l'écrit de Molanus, t. ix,
p. 504. Le sacrifice n'est qu'une suite nécessaire et
une explication naturelle t de la doctrine de la présence
réelle. Exposition, n. 16, t. vin, p. 633. Et la raison
est que la présence réelle, selon l'institution du
Christ, n'est réalisée que par la séparation sacramen-
telle du corps et du sang, par voie de transsubstan-
tiation.
</. Quatrièmement, quand Bossuet déclare qu' « il
y a sacrifice véritable, parce que Jésus-Christ en per-
sonne s'ofre à son Père sous les signes de son immo-
lation passée », il n'exclut pas l'immolation actuelle
de Jésus par le prêtre visible : « dans l'oblation que
nous faisons du corps de Jésus-Christ, c'est lui-
même qui s'offre ^.Explication..., n. 11, p. 329. Et
cette oblation est impliquée dans la consécration.
Par les paro'es rie la consécration, en effet, « non seu-
lement Jésus <e met lui-même sur la sainte table,
mais ercore il se met revêtu ries sigres représenta-
tifs de fa mort... Jésus-Christ présent y renouvelle
la mémoire de son obéissance jusqu'à la mort de la
croix et l'y perpétue en quelque sorte... C'est pour
ce'a que r.ous disons que Jésus-Christ s'offre... Il r.c
faut pas discuter du mot. Si l'on entend par (ffrir
l'oblation qui se fait par la mort de la victime, il
est vrai que Jésus ne s'offre plus. Mais il s'ofre, en
tant qu'il paraît pour nous, qu'il se présente pour
nous à Dieu, qu'il lui remet devant les yeux sa mort
et son obéissance, i Explication de différents points
de controverse, t. ix. p. 387.
En bref, oblation-immolation réelle et sanglante à
la croix; oblation-immolation actuelle mais mystique,
à l'autel, la seconde n'impliquant pas l'insuffisance de
la première, mais continuant l'intercession et la pro-
pitialion du Calvaire. Cf. Exposition... n. 15, t. vin,
p. 631; Fragments, IV, De l'eucharistie, n. 17, id.,
p. 713, et surtout Explication de la messe, n. 25, t. ix,
p. 338, où Bossuet explique par la prophétie de Mala-
chie le sens précis du mot oblation appliqué à l'eucha-
ristie : Oblation non-sanglante, présent où il n'y a pas
de victime égorgée.
c) Cette mise au point de la pensée de Bossuet
nous permet d'étudier chez le même auteur le rapport
de l'oblation eucharistique à l'oblation de Jésus au
ciel. Dans les derniers passages auxquels nous nous
sommes référé, le deuxième sens du mot' « offrir »
(l'oblation par la présence devant Dieu en une figure
d'immolation ou de mort, sans qu'intervienne la mort
réelle) est appliqué aussi bien à l'intercession toute-
puissante de Jésus au ciel qu'à son immolation mys-
tique dans l'eucharistie : • Poser devant Dieu le corps
et le sang dans lesquels étaient changés le pain et le
vin, c'était, en effet, les lui offrir; c'était imiter
sur la terre ce que Jésus-Chrisl fait dans le ciel, lorsqu'il
y paraît pour nous devant son Père, comme dit saint
Paul, Hebr., vu, 25; ix, 24, 26. C'est aussi à quoi
revient ce que dit saint Jean dans son Apocalypse,
v. 6. lorsqu'il y vil l'Agneau devant le trône, vivant
à la vérité, puisqu'il est debout, mais en même temps
comme immolé et comme mort, à cause des cicatrices
de ses plaies et des marques qu'il conserve encore,
dans la gloire, de son immolation sanglante... Il
est à peu près dans ce même état sur la sainte table,
lorsqu'en vertu de la consécration, il y est mis tout
vivant, mais avec des signes de mort, par la sépara-
tion mystique de son corps d'avec son sang. » Expli-
cation de la messe, n. 9, t. ix, p. 326-327.
Le rapprochement de l'intercession céleste et du
sacrifice terrestre, dans la pensée de Bossuet, semble
avoir une double raison d'être. D'abord, il montre
aux protestants que le sacrifice eucharistique ne fait
nullement tort au sacrifice de la croix : « De penser
maintenant que cette manière dont Jésus-Christ se
présente à Dieu fasse tort au sacrifice de la croix,
c'est ce qui ne se peut en façon quelconque... car il
faudrait conclure, par la même raison, que lorsqu'//
continue de paraître pour nous devant Dieu, Hebr., ix,
2-1, il affaiblit l'oblation, par laquelle il a paru une fois
par l'immolation de lui-meme, id., 26; et que, ne
cessant d'intercéder pour nous, vu, 25, il accuse d'in-
digence l'intercession qu'il a faite en mourant, avec
tant de larmes et de si grands cris, v, 7. » Exposition...
n. 15, p. 632. Ensuite, il nous fait entendre comment
l'oblation de Jésus présent dans l'eucharistie sous
des signes de mort est tout aussi efficace sur la misé-
ricorde divine que l'intercession du Sauveur glorifié,
mais encore marqué des stigmates de la passion et de
l'immolation sanglante. Bien loin que l'enseignement
de l'Apôtre dans l'Épître aux Hébreux sur la présence
de Jésus intercédant pour nous dans le ciel, empêche la
présence eucharistique et l'oblation sur l'autel, il
nous sert, au contraire, à mieux comprendre l'utilité
et l'efficacité de cette présence et de cette oblation
terrestres. Mais l'oblation céleste de Jésus ne doit pas
être conçue comme un élément du sacrifice eucharis-
tique;' le sacrifice de la messe ne saurait être dit
purement et simplement le sacrifice du ciel rendu
présent sur nos autels; il y a sur l'autel quelque chose,
la consécration du pain et du vin au corps et au
sang sous des espèces séparées, qui apporte à la inesse
un élément sacrificiel qui fait défaut dans l'inter-
cession de Jésus au ciel : « Pour nous répliqner main-
tenant qu'on offrait Jésus-Christ comme étant au
ciel, il faudrait avoir oublié ce qu'on a vu tant de
fois, que ce qu'on offrait, on le formait sur l'autel des
dons qu'on y apportait, c'est-à-dire du pain cl du vin. »
Explication de la messe, n. 9, p. 327. C'est pourquoi
il n'y a pas ombre de difficulté à dire que ce sacrifice
est un sacrifice de pain et de vin, parce qu'il se fait
de l'un et de l'autre. Id., n. 13. — Il faut donc tenir
fermement que Bossuet envisage que le sacrifice de la
messe est l'oblation du corps et du sang du Christ,
actuellement rendus présents sur l'autel par la consé-
cration du pain et du vin, et mystiquement séparés
sous les espèces sacramentelles, Jésus-Christ étant
revêtu, par cette séparation mystique, des signes de
mort représentant son immolation sanglante au Cal-
vaire et réalisant présentement son immolation nus-
tique sur l'autel.
rf) Un dernier point de doctrine catholique est mis
en relief d'une façon saisissante par l'évêquc de Meaux :
c'est l'union de l'Église à son chef dans le sacrifice.
L'Église offre avec Jésus-prêtre; l'Église s'offre avec
Jésus-victime. Explication, n. 3, 36, 37.
Sans doute, dans l'oblation du corps et du sang du
Sauveur, c'est toujours Jésus Christ l'offrant prin-
cipal :
Dans ce sacrifice, Jésus-Christ est le véritable sacrifica-
teur, qui s'offre encore lui-même..., étant l'instituteur de
cette oblation, c'est en son nom et par son autorité qu'on
la continue. Id., n. Il, p. 329. Mais l'Église qui, au nom
et par le pouvoir que lui confère le Christ, offre le pain ci
le vin pour en faire le corps et le sang, et qui ensuite, offre
1163
MESSE, L'IMMOLATION MYSTIQUE : BILLOT
1164
encore ce corps et ce sang après qu'ils sont consacrés, ne
le fait que pour accomplir une troisième ablation, pur laquelle
elle n'offre elle-même. Le prêtre commence le premier, et
a l'exemple de Jésus-Christ, qui a été tout ensemble le
sacrificateur et la victime, il s'offre lui-même avec son
oblation ; c'est ce que signifie la cérémonie d'étendre les
mains sur les dons sacrés, comme on fait un peu avant la
consécration. Autrefois dans l'ancienne loi, on mettait la
main sur la victime (Lev., i, 4; m; vm, 14, 15, etc.), en
signe qu'on s'y unissait et qu'on se dévouait à Dieu avec
elle ; c'est ce que témoigne le prêtre en mettant les mains
sur les dons qu'il va consacrer. Tout le peuple pour qui il
agit entre dans son sentiment, et le prêtre dit alors au
nom de tous : Nous vous prions, Seigneur, de recevoir celte
oblalion de notre servitude et de toute votre /amille, où nous
apprenons, non seulement à olîrir avec le prêtre les dons
proposés, mais encore à nous offrir nous-mêmes avec eux.
L'ancienne cérémonie, où chacun portait lui-même son
oblation, c'est-à-dire son pain et son vin, pour être offert
à l'autel, confirme cette vérité. Car outre qu'offrir à Dieu
le pain et le vin dont notre vie est soutenue, c'est la lui
offrir elle-même comme une chose qu'on tient de lui, et
qu'on veut lui rendre, les saints Pères ont remarqué dans
le pain et dans le vin un composé de plusieurs grains de blé
réduits en un et de la liqueur de plusieurs raisins fondus
ensemble; et ils ont regardé ce composé comme une
figure de tous les fidèles réduits en un seul corps pour
s'offrir à Dieu en unité d'esprit... Quoique cette cérémonie
d'offrir en particulier son pain et son vin ne subsiste plus,
le fond en est immuable : et nous devons entendre que ce
sacrifice doit en effet être oITert par tous les fidèles à l'autel,
puisque c'est toujours pour eux tous que le prêtre y assiste.
Mais lorsque les dons sont consacrés, et qu'on offre actuel-
lement à Dieu le corps présent du Sauveur, c'est une nou-
velle raison de lui offrir de nouveau l'Église, qui est son
corps en un autre sens, et les fidèles qui en sont les membres.
Il sort du corps naturel de notre Sauveur une impression
d'unité pour assembler et réduire en un tout le corps
mystique ; et on accomplit le mystère du corps de Jésus-
Christ, quand on unit tous ses membres pour s'offrir en lui
et avec lui. Ainsi l'Êqlise fait elle-même une partie de son
sacrij ce, de sorte que ce sacrifie n'aura jamais sa perfection
toute entière qu'il ne soit offert par des saints. Id., n. 36,
p. 346-347.
Dans ce développement, on retrouve bien, poussé
jusque dans ses conséquences dernières, l'exposé de
la doctrine du symbolisme qui s'attache au sacrifice
extérieur par rapport au sacrifice intérieur; doctrine
que nous avons signalée comme caractéristique de la
thèse dont Bossuet est un des plus illustres représen-
tants.
3. Bossuet n'a pas fait école; son influence est néan-
moins sérieuse sur plusieurs théologiens du xvme siècle
notamment sur Tournely et Collet, qui se réfèrent
expressément à son autorité. Mais ces deux théolo-
giens doivent être rattachés plutôt à l'école de De
Lugo. Le jésuite Lacroix (t 1714) se rapproche beau-
coup de Bossuet dans son explication de la « destruc-
tion mystique » du Christ sur l'autel, la séparation
sacramentelle donne au Christ un aspect de mort,
quia solum corpus sine anima et sanguine non intelli-
gitur vivere, nec solus sanguis sine anima cl corpore.
Theologia moralis, Paris, 1866, De sacramentis, 1. VI,
part. II, q. i, 2, n. 3. Même sens, même terminologie
chez Ferraris (f 1760), Prompta bibliotheca, v° Sac.ri-
pcium, n. 43 : In ipsa consecralione per dinersas species
per se et vi verborum corpus velut mortuum et sanguis
velul efjusus incruente reprœsentatur; cf. n. 54. On
retrouve également la même doctrine (encadrée toute-
fois d'explications subsidiaires empruntées à d'autres
systèmes) chez F. Babin, principal rédacteur des
Conférences ecclésiastiques du diocèse d'Angers (1716),
Paris, 1778, t. ni, p. 243.
4. Il faut arriver à la fin du xixe siècle pour trou-
ver, avec le cardinal Billot, un défenseur de la doctrine
de l'immolation mystique, telle que Bossuet l'avait
enseignée, dans toute sa pureté, au xvip siècle.
a) Comme Pasqualigo, Billot élargit la définition
du sacrifice. Le sacrifice, comme l'enseigne saint
Thomas, est <■ un signe représentant symboliquement
le sacrifice intérieur », par lequel nous rendons à Dieu
l'honneur qui lui est dû proprement et exclusivement.
Cette exclusivité doit être marquée dans le signe choisi
pour constituer le sacrifice. Le choix de cet élément
n'est pas, d'ailleurs, laissé à l'arbitraire; il doit, en
effet, présenter une ressemblance symbolique avec le
sacrifice intérieur qu'il s'agit de signifier extérieure-
ment. L'acte cultuel qui constitue le sacrifice a été
fort convenablement placé dans l'immolation ou la
destruction d'une victime; immolation et destruction
qu'on recherche, non certes pour elles-mêmes, mais
uniquement en raison de la signification symbolique
qu'on y attache. Cette signification symbolique est
justifiée : l'honneur souverain exclusivement dû à
Dieu est parfaitement exprimé par la consomption
de la victime, Dieu étant ainsi reconnu comme celui
en l'honneur de qui il est juste que toute vie humaine
se consume. De sacramentis Ecclesiœ, t. i, 6e édit.,
Borne, 1924, p. 580-588.
b) Le sacrifice propre de la Loi nouvelle, § 3, est
le sacrifice de la messe et non le sacrifice de la croix.
Le sacrifice de la croix appartient à la Loi nouvelle
parce qu'il en est la source, d'où découle toute grâce
propre à cette loi. Mais la mort du Christ ne peut être
renouvelée et, si elle le pouvait, ce ne saurait être
du fait des chrétiens. Donc, seul sur la croix, Jésus
a offert le sacrifice et comme prêtre et comme victime.
Si donc la religion exige un sacrifice offert au nom du
peuple chrétien par l'intermédiaire des prêtres, en
témoignage de notre commune servitude vis-à-vis
de Dieu, il faut conclure que ce sacrifice ire peut être
que le sacrifice de la messe. Si l'on considère à qui est
offert ce sacrifice, nulle différence entre le Calvaire
et l'autel, puisque c'est à Dieu qu'est adressée l'obla-
tion. Mais si l'on considère et le prêtre qui offre, et
la victime qui est offerte, on doit reconnaître que la
messe diffère du sacrifice de la croix. Sans doute, à
l'autel comme au Calvaire, c'est toujours Jésus Christ
qui offre et qui s'ofïre et, en ce qui concerne le prêtre
souverain et la victime parfaite qu'est Jésus, nulle
différence encore entre le Calvaire et l'autel. Mais, à la
messe, l'Église corps mystique de Jésus offre le sacri-
fice en union avec son chef et, avec lui, se sacrifie.
Avec Jésus, elle est prêtre; avec lui, elle est victime.
e) Dans la dernière édition de son ouvrage. Billot a
intercalé un § 4, relatif à la dualité du sacrifice offert
par le Christ, d'après la doctrine du concile de Trente.
Il s'agit, d'une part, de la cène et, par voie de consé-
quence, de la messe, et, d'autre part, du Calvaire.
Billot affirme que le sacrifice de l'eucharistie, tout en
renouvelant d'une façon mystique l'immolation de la
croix, se distin gue adéquatement du sacrifice du Calvaire.
Trois points concentrent la démonstration: a. — Le
concile de Trente affirme qu'un seul et même sacrifice
fut accompli à la cène et est accompli à la messe; de
sorte que c'est à la dernière cène que, sans aucun
doute possible, il faut aller chercher non, seulement
l'institution, mais encore la première et prototype
célébration du sacrifice de la messe, b. — L'oblation
de la cène, d'après le concile de Trente, non seulement
ne peut être tenue pour une partie essentielle ou
intégrale du sacrifice de la croix, mais, au contraire,
on doit reconnaître qu'elle s'y oppose en tous points,
niques ei per omnia opponalur; elle s'y oppose comme
le représentatif au représenté, comme le mémorial à
l'objet qu'on doit perpétuellement commémorer,
comme ce qui, jusqu'à la fin, se renouvellera et conti-
nuellement se reproduira, selon le précepte du Christ,
à ce qui devait être une seule fois accompli, sans réité-
ration possible, c. — Le concile de Trente (et cette
remarque est capitale) reconnaît non pas seulement
1165
MESSE. L'IMMOLATION MYSTIQUE : BILLOT
1166
une. niais deux immolations du Christ, l'une sanglante,
sur la croix, l'autre non sanglante, dans le sacrement.
« Voilà les trois points, continue l'auteur, tirés de
la doctrine du concile de Trente, qui nous permettent
d'apporter à la question posée une solution... Il faut
donc en inférer que le sacrifice de Ici messe n'est pas
le même que celui de la croix, mais que ce sont deux
sacrifices, différents et par le nombre et par l'espèce :
le sacrifice consiste dans l'oblation; les différents
modes d'oblation feront donc les sacrifices différents.
Si donc on rencontre fréquemment des textes qui
paraissent allirmer le contraire, il faut les entendre
en ce sens que, par une métonymie assez commune,
le sacrifice y est pris pour la chose sacrifiée. Mais,
en prenant le sacrifice pour l'action sacrificielle même,
il est clair, et au delà de l'évidence, que ne peuvent
constituer un sacrifice unique, ni numériquement, ni
spécifiquement, les oblations dont la raison intrinsèque
se manifeste à nous comme composée d'éléments oppo-
sés entre eux d'une manière contradictoire : oblation
sanglante et oblation non sanglante; immolation où
intervient la mort de la victime, et immolation qui
s'accomplit sans que la victime souffre quelque dom-
mage réel; sacrifice dont la nature n'affirme qu'une fois
pour toutes la possibilité, et sacrifice qui a été institué
précisément pour être renouvelé sur tous les points
de l'univers, par toutes les générations, et jusqu'à
la fin du monde. Nous ne rejetons pas pour autant
ce que d'autres ont affirmé touchant l'unité du sacri-
fice du Christ. Nous confessons volontiers qu'il faut
admettre une certaine unité et même, en son genre,
une unité extrêmement étroite. Nous ne disons point
que le sacrifice de la croix et le sacrifice de la messe
sont disparates, comme s'ils n'avaient entre eux
aucune liaison intime. Loin de nous cette pensée.
Mais, si nous rejetons très résolument entre eux une
unité spécifique et a fortiori numérique, nous affirmons
d'autant plus fortement une unité d'ordre. Cette unité
d'ordre consiste en ceci : le sacrifice de la messe suppose
essentiellement le sacrifice de la croix; il offre la même
victime que le sacrifice de la croix, mais d'une façon
non sanglante et sous un revêtement sacramentel
qui exprime l'immolation sanglante de la croix. En
conséquence, tout entier, le sacrifice de la messe se
réfère à celui de la croix, dont il est la représentation
et le mémorial perpétuel. »
d) Ces principes posés, Billot rejette l'opinion de
ceux qui placent l'action sacrificielle dans la consé-
cration en tant qu'elle serait : 1° avec certains auteurs
(Tanner) la destruction de la substance du pain et de
celle du via; 2° avec Suarez, la destruction de la
même substance, mais conjointement avec la produc-
tion du corps et du sang du Christ; 3° avec De Lugo,
la position du corps et du sang de Jésus-Christ,
c'est-à-dire du Christ lui-même en un état amoindri
et diminué; 4° avec Lessius, une immolation virtuelle:
5° avec Vasquez, une simple représentation de l'immo-
lation sanglante de la croix. Et voici finalement la
solution proposée. « La messe, dans son essence,
consiste dans la seule consécration des deux espèces,
bien qu'à l'action consécratoire doive s'adjoindre, par
la nature même des choses, la communion du célé-
brant; et c'est la raison pour laquelle la communion
est prescrite par une loi dont il n'est pas possible
d'accorder de dispense. Mais la consécration possède
en soi la vraie raison du sacrifice, formellement et
précisément, en tant qu'elle est une immolation non
sanglante du Christ, représentative de l'immolation
sanglante de la croix, cette représentation s'expri-
mant par la séparation sacramentelle ou mystique du
corps et du sang sous les espèces distinctes du pain
et du vin, » Cette séparation sacramentelle place, en
e"et, le Christ à l'autel in habitu passionis et mortis
quam scmcl... pcrlulit in cruce (p. 633). C'est très exac-
tement la position de Pasqualigo et de Bossuet.
Comme Sahneron, d'ailleurs. Billot pose en principe
que le sacrifice de l'eucharistie, parce qu'il est offert in
specie aliéna, ne requiert pas d'immolation sanglante.
e) Quelques mots relatifs à la communion du célé-
brant montrent bien que le savant théologien n'a
pas omis un dernier et très important aspect du
sacrifice, f.es partisans du sacrifice-oblalion insis-
tent fréquemment sur le commerce intime que le
sacrifice établit entre l'homme et Dieu. Billot rap-
pelle que la communion doit être jointe à l'oblation
sacrificielle de la messe, et cela par la nature même
des choses, quia consecratio ponit victimam sub specie-
bus cibi et polus, ac per hoc, ordinem dicit ad sumplio-
nem ut ad complementum sacrosancti illius commereii
, quod sacri ftcanles habemus cum Dco. P. 623.
5. La grande autorité de Billot a remis en honneur
l'explication de Salmeron-Pasqualigo-Bossuet. Elle a
conduit Gihr de l'opinion de Franzelin, que cet auteur
avait primitivemnt professée à Fribourg, en 1877, à
celle de l'immolation mystique, qu'il enseigna depuis
ouvertement (1897), se référant directement à Pas-
qualigo, dont il reproduit en note deux passages
expressifs. « D'une façon sacramentelle, quant aux
signes extérieurs, le sang de Jésus-Christ est séparé
de son corps et par conséquent répandu... Cette sépa-
ration sacramentelle du corps et du sang de Jésus-
Christ; cette immolation mystique suffit pleinement
pour exprimer, d'une manière effective et symbo-
lique, la disposition intime du Sauveur eucharistique,
prêtre et hostie, c'est-à-dire pour accomplir le véri-
table sacrifice. Et vraiment le sacrifice est essentiel-
lement un signe extérieur et symbolique du sacrifice
intérieur, et pour cette signification l'effusion mystique
du sang sur l'autel produit le même effet que cette
effusion effectuée sur la croix. Cette immolation non
sanglante et sacramentelle de l'Agneau eucharistique
établit un sacrifice réel de Jésus-Christ sous les
espèces étrangères du sacrement. L'eucharistie est un
sacrifice mystique et sacramentel, et en même temps
effectif et réel : Myslica nobis Domine prosil oblatio
(Miss. rom.). »
Gihr note ensuite comment la messe n'est pas un
sacrifice purement relatif : « La double consécration
peut être considérée sous deux aspects différents;
c'est d'abord l'immolation mystique du Sauveur appe-
lant sur l'autel son corps et son sang, d'où résulte ir.i
sacrifice proprement dit; c'est ensuite la représenta-
tion sensible du sacrifice du Calvaire. Une seule et
même opération, la transsubstantiation des deux élé-
ments réalise le caractère d'un sacrifice à la fois absolu
et relatif, c'est-à-dire d'un sacrifice véritable en soi,
mais qui, par sa nature intrinsèque, se rapporte au
sacrifice de la croix et le reproduit sous nos yeux. »
Dans sa conclusion, Gihr insiste sur la part prise
par Jésus-Christ dans l'immolation actuelle de la
messe : « L'essence complète du sacrifice eucharis-
tique repose donc dans l'effusion mystique du sang
opérée par la transsubstantiation des deux éléments,
en tant qu'elle est l'expression réelle de lu volonté de
Jésus-Christ de. se sacrifier actuellement, et du don
de lui-même sur l'autel, et en tant qu'elle représente
et renouvelle à la fois le sacrifice sanglant de la croix. »
Le saint sacrifice de la messe, tr. fr. de L.-Th. Moccand,
Paris, 1900, t. i, p. 125-126.
Van Noori se rattache aussi à Billot, dont il pro-
clame verior la solution. Toutefois, en définissant le
sacrifice par. la destruction réelle de la victime, Van
Noort reconnaît que ce n'est là qu'une opinion plus
probable, à laquelle il se rallie comme telle. Mais,
parce que la fin essentielle du sacrifice est de signifier
notre soumission parfaite à Dieu, la destruction réelle
\ 167
MESSE, THÉORIE DU SACRIFICE-IMMUTATION
1168
n'est pas toujours requise; eu soi peut suffire toute
espèce de destruction, pourvu que la signification
symbolique du sacrifice y soit réalisée. L'application
à l'eucharistie selon l'explication de Billot devient
claire et facile. Ainsi la messe est un véritable sacri-
fice, puisque dans la consécration le Christ-homme est
immolé mystiquement, et par cette immolation mys-
tique offert à Dieu. Tractatus de sacramentis, Amster-
dam, 1910, t. i, n. 469-471.
Labauche se rallie purement et simplement à la
Ihèse de Billot, qui lui paraît plus simple que les
autres. Leçons de théologie dogmatique, t. iv, Les
sacrements, Paris, 1918, p. 303-305.
Tanquerey rappelle que l'opinion du cardinal Billot
concevant le sacrifice de la messe comme une immola-
tion mystique était commune chez les théologiens
avant les controverses protestantes; il s'y rallie plei-
nement, comme à l'explication plus probable. Syno-
psis théologien dogmaticœ, Paris, 1920, t. m, n. 690.
.Môme thèse, simplement esquissée, chez J. Grimai,
Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, 4e édit., Paris, 1923, plus développée dans
Pègues, Commentaire littéral..., t. xvm, p. 415 sq.
6. Parmi les partisans de l'immolation mystique, il
faut accorder une mention très spéciale.à J. A. Schwane
(t 1891), que M. Lamiroy place à tort, semble-t-il,
parmi les disciples de Vasquez, et au P. Etienne
Hugueny, O. P., en raison de l'harmonie que ces deux
auteurs mettent entre la définition générale du sacri-
fice et la définition particulière du sacrifice eucharis-
tique.
a) « Des divers essais d'explication et des mul-
tiples commentaires des théologiens du xvie et du
xvne siècles, écrit Schwane, on peut inférer comme un
résultat sûr que le sacrifice doit être distingué de
l'oblation en général, et qu'il doit être entendu comme
le don d'un bien visible, réellement existant, fait à
Dieu par un rite symbolique prescrit ou approuvé par
une autorité publique ou par Dieu, pour reconnaître
son souverain domaine sur l'être et le non être. On a
été conduit à plusieurs essais désespérés pour montrer
dans la sainte messe une réelle destruction de la vic-
time, parce qu'on la faisait entrer dans l'essence du
sacrifice de la messe... On renonce donc à compter
celle-ci parmi les éléments essentiels du sacrifice.
Le sacrifice eucharistique est précisément un sacrifice
tout particulier, et son accomplissement n'est que le
renouvellement du sacrifice sanglant du Christ, repré-
senté par la séparation sacramentelle et mystique du
sang et du corps du Christ, sous les espèces séparées du
pain et du vin, à l'égard desquelles les paroles de la
consécration prononcées par le prêtre, de la bouche
même de Notre-Seigneur, forment pour ainsi dire
l'épée que le Seigneur employa d'abord lui-même, la
veille de sa mort, afin d'exprimer sa plus parfaite
immolation et qu'il a commandé à ses apôtres et à
leurs successeurs d'employer jusqu'à la fin des temps. »
Histoire des dogmes, tr. fr., Paris, 1904, t. vi, p. 633.
b) « Le sacrifice, déclare à son tour le P. Hugueny,
est toujours un signe et n'est pas essentiellement une
occasion... Ce signe doit être de lui-même expressif
et non pas purement conventionnel, afin qu'il ait de
quoi frapper les sens et favoriser, par cette impression
sensible, le développement du sentiment d'adoration
qu'il doit exprimer et éveiller; mais sa signification
doit être consacrée par l'autorité religieuse, à laquelle
il appartient de choisir, entre les divers signes capables
d'exprimer l'adoration, celui ou ceux qui deviendront
pour tous le rite central du culte public. Nous expri-
mons ces différents caractères essentiels du sacrifice
en le définissant: Une cérémonie symbolique naturelle-
ment et socialement expressive du culte d'adoration qui
n'est dû qu'à Dieu. »
L'application de cette définition à la messe devient
facile : « Rentré en gloire après l'immolation réelle
et sanglante du Calvaire, Jésus ne pouvait plus être
soumis à un nouveau crucifiement, mais les hommes
avaient toujours besoin d'un rite sacrificiel qu'ils
pussent répéter pour redire et éveiller efficacement
chaque jour en leurs âmes les sentiments de sacrifice
intérieur. Ce rite sacrificiel..., c'est la messe. La vic-
time de la messe, c'est Jésus-Christ. Son prêtre prin-
cipal, c'est encore Jésus-Christ...; mais l'immolation
qui constitue ce nouveau sacrifice n'est plus une
immolation réelle, c'est une immolation mystique,
une immolation représentative de l'immolation réelle
du Calvaire, la représentation du Christ à l'état de
mort, par la consécration séparée du pain en son corps
et du vin en son sang. Cette immolation mystique
est la seule possible, puisque le Christ est impassible;
c'est la seule qui puisse constituer un rite sacrificiel
avec le Christ pour victime, puisque le Christ n'étant
pas visible en lui-même, mais seulement sous les appa-
rences, l'acte sacrificiel, pour être sensible, doit
s'accomplir sous les apparences ou espèces eucharis-
tiques. Enfin, cette immolation mystique... est suffi-
sante... parce qu'elle est étroitement liée comme effet et
comme signe à l'acte très réel d'offrande que la volonté
du Christ a posé au Calvaire, et qui se renouvelle à
l'autel; suffisante aussi parce que, pour tous ceux qui
croient à son institution divine et à la réalité du sacri-
fice du Calvaire, elle est bien un rite de par lui-même
et socialement expressif de l'hommage d'adoration
que nous ne devons qu'à Dieu et que nous ne pouvons
lui rendre qu'en union avec notre Rédempteur. »
Critique et catholique, Paris, 1914, t. ni, p. 236-237.
III. Deuxième conception générale : La messe,
SACRIFICE EN RAISON D'UN CHANGEMENT RÉEL
APPORTÉ DANS LA MATIÈRE OFFERTE OU DANS LA
victime. ■ — Pour mieux répondre aux critiques pro-
testantes contre l'existence du sacrifice de la messe,
un certain nombre de théologiens postérieurs au
concile de Trente ont cru devoir ne pas s'en tenir à la
conception d'un acte sacré, représentatif de l'immola-
tion réelle du Calvaire; mais ils ont voulu, jusque
dans "le sacrifice eucharistique, retrouver l'élément
d'immutation réelle, de destruction partielle ou totale
de la victime qu'ils insèrent dans leur définition du
sacrifice.
La théorie du sacrifice relatif, l'immolation mys-
tique, l'immolation virtuelle elle-même ne suffisent
point; if faut, dans la chose offerte, un changement
réel qui tende à sa destruction. Mais comment conce-
voir en Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'adorable vic-
time de l'autel, ce changement destructeur? Le Christ,
présent sous les espèces sacramentelles, est désormais
impassible et glorieux. Là se trouve donc le point
difficile de la thèse, et c'est à résoudre cette diffi-
culté que tendent les efforts des théologiens de cette
école.
Sans doute, ces théologiens admettent la doctrine
qu'on a exposée précédemment : la consécration est
sinon l'unique élément essentiel de la messe, du moins
l'élément principal de l'essence du sacrifice eucharis-
tique. Tous reconnaissent l'existence de l'immolation
mystique, non sanglante, constituée par la séparation
sacramentelle du corps et du sang sous les espèces du
pain et du vin. Mais, ainsi que le déclare Bellarmin,
cette doctrine ne paraît pas satisfaire l'esprit au point
de lui apporter un apaisement complet. Est-ce là le
dernier élément du sacrifice ou faut-il pousser plus
loin encore l'analyse théologique?
Deux courants se partagent cette deuxième concep-
tion générale. Certains, considérant que le Christ est
impassible sous les espèces sacramentelles, refusent
de le soumettre à une immutation destructive; cette
1169
MESSE. LE SACRIEICH-IMMUTATION : SUAREZ
1170
itnmutation affectera donc uniquement les substances
du pain et du vin, soit considérées en elles-mêmes, soit
considérées dans l'acte même de la transsubstantia-
tion qui se termine par la production du corps et du
sang de Jésus-Christ. D'autres chercheront à démon-
trer que l'existence sacramentelle apporte au corps et
au sang de Jésus-Christ un changement réel, compa-
tible avec l'impassibilité glorieuse dont le Sauveur
jouit présentement.
/. PREMIER COURJ.XT. THÈSE DE V 1 .1/ .1/ UTATION
RÉELLE A.FEECTJ.XT LE PAIX ET LE VIA'. — 1» Le
changement affecte seulement la substance du pain et
du i>in qui disparaissent dans la transsubstantiation.
— Sous cette forme, la thèse a été présentée par de
rares théologiens. Signalons au moins Tanner et
Richéome.
1. Tanner, S. J. (f 1632), définit d'après saint Tho-
mas, I'l-IIœ, q. xxm, a. 1,1e sacrifice par l'immutation
destructrice : Thcologia schol., Ingolstadt, 1627,
disp. Y, De religione, q. m, dub. i. Cette définition
doit trouver son application dans l'eucharistie. Or, la
chose offerte dans l'eucharistie para.it à Tanner
contenir trois éléments : la substance du pain et du
vin. leurs espèces ou accidents, le corps et le sang du
Christ, c'est-à-dire le Christ lui-même. « Le sacrifice
consistera essentiellement dans l'action consécratoire,
par laquelle est offert et détruit l'élément matériel
de l'oblation; et cette action convient admirablement
à la consécration. Par la consécration, en effet, le
pain ordinaire et terrestre devient, les apparences
demeurant les mêmes, le pain vivant et céleste; par
elle est détruite d'une façon admirable toute la sub-
stance du pain et du vin, et cela, selon l'intention de
l'Église et du célébrant, pour proclamer l'excellence
et la majesté divine, dont la toute-puissance éclate
dans l'une et l'autre consécration. » Si la double
consécration est nécessaire, c'est en raison, non pas
de la signification qui s'attache au sacrifice, mais de la
représentation de la passion que Jésus-Christ a voulu
réaliser à la messe. De ss. eucharistia et de sacrificio
missœ, disp. V, q. ix, dub. n.
2. La thèse de Richéome, S. J. (t 1625), est toute
différente, bien que partant d'un principe analogue. —
Dans le sacrifice eucharistique, tout le changement,
toute l'immolation affecte les espèces eucharistiques,
mais s'étend au corps et au sang de Jésus contenus
réellement sous les espèces par une sorte de communi-
cation des idiomes. Thèse fantaisiste au premier chef,
à laquelle nul théologien sérieux n'a fait accueil, mais
qu'il faut néanmoins signaler d'après le texte même
de l'auteur : « La vraie essence de cette réelle immola-
tion consiste aux espèces du pain et du vin, soubs
lesquelles Jésus-Christ est contenu, et à raison
desquelles il est immolé, par la communication qu'il ij
a entre icelles espèces et son corps. Et comme nous
disons que Dieu a vrayement enduré, qu'il est mort,
qu'il est ressuscité, à cause de la communication des
propriétez, entre la divinité et l'humanité, combien
qu'il n'y eût que l'humanité à qui ces qualités appar-
tinssent, de mesme nous disons icy que son corps est
vrayement rompu, qu'on le voit, qu'on le touche,
qu'on le mange, parce que tout cecy se faict vrayement
aux espèces, qui sont un sacrement avec son corps : et
parce que l'estre des espèces du pain et du vin est un
estre et un estât mort, et sans âme, nous disons aussi
que Jésus-Christ prend un tel estre, se donnant en
viande et breuvage, qui est un estre mort. Item,
parce que l'immolation emporte privation de quelque
vie, Jésus-Christ aussi se despouille d'une sorte de vie
visible et perceptible aux autres, sans intérêt de son
immortalité... » La saincte messe, déclarée et défendue
contre les erreurs sacramenlaires de nostre temps...,
Bordeaux, KJOO, 1. III, c. xxxv.
2° Le changement affecte le pain et- le vin, mais en
taid qu'ils sont transsubslantiés au corps el au sang du
Christ: Thèse dite de. Suarez. - Cette thèse, qui est
généralement présentée comme celle de Suarez, a été
proposée avant lui.
1. Les précurseurs. ■ — a) Baïus (f 1589), dans son
De sacrificio, c. x, se réfère à certains théologiens cpii
placent le sacrifice dans l'immolation de la victime, et
cherchent à la messe quelle peut être l'immutation,
l'immolation possible. Ht Baïus donne son avis :
Quemadmodum in sacrificio populi veteris uitulus et
vivens sacri/icium dicebatur, quia id erat quod occisione
erat sacrificandum, et occisus, quia erat hostia jam
immolalione sanctificata..., sic etiam in eucharisliee
sacramento, panis et vinùm sacri/icium dici possunt,
fanquam illa a quibus ipsa maclatio sumit initium... Et
ipsum Chrisli corpus et sanguis sub specie panis et vini
contenta dicunlur sacrifteium, tanquam res in quas fit
sancta mutatio. Op. cit., c. x. Sur les insuffisances de
celte théorie, voir M. Lepin, op. cit., p. 359.
b) François Torrès (Turrianus), S. J. (f 1584), pro-
fesse nettement la thèse de l'immolation mystique.
Apostolicœ constitutiones, Anvers, 1578, 1. V, c. xvm;
1. VIII, c. xiv. Et cependant, fidèle à la conception
de l'immutation réelle et physique dans le sacrifice,
il veut, pour l'eucharistie, trouver un changement dans
la matière offerte. Cur non sit el dicatur sacrifteium
mutatio ista mystica panis et vini pro nobis facta in
idem corpus quod pro nobis morluum fuit. L. VI II,
c. xiv. Mais il n'y a encore chez Torrès qu'une simple
indication : le véritable précurseur de Suarez fut
c) Mathieu van derGalen ouGalenus(t 1573), auteur
d'un De ss. missœ sacrificio, Anvers, 1574. Sa défini-
tion du sacrifice veut être précise et complète :
Sacrifteium proprie esse actionem, qua hostia ita adft-
ciatur. alque immutetur ut neque ab immolationc seu
mactatione, neque a crematione existât aliéna; offera-
turque ad suœ quidem colendissimœ majestatïs, nostrse
aulem, hoc est mortalium sacrifteantium, subjeclionis,
opis ejus necessariœ, graliludinis dcclarandœ, ac ueniœ
optatœ, cum per animi votum, tum per religiosas preces
et decenlissimas cœremonias, sanctissimam pro/essio-
nem. C. vi. De cette définition, il faut retenir que le
sacrifice, même le sacrifice eucharistique, ne se peut
concevoir sans un changement intrinsèque à l'hostie.
Or, il est impossible de concevoir un changement dans
le Christ lui-même à l'autel. Supposer ce changement
possible, même par le rite simplement figuratif de
la fraction, c'est s'exposer à tomber en de multiples
absurdités. C. vu. Celui qui règne glorieux à la droite
du Père ne peut subir le moindre changement local :
inutile donc d'invoquer la thèse d'une présence nou-
velle, d'un mode d'être nouveau acquis par le Christ
dans l'eucharistie. D'ailleurs, supposer un changement
intrinsèque en Jésus-Christ, c'est attribuer à l'eucha-
ristie, indépendamment de la croix, une efficacité
particulière, que toute la tradition rejette. Enfin,
introduire quelque changement dans le Christ, c'est
lui infliger un abaissement incompatible a\ ce sa gloire.
Au sentiment de Van der Galen, écrit M. Lepin,
op. cit., p. 365, l'immolation constitutive du sacrifice
eucharistique ne peut être cherchée que du côté de la
matière première de l'oblation, le pain el le vin. Elle
est à identifier avec la consécration, en tant que la
consécration est acte de transsubstantiation. Le pain
et le vin sont convertis au corps et au sang du Christ;
voilà l'unique changement qui se laisse découvrir à
l'autel. Mais il est impossible de s'en tenir là; la messe
apparaîtrait comme étant purement et simplement un
sacrifice de pain el de vin. Or, l'hostie véritable et
proprement dite, offerte à Dieu sur l'autel, ce ne sont
pas les aliments matériels; c'est, sous leurs apparences,
le Christ lui-même. C'est donc, semblc-t-il, sur le
1171
MESSE, LE SACRIFICE-IMMUTATION : SUAREZ
1172
Christ que doit porter directement l'acte d'immuta-
tion, s'il est proprement l'acte sacrificiel. Cette induc-
tion est cependant jugée par l'auteur contraire à la
réalité des faits. » Ne pouvant se résoudre à abandon-
ner le concept de sacrifice-immutation, Van der
Galen fait appel à une donnée complémentaire : « Le
sacrifice de la messe consisterait, non uniquement
dans l'immutation substantielle du pain et du vin,
mais aussi, et même principalement, dans ce qui
termine cette immutation : savoir l'oblation du Christ
lui-même, rendu présent sous les espèces du pain et
du vin transsubstantiés, avec représentation sensible
de son immolation passée, par le fait de la distinction
des deux espèces. » Cf. Van dcr Galen, op. cit., c. vu.
On remarquera, présupposée à ce système, la doctrine
de l'immolation mystique du Christ, par le fait de la
distinction sacramentelle du corps et du sang sous les
deux espèces.
2. La thèse proprement suarézienne. — Le véritable
initiateur de la thèse est Suarez (f 1617), Commentaria
in IIIdm partem D. Thomee, q. lxxxiii, a. 1, disp.
LXXV, De essentia sacrificii missœ, édit. Vives, t. xxi,
p. 648 sq. A l'exposé de la question de l'essence du
sacrifice de la messe, il consacre six sections, dont nous
condenserons la doctrine.
a) Le Christ tout entier est-il la chose offerte clans le
sacrifice de la messe (sect. i)? ■ — On pourrait croire que
l'oblation porte sur le seul pain et le seul vin, matière
du sacrifice, n. 1. Mais la doctrine certaine et com-
mune est que le Christ est la chose tout d'abord et
principalement offerte en ce sacrifice, n. 6. Les paroles
prononcées par le Christ à la cène suffisent à elles
seules à prouver la vérité de cette assertion. Mais le
Christ est offert à la messe, non sous son apparence
propre, n. 7, mais sous les espèces sacramentelles, n. 8.
C'est ici que Suarez commence à développer son
explication. Le Christ existant sous les espèces sacra-
mentelles est la chose offerte à la messe, comme le
terme du sacrifice, non comme la matière présupposée
au sacrifice. C'est la consécration qui constitue le
sacrifice; or, le Christ n'est présent sous les espèces
sacramentelles qu'en vertu de la consécration. Les
espèces font donc intrinsèquement partie de la chose
offerte dans ce sacrifice. La victime doit être visible.
Or, le Christ n'est visible que par les espèces, n. 9.
Enfin, le pain et le vin sont offerts comme la matière
du sacrifice et quant à leur substance et quant à leurs
accidents, la substance, matière disparaissant, les
accidents, matière demeurant après la consécration.
Ne faut-il pas d'ailleurs dans tout sacrifice une matière
qui reçoive quelque changement de l'action sacrifi-
cielle? n. 11.
b ) Suarez étudie ensuite (sect. n), par quelle action
Noire-Seigneur a accompli le sacrifice à la dernière
cène. — Il en compte six : oblation du pain et du vin,
consécration du corps et du sang, distribution du
corps et du sang à ses apôtres, oblation à Dieu du
corps et du sang, fraction et commixlio, enfin, com-
munion du prêtre lui-même.
c) De toutes ces actions, on peut se demander
(sect. m), si l'oblation qui précède et si celle qui suit
la consécration, si la fraction, si la distribution de
l'eucharistie appartiennent à l'essence du sacrifice. Et
la réponse est négative.
d) Suarez en arrive (sect. iv) a établir la doctrine
commune : la consécration appartient essentiellement
au sacrifice. De multiples raisons obligentà l'admettre,
tirées de la volonté du Christ, lequel institua le sacri-
fice en consacrant le pain et le vin et en imposant à
ses disciples le précepte de renouveler cette consécra-
tion en mémoire de lui; et cette raison ex nalura rei
est confirmée par ce fait que la consécration est la
représentation la plus expressive de la passion du
Christ, dum corpus et sanguis ex vi verborum separala
consecranlur; — du sacerdoce de la nouvelle Loi, dont
le principal pouvoir concerne précisément la consécra-
tion du pain et du vin au corps et au sang du Christ;
cf. Conc. Trident., ; ess. xxm, can. 1 ;■ — du témoignage
unanime des Pères; de la nature même de la consé-
cration, acte sacré par excellence, et bien propre à
constituer le sacrifice; du prêtre principal qui est à la
messe le Christ; de la comparaison avec les autres rites
de la messe : si la consécration n'appartenait pas à
l'essence de la messe, quel autre rite constituerait
donc le sacrifice essentiellement? La communion seule
ne saurait être l'essence du sacrifice, car il deviendrait
impossible de distinguer le sacrifice du sacrement;
— enfin si l'action sacrificielle était indépendante de
la consécration, et si la consécration n'était que
prérequise à l'action sacrificielle sans lui appartenir
intrinsèquement, on pourrait à la rigueur séparer l'un
de l'autre; or, cette séparation n'est pas même conce-
vable : la messe des présanctifiés n'est pas un véritable
sacrifice.
e) Du moins la communion appartient-elle à l'essence
du sacrifice (sect. v)? — Suarez se prononce nette-
ment : Sola consecralio est sufficiens et de se apta, ut
possit imponi, ut in ea tota essentia alicujus sacrificii
consistât. Et cette réponse lui paraît très certaine : « La
consécration fournit un fondement suffisant à toute la
signification tant mystique que morale requise pour
le sacrifice. » Et de plus, « on peut y trouver une
reconnaissance suffisante du culte souverain dû à
Dieu, comme à l'auteur de toutes choses. » L'explica-
tion de cette deuxième raison touche de très près au
système particulier de Suarez : « Par cette action,
dit-il, il se produit une immutation de choses, admi-
rable et surnaturelle, et cette immutation a pour fin
d'offrir à Dieu, et mieux, de rendre présente sur
l'autel en son honneur, une chose très noble et parti-
culièrement agréable pour lui, c'est-à-dire le Christ
lui-même, Homme-Dieu », n. 4. Mais il faut admettre
que la consécration est faite en vue de la communion,
qui complète ainsi le sacrifice. En conséquence, la
participation du prêtre à l'oblation, est très proba-
blement de droit divin, n. 16.
Dans cette sect. v, Suarez revient sur l'assertion
qui spécifie sa thèse et y insiste à plusieurs reprises.
Parmi les raisons qu'on apporte pour comprendre dans
l'essence du sacrifice la communion elle-même, on dit
qu'il est de l'essence du sacrifice que la victime soit
livrée à la destruction ou tout au moins à une muta-
tion. Donc, la communion semblerait requise, dans le
sacrifice eucharistique, pour atteindre ce but. Et
Suarez répond que « seule la consécration suffit à
l'immutation requise dans le sacrifice. Mais com-
ment? On peut répondre en premier lieu qu'à la
messe se produit le changement réel de toute la sub-
stance du pain et du vin. Mais ce n'est pas dire assez.
D'une part, en effet, la principale chose offerte n'est
pas le pain, mais le Christ; d'autre part, le pain lui-
même n'est pas complètement détruit par ce change-
ment puisque les espèces demeurent ; ainsi l'Holocauste
ne paraît pas entièrement consumé. Enfin, le change-
ment qui affecte le pain et le vin n'est pas sensible,
alors que l'immolation de la victime dans le sacrifice
extérieur doit être sensible. Aussi d'autres donnent-ils
une solution différente. Dans l'eucharistie, disent-ils,
il ne se produit aucune immutation réelle; on y
trouve une immolation mystique, en tant que, par la
force des paroles, le corps et le sang sont consacrés
séparément représentant ainsi la mort sanglante du
Christ, laquelle fut un véritable holocauste; or,
l'immolation mystique n'est pas une immutation
réelle, une destruction de la victime, mais seulement
un signe, une représentation de la réelle destruction »,
1173
MESSE, LE SACRIFICE-IMMUTATION : SUAREZ
1174
n. 2. La véritable explication a déjà été donnée, et
Suarez la reprend, n. 6.
Dans notre sacrifice) réalisé par une action surna-
turelle et divine, bien que la substance du pain et du
vin soit détruite, cependant ce qui est principalement
voulu, c'est 1' i elïection », et pour ainsi dire, la « pré-
sentai ion . du corps et du sang du Christ sur l'autel
■et en l'honneur de Dieu. Aussi la chose olïerte en ce
sacrifice est-elle principalement et surtout le Christ
lui-même, ternie de l'action sacrificielle. 11 n'est pas
nécessaire que la matière soumise au changement soit
toujours la chose offerte, quand le terme de l'action
sacrificielle est recherché principalement et en vertu
même de l'action sacrificielle, et dans l'intention de
celui qui ofTre le sacrifice; surtout lorsque ce terme est
•en soi plus digne et plus apte à rendre à Dieu le culte
qui lui est dû, n. 0.
Sans doute, l'immutation n'atteint pas le Christ
lui-même, mais ici l'action productrice du corps et du
sang du Christ, par rapport à l'objet du sacrifice,
joue avantageusement le rôle de la destruction dans les
autres sacrifices. L'objet du sacrifice n'est-il pas avant
tout de manifester la soumission et l'amour de l'homme
à l'égard de la majesté de la bonté divine; la destruc-
tion, la combustion de la victime n'étaient qu'un
moyen propre à atteindre ce but, n. 8.
I) En dernier lieu (sect. vi), Suarcz examine si la
■consécration d'une seule espèce serait suffisante pour
■constituer le sacrifice, ou si les deux consécrations sont
requises. — Après avoir rappelé les diverses solutions,
Suarez donne son avis. Jésus-Christ aurait pu certes
instituer une consécration sans l'autre; en fait, il a
voulu les deux consécrations. Leur union est-elle,
■d'après l'institution du Christ, requise pour qu'existe
le sacrifice'? Suarez répond : La consécration est un
sacrifice en tant qu'elle comporte une destruction
mystique et, par la force des paroles, la séparation
•du corps et du sang. Tout cela est requis pour l'essence
du sacrifice; il semble donc que le corps ne puisse être
consacré séparément du sang, n. 0. Donc, pour que ce
mystère soit absolument et simplement un sacrifice
véritable, tel que Jésus-Christ l'a institué, la double
consécration est essentiellement requise, n. 7. Et,
comme troisième conclusion, Suarez en revient à sa
thèse sur l'essence du sacrifice : l'action essentielle de
•ce sacrifice inclut dans la consécration, en tant qu'elle
■contient la transsubstantiation du pain et du vin au
corps et au sang du Christ, ces deux termes : 1° la
destruction du pain et du vin dans leur substance, et
2° la présence du Christ sous les espèces sacramentelles,
qui, tous deux, appartiennent à l'essence du sacri-
fice, n. 12.
3. L'école de Suarez. — a) A la fin du xvie siècle, le
cardinal Tolet, S. J. (f 1596), présente de réelles
affinités avec Suarez. Dans sa définition du sacrifice,
il se préoccupe de traduire exactement la pensée de
saint Thomas : le sacrifice, dit-il, est la présentation
e.rhibitio, d'une chose sensible en l'honneur de Dieu,
propler Deum. Trois éléments le constituent : la chose
sensible; un certain changement affectant cette chose,
en vue de rendre honneur à Dieu : destruction, béné-
diction ou tout autre acte accompli sur la victime;
enfin l'oblation de cette victime à Dieu. Si aucun chan-
gement n'afîecte la chose offerte, il n'y a plus sacri-
fice, mais simple oblation. In 7//am part., q. lxxxiii,
controv. i. En ce qui concerne la messe, la consécra-
tion des deux espèces forme le sacrifice entier et
parfait, tout au moins dans son essence. Il n'y manque,
en effet, rien de ce qui est requis pour le sacrifice : la
chose sensible est ici le pain et le vin ; il y a changement
dans cette chose, la transsubstantiation; enfin ce
changement est opéré en l'honneur de Dieu, parce que
mémorial de la passion du Sauveur. La consécration
sous une seule espèce ne constituerait pas le sacrifice
parfait de l'eucharistie. Ibid., controv. v.
b) Becanus (f 1624), ou, de son nom flamand,
Van der Beeck, part aussi de la notion du sacrilice-
immulation ; De essentiel sacrifiai est ut res oblata nul
destruatur totaliter aut immutetur : « Le sacrifice de la
messe ne contient pas seulement une immolation
mystique; il faut l'envisager aussi comme conversion
réelle du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-
Christ. La raison en est que ce sacrifice est réel; donc
il requiert une réelle action sacrificatoire, laquelle ne
peut consister dans un simple signe ou une simple
représentation. La raison de sacrifice à la messe est
donc dans la consécration en tant que telle et qu'elle
est représentative de la mort et de la passion du
Christ. » Summa theol. schol. : de sacramenlis, Lyon,
1055, part. III, tract, n, c. xxv, q. n, n. 17.
c) Bon nombre de théologiens présentent des expli-
cations analogues : le carme François de Bonne-
Espérance (f 1677), Commentarii très in unicersam
theologiam scholasticam, Anvers, 1602, tract, vi : De
sacramentis, disp. IX, dub. m, resol. 5, n. 53 : Conse-
cratio habet rationem sacri/ïcii prœcise. sub ratione
conuersionis, sive prout est deslructiva substantiœ punis
et vini, ac corporis Christi sub speciebus panis et
sanguinis sub speciebus vini constitutiua. Il admet
pleinement la nécessité d'une immutation, mais avec
cette restriction pour l'eucharistie, qu'elle ne se rap-
porte pas à l'hostie principale, mais à une matière
annexe. Même thèse chez J.-B. du Hamel (f 1706).
Theologiœ clericorum seminariis accommodata summa-
rium, Paris, 1694, dissert, ult., c. i; chez Jean Wiggers,
S. J. (f 1639), Comment, in ///am : De sacramentis,
Louvain, 1040, q. i.xxxv, dub. i (on retrouve jusqu'à
la terminologie de Suarez : Immutatio victimse... non
deslructiva... sed productiva) ; chez le théatin Quarto
(t 1655), Rubricœ missalis romani commentariis illus-
tratae... cum appendice qusestionum de sacrifteio missœ,
Borne, 1674, appendix, q. i; chez Gilles de Coninck,
S. J. (t 1033), Comment, et dispul. in universam doctri-
nam D. Thomw, De sacramentis et censuris, Anvers,
1016, t. i, q. i.xxxm, a. 1, dub. i et v. Sur ces auteurs,
voir Lepin, op. cit., p. 442-445.
Il semble qu'on puisse rapprocher également de
Suarez, au xvne siècle, le scotiste Antoine Hicquey,
O. M. (11041), qui s'exprime ainsi : « La raison du
sacrifice consiste essentiellement dans la consécra-
tion même... Le sacrifice exige l'immutation de la
chose offerte. Or, dans l'eucharistie, l'immutation se
produit doublement parce que les substances du pain
et du vin cessent d'exister par la consécration et sont
changées au corps et au sang du Christ; ensuite parce
que le Christ acquiert l'existence sacramentelle sous
les espèces. » La communion, plus probablement, fait
partie intégrante du sacrifice. In I Vum Sent., dist.
XIII, q. iv, n. 75, 88.
d) A la fin du xvii8 siècle et pendant tout le
xviii", la doctrine de Suarez subit une véritable
éclipse; il faut arriver jusqu'au xixe siècle pour la
retrouver rajeunie et complétée, sous la plume de
Scheeben (t 1888), Mijslericn des Christentums,
3' édit., Fribourg-en-B., 1912, § 72. et Handbuch der
kalh. Dogmatik, Fribourg-en-H., 1873, 1887, t. m.
De la doctrine de Suarez, Scheeben conserve les traits
caractéristiques. Sa définition du sacrifice comporte
l'immutation qui n'est pas nécessairement une des-
truction. Dans le sacrifice eucharistique, l'immutation
c'est la transsubstantiation elle-même du pain au
corps, du vin au sang, considérée non comme la des-
truction du pain et du vin, mais comme le changement
de ces substances en une substance surnaturelle, infi-
niment plus digne, l'humanité sainte de Jésus-Christ,
qui est la chose vraiment offerte à Dieu.
1175
MESSE, LE SACRIFICE-DESTRUCTION : BELLARMIN
1176-
A cette idée toute suarézienne sont adjointes deux
autres considérations. L'une concerne le sacrifice
céleste, en relation étroite, tout comme l'eucharistie,
avec le sacrifice de la croix. I.e sacrifice céleste conti-
nue virtuellement celui du Calvaire : « La victime
immolée et devenue par son immolation même l'objet
de la complaisance et de la jouissance de Dieu, se
présente sans cesse comme sous le coup de son immo-
lation récente, et toujours avec le même mérite et la
même vertu qu'elle tient de son immofation. » § 1496.
L'autre considération (que nous avons déjà trouvée
spécialement développée par Bossuet et Billot),
concerne l'union de l'Église à Jésus-Christ dans
l'offrande faite de la victime à Dieu. A dire vrai, le
don offert à Dieu est moins l'humanité du Christ,
déjà agréée, que l'Église, corps mystique représenté
par les dons matériels du pain et du vin et unie à
l'offrande du Christ. Sckeeben insiste sur la significa-
tion que présente à cet égard l'eucharistie. Die Mys-
terien..., p. 448.,
e) Le système de Suarez a encore été substantielle-
ment repris par Paul Schanz, Lehre von den hl. Sccra-
menten der Kirche, Fribourg-en-B., 4893, p. 479 sq.
Comme pour Scheeben, l'immutation que comporte
le sacrifice n'est pas nécessairement,' pour Schanz,
une destruction : cette idée de destruction, « exagéra-
tion de l'idée d'immolation sacrificielle » a été intro-
duite, depuis le concile de Trente, sous l'influence des
discussions antiréformistes. On est bien plus d'accord
avec l'Écriture et la Tradition antérieure à la fin du
xvie siècle, si, au lieu de l'idée de destruction, on s'en
tient à une idée d'immutation au sens plus large, et
si l'on met en relief le but du sacrifice, qui est l'union
à Dieu. Schanz définit le sacrifice : l'offrande d'un pré-
sent sensible par un ministre légitime, au moyen d'un
changement de la chose offerte, dans un but de recon-
naissance de la majesté divine, d'expiation et d'union
avec Dieu. P. 479. Voir aussi le Kirchenlexicon, art.
Opfer, t. ix, col. 1895.
4. En marge de Suarez : Arriaga.- — Il faut faire une
place à part à Rodrigue de Arriaga, S. J. (t 1667),
dont la thèse a plus d'une connexité avec celle de
Suarez, bien qu'elle s'en écarte sous plusieurs aspects.
Tout d'abord Arriaga ne conçoit pas l'immutation
physique comme appartenant à l'essence du sacrifice :
une simple immutation morale de la chose offerte
suffit. Disputai, theol. in /7/»m part.. Lyon, 1669,
disp. XLIX, scct.ni. «Dans mon opinion, on explique
facilement comment le Christ est sacrifié à la consé-
cration. Il est offert à Dieu le Père en signe public du
domaine divin sur notre vie et sur notre mort. Et il
ajoute à la simple offrande la production physique du
corps du Christ placé localement sous les espèces
sacramentelles. Par là est produite une sanctification
morale du Christ lui-même et de ce tout offert, formé
du Christ et des espèces sacramentelles, ce tout appar-
tenant au sacrifice, en tant que victime, puisque la
victime et le sacrifice doivent être chose immédiate-
ment ou tout au moins médiatement sensible. »
Disp. L, sect. v, subs. 4.
Adam Burghaber, S. .1. (t 1678), se réfère à Ar-
riaga, Tkeologia polcmica..., Fribourg-en-Suissc, 1673,
part. II, controv. lxxiii, De sacrifieio missa?, part. I,
n. 2.
II. DEUXIÈME COURANT. THÈSE DE V 1 M M V T ATION
RÉELLE AFFECTANT JÉSUS-CHRIST LUI-MÊME. — Ici
encore, deux tendances générales : L'une, à laquelle
Bellarmin a attaché son patronage, cherche l'immu-
tation réelle dans la consécration, en tant qu'elle pré-
pare la communion, et dans la communion elle-même
qui consomme la destruction réelle de Jésus eucha-
ristie. L'autre, à laquelle De Lugo a attaché son nom,
cherche, de plus, un amoindrissement réel de la per-
sonne même de Notrc-Scigneur. Mais ces deux ten-
dances se retrouvent rarement pures de tout alliage
chez les autres théologiens, qui y apportent des
nuances assez variées.
1" Le sacrifice consiste essentiellement dans la consé-
cration, en tant qu'elle prépare la victime et même dans
la communion qui la détruit et la consume : Thèse dite-
de Bellarmin. — Cette thèse se rencontre déjà en
quelques théologiens antérieurs à Bellarmin.
1. Avant Bellarmin. — Nous avons dit plus haut,,
voircol. 1145, pourquoi Cano ne saurait êtrer attaché à
cette école, dont le véritable fondateur est Bellarmin.
Cependant il faut reconnaître que, tout aussitôt après-
le concile de Trente, quelques théologiens, convaincus
que le sacrifice comporte une immutation réelle
exercée sur la chose offerte, ont voulu trouver dans la
consécration une immolation réelle du Christ. Timi-
dement sur ce point, Hessels, dont la théorie se-
résume plutôt dans l'oblation, voir plus loin, col. 1193,.
esquisse une explication sur la manière dont le Christ
reçoit, dans la consécration, un véritable changement i
Per eomecrationem non lantum partis cl vint substantiel
(etsi imperceplibiliter) transmulalur, sed et corpus
Domini alium quemdam subsistendi modum accipit,
quem prius non habebat : nempe quod jam sub forma
punis subsistât. A quoi correspond ce nouveau mode
d'existence sous l'espèce sacramentelle, Hessels ne le
précise pas.
2. Thèse de Bellarmin. — La question controversée
avec les protestants est celle-ci : La messe est-elle un
vrai sacrifice?
A rencontre des définitions larges du sacrifice, le
cardinal Bellarmin (t 1621), dans ses Conlroversise
de missa, 1. V, Opéra, Paris, 1870, t. i, p. 296 sq.,
rappelle que « dans l'usage de l'Écriture, tout sacrifice
est une oblation, mais toute oblation n'est pas un sacri-
fice; en effet, en plus de l'oblation il faut le change-
ment, la consommation de la chose offerte, c. n. On
connaît la célèbre définition du sacrifice, laissée par
Bellarmin : Oblalio exlerna fada soli Deo, qua, ad
agnilionem humante infirmitatis et professionem divina?
majeslalis, a legilimo minislro res aliqua sensibilis et
permanens rilu mystico consecratur et transmulalur.
Le point capital est que l'oblation sacrificielle
transforme l'objet offert, cet objet devant être
détruit, c'est-à-dire tellement changé qu'il cesse d'être
ce qu'il était auparavant, c. m. Ce concept du sacri-
fice, pleinement réalisé dans la mort du Christ sur la
croix, se vérifie-t-il à la messe? La réponse à cette
question et aux objections des protestants fournit à
Bellarmin l'occasion d'exposer sa théorie sur l'essence
du sacrifice de la messe :
« Parmi les diverses actions dont se compose le rite
eucharistique, l'oblation du pain et du vin qui pré-
cède la consécration, l'oblation qui suit la consécra-
tion, la fraction de l'hostie sont nécessaires à l'inté-
grité du sacrifice; elles ne sont point de son essence. »
Deux actions seulement sont de l'essence du sacrifice
eucharistique, la consécration et la communion du
prêtre. Le cardinal rejette l'opinion de ceux qui voient
dans la seule consécration tous les éléments d'un sacri-
fice: ces théologiens admettent une immolation vir-
tuelle, parce que vi verborum le corps du Christ seul,
sans l'âme et le sang, et le sang, séparé du corps,
commencent à être sur l'autel; seul, l'état glorieux où
se trouve présentement le Christ empêche la sépara-
tion effective du corps, du sang et de l'âme, c. xxvn.
« L<ne telle explication n'est pas suffisante au point
que l'esprit puisse s'y reposer pleinement. En effet, un
vrai et réel sacrifice requiert une mort, une destruc-
tion vraie et réelle de la victime immolée; la consécra-
tion ne fait pas une mort vraie et réelle, mais seule-
ment une mort mystique. Dire que la consécration
1177
MESSE, LE SACRIFICE-DESTRUCTION : BEELARMIN
L178
pourrait d'elle-même donner la mort, mais que l'état
glorieux du corps du Christ empêche cette mort, c'est
•dire que cet état glorieux empêche le sacrifice. Sous
l'ancienne loi, si un prêtre, dans le temple, avait porté
à un animal un coup capable de l'immoler, mais qu'à
raison d'un empêchement quelconque, l'animal n'eût
pas été immolé, il n'y aurait pas eu accomplissement,
mais seulement volonté du sacrifice. » Ibid. Bellarmin
donne alors sa propre théorie. Dans la consécration,
on trouve trois choses dans lesquelles consiste vrai-
ment et réellement le sacrifice : 1° un objet profane
•devient sacré: ainsi, le pain est changé au corps du
Christ: 2° cet objet, de profane devenu sacré, est
offert à Dieu sur l'autel; 3° enfin, «par la consécration,
l'objet sacré, offert à Dieu, est ordonne à un change-
ment, à une destruction vraie, réelle, extérieure, requise
essentiellement pour le sacrifice. Par la consécration,
en effet, le corps du Christ prend la forme d'une nour-
riture: la nourriture est faite pour être absorbée et,
par là même, changée et détruite. Sans doute, le corps
du Christ n'éprouve en lui-même aucun dommage,
et ne perd pas son être naturel, lorsque l'eucharistie
est consommée; mais il perd son être sacramentel et
cesse d'être réellement sur l'autel; il cesse d'être une
nourriture sensible. >> Voilà pourquoi la communion
du prêtre, elle aussi, est de l'essence du sacrifice, « car,
•dans toute l'action de la messe, il n'existe pas d'autre
destruction réelle de la victime que la communion
et une destruction réelle de la victime est requise pour
qu'il y ait sacrifice. » Ibid. Cf. J. de la Servière, La
théologie de Bellarmin, Paris, 1908, p. 435-437. Cette
•explication présente le grand avantage de répondre
directement aux objections protestantes. On accepte
leur notion du sacrifice, basé sur l'idée de destruction ;
■on établit qu'une destruction de l'hostie a réellement
lieu à la messe. La théorie bellarminienne devait être
appelée à un grand succès près des théologiens.
3. L'influence de Bellarmin. — a) A la fin du
X71* siècle. — M. Lepin, op. cit., p. 387 sq., fait
remarquer que les contemporains de Bellarmin n'adop-
tèrent pas sa thèse purement et simplement ; ceux qui
■en acceptent la substance y mêlent des considérations
étrangères. Toutefois, on retrouve l'élément essentiel
■de la thèse bellarminiennc, la consomption de la vic-
time par la communion, chez Henrique?: (f 1(308),
Summa iheologiee moralis, Mayence, 1613, 1. IX, c. i,
n. 2-9. Cet auteur intercale entre la consécration et la
communion un troisième élément essentiel, l'oblation
vocale, n. 3-4.
D'autres auteurs se contentent de faire une allusion
bienveillante à l'explication du grand controversiste :
tel P. de Ledesma, cf. supra, col. 1147, op cit., c. xvn.
D'autres enfin la considèrent comme une opinion rece-
vable, sans s'y rallier explicitement : tel Azor (f 1603),
Institutions mondes, Lyon, 1625, 1. X, c. xix.
Nous rattacherions plus volontiers à Bellarmin le
jésuite Grégoire de Valencia (t 1603), De rébus fidei
hoc tempore controversis, Lyon, 1591 : De ss. missse
sacrificio, 1. I, c. n. Sans doute cet auteur se complaît
dans l'opinion de ceux qui pensent que non seulement
la consécration, mais la bénédiction, mais la fraction
et la commixlio, la communion surtout sont néces-
saires à l'oblation du sacrifice eucharistique. Toutefois,
la consécration est la partie principale, qui constitue
essentiellement ce sacrifice et lui donne son caractère
spécifique, en tant que, par la transsubstantiation du
pain et du vin au corps et au sang, elle fait que,
d'une manière mystérieuse, que nous appelons sacra-
mentelle, le Christ est contenu sous les espèces du pain
et du vin, sic ut sumi possil. Toute la force de la thèse de
Grégoire porte sur cette idée : la consécration opère la
transsubstantiation en vue de la communion; et c'est
en cela que réside le sacrifice. Telle est bien la pensée
fondamentale de Bellarmin. Toutefois, 'Grégoire se
sépare radicalement de Bellarmin sur un point tout
aussi fondamental. Pour lui, l'idée de destruction
n'entre ni dans la définition du sacrifice, ni dans
l'application qu'on doit en faire à la messe. La consé-
cration est la partie essentielle, qui donne à la messe
son caractère sacrificiel, parce qu'elle rend présents,
sous les espèces sacrame itelles, le corps et le sang du
Christ, d'une manière qui les rend aptes à être pris en
nourriture et en breuvage. Mais d'autres éléments
sacrificiels, moins importants, existent dans le sacri-
fice : fraction, communion. En ce qui concerne la
communion, la raison en est évidente, puisque selon
le XII" concile de Tolède, le prêtre doit participer à la
victime.
b) Au XVII° siècle, Bellarmin fait école. ■ — Citons
comme partisans de la communion, partie essentielle
du sacrifice de la messe : Nicolas Coëffeteau, O. P.
(t 1623), Apologie, Paris, 1622, article Du sacrifice de la
messe, n. 7 (voir les textes dans Lepin, op. cit., p. 392-
393); Fabricius Pignatelli, S. J. (t 1656), De monte
propitialorio, sive de sacrosancto Ecclesiœ sacrificio,
Paris, 1660, 1. III, q. v, n. 1; Bonacina (t 1631),
Opéra de morali theologia, Venise, 1706 : De eucharistie/,
q. ult., punct. n (à la consécration et à la communion,
cet auteur ajoute n. 6, l'oblation vocale); G. Mahler
(f 1701), Theologia doctoris subtilis D. Scoti .., Zug,
1702, 1. IV, De eucharistia, q. ix. Plus tard, le scotiste
Mastrius, O. M. (f 1673), suit pas à pas Bellarmin,
Disput. theol. in IV Sent., Venise, 1675, 1. IV, disp. IV,
q. iv, et dans sa définition du sacrifice, n. 4, et dans la
conception du sacrifice eucharistique". La consécration
est partie essentielle, « plus principale » magis princi-
palis. La communion est partie essentielle, nécessaire
pour expliquer l'immutation dont doit être affectée la
victime.
Ysambert (f 1612), Disput. in IIL-m, Paris, 1(539.
ad q. lxxxiii, disp. I, propose du sacrifice une défi-
nition analogue à celle de Bellarmin : nécessité d'une
immutation réelle de la victime pour attester la toute-
puissance de Dieu sur la vie et la mort et maître
de l'existence comme de la non existence. De
là, en ce qui concerne l'eucharistie, il proclame la
nécessité de la destruction de l'hostie pour réaliser
cette signification essentielle du sacrifice. La consécra-
tion est donc de nécessité essentielle, mais il est indis-
pensable d'y joindre la commu lion du prêtre qui seule
réalise l'immutation réelle en consommant la victime
offerte. Disp. III, a. 2, 4.
L'évêquede Bodez, Abelly(f 1691), admet lui aussi
que l'idée de destruction est incluse dans la notion
du sacrifice : l'essence du sacrifice eucharistique sup-
pose donc et la consécration qui amène la victime sur
l'autel, et la communion qui l'y détruit et l'y consume
en quelque façon. Medulla theologica, Paris, 1662,
sect. xi, § 1.
Il convient de s'arrêter sur le Cursus theologicus des
Salmanticenses. Le traité De eucharistia- sacramento
(Cursus, Paris, 1882, t. xvm) a pour auteur Jean
Lianes de l'Annonciation (t 1701). Cet auteur définit
le sacrifice, disp. XIII, dub. i, n. 2 : Oblatio fada Deo
per immutationem alicujus rci, in signum supremi
super omnes res dominii ex légitima institutione. Il
s'agit de prouver dans le sacrifice de la messe l'exis-
tence d'une immutation. Au n. 9, Jean Lianes écrit :
•< A la messe convient la définition du sacrifice...
L'immutation de la chose offerte s'y trouve, car ta
consécration comportece changement. ■ Le changement
opéré dans le Christ par la consécration, c'est l'exis-
tence sacramentelle doublée de la séparation mystique
vi verborum. Mais le théologien de Salamanque est
trop bon thomiste pour trouver là un mode réel
d'être affectant intrinsèquement le Christ. Aussi se
1179
MESSE, LE SACRIFICE-DESTRUCTION : BELLARMIN
1180
rallie-t-11, dub. m, § in, n. 29-30, à une autre solution..
La communion du prêtre appartient à l'essence
du sacrifice, parce qu'il est de l'essence du sacrifice
que la victime ou la chose offerte soit afTectée d'un
changement réel. Il faut donc que le Christ contenu
sous les espèces du pain et du vin reçoive une immu-
tation réelle. Mais la présence sous les espèces n'ap-
porte aucun changement dans le Christ lui-même et
ainsi le Christ demeure sans changement jusqu'à la
communion du célébrant. Donc, la communion du
célébrant est requise essentiellement pour qu'il
y ait sacrifice. C'est, on le voit, la solution de
Bellarmin, sous le patronage duquel se range Jean
Lianes.
Une mention particulière est due à Ph. Gamache
(t 1625). Ce sorboniste, tout en rattachant étroite-
ment son explication au principe posé par Bellarmin, la
présente cependant sous une forme plus compréhen-
sive. Pour lui le sacrifice comporte une immutation
physique de la victime, afin de signifier le pouvoir
suprême de Dieu sur la vie et sur la mort. Summa theo-
logica, Paris, 1627, In 1 1 Iam p., De sacrificio missie,
c. il. Comment cette définition générale trouve-t-elle
son application à la messe? Gamache fait état de la
seule consécration, laquelle renferme une mutation,
non seulement le changement du pain et du vin au
corps et au sang, mais encore un changement dans le
Christ lui-même, dont l'humanité est produite et
passe, tout au moins secundum quid, de la non-exis-
tence à l'existence, au moment où la consécration
rend Jésus présent sur l'autel, où il n'était pas aupa-
ravant, c. iv. Mais ce n'est pas assez. La consécration
inclut un rapport très certain à la réelle destruction et
consomption du corps et du sang du Sauveur. On sait
d'ailleurs que les espèces sont naturellement vouées à
la corruption; d'où il suit que le Christ y est contenu
d'une façon qui le voue fatalement à la corruption et à la
destruction. On le voit, le principe posé par Bellarmin
est élargi dans la conclusion qu'on en tire. Gamache
ajoute ensuite, sans s'y arrêter personnellement,
l'explication de Lessius, c. iv.
D'autres théologiens du xvne siècle, tels Casai,
Martinon, Platel, Th. Raynaud, aux explications
de Bellarmin ajoutent celles du cardinal De Lugo.
Nous les retrouverons plus loin.
c) Au xviw siècle, un seul théologien, mais^d'auto-
rité, reprend la thèse de Bellarmin dans son intégrité.
C'est saint Alphonse de Liguori (t 1787). Il part de la
définition commune, comportant l' immutation ; rap-
pelle ensuite le dogme qu'il formule selon les grandes
lignes de son système, savoir : « Par la consécration et
par la communion, le Christ est immolé mystiquement
et ainsi, à la messe, on trouve l'immutation requise
pour le sacrifice. » Theologia moralis, 1. VI, tract, ni,
c. m, dub. i, n. 304, édit. Gaudé, Paris, 1909, t. ni,
p. 283 sq. Saint Alphonse rappelle, n. 305, les opinions
relatives à l'essence du sacrifice de la messe. Précé-
demment, 1. III, n. 310, il avait laissé entrevoir qu'il
se rallierait à l'opinion plaçant l'essence du sacrifice
dans la seule consécration. Mais, ici, il se rétracte et
adopte l'opinion de Bellarmin, Tournely, Soto,
Bonacina : Hœc sentenlia dicit essentiam eucharisties
consislere partialitcr in consécrations et partialiter in
sumptione : in consecratione enim ponilur victima et in
sumptione consumilur. Saint Alphonse admet cepen-
dant comme une opinion très probable que les deux
consécrations sont requises pour qu'existe le sacrifice,
lequel doit être commémoratif du sacrifice sanglant
ofTert sur la croix.
La thèse de saint Liguori a été retenue au xix" siècle
par les liguoriens. Cf. Marc, Instit. morales, Borne,
1880, t. n, p. 129; J. Aertnys, Theologia moralis juxta
doctrinam A. M. de Ligorio, Tournai, 1898, t. n,
p. 70; J. Hermann, Instit. théologie» dogmaticxr
Borne, 1908, t. n, p. 581-583.
4. La thèse de Bellarmin, adaptée à la considération
de la seule consécration comme élément essentiel du
sacrifier eucharistique. — Un grand nombre de théolo-
giens, tout en retenant le principe formulé par Bellar-
min, ont adapté ce principe à la thèse communément
reçue de la seule consécration constitutive du sacrifice
eucharistique. Nous signalerons ici les principaux :
a) Viva, S. J. (t 1710), définit le sacrifice à la ma-
nière de Lessius, mais suppose que l'immolation vir-
tuelle ne suffit pas; la définition requiert une immola-
tion réelle. Toute l'action sacrificielle réside dans la
consécration, et la communion n'est pas même partie
intégrante. « Rien d'étonnant, écrit-il, que la même
action produise la victime et simultanément l'immole
et la sacrifie... Le Christ, par le fait même qu'il est
placé sous les espèces du pain et du vin, s'y trouve à
l'état d'aliment, destiné à une prochaine destruction. Par-
la communion, en effet, il cesse d'être sacramentelle-
ment présent. Ainsi, il est immolé et sacrifié. »
Une nuance sépare Viva de Bellarmin et lui permet
de ne retenir que la consécration comme élément
constitutif du sacrifice. Pour lui, l'état de nourriture
auquel est amené le Christ sous les espèces sacramen-
telles, l 'affecte hic et nunc, au moment de la consécra-
tion. Donc, l'immutation est déjà réalisée en lui avant
la communion. Cursus theologico-moralis, t. i, De
sacramentis, Padoue, 1723, part. V, q. v, a. 1.
b) Même doctrine chez Holtzclau, S. J. (t 1783),
l'auteur du traité du Verbe incarné et des sacrements
dans la Theologia Wirceburgcnsis, Paris, 1880. Il se
tient prudemment dans la ligne tracée par Bellarmin
et rectifiée par Viva : « Par la force des paroles, le
Christ est immolé symboliquement, en ce que, par
la force des paroles, le sang est séparé du corps. Mais
de plus, il est placé sous les espèces dans un état pour
ainsi dire de mort, orienté qu'il est vers sa destruc-
tion : il y est placé à l'état de nourriture et de breu-
vage, destinés à être consommés, et même, dans le but
de disparaître, aussitôt réalisée la corruption des
espèces. » De eucharistia, p. 391.
c) Plus timide et plus éclectique est Thomas de
Charmes (f 1765). Chez lui aussi, la thèse du
sacrifice suppose l'immolation réelle de la victime.
Theologia universa..., Nancy, 1759 : De sacramentis,
dissert. IV, c. n, q. i. Toute l'essence du sacrifice est
dans la consécration. Mais, dans la q. m, il rajeunit
l'explication de Bellarmin-Viva : Per consecrationem
ponilur Chrislus in statu proximo ad realem destruc-
tionem, nam producilur sub speciebus, ut, iis corruptis,
Christus non solum mystice, sed realiter dcstrualur quoad
esse reproductum. La double consécration est néces-
saire, non ex nalura rei, mais par suite de l'institution
divine.
Au xixe siècle, dans la même dépendance de Bel-
larmin, corrigé par Viva-Holtzclau, il faut citer le
capucin Albert Knoll (a Bulsano), Instit. theologicse,
Turin, 1868. Toutefois, dans sa définition du sacrifice,
cet auteur nie que la destruction réelle de la victime,
telle qu'elle se pratiquait dans certains sacrifices de
l'Ancien Testament, soit nécessaire. Part. IV, sect. n,
§ 614. L'application de cette doctrine est tout autre
qu'on l'aurait pu attendre. Knoll reprend l'explication
de Lessius, complétée par Bellarmin et Viva. Par les
paroles de la consécration; il est fait à l'hostie l'immu-
tation requise et suffisante pour le sacrifice; non seu-
lement parce que la consécration effectue la séparation
mystique du corps et du sang, mais encore parce que,
sous les espèces du pain et du vin, le ChFist, devenu
nourriture et breuvage, est destiné à une véritable,
réelle et extérieure immutation et destruction.
De cette solution, on pourra rapprocher celle de
1181
MESSE, LE SACRIFICE-DESTRUCTION : BELLARMIN
1182
Mgr Orazio Mazzella, Pralect. scholastico-dogmaticse,
Rome. 1905. t. iv. n. 237.
5. Un rajeunissement de la thèse de Bellarmin- YiiHi-
Hollzclau : II. Lamiroy. - C'est dans la lignée théolo-
gique précédente qu'il convient de placer M. Lamiroy,
pour le système qu'il propose dans sa thèse. De essenlia
ss. misses sacrificio, Louvain, 1919. Sans doute,
Lamiroy rejette expressément l'explication de Bellar-
min. parce qu'elle place en réalité l'essence du sacrifice
eucharistique dans la communion, ce qui contredit
et l'institution de l'eucharistie, et la tradition cons-
tante dans l'Église. Toutefois, il accepte le principe
qui a guidé Bellarmin, et corrige la thèse du grand
controversiste à la façon de Viva et de Holtzclau
(qu'il ne cite d'ailleurs pas). La notion essentielle du
sacrifice comporte, pour Lamiroy, une destruction
réelle ou équivalente de la chose offerte. Sacrificium
est oblalio, qua fier destruetionem ipsius vitae humanœ,
aut rei sensibilis et permanenlis, vitam humanam
reprxsentantis eique substitutœ, a legitimo ministro
peraetam, supremum Dei dominium agnoscilur. P. 102.
Et l'auteur spécifie que « cette destruction peut être
réelle, lorsque la chose offerte est détruite dans sa
substance par occasion ou combustion, ou équivalente,
quand, par exemple le vin ou le lait est répandu à
terre et ainsi est détruit, non dans sa substance, mais
dans son mode ou sa forme extérieure.
Pour Lamiroy, « l'action sacrificielle est réalisée
essentiellement dans la consécration des espèces »,
p. 416; c'est la doctrine qui ressort des textes scrip-
turaires relatifs à l'institution, et de la nature même
du sacrifice eucharistique, offert au nom et en la per-
sonne du Christ. La communion n'appartient pas à
l'essence du sacrifice, mais elle est de l'intégrté de
l'oblation sacrificielle. Part. IIIa, sectio i, a. 1, § 1,
p. 416. Puis il réfute les arguments de ceux qui pro-
fessent que la communion appartient à l'essence du
sacrifice, § 2, p. 419 sq. Il s'agit de Bellarmin, de
De Lugo et de leur école. Au § 3, p. 423 sq., il réfute
ceux qui placent l'essence du sacrifice de l'eucharistie
dans la seule communion. Parmi les anciens auteurs,
Lamiroy ne cite, d'après Vasquez, que Ledesma.
Mais, parmi les auteurs contemporains, il s'attaque
principalement à la théorie du sacrifice-banquet de
Renz et de Bellord. Voir plus loin. Enfin, § 4, le sacri-
fice de la messe n'est pas réalisé par l'oblation vocale
distincte de la consécration, ni par la fraction de
l'hostie. L'a. 2 va au vif du problème qui nous occupe :
il y est question de la raison formelle du sacrifice dans
la consécration même. Le texte de Luc, xxn, 19-20 et
les textes parallèles de Matth., xxvi, 26-28; Marc,
xiv, 22-24; I Cor., xi, 24-25, démontrent que le corps
et le sang du Christ sont offerts en véritable sacrifice :
i Déjà les Pères et les liturgies primitives affirment
que la célébration de ce rite eucharistique était une
immolation du Christ non sanglante et mystique...
Mais il faut remarquer qu' « immolation mystique »
n'est pas synonyme d' « immolation dans la séparation
« sacramentelle du corps du Christ d'avec son sang ».
Cette dernière formule, que depuis longtemps de nom-
breux théologiens considèrent comme synonyme de la
première, n'atteint en réalité qu'un seul aspect
l'aspect représentatif, du sacrifice eucharistique...
Mais nous démontrerons que la séparation sacramen-
telle n'est pas suffisante pour fonder un véritable
sacrifice. » Et cette démonstration est faite dans la
réfutation des thèses divergentes, notamment de celle
du cardinal Billot .
Voici comment Lamiroy conçoit son système :
« Nous savons que, dans la consécration, en même
temps que se réalise le sacrement, est offert le sacri-
fice. Or, un sacrifice véritable suppose une véritable
destruction, soit réelle, là où la chose offerte est
détruite en sa substance, soit équivalente, là où la
destruction atteint plutôt le mode d'être extérieur de
la chose sacrifiée... Or, la victime du sacrifice eucha-
ristique est le Christ lui-même, qui est immolé, non
plus en Lui-même et d'une manière sanglante, mais
d'une façon mystique. Il est immolé d'une façon non
sanglante sous l'espèce ou signe visible, selon la for-
mule du concile de Trente. Cette immolation non san-
glante et mystique, par laquelle le Christ lui-même est
vraiment sacrifié, non en lui-même et sous son espèce
propre, mais dans le sacrement et sous une espèce
d'emprunt, est celle-là même que nous déclarent les
paroles de l'institution. Dans la consécration, le Christ
revêt un état d'immolation, statum immolatitium, qui
se manifeste en ce que le corps du Sauveur peut être
mangé, et son sang peut être bu. La consécration place
le Christ sous la forme de victime équivalemment
immolée, car elle le rend présent sur l'autel et l'y place
en un état tel, que son corps devient vraiment nourri-
ture sous l'apparence du pain comme le corps d'une
victime animale immolée, et que son sang devient
vraiment breuvage, sous l'espèce du vin, comme s'il
était répandu. »
« Nous ne disons pas que la raison formelle du sacri-
fice eucharistique réside en ce que le Christ est rendu
présent sous les espèces du pain et du vin ; nous
n'affirmons pas que la raison du sacrifice réside en ce
que le Christ est réduit à l'état de nourriture et de
boisson, car cette considération relève plutôt de la
raison formelle du sacrement que de celle du sacrifice. »
Mais la raison formelle qui fait le sacrifice essentielle-
ment réalisé à la consécration existe « parce que le
Christ, sous les espèces sacramentelles, est placé en
un état extérieur de mort et de destruction, état mani-
festé en ce que le corps peut être mangé et le sang peut
être bu ». P. 434.
On le voit, c'est l'hypothèse, à peine remaniée de
quelques nuances nouvelles, de Viva, de Holtzclau,
de Thomas de Charmes. C'est donc toujours le prin-
cipe de Bellarmin, mais dont l'application est res-
treinte à la seule consécration.
6. En marge de Bellarmin; la théorie du sacrifice-
banquet : le sacrifice réside dans le banquet, accompli
par la communion, mais apprêté dans la consécration. —
S'inspirant a~- la forme des sacrifices antiques des
Juifs ou des païens, dans lesquels une part était
réservée pour servir de nourriture à l'homme, ainsi
devenu le commensal de la divinité, quelques auteurs
veulent envisager le sacrifice de la messe comme
constitué par la communion, dans laquelle le repas
s'accomplit, et par la consécration, où le repas est
préparé. C'est, au fond, toujours l'idée de Bellarmin,
mais présentée sous un aspect très particulier.
a) L'idée du sacrifice-banquet, appliquée à la messe,
a été proposée par Mgr James Bellord, vicaire apos-
tolique de Gibraltar, dans The notion of sacrifice et
dans The sacrifice of the New Law, dans Ecclesiastical
Bevtew, 1905, t. xxxm, p. 1-14; 258-273. La mort du
Christ au Calvaire ne constitue pas, indépendamment
de la cène, un sacrifice véritable. L'essence du sacri-
fice du Christ se trouve dans le repas de la cène, dont
la messe est la reproduction. « Là, dit-il, il n'y a en
vérité, ni mort, ni symbole de mort. L'emploi des
deux espèces distinctes n'est pas pour figurer l'immo-
lation sanglante du lendemain, mais seulement pour
représenter la double matière d'un banquet complet,
aliment et breuvage... Quand bien même le calice se
serait éloigné, à la suite de la prière au Jardin, et
quand Jésus n'aurait pas souffert la mort, la dernière
cène serait encore un plein et parfait sacrifice. »
Trad. Lepin, op. cit., p. 619.
b) Cette théorie du sacrifice-banquet a été exposée,
avec des nuances différentes, par Fr. S. Bcnz, Die
1183
MESSE, LE SACRIFICE-ANEANTISSEMENT : DE LUGO
1184
Geschichte des Messopfer-Begrifjs, oder der alte Glaiïbe
und die neuen Theorien ùber dus Wesen des unblutigen
Opfcrs, Dillingen et Frisingue, 1902. Dans ce volumi-
neux ouvrage, le professeur de Breslau entreprend un
inventaire de la tradition patristique et théologique au
sujet du sacrifice de la messe. Voici comment M. Lepin
présente le système de Renz :
Appuyé sur la tradition, Renz critique, non moins vive-
ment que Bellord, la thèse qui place l'essence du sacrifice
dans une immutation ou une destruction de la victime,
et met au ctmtraire en évidence le caraclère essentiellement
relatif du sacrifice de l'autel par rapport à l'immolation
sanglante de la croix. A l'entendre, il n'y a de vrai et réel
sacrifice du Christ que celui de la croix. La messe n'en est
qu'une représentation, parce qu'elle n'est qu'une figure
de l'unique sacrifice sanglant. Néanmoins, elle est appelée
justement un 'vrai et propre sacrifice, à raison de la pré-
sence réelle du corps et du sang du Christ. Telle a été,
d'après Renz, la seule notion admise dans l'antiquité chré-
tienne et au Moyen Age, et c'est aussi la seule juste. A son
sens, comme à celui de Scheeben, de Gihr et de Schwane,
la théorie du sacrifice-destruction a été inspirée aux théo-
logiens catholiques par les besoins mal compris de la
controverse protestante : elle est en désaccord avec l'an-
cienne doctrine traditionnelle.
Non content de souligner de la sorte la relativité du sacri-
fice de la messe, Renz prétend également justifier son
caractère essentiel de sacrifice par sa qualité de banquet
sacré. Toutefois, au lieu d'identifier purement et simple-
ment le sacrifice avec la communion, comme Bellord, il le
voit réalisé déjà dans la consécration, en ce que, par le
consécration, l'hostie une fois immolée sur la croix et pour-
vue actuellement des signes sensibles de cette immolation
passée, est apprêtée en nourriture pour le banquet qui doit
suivre.
Autant qu'on peut préciser la pensée de l'auteur,., le
sacrifice de la messe consisterait donc, à la fois, dans la
communion et dans la consécration, par la raison que
l'une et l'autre servent à opérer la sancti /, cation ou la sacri-
fication de l'homme, c'est-à-dire son union avec Dieu. — ■
D'abord la communion. Car « il ne faut pas dire que le
service eucharistique est le sacrifice non sanglant du Christ
et qu'il se termine par un repas ; mais bien plutôt : le sacri-
fice eucharistique est de son essence un repas, qui a un
caractère de sacrifice. Or, d'une façon générale, ce repas
seulement a caractère de sacrifice, qui associe directement
à la Divinité, par conséquent donne à celui qui ne vit pas
encore dans une union parfaite avec la Divinité, de s'appro-
cher plus près de cette perfection. Dans l'autre vie, la
jouissance de la Divinité n'a plus la signification de sacri-
fice, puisqu'elle ne sanctifie plus les non-saints, mais garde
et béatifie les saints dans la sainteté. Mais, sur terre, la
participation à la table de Dieu est un acte sacrifical. Ce
serait s'écarter des vues de l'ancienne Fglise de se repré-
senter la communion comme étant avant tout une descente
de Dieu vers les hommes ; elle est à concevoir beaucoup
plutôt comme une ascension des hommes vers Dieu, comme
une action par laquelle les hommes se sanctifient librement
et spontanément. Ainsi le repas eucharistique se distingue
d'un repas terrestre ordinaire, et aussi du repas céleste,
précisément en ce qu'il n'est pas premièrement un acte de
jouissance, mais un acte par lequel l'homme se sanctifie,
et se sacrifie lui-même : un acte de sacrifice. » Op. cit.,
t. n, p. 500.
De la communion ainsi entendue, la consécration est
inséparable, car c'est elle qui rend présent le Christ sous
la forme où il doit servir à l'alimentation sacrée des fidèles,
c'est-à-dire, comme parle l'auteur, à leur sanctification et
à leur sacrification. ■ Ce n'est pas, dit-il, que la communion
n ait aussi un caractère sacrificiel, ni que le sacrifice non
sanglant ne soit essentiellement un repas sacré ; c'est sim-
plement que, de par la volonté du fondateur, la préparation
de ce repas, ou de ses éléments, constitue en fait la pre-
mière partie du sacrifice. Mais si l'on demande pour qui
la préparation de l'aliment, qui ne sera jamais regardée
pourtant comme partie intégrante d'un repas, a été intro-
duite ici dans le repas même, et de telle sorte que, sans elle,
le repas porterait un autre nom, voici la réponse : c'est
parce que ce repas est le sacrifice non sanglant du Christ
et des chrétiens. Le sacrifice non sanglant suppose que la
victime dont la chair et le sang doivent être mangée et bu,
n'est pas immolée présentement, mais a dû être immolée
déjà auparavant, donc qu'elle existe déjà comme aliment
formel, et a seulement besoin d'être rendue présente d'une
façon qui témoigne de son immolation sanglante anté-
rieure. Rendre présente la matière du repas sous une forme
qui figure ou reproduit sensiblement sa sacrification anté-
rieure : voilà en quoi consiste la préparation du repas ;
voilà ce que signifie l'acte de la consécration. La consé-
cration n'est donc pas formellement la mise à mort de
l'Agneau de Dieu qui doit être mangé ; elle rend seulement
présent cet Agneau déjà mis à mort auparavant ; et c'est
pourquoi elle est un élément essentiel du repas lui-même ;
elle est un acte de repas. » Ibid., p. 501.
Ainsi, « consécration et communion sont, de par leur
essence, des actes d'union, l'accomplissement du sacre-
ment de l'union, et pour autant des actes sacrificiels ».
« Dans l'une et l'autre, nous voyons le Christ, unissant ses
membres avec lui, et par là même les sacrifiant. Seulement,
dans la consécration, le Christ est rendu présent à l'état
de nourriture devant l'homme : la sanctification de l'homme
par le Christ est objective. Dans la communion, elle est
subjective, parce que le Christ entre dans l'homme lui-
même pour le nourrir et le sacrifier. » Ibid., p. 502.
Dès lors, « l'essence de l'acte sacrificiel en ce qui regarde
l'eucharistie doit se définir ainsi : l'essence formelle du
sacrifice non sanglant du Nouveau Testament consiste en
l'accomplissement objectif et subjectif du sacrement de
la communion, par le moyen du corps et du sang de Jésus-
Christ, réellement présents sous les apparences du pain
et du vin. > « Et si l'on demande quel est, dans ce sacrement
sacrificiel, ou dans ce sacrifice sacramentel, l'acte essentiel-
lement sacrificiel, nous répondrons : il est objectivement
dans la consécration ; subjectivement, dans la communion
à la chair et au sang du Seigneur. » Ibid., p. 503. —
Lepin, op. cit., p. 620-623.
2° Le sacrifice consiste essentiellement dans la consé-
cration, en tant qu'elle place le Christ lui-même en un
état d'amoindrissement : Thèse dite de De Lugo. — La
thèse de Bellarmin suppose toujours dans une certaine
mesure que l'immutation requise par le sacrifice
n'atteint pas le corps réel du Christ, mais simplement
le corps, en tant que placé sous les espèces sacramen-
telles. Ou mieux, les espèces seules sont directement
affectées par l'immutation. La catégorie de théolo-
giens que nous allons étudier prétend que l'immuta-
tion doit atteindre directement le corps du Christ lui-
même. A partir de la deuxième moitié du xvne siècle,
en France surtout, les théories cartésiennes appliquées
à l'eucharistie viendront donner à cette opinion un
complément de relief.
1. Avant De Lugo. — a) LTn précurseur de De Lugo
est Gaspard Casai (t 1585) évêque de Leiria. En
regard de la définition vague que saint Thomas donne
du sacrifice : Aliquid circa res oblatas, il place une
autre définition du même théologien, IIIa, q. xlv,
a. 3 : Aliquid factum in honorera proprie Deo debitum,
ad eum placandum. L'idée de sacrifice expiatoire
et propitiatoire requiert une destruction réelle. Pen-
dant toute sa vie, Jésus dans chacune de ses actions
a pu offrir un sacrifice véritable, mais le caractère
sacrificiel de l'expiation du Christ apparaît surtout
et sans conteste possible à la dernière cène, « institu-
tion admirable et inouïe, par laquelle le Christ place
son propre corps sous les espèces du pain et son propre
sang sous celles du vin, cherchant toujours... a rendre
honneur à Dieu et à apaiser sa justice à notre endroit ».
De sacrificio missse, Venise, 1563, 1. I, c. xix. Il
faut que l'eucharistie, continuation de la cène et
mémorial de la croix, s'accomplisse modo immolatitio,
c. xn, ce qui se fait par la séparation sacramentelle du
corps et du sang. Il s'agit maintenant d'expliquer
comment cette séparation sacramentelle produit
l'immolation et le sacrifice. C'est ici que Casai pré-
lude à De Lugo : « Le Christ, dit-il, avait dans son être
naturel la faculté de voir, d'entendre, de sentir, de
goûter, de toucher, comme chacun sait. Or, tel qu'il
est dans le sacrement, il n'a plus rien de cela, au juge-
ment de Scot : il ne voit, ni n'entend, ni ne sent, ni ne
1185
MESSE, LE SACRIFICE-ANEANTISSEMENT : DE LUGO
1186
goûte, ni ne touche. Il est donc là en manière d'immo-
lation et de sacrifice, modo immolatitio et sacri/ico,
puisqu'il est là privé de ses actes vitaux, ne peut
exercer aucune de ces multiples opérations vitales pour
lesquelles l'homme doit se servir d'un organe corpo-
rel.... Le mode selon lequel le Christ est dans le sacre-
ment est donc bien un mode d'immolation, modus
immohditius, car c'est en quelque sorte un mode de
mise à mort, modus mortificaius, en tant que, privé
de ses actions vitales, le Christ, de ce chef, est en
quelque façon, mis à mort. » Id., c. xix.
A cette explication fondamentale, Casai en joint
deux autres » le corps et le sang dans l'eucharistie
sont destinés à devenir nourriture et breuvage, et,
d'ailleurs, en soi, le mode d'existence sacramentelle
est un mode non matériel, mais miraculeusement
imposé au corps et au sang du Christ. Id.
Quoi qu'il en soit de la véritable pensée de Scot,
il faut retenir de la thèse fondamentale de Casai,
qu'elle comporte un amoindrissement réel dans le
Christ : c'est sa caractéristique.
b) Le précurseur immédiat de De Lugo fut Mal-
derus (Jean van Malderen) (t 1633), professeur à
Louvain, puis évêque d'Anvers. Pour Malderus,
l'immutation du sacrifice doit être destructive. De
rirtulibus theol. et justifia, ad IIiim-IIœ, Anvers, 1616,
tract. X, c. m, dub. i. Il n'admet pas comme suffisante
pour le sacrifice, l'immutation morale; il faut, pense-
t-il, une immutation physique, réelle, par laquelle la
victime « reçoive un état amoindri incluant d'une cer-
taine façon soit destruction soit cessation d'être » :
status declivior, telle est l'expression qui fera fortune
dans l'école de De Lugo.
Sans s'arrêter à la destruction du pain et du vin,
changés au corps et au sang de Jésus-Christ, Malderus
trouve l'immolation destructive dans le fait « que le
Christ Seigneur, qui naturellement est homme vivant,
inapte à devenir nourriture et breuvage, à moins
d'être mis à mort, reçoit dans l'eucharistie comme une
nouvelle existence de mort, dans laquelle il peut être
mangé, et son sang peut être bu, comme s'il était tué. »
Nous en resterions encore ici à la thèse bellarmi,-
nienne; mais Malderus ajoute une explication nou-
velle qui transforme cette thèse. Le quasi mortuus,
lanquam occisus indique qu'il n'y a pas à la messe
d'immolation sanglante; et pourtant il y a véritable
sacrifice. Le sacrifice réside en ce que le Christ, par la
séparation sacramentelle, se présente comme sous un
revêtement de mort. Mais ce n'est pas encore assez.
Dans une explication assez embarrassée, Malderus
tente de démontrer qu'à l'autel le Christ, sans être
mis à mort, souffre ce qu'il a souffert à la croix, et plus
encore. Sur la croix, l'âme fut séparée du corps; mais
elle demeura intacte et le corps ne connut pas la cor-
ruption. Sur l'autel, le Christ s'abaisse dans sa condes-
cendance au point de se livrer comme nourriture et
breuvage; lui-même demeure intact et sans corrup-
tion, mais, par la corruptihilité des espèces sacramen-
telles, il se voue à la perte totale de son existence sacra-
mentelle, son âme ne devant pas plus préserver son
corps de cette disparition selon l'existence sacramen-
telle, que si elle ne lui était pas unie, son corps ne
devant pas plus conserver le sang, qui cependant par
la loi de concomitance lui demeure uni, que si le sang
était réellement répandu.
2. La thèse de De Lugo. — Le cardinal De Lugo, S. J.
(t 1660). identifie sacrifice et immolation ou destruc-
tion : Dicimus de ratione sacrificii esse quod sit pro-
testalio illius excellenliie divinie qua diç/nus est ut in
ipsius cullum vita nostru deslriiatur, sive liœc proteslatio
liai per realem deslructionem propriœ vitœ, sive per
destructionem alterius rei, per quam noster af/ectus
expticetur quando destructio propria non licet vel non
DICT. DE THÉOL. CATII.
expedit. De ven. cucharistise sacramento, dans Opéra,
Paris, 1892, t. iv, disp. XIX,sect. i, n. 1. Tout sacrifice
requiert donc la destruction de la victime, et c'est en
ce sens qu'il faut comprendre saint Thomas, Sum.
heol., IIa-IIlle, q. lxxxvi, a. 1. Ibid., n. 7.
De Lugo examine ensuite les diverses explications
fournies du sacrifice de la messe. Sect. m. Il réfute
successivement l'hypothèse de l'oblation vocale, soit
avant (offertoire) soit après la consécration (Unde
et memores), n. 37, car le sacrifice doit comporter une
action réelle, distincte des paroles, n. 38; l'hypothèse
de Cano, plaçant le sacrifice dans la fraction de
l'hostie, la fraction n'étant qu'une cérémonie litur-
gique non universellement admise, hypothèse d'ail-
leurs abandonnée de tous, n. 39-40; il démontre
ensuite que la thèse, plaçant de manière exclusive
l'essence du sacrifice dans la consécration est la seule
fondée, la seule à retenir, n. 41-45; qu'il faut donc
rejeter l'explication de ceux qui font constituer le
sacrifice dans la communion, n. 46-49. On doit cepen-
dant reconnaître que de graves raisons, et en particu-
lier l'autorité de saint Thomas, inciteraient à ad-
mettre que la communion soit une partie essentielle du
sacrifice.
Dans la sect. iv, De Lugo examine les différentes
opinions théologiques expliquant comment la consé-
cration appartient à l'essence du sacrifice. Il rejette :
l'opinion de ceux qui disent que la consécration dé-
truit, en l'honneur de Dieu, la substance du pain et
celle du vin : une telle explication est insuffisante à
l'égard du sacrifice du corps et du sang de Jésus-
Christ, n. 51 ; — l'opinion de Suarez, plaçant à la con-
sécration l'essence du sacrifice, par le fait de la dispa-
rition du pain et du vin en vue de la production du
corps et du sang, principale matière offerte à Dieu :
cette opinion est d'ailleurs contraire au sentiment com-
mun des théologiens, n. 52-53; — l'opinion de
Vasquez, niant que la destruction de la victime soit
requise dans le sacrifice relatif ou commémoratif :
la représentation du sacrifice n'est pas le sacrifice,
n. 54-60; — l'opinion de l'immolation virtuelle ensei-
gnée par Lessius, et déjà réfutée par Vasquez, cette
immolation n'étant qu'une image d'immolation et
non une immolation réelle, n. 61-63.
Dans la sect. v, De Lugo expose sa solution. Pour
lui, la consécration et la communion appartiennent à
l'essence du sacrifice, de telle manière cependant que
l'action sacrificielle substantielle se trouve déjà réa-
lisée à la consécration, n. 64. Pour expliquer cette
action sacrificielle substantielle, il remarque qu'il n'est
point nécessaire que la destruction de la victime soit
une corruption substantielle, physique ou métaphy-
sique, de son être; il suffit que le résultat de l'action
sacrificielle soit de placer la victime en un état telle-
ment amoindri, statum aliquem decliviorem, qu'on la
puisse humainement estimer détruite, n. 65-66. « Cela
supposé, il devient facile d'expliquer comment, par la
consécration même, le corps du Christ est sacrifié.
Bien que la consécration ne le détruise pas substan-
tiellement, on peut l'estimer détruit, puisqu'il est
placé en un état si amoindri qu'il est rendu inapte aux
actes de la vie corporelle et apte à divers autres
usages propres à la nourriture. Donc, à l'estimation
humaine, ce corps est exactement comme s'il était
un véritable pain, préparé en nourriture aux hommes.
Un tel changement sulfit certes à constituer un sacri-
fice », n. 67. — Et pourtant, la communion, elle aussi,
appartient à la substance et à l'intégrité du sacrifice,
car elle consomme la destruction de la victime. Et il
ne répugne pas qu'une victime subisse, dans le même
sacrifice, une double destruction. De Lugo apporte ici
l'exemple de la victime offerte en holocauste, d'ahord
mise à mort, ensuite brûlée, n. 68. La messe des pré-
X. — 38
1187
MESSE, LE SACRIFICE-ANÉANTISSEMENT : DE LUGO
1188
sanctifiés n'est pas un sacrifice, mais un complément
de sacrifice, n. 69. Donc, à la messe, le sacrifice dure
jusqu'à la communion, tout comme les holocaustes
duraient après l'occision des victimes jusqu'à leur
combustion, n. 72.
La messe est le sacrifice offert par le Christ, prêtre
principal; mais il n'est pas nécessaire que le Christ
concoure hic et nunc et d'une façon physique à l'action
du sacrifice : le Christ ofire vraiment son corps et son
sang à l'autel, en ce que le prêtre son ministre, en
vertu de l'institution, ofïre le corps et le sang au nom
du Christ, dont il n'est que le délégué et le substitut.
Sect. vu, n. 93. D'après cette doctrine, la validité du
sacrifice olïert sous une seule espèce serait assurée, et
la consécration, valable. Cependant jamais on ne peut
se dispenser 'de consacrer sous les deux espèces, parce
que l'Église n'a pas le pouvoir de changer le pré-
cepte du Christ. Or, le Christ a voulu que la messe
comportât la consécration sous les deux espèces, afin
de représenter ainsi sa passion et sa mort. Sect. vin,
n. 106; cf. n. 112.
3. L'influence de De Lugo, les théories composites des
xvw et xvni" siècles. ■ — • Aux xvn» et xvmc siècles,
1' « école » de De Lugo à proprement parler, n'existe
pas, mais l'influence de ce théologien .est considérable.
Les innombrables auteurs qui proposent à cette époque
des explications composites et éclectiques du sacrifice
de l'eucharistie, insèrent, pour la plupart, dans leur
système, l'idée maîtresse du système de De Lugo, le
status declivior.
a) Mêlant les explications de Lessius, Bellarmin et
De Lugo, le cardinal de Richelieu (f 1642), dans son
ouvrage : Les principaux points de la foij catholique
défendus contre l'escrit adressé au roy par les quatre
ministres de Charenton, Paris, 1629, p. 130-131,
s'exprime ainsi : « Le changement qui se fait en l'eucha-
ristie consiste en ce que Jésus-Christ, qui subsiste au
ciel en sa propre espèce, est estably en terre sous
l'espèce estrangère du pain et du vin et sous l'appa-
rence de la mort. Qu'en cet estât, il soit sous l'appa-
rence et l'espèce de la mort, il paroist en ce qu'il est
privé d'apparence de vie en plusieurs sens, et par ce
qu'on ne voit aucune action, en luy, et par ce que,
par la force des paroles sacramentelles, son corps et
son sang sont establis sous des espèces séparées, ainsi
que, par la mort qu'il a souffert en croix, ils ont été
réellement séparez : par ce enfin que les espèces qui le
voilent sont comestibles et que, d'ordinaire, on ne
mange aucune chair qui ne soit morte... »
b) Martinon, S. J. (t 1662), semble se rallier d'abord
à la thèse du sacrifice représentatif de Vasquez,
expliquée par l'immolation mystique dans la sépara-
tion sacramentelle, Disput. théologies, Bordeaux, 1645,
disp. XXXVIII. sect. iv, n. 44. Mais, à la thèse vas-
quézienne, il ajoute un complément d'explication :
mortuo quodam modo posilum et lendente ad destruc-
lionem. Et, pour expliquer cet état de mort, tendant à
la destruction, il adopte pleinement la thèse lugo-
nienne. « C'est en ce sens que nous disons que le corps
et le sang du Christ sont moralement détruits dans
l'eucharistie, en tant que, par la force des paroles, ils
sont placés sous les espèces du pain et du vin en un
état d'amoindrissement, in statu decliviori, état d'inap-
titude quant à leurs fonctions naturelles et humaines,
état de tendance à la consomption et à la destruction...
Enfin, il y a immolation mystique du Christ lui-même,
en tant que, par la force des paroles, le corps est placé
sous l'espèce du pain et le sang sous l'espèce du vin,
pour représenter la séparation faite de l'un et de l'autre
à la croix dans la mort du Christ. » Sect. i, n. 7.
c) L'explication de De Lugo se retrouve — jointe
à celle de Lessius - — chez Georges de Rhodes, S. J.
(t 1661), Disput. théologies scholasticee, c. n, Lyon,
1661, tract, x, disp. II, q. n, sect. I et sect. n; chez le
frère du cardinal, I-'rancois De Lugo (t 1652), De
missa, Venise, 1653, c. n, q. h, n. 34; chez Thomas
Muniessa (t 1696), Disput. scholasticee, Barcelone,
1689, t. n, disp. XXXIII, sect. iv, n. 40; ces deux
auteurs également jésuites; et, au xvm« siècle, chez
le jésuite Paul Antoine (t 1743), Theologia universa...,
Paris, 1712 : De eucharistia, c. m; jointe à celles de
Suarez et de Lessius, chez Platel, S. J. (t 1681),
Synopsis cursus theotogici. Douai, 1706, part. V, c. iv.
Une mention spéciale doit être accordée au jésuite
Théophile Raynaud, qui renchérit encore sur De Lugo
pour décrire l'abaissement du Christ dans l'eucha-
ristie : « Dans l'eucharistie, quel abaissement! le
Christ s'est humilié et a choisi un état de si profonde
abjection, qu'à moins de miracle, il doit y demeurer
inanimé à l'instar d'un tronc ou d'une souche : pour
lui, plus d'acte d'intelligence en raison des idées pré-
cédemment acquises; plus de vouloir consécutif à la
connaissance antérieure; plus même de sensation;
impossible de se mouvoir; il est là, comme s'il ne
jouissait plus d'aucune faculté intellective, sensitive
ou même motrice. Jésus y est réduit à un état pire
que celui de la croix, puisqu'au milieu des tourments
du Calvaire, il jouissait du moins de ses facultés. L'état
eucharistique est donc d'une extrême misère et d'un
anéantissement plus profond encore que celui de la
croix. » Candelabrum sanctum..., dans Opéra, Lyon,
1775, t. vi, Eucharistica, sect. m, c. v, n. 19, 23; cf.
n. 5.
d) Dans l'exposé de son système, Platel, au
xvne siècle, avait indiqué un point de vue particulier,
qui se ressent des théories cartésiennes sur l'essence
des corps. « On peut comprendre, écrit-il, l'annihila-
tion ou l'immutation réelle du Christ dans l'eucharis-
tie, en ce sens que le Christ acquiert un nouveau mode
d'être, qui paraît tendre à l'annihilation, puisqu'e/i
vertu de ce mode, le Christ est réduit à un point », loc.
cit. Voir Descartes, t. iv, col. 555-560. Cette idée est
acceptée par nombre de théologiens, qui la juxtaposent
aux explications du cardinal de Lugo. Citons Fran-
çois Henno (f 1713), Theologia dogmatica et scholas-
tica,- Douai, 1705-1713, t. n, tract, iv, disp. XI, q. m;
Jean de Ulloa (f 1725), Theologia scholastica, Augs-
bourg, 1719, disp. VIII, n. 8, 9; cf. disp. II, c. i. On
pourrait inscrire parmi ces théologiens tous ceux qui
ont expliqué l'eucharistie d'après les principes car-
tésiens, encore qu'ils n'aient pas parlé explicitement
du sacrifice de la messe. Voir Eucharistiques (Acci-
dents), t. v, col. 1433 sq.
e) Au xvine siècle, une place à part doit être faite à
Tournely et surtout à son continuateur Collet.
Tournely (f 1729) reprend en substance l'opinion
de Bellarmin, à laquelle il ajoute des considérations
relevant de la pensée de De Lugo. Sa définition du
sacrifice implique la destruction ou tout au moins
l'immutation de la victime. De eucharisties sacramento,
Paris, 1729, q. vin. Tout d'abord Tournely s'approprie
la doctrine exposée par Bossuet dans l'Explication. ..
de la messe, et dans l'Exposition de la doctrine catho-
lique : immolation mystique par la séparation sacra-
mentelle vi verborum. Mais il y ajoute le point de vue
de Bellarmin : « Il se fait dans la consécration une .
immutation de l'hostie, en ce que le corps du Christ
est placé en manière d'aliment, et son sang en manière
de breuvage; or, la nourriture est ordonnée à la man-
ducation et, conséquemment, au changement et à la
destruction. » Ibid., concl. v, p. 239. Mais ce n'est pas
encore assez. Tournely s'empare de la thèse de De
Lugo pour l'appliquer au sacrifice eucharistique.
« D'autres répondent enfin, et leur sentiment me plaît
davantage, que le Christ est immolé, mis à mort dans
le sacrement de l'eucharistie mystiquement et mora-
1189 MESSE, LE SACRIFICE-ANÉANTISSEMENT : FRANZELIN
1190
lement, soit parce que la consécration, autant qu'il est
en elle et par la force des paroles, sépare le sang du
corps du Christ et ainsi, bien qu'en réalité elle ne divise
pas le Christ, elle tend cependant à sa destruction;
soit parce (pie le Christ est revêtu dans l'eucharistie
d'un état de mort, privé qu'il y est des fonctions natu-
relles et de l'usage de ses sens externes. En consé-
quence, la communion, non celle du peuple, mais celle
du célébrant est une partie essentielle du sacrifice. »
La théologie de Bossuet inspire également Pierre
Collet (t 1770), continuateur de Tournely; mais la
doctrine de Collet, prise dans son ensemble, est elle
aussi un mélange d'opinions se juxtaposant sans
grande cohésion. « La consécration, par elle-même et
par la force des paroles, sépare le sang de Jésus-Christ
d'avec son corps. En vertu des paroles, en effet, la
consécration met le corps seul sous l'espèce du pain et
le sang seul sous l'espèce du vin. De là les Pères recon-
naissent dans le sacrifice de l'eucharistie une effusion
mystique du sang qui se fait par le glaive de la parole,
comme le dit saint Cyrille, ce que Bossuet a exprimé
en termes énergiques... » Puis, Collet démontre que
toute l'essence de la messe réside dans la consécration
et la consécration se fait par immolation, soit que cette
immolation consiste dans la séparation mystique du
corps et du sang, comme nous l'avons dit jusqu'à
présent, soit qu'elle consiste, suivant le sentiment
d'autres auteurs, dans cette réduction de Jésus-Christ
à un point, réduction grâce à laquelle il est mis sur
l'autel en un certain état de mort. La consécration
est faite pour témoigner que Dieu est auteur de la vie
et de la mort, auteur de la vie en ce que Jésus reçoit
par la consécration une existence ou mode d'être qu'il
ne possédait pas auparavant; auteur de la mort, en ce
que, par la consécration, Jésus revêt un état de mort
qui doit se terminer par une sorte de destruction de
lui-même dans la communion. Inslii. theologicse, Paris,
1779, t. iv, p. 683. Les dernières paroles de Collet
laisseraient supposer qu'il est partisan de la thèse
bellarminienne : or, dans la concl. v (p. 679), il la
réfute expressément : la communion ne fait pas partie
de l'essence du sacrifice; elle n'en est que partie inté-
grante, et il en apporte comme raison que la commu-
nion n'affecte la victime d'aucun changement :
sumptio rem oblatam non immutat. Il accepte plus
complètement l'opinion singulière de la reductio ad
punctum. L'immolation mystique lui paraît insuffi-
sante à produire une véritable et actuelle immutation,
laquelle est précisément empêchée par l'état glorieux
du Christ.
4. Une déformation de la thèse lugonienne : le cardinal
Cienfuegos. — Une mention très particulière doit être
réservée au cardinal Alvarez Cienfuegos (t 1739),
jésuite espagnol.
Cet auteur part de la définition du sacrifice adoptée
par les Salmanticenses : Oblatio facta Deo per immula-
tionem alicujus rei sen.sibilis in signum supremi illius
in res omnes dominii uitœ necisque, ex légitima aucto-
rilale. Mais, parmi toutes les thèses qui ont été pro-
posées pour expliquer l'immutation dans le Christ
eucharistie, Cienfuegos n'en trouve aucune pleine-
ment satisfaisante. Aucune ne tient un compte suffi-
sant de l'immutation réelle due au sacrifice. Vita
abscondita..., Home, 1728, disp. V, sect. i, n. 1-23.
Le cardinal croit avoir trouvé la vraie solution et la
propose sous cette forme : Jésus-Christ, devenant pré-
sent par la consécration, ne jouit pas seulement en son
âme d'un mode de connaissance supérieur, indépen-
dant des sens, ainsi qu'on s'accorde à le reconnaître,
mais, par un privilège extranaturel, dû à la puissance
divine qui élève de la sorte son humanité, il jouit de
l'exercice de ses sens externes eux-mêmes; il entend
nos gémissements, il voit nos larmes (sur la proba*
bilité théologique de cette hypothèse, voir art.
Cienfuegos, t. n, col. 2512; Franzelin, Tractatus
de ss. eucharisiiiv sacramento et sacrifîcio, Borne, 1879,
p. 179; Hugon, La sainte eucharistie, p. 181, et Tract,
dogm., Paris, 1927, t. m, p. 380, 385). « Le Sauveurdonc
aussitôt après la consécration, commence à exercer
quelques actes de cette vie sensitive, puis, par un acte
libre de sa volonté humaine, suspend ces actes vitaux,
sacrifie par conséquent la vie sensitive qui en dépend,
pour les reprendre de nouveau à la communion du
pain et du vin, laquelle symbolise la résurrection. Et
c'est dans cette suspension provisoire de ses actes
sensitifs que réside la raison formelle du sacrifice non
sanglant. » Sect. in, n. 37.
Dans la discussion des opinions, nous ne reviendrons
pas sur la thèse de Cienfuegos, laquelle, par sa singu-
larité même échappe à toute classification. M. Lepin,
à qui nous en avons emprunté l'exposé (op. cit., p. 524),
apprécie ainsi cette hypothèse : Arbitraire et invéri-
fiable. Cf. Franzelin, op. cit., p. 402, note 1; Hurter,
Theologise dogmalicsc compendium, Inspruck, 1893,
t. m, p. 377; Billot, De sacramentis, Home, 1924, t. i,
p. 622.
Ajoutons que Cienfuegos applique son hypothèse
au sacrifice du Christ dans le ciel, sacrifice qu'il estime
réel dans toute la rigueur du terme. Ce sacrifice
consisterait dans la suppression volontaire de toute
vie actuelle dans le corps physique de Jésus-Christ.
Disp. VII, sect.i, § 2, n. 9.
5. Le renouveau de la thèse lugonienne au XIX' siècle :
Franzelin. — La thèse de De Lugo, laissée dans
l'ombre depuis le xvin6 siècle, reparaît soudain à la
fin du xixe, avec grand éclat, dans l'enseignement du
Collège romain, renouvelée et mise en relief, par le
cardinal Franzelin, S. J. (f 1886).
De .son traité De ss. eucharistiœ sacramento et
sacrifîcio, 3e édit. Borne, 1878, le cardinal a consacré
la deuxième partie au sacrifice en général et au sacri-
fice de l'eucharistie en particulier. L'ordre même des
thèses mérite de retenir l'attention, parce qu'il fait
voir le lien intime qui existe entre le sacrifice de la
croix et celui de l'eucharistie. Le Christ s'est sacrifié
au Calvaire, se substituant à l'humanité pécheresse
(th. v). Dès l'incarnation, il a été constitué prêtre pour
s'offrir à Dieu comme victime pour nos péchés; mais
sur la croix, il s'est ofTert actuellement en un sacrifice
véritable et proprement dit (th. vi). La consommation
du mérite et de la satisfaction du Christ pour nous a
été réalisée au Calvaire (th. vu); et pourtant ce sacri-
fice unique et sanglant, consommant le mérite du Sau-
veur, n'exclut pas un sacrifice perpétuel destiné à
appliquer les mérites de la croix (th. vm). Ainsi, très
naturellement, Franzelin passe du sacrifice de la
croix au sacrifice de l'eucharistie, dont il démontre la
vérité, par la perpétuelle et universelle tradition
(th. ix), par la prophétie de Malachie (th. x), par les
paroles de l'institution (th. xi). Il étudie ensuite la
valeur propitiatoire de la messe, et montre la raison
de la valeur propitiatoire et impétratoire (th. xn-
xm). Il aborde enfin, en trois thèses (xiv-xvi), le pro-
blème de l'essence du sacrifice de la messe.
a) Dans la thèse xiv, Franzelin se demande com-
ment, dans l'eucharistie, se vérifie la définition du
sacrifice en général, afin de démontrer la vérité du
sacrifice de l'autel. Or, dans la thèse n, il avait ainsi
défini le sacrifice : Oblatio Deo facta rei sensibilis per
ejusdem realem mit seq'uivalentem destructionem légi-
time instilula,ad agnoscendum supremum Dei dominium
simulque pro statu lapso ad profilendam divinam
justiliam hominisque reatum expiandum. La thèse xiv
est proposée pour délimiter, dans la question de
l'essence du sacrifice de la messe, le point de vue dog-
matique et le point de vue simplement théologique.
1191
MESSE, THÉORIE DU SACRIFICE-OBL ATION
1192
En voici le sommaire : « Puisqu'il faut croire que la
célébration de l'eucharistie est un sacrifice véritable
et propre, il faut pareillement croire que tous les élé-
ments constituant l'essence du sacrifice en général
se retrouvent dans ce sacrifice spécial. Et pourtant
la foi ne saurait nous apprendre, ni quelles sont préci-
sément les notes essentielles du sacrifice en général,
ni en quel élément l'essence du sacrifice eucharistique
doit être uniquement placée. Ils confondent donc
l'objet propre de la foi catholique avec l'objet de la
déduction ou de l'analyse théologique, ceux qui abu-
sent des divergences existant entre théologiens sur la
forme et l'essence du sacrifice eucharistique, pour
attaquer leur unanimité dans la foi à la vérité de ce
sacrifice. » Autre chose est d'affirmer dogmatiquement
que l'eucharistie est un sacrifice, autre chose est de
dire en quoi consiste ce sacrifice. La question an sit
ne saurait être assimilée à la question quemodo sit.
b) La thèse xv rappelle la vérité suivante : le sacri-
fice non sanglant de la messe est relatif au sacrifice
sanglant de la croix, et cette relativité même ressort
de la nature de l'eucharistie et de la forme sous
laquelle Jésus-Christ l'a instituée. A ce propos, Fran-
zelin fait observer que l'idée énoncée en cette thèse
ne doit pas être confondue avec les explications de
Vasquez et de Lessius : « Être un sacrifice relatif,
dit-il, signifie ici deux choses : tout d'abord, être, en
soi, un sacrifice véritable et proprement dit, possédant
toutes les qualités essentielles à la nature du sacrifice;
ensuite, et de plus, présenter une relation à un autre
sacrifice, relation essentielle à ce sacrifice particulier,
mais non au sacrifice en général. » P. 387. Comment le
sacrifice eucharistique est relatif au sacrifice de la
croix, Franzelin l'a déjà démontré plus haut. Il ne
lui reste donc à déclarer que la raison formelle sous
laquelle la messe est un sacrifice véritable et propre-
ment dit.
c) C'est l'objet de la th. xvi. Il faut d'abord rejeter
comme insuffisantes les explications de Vasquez, de
Lessius, comme défectueuse celle de Suarez, qui laisse
de côté le véritable aspect du problème. L'explication
la plus plausible semble être celle que De Lugo a mise
en relief. La victime offerte dans le sacrifice eucharis-
tique, c'est le corps et le sang du Sauveur, c'est le
Christ lui-même rendu présent sous les espèces du pain
et du vin. L'essence du sacrifice est donc dans la
consécration, qui réalise cette présence. « Nous disons,
ajoute Franzelin, que le Christ revêt l'état de victime
par le fait même qu'il se constitue dans l'état et le
mode d'existence sacramentelle, dans l'état de nour-
riture et de breuvage. » Et il le démontre par les
paroles de l'institution, par le témoignage des Pères
et de la liturgie et par l'autorité d'un grand nombre
de théologiens... Dans cet état et ce mode d'existence
sacramentelle, il est hors de doute que se vérifie la
notion du sacrifice. Ne s'agit-il pas, dans le sacrifice,
de proclamer le souverain domaine de Dieu et
d'apaiser sa justice? Or, cette double signification du
sacrifice ne peut être réalisée que par la destruction
de la victime, destruction physique ou destruction
morale équivalente, capable d'exprimer notre dépen-
dance absolue vis-à-vis de Dieu et notre devoir
d'expiation. Dans la messe existe cette destruction
équivalente à la suppression de l'existence et de
l'usage des fonctions naturelles. Le Christ est comme
anéanti. A ce sujet, Franzelin a écrit une page plus
éloquente que convaincante (p. 403), où il accentue les
expressions déjà employées par De Lugo, mais où
l'assurance du ton masque à peine la faiblesse démons-
trative.
fi. Les disciples et émules de Franzelin. -— L'influence
et l'autorité du cardinal Franzelin ont réalisé autour
de sa théorie le phénomène que nous avons vu se
reproduire, plus récemment, autour de la théorie du
cardinal Billot. Nombre de disciples et d'admirateurs
s'y sont ralliés immédiatement et avec enthousiasme.
Citons, dans la Compagnie de Jésus : Hurter, Théolo-
gie dogmaticœ compendium, Inspruck, 1893, t. m,
p. 410; sous une forme plus sobre et plus adoucie,
De Augustinis, l'un des successeurs de Franzelin au
Collège romain, De re sacramentaria, Rome, 1889, 1. 1,
thèse xvi ; B. Tepe, Inslil. theologicœ, Paris, 1896 :
De ss. eucharistia, q. m, c. i, n. 337, 376, avec ten-
dance à concevoir la consécration comme incluant
déjà la destruction finale de la communion; Sten-
trup, Prselecl. dogmaticœ de Verbo incarnato, Inspruck,
1896, part. II, th. xcv; en dehors de la Compagnie :
Lambrecht, De ss. missx sacrificio. Louvain, 1885,
p. 207; Einig, Tract, de ss. eucharistie myslerio,
Trêves, 1888, p. 139; et, parmi les auteurs qui, sans
prendre position, lui sont favorables : Pohle, Lehrbucy
der Dogmatik, Paderborn, 1912, t. m, p. 399; Hein-
rich-Gutberlet, Dogmatische Théologie, Mayence, 1901,
t. ix, p. 868; Gallacher, The formai essence oj the holy
sacrifice of Mass, dans Ecclesiastical Review, 1913,
t. xlviii, p. 513-530.
Dans maints ouvrages de spiritualité, la thèse de De
Lugo-Franzelin est reprise avec l'insistance des dévelop-
pements oratoires auxquels elle se prête si facilement.
Cf. J.-M. Buathier, Le sacrifice dans le dogme catholique
et dans la vie chrétienne, Lyon, 18815, c. vu ; A. Tesnière,
Manuel de l'adoration du Tris Saint-Sacrement, 1'" série,
Paris, 1889, p. 53-56 ; Somme de la prédication eucharis-
tique, Irc partie, 4 e conférence; Chanoine Beaudenom,
Méthodes et formules pour bien entendre la messe, Paris,
1905, t. i, p. 48-53 ; Formation à l'humilité, 6* édit., p. 359-
360, etc., etc. On retrouve également comme un écho de la
thère lugonienne, accolée à la thèse de Lessius-Gonet, dans
le P. Monsahré, loc. cil. Voir col. 1155.
III. Troisième conception générale : La messe,
SACRIFICE EN RAISON DE L'OBLATION, FAITE A L'AUTEL,
DU SACRIFICE AUTREFOIS OFFERT PAR JÉSUS-CHRIST. - —
Les partisans de ce système font valoir que l'idée du
sacrifice-immutation est une idée relativement récente
dans la théologie, et qu'on peut en assigner l'origine
vers 1551, dans l'interprétation étroite que Ruard
Tapper donne de la définition vague du sacrifice par
saint Thomas d'Aquin, et qu'avant le concile de
Trente nul n'avait songé à chercher une immutation
réelle dans le sacrifice eucharistique.
Sans doute, pour la plupart des auteurs de cette
catégorie, il n'est pas question de rejeter l'immolation
mystique que la tradition tout entière reconnaît dans
l'eucharistie. Mais, au lieu de définir le sacrifice par
l'immutation, ils se prononcent pour « une notion
générale du sacrifice construite sur l'idée d'oblalion,
avec accompagnement d'une immutation simplement
mystique. La séparation du corps et du sang du Christ
à l'autel serait une action purement symbolique ou
un rite, qui enveloppe l'oblation du Sauveur, et c'est
en l'oblation faite sous cet aspect rituel que le sacri-
fice de la messe résiderait proprement ». Lepin, op. cit.,
p. 728-729.
A dire vrai, les théologiens que nous avons recensés
jusqu'ici considèrent l'oblation comme essentielle au
sacrifice : le prêtre offre à Dieu une victime immolée
en son honneur. L'immolation de la victime en l'hon-
neur de Dieu comporte l'offrande, et l'offrande est
sacrifice par l'immolation, réelle ou mystique, de la
victime. Ainsi l'explique le catéchisme du concile de
Trente : Omnis sacrifteii vis in eo est, ut offeratur. De
eucharistia' sacramenlo, n. 71. Mais, tandis que les
théologiens partisans du système du sacrifice-immola-
tion font de l'immolation même (immutation réelle ou
immutation mystique) la différence spécifique (sacri-
fice) du genre oblation, les partisans du sacrifice-obla-
tion font, comme l'écrit M. Lepin, de l'oblation sacri-
1193 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : LES PRÉCURSEURS
1194
fieielle une simple condition. L'oblatîon est celle qu'une
fois pour toutes Jésus-Christ a faite au Calvaire;
mieux encore, Jésus-Christ a commencé cette obla-
tion dès le premier instant de l'incarnation et l'a
continuellement renouvelée durant sa vie mortelle, et
cette oblation persévère encore éternellement dans
le ciel. L'immolation mystique du corps et du sang
sacramentcllement séparés sous les espèces du pain et
du vin. ne fait donc que situer sur l'autel, en y amenant
Jésus rituellement immolé, l'oblation que le Sauveur
a faite de sa mort et de sa passion et qu'il renouvelle
perpétuellement dans le ciel.
Cette théologie du sacrifice se réclame de la défi-
nition même de saint Thomas : Sacrificium proprie
dicitur quando cikca res oblatas aliquid fil. Il n'est
pas question d'un changement réel apporté à l'hostie
du sacrifice, mais seulement d'une cérémonie ou d'un
rite extrinsèque, laissant l'hostie intacte et non
modifiée.
Les auteurs qu'on cite en faveur de cette opinion
sont scrupuleusement recensés par M. Lepin. Nous
suivrons la liste de cet auteur — ajoutant parfois,
retranchant plus souvent — pour nous arrêter aux
noms principaux. Et, de l'examen des textes, nous
verrons dans quelle mesure l'opinion du sacrifice-
oblation leur doit être attribuée.
/. AU XVI' SIÈCLE : QUILQUES TRAITS DE LA
thèse du sacrifice-oblation. — 1° Parmi les pre-
miers théologiens ayant ébauché la théorie du sacri-
fice-oblation, on cite Jean Hessels (f 1566). Tout en
acceptant que le sacrifice comporte une immutation
destructive, ce théologien ne trouve dans l'eucharistie
qu'une image d'immolation en un sacrifice réel. La
seule mutation qu'on puisse trouver dans l'eucharistie
et qui concerne la victime elle-même, c'est le nouveau
mode d'existence sous les espèces, mode d'existence
que Jésus-Christ n'avait pas auparavant. Par elle-
même, la présence eucharistique ne serait pas un sacri-
fice expiatoire, et donc un sacrifice proprement dit, si
elle ne se référait par l'immolation mystique au sacri-
fice sanglant de la croix. L'intercession du Fils s'offrant
dans le ciel à Dieu son Père, semper vivens ad inter-
pellandum pro nobis, n'est un sacrifice qu'en vertu
du sacrifice accompli sur le Calvaire. En réalité, à la
messe, la consécration place sur l'autel le corps et le
sang du Christ, que nous pouvons ainsi offrir à Dieu.
Catechismus, Louvain, 1663, p. 575 sq.
2° Faut-il trouver dans la doctrine de Suarez et de
Van der Galen, voir col. 1170 sq., quelque germe de la
doctrine du sacrifice-oblation? M. Lepin le pense et
s'exprime ainsi : « On voit (Suarez) au cours de son
argumentation déclarer assez nettement qu'une
immutation réelle n'est pas nécessaire; il peut suffire
de quelque autre action sacrée faite « circa rem obla-
tam <->, et il faut bien traduire ici autour de la victime;
ou que, si l'immutation réelle doit intervenir dans la
maleria ex qua, elle n'est pas requise dans l'hostie
principale et proprement dite qui en résulte. Finale-
ment, il observe que la signification morale jugée essen-
tielle au sacrifice, savoir la proclamation de la souve-
raineté de Dieu, peut être procurée aussi bien par
un acte d'efjection ou de production que par un acte
d'immutation réelle ou de destruction, surtout quand il
s'agit d'une « effection surnaturelle », qui va à pré-
senter à Dieu, ad prieslandum Deo, l'hostie la plus
capable de lui plaire et de l'honorer. » C'était évidem-
ment en vue de se ménager cette dernière répor.se que
l'illustre théologien, dans les explications de sa défi-
nition du sacrifice, avait glissé l'idée û'efjcction. »
Op. cit., p. 372-373.
3° Plus explicitement, Maldonat ft 1583) insiste sur
le caractère d'oblation dans le sacrifice et, à toutes les
époques, ce théologien-exégète a été considéré comme
un partisan du sacrifice-oblation. Dans le De sacra-
mentis disputationcs, des Opéra theoloijica, Paris,
1677, De eucharistise sacramento, pari. III", il définit
le sacrifice, non par l'immolation, mais par l'oblation :
Oblatio sensibilis rei sensibiblis facla soli Deo, ad
agnilionem humanie infirmitatis ac naturœ, et ad pro-
/essionem divinœ majestatis, a légitima minislro, ritu
aliquo mystico. A la croix, on trouve la mise à mort
sanglante de la victime. A la cène, qui précédait la
croix, il n'y eut que la consécration ou l'oblation de la
victime à immoler. Dans l'eucharistie, c'est la même
oblation, avec la même représentation sensible de
l'immolation : les termes dont Jésus-Christ se sert dans
l'évangile pour marquer que son corps est présente-
ment donné, son sang présentement répandu, Luc.,xxn
19, 20; cf. I Cor., xi, 24-25, ne peuvent s'entendre que
d'une oblation : Magis eorum probo sententiam, qui
interpretantur « fundiiur » id est cfferlur, sacrificatur...
Cum de corpore dicitur : quod pro vobis datur, non potest
esse sensus : quod pro vobis datur ad edendum, sed :
quod pro vobis sacrificatur. Ergo, et cum de sanguine
dicitur : qui pro vobis effunditur. Commentarius
in quatuor evangelistas, Lyon, 1607. In Matth.,
xxvi, 26.
4° Un autre point de vue, sur lequel insistent fré-
quemment les partisans du sacrifice-oblation, c'est
l'étroite dépendance du sacrifice de l'autel et du sacri-
fice céleste, l'un et l'autre continuation du sacrifice
de la croix. Ce point de vue particulier avait été
amorcé, aussitôt après le concile de Trente, par Jean
de Via (t 1582), Jugis Ecclesise catholicœ sacrificii...
defensio, Cologne, 1570, p. 466.
5° Estius, voir col. 1148, dans son Commentaire de
l'Éfître aux Hébreux, vu, 17, établit, lui aussi, ce
parallélisme et cette dépendance. Des paroles de
l'Apôtre, il résulte que le Christ est appelé prêtre pour
l'éternité, en raison de sa puissance, de son office et de
l'effet qu'il obtient. En raison de sa personne, il est le
prêtre par excellence. En raison de son office, il est
toujours près du Père, intervenant pour nous; et le
Christ remplit son office éternellement, c'est-à-dire
jusqu'à la fin du mor.de, tant qu'il y aura -des élus à
conduire à leur salut. Et cette intervention ne va
pas sans une oblation ; l'oblation fait partie de l'office
sacerdotal. Continuellement il montre au Père et lui
offre pour le salut des élus son humanité propre et ses
blessures. Enfin, en raison de l'effet obtenu par le
sacrifice jadis offert une fois sur la croix, le Christ a été
constitué à tout jamais cause de notre rédemption
et de notre salut; sous cet aspect, le sacrifice de la
croix lui-même peut être appelé éternel.
On le voit, Estius arrête le sacrifice céleste à la fin
du monde. Ce sacrifice, pour lui, r.e semble pas devoir
se prolonger dans l'éternité, puisque l'effet que Jésus
en attend est obtenu : la réunion des prédestinés dans
le royaume des cieux. Mais ce n'est pas tout : « Sur
la terre, le Christ encore mortel avait offert un don
et une victime à Dieu, le don de lui-même dans l'eucha-
ristie à la dernière cène, l'hostie de son humanité mise
à mort sur la croix. Aujourd'hui qu'il est immortel, il
continue d'offrir le même don de l'eucharistie depuis
le levant jusqu'au couchant par ses vicaires, les
prêtres, et il continue d'offrir au ciel la même victime,
en tenant toujours sous les yeux du l'ère et pour notre
propitiation son humanité, autrefois attachée à la
croix, blessée et mise à mort . »
//. au xvii" siècle. - La thèse du sacrifice-obla-
tion prend définitivement corps, surtout parmi les
théologiens de l'école française. M. Lepin rattache à
l'idée du sacrifice-oblation ta grande autorité de Bos-
suet. Voir ci-dessus, col. 1158 sq. Quant aux autres
auteurs cités en faveur de cette thèse, il convient
d'examiner ici et la doctrine qu'ils ont défendue et les
1195 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE 1196
rapports de cette doctrine avec la notion du sacrifice-
oblation.
1° Autorités douteuses en faveur du sacrifice-oblation.
— 1. Le cardinal Du Perron. — L'autorité de ce grand
controvcrsiste a été mise en avant en faveur de la thèse
du sacrifice-oblation, au xvme siècle. Il est donc néces-
saire de rapporter la doctrine de ce théologien.
, Du Perron, en effet, semble exclure du sacrifice de
la messe tout acte d'immolation présente, pour ne
retenir que l'immolation passée, mais réelle, de la
croix, sous une oblation renouvelée autant de fois que
se renouvelle le sacrifice de la messe. « Le sacrement
du corps du Christ est le corps du Christ en deux
diverses manières : l'une vraie et réelle, en tant qu'il
se réfère au 'corps du Christ vivant, animé, glorieux;
l'autre, simplement figurative et représentative, en
tant qu'il se réfère au corps de Christ considéré
comme corps immolé, c'est-à-dire constitué en l'être
actuel de corps occis, mort et inanimé. » Du Saint-
Sacrement de l'Eucharistie, Paris, 1622, I. II, c. m,
p. 433. Et encore : « L'oblation de l'eucharistie... est
une même oblation avec celle de la croix, tant à cause
de l'unité de la victime, qu'à cause de l'unité de
l'occision de la même victime. Car ni la substance de
la victime ne se multiplie point en chaque eucharistie,
comme faisaient les Juifs, mais demeure toujours une
en nombre ; ni l'occision de la même victime ne se
multiplie point non plus, comme faisaient les sacri-
fices juifs, où chaque oblation répétée avait son occi-
sion particulière; mais la même seule et unique occi-
sion de Jésus-Christ faite en la croix, sans se réitérer,
sinon par représentation en mémoire, image et figure,
sert de fondement commun à toutes les oblations
subséquentes..., de sorte que notre sacrifice, quant à
la chose offerte, est le même sacrifice que celui de la
croix; et, quant à l'occision, est le même représsntati-
vement, c'est-à-dire: l'image, la mémoire, la représen-
tation du même sacrifice. » Œuvres diverses, Paris,
1633, p. 342; cf. p. 516, 852.
Maintenant le cardinal controvcrsiste n'admet-il
dans la messe qu'une représentation de l'immolation
sanglante de la croix, représentation contenue dans la
séparation sacramentelle des espèces; ou bien cette
séparation sacramentelle manifeste-t-elle pour Du
Perron une immolation présente, représentative de
l'immolation passée? La deuxième interprétation
semble ne faire aucun doute, car Du Perron déclare
expressément que « l'oblation quotidienne de l'Église
contient la vérité et l'image du sacrifice de la croix;
la vérité quant à l'essence de la victime; l'image et la
figure, quant à l'acte d'immolation. » Œuvres diverses,
p. 516. L'immolation représentative est donc, selon
le cardinal, un acte d'immolation, donc une chose
présentement effective et réelle, quoique sa réalité
ne soit pas de même nature que celle de la chose
qu'elle représente. En lisant attentivement le premier
des textes ici rapportés, on doit conclure que l'acte
d'immolation représentative s'accomplit à la messe
sur le corps même de Jésus-Christ, et non pas sur les
apparences extérieures, et que ce corps y est considéré
comme corps immolé. Pour le cardinal, l'acte d'immo-
lation consiste dans les paroles de la consécration qui
produisent la division sacramentelle du corps et du
sang de Jésus-Christ. Cf. Œuvres diverses, p. 985. Il
faut donc éviter de conclure trop rapidement que le
cardinal Du Perron, parlant du sacrifice de la messe, y
semble mettre en opposition la vérité de la victime et
Yimage de la représentation, qu'il n'y a pour lui de réel
que la présence de Jésus-Christ et l'oblation, mais que
l'immolation n'est à l'autel qu'une figure. Il enseigne,
au contraire, que la victime sanglante qui était sur la
croix, c'est-à-dire Jésus-Christ, est réellement sur
l'autel en état de victime non sanglante : ce n'est pas
une simple représentation du corps et du sang de
Jésus-Christ immolé sur le Calvaire; c'est le corps et
le sang même de Jésus-Christ immolé sur l'autel.
Quant à l'immolation, réelle (c'est-à-dire sanglante)
sur la croix, elle est à l'autel représentative du sacri-
fice de la croix. Mais cette immolation représentative
n'est pas seulement la séparation extérieure des
espèces; elle est un acte véritable, et cet acte consiste
dans la consécration, dont les paroles, qui sont la
forme du sacrifice, divisent sacramentellement le
corps et le sang de Jésus-Christ. On le voit, le car-
dinal Du Perron parle, en somme, comme Salmeron
ou Vasquez.
2. Le cardinal de Bérulle, fondateur de l'Oratoire. ■ —
a) Exposé. — Un troisième élément de la thèse du
sacrifice-oblation, élément qu'on rencontre déjà chez
Gaspard Casai, voir col. 1184, est mis en relief par
Bérulle : l'oblation faite par Jésus-Christ, seul prêtre
de son sacrifice au Calvaire, n'existe pas seulement au
moment de la passion : cette oblation a été inaugurée
à l'instant même de l'incarnation. En même temps
que par le mystère de l'incarnation, la vraie et unique
hostie du Père est préparée et séparée du commun des
hommes et consacrée par l'onction de la divinité, elle
est offerte et présentée à Dieu par l'oblation que Jésus
fait de soi-même en entrant dans ce monde: « La nais-
sance du Christ est proprement un mystère d'offrande
et d'adoration. » Discours de l'estat et des grandeurs de
Jésus, discours xi, a. 4, dans Œuvres complètes, édit.
Migne, Paris, 1856, col. 360-361. Cette oblation,
inaugurée par Jésus dès le premier instant de son
existence, se continue d'une façon permanente. Vie
de Jésus, c. xxvi. Toutefois, dans la pensée du car-
dinal, l'oblation ne saurait constituer un sacrifice si
elle n'était accompagnée d'une immolation. Il
explique cette immolation, commencée dès l'incarna-
tion, par un commentaire de Phil., n, 7 : Œuvres de
piété, Lvin : De la pénitence du Fils de Dieu, n. 4. Id.,
col. 1030. L'immolation ainsi comprise, par l'acte de
renoncement inauguré à l'incarnation, se continue
pendant toute la vie mortelle du Sauveur pour se
consommer à la croix. Cf. La source de la mort et pas-
sion de Jésus est l'amour qu'il nous porte, n. 1 ; lxxii,
De la dévotion du vendredi; des rapports des trois prin-
cipaux mystères du Fils de Dieu; son incarnation, sa
passion et son eucharistie.
A la cène, Bérulle conçoit le sacrifice de Jésus-Christ
comme l'offrande d'une immolation non plus conco-
mitante, mais prochaine, et l'offrande de cette immo-
lation prochaine et réelle se fait sous les signes d'une
immolation toute « sacramentale » et « mystique » :
« Le même Fils de Dieu, en ce divin banquet, a voulu
prévenir l'oblation visible et sanglante de la croix par
cette effusion sacramentale et immolation mystique
en l'eucharistie. Et si nous observons les moments de
Celui qui fait toutes choses en temps, en poids, en
nombre et en mesure, nous verrons cette action mys-
térieuse avoir été réservée par lui comme à la dernière
heure de sa vie, et lorsque sa passion réelle et san-
glante avait déjà son cours..., afin que cette action
religieuse et sacrée (la cène) se trouvât engagée dans
les bornes de ses souffrances et fût initiative et dédica- .
live du mystère de la croix, et que l'oblation mysté-
rieuse qu'il fait de soi-même à Dieu son Père en
l'eucharistie fût suivie, continuée et exécutée visible-
ment et sanglantement en son humanité, sans l'inter-
ruption d'aucune action et mystère. De sorte que c'est
ici qu'il commence de faire le premier pas pour aller à
la mort... » Œuvres de controverse, discours n : Du
sacrifice de la messe, n. 12, col. 701.
Il y a donc, à la cène, oblation du Christ présent
sous les espèces sacramentelles et s'immolant mysti-
quement dans l'eucharistie, en représentation et indi-
1197
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1198
eut ion du sacrifice sanglant et prochain de la croix.
Bérulle le décrit à la façon de Lessius : « C'était le
glaive qui faisait le sacrifice de la Loi. et maintenant
c'est la parole de Dieu qui fait le sacrifice de l'Église,
l'un et l'autre étant vrai et propre sacrifice, c'est-à-dire
cette parole toute-puissante du Verbe : Ceci est mon
corps, ceci est mon sang, laquelle étant plus tranchante
et pénétrante que le glaive, ferait la séparation du
sang d'avec le corps et la division du corps d'avec
l'esprit, si la Divinité ne l'empêchait par le privilège
de l'immortalité. A raison de laquelle cette parole divine
a bien puissance de faire que le Fils et l'Agneau de Dieu
soit mis et offert en l'autel, mais non qu'il soit occis en
icelui, ni que son sang soit séparé de son corps et de ses
veines. » Ibid.
b) Discussion. — Sacrifice réel, réalisé par le moyen
de la double consécration; immolation mystique;
offrande de soi-même faite par le Christ sacramentelle-
ment présent sur l'autel; voilà trois affirmations,
incontestablement bérullielines. Est-ce à dire que
l'immolation mystique, par laquelle Jésus est présent
dans l'eucharistie d'une façon qui symbolise la passion
et la mort sanglante, ne soit qu'une condition de
l'offrande, laquelle constituerait l'essence même du
sacrifice? Rien dans le texte du cardinal ne nous
paraît autoriser cette déduction. Bien au contraire,
la thèse que nous avons déjà relevée chez Bossuet et
d'autres théologiens catholiques est explicitement
enseignée. Le sacrifice de la cène n'est pas l'offrande de
l'immolation sanglante de la croix. Il est bien vrai que
le sang est répandu sur la croix, ce que nous ne nions
pas; mais il est inexact dédire qu'il ne soit répandu
qu'en la croix ; les paroles de Jésus-Christ à la cène
ne s'entendent pas que de cette effusion de la croix,
« car les évangélistes nous rapportent non une,
mais trois effusions de son sang au dernier jour de sa
vie, l'une mystérieuse en l'autel entre ses espèces;
l'autre violente et miraculeuse au jardin et (comme
nous pouvons penser) entre les anges; et la troisième,
violente mais ordinaire, en la mort de la croix entre
ses bourreaux. Et deux auteurs sacrés vous empêchent
de référer cette oblation du corps de Jésus-Christ et
cette effusion de son sang à la croix; car saint Paul
rend ces premières paroles : Ceci est mon corps, qui
est donné pour vous, par celles-ci : Ceci est mon corps
qui est rompu pour vous (I Cor., xi, 24), lesquelles ne se
peuvent référer directement sinon au corps de Jésus-
Christ sous les espèces sacramentelles. Donc ce corps,
tandis qu'il est sous ces espèces, est donné et est rompu
pour vous. • Interprétant Luc, xxn, 26, dans le même
sens, Bérulle conclut que par là est démontré le
sacrifice. Le corps donné pour nous, le sang mystique-
ment répandu pour nous, voilà le sacrifice eucharis-
tique : « Du texte de Luc, deux puissants et violents
efforts sont tirés pour la vérité du corps et du sacri-
fice de Notre-Seigneur en l'eucharistie, que Bèze n'a
pu parer qu'en proférant un blasphème, en ôtant
l'autorité du texte sacré... » Ainsi dans ce mystère,
Jésus-Christ « sait effectuer et établir une immolation
sans occision, une manducation sans digestion et, en
somme, un sacrifice vrai et parfait, sans être pourtant
un sanglant sacrifice. Car, à parler proprement et
généralement, il n'est pas de l'essence du sacrifice
d'enclore l'occision de l'hostie, mais seulement de
l'exclure hors d'usage commun et vulgaire, et l'appliquer
et dédier ù un usage du tout religieux et sacré; et, où la
destruction de l'hostie serait nécessaire, il n'est pas
besoin qu'elle se fasse en l'acte précis du sacrifice ; mais
il suffit qu'elle soit destinée à cette immolation ou
qu'elle ait été auparavant immolée », n. 13 et 14,
p. 702 sq.
Quoi de plus clair? Nous sommes bien en face du
concept sacrifice-immolation mystique, l'oblation
étant incluse dans cette immolation par le fait de la
présence eucharistique. Et la conclusion est aussi
ferme en ce sens : « Disons donc que le Sauveur... a
institué un sacrement et un sacrifice tout ensemble...,
que ce sacrifice non sanglant est pleinement fondé au
sanglant sacrifice de la croix, duquel il tire et sa nature
et sa vertu, car sans la croix nous aurions bien Jésus-
Christ présent en ce banquet, mais nous n'aurions pas
une victime présente, d'autant qu'il est fait victime
par le sacrifice de la croix; que cette qualité n'inté-
resse point la vie naturelle de Jésus-Christ, car nous
le croyons être toujours vivant et glorieux, et au ciel
et au sacrement... (n. 14, col. 704). L'eucharistie est
donc dite un sacrifice, en tant qu'elle rend sous ces
espèces l'hostie du genre humain présente devant
Dieu, c'est-à-dire ce corps qui est livré pour nous, et ce
sang qui est répandu pour nous. » N. 15. col. 705.
Le parallélisme du sacrifice céleste et du sacrifice
eucharistique est abordé en quelques mots par le
cardinal de Bérulle : « Ce mystère, déclare-t-il en
parlant du sacrifice eucharistique, porte un état
éternel, car (Jésus-Christ) est ici et prêtre pour l'éter-
nité, sacerdos in œternum, Hebr., v, 6, et hostie éter-
nelle, puisque, jusque dans le ciel et dans l'état de la
gloire, il y est comme agneau et agneau de Dieu ; cet
agneau qui a été chargé des péchés du monde... Et
saint Jean, en son Apocalypse, v, 6, dit qu'il a vu
cet agneau comme occis, tanquam occisum. Et ce
même prêtre qui s'offre éternellement à Dieu en
l'état d'hostie dans le ciel, a voulu demeurer en la
terre et sur nos autels, et s'y offrir par nos mains à la
majesté de Dieu son Père en cet état d'hostie. Telle-
ment qu'il est véritable de dire que nous avons en la
terre et en ce mystère, aussi bien que les saints dans
le ciel, un prêtre éternel et une hostie éternelle; avec
cette différence toutefois que nous possédons ce trésor
dans l'obscurité de la foi et sous le couvert des espèces
sacramentelles, et les bienheureux le possèdent dans
la splendeur et la manifestation de la gloire. » Œuvres
de piété, lxxx : Des excellences du très Saint-Sacrement
et de la religion chrétienne, n. 1, col. 1056.
3. Le P. Ch. de Condren (t 1641). — a) Exposé. -
Les Conférences du P. de Condren, deuxième supé-
rieur général de l'Oratoire, recueillies par ses disciples
ont été publiées d'après les notes de plusieurs d'entre
eux par le P. Quesnel, en 1677, sous ce titre : L'idée
du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ. Une nou-
velle édition, revue et corrigée par le même éditeur,
parue en 1697, a servi de base pour les éditions posté-
rieures. Nous suivons ici celle de l'abbé Pin, Paris,
1858. Quesnel a certainement apporté des modifica-
tions à la pensée primitive du P. de Condren. Nous
renvoyons à M. Lcpin, pour cette discussion d'ordre
critique. Voici comment au point de vue théologique,
on peut présenter la synthèse de la doctrine du P. de
Condren, op. cit.. Il" partie.
a-. — D'après les buts du sacrifice décrits au ci,
p. 49-51, il semble que le sacrifice requiert essentielle-
ment un acte de destruction de la victime. L'auteur le
déclare d'ailleurs expressément : « Le sacrifice étant
institué pour reconnaître Dieu comme auteur de
tout l'être, et pour honorer son souverain domaine sur
cet être, il demanderait la consomption et la destruc-
tion entière. Si dans les sacrifices tout n'est pas détruit
et consommé par la mort des hosties et des victimes,
cela vient de l'imperfection du culte humain et de
l'impuissance de l'homme qui ne peut rien davantage.
De sorte que la mort n'est proprement qu'une repré-
sentation de cette entière destruction de l'être, qui
devrait se faire dans le sacrifice en hommage de l'être
divin et de son domaine sur tout l'être créé. » P. 49-50.
Le sacrifice de Jésus-Christ a été offert pour satis-
faire à tous les devoirs et à tous les besoins de la créa-
1199 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1200
ture,et il suffit seul pour remplir la vérité de toutes les
espèces dilïércntes des sacrifices anciens. Il est holo-
causte, oblation, immolation et le peuple y participe.
C. ii, p. 52-53.
b. — Dans les sacrifices anciens, on trouvait plus ou
moins distinctement cinq parties, la sanctification de
la victime, son oblation, son occision, sa consomption
ou inflammation, et la communion des prêtres ou du
peuple même à la victime. C. n, p. 53-60. Ces parties du
sacrifice se retrouvent parfaitement dans le sacrifice
de Jésus-Christ, qui est le sacrifice infiniment par-
fait; la sanctification de la victime dans l'incarnation,
son oblation au même moment, selon le texte de
Heb., x, 9; l'occision différée jusqu'au Calvaire; la
consomption, de son corps sacré dans la gloire de la
résurrection ; la communion, au ciel par l'entrée du
divin crucifié dans le sein du Père, sur terre, par
l'eucharistie : « le sacrifice de la croix est l'immolation
et l'occision de la victime, et la messe en est la com-
munion. » C. iv, p. 65 sq; vu, p. 94.
c. — ■ Ainsi le sacrifice de Jésus-Christ, considéré
dans toute son étendue, a commencé au mystère de
l'incarnation pour ne finir jamais. Et c'est en parlant
de ce sacrifice, pris dans toute son étendue, que saint
Paul, Hebr., x, 14, déclare que Jésus; « par une seule
oblation, a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il
a sanctifiés ». C'est par une seule oblation que Jésus-
Christ a consommé la sanctification des hommes, si
son oblation est considérée dans toute son étendue :
« si l'on prend son sacrifice dans toute sa perfection et
toutes ses parties, et non dans la seule occision, qui
était la moindre partie du sacrifice dans les anciens
sacrifices figuratifs de sa mort. » C. vm, p. 99. Mais
le sacrifice complet de Jésus-Christ est si parfait que
chacune de ses parties est un sacrifice parfait et
accompli dans lequel on peut remarquer toutes les
conditions nécessaires au sacrifice. C. vii, p. 93. Et
« cela peut se montrer clairement dans le sacrifice de
la croix et dans celui de la messe, qui sont des sacrifices
véritables et parfaits, quoiqu'un même temps ils fassent
l'un et l'autre partie du sacrifice complet de Notre-
Seigneur. » Ibid., p. 93.
d. Dans cette partie parfaite du sacrifice complet
de Notre-Seigneur qu'est le sacrifice de la croix, « la
sanctification de l'incarnation persévère; l'oblation
existe : oblatus est quia ipse voluit; l'immolation y est
bien visible. Dieu communie pour ainsi dire au sacri-
fice de son Fils et il y communie seul... ; ce n'était pas
encore le temps où l'Église devait y communier. »
C. vm, p. 94. Elle y communiera plus tard à la messe.
« Au sacrifice de la croix, Notre-Seigneur qui n'a point
été prêtre de l'ordre d'Aaron, a néanmoins accompli
la vérité du sacerdoce d'Aaron, en offrant dans une
immolation cruelle et sanglante la victime de son
corps. » C. vin, p. 96. Bien plus, « i'ofïrande expresse
de l'immolation du Calvaire, de préférence à toute
autre action de la vie du Christ, était le sacrifice expli-
citement voulu et imposé par le Père pour la rédemp-
tion des hommes. » C. vi, p. 87.
e. ■ — Si parfait soit-il, le sacrifice de la croix n'est
qu'une partie du sacrifice complet de Notre-Sei-
gneur. « Il est le sacrifice de la rédemption et du
mérite »; Jésus « y apaise par son sang la colère de Dieu
et satisfait à sa justice, en portant la peine, le supplice
et la malédiction due aux pécheurs. Il y expie le
péché et y meurt pour le salut du monde ». Mais ce
sacrifice « ne donne pas encore actuellement (aux
hommes) les grâces et les bénédictions dont il est la
source; il les y prépare et les dispose à les recevoir...
Il mérite tout, mais il ne donne et n'applique rien. »
C. vin, p. 93-96. « La nécessité du sacrifice de la messe
paraît donc visiblement, en ce que nous devons néces-
sairement participer à l'oblation que Jésus-Christ a
faite de lui-même en la croix, et communier à la vic-
time qu'il y a offerte pour nous », p. 97; ainsi le sacri-
fice de la messe, sacrifice d'application et de sancti-
fication, donne et applique tout, mais il ne mérite
rien. P. 96.
/. — Toutefois, partie du sacrifice complet de
Jésus-Christ, la messe est elle-même un sacrifice par-
fait : la sanctification s'y trouve, « puisque c'est le
même corps de Jésus-Christ sanctifié et consacré dès
le moment de l'incarnation et qui, par sa résurrec-
tion, est encore sanctifié et consacré à Dieu d'une
autre manière plus parfaite. » L'oblation s'y trouve,
car selon Hebr., x, l'oblation faite par Jésus-Christ de
lui-même dès son entrée en ce monde a été faite une
seule fois, et « par conséquent c'est une oblation per-
manente, qui. dure toujours, et qui nous oblige de
dire que toutes les oblations qui se remarquent dans
les divers états de la vie du Fils de Dieu, ne sont
qu'une même oblation, et qu'il n'y a jamais eu qu'une
seule oblation du corps de Jésus-Christ; oblation qui
s'est faite dans le sein de sa très sainte Mère dès le
premier moment de son incarnation, qui a été par-
faite en la croix, qui se continue dans la messe, et qu
sera éternellement dans le ciel. » Ibid., p. 100.
g. — Si l'oblation de soi-même faite par Jésus-
Christ à la messe n'est que la continuation de l'obla-
tion faite jadis dès l'instant de l'incarnation, elle ne
saurait cependant exister sans l'intervention du
prêtre, ministre de Jésus-Christ, et qui célèbre la
messe. Jésus s'offre par ses ministres. C. v, p. 80. Le
rôle du prêtre visible à la messe est de produire, par
la consécration, Jésus-Christ par la même action et
par la même vertu, par laquelle son Père l'a ressuscité.
Et rien de choquant en cela puisque le prêtre ne pro-
duit Jésus-Christ sur l'autel que comme instrument;
et la vertu de l'instrument n'est pas différente de celle
de sa cause principale. C. vn, p. 92.
/;. — Cette oblation, à la messe, est sacrfice, puisque
selon saint Paul il n'y a qu'une seule oblation du
Christ qui est sacrifice. Et, à la messe, cette oblation
se fait par la consécration. Tout le passage du P. de
Condren sur ce point est à citer : « On peut trouver
facilement qu'il y a oblation de Jésus-Christ en la
messe, si on considère les paroles dites par Jésus-Christ
au rapport des évangélistes :•« Ceci est mon corps,
qui est donné pour vous. » Voilà évidemment une
oblation du corps de Jésus-Christ, non faite aux
apôtres, mais à Dieu pour les apôtres. De même dans
ces autres paroles de Jésus-Christ : « Ce calice est la
nouvelle alliance en mon sang, lequel calice sera
répandu pour vous; ou, selon le grec, qui est répandu."
Voilà un sang répandu dès lors pour les apôtres en
la rémission des péchés; voilà une effusion de sang
qui précède celle de la croix. Vous voyez dans ces
paroles qu'il y a deux donations du corps de Jésus-
Christ : l'une à Dieu pour le monde, quod pro vobis
datur, qui est donné pour vous; l'autre au monde pour
Dieu : accipite et comedite, prenez et mangez.
La première est le sacrifice; l'autre est la communion
du sacrifice. Remarquez de plus que ces paroles des
évangélistes sont toutes des termes de sacrifice. Enfin,
l'oblation est même bien plus expresse à la messe que
sur la croix; car en la croix, elle ne paraît point, et on
ne lit nulle part dans les écrits des évangélistes que
Jésus-Christ se soit offert sur la croix; au contraire,
vous n'y voyez qu'un meurtre et qu'un sacrilège, et
cette oblation y est couverte du massacre horrible
d'un homme crucifié. Il n'y a que saint Paul qui depuis
nous ait enseigné cette oblation que Jésus-Christ a
faite de lui-même à la croix; au lieu que dans l'institu-
tion de l'eucharistie et du mystère de la messe, Jésus-
Christ dit lui-même très clairement qu'il est offert
pour ses Apôtres et pour plusieurs, et offert dans le
1201
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1202
temps même qu'il parle. Il y a donc oblation du corps
de Jésus-Christ en la messe et oblation réelle, quoique
cachée sous les signes. G'^st la manière de sacrifice
qui convient à l'état présent de l'Église. » C. vm,
p. 101-102.
i. — Mais i l'immolation se trouve aussi à la messe;
car Jésus-Christ y est immolé, non pas d'une manière
sanglante, mais d'une occision sacramentelle et mys-
térieuse. Et sa résurrection n'exclut pas tout à fait
cet état de mort, qui suit de l'immolation. Au
contraire, la résurrection contient la mort de Jésus-
Christ comme déjà accomplie et parfaite... Il est donc
vraiment dans la messe l'Agneau mis à mort : Agnus
occisus. Il y est en état de mort, n'ayant plus la vie
qu'il avait sur la terre : outre les autres manières qui
sont marquées par les théologiens, comme de ce qu'il
ne fait aucune action extérieure de vie, ni aucun usage
de ses sens et de son corps. » P. 102. Dans ce dernier
texte, le P. de Gondren ne paraît pas prendre parti
entre les différentes explications de l'immolation du
Christ à l'autel. Il fait même allusion à une doctrine
enseignée expressément dans l'édition de 1677, et
mise, dans l'édition de 1697, sur le compte d'un auteur
étranger : « Pour expliquer en quelle manière Jésus-
Christ est en état de mort au ciel et en la messe, un
auteur a eu cette pensée : que la mort est la privation
de la vie présente, et que, quand Jésus-Christ est
ressuscité, il est demeuré privé de cette même vie
mortelle et passible, etc. » C. v, p. 82. Voir, pour le
rapprochement des textes, Lepin, op. cit., p. 478-479.
Mais dans un autre texte (également remanié dans
l'édition de 1697, voir Lepin, p. 480-481), le P. de
Condren semble adopter purement et simplement la
thèse de l'immolation mystique : « Jésus-Christ porte
(sur l'autel) cet état de mort où les Juifs l'ont mis sur
la croix, en tant qu'il s'y offre lui-même comme
immolé une fois sur la croix, et que c'est en mémoire
et en vertu de cette immolation qu'il y est aussi
ofTert par son Église; et cet état d'immolation et de
mort y est marqué et représenté par la séparation
mystérieuse du corps et du sang sous les espèces
différentes du pain et du vin séparément consacrées. .
Si vous me demandez s'il s'y fait une effusion de sang,
comme en la croix, je vous réponds qu'il s'y fait une
effusion du même sang quant à la substance, mais difîé-
férent en tant qu'il est renouvelé par la résurrection.
Et cette effusion s'est faite en la cène, Luc, xxji, 20;
car selon le grec, il y est parlé d'une effusion présente
du calice. Ce n'est pas une effusion qui se fasse visi-
blement et hors des veines de Jésus-Christ comme sur
la croix; c'est dans la bouche et dans le cœur des
communiants qu'elle se fait; et c'est une effusion
réelle, mystérieuse, sacramentelle, sacriflcale et sanc-
tifiante. » C. vu, p. 90.
/. -— Le P. de Condren ne manque pas de marquer
l'étroite relation qui existe entre la messe et le sacri-
fice céleste de Jésus-Christ. En réalité, c'est le même
sacrifice du Christ qui se continue parallèlement au
ciel et sur la terre : « La seule différence qu'il y a, c'est
qu'encore que l'hostie y soit aussi réellement présente
que dans le ciel, ce n'est pas toutefois d'une manière
visible. » C. v, p. 80-81. Dans le ciel, comme sur l'autel,
Jésus apparaît tanquam occisus. Malgré la gloire dont
jouit son humanité sainte, il se présente à Dieu en état
de mort, état justifié par ce qui lui reste des cicatrices
de ses plaies. Ibid., p. 82. Cf. c. vm, p. 103.
b) Conclusion. ■ — Les affirmations du P. de Condren
sont tellement claires qu'on peut conclure avec
Rivière, dans sa Défense (voir col. 1217), t. i, p. 121 :
« Le P. de Condren non seulement ne restreint pas
l'essence du sacrifice de la messe à la seule offrande de
l'immolation de la croix, mais il enseigne positivement
que Jésus-Christ est sur l'autel dans un état de mort
et de victime par une immolation particulière et non
sanglante, et que cette immolation qui représente
celle du Calvaire et qui en renouvelle la mémoire,
consiste dans la séparation mystérieuse de son corps
et de son sang sous les espèces différentes du pain et du
vin séparément consacrées. Il ne dit pas seulement en
général, comme certains auteurs : Jésus-Christ est
immolé sur l'autel; il explique encore ce que c'est
que cette immolation. Il ne pi réduit pas à la sépara-
tion extérieure des espèces : C'est, dit-il, une sépara-
tion mystérieuse du corps et du sang de Jésus-Christ
même sous les espèces différentes du pain et du vin
séparément consacrés. » En réalité, nous retrouvons
ici la doctrine du cardinal de Bérulle et de Bossuet.
Et, pour fortifier cette conclusion, il suffirait de rap-
peler que le P. de Condren à plusieurs reprises affirme
l'identité du sacrifice de la croix et de celui de la messe,
en tant que dans l'un et l'autre sacrifice est offerte la
même victime, Jésus-Christ immolé sur la croix, est
présent à l'autel et y est offert comme ayant été
immolé sur la croix pour nous. P. 90. « La messe est le
même sacrifice que celui de la croix, la même victime
ij étant offerte. » C. vm, p. 95. A vrai dire, le sacrifice
de la croix n'est pas réitéré dans le sacrifice de la
messe; mais c'est le même sacrifice offert d'une
manière qui n'est plus sanglante pour participer et
communier au sacrifice sanglant. Ibid., p. 95.
En somme rien de particulier dans la doctrine du
P. de Condren n'autorise à classer cet auteur parmi les
défenseurs du concept de sacrifice-oblation dans le sens
exclusif où nous l'avons exposé. Le P. de Condren,
comme le cardinal de Bérulle, retient la thèse de
l'essence du sacrifice eucharistique placé dans l'acte
de la consécration, en tant que cet acte contient
l'oblation de Jésus placé sous un état de mort par
l'immolation mystique. En dégageant cette doctrine
de l'opinion quelque peu arbitraire des cinq parties du
sacrifice ■ — opinion qui n'est pas essentielle à la
thèse du P. de Condren, voir Jésus-Christ, t'. vm,
col. 1340 ■ — nous avons la doctrine courante au
xvne siècle, telle que Bossuet l'a si exactement
exposée.
4. Jean Jacques Olier (f 1657), fondateur de Saint-
Sulpice, est un disciple du P. de Condren. Sa doctrine
eucharistique est renfermée principalement dans le
petit volume, Explication des cérémonies de la grand'-
messe de paroisse selon l'usage romain, Paris, 1657.
Nous suivons ici l'édition de Clermont-Ferrand, 1835r
a) Exposé. — Comme le P. de Condren, M. Olie.
admet que le sacrifice de Jésus-Christ, dans sa pléni-
tude, comprend plusieurs parties. Il passe sous silence
la consécration, mais retient l'oblation, l'immolation,
la consommation et la communion. Op. cit., 1. II,
c. iv, p. 69 sq. ; 1. VII, c. n, p. 220 sq. ; c. v, p. 238 sq.
Reprenant une idée émise par le P. de Condren (niais
que l'éditeur de celui-ci paraît avoir corrigée, voir
col. 1201), M. Olier affirme que la consommation de
l'immolation sanglante du Calvaire a été réalisée par
la résurrection, « où, non content d'être mort et de
s'être privé de la vie pour l'amour de son Père, (Jésus)
a voulu se consommer totalement en Dieu et retourner
en lui..., périr à son premier état et cesser d'être à celte
première vie et à cette première génération qui l'assu-
jettissaient aux in firmités de la chair.et qui lui faisaient
porter la ressemblance du péché. » Traité des saints
ordres, Paris, 1672, édit. de 1831, IIP part., c. v,
p. 385. L'immolation réelle du Calvaire se prolonge
donc dans le ciel et constitue le sacrifice céleste
qu'offre éternellement le prêtre éternel.
La pensée de M. Olier rejoint ici celle du P. de
Condren. L'oblation de Jésus a commencé avec
l'incarnation et, si on la considère dans toute son
étendue, se prolonge dans l'éternité. Explication, 1. VI,
1203
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE 1204
c. ii, p. 175 sq.; cf. préface, p. 11-12. Toutefois, tandis
que sur terre, Jésus s'est offert en état de contrition
et d'humiliation, dans le ciel, il s'oflre dans un état
glorieux. « II ne se présente pas à Dieu comme pré-
paré à la mort, qui est le premier état de l'hostie, mais
comme une hostie une fois immolée et déjà consommée
en Dieu. » Il s'oflre « dans un état immortel, impassible,
spirituel et divin, qui est l'état dont il jouit dans le
ciel avec tous les bienheureux consommés dans la
même gloire et dans un même feu que lui, lesquels il
offre en sacrifice avec lui à son l'ère. » L. VII, c. i,
p. 213-214. Comme le P. de Condren, M. Olier considère
la messe comme étant le sacrifice du paradis," offert en
même temps sur la terre puisque l'hostie qui s'y pré-
sente est portée sur l'autel du ciel, et il est différent
seulement en cela qu'il se présente ici sous des voiles
et des symboles, et là il est offert à découvert et sans
voile. » Préface, p. 12. Toutefois, lorsqu'il s'agit de
préciser en quoi consiste l'essence du sacrifice eucha-
ristique, la pensée de M. Olier, toujours substantielle-
ment fidèle à celle du P. de Condren, est cependant
moins explicite. Aussi bien, une explication des céré-
monies de la messe ne saurait présenter la rigueur
d'exposition d'un traité théologique. Néanmoins, au
1. VII, c. h, De la consécration, on peut retrouver les
traits principaux de la théologie bérullienne. La
consécration constitue à proprement parler l'immola-
tion dans'Ie sacrifice eucharistique, puisqu'elle repré-
sente sacramentellement la séparation du sang d'avec
le corps : « Le prêtre, après avoir prononcé les mêmes
paroles que Notre-Seigneur prononça instituant cet
adorable mystère, met par la vertu des paroles sacra-
mentales le corps à part et le sang à part sous les
diverses espèces du pain et du vin, qui représentent
le corps et le sang de Jésus-Christ séparés; et qui ainsi
signifient la mort de Notre-Seigneur, et expriment la
seconde partie du sacrifice, à savoir l'immolation de la
victime, où le sang était répandu et les parties du
corps divisées. » Toutefois, l'immolation de la messe
est essentiellement figurative; en réalité, Jésus se
trouve dans l'eucharistie^ avec la gloire dont il jouit
au ciel : « Encore que Notre-Seigneur soit mis sous les
espèces extérieurement figuratives de la mort , il y est
toutefois dans sa gloire et consommé dans le feu de
Dieu, comme il le fut aux mystères de sa résurrection
et de son ascension... » La conclusion, c'est que « le
prêtre, prononçant les paroles de la consécration,
représente le Père éternel qui engendre son Fils au
jour de sa résurrection dans le tombeau, et qui l'en-
gendre encore tous les jours dans le repos de sa gloire
et le consomme en lui avec béatitude. »
b ) Discussion. — A prendre à la lettre cet exposé,
on croit y retrouver une double influence, celle de
Vasquez, en ce qui concerne la séparation sacramen-
telle, figurative de la mort réelle du Christ, et celle de
Suarez, en ce qui concerne la production du corps et
du sang, c'est-à-dire, de Jésus-Christ lui-même sous
les espèces sacramentelles. L'influence du P. de Con-
dren est plus vive encore, surtout lorsque M. Olier
applique à l'eucharistie les divisions proposées par le
théologien de l'Oratoire, et notamment quand il
nisiste sur la consommation de l'hostie du sacrifice
de la croix et de l'autel dans et par la gloire divine.
Ce qui ne l'empêche pas de rester très fidèle à la doc-
trine traditionnelle touchant l'état de victime dans
lequel Jésus se trouve à l'autel : « Notre-Seigneur
a voulu être mis en état d'hostie en son Église :
tanquam agnus occisus, afin de renfermer dans cet état
tous ses mystères, et de faire servir au bien et à l'avan-
tage de l'Église, tout ce qu'il a jamais fait de plus
grand et de plus saint... Notre-Seigneur a voulu
même que ce mystère fût un mémorial de ses souf-
frances et de sa mort, comme du mystère qui a acquis
et obtenu de Dieu que les mérites de sa vie et de tous
ses mystères nous fussent appliqués, et passassent à
nous par la communion : et, en l'instituant, il nous a
donné espérance de jouir des biens de sa mort et de sa
vie, et nous a fait espérer dans une confiance parfaite
que nous obtiendrions, par ce divin sacrifice et cet
adorable sacrement, tout ce que peuvent et la vie et la
mort d'un fils sur l'esprit d'un père... » L. VII, c. iv,
p. 237-238. État d'hostie, c'est-à-dire de victime, voilà
comment le Jésus consommé dans la gloire du Père
est rendu présent sous les espèces eucharistiques; et
c'est cet état d'hostie qui rend la messe efficace pour
l'application des mérites de la croix.
Sur l'essence du sacrifice de la messe, la théologie
de M. Olier ne va pas plus loin : elle est muette, par
exemple, sur le point précis de savoir si la séparation
sacramentelle est simplement représentative de l'im-
molation passée de la croix, ou significative d'une
immolation présente, simplement mystique. Par
contre, le fondateur de Saint-Sulpice projette de vives
lumières sur l'union de l'Église au Christ dans l'obla-
tion de l'autel. L'Église qui s'unit au Christ dans
l'oblation du sacrifice, c'est d'abord l'Église du ciel,
ainsi que le proclament les prières liturgiques elles-
mêmes. Au Communicantes, « non contents de vous
offrir tous nos devoirs, dit le prêtre à Dieu, nous vous
offrons encore en Jésus-Christ tous ceux des bienheu-
reux; nous vous offrons la religion de la sainte Vierge
et de tous les saints, et ce grand sacrifice d'eux tous,
qui sont tous une hostie avec Jésus-Christ, et qui
veulent bien n'en faire qu'une avec nous par le moyen
de Jésus-Christ... » L. VII, c. i, p. 219. C'est aussi et en
conséquence l'Église de la terre qui ne se contente pas
d'adhérer à l'oblation du Christ et de l'Église du ciel,
mais qui entre elle-même en participation du sacrifice
de son Chef. » Ibid., p. 214. La communion est parti-
culièrement représentative de cette union du corps
mystique de Jésus-Christ avec son chef dans l'eucha-
ristie; elle est « comme une union à l'Hostie pour la
dilater, pour faire un plus grand sacrifice, et pour faire
de tous les offrants et adorateurs autant de victimes à
Dieu..» L. VIII, c. m, p. 276; cf. p. 274 et, en général,
tout le chapitre.
Sous ce dernier aspect, la messe « est la continuation
du sacrifice de Jésus-Christ, consommé en son Père
au jour de la résurrection, et communiant son Père au
jour de son ascension...; mais c'est un sacrifice pré-
venant le sacrifice universel de toute l'Église consom-
mée en Jésus-Christ, et montant dans le ciel au jour
du jugement et du sacrifice universel, » lorsque l'Église
tout entière « ne sera qu'une hostie de louange avec
Jésus-Christ ». L. III, c. i, p. 114.
5. Divers oraloriens. — Nous retrouvons encore
l'influence du P. de Condren chez plusieurs théolo-
giens du xviie siècle. ■ — a) Le troisième supérieur de
l'Oratoire, François Bourgoing (f 1662), insiste comme
de Condren sur l'extension du sacrifice de Jésus-
Christ à toute son existence terrestre et glorieuse :
« Dès le premier moment de sa vie et de son entrée au
monde, Ingrediens mundum, dit l'Apôtre, Hebr., x, 5,
en qualité de prêtre et de souverain prêtre, il s'est
offert et présenté à Dieu son Père en sa chair mortelle,
comme une victime destinée à la mort. Et depuis, il
a toujours continué ce sacrifice de soi-même jusqu'à
la dernière consommation qui s'est faite en la croix. »
Préface... (des) Œuvres complètes du cardinal de Bé-
rulle, édit. Migne, Paris, 1856, col. 107. — b) Le
P. Desmares (t 1687), auteur présumé du traité Du
sacerdoce de Jésus-Christ (première partie du Trait?
du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, publié sons
le nom du P. de Condren, voir col. 1198), établit que
Jésus-Christ a exercé le sacerdoce selon l'ordre de Mel-
chisédech, c'est-à-dire le sacerdoce éternel, en prolon-
1205
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1206
;-geant le sacrifice de sa mort ou plutôt en le consom-
mant dans le ciel : ■ La mort par le sacrifice de la croix
•est donc pour Jésus le mo\en, non seulement de fonder
la nouvelle alliance en nous rachetant, mais encore de
consommer et de perfectionner son œuvre sacerdo-
tale. » C. m, p. 36, 38. 11 faut donc reconnaître que
« outre la première oblation que Jésus-Christ a faite
de lui-même avant sa mort, pour transférer et porter
sur lui la peine de nos iniquités, il en faut encore recon-
naître une seconde, qui s'est faite à son entrée dans le
ciel, qu'il y continue toujours par lui-même, et que
les prêtres font aussi sur la terre en son nom et en sa
personne, et qu'ils y feront jusqu'à la fin des siècles
dans le sacrifice de l'eucharistie. Cette oblation est
comme une commémoration de sa mort, accompagnée
de la prière sacerdotale, par laquelle... il demande à
Dieu que sa satisfaction nous soit imputée et vraiment
appliquée pour la rémission réelle de nos offenses, et
pour notre réconciliation avec lui et pour notre entière
■et parfaite sanctification. » P. 41-42. II est assez diffi-
cile, sur un simple passage d'un traité qui, de toute
évidence, doit faire corps avec la deuxième partie,
dont l'auteur est le P. de Condren, de formuler l'opi-
nion de l'auteur de la première partie. Dans le texte
que nous avons cité, il n'est question que d'oblation,
et d'oblation d'un sacrifice que Jésus lui-même offre
au ciel. ■ — c ) La troisième et la quatrième partie du
Traité publié sous le nom de P. de Condren, sont en
réalité du P. Quesnel (f 1719). Cet auteur étudie,
part. III, c. x et xi, « comment toutes les parties et
conditions du sacrifice de Jésus-Christ seront per-
fectionnées dans le ciel. » De plus, tout le thème exposé
par l'auteur développe cette pensée que le sacrifice
•de la religion chrétienne doit être quelque chose de
tout spirituel et de tout divin. C. i. C'est par la charité
■que tout ce que fait le chrétien est un véritable sacri-
fice, soit sur terre, soit au ciel, où la charité parfaite
fait la consommation du Christ entier. Ce thème four-
nit d'éloquents et pieux développements sur l'union
•de l'Église au Christ, dans le sacrifice, sur la terre et
-dans le ciel. C. n. Mais, on le voit immédiatement,
nous sommes ici assez loin de la question théologique
■de l'essence du sacrifice de la messe. Le P. Quesnel
aborde plus directement cette question dans quelques
passages des Réflexions morales. Les partisans du
sacrifice-oblation citent deux passages du P. Quesnel
■en leur faveur. A propos de Hebr., ix,25, Quesnel fait
cette réflexion : « Si Jésus-Christ n'eût offert son
propre sang, rien ne pouvait nous réconcilier avec Dieu.
L'unité de ce sacrifice adorable, qui consiste dans
l'unité de la victime et dans l'unité de son immola-
tion, n'empêche pas la multiplicité de l'oblation :
multiplicité qui se réduit elle-même à l'unité dans la
personne de Jésus-Christ, par qui, avec qui et en qui
ses ministres font tout ce qu'ils font. Car l'oblation que
Jésus-Christ a faite de son sacrifice dès le premier
moment et dans toute la suite de sa vie, qu'il a conti-
nuée sur la croix, et qu'il fait éternellement dans le
ciel, et celles qui s'en sont faites et s'en feront partout
jusqu'à la fin des siècles et dans le ciel, ne sont qu'une
seule oblation. » Et, plus loin, sur Hebr., x, 14 : « Le
sacrifice expiatoire de la croix est unique pour tous
les temps et pour tous les lieux. La répétition innom-
brable de ce sacrifice, qui se fait tous les jours sur nos
autels par l'oblation de la même hostie toujours
vivante, est une preuve de sa perfection et de son
immortalité. » « Le sacrifice de la messe n'est pas une
autre oblation, mais la réitération et l'application de
celle de la croix. Puisqu'il y a une vraie oblation, il y a
un vrai sacrifice; mais ce n'est pas un autre sacrifice,
parce que c'est la même victime qui est offerte par les
prêtres associés au sacerdoce de Jésus-Christ, en
mémoire de l'oblation qu'il en a faite une seule fois.
Toute la différence est dans la manière, et non dans la
substance du sacrifice. »
A vrai dire, ces textes insistent sur l'unité qui relie
en la personne du Christ et dans son sacrifice sanglant
toutes les autres oblations du Christ ou de son corps
mystique. Mais que le P. Quesnel accepte l'idée d'une
immolation mystique à la messe, on n'en saurait
douter, en lisant ses Prières chrétiennes, pour la fête
du Saint-Sacrement : « Vous demeurez sur la terre avec
les pécheurs, ô Jésus, en l'étal d'hostie et de victime...
et ce sacrifice que vous avez accompli une seule fois
sur le Calvaire d'une manière sanglante, vous l'offrez
encore tous les jours... Vous renouvelez à tous moments,
aux yeux de notre foi, la mort que vous y avez offerte
pour nous. » Et dans l'ouvrage, De la piété envers
Jésus-Christ : « Considérez, dit-il plus explicitement
encore, que le sacrifice de la messe est le même que le
sacrifice de la croix; car c'est le même prêtre et la
même victime, avec cette différence : 1° qu'à la croix,
Jésus-Christ a été offert d'une manière sanglante, et
que le sang a coulé visiblement de ses veines; mais que
dans le sacrifice de la messe, l'effusion est mystérieuse,
sacramentelle et sanctifiant les âmes, mais toutefois
réelle et véritable; 2° que le sacrifice de la croix expie
les péchés du monde, mais qu'il n'applique point les
grâces. »
6. Denys Amelote, l'historien du P. de Condren
(t 1678), deux ans avant la publication de Vidée
du sacerdoce, fait paraître un Abrégé de théologie, Paris,
1675, où l'on retrouve toutes les idées du P. de Con-
dren. Pour Amelote, ce qui fit la valeur du sacrifice de
la croix, ce fut moins l'immolation sanglante que
l'oblation intérieure qu'en fit Jésus-Christ. Cf. 1. VI,
c. xxxv. Il admet, au ciel, l'existence d'un vrai sacri-
fice, par lequel Jésus continue de s'offrir, représentant
au Père le prix de sa mort. C. xl. Et de la vérité de
ce sacrifice céleste, il tire la vérité du sacrifice de
l'eucharistie, par voie d'analogie. Ibid. — En quoi
consiste la vérité du sacrifice eucharistique? En ce
qu'il est oblation, immolation, consommation. « L'im-
molation y est aussi, parce que nous présentons à Dieu
l'Agneau qui a effacé- nos péchés; et il a voulu que ce
fût son corps, comme séparé mystiquement du sang,
qui fût l'offrande nécessaire de notre sacrifice. »
L. IX, c. vu. Sans doute, cette immolation ne saurait
se comprendre ni même exister en dehors de l'immola-
tion de la croix, notre sacrifice « étant de sa nature
commémoratif de celui de la croix et de tout le mys-
tère de l'incarnation »; néanmoins il faut dire que « par
la même puissance par laquelle Jésus s'est intérieu-
rement sacrifié sur la croix, il se sacrifie extérieurement
lui-même sous des signes sensibles ».
7. On accorde que Thomassin (j 1695) a surtout mis
en relief l'idée de l'oblation commencée sur terre par
Jésus-Christ dès le premier instant de son incarnation ;
et celle du sacrifice céleste, qui est, avant tout, l'obla-
tion du Christ, portant en sa chair glorifiée les cica-
trices de son immolation. Voir Jésus-Christ, t. vm,
col. 1340-1342. Mais, « quand il s'agit de l'eucharistie,
le théologien de l'Oratoire est moins net. Il continue
de se préoccuper d'immutation et d'immolation.
Cependant tout ce qu'il peut faire valoir à ce point de
vue, ce sont des actes d'immolation figurative,
c'est-à-dire d'immutation accomplie sur les seules
espèces : fraction, distribution, manducation de l'hos-
tie, effusion de sang. La logique lui demanderait de
recourir à l'idée d'oblation, mise en relief par ses prédé-
cesseurs. Il ne le fait pas d'une façon claire et précise.
Thomassin ne donne donc pas à la thèse oralorienne
une justification théologique, complète et rigoureuse »
Lepin, op. cit., p. 503. — Nous avons vu par l'exposé
de la thèse du cardinal de Bérulle et du 1'. de Condren
que l'oblation et l'immolât ion se confondent dans leur
1207
MESSE, LE SACRIEICE-OBLAÏION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1208-
pensée. Thomassin, plus théologien que ces deux
auteurs, insiste formellement sur l'idée traditionnelle
d'immolation invisible, mystérieuse, qui à la messe,
affecte le Christ lui-même, et dont la séparation sacra-
mentelle du corps et du sang est la manifestation.
Telle est exactement la thèse de Thomassin : « Que le
sacrifice de l'eucharistie soit un seul et même sacrifice
avec celui de la croix, c'est ce qu'a parfaitement établi
saint Grégoire de Nysse, établissant que les trois jours
passés par le Christ dans la mort, doivent être comptés
à partir du sacrifice de la cène. Car alors, Jésus-Christ
en se sacrifiant et s'immolant à son Père comme victime,
et se donnant lui-même à manger, est mort par avance
d'une manière ineffable, plus conforme que toutes les
autres à sa puissance et à sa dignité. Il convenait
à ses perfections que ce ne fussent pas les bourreaux,
ni la force des douleurs, ni la nécessité, de la nature,
qui lui arrachassent une vie divine qu'il ne pouvait
pas perdre malgré lui; mais que par sa propre volonté,
par sa charité toute-puissante, il se hâtât de l'immoler
à son Père, comme une victime propre à apaiser sa
colère et à sauver le monde. Jésus-Christ est donc mort
mystérieusement dans la cène, et c'est de cet instant
qu'on doit compter les trois jours de sa mort. »
Dogmata theologica, Paris, 18G8, t.iv, De incarnatione
Verbi Dei, 1. X, c. xvn, n. 1. — Thomassin rapporte
ensuite le passage de saint Grégoire de Nysse, Orat.,i,
In resurrectionem, P. G., t. xlvi, col. 611, et continue
ainsi : « Ce seul texte de saint Grégoire de Nysse
fournit plusieurs preuves de la vérité de notre senti-
ment :1° La mort de Jésus-Christ sur la croix commence
véritablement dans l'eucharistie, et l'eucharistie est
pour ainsi dire une croix et une mort prématurée,
puisque c'est de là qu'on commence à compter le
temps de la mort ;. 2° Dans l'eucharistie, on mange la
chair de la victime et on boit son sang : ce qu'on ne
peut faire à moins que la victime n'ait été mise à
mort. Il y a donc dans l'eucharistie une anticipation
de la mort et de la croix, 3° Il est de la dignité de Jésus-
Christ de donner sa vie par son choix et sa propre
volonté, et par conséquent d'accélérer lui-même sa
croix, de prévenir sa mort et d'aller en quelque sorte
au-devant d'elle, parce qu'elle est trop lente au gré de
ses désirs; 4° ...; 5° Il y a donc eu dans la suite une
croix, une mort, une immolation visible; mais tout
cela se trouvait auparavant dans l'eucharistie d'une
manière invisible. Si donc on demande laquelle des
deux croix, des deux morts, des deux immolations, a
été plus précieuse pour nous, plus utile à notre salut, je
répondrai que cette mort et cette immolation visibles
sur la croix n'ont dû être accomplies qu'une fois; que
cette mort et cette immolation invisible (dans l'eucha-
ristie) a dû nécessairement être accomplie une fois
auparavant, et qu'elle doit l'être continuellement
jusqu'à la fin des siècles dans l'Église de Jésus-Christ,
comme étant la source inépuisable de toute sainteté. »
Ibid.,n. 2.
Commentant un texte de saint Cyrille d'Alexandrie,
Homil., x, In myslicam cœnam, P. G., t. lxxvii,
col. 1018, qu'appuie Prov., ix, 2, Thomassin conclut
encore : 1° ... que Jésus s'immole lui-même dans
l'eucharistie par anticipation et qu'il y prévient la
mort qu'il devait subir sur la croix; 2° que cette mort
donnée par le pontife lui-même à sa victime convient
mieux au sacrifice que celle qui serait donnée par un
bourreau, parce qu'elle annonce mieux la liberté de
la charité; 3° que, suivant l'Apôtre, Jésus-Christ n'est
mort qu'une seule fois; c'est donc la même mort qu'il a
soufferte dans l'eucharistie et sur la croix, mais sur
celle-ci d'une manière visible, et dans l'autre, d'une
manière invisible. Sur la croix, il a été mis à mort par
son ennemi; dans l'eucharistie, il s'immole lui-même.
Ibid., n. 2. Plus loin, Thomassin, de saint Jean Chry-
sostome, In Epist. ad Hebr., hom. xvn, n. 2, 3, P. G.,
t. lxih, col. 130-131, tire plusieurs conséquences,
entre autres : 4° « On offre le sacrifice de l'eucha-
ristie en mémoire de la croix; ce n'est donc pas un
sacrifice différent de celui de la croix; c'est le renou-
vellement mystérieux de ce sacrifice. Il ne faut pas
croire que le sacrifice eucharistique soit une commémo-
raison stérile et sans effet du sacrifice de la croix;
c'est une réitération véritable et réelle du sacrifice de la
croix, dont on a seulement retranché tout ce qui paraît
étranger à un sacrifice religieux... Dans l'eucharistie,
la mort est cachée, et tout découvre, tout annonce un
sacrifice religieux. A la croix et à l'autel, il y a une
victime immolée et offerte; mais sur la croix, elle est
égorgée publiquement et offerte en secret...; dans-
l'eucharistie, Jésus-Christ est immolé en secret et il est
offert publiquement. » Ibid., n. 3.
En réalité, si Thomassin d'une part couvre de son
patronage la thèse oratorienne des Bérulle et des
Condren, et d'autre part insiste avec tant de force sur
l'idée d'immolation réelle dans le sacrifice eucharis-
tique, c'est que la thèse oratorienne accueille, comme
toute la théologie du xvne siècle, cette idée. A cela
rien d'étonnant.
2° Autorités certaines en faveur de la thèse du sacrifice-
eucharistique simple oblation. ■ — Nous trouvons l'indi-
cation de cette thèse très nettement marquée par
L. Habert (f 1718), docteur et professeur de Sorbonne :
« Deux choses, dit-il, sont essentielles à un sacrifice
proprement dit, l'immolation d'une victime exté-
rieure et sensible, et l'oblation de la victime immolée.
Tous les théologiens conviennent qu'il y a, dans le
sacrifice de la messe, une véritable oblation, puisque
Jésus-Christ s'y offre comme réellement présent à
la majesté de son Père. Mais ils se partagent quand il
s'agit de trouver l'immolation, qui n'est pas moins
essentielle à un vrai sacrifice. Un grand nombre (alii
bene multi ) soutiennent que Jésus-Christ s'y immole,
quoique sans effusion de sang, et que cette immolation
mystérieuse et non-sanglante consiste en ce que les
paroles de la consécration, par la vertu qui leur est
propre, ne mettent sous l'espèce du pain que le corps
et sous l'espèce du vin que le sang de Jésus-Christ...
Quelques théologiens rejettent cette explication,
comme plus subtile que solide... Ils nient qu'aucune
immolation ait lieu à la messe, et disent qu'on y offre
seulement, sous les espèces du pain et du vin, Notre-
Seigneur autrefois immolé sur la croix, et que cela
suffit pour l'essence d'un sacrifice commémoratif. »
De eucharistia ut sacrificio, Paris, 1704; Venise, 1770,
p. 506 sq.
Ces » quelques auteurs » sont Les Conférences de
La Rochelle, et surtout Pierre Nicole.
1. Les Conférences ecclésiastiques du diocèse de La
Rochelle, publiées en 1676, après l'Exposition de la
doctrine catholique, mais avant l'Idée du sacerdoce et du
sacrifice de Jésus-Christ, tout en reconnaissant que
« Jésus-Christ est immolé sur l'autel », et qu' « il y
paraît dans un état de mort », s'expriment de, façon à
éliminer du sacrifice eucharistique toute immolation
même simplement mystique, différente de la simple
séparation sacramentelle des espèces. Après avoir
mis en principe que le sacrifice requiert « quelque
changement ou destruction de la chose offerte », n. 2
et 13, les Conférences reconnaissent, en fait, qu'il n'est
pas besoin d'une destruction actuelle et effective, mais
qu'il suffit d'un « changement d'état ou de condition »,
qui soit un rappel de l'immolation passée, avec une
oblation présente de la victime, immolée. « mystique-
ment et par représentation », n. 23. Ainsi, « Notre-
Seigneur Jésus-Christ est véritablement offert au
sacrifice de la messe... d'une manière non sanglante...
en tant que la mort, qu'il a une fois soufferte, es
1209
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE
1210
•encore présentée à son Père, comme le prix de l'expia-
tion de nos crimes, et parce que cette mort nous y est
représentée par la consécration qui se /ait séparément
■deson corps et de son sang ». Ibid., n. 15, Lepin, op. cit.,
p. 514. Donc, l'immolation .à la messe consiste unique-
ment pour les Conférences, dans la représentation
■du corps et du sang consacrés séparément sous les
espèces; mais ce qui fait l'essence du sacrifice, c'est
■l'oblation présente de la victime autrefois immolée. A
«ette doctrine fondamentale, se joignent dans les
Conférences d'autres considérations fort justes, que
nous avons déjà recueillies de la bouche de Bossuet
■et rencontrées dans la théologie des Oratoriens :
commencement du sacrifice de Jésus-Christ au pre-
mier instant de l'incarnation; continuation du sacri-
fice de la croix dans l'éternité par l'oblation que le
Christ renouvelle sans cesse devant Dieu de sa per-
sonne et de sa mort; union de l'Église à son chef dans
l'offrande du sacrifice de la messe. Ibid., n. 23, 25, 22.
L'affirmation principale des Conférences fut, au
début du xvm» siècle, l'objet de vives critiques; elle fut
attaquée par de la Broue, éveque de Mirepoix, Sixième
instruction pastorale sur le sacrifice de la messe, 1710,
p. 46 : « Il n'est nullement nécessaire, écrit le prélat,
que la mort de la croix intervienne autrement qu'en
représentation dans le sacrifice de l'eucharistie; et
vouloir l'y rappeler en l'unissant par le sacrifice inté-
rieur à l'oblation extérieure qu'on y fait de Jésus-Christ,
sous prétexte qu'il n'est pas toujours nécessaire que
l'immolation de la victime soit faite en même temps
que l'offrande, pourvu qu'elles soient réunies l'une avec
l'autre par le sacrifice intérieur du prêtre et du peuple,
•comme ont fait dans ces derniers temps de très habiles
théologiens (en marge : Conférence de La Rochelle,
n. 23), c'est non seulement faire dépendre le sacrifice
•extérieur de l'Église d'un sacrifice intérieur, dont il
peut n'être pas accompagné, mais encore confondre
«n quelque sorte dans la manière d'offrir, contre la
décision du concile de Trente, les deux sacrifices de
l'eucharistie et de la croix, sans autre avantage que de
pouvoir trouver dans le sacrifice de l'eucharistie une
destruction réelle qui n'y doit pas être. »
2. Nicole. — Cette critique de l'évêque de Mirepoix
atteint aussi Pierre Nicole. Au texte rapporté par
M. Lepin, op. cit., p. 515, on ajoutera ce passage bien
plus expressif : « Il n'est pas nécessaire que l'immola-
tion et l'oblation de la victime se fassent en un même
temps; et la diversité des temps auxquels les actions
se passent ne fait pas que ce soient de différents sacri-
fices. Le Grand-Prêtre, après avoir égorgé le victime,
■emportait le sang dans le sanctuaire où il entrait une
fois l'an. Cette oblation et cette immolation ne compo-
saient qu'un même sacrifice, quoique faites en des
temps différents. Et c'est ce qui arrive dans le grand
sacrifice, dont tous les autres ne sont que des figures.
L'immolation de la victime s'est faite une fois sur le
Calvaire, mais l'oblation de la victime a commencé, dès
l'entrée de Jésus-Christ au monde, et continuera dans
toute l'éternité. C'est aussi ce qui se fait dans le sacri-
fice de l'autel. Car on y offre, à la vérité, Jésus-Christ
présent sur nos autels; mais on l'y offre comme immolé
sur la croix, passio est Domini, dit saint Cyprien, sacri-
ficium quod offerimus. C'est une continuation de l'obla-
tion que Jésus-Christ y a commencée. Ainsi, c'est
le même sacrifice, comme il est très bien expliqué dans
les Conférences de la Rochelle. Ce seraient deux sacri-
fices, s'il y avait deux immolations; mais n'y ayant
qu'une même immolation et une même victime,
quoique l'oblation soit faite par diverses personnes, et
en divers temps, ce n'est qu'un même sacrifice; ce qui
fait dire au concile de Trente, qu'il n'y a que la
manière d'olîrir Jésus-Christ qui soit différente : sola
offerendi ratione diversa. » Instructions théologiques et
morales sur les sacrements, Paris, 17C7, t. i-, 6° Instruc-
tion : Du sacrifice de l'eucharistie, p. 12 sq.
Sans doute, dans son Explication du Pater, Nicole
enseigne que Jésus-Christ s'immole sur nos autels,
mais cette expression, jetée en passant, doit être
comprise comme celle des Conférences de la Rochelle
et expliquée selon les exigences du contexte. « Le
sacrifice de la messe est en même temps une commémo-
ration et une continuation du sacrifice de la croix.
C'est une commémoration, parce que l'immolation de
la victime n'y est pas actuellement faite, mais seulement
représentée par la distinction des espèces du pain et du
vin, dont l'une représente le corps de Jésus-Christ mort,
et l'autre son sang comme séparé du corps. La messe est
une continuation du sacrifice de la croix, parce qu'on
y offre le même corps de Jésus-Christ immolé sur la
croix, comme Jésus-Christ l'offre dans le ciel. » Instruc-
tions théologiques et morales sur l'oraison dominicale,
etc., Paris, 1708, p. 123-124.
///. au xvui° siècle. — 1» Continuation de la
théologie de l'Oratoire. — 1. Gaspard Juenin (f 1713).
On peut rattacher au P. de Condren cette pensée
exprimée par Juenin : « Le corps et le sang de Jésus-
Christ ne sont pas changés intrinsèquement dans
l'eucharistie; mais ils sont changés extrinsèquement,
c'est-à-dire relativement au lieu... Ce changement
extrinsèque suffit pour un sacrifice proprement dit,
car le Christ ne saurait être présent quelque part, sans
s'offrir à Dieu le Père, sans se présenter pour nous
devant sa face. » Est-ce suffisant pour affirmer que
Juenin place au premier plan du sacrifice eucharis-
tique l'idée d'oblation, laissant l'idée d'immolation au
second? Juenin est en réalité un disciple de Lessius,
avec, en ce qui concerne la nécessité delà double consé-
cration pour le sacrifice, une légère teinte de lugo-
nisme.
A la suite du texte qu'on vient de rapporter, cet
auteur écrit en effet : « Par la consécration, le corps et
le sang sont séparés mystiquement, puisque par la
force des paroles le corps seul est mis sous l'espèce du
pain, et le sang seul sous l'espèce du vin. » Institut,
theologicœ, Lyon, 1705, t. vu, p. 348. Cette séparation
mystique est comme un état de mort -pour Jésus-
Christ : « Il y est, en effet, comme mort, au moins
extérieurement. » Mais encore, ce n'est point là le
dernier mot de l'explication de Juenin. Nous le trou-
vons dans sa Théorie et pratique des sacrements, Paris,
1713, t. i, c. m, p. 406 : « On veut bien supposer (ce
qui néanmoins n'est pas) qu'il faut que la victime
meure dans un sacrifice parfait; mais il n'est pas néces-
saire que cette mort soit réelle et véritable, il suffit
au contraire qu'elle soit mystique et représentative.
C'est aussi ce qui se fait dans l'eucharistie, dans la
consécration de laquelle le corps de Jésus-Christ serait
séparé de son sang, si l'état d'immortalité où Jésus-
Christ est dans le ciel le permettait, car par la vertu
et par la force des paroles, vi verborum, par lesquelles
l'eucharistie est consacrée, le seul corps du Sauveur
est rendu présent sous les espèces du pain, et le seul
sang sous les espèces du vin. Cependant, par accident,
ce même corps et ce même sang se trouvent réunis
sous chacune des deux espèces, parce qu'ils sont réel-
lement unis dans le ciel, et... qu'ils sont inséparables;
et c'est ce que les théologiens appellent être présent
par concomitance. » Cf. Commentarius historiens cl dog-
maticus de sacramenlis, Lyon, 1717, dissert. V, q. n,
c. n, p. 285.
Juenin est toutefois quelque peu infidèle à la pensée,
de Lessius, dans la question de la nécessité des deux
consécrations. Toujours dans la Théorie et pratique
des sacrements, t . i, p. 412 : « Il n'est pas certain, dit-il,
de certitude de foi catholique, que la consécration des
deux espèces soit requise pour l'essence du sacrifice.
1211 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE 1212
Estius (voir col. 1148) croit le contraire probable. Car,
dit-il, par la consécration d'une seule espèce, Jésus-
Christ est rendu présent..., comme mort, puisque son
seul corps, vi vcrborum, est rendu présent sous les
espèces du pain, et son seul sang sous les espèces du vin ;
car il n'y a sous les espèces, vi vcrborum, que ce qui est
clairement exprimé par les termes dont la consécration
est composée. Mais quoique la consécration des deux
espèces ne soit pas, selon la doctrine d'Estius, de
l'essence du sacrifice, elle est néanmoins de droit divin
de son intégrité; de telle sorte que l'Église ne peut pas
dispenser pour consacrer une seule espèce...»
2. Jacques- Joseph Duguet (t 1733). — On retrouve
également un point important de la doctrine du P. de
Condren, celui du sacrifice céleste, chez l'oratorien
Duguet, en ce sens qu'il insiste sur l'oblation
céleste du Christ. Dissertations théologiques et dogma-
tiques, Paris, 1722, dissert. II, sur ['eucharistie, part, n,
n. 68. Mais ce point de vue doit être complété. Duguet
est de l'école de Bossuet et de Condren en tout ce qui
touche à l'immolation mystique qui constitue le sacri-
fice de l'autel. On pourrait multiplier les citations.
« (Jésus-Christ) a pu s'immoler après sa mort, puis-
qu'il a pu s'immoler avant que de mourir... Il a pu
joindre une immolation réelle à la mémoire de son
immolation passée, comme il a pu joindre une immo-
lation très réelle à une immolation anticipée. » (On
remarquera l'immolation réelle de l'eucharistie, mise
en parallèle avec l'immolation très réelle de la croix)...
Explication du mystère de la passion, part. II, a. 3,
c. xvii. Cf. a. 5, c. xxii. Et enfin, a. 7, c. xxiv : « Nous
devons (à l'eucharistie) la perpétuité de l'oblation de
Jésus-Christ; nous lui devons la perpétuité de l'exer-
cice de son sacerdoce ; nous lui devons l'Hostie qui s'est
immolée une fois pour nous sur le Calvaire et qui
s'immole sans cesse pour nous sur nos autels. » Duguet
unit, on le voit, très intimement l'immolation san-
glante, très réelle, du Calvaire et l'immolation réelle,
non sanglante et mystique, de l'autel, la seconde
renouvelant la première. Toutefois, il parle nettement
de deux immolations. Cette opinion a reçu dévelop-
pements et précisions dans la « Lettre de M. Duguet à
M. de Mirepoix », t. vi, lettre 8. Voir Défense de la
Dissertation sur la nature et l'essence du S. Sacrifice de
de la messe (par Rivière-Pelvert), Paris, 1781, t. n,
p. 277 sq.
3. Le liturgiste Pierre Le Brun (f 1729) suit de très
près le P. de Condren dans son exposé des conditions
du sacrifice : acceptation de la victime par les prêtres;
son oblation à Dieu; changement ou destruction
affectant la victime; enfin consomption. Explication
littérale, historique et dogmatique des prières et des céré-
monies de la messe, Paris, 1813. Traité préliminaire :Du
sacrifice et des préparations prescrites pour l'ofjrir,
n. 16, 17. Il accueille aussi l'idée de l'oblation perma-
nente du Christ, oblation commencée avec l'incarna-
tion, continuée sans interruption à travers tous les
mystères de la vie et de la mort de Jésus, et se perpé-
tuant dans le ciel et parallèlement sur la terre. Ibid.,
n. 16; cf. part. IV, De la messe, art. 2, § 2. Il met éga-
lement en relief l'idée de l'union de l'Église avec son
chef dans l'offrande du sacrifice, Tr. prélim., n. 20.
Mais, chez Le Brun encore, nous constatons que
l'essence du sacrifice eucharistique est placée dans
l'immolation de la victime. Le Brun le fait en combi-
nant la théorie de Lessius et celle de De Lugo : « Dans
les holocaustes et dans les sacrifices pour les péchés
et pour les délits, la victime était immolée et égorgée;
elle changeait d'état. Ici le pain et le vin sont changés
au corps et au sang de Jésus-Christ, qui est immolé
et comme en état de mort sur l'autel parce qu'il est privé
des fonctions de la vie naturelle qu'il avait sur la terre,
et parce qu'il y est avec des signes de mort par la
séparation mystique de son corps d'avec son sang,,
ainsi que saint Jean voit devant le trône du ciel
l'Agneau vivant, puisqu'il était debout, mais en même
temps comme immolé et comme mort, à cause des
cicatrices de ses plaies et des marques de son immola-
tion sanglante qu'il conserve même dans la gloire. »
Ibid., n. 17.
4. On retrouve nombre d'idées du P. de Condren
chez l'évêque de Toulon Louis-Albert Joly de Choin
(t 1759). « A la suite du P. de Condren, écrit M. Lupin.
op. cit., p. 555, de Choin conçoit le sacrifice de Jésus-
Christ comme une immense réalité, qui a commencé à
son incarnation, s'est développée en sa passion, en sa
résurrection, en son ascension, et se continue éter-
nellement au ciel. La liturgie même de la messe lui
paraît exprimer cette vérité (Cf. Instructions sur le
rituel, Paris, 1829: Du sacrifice de la messe, t.i, p. 295.).
D'après de Choin, comme d'après de Condren, l'élé-
ment proprement constitutif de ce grand sacrifice
de Jésus-Christ (l'eucharistie)... c'est l'oblation. Or,
cette oblation se renouvelle, et par conséquent le
sacrifice de Jésus-Christ se reproduit chaque jour sur
nos autels. » Toutefois, écrit de Choin, la messe «n'est
pas une simple mémoire et représentation de la mort
de Jésus-Christ, c'est une oblation véritable et propre,
quoique non sanglante et mystique, de Jésus-Christ
réellement présent et immolé sous les espèces du pain et
du vin... Dans la consécration, le corps et le sang sont
mystiquement séparés, parce que Jésus-Christ a dit
séparément : Ceci est mon corps, ceci est mon sang; ce
qui enferme une vive et efficace représentation de la
mort violente qu'il a soulîerte. Ainsi le Fils de Dieu
est mis sur la sainte Table, en vertu de ces paroles,
revêtu desjsignes qui représentent sa mort. » Et encore :
« Le glaive est la parole qui sépare mystiquement le
corps et le sang; ce sang par conséquent n'est répandu
qu'en mystère, la mort n'intervient que par représen-
tation. Sacrifice néanmoins véritable, en ce que Jésus-
Christ y est véritablement contenu et présenté à Dieu
sous cette figure de mort... » De l'eucharistie consi-
dérée comme sacrifice, édit. de 1748, t. i, p. 61, 63, 56.
Et dans l'instruction sur le sacrifice de la messe, déjà
citée : «.Le prêtre, y lit-on, fait l'immolation mystique
de la victime par la consécration séparée du corps et
du sang de Jésus-Christ sous l'espèce du pain et du
sang de Jésus-Christ sous l'espèce du vin. Il fait cette
consécration au nom et en la personne de Jésus-Christ,
dont il emprunte les paroles, ou plutôt il n'est que
l'organe de Jésus-Christ, qui parle et consacre par sa
bouche. »
5. Benoît XIV (j 1758) est un dernier exemple de la
possibilité d'unir certaines idées chères à l'école ora-
torienne à la thèse du sacrifice-immolation. Sur
l'essence du sacrifice, Benoît XIV se rapproche de
Tournely dont il accepte les idées. Le sacrifice n'existe
pas sans destruction ou immutation de la victime. A la
messe, il y a destruction, soit en ce que les espèces
sacramentelles sont consommées, soit en ce que, par
la consécration du pain, le corps est placé sous l'hostie
et le reste de l'humanité de Jésus-Christ par concomi-
tance, par la consécration du vin, le sang est mis dans
le calice avec, par concomitance, le corps, l'âme, la
divinité de Jésus-Christ; soit en ce que, dans le sacri-
fice eucharistique, le Christ, qui est la victime, est
détruit non dans son être substantiel, mais dans son
être sacramentel. De sacrosancto missœ sacrificio, dans
Migne, Cursus theologicus., t. xxm, 1. II, c. xvi,
n. 22. « Interprétant la prière Suscipe sancta Trinitas,
et la triple mention qui y est faite de la passion, de
la résurrection et de l'ascension de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, Benoît XIV s'exprime dans les mêmes
termes que l'évêque de Toulon. A son sens, les trois
grands mystères sont mentionnés, comme constituant
1213 MESSE. LE SACRIFICE-OBL ATION : L'ÉCOLE FRANÇAISE 1214
la totalité du sacrifice du Christ : 11/ tolum exprimalur
Christi saeriflcium; ou plutôt, comme représentant ses
trois parties principales : praripua- sacrifiai partes.
Car, dans le sacrifice du Christ, comme dans ceux de la
Loi ancienne, on distingue : la séparation ou sanctifi-
cation de la victime, qui a lieu à l'incarnation; l'obla-
tion de la victime, qui a lieu dès sa naissance: son
immolation, réalisée à la croix: son inflammation ou
consomption, réalisée dans la résurrection et l'ascen-
sion au ciel; enfin la communion du peuple à la vic-
time qui se fait en la Pentecôte. » Lepin, op. cit., p. 557,
citant Benoît XIV, op. cit., 1. II, c. xi, n. 5. On
retrouve en ces assertions comme un écho de la doc-
trine du P. de Condren; mais, nous l'avons dit,
à cette doctrine Benoît XIV superpose, comme de
Condren lui-même, la thèse de l'immolation mystique
du Christ dans la double consécration : « La consécra-
tion d'une seule espèce forme un sacrement, mais non
un sacrifice; car Jésus-Christ a institué l'eucharistie
comme sacrement en forme de victime égorgée, et cette
forme ne se trouve que dans la consécration de l'une et
l'autre espèce. Car, comme parlent les théologiens, dans
la consécration du pain, par la vertu des paroles, le
corps est mis séparé du sang et, dans la consécration
du vin, le sang est mis séparé du corps; et par là est
représenté le sacrifice sanglant que Jésus-Christ a
olîcrt sur la croix par l'effusion de son sang et par la
séparation d'avec son corps... » Op. cit., 1. II, c. xvi,
n. 83.
2° Un excès dans la théorie du sacrifice simple
oblation : l'erreur du P. François Le Courrayer (f 1776).
■ — Vers 1716, quelques théologiens français et anglais
tentèrent un rapprochement entre l'Église catholique
et l'Église anglicane. En 1723, sans doute en vue de
favoriser cette union, parut à Nancy, sans nom
d'auteur, un livre, imprimé à Bruxelles, Dissertation
sur la validité des ordinations des Anglais et sur la
succession des évoques de l'Église anglicane. L'auteur
était le P. Le Courrayer, chanoine régulier de Sainte-
Geneviève. Deux idées fondamentales sont à retenir
de cet ouvrage : 1° les évèques actuels d'Angleterre
remontent sans interruption aux évèques du temps de
la Réforme, lesquels ont été tous régulièrement
ordonnés; 2° la différence de croyance relative au
sacerdoce et au sacrifice n'est pas suffisante pour infir-
mer la validité des ordinations. Cette double thèse, et
principalement la deuxième relative au sacrifice de la
messe, trouva de nombreux contradicteurs parmi les
théologiens de l'époque. Il faut citer dom Gervaise,
abbé de la Trappe, Hardouin, mais surtout le P. Michel
Lequien, O. P., Nullité des ordinations anglicanes ou
Réfutation du livre intitulé : Dissertation, etc., Paris,
1725, et Vivant, docteur en Sorbonne et chancelier
de l'Église de Paris, Dissertation contre les erreurs du
P. Le Courrayer, Paris, 1728. En 1726, Le Courrayer
avait répondu au P. Lequien, par une Défense -de la
Dissertation sur la validité des ordinations des Anglais,
Bruxelles, 1726. Les manuels théologiques de l'époque
consacrent un chapitre à la controverse. Voir Collet,
Traclatus de eucharistiu, part. II, c. m, § 1; Billuart,
De sacramenlo ordinis, dissert, m, a. 2, appendice,
etc. Voir ici art. Le Courrayer, t. ix, col. 113.
De cette controverse, nous ne retiendrons ici que
ce qui concerne l'essence du sacrifice de la messe.
Le Courrayer la place dans l'oblation de la mort
sanglante de Jésus-Christ, à l'exclusion d'une immo-
lation mystique actuelle sur l'autel. Sur les rapports
de la question du sacrifice eucharistique et de la
validité des ordinations anglicanes, voir De la Taille,
The eucharistie Sacrifice in ihe light of a récent docu-
ment, dans Gregorianum, 1926, p. 97.
1. Thèse de Le Courrayer. — « Saint Ignace, Tertul-
lien. saint Cyprien, et tant d'autres ne reconnaissent
point de sacrifice dans la célébration de nos mystères,
dans un autre sens que celui du sacrifice représentatif
et commémoratif ...
* Les catholiques, autorisés par l'usage perpétuel
de l'Église, soutiennent que l'immolation réelle
n'étant point nécessaire au sacrifice, on doit recon-
naître dans l'Église le sacrifice propre de Jésus-Christ,
et que ce nom lui convient en rigueur. Les protestants,
au contraire, accoutumés de régler le langage des
Églises sur une logique plus scrupuleuse, prétendent
que n'y ayant de sacrifice, à parler exactement, qu'où
se trouve une immolation réelle, on ne doit point
qualifier ainsi l'eucharistie, quoiqu'ils y reconnaissent,
comme nous, la représentation et. la mémoire de la
mort de Jésus-Christ, l'oblation de son sacrifice et
l'application de ses mérites. Ils reconnaissent donc, au
fond, la même chose que nous.
« Les Anglais pourraient reconnaître le même sacri-
fice que nous dans la célébration de l'eucharistie,
quand bien même ils rejetteraient la réalité de la pré-
sence. Je soutiens que ce n'est pas sur cette présence
de Jésus-Christ dans l'eucharistie, qu'est fondée l'idée
du sacrifice... On peut admettre le sacrifice sans
admettre la présence... Nos meilleurs controversistes
n'ont jamais tiré l'idée de sacrifice dans l'eucharistie
que de la mémoire et de la représentation de la mort de
Jésus-Christ. » Propositions censurées par l'Assemblée
du clergé de 1728.
Quelques explications tirées de la Défense... préci-
seront encore la pensée de Le Courrayer :
Le concile (de Trente) appelle la célébration de l'eucha-
ristie un sacrifice, ut Ecclesiœ relinqucrct sacri/icium
parce que, le sacrifice consistant dans l'offrande d'une
victime immolée, et la passion de Jésus-Christ demeurant
toujours présente, toutes les fois qu'on offre cette victime,
autant de fois ofTre-t-on le sacrifice de Jésus- Christ... Mais
ce sacrifice n'est pas un sacrifice renouvelé, puisque Jésus-
Christ ne meurt qu'une fois. Ce n'est pas un sacrifice
continué ou suppléé, puisqu'il a eu toute sa perfection et
son complément dans la mort de Jésus-Christ. C'est seule-
ment un sacrifice représenté quo eruentiini illud semel in
critee peragendum reprœsentarctur ; un sacrifice rappelé,
ejusque memoria in Imetn usque sœc.uli permaneret ; et un
sacrifice appliqué, alque illius salutaris uirlus applicaretur.
On trouve donc dans l'eucharistie un vrai sacrifice, en ce
sens qu'on y fait à Dieu l'oblation d'une morl toujours pré-
sente, mortem annnnliabitis. Mais comme cette mort ne se
réitère point, ce sacrifice n'est que la représentation d'un
autre, Hoc /«cite in meam commemoralioncm. Défense de la
Dissertation, I. IV, c. iv, p. 157-158. « Si le concile ajoute
que ce sacrifice n'est point une commémoraison toute nue,
ce n'est point pour établir l'essence du sacrifice sur la
présence de Jésus-Christ : c'est pour marquer qu'il ne s'agit
pas ici d'un simple rappel de la mort de Jésus-Christ à
notre souvenir, mais de l'offrande que nous faisons à Dieu
de ce souvenir, afin qu'en faveur de ce qu'il a souffert il ait
pitié de nous, comme l'explique le cardinal Du Perron. ■
Ibid., p. 148. Le Courrayer conclut : « L'offrande de la
mort étant tout ce qu'il y a de réel dans le sacrifice, cette
offrande est aussi réefle sans aucune présence physique du
corps, comme avec cette présence, parce que la mort de
Jésus-Christ ne se trouve pas moins réellement olîerte dans
la supposition d'une absence physique, que dans la pré-
sence : et, l'objet étant aussi réel, le sacrifice subsiste éga-
lement avec les deux opinions. Toute l'erreur du P. Le-
quien vient de ce qu'il confond le sacrement avec le sacri-
fice. Le sacrement à la vérité est fondé sur la présence ;
mais le sacrifice ne l'est que sur la mort. » Ibid., p. 18'.).
Donc, « si la reconnaissance du sacrifice de Jésus-Christ
n'est fondée que sur l'offrande de sa mort, représentée par
la consécration des symboles, il s'ensuit que les Anglais,
qui admettent comme nous cette offrande et cette repré-
sentation, et qui l'ont toujours admise, pourraient recon-
naître le même sacrifice que nous dans la célébration de
l'eucharistie quand bien même ils rejetteraient la réalité
de la présence. • Ibid., p. 162.
On le voit, la thèse de Le Courrayer, quant à
l'essence du sacrifice eucharistique, revient essentielle-
1215 MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : CONTROVERSES DU XVIII* SIÈCLE 1210
ment à nier la nécessité de la présence réelle, mais
de plus l'existence d'une immolation actuelle, même
simplement mystique, pour ne conserver que la repré-
sentation, par la séparation des espèces, de l'immola-
tion de la croix.
2. La position des adversaires. — a) Contre Le Cour-
rayer, le P. Lequien affirme la thèse catholique
de la nécessité de la présence réelle, fondement de
l'oblation véritable et actuelle « du corps et du sang
du Sauveur, cachés sous les apparences du pain
et du vin ». Op. cit., part. II, c. i, t. h, p. 9. Mais il
insiste également sur l'immolation mystique qu'im-
plique actuellement en Notre-Seigneur, cette obla-
tion de son corps et de son sang : « De cette vérité,
que Jésus-Christ est tous les jours immolé et offert,
véritablement, et réellement, quoique mystiquement, -sur
nos autels..., il s'ensuit nécessairement qu'il y a dans
l'Église chrétienne un vrai sacerdoce qui est une parti-
cipation de celui de Jésus-Christ. » Ibid., p. 7. Ici
immolation et oblation sont synonymes, ou plutôt,
s'impliquent mutuellement. Deux lignes plus loin,
eh effet, le P. Lequien parle du ministère des prêtres,
par lequel le Christ « continue de s'immoler et de
s'offrir pour nous. » D'ailleurs, cet auteur, dans les
Instructions chrétiennes sur les sacrements, Paris,
1734, fait profession expresse d'enseigner la thèse de
l'immolation virtuelle : « La mort que Jésus-Christ a
endurée sur la croix, se renouvelle dans le sacrifice de
la messe d'une manière mystique, parce qu'en vertu
des paroles, vi verborum, ainsi que parle la théologie,
son corps est séparé de son sang, comme il le fut à sa
mort, quoique par une concomitance nécessaire, ils
soient maintenant inséparables.»
b) Vivant serre peut-être encore de plus près la
position de Le Courrayer. LIne page particulièrement
expressive de ce théologien est à citer en entier :
On donne, dit-il, le nom de sacrip.ee à la victime qui est à
sacrifier, ou qui est déjà sacrifiée, et à l'offrande qui est
faite de cette victime. C'est en ce sens que Jésus-Christ
est appelé notre sacrifice et qu'en quelque temps et en
quelque lieu que Jésus-Christ s'offre, lui qui s'offre partout
où il est, cette offrande peut porter le nom de sacrifice,
dans le sein de Marie, à chaque moment de la vie de Jésus-
Christ, au ciel, dans l'eucharistie, pendant tout le temps
que restent les saintes espèces sous lesquelles il est ren-
fermé. Mais ce n'est pas précisément dans ce sens et sous
cette acception du nom de sacrifice que la sainte messe a
été définie être un vrai sacrifice. Ce nom lui a été donné
dans le même sens qu'au sacrifice de la croix, à cause de
l'action qui s'y fait et qui y sacrifie et immole Jésus-Christ
véritablement et proprement, mais d'une manière non-
sanglante et mystique, au lieu qu'elle a été sanglante et
corporelle sur la croix. Et c'est encore ici Jésus-Christ,
comme sur la croix, qui se sacrifie et s'immole, parce que
ce sont ses propres paroles, prononcées en son nom par le
prêtre tenant sa place, qui font cette immolation mystique,
qui sont le glaive qui sépare mystiquement le corps et le
sang ; rien de tel n'est au ciel. Jésus-Christ n'y est sacrifié
ou immolé ni d'une manière sanglante, car il n'y meurt pas ;
ni d'une manière mystique, car il n'y a plus de mystère.
Tout y est dévoilé, sans symbole et sans figure ; ce qui a
engagé le cardinal de Richelieu (après avoir prouvé que
Jésus-Christ étant toujours prêtre, doit en conséquence,
avoir toujours un sacrifice a offrir) a conclure en ces termes
que ce sacrifice est celui de la messe : Jésus-Christ ne pou-
vant sacrifier au ciel, doit par nécessité sacrifier par ses
ministres en terre, s'il y a un autre sacrifice que celui de la
croix, qui est ce qu'enseignent tous les Pères. Principaux
points, c. vi, p. 165, 160 ; Uissertation contre les erreurs da
Père Le Cnurrai/er, p. 18 sq.
c) L'évêque de Marseille, de Belzunce (f 1755),
rectifie lui aussi l'erreur de Le Courrayer sur l'essence
du sacrifice eucharistique. « La Foi, dit-il, apprend aux
enfants de l'Église que l'on offre à Dieu dans le sacri-
fice de la messe, et que l'on y immole le même Jésus-
Christ qui est mort sur la croix, le même qui vit et
règne dans le ciel; que ce n'est point seulement la
mémoire de sa mort, mais encore Jésus-Christ lui-même,
qui y est offert et immolé, caché sous les espèces et appa-
rences du pain et du vin. » Instruction pastorale contre
les erreurs du P. Le Courrayer, 1727 ', p. 22. Et, répon-
dant à une lettre du P. Le Courrayer, le même prélat
lui écrit : « Convenir avec vous que ces mots immolation
mystique signifient immolation représentative, serait
en vérité pousser la complaisance bien loin; et vous
ne pouvez exiger de moi que je reconnaisse qu'ils ne
peuvent naturellement signifier autre chose qu'immo-
lation mystérieuse, qui, pour être incompréhensible, n'en
est pas moins réelle. Je ne dis pas que l'immolation de
Jésus-Christ n'est pas représentative, mais je dis
qu'elle est représentative et réelle tout à la fois. »
3. Condamnation par l'épiscopal de la thèse du P. Le
Courrayer. — a) Le cardinal de Noailles, dans son
Instruction pastorale contre les erreurs de Le Courrayer.
1727, rappelle e:i ces termes la doctrine catholique :
« Le sacrifice de la messe est le même que celui de la
croix, puisque, pour nous servir des paroles du concile,
sur la croix et sur l'autel c'est une seule et même hostie;
c'est le même pontife qui s'est offert alors sur la croix, qui
s'offre aujourd'hui sur l'autel par le ministère des
prêtres, et qu'il n'y a de différence que dans la manière
de l'offrir. Sess. xxn, c. n. Jésus-Christ s'offrit sur le
Calvaire d'une manière sanglante; il est offert sur nos
autels d'une manière non sanglante. Jésus-Christ fut
immolé sur le Calvaire par sa mort actuelle et par
l'effusion de son sang; présent et vivant sur nos autels,
il y est immolé d'une manière mystique et qui représente
la mort. Jésus-Christ s'offrit sur le Calvaire d'une
manière visible, en expirant à la vue du peuple juif:
sur nos autels, la victime n'est aperçue que par la foi,
Jésus-Christ est caché à nos yeux sous les apparences
du pain et du vin; le sacrifice est cependant extérieur
et visible, puisque Jésus-Christ s'offre sous les sym-
boles qui frappent nos sens. » P. 14. Le cardinal ajoute
ensuite l'explication théologique suivant laquelle
l'immolation non sanglante de Jésus-Christ sur l'autel
consiste dans la séparation mystique du corps et du
sang, et, sur ce point, fait sienne l'explication de
Bossuet.
b) Outre 32 propositions censurées (on a rapporté
ci-dessus celles qui concernent directement la pré-
sente question), l'Assemblée du clergé du 22 août 1727
fait une déclaration de foi catholique dont voici les
deux passages principaux : « Il faut, selon la foi catho-
lique, reconnaître dans le sacrifice de la messe, no:i
une simple offrande d'une mort passée, mais l'offrande
véritable d'une victime réellement présente; et, en tant
que présente, actuellement offerte à Dieu par le
prêtre. C'est ce qu'énoncent ces paroles sacrées du
canon : Nous ressouvenant, ô mon Dieu, de la bienheu-
reuse passion de Notre-Seigneur, de sa résurrection et
de sa glorieuse ascension, nous offrons à votre infinie
majesté une hostie pure, sainte et sans tache, que nous
avons reçue de vos mains, le pain sacré de la vie éter
nelle et le calice du salut. Ce n'est donc pas seulement
la mémoire et la mort de Jésus-Christ que nous
offrons à Dieu; c'est le corps et le sang de Jésus-Christ
même, actuellement présents, et mis dans un état de
victime sous les sacrés symboles. » Censure des livres
du Frère Pierre-François le Courrayer, etc., Paris, 1727,
p. 18. Et, quelques pages plus loin, les évoques
expliquent comment la présence réelle est le fondement
du sacrifice eucharistique : Jésus-Christ, dit le concile
de Trente, sess. xxn, c. i, afin de nous laisser un sacri-
fice qui représentât son sacrifice sanglant sur la croix
et qui perpétuât la mémoire de sa mort, a offert son corps
et son sang sous les espèces du pain et du vin et a com-
mandé aux prêtres de l'offrir. « Le mystère de la pré-
sence réelle a donc été institué par Jésus-Christ pour
1217 MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : CONTROVERSES DU XVIII* SIÈCLE 1218
qu'il y ciït un sacrifice véritable, et une ofïrandc réelle
dans l'eucharistie : ut rclinqucret sacriftcium, corpus
obtulit. et ut offerrent preecepit. C'est-à-dire que la pré-
sence réelle est le moyen employé par Jésus-Christ
pour faire de l'eucharistie un sacrifice véritable, et
par conséquent ce sacrifice est dépendant de la pré-
sence réelle, et la présence réelle est le fondement
essentiel du sacrifice tel qu'il a été institué par J.-C,
quoique l'idée du sacrifice, outre la présence réelle,
renferme essentiellement une immolation non san-
glante. C'est ce que le saint concile a fait encore
entendre, lorsqu'il a déclaré que noire sacrifice doit
sa qualité de propitiatoire à la présence réelle de
Jésus-Christ, qui sur nos autels nous rend Dieu propice
par l'offrande qu'il y fait de son corps et de son sang.
Et parce que le même Jésus-Christ, dit le concile (ibid.,
c. h) qui s'est offert lui-même une /ois sur l'autel de la
croix avec effusion de son sang, est contenu et immolé
sans effusion de sang dans ce divin sacrifice qui s'accom-
plit à la messe, le saint concile dit et déclare que ce
sacrifice est véritablement propitiatoire. »
Il suffira de souligner ici deux pensées caractéris-
tiques dans la déclaration des cardinaux, archevêques
et évèques : 1° Il est de foi que le sacrifice de la messe
comporte l'oblation d'une victime réellement pré-
sente; 2° L'idée du sacrifice eucharistique renferme
essentiellement une immolation non sanglante.
3° La controverse Plowden-Rivière. ■ — Cinquante ans
plus tard, ces déclarations serviront de point de départ
à une vive controverse où sont aux prises des parti-
sans du « sacrifice-oblation > et un défenseur
convaincu du « sacrifice-immolation ». Un ecclésias-
tique d'origine anglaise mais d'éducation française,
François Plowden (t 1787), publia un Traité du sacrifice
de Jésus-Christ, Paris, 1778, 3 vol. Il y enseigne que
la réalité du sacrifice eucharistique consiste, non dans
l'immolation, mais dans l'oblation faite à Dieu de la
victime immolée, et que le sacrifice de la messe n'est
que l'oblation de l'immolation faite autrefois, sur la
croix. Ce livre suscita des divisions entre théologiens
« appelants ». L'un d'eux, l'abbé Rivière, dit Pel-
vert, écrivit contre Plowden une Dissertation sur ta
nature et l'essence du sacrifice de la messe, un vol.,
Paris, 1779. Divers écrits, au nombre de quatorze,
furent publiés par les amis de Plowden contre Rivière.
Celui-ci prépara en réponse une longue Défense de la
dissertation sur la nature et l'essence du sacrifice de la
messe, publiée en 3 vol. quelques mois après la mort
de son auteur, Paris, 1781. Cf. Michaud, Biographie
universelle, art. Plowden (François).
1 . Exposé de la thèse de Plowden. — L'auteur accepte
la définition de Rellarmin, mais remarque qu'elle
fait difficulté « à l'égard de ce qui est dit de la des-
truction ou du changement de la chose offerte. »
La réponse apportée par un grand nombre de théo-
logiens, savoir que « par la double consécration il se
fait une espèce de séparation du corps et du sang
de J.-C, et par conséquent une sorte d'immolation
ou de destruction, » ne parait pas suffisante, car la
«séparation n'étant pas réelle, mais en figure, le sacri-
fice ne serait que représentatif et non réel ». Et
Plowden propose une explication « beaucoup plus
simple • :
Puisque... la messe est un même sacrifice avec celui de
la croix, et n'en est que la continuation, il est inutile d'y
chercher une immolation du corps sacré de J.-C. autre que
celle qui s'est faite sur le Calvaire. Il y a eu une immolation
sanglante dfc l'humanité sainte de J.-C. sur la croix; et
dans la messe il se fait une véritable oblation de cette
même humanité qui a été immolée, et qui est réellement
rendue présente dans cet état d'immolation, quoique
d'une manière non sanglante, par les paroles de J.-C. que
le prêtre prononce; ce qui suffit pour conserver à la messe
la qualité de sacrifice réel et véritable... Admettre une
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
autre immolation réelle que celle (du Calvaire), ce serait
déprécier la valeur infinie du sacrifice unique qui nous
a rachetés, et le réduire a la condition des anciennes vic-
times, dont l'immolation souvent renouvelée démontrait
l'impuissance, selon saint Paul.
Il est vrai que des théologiens... admettent dans le
sacrifice de la messe une espèce d'immolation appelée
mystique ou mystérieuse, et qui consiste dans les paroles
sacramentelles, qui, prononcées séparément sur le pain
et sur le vin, pour les changer au corps et au sang de J.-C,
auraient la vertu de les produire séparés, si cela était
possible : mais comme cet effet est incompatible avec
l'état d'un corps ressuscité, impassible et immortel, elles
ne servent qu'à représenter cette séparation réelle, et a
nous mettre sous les yeux, d'une manière sensible, et sous
des signes de mort, le corps et le sang de J.-C. vivant; à
peu près de même que la réunion des deux espèces dans
le calice, après la fraction de l'hostie, sert à représenter
sa résurrection...
Cette immolation réelle et unique, qui ayant commencé
dès le premier instant de son incarnation, a duré toute sa
vie, et s'est terminée à la fin sur la croix par différents
supplices et par la séparation réelle de l'âme et du corps
de J.-C, subsiste perpétuellement dans le ciel et sur nos
autels, par la persévérance des mêmes dispositions qui
l'animaient dans chaque circonstance de ses souffrances et
de sa mort, et dans l'oblation réelle et toujours subsistante
qu'il en fait continuellement à la majesté divine?
Puis, rappelant d'après l'Épître aux Hébreux, le
sacrifice céleste de Jésus-Christ, Plowden ajoute :
I.e sacrifice que J.-C. offre dans le ciel est parfait,
est le même que celui que nous offrons. Or il est certain que
dans le ciel, où il ne peut se trouver ni ombre ni figure, le
sacrifice ne peut consister que dans l'oblation que J.-C.
continue de faire à Dieu de son immolation consommée sur
la croix, et qui persévère éternellement dans les mêmes
sentiments et les mêmes dispositions... C'est donc dans
l'oblation que nous faisons de cette unique immolation
que consiste essentiellement le sacrifice que nous offrons à
Dieu sur nos autels. Mais... il a voulu attacher sa présence
et l'oblation qu'il fait de lui-même entre les mains de son
Église, aux paroles qui, prononcées par ses ministres sépa-
rément sur le pain et sur le vin, rendent son corps et son
sang, son âme et sa divinité présents sous ces symboles,
qui, étant séparés, paraissent sans vie... (Part. III, c. lv
a. 4, p. 374-386.)
2. Les critiques faites par Rivière. — a) La thèse du
sacrifice-oblation telle que la formule Plowden ren-
ferme, dit Rivière, une triple équivoque roulant sur
les termes suivants : victime, immolation réelle, obla-
tion.
a. Jésus-Christ ne saurait être, sur l'autel, en état
de victime tel qu'il était au Calvaire : il faut donc,
pour réaliser actuellement le sacrifice, que Jésus soit
victime, à l'autel, d'une manière mystérieuse et sans
effusion du sang :
Mais nos adversaires ne veulent point de cet état mys-
térieux de victime; ils le regardent comme un être de
raison. Lorsqu'ils disent que Jésus-Christ est victime sur
l'autel, ces paroles ne signifient donc pas dans leur bouche
que Jésus-Christ y soit en état de victime, mais seulement
qu'il y conserve le nom, la qualité et la vertu d'ancienne
victime ressuscitée, et qu'il y rappelle, par la séparation
des espèces, l'idée de cet ancien état de victime sanglante :
ou, si quelques-uns conviennent que Jésus-Christ même est
en état de victime sur l'autel, ils n'entendent par ces mots
qu'une simple disposition intérieure de son coeur...
b. L'autre équivoque... roule sur le terme réel.
(Les adversaires) trouvent mauvais que nous admet-
tions une immolation réelle de Jésus Christ dans le sacri-
fice de la messe, et ils insinuent que, par cette immolation
réelle, nous n'entendons ou ne pouvons entendre qu'une
immolation sanglante; ou que, si nous prétendons donner
le nom de réelle à une immolation non sanglante, nous
raisonnons comme des insensés...
De ce que l'immolation de la messe est représentative,
s'ensuit-il qu'elle n'ait aucune réalité? Nos adversaires le
pensent. Sont-ils en cela d'accord avec la doctrine de
l'Église? L'Immolation sanglante de Jésus-Christ sur la
croix était une action réelle; ...une action réelle peut être
X. — 39
1219 MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : CONTROVERSES DU XVIII* SIÈCLE 1220
représentée de telle ou telle manière par une autre
action réelle... Or, quoique l'immolation de la messe, en
tant que représentative, n'ait point la même réalité que
celle de la croix, puisque Jésus-CUrist ne meurt point sur
l'autel, et qu'il est mort sur le Calvaire, elle a cependant
une réalité particulière et propre à la manière dont elle
représente l'immolation sanglante... Lille consiste dans la
séparation mystérieuse et sacrificale du même corps et
•du même sang qui ont été séparés sur la croix d'une manière
sanglante....; elle a une réalité particulière et propre à
l'ordre mystérieux dans lequel elle s'opère... C'est en cet
unique sens que... nous avons donné le nom d'immolation
réelle à l'immolation non sanglante de la messe.
c. Une troisième équivoque a pour objet le ternie obla-
iion :
Cette expression offrande, oblation, se prend pour une
offrande intérieure ou extérieure; l'une peut être faite
sans l'autre, mais l'oblation extérieure ne peut être agréable
à Dieu sans l'offrande intérieure. L'Écriture, les Conciles,
les auteurs ecclésiastiques de tous les siècle sentendent, par
« oblation extérieure », la seule dont il s'agisse ici, o.i l'ac-
tion d'offrir, ou la chose qui est offerte, ou enfin l'une et
■l'autre, c'est-à-dire l'offrande et la chose que l'on olîre.
Tantôt ils parlent d'une simple oblation sans victime actuel-
lement immolée, telle que les oblations que Jésus-Christ
faisait de lui-même avant sa Passion ou celles qu'il fait
continuellement dans le ciel; tantôt ils font mention de
l'offrande de la victime présente et en état de victime, et
alors ils ont en vue ou l'oblation sanglante de Jésus-
Christ sur la croix, ou l'oblation non sanglante de Jésus-
Christ sur l'autel. Enfin, après l'action sacrificale, ils appel-
lent encore i blation la victime qu'on a offerte à Dieu par
ce ■ act. or. jusqu'à ce qu'on s ait participé. Il faut dis-
tinguer, si l'o.. \euc évîter les méprises, ces divers sens que
les monuments ceci ;•>. .tiques donnent au terme « obla-
tion ». C'est ce que ies brochures (des adversaires) n'ont
eu garde de faire; elies n > auraient pas trouvé leur compte.
Ceux qui les ont compose 's ont un talent admirable pour
brouiller toutes ces notions, l roavent-ils dans un auteur le
terme « oblation », ils l'adaptem aussitôt à leur manière de
penser sans s'embarrasser du vrai se»- s qu'il présente dans
les textes dont ils s'autorisent. Cet auteur, com.ne il arrive
souvent, comprend-il sous le terme d oblation et l'action
d'offrir et l'immolation de la victime; ou ne désigne-t-il la
victime que par ce terme d'oblation, ils restreignent cette
expression à la seule action d'otïrir. Un autre i ; p.irle-t-il
que d'une offrande actuelle et passagère, ils donnent i s ;s
paroles le sens d'oblation virtuelle et permanente. Celui-ci
continue-t-il de désigner le sacrifice, après même qu'il est
offert, par ce terme d'oblation, ils lui font appliquer ce
ternie à l'action même sacrificale, et, par ces équivoques
perpétuelles. . . ils sont venus à bout de fabriquer un nouveau
système sur le saint sacrifice de la messe...
(Défense..., t. I, § 7, p. 299 sq.)
b) Rivière accuse ses adversaires d'erreur. Nous ne
le suivrons pas dans chacune des neuf « erreurs »
qu'il prétend relever en leur système, op. cit., p. 335-
490. Relevons seulement deux points :
a. Le premier est relatif au sacrifice céleste qu'on
ne saurait apporter comme preuve de la vérité du
sacrifice-oblation dans l'eucharistie : les adversaires,
en effet, tiennent ce raisonnement :
Le sacrifice du ciel consiste dans l'offrande que Jésus-
Christ et les saints font continuellement du sacrifice de la
croix. Donc, le sacrifice de la terre ne doit consister que
dans cette même offrande, parce que c'est un seul et même
sacrifice; conséquence absolument fausse. Il vaudrait autant
dire, et le raisonnement serait aussi concluant : le sacrifice
de la croix est un sacrifice où Jésus-Christ a réellement
versé son sang. Donc il doit le verser de même dans le
sacrifice de la messe, donc il doit encore le verser réelle-
ment dans le ciel, puisque le sacrifice de la croix, celui de
la messe et celui du ciel sont un seul et même sacrifice. 11
n'y a personne qui ne sente tout d'un coup la fausseté de
cette illation. Dans les choses qui ne dépendent que des
volontés libres de Dieu, on n'en doit point juger par ses
propres idées..., mais par la révélation. Or, la révélation,
en nous découvrant que le sacrifice de la croix, celui de la
messe et celui du ciel ne sont qu'un seul et même sacrifice,
nous apprend en même temps qu'il ne s'offre point de la
même manière dans ces trois actions différentes. Sur la
croix, il y a eu une offrande et une immolation sanglante;
dans la messe, il y a une offrande et une immolation non
sanglante; dans le ciel il n'y a qu'une ofirande perpétuelle
de la mort que Jésus-Christ a souflerte sur le Calvaire. La
première et la troisième de ces propositions sont avouées
par nos auteurs; mais la seconde qu'ils contestent est
appuyée sur une tradition constante et uniforme, et sur
la décision formelle du concile de Trente...
(Dissertation, p. 194-195.)
b. Le second concerne l'unité du sacrifice en Jésus-
Christ. Le concile de Trente met cette unité dans
l'unité du prêtre et de la victime; il ne parle pas de
l'unité de l'immolation, si ce n'est pour dire que l'im-
molation sanglante ne se renouvelle point, tandis que
l'immolation de la messe se réitère chaque jour. Ce
sacrifice qui est le même, quant au prêtre et quant à la
victime, s'offre diversement :sur la croix l'immolation
fut sanglante; sur l'autel elle se fait sans effusion de
sang. Toutefois, « la messe n'est un vrai sacrifice que
par son rapport essentiel à l'offrande et à l'immolation
sanglante qu'elle perpétue d'une manière ineffable et
mystérieuse et dont elle emprunte toute la vertu. »
La thèse de Plovvden, au contraire, ne reconnaît qu'une
seule immolation, celle de la croix, et une seule obla-
tion, indivisible, permanente, éternelle, de cette
unique immolation. « De ce principe, déclare Rivière,
il faudrait déduire logiquement que le sacrifice de
l'autel est une pure offrande de commémoration du
sacrifice de la croix, et, puisque cette offrande est
indivisible, unique, permanente, éternelle, qu'elle
n'est pas différente sur le Calvaire et à l'autel. Double
erreur, dont la première fait consister l'unité du
sacrifice où elle ne consiste pas, et dont la seconde
confond l'action sacrificale de la croix avec l'action
particulière de la messe, quoique ce soit deux actions
distinctes du même sacrifice. » Cf. Défense, 1. 1, p. 484-
488.
c) Rivière attaque directement, au nom de la raison
théologique, la thèse du sacrifice simple oblation de
l'immolation passée.
a. Plowden avait rappelé que l'immolation san-
glante du Christ au Calvaire était le fait, non de
Jésus lui-même, mais de ses boureaux. Et il concluait
1 que 'a fonction de Jésus-Christ comme prêtre de
son sacrilice. consistait « à se soumettre à l'inhu-
manité de ses ennemis, et à offrir à son Père son corps
qui était déchiré. et son sang qui était répandu par
leurs mains »; 2° qu'il faut donc placer la réalité du
sacrifice même de la croix, non dans l'immolation,
mais précisément dans l'offrande que Jésus-Christ
faisait de son corps immolé.
Suivant cette idée singulière, déclare Rivière, la mort
de Jésus-Christ n'était proprement qu'un assassinat com-
mis par des néchants, tel que celui qu'on a exercé sur des
martyrs; et son sacrifice se bornait directement et précisé-
ment à souilrir avec patience cette inhumanité, et à otfrir
à Dieu son corps déchiré, et son sang injustement répandu.
Doctrine opposée à l'Écriture, à la Tradition et à la prédi-
cation commune de l'Église. Jésus-Christ n'a pas seule-
ment permis qu'on l'attachât a la croix; il s'est immolé lui-
même, comme une victime sans tache, pour le salut des
hommes, par la séparation volontaire de son corps et de
son âme, lorsque le Verbe, qui dirigeait toutes ses actions,
l'a voulu, quando Verbum voluit (S. Augustin, In Joann.,
tract. XLvn). Je donne ma vie pour mes brebis, dit-il, .
personne ne me la ravit; c'est de moi-même que je la quitte.
J'ai le pouvoir de la quitter, j'ai le pouvoir de la reprendre
(Jean, x, 18). Paroles que la Tradition n'a pas seulement
entendues de l'offrande, mais encore de l'immolation que
Jésus-Christ a faite de lui-même sur la croix.
b L'autorité du concile de Trente paraît à Rivière
péremptoire pour établir la « réalité » de l'immolation
mystique à l'autel.
Le terme immolation non sanglante, déclare cet auteur,
doit être pris dans le sens que le concile lui a donné. Or,
le concile n'a jamais appelé l'immolation de Jésus-Christ
1221
MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : LE XIX* SIÈCLE
1222
A la messe, une métaphore, une simple figure; mais il
l'appelle une Immolation non san ;lante, qui s'opire par
un mystère Infiniment élevé au-dessus de no-; faibles con-
naissances. Voilà le sens propre et naturel du concile. En
eSet, c'est la personne même de Jésus-Christ, dit-il, qui est
immolée sur l'autel. Cette immolation rend le sacrifice vrai-
ment propitiatoire, et renferme un grand mystère. Or,
Jésus-Christ serait-il im n:>lé lui-même par une simple
figuie? Cette figure... rendrait-elle le sacrifice vraiment
propitiatoire? Renfermerait-elle un mystère effrayant par
sa profondeur, tremendum mysterium? Que l'on dise, A la
bonne heure : Jésus-Christ est conme mort sur nos autels.
C'est l'expression de l'Écriture et des Pères. Il est de foi
qu'il ne meurt pas une seconde fois. C'est aussi l'expression
du concile de Trente, qui déclare que l'immolation de Jésus-
Christ dans le sacrifice de la messe s'opère sans effusion
de sang. Mais c'est un faux raisonnement de conclure que
ce n'est qu'une espèce, une apparence, une simple ligure
d'immolation. Le concile la considère comme une action
réelle et mystérieuse, et définit, sess. xxn, c. n, en termes
absolus que Jésus-Christ est immolé lui-même tous les
jours par le ministère des prêtres d'une manière surnatu-
relle, qui surpasse les bornes étroites ds1 notre intelligence.
Dissertation, p. 53-5-1.
La conclusion de Rivière est "que l'immolation
mystique de l'autel n'est pas une simple figure sacra-
mentelle, m lis une sorte de réalité mystérieuse se
référant à l'immolation sanglante de la croix.
3. Un écho de celte controverse : Mgr du Pressy. —
Faisant allusion à la controverse dont on vient de par-
ler, -Mgr du Pressy, évêqae de Boulogne (f 1789) sou-
tient que « la consécration... immole (Jésus à l'autel),
parce qu'elle l'y mst en état de mort, puisque le
corps est séparé du sang par la vertu des paroles ».
Mais il ajoute une autre explication, selon laquelle
on p2ut dire qu'il y est immolé, dans le même sens
qu'on dit qu'il s'est immolé sur la terre, et qu'il s'im-
mole encore dans le ciel.
Dès le moment de son incarnation, il a exercé son sacer-
doce; il a continué de l'exercer A chaque instant jusqu'à sa
mort; il a continué depuis lors A chaque moment, et il
continuera ainsi durant tous les siècles l'exercice de ce
même sacerdoce... Dès son entrée dans ce monde, Jésus-
Christ s'est mis en la place des victimes; il s'est offert,
dévoué, sacrifié A Dieu... (Le) bon plaisir divin lui fut
manifesté dès l'instant de l'incarnation. Dès fors Dieu
luFcommanda de mourir pour les hommes et de verser son
sang sur la croix pour leur rédemption... Il lui déclara encore
qu'il voulait que, lorsque en conséquence de l'institution
de l'eucharistie, son corps et son sang seraient présents dans
quelque endroit de la terre, il lui offrirait en cet endroit
cette même mort, dont l'image serait retracée et le souve-
nir rappelé aux assistants... Le Fils de Dieu se soumit dès
le moment de son incarnation au commandement de son
Père : en conséquence il a offert sans interruption, il offre
sans cesse, il offrira sans fin son obéissance jusqu'à la
mort de la croix. Quoique l'oblation de cette obéissance
puisse être regardée sous différents rapports, soit A divers
temps, au passé, au présent, au futur; soit A divers lieux,
au ciel, A la terre et A ime multitude d'autels; soit A divers
ministres qu'il s'associe pour la faire avec lui sous les
espèces du pain et de vin, cette diversité de ministres, de
lieux, de temps, d'espèces n'empêche pas... l'identité phy-
sique, l'unité numérique de cet acte d'oblation. Il subsiste
toujours le même en son fonds, que cette diversité ne touche
pas, lui étant tout à fait extrinsèque... Il n'y a qu'un seul
pontife, une seule victime, une seule immolation, une seule
oblation, soit sur le Calvaire, soit sur l'autel... (Instruction
pastorale sur l'eucharistie, dans Œuvres, édit. Migne, t. i,
col. 1240-1212.)
TV. LES IDÉES DE L'ÉCOLE 0RA.T0MENNE REPRISES
AU XIX' SIÈCLE. — La synthèse esquissée à la fin du
xvnr siècle par Plowden ne devait attirer l'attention
que du petit cercle des appelants, dans lequel elle
trouva, en la personne de Rivière, un âpre contradic-
teur. 11 semble qu'elle ait été ignorée «les auteurs du
xix" siècle qui, tout en se rapprochant de l'idée géné-
rale du sacrifice-oblation, .n'en tirent pas complète-
ment ou expressément toutes les conclusions.
1» Avant 1870, — 1. François Palrik Kenrick,
archevêque de Baltimore (f 1871), tout en met tant
l'accent, dans sa définition du sacrifice, sur l'oblation,
reconnaît dans le sacrifice eucharistique une immola-
tion mystique, qui rend le corps et le sang de Jésus
présents sur l'autel, et les oiïre à Dieu, pour recon-
naître sa divine majesté. L'auteur ne dit nulle part
que la raison formelle du sacrifice se trouve réalisée
uniquement dans l'oblation, et que l'immolation mys-
tique de la messe n'est qu'une condition du sacrifice.
Fit myslica mictatio, quum distincta elementorum conse-
cratione corpus et sanguis ponantur, veluti a se invicem
separata, ut separationis retilis in cruce, quando jusus
est sanguis, imago quxdam habealur... Immolatur
Christus incruente, et mtjsticc, vere tamen, quia corpus
ejus et sanguis prœsentia plant, et Deo offeruntur, ad
divinam majestatem rccolcndam... Theologia dogma-
tica, Malines, 1859, tract, xm, part. II, c. i, n. 83, 85.
2. En Allemagne, on rencontre chez Môhler, Klee,
Veith et surtout Thalhofer, certains traits caracté-
ristiques de la thèse du sacrifice-oblation. —Môhler
(t 1838) présente le sacrifice du Christ comme étendu
à sa vie entière et ayant son fondement dans l'amour
avec lequel Jésus veut d'une façon permanente s'abais-
ser j usqu'à nous. La messe et le Calvaire appartiennent
à cette réalité une et indécomposable. Symbolik,
Mayence, 1831, p. 301 sq. Voir les textes dans Lepin,
op. cit., p. 573. — Klee (f 1840) souligne le parallélisme
du sacrifice du ciel et du sacrifice de la messe : « La
mort du Christ en croix n'est pas réitérée ni multipliée
en elle-même; mais sa représentation est bien réi-
térée et renouvelée constamment pour nous d'une
manière sacramentelle; ainsi le Christ dans le ciel se
présente incessamment à son Père comme prêtre et
victime pour nos péchés. » Katholische Dogmutik,
Mayence, 1841, t. va, p. 262, trad. Lepin, op. cit.,
p. 574. — Veith (f 1876) insiste, comme de Condrcn,
sur la continuation du sacrifice de Jésus-Christ après
le Calvaire. L'oblation unique, Hebr., x, 12, 14, com-
prend « comme moment essentiel l'acceptation faite
par Dieu de la victime, donc la glorification du Christ
en sa résurrection et son ascension. » Ainsi, le sacri-
fice du Christ dure éternellement et dans le ciel, et sur
l'autel. C'est le même sacrifice qui a lieu de part et
d'autre : « lorsque le Christ céleste est rendu présent
au milieu de nous par la consécration, il est rendu pré-
sent avec son oblation sacrificale. » « Ce qui fait l'unité
du sacrifice du Christ, à la croix, au ciel et sur l'autel,
c'est l'acte d'amour qui se traduit vis-à-vis de nous
par des sentiments de condescendance et d'abaisse-
ment volontaire, et vis-à-vis de Dieu par une obéis-
sance parfaite. Cette obéissance s'est traduite ici-bas
par la mort sur la croix; au ciel, elle persévère sous les
signes qui rappellent sa mort et son triomphe sur la
mort; dans l'eucharistie, elle se renouvelle, adaptée
aux; conditions de sa chair glorifiée, mais également
voilée sous les signes sacramentels. » Eucharistia,
12 Vortrâge, Vienne, 1847. Cf. Lepin, op. cit., p. 574.
Plus peut-être encore que ces auteurs, Thalhofer
(t 1891) a mis en relief l'unité du sacrifice de Jésus-
Christ, sur la croix, dans le ciel, sur l'autel. « A la con-
sécration, écrit-il, le grand-prêtre du ciel se rend pré-
sent sur notre terre avec son sacrifice céleste, se sou-
mettant à nos conditions de succession dans le temps
et de localisation dans l'espace, Au moment où
prononcent les paroles de la consécration d'une
manière séparée, il se rend présent sur l'autel in
forma sacriflcii, et réalise ainsi parmi iou is le
temp it le même acte de sacrifice qu'il
accomplit autrefois sur la croix et qu'il continue dans
I. » Thalhofer admet d'ailleurs que le sacfi
céleste prend fin au jugement dernier. Dus Opfer des
Allen und Neuen Bundes, Ratisbonne, 1870, p. 2(12.
1223 MESSE, LE SACRIFICE-OBLATION : THEORIES CONTEMPORAINES 122'.
Cf. Die Opferlchre des Hebràerbriefes und die kuth.
Lettre vom h. Messopfer, Dillingen, 1855. Sur la concep
tlon du sacrifice céleste d'après Thalhofer, voir
Jésus-Christ, t. vin, col. 1339. « Dans cette triple
phase de la croix, du ciel et de l'autel eucharistique,
écrit M. Lepin exposant la thèse de Thalhofer, qu'est-
ce qui fait l'unité essentielle du sacrifice? Comme
Veith, Thalhofer la place surtout dans la pérennité
des sentiments qui animaient le Christ en sa première
oflrande, et qui continuent de l'animer en son offrande
actuelle. Dans le sacrifice du Christ, en effet, il dis-
tingue l'intérieur et l'extérieur. La forme intérieure
est constituée par la disposition intime d'obéissance
et d'absolue livraison qui remplissait ici-bas l'âme de
Sauveur à l'égard de son Père. La forme extérieure est
l'acte par lequel a été traduite cette disposition,
savoir la mort sur la croix et l'effusion du sang. Or,
dit-il, la disposition intérieure d'obéissance est insé-
parable de l'âme du Christ, et il continue de la traduire
extérieurement sur l'autel par une représentation sen-
sible de sa mort sanglante, c'est-à-dire la double
consécration séparée de son corps et de son sang. »
Cf. Lepin, op. cit., p. 576.
3. En France, le jsulpicien Bonal (t 1904) rejette
expressément les opinions de Vasquez, de Lessius et
de De Lugo, pour adopter celles de Suarez (?),
Bossuet, Thalhofer, etc. La critique des trois premières
opinions est vive ; mais elle ne semble pas reposer sur
un concept exact de la doctrine de l'immolation mys-
tique. Bonal se rallie à la thèse du sacrifice-oblation :
« Selon d'autres (théologiens), le Christ, au sacrifice
de la messe, n'est pas constitué à nouveau prêtre et
victime par une nouvelle immutation et immolation
de lui-même; mais, demeurant à jamais dans le ciel
prêtre et victime d'une façon non sanglante, il est
comme tel rendu présent sur l'autel, sous les espèces
du pain et du vin, par la consécration, c'est-à-dire
(par) l'action d'un prêtre ministre. Par là-même le
sacrifice du Christ, offert d'une façon permanente dans
le ciel, est accommodé aux conditions de l'Église
militante, et lui devient propre... C'est cette opinion,
si supérieure à toutes les autres par sa simplicité
admirable et par sa sublimité doctrinale, que nous
avons toujours défendue. » Inst. theol., t. ni, n. 18C. La
messe est un sacrifice véritable, parce que le Christ,
offrant son sacrifice dans le ciel d'une façon invisible
pour nous, est rendu visible sur l'autel sous les signes de
son immolation passée, signes marqués dans la consé-
cration séparée du corps et du sang, et qui rappellent
à la fois le sacrifice intérieur du Christ, toujours exis-
tant, et son sacrifice extérieur autrefois accompli sur
la croix. Ibid., n. 188.
Mgr Bouvier (t 1854) se rallie personnellement à
la thèse de Vasquez, Institutiones theologicœ, Paris,
1868, t. m, p. 167-168. Néanmoins, il accueille favo-
rablement l'opinion du P. de Condren, qui « se
recommande par l'ampleur et la sublimité de l'ex-
posé », mais surtout « convient merveilleusement à
résoudre les difficultés qui entourent un si grand
mystère. ». Ibid., p. 169-170. A la thèse de Condren, ou
plus exactement à la thèse du sacrifice-oblation,
M. Lepin rattache encore, dans une large mesure du
moins, Gossclin (j 1858), supérieur du séminaire
d'Issy.
2° Deux courants dans la thèse du sacrifice-oblation
à la fin du XIXe siècle. — L'idée si grande, si sublime
et si juste à la fois de la pérennité du sacrifice de
Jésus-Christ, commencée avec l'incarnation et se per-
pétuant dans l'éternité, est reprise, avec une insis-
tance toute particulière, par des écrivains encore plus
récents. M. Lepin, op. cit., p. 623 sq., a cité autour de
cette idée fondamentale un grand nombre d'auteurs.
« Mais ici, dit-il, deux courants sont dessinés... Les uns
mettent plus directement à la base du sacrifice l'obla-
tion que le Christ fait de lui-même rendu présent sur
l'autel. Les autres font valoir avant tout l'oblation du
Christ par l'Église.
Au premier courant se rattachent plus ou moins
explicitement les systèmes des théologiens allemands :
Hermann Schell, Katholisclie Dogmalik, Paderborn,
1893, t. m b, p. 513; Thomas Specht, Die Wirkungen
des eucharislischen Opfers, Augsbourg, 1876, p. 2 sq.;
J.-Th. Franz, Die eucharistische Wandlung und die
Epiklcse der griechischen und orientalien Liturgien,
"Wurtzbourg, 1880, t n, p. 61 sq.; Siinar, Lchrbuch der
Dogmalik, Fribourg-en-B., 1899, t. h, § 155; G. Pell,
Jesu Op/erhandlung in der Eucharistie, Passau, 1910
(sur cet auteur, voir Ch. Pesch, Prœlecliones dogma-
tica, t. vi, n. 916), et plus ou moins complètement les
considérations ascétiques et mystiques d'écrivains
spirituels français : Mgr Gay, Entretiens sur les mys-
tères du saint Rosaire, Mystères joyeux, iv, La purifi-
cation de la sainte Vierge et la présentation de X.-S.
au temple, Paris, 1888, t. i, p. 243; le P. Gautrelet,
S. J., Le prêtre à l'autel. Méditations pour servir de
préparation au saint-sacrifice de la messe, Lyon, 1874,
considérations préliminaires, p. 17 et vie méditation,
p. 59; L. Bacuez, S. S., Du divin sacrifice et du prêtre
qui le célèbre, Paris, 1888, cm, a. 1, p. 61 ; le cardinal
Manning, Le sacerdoce éternel, Lille, 1884, c. i; et,
nonobstant la thèse de l'immolation mystique, dom
Columba Marmion (f 1922), Le Christ, vie de l'âme,
Paris, 1920, part. II, c. xvn, p. 383, 390;£e Christdans
ses mystères, Maredsous, 1922, c. v, p. 92 sq., 101-102.
Pour tous ces auteurs, on consultera Lepin, op. cit.,
p. 625 sq. D'autres noms appartenant à ce premier
courant retiendront plus spécialement notre attention :
M. Lepin lui-même, le P. Grivet, S. J., Mgr BatifTol,
M. Bivière, le P.J.-M. Bover, S. J., Mgr Paquet,
le card. Lépicier, Mgr Macdonald.
Parmi les théologiens qui font valoir surtout l'obla-
tion du Christ par l'Église, on retiendra les noms du
P. Ch. Pesch, S. J., et du P. M. de la Taille, S. J.
3° La thèse de M. Lepin. — Cette thèse est une pre-
mière fois formulée en 1897, dans L'idée du sacrifice
dans la religion chrétienne, principalement d'après le
P. de Condren et M. Olier, Paris, et Lyon. En 1926,
l'auteur reprend une seconde fois le même thème,
mais en étendant ses investigations positives dans
toute l'histoire de la théologie. La conclusion doctri-
nale du nouvel ouvrage : L'idée du sacrifice de la messe,
d'après les théologiens depuis l'origine jusqu'à nos
jours, demeure la même que celle de la thèse de 1897.
Mais l'auteur la fait précéder d'une riche moisson de
textes, glanés chez près de cinq cents auteurs.
1. Voici comment M. Lepin lui-même résume sa
thèse de 1897 : « L'auteur cherche à définir l'essence
du sacrifice en partant de l'analyse des sacrifices de la
Loi ancienne. Or, ces sacrifices figuratifs lui appa-
raissent d'abord comme un ensemble complexe, dont
les diverses parties se complètent les unes les autres.
Pour en donner « une sorte de vue générale et de
représentation synthétique », l'auteur fournit du
sacrifice ancien une première définition. C'est « un
acte religieux composé de rites symboliques, officielle-
ment institué pour exprimer les rapports de religion
qui unissent l'homme à Dieu : à savoir, pour repré-
senter l'offrande personnelle du fidèle (rite de l'obla-
tion), reconnaître sensiblement ses obligations vis-à-
vis la justice divine (rite de l'immolation et de l'obla-
tion du sang), marquer son désir de plaire au Seigneur
et de ne faire qu'un avec lui (rite de la consommation),
exprimer enfin la satisfaction du Très-Haut et l'union
que le fidèle acquiert avec son Créateur (rite de la
communion). L'idée du sacrifice dans la religion chré-
tienne... », p. 66.
1225 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1226
En considérant, non plus l'ensemble, mais ce qui
constitue la nature intime de chacun de ces sacri-
fices, l'auteur y trouve essentiellement une offrande,
la donation d'un présent agréable au Seigneur ».
L'acte même de donation, il est vrai, est fait par une
sorte de destruction, absolue ou moralement équiva-
lente, de la matière offerte. « .Mais si nous regardons
bien, dit-il, cette destruction n'est pas seulement
pour marquer l'anéantissement de la créature devant
Dieu son créateur, elle est aussi, et surtout... pour
la représentation sensible de la donation du présent
au Seigneur. Le présent est matériel : l'acte même de
donation doit être matériel et symbolique. On détruit
la matière du présent, afin de marquer, en quelque
sorte, sa donation à Dieu, son passage en Dieu, comme
nous détruisons un alimentrpour en jouir, en le faisant
passer en nous, comme nous détruisons les grains de
l'encens et les résolvons en fumée pour nous délecter
de son parfum. Aussi bien, l'acte sacrificateur paraît
être moins une destruction qu'une transformation. Il
fait périr la matière du sacrifice à son premier état,
mais pour la faire passer comme à un état supérieur.
Il anéantit son être naturel, mais pour l'absorber, en
quelque sorte, en l'Être même de Dieu. » L'auteur
conclut : « En un mot, le caractère essentiel du sacri-
fice mosaïque ne semble pas être de représenter la
disposition de l'homme prêt à donner sa vie au Créa-
teur en reconnaissance de son souverain domaine et de
sa rigoureuse justice. Il semble plutôt exprimer sensi-
blement la volonté qu'a le fidèle d'être lui-même une
offrande agréable au Seigneur, et de s'unir d'une union
intime avec lui. » Dès lors, « le sacrifice mosaïque,
d'après son idée fondamentale, commune à toutes les
espèces », est défini : « la donation officielle à Dieu, par
un acte d'anéantissement symbolique, d'une matière
propre à représenter l'homme et censée apte à charmer
le coeur du Très-Haut. » Op. cit., p. 63-65.
Interprété d'après ces notions premières, le sacrifice
du Verbe incarné se présente comme étant avant tout
un acte de donation, inséparable de lui-même. « Au
premier instant de son incarnation, en effet, et
depuis lors sans interruption aucune jusque dans
l'éternité même, la sainte humanité de Jésus-Christ
est tout entière, dans son corps et dans son âme, un
acte de religieux anéantissement devant la Majesté
divine, et de donation d'un prix infini à son Père. »
D'autre part, cet acte d'anéantissement et de dona-
tion parfaite se poursuit à travers diverses phases
correspondantes aux parties trouvées dans le sacrifice
figuratif : « C'est la consécration de la victime au pre-
mier jour de l'incarnation; c'est son oblation, com-
mencée dans le sein de sa mère, et rendue extérieure
au temple; c'est son immolation sur le Calvaire; sa
consommation au jour de la résurrection; enfin la
communion de Dieu et de l'homme, réalisée, d'une
part au ciel, pour l'éternité entière, de l'autre paral-
lèlement sur nos autels eucharistiques jusqu'à la fin
des temps. » Ibid., p. 78-79.
Après avoir décrit le sacrifice du ciel par lequel « de
l'âme du Christ s'élève incessamment vers son Père
l'hommage infini de son adoration réparatrice »,
l'auteur passe au sacrifice de la messe. Celui-ci n'est
qu>- le sacrifice même du ciel, amené sur l'autel par
la production de Jésus-Christ sous les espèces eucha-
ristiques, mais reproduit sous une forme particulière
qui en fuit un sacrifice vraiment propre à l'Église
militante.» P. 230. L'auteur la défi lit : «l'offrande
que Jésus-Christ souverain prêtre, par le ministère
extérieur du prêtre visible, y fait de son humanité
sainte, anéantie sous les espèces, mais aussi revêtue
des marques sensibles de sa passion et de sa mort :
oblation extérieure et sensible, destinée à faire agréer
de Dieu l'hommage spirituel de son adoration, de sa
réparation, de son action de grâces et de sa prière poul-
ies hommes. » P. 22 1.
Après la consécration successive du pain et du vin,
«où se trouve la reproduction mystique de l'immolation
du Calvaire », le Sauveur « ne cesse de s'offrir sous les
deux espèces séparées » qui continuent d'apparaître
comme une marque réelle de sa mort. En conséquence,
et tout en voyant dans la consécration, le moment
principal du sacrifice, l'auteur croit pouvoir dire que le
sacrifice « ne se borne pas à cet acte momentané, mais
s'étend, comme un acte continué, jusqu'à la commu-
nion. » P. 226.
Enfin, il s'efforce de mettre en lumière l'union
étroite de l'Église au sacrifice du Christ, et montre
dans le sacrifice du corps mystique, soit ici-bas, soit
dans le ciel, une extension et un achèvement du sacri-
fice unique du chef. Lepin, L'idée du sacrifice de la
messe, p. 627-630.
2. Dans l'ouvrage paru en 1926, M. Lepin esquisse
la synthèse de l'idée du sacrifice-oblation appliquée
à la messe. On peut condenser cette synthèse en cinq
points :
a) Il faut distinguer, après saint Augustin, entre
« sacrifice personnel ou direct » et « sacrifice rituel ».
Le sacrifice personnel est celui que l'homme doit de
lui-même et de ses œuvres à son Créateur. Ce sacri-
fice ne saurait être un acte de destruction, qui atten-
terait à l'œuvre de Dieu, mais un acte de vie, donnant
au Très-Haut la vraie gloire de son œuvre. Ce sera un
acte à'oblation ou de donation, qui le fera entrer en
communion intime avec son Dieu. Mais ce sacrifice
d'oblation ne suffit pas; il doit être marqué par une
cérémonie rituelle extérieure; nous aurons ainsi le
sacrifice rituel, dont la victime est prise hors de
l'homme, mais représente néanmoins l'homme, et dont
l'oblation, sous le symbole d'un acte extérieur, signifie
l'acte intérieur de religion par lequel l'homme s'offre
lui-même. Il sera, lui aussi, essentiellement un acte
significatif d'oblation ou de donation; l'expiation n'y
entrera que comme élément partiel ou secondaire.
b) En dehors de l'eucharistie, il ne saurait être
question pour le Christ de sacrifice rituel. Sou sacrifice
s'est particulièrement réalisé sur la croix; il s'est
offert lui-même personnellement et directement. Immo-
lation, ce sacrifice? Pas précisément. L'immolation
de Jésus fut l'œuvre des soldats et des Juifs, œuvre
d'impiété et d'irréligion. Le sacrifice de Jésus sur la
croix, c'est bien plutôt l'offrande spontanée qu'il a
faite de sa vie par obéissance au Père. L'idée de
donation, d'oblation entre donc essentiellement dans la
note caractéristique du sacrifice de la croix. Ce n'est
pas seulement au moment de la passion et de la mort
que Jésus s'est offert : son oblation a commencé, pour
lui, avec la vie. Sa vie tout entière a été un sacrifice
perpétuel, parce que toujours Jésus a offert son immo-
lation future : « A la cène et à la messe, l'oblation
s'accompagne d'un rite, parce que le Christ est rendu
présent sous le voile d'un sacrement et qu'il s'agit
d'un sacrifice sensible destiné à l'Église. Mais il n'y a
aucune raison de chercher cet élément rituel dans le
sacrifice direct du Sauveur. Il peut donc y avoir une
oblation de son immolation sanglante, séparée de
cette immolation elle-même et antérieure à elle, qui,
sans revêtir la forme d'un rite extérieur, soit néanmoins
réellement et proprement sacrificielle. » P. 742.
c) « Le motif pour lequel le sacrifice du Christ
doit être étendu a l'ensemble de sa vie terrestre, c'est
donc que, dès le premier instant, il n'a cessé de
s'offrir, victime vouée à l'immolation sanglante... Or,
la même raison semble-t-il, oblige a l'étendre à la partie
de sa oie qui suit lu tombeau, c'est-à-dire à sa vie glo-
rieuse et éternelle au ciel. Évidemment, il ne peut être
question d'un sacrifice identique de tout point à celui
1227 MESSE, LE SACRIFICE-OUL ATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1228
qu'il a réalisé ici-bas. Le Christ ressuscité n'est plus
dans la condition de serviteur; il ne peut plus souffrir;
il ne peut plus mériter. Mais il peut offrir ses souf-
frances passées et ses mérites acquis, qui demeurent à
jamais efficaces. » P. 745. M. Lepin justifie son asser-
tion par le fondement scripturairc et théologique du
sacerdoce éternel du Christ. Voir Jésus-Christ, t. vin,
col. 1338 sq. L'oblation du Christ céleste n'est, à pro-
prement parler, ni rituelle, ni pragmatique. Néan-
moins la permanence en sa chair sacrée des cicatrices
de la passion donne à son oblation un certain carac-
tère sensible qui permet de parler d'un sacrifice du
Christ au ciel.
d) Parallèlement au sacrifice du ciel, l'oblation
eucharistique constitue le sacrifice de la terre. -Par
l'eucharistie, « le Sauveur se rend présent, tel qu'il est
au ciel, donc, comme prêtre et victime, et dans l'acte
perpétuel de son oblation. C'est le sacrifice du ciel,
rendu présent sur notre autel : non pas d'une façon
pure et simple, mais dans des conditions toutes spé-
ciales. Le Christ s'offre présent, en ce moment du
temps bien déterminé, en ce point de l'espace nette-
ment circonscrit, pour cette portion de l'Église que
constitue la génération qui vit actuellement, et plus
particulièrement l'assistance qui est là. Ainsi, le sacri-
fice du ciel est adapté à nos conditions terrestres...
Mais justement, parce qu'il s'agit d'un sacrifice adapté
à nos besoins et fait nôtre, il est indispensable qu'il
soit relié d'une manière propre au sacrifice central de
la croix. C'est pourquoi le Christ ne se contente pas de
se rendre présent et de s'offrir; à quoi aurait pu suffire
la consécration sous une seule espèce. Il se rend pré-
sent et s'offre, sous deux espèces distinctes, où appa-
raît un signe de son immolation rédemptrice... L'im-
molation rédemptrice est signifiée tout d'abord par
la double consécration, considérée comme acte, non
de transsubstantiation, mais d'immolation mystique.
La consécration du sang, venant après celle du corps,
semble tirer l'un de l'autre, et renouveler ainsi sensi-
blement l'immolation sanglante. Il serait vain de pré-
tendre avec Cajétan et d'autres, que cet acte de mys-
tique immolation constitue proprement l'acte sacri-
ficiel. Le sacrifice de la messe ne consiste pas plus dans
l'acte d'immolation figurative que le sacrifice de la
croix dans l'acte d'immolation réelle. La raison for-
melle du sacrifice étant dans l'oblation, la véritable
essence du sacrifice de la messe est dans l'offrande que
le Christ fait de lui-même à ce moment de la double
consécration, sous la pression des mêmes sentiments,
des mêmes désirs, du même amour, qu'au cours de sa
vie mortelle et particulièrement lors de sa mort effec-
tive. La représentation figurative de l'immolation
sanglante n'est qu'une condition de la forme présente
de son sacrifice... » P. 750-751.
é) L'oblation du Christ dans l'eucharistie est
intimement liée à une intervention active de l'Église.
Le Christ n'est rendu présent sur l'autel que par le
prêtre. L'immolation mystique du corps et du sang
est faite par le prêtre. Mais il ne suffit pas au Christ
que l'Église, en le consacrant et l'immolant mystique-
ment, fournisse à son oblation personnelle les condi-
tions dans lesquelles elle s'accomplit. Il veut encore
être offert par elle; il veut que l'Église s'offre elle-
même avec lui... Et ainsi, le sacrifice de la messe peut
se définir : « l'oblation que le Christ fait de lui-même
et que l'Église fait du Christ sous les signes représen-
tatifs de son immolation passée. » P. 754. Ainsi le
sacrifice de l'Église complète le sacrifice du Christ.
3. Si l'on veut marquer en peu de mots l'unité
réelle qui, sous les différences modales, relie le sacri-
fice de la croix, celui du Calvaire, et le sacrifice céleste,
il faut en venir au concept d'oblation : « Le sacrifice
consiste essentiellement dans l'oblation que le Christ
fait directement de lui-même. Mais cette oblation
personnelle du Christ revêt divers modes, suivant les
circonstances et les conditions dans lesquelles elle
s'opère. A la croix, le Christ s'offre réellement immolé;
à la cène, sous les signes représentatifs de l'immola-
tion future; à la messe, sous les signes représentatifs
de l'immolation passée; au ciel, avec un certain rappel
de cette même immolation en sa chair et en son sang.
Ainsi l'unité d'oblation constitue ce fond commun
qu'il faut certainement admettre dans ce qu'on
appelle : sacrifice de la cène, sacrifice de la croix,
sacrifice de la messe, et qui paraît s'étendre à l'en-
semble de la vie terrestre du Christ et à sa vie au ciel.
Sous cette unité foncière d'oblation se laissent recon-
naître aisément les divers « modes d'oblation » dont
parle le concile de Trente, et qui permettent de dis-
tinguer réellement, avec l'ensemble des théologiens :
un sacrifice de rédemption et de mérite : l'oblation
sanglante de la croix; un sacrifice de prélude à la
rédemption, et d'inauguration par rapport à l'eucha-
ristie : l'oblation non sanglante de la cène; un sacri-
fice d'application du mérite rédempteur : l'oblation
non sanglante de la messe; et l'on peut ajouter un
sacrifice de pure glorification : l'oblation éternelle du
Christ dans le Ciel. » (Communiqué personnel de
l'auteur.)
4° La thèse du P. Grivet, S. J. ■ — Dans sa brochure,
La messe de la terre et la messe du ciel, Paris, 1917, le
P. Grivet reprend, avec moins de coordination, la
thèse du sacrifice-oblation. Rejetant le concept du
sacrifice-destruction, l'auteur critique les opinions
théologiques qui s'appuient sur le fondement commun
d'un changement introduit dans l'hostie elle-même :
Suarez et Scheeben, Lugo et Franzelin, Vasquez et
Perrone, Lessius et Bossuet. A ce sujet, Grivet fait
une observation assez juste, qui a échappé à beaucoup
de théologiens : ces opinions qui impliquent la thèse
de la reproduction ou de l'adduction du corps du
Christ dans l'eucharistie, ne correspondent pas à
l'explication théologique donnée par saint Thomas de
la transsubstantiation. Aussi, saint Thomas semble-
t-il .avoir placé l'essence du sacrifice, non dans une
mutation ou dans une destruction, mais dans l'obla-
tion. Sum. theol., IIIa, q. lxxxv, a. 1-3; cf. Ia-llœ,
q. en, a. 3. Sur cette idée fondamentale, le P. Grivet
greffe son concept du sacrifice : « Est sacrifice tout acte
du culte de Dieu, acte de la religion ou inspiré par elle»
(p. 25); « Une offrande faite à Dieu pour reconnaître
ses droits de Maître souverain » (p. 20); ou encore :
« Une oblation dans un geste religieux. » P. 21.
Quoi qu'il en soit du concept du sacrifice, l'auteur
en fait les applications suivantes. A la « messe du Cal-
vaire », le sacrifice existe parce que le Christ s'y est
donné avec une obéissance et un amour que n'a pu
ébranler la perspective de la mort. Dans l'eucharistie,
le sacrifice existe « puisqu'elle symbolise et tend à
réaliser l'union dans la soumission parfaite de l'homme
à Dieu », p. 25; « parce qu'elle représente la passion
par laquelle le Christ s'est offert en hostie, .et c'est là
l'essence du sacrifice de l'autel »; « parce que dans les
mains du prêtre, comme gage de sa soumission et de
la soumission du genre humain dont il est la tète,
Jésus offre à son Père son humanité qui a été immolée
sur la croix ». P. 27. Ainsi donc, à la messe, Jésus offre
un mémorial de son immolation passée; mais actuelle-
ment, il n'y a pas d'immolation à la messe; il n'y a
qu'oblation. Toutefois, la messe n'est pas une commé-
moration pure et simple du Calvaire, « car le souvenir
du Calvaire évoqué à l'autel en applique la vertu salu-
taire ». P. 27. C'est le rôle des espèces sacramentelles
de rappeler à la messe la séparation du corps et du
sang au Calvaire; ou, plus exactement, « les espèces
séparées du corps et du sang rendent sensible à la
1229 MESSE. LE S ACRIEICE-OBL ATION : THEORIES CONTEMPORAINES 1230
terre l'offrande de la même immolation du Calvaire. »
Revue du Clergé français, t. xav, p. 466. Si l'on dit
que le Christ est immolé sur l'autel (et saint Thomas
n'éprouve aucun embarras à ce sujet », c'est (nie la
messe, image de la croix, prend le nom de la chose
représentée par l'image; c'est que, par la messe, nous
participons aux fruits de l'immolation sanglante du
Christ; et l'on fait prendre à l'effet le nom de la cause.
La messe de la terre..., p. 30. Si le concile de Trente dit
que le Christ est immolé au sacrifice de la messe,
entendons que « les mots immolare. immolari devien-
nent synonymes d'offrir ou d'être offerts en sacrifice ».
P. 32. Par cette thèse de l'oblation se comprend
l'unité du sacrifice de Jésus-Christ : « La messe et le
sacrifice du Calvaire sont le même sacrifice... Au Cal-
vaire, Notre-Seigneur offre à Dieu le Père son humanité
qui souffre. A l'autel, Notre-Seigneur offre à Dieu le
Père son humanité qui a souffert. Même offrant, même
offrande, que veut-on de plus pour que ce soit le même
sacrifice? Omnis vis sacrificii in eo est ut ofjeratur. Au
Calvaire, Notre-Seigneur offre son obéissance allant
jusqu'à la mort de la croix. A l'autel, Notre-Seigneur
olîre cette même obéissance allant jusqu'à la même mort
sur la même croix. Mais, au Calvaire, la mort était
luture d'un futur immédiat, réalité acceptée; à l'autel,
cette mort est passée, elle est souvenir rappelé... La
question sera simplifiée le jour où l'on reconnaîtra que
l'acte des bourreaux, l'acte qui met la victime dans
l'état de mort, l'acte destructeur, ne fait pas partie du
sacrifice, puisqu'il n'est pas l'acte du prêtre sur
l'autel de la croix. Cet acte écarté, il ne reste plus,
pour constituer le sacrifice, que l'offrande. » Op. cit.,
p. 33-34.
Jusqu'ici nous retrouvons chez le P. Grivet l'idée
fondamentale mise en relief par M. Lepin. Mais cet
auteur ajoute une note caractéristique qui lui est
personnelle : La messe, sacrifice du Calvaire, commence à
l'autel après l'élévation. La transsubstantiation est
la dernière préparation au sacrifice, et, « comme telle,
en dehors de ce qui constitue l'essence du sacrifice ».
Si la messe, en effet, n'est que la représentation de
l'action sacrificale du Christ sur la croix, « la trans-
substantiation est un sacrum faclum, oui sans doute,
mais non une action du Calvaire;» elle n'a donc pas,
par elle-même, de quoi représenter l'action sacrificale
du Christ sur la croix. « Par la consécration, le sacre-
ment de l'eucharistie est constitué. Une fois constitué
il est offert. Cette offrande, c'est la messe... La trans-
substantiation n'est donc que la dernière préparation
de ce qui sera essentiellement la messe. » P. 37-39.
La messe commence à la prière : Unde et memores :
« Au souvenir de la passion, nous rappelant la mort
■ — comme un fait appartenant au passé — et aussi la
résurrection et la glorieuse ascension dans le ciel, nous
offrons l'hostie, le pain très saint de la vie éternelle
et le calice de perpétuel salut. Voilà la messe. Voilà
le commencement de la messe... Le rappel de la résur-
rection et de l'ascension dans le ciel... facilite l'éléva-
tion de la pensée vers celui qui, toujours vivant, s'est
offert et s offre lui-même pour nous, dans une inter-
cession qui ne cesse pas. L'offrande, l'hostie, c'est
l'humanité de Notre-Seigneur dans son union a ses
fidèles, les membres de son corps mystique. P. 39-40.
La messe se continue par le Pater, et trouve son achè-
vement et sa perfection dans la communion. P. 42.
L'essence de la messe, c'est donc « l'ascension de
l'âme vers Dieu, en s'appuyant sur l'hostie: c'est la
pleine soumission de notre cœur au Maître souverain
par l'incorporation à l'hostie. » Id.
Ces principes nous conduisent naturellement à con-
sidérer le sacrifice céleste et ses rapports avec le sacri-
fice de l'autel. Que Jésus offre au ciel un sacrifice, c'est
la doctrine de l'Épître aux Hébreux, développée par
les Pères de l'Église. Quel rapport unit donc la messe
du ciel et celle de l'eucharistie? Ces deux messes sont
one messe. Pour toute l'Église, triomphante et mili-
tante, il n'y a qu'une messe à laquelle on assiste et
de la terre et du ciel. Il ne faut pas dire : messe du ciel
et messe de la terré; mais plutôl : messe unique qui se
prolonge éternellement au ciel et a laquelle participent
différemment les voyageurs ici-bas et les arrivés en
paradis... « Seule, à la fin du monde, subsistera sans
fin la messe du ciel, qui « sera la communion du l'ère,
recevant dans son sein et son Fils bien-aimé et avec
lui le genre humain, le corps mystique du Christ,
racheté, purifié, sanctifié par le sang du Calvaire et
gardé par le prêtre-hostie dans la vie éternelle. »
P. 5f-52.
Après avoir analysé l'opuscule du P. Grivet,
M. Lepin, op. cit., p. 635, ajoute cette remarque :
« La doctrine qui y est exprimée, dit-il, est incomplète.
Le sacrifice du ciel est lié à la présence du Christ, et
le Christ demeure présent dans le tabernacle : il s'en
suivrait qu'il n'y a pas de distinction entre la présence
eucharistique et le sacrifice de la messe. Pour avoir
une explication plus satisfaisante, il est nécessaire de
faire entrer en compte, en les coordonnant entre eux,
les passages épars où l'auteur a soin de joindre à l'idée
de présence celle de représentation sensible de la pas-
sion, et d'oblation propre faite par le Christ. » Sur la
doctrine du P. Grivet, d'abord exposée dans un article
de la Revue pratique d'apoloqétique, 1916, t. xxn,
p. 733-748, voir quelques explications de l'auteur,
insérées dans la brochure, même revue, 1916, t. xxm,
p. 310-312.
5° Mgr Batiffol, dans ses Leçons sur la messe, Paris,
4e édit., 1919, coordonne les mêmes idées en une
synthèse impressionnante.
Après avoir rappelé que la dernière cène constitue
le sacrifice même que le Christ voulait laisser à son
Église, sacrifice qui représenterait le sacrifice sanglant
qu'il allait offrir sur la croix, Mgr Batiffol continue
ainsi : « L'oblation de la cène et l'oblation de la messe
ont ceci de commun qu'elles sont l'oblation d'une vic-
time immolée en un autre point de l'espace et du
temps : à la cène, l'oblation est faite de la victime qui
sera immolée sur la croix; à la messe, l'oblation est
faite de la victime qui a été immolée sur la croix.
De plus, à la cène, le Christ fait lui-même l'oblation
de son corps et de son sang, tandis que, à la messe, le
prêtre offre vice Christi le corps et le sang immolés du
Christ. »
« Il n'est pas indifférent, ajoute l'auteur, que le pain
et le vin, symboles sensibles du corps et du sang (réel-
lement, mais invisiblemcnt présents), symbolisent la
passion du Christ dans laquelle le sang fui séparé du
corps, et constituent ainsi ce que saint Thomas
apppellera une imago quœdam reprsesentativa passionis
Christi (III», q. Lxxxin, a. 1). Si, en effet, le Sauveur
a choisi ces symboles, c'est que le signe s'accordait
à la chose signifiée. Mais ce qui importe ici, c'est l'in-
tention que le Sauveur a eue d'offrir et de faire offrir,
tout en représentant. Car par là, la messe n'est pas
plus une commémoraison verbale ou figurée que la cène
n'était une annonce verbale ou figurée : le Sauveur
a fait à la cène une oblation réelle et véritable de son
corps et de son sang, et il fait à la messe une oblation
aussi réelle cl véritable, encore que par les lèvres et
les mains du prêtre, parce que dans la messe se per-
pétue sur son ordre sa volonté de s'ollrir. n Op. cit.,
vi : Les traits essentiels du saint sacrifice, p. l"'.i 180.
Cette doctrine, continue l'auteur, a l'avantage d'être
la doctrine même de la liturgie... « Le concile de Trente,
fidèle a sa méthode de laisser aux théologiens le soin
de tirer au clair les questions d'écoles, n'a voulu
définir que ce qui est de foi sur l'article du sacrifice
1231 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION :THÉORIES CONTEMPORAINES 1232
de la messe, et c'est à savoir : 1° qu'il n'est pas sim-
plement une prière (en d'autres termes un sacrificium
laudis ou une gratiarum actio); ni 2° une pure commé-
moraison du sacrifice consommé sur la croix, mais
3° vraiment et proprement un sacrifice offert à Dieu.
Ces trois principes posés, les théologiens ont eu libre
carrière pour déterminer de leur mieux, et en n'enga-
geant qu'eux seuls, l'essence de ce verum et proprium
sacrificium qu'est le sacrifice de la messe; on sait que
leurs opinions sont nombreuses à souhait. Elles vont à
donner une définition du sacrifice en général et à la
vérifier dans le sacrifice de la croix d'une part, dans le
sacrifice de la messe d'autre part, mais elles négligent
de la vérifier dans le sacrifice qu'est aussi et d'abord
la cène. Il n'est pas possible cependant que ces dis-
cussions n'aient pas serré de près la solution que' la
liturgie suggère. »
« Le sacrifice de la messe est appelé par les théolo-
giens un sacrifice relatif, en tant qu'il se réfère au
sacrifice de la croix; mais il n'est pas le seul, puisque
la cène célébrée par le Sauveur est déjà un sacrifice
relatif, en ce sens que la cène anticipa le sacrifice de la
croix comme la messe le commémore, unum sacri-
ficium cujus nunc memoriam celebramus (S. Augustin,
Contra Faust, minich., 1. VI, c. v). Ne disons pas que la
présence réelle du corps et du sang sur l'autel suffit
à représenter, commémorer, reproduire le sacrifice
de la croix, comme si la présence réelle était une
oblation. La théorie classique (et l'auteur cite en
note, comme représentant de cette théorie, Gh. Pesch,
voir plus loin, col. 1235), qui voit dans la consécration
une sorte d'immolation, du fait de la distinction des
espèces sensibles sous lesquelles le Christ est présent,
et présenté tanquam occisus, a le tort de ne pas impli-
quer assez nettement dans la consécration une obla-
tion formelle, l'offrande que, par le ministère du
prêtre, le Christ fait à Dieu de son corps immolé et de
son sang versé. La consécration fait le sacrement, mais
le sacrement n'est pas par lui-même le sacrifice : or
toute l'essence du sacrifice est dans l'offrande. La
liturgie met l'accent sur cet acte sacerdotal, quand elle
enferme dans le mot offerre l'essence du sacrifice de
la messe : offrir à Dieu le corps et le sang du Sauveur
crucifié, le corps et le sang présents dans le sacrement
de l'autel, l'offrir comme le Christ à la dernière cène
a offert et institué que nous offririons, l'offrir sur son
ordre et avec l'assurance que, quand nous prononçons
les paroles sacramentelles, le Christ par nos lèvres
s'offre à nouveau à son Père. » Op. cit., p. 187-189.
6° De la manière dont il expose le dogme du sacri-
fice de la croix dans son ouvrage Le dogme de la
rédemption, Étude théologique, Paris, 1914, il était
facile de déduire que M. J. Rivière adopterait, sur la
question du sacrifice de la messe, la thèse de l'oblation.
Cet auteur nous a donné d'ailleurs sur ce sujet, à
l'occasion d'une recension du livre de M. Lamiroy, un
excellent article : Un nouveau système sur l'essence
du sacrifice de la messe, dans la Revue des sciences
religieuses, janvier-mars 1921, p. 69 sq., article où il
trace de la thèse du sacrifice-oblation une esquisse aussi
forte que cohérente. Il se rallie nettement à « la doc-
trine de ces grands théologiens mystiques français,
vers laquelle un nombre toujours croissant de théolo-
giens modernes revient avec une visible sympathie. »
Il en rappelle les traits essentiels et en tente la syn-
thèse qu'il estime leur manquer encore. Cette synthèse
a comme point de départ l'idée même du sacrifice de la
croix : « La valeur du sacrifice eucharistique est de
même ordre et de même sens que celle du sacrifice de
la croix. Or, n'est-ce pas l'évidence même que, dans
l'oblation du Calvaire, l'effusion du sang et la mort
qui en fut la suite n'étaient qu'un élément accessoire
et» pour parler avec l'École, le matériel du sacrifice,
tandis que l'abnégation dévouée de la sainte victime
en constituait l'élément principal et formel? D'où une
logique élémentaire conduit à dire que l'essentiel du
sacrifice eucharistique doit consister dans le fait que
le Christ, rendu présent par la consécration sur nos
autels, y affirme et renouvelle devant Dieu les mêmes
dispositions d'amoureuse obéissance. Quant à la sépa-
ration sacramentelle des espèces, elle ne saurait être
autre chose qu'un rappel symbolique de la séparation
réelle de son corps et de son sang. Ainsi, sous les dehors
visibles du sacrement, se reproduit dans une invisible
réalité l'oblation définitive du Fils de Dieu sur la croix,
aussi infiniment glorieuse pour Dieu qu'indéfiniment
bienfaisante pour nous. » Loc. cit., p. 88-89. De ces
affirmations, nous retiendrons principalement deux
points : celui qui a trait à la distinction d'un élément
matériel et d'un élément formel dans le sacrifice; et
celui qui concerne le renouvellement par le Christ des
dispositions d'amoureuse obéissance qu'il eut jadis
au moment de mourir sur la croix. L'auteur signale
ensuite, fort à propos, l'union de l'Église au Christ
dans l'oblation du sacrifice, d'où « l'on pourrait
conclure, ajoute-t-il, qu'en dernière analyse, l'essence
du sacrifice eucharistique est l'acte par lequel l'Église
s'approprie pour les offrir à Dieu, sous les signes sacra-
mentels qu'elle tient de son divin fondateur, les dispo-
sitions permanentes en vertu desquelles le Christ ne
cesse de prolonger devant son Père le sacrifice unique
de la croix ». P. 91. Cf. Dictionnaire pratique des
connaissances religieuses, art. Messe, t. iv, col. 917-
918. — M. Rivière estime ces données assez certaines
pour ne point demeurer le patrimoine d'une école;
il lui semble qu'elles expriment « plutôt des données
essentielles qui s'imposent à tous les systèmes et le
critère qui en mesure la valeur. »
7° La distinction des éléments formel et matériel du
sacrifice se retrouve à la base du commentaire donné
par le P. Bover, S. J., sur Hebr., vu, 23-25; vin, 1-3;
ix, 21-24, dans Verbum Domini, juin 1921, p. 162 sq. :
De oblatione Christi cselesti secundum Epislulam ad
Hebrxos. Le Christ a un sacerdoce éternel; il a donc
nécessairement quelque chose à offrir éternellement à
Dieu." Cette hostie ne peut être que lui-même, et
puisque « sur la croix l'immolation de cette hostie a
été consommée et son oblation achevée', il ne reste
donc plus au Christ dans le ciel qu'à continuer mora-
lement à jamais son oblation de la croix ». P. 163.
Vérité clairement affirmée dans le c. ix, où le Christ est
montré pénétrant dans le ciel même, pour s'y présenter
maintenant devant Dieu en notre faveur. L'auteur
marque ensuite le rapport étroit entre cette oblation
céleste du Christ et le sacrifice de la messe. Et il en
met en relief deux aspects principaux : 1° A la messe,
le Christ est le prêtre principal; 2° la messe reproduit,
ou pour ainsi dire, s'incorpore l'oblation céleste du
Christ. A vrai dire, cette double affirmation ne fait
qu'effleurer le problème qui nous occupe; mais elle
semble bien montrer que, d'après le P. Bover, l'essence
du sacrifice de la messe est dans l'oblation même du
Christ, que le Christ lui-même, comme prêtre prin-
cipal, continue à l'autel.
8° On trouve chez Mgr Paquet et le cardinal I .épicier
j une position théologique, au premier abord assez
déconcertante, mais dont l'analyse montre que ces
i deux auteurs tentent une conciliation entre la doc-
trine de l'immolation mystique, même virtuelle, et la
doctrine de l'oblation.
Cette conciliation n'est qu'ébauchée par le recteur
de l'université Laval. Sa définition du .sacrifice est
celle de Bellarmin : il admet que l'enseignement com-
mun de tous les théologiens exige que « la raison for-
melle du sacrifice soit un acte destructif ou immutatii
1 de la victime ». Mais, à la messe, s'il y a vrai sacrifice,
1233 MESSE, LE SACRIFICE-OBL ATION :THÉORIES CONTEMPORAINES 1234
il n'y a cependant pas d'immutation réelle du Christ.
Cette Immutation réelle n'existe qu'au Calvaire, et
c'est donc l'immolation sanglante de la croix qui scia
la raison formelle du sacrifice de la messe. Cet argu-
ment, déclare Mgr Paquet, détruit toutes les opinions
dos théologiens modernes (depuis le concile de Trente),
selon lesquelles la raison formelle du sacrifice eucha-
ristique serait, non pas l'immolation sanglante de la
croix, mais une nouvelle immolation, ou toute autre
forme du sacrifice. Et cependant, à la messe, l'immo-
lation mystique par la consécration séparée du corps
et du sang est nécessaire, pour spécifier l'oblation
sacrificielle : « L'essence du sacrifice ne requiert pas
que l'oblation et l'immolation de la victime coexistent
physiquement ; il suffît entre elles d'une union morale.
Or, dans l'eucharistie, cette union morale existe cer-
tainement . car elle résulte et de l'intention de l'offrant,
et de l'unité de victime, et de la représentation sen-
sible, par laquelle, sous les espèces séparées du pain
et du vin, l'ell'usion du sang et sa séparation d'avec le
corps est commémorée. D'où il apparaît que cette
représentation de l'immolation du Christ, cette des-
truction mystique, bien que ne constituant pas la
raison formelle du sacrifice, est cependant la condition
nécessaire par laquelle la victime sacrée, en tant
qu'immolée sur la croix, est rendue rituellement pré-
sente sous une apparence visible. » Disput. theologicse...,
De sacramentis, disp. VIII, q. vin, a. 4, Québec, 1922,
p. 408. Ainsi donc, il n'y a pas de différence spécifique
entre le sacrifice du Calvaire et celui de l'autel, mais
une simple répétition numérique de la même oblation.
Id., ibid. Et par là, on doit dire que « la raison
propre du sacrifice de la messe est, simpliciter et spéci-
fiée, la même que celle du sacrifice de la croix; secun-
dum quid ou quoad modum, elle consiste dans la macta-
tion mystique. » Id., ibid., p. 404.
Le cardinal Lépicier s'inspire visiblement de
Mgr Paquet dans son Tractatus de sanctissima eucha-
ristia, part. II, De sacrosancto sacrificio eucharistico,
Paris, s. d. (1917), a. 3-6. Il établit tout d'abord que le
sacrifice eucharistique est substantiellement le même
que le sacrifice de la croix, dont il ne diffère que par le
mode d'obation : même prêtre offrant, même vic-
time offerte, même oblation sacrificielle. A. 3. Puis,
il démontre, a. 4, que « la raison essentielle du sacrifice
eucharistique consiste dans la consécration de l'une
et l'autre espèce ». Rien ne manque à la consécration
à cet égard : elie est par excellence la représentation
de la passion du Seigneur; elle en contient au moins
implicitement l'oblation ; enfin, elle implique la muta-
tion essentielle au sacrifice. Cette mutation existe de
plusieurs chefs : mutation dans le changement du
pain et du vin au corps et au sang; mutation dans le
mode d'existence sacramentel qu'acquiert le Christ;
mutation surtout, en ce que, par la vertu des paroles,
le corps et le sang sont placés et manifestés séparé-
ment l'un de l'autre, comme ils le furent en réalité à la
croix. L'auteur conçoit cette immolation mystique à
la façon de Lessius et de Gonet, dont il rapporte
l'explication. Il admet donc pleinement la théorie do
l'immolation virtuelle. P. 93-94. Aussi la double
consécration lui semble-t-elle nécessaire' pour réaliser
le sacrifie!-, n. 11, p. 98. Dans l'article 5, l'auteur serre
de plus près la question de la raison formelle du sacri-
fice eucharistique, et prend pour thème le début du
c. n de la sess. xxn du concile de Trente : In divino
hoc sacrificio quod in missa peragitur, itlrm ille Christus
continclnr et incruente immolât ur, qui in uni crucis
semel sripsum cruentr obtulit. Il estime que ni l'opi lion
de Vasquez, ni celle de Suarez, ni celle de Lessius, ni
celle de De Lugo, ni celle de Cienfuegos ne peuve il
expliquer le sacrifice eucharistique, et il expose sa
solution, n. 8, résumée dans la proposition suivante :
Ratio essentialis sacrifuii eucharistici eadem substan-
lialiter et spécifiée est ac ratio essentialis sacrificii
crucis, sola existente différent ia quoad modum. <■ Le
sacrement de l'autel esl identique substantiellement
au sacrifice de la croix, dont la raison formelle fut
l'immolation faite une fois pour toutes au Calvaire.
Donc, la raison formelle du sacrifice de l'autel consiste,
non dans une immolation quelconque, mais dans celle-
là même qui fut faite sur la croix. L'immolation mys-
tique cependant, qui est réalisée à l'autel, parfait le
sacrifice quant à sa signification, ce qui ne pourrait
se soutenir, si elle n'était un signe ou un symbole
affirmant l'immolation faite jadis sur la croix. Cette
immolation mystique est réalisée par la consécration
distincte du pain et du vin. Mais il ne faut pas placer
la raison formelle du sacrifice dans l'immolation mys-
tique, puisque, ainsi qu'on l'a affirmé, cette raison
essentielle consiste en ce que, sur l'autel comme au
Calvaire, nous avons même victime, même offrant,
même oblation. Donc, la consécration de l'une et
l'autre espèce doit être tenue, en vertu de l'institution
du Christ, comme la condition requise, dans l'économie
présente, pour qu'existe le sacrifice et sans laquelle il
n'y a pas de sacrifice possible. Donc, l'immolation
du Christ sur la croix demeure virtuellement dans le
sacrifice de l'autel, de la même manière que la semence
demeure dans la plante; et de cette immolation de la
croix, le sacrifice de la messe tire sa propre raison for-
melle. Et par là, la mort du Christ sur la croix, par
suite de l'intention même qu'a eue le Christ, possède
une véritable influence actuelle sur chacun des sacri-
fices eucharistiques qui se célèbrent au cours des âges :
ainsi, la vertu sanctificatrice que le Christ a donnée à
l'eau, une fois pour toutes, dans la collation du bap-
tême, influe virtuellement sur l'eau, chaque fois que le
rite sacramentel est accompli. » P. 112-113.
De cette explication assez nouvelle, il ressort que la
messe est essentiellement, constituée par l'offrande de
l'immolation passée du Christ, et que cette offrande est
rendue possible par le fait de l'immolation virtuelle
du corps et du sang eucharistique.
9° Très voisines sont, les idées exposées, souvent avec
feu et poésie, par Mgr Mac-Donald, ancien évêque de
Victoria, dans The sacrifice of the New Law, publié par
The ecclesiastical Rewiew, décembre 1905, et surtout
dans The sacrifice of the Mass, in the light of Scriplure
and Tradition, Londres et Saint-Louis, 1924 (Préface
de Mgr Lépicier). L'immolation ou la destruction de
la chose offerte paraît à Mgr Mac-Donald un élément
essentiel du sacrifice; mais l'élément formel doit être
placé dans l'oblation. Et, puisque le sacrifice est un
acte de culte public, l'oblation devra être liturgique ou
rituelle. Le sacrifice, en conséquence, doit se définir:
« L'offrande à Dieu par un prêtre d'une victime
immolée. » The sacrifice of the Mass, p. 11. Ainsi, dans
le sacrifice de la croix, l'immolation du Christ est
l'élément matériel; l'élément formel, l'oblation litur-
gique ou rituelle qui donne à l'immolation d'être un
sacrifice ne se rencontre qu'à la cène. De telle sorte
que c'est l'oblation liturgique de la cène qui fait de
l'immolation du Calvaire un sacrifice véritable. P. 93.
La messe étant un seul et même sacrifice avec la
cène et la croix, il faul y trouver une seule et même
action sacrificielle. Dans la messe, on trouve la même
immolation qu'a la croix. C'est, en clïel. l'immolation
du Calvaire qui y est offerte; et l'on trouve également
la même oblation qu'a la cèm ! icration re nui
vêlant l'offrande du cénacle : i La messe, aux yeux
de l'Église qui l'offre, n'est pas un nouveau sacrifice,
un sacrifice autre que celui du Calvaire, m lis c'est
l'offrande renouvelée (the offering again i du même
sacrifice une fois offert sur la croix, d P. 80. Donc, la
messe « est un sacrifice en vertu de l'offrande liturgique
1235 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1236
jadis accomplie par le Christ, et de sa mort sur la
croix dont cette offrande liturgique fit une vraie
immolation en lui imprimant le caractère propre du
sacrifice ». P. 77. L'acte de consécration réitéré à
chaque messe ne doit pas être considéré comme une
nouvelle action du Christ ; c'est toujours l'action jadis
accomplie à la cène qui perpétue le sacrifice. Ainsi,
il faut diic que « la messe est non seulement spéci-
fiquement, mais encore numériquement un seul et
même sacrifice avec celui du Calvaire. »
Il est évident que l'auteur dirige ses attaques
« contre une doctrine d'absolue dualité qui multiplie
et les immolations effectives du Christ-victime, et les
interventions oblatrices du Christ-prêtre ». Néanmoins
ses formules p un peu absolues ont laissé penser à
quelques critiques que sa thèse s'accorderait peu, au
moins en certains points, avec le concile de Trente.
Cf. Vincent Mac-Nàbb, O. P., A new theory of the
sacrifice of the Mass, dans The Irish ecclesiastical
Record, juin 1S24. Mais l'interprétation bénigne du
P. de la Taille et du cardinal Lépicier est parfaite-
ment admissible. Cf. Gregorianum, 1926, p. 463.
En ce qui concerne le sacrifice du ciel, Mgr Mac-
Donald est assez hésitant : « C'est une question très
débattue, écrit-il, de savoir si l'oblation que le Christ
fait au ciel est sacrificielle au sens strict. Saint Paul
semblerait supposer que oui... Quand donc le Christ,
venu comme grand prêtre des choses futures, à tra-
vers le tabernacle plus grand et plus parfait, non fait
de main d'homme, c'est-à-dire incréé, ni avec le sang
de boucs et de taureaux, mais avec son propre sang,
entra une fois pour toutes dans le lieu saint, après une
rédemption parfaite, il fit au dedans du voile l'obla-
tion rituelle du sacrifice achevé hors du sanctuaire.
Ce n'est pas un nouveau sacrifice qu'il offrit alors,
mais le même une fois offert sur la croix, tout comme
ce n'est pas un nouveau sacrifice qui s'offre chaque
jour ici-bas, mais le même qui fut offert alors. » Op. cit.,
p. 55-56. Ainsi se trouve sauvegardée l'unité parfaite
du sacrifice du Christ.
10° L'explication du P. Christian Pesch, S. J.,
reprend, en les précisant, les assertions de Mgr Paquet
et du cardinal Lépicier. La conciliation tentée entre
la thèse de l'immolation et celle de l'oblation est peut-
être ici plus complète encore. Prœlect. dogmatieee,
Fribourg-en-B., 1904, t. vi, De sacramentis, tract. îv,
De eucharistia, sect. ni, De sacrificio missee.
L'auteur expose tout d'abord les notions générales
de sacrifice, n. 834-851. Il relate la définition habi-
tuelle : Oblatio substantiœ sensibitis per aliquam ejus
imnmtationem Deo légitime facla, ad ostendendam agni-
tionem supremœ ejus majeslatis et vitœ necisque abso-
lulse poteslutis, n. 835, définition d'ailleurs assez
attaquée de nos jours, et dont tous les éléments ne
sont pas également certains. Il faut, dit-on, dans le
sacrifice ur.e immutation de la chose offerte. Mais cette
immutation est-elle nécessairement constituée par
une destruction réelle, physique ou équivalente (égor-
gement d'un animal, effusion d'un liquide), ou bien
suffit-il d'une simple consécration morale de la chose
offerte? Le problème reste discuté entre théologiens,
n. 841 ; quoi qu'il en soit de cette controverse, une
chose est certaine, c'est que, si Dieu a institué un sacri-
fice, ce sacrifice renferme tous les éléments qui lui
sont essentiels. Le P. Pesch pose ensuite un prin-
cipe que nous avons déjà trouvé sous la plume de
M. Rivière et qui est reconnu par tous les théologiens :
la distinction dans le sacrifice de l'élément formel et de
l'élément matériel. L'immolation de la victime est
l'élément matériel; l'oblation sensible de la victime
immolée est la forme physique ou réelle du sacrifice.
N. 842. Un argument péremptoire de cette vérité,
c'est le sacrifice offert par le Christ au Calvaire, sacri-
fice véritable entre tous. Or, le Christ ne s'est pas
immolé lui-même, mais il s'est lui-même oflert à Dieu
par V Esprit-Saint, cemme une victime sans tache.
Hebr., ix, 14. Donc, cette Trpocçopâ par laquelle le
Christ offrit au Père céleste la mort qui lui était
donnée par ses bourreaux, est la raison formelle du
sacrifice de la croix. Id., n. 843.
Passant plus loin à la question de l'essence du sacri-
fice de l'eucharistie, n. 880-910, le P. Pesch applique
les principes formulés dans les préambules. Il rappelle
tout d'abord que la messe est, de par l'institution du
Christ, un sacrifice essentiellement représentatif du
sacrifice de la croix, n. 880-891 ;mais elle est également,
en soi, un sacrifice vrai et absolu. En tant que tel, on
peut se demander en quel élément consiste l'essence
de la messe. Et cette question présente un double
sens; tout d'abord, quel est l'objet de ce sacrifice?
ensuite, quelle en est l'acte proprement sacrificiel? Le
Christ lui-même est la chose offerte dans le sacrifice
delà messe; mais, parce qu'il y est offert dans son être
sacramentel, le pain et le vin dont la substance doit
être changée en la substance du corps et du sang et les
espèces sacramentelles, sous lesquelles le Christ est
offert, appartiennent aussi quoique accessoirement à
la matière du sacrifice. N. 893-894. Le Christ est
offert, mais non par une oblation verbale, ni dans la
fraction de l'hostie, ni par le mélange des espèces, ni
par la communion des fidèles. La communion elle-
même du prêtre, quoi qu'en aient pensé certains théo-
logiens, n'appartient pas à l'essence du sacrifice, ni au
sens de Eellarmin, ni au sens plus récemment proposé
par Eellord et Renz. N. 895-897. Selon l'opinion de
beaucoup la plus commune, seule la consécration
constitue l'essence du sacrifice. Mais sous quel aspect
doit-elle être dite l'action proprement sacrificielle de la
messe? Pesch montre que l'action sacrificielle requiert
trois choses : ur.e victime, l'immolation de cette vic-
time et son oblation. Or, ces trois choses existent
précisément dans la consécration; bien plus, la consé-
cration a ceci de particulier que, ne présupposant pas
sa victime existante, elle la produit comme telle, et
même la produit dans un état d'impassibilité. N. 902.
Par la consécration, le Christ est placé à l'état de
victime, en tant que par la force des paroles le sang est
placé séparément du corps sur l'autel, et il n'est pas
besoin de chercher d'autre immutation dans la vic-
time, comme l'ont tenté, à tort semble-t-il. De Lugo,
Franzelin et d'autres. N. 905-908. AirâMonc, « le sacri-
fice de la messe, selon sa raison formelle, ne consiste
pas dans la destruction physique de la victime, mais
dans le rite par lequel cette destruction se trouve
ordonnée au culte divin et à la satisfaction pour nos
péchés. En d'autres termes, la raison formelle du sacri-
fice, c'est l'oblation. N. 913. Et Pesch de conclure :
Bien que la destruction physique de la victime soit
unique, il y aura dor.c autant de sacrifices différents
qu'il y a de manières différentes d'oblation... Dans le
sacrifice eucharistique, le Christ est offert à Dieu
sacramentellement et vraiment; et parce que cette
oblation n'est pas fictive ou imaginée ou mimée, mais
qu'elle est vraie, par elle, la satisfaction fournie à
Dieu sur la croix lui est vraiment offerte et est vrai-
ment appliquée aux hommes. Ibid.
Et voici la synthèse théologique de Christian Pesch ;
« Il apparaît ainsi comment la messe est un sacrifice
véritable. Elle contient la victime, le Christ; elle ren-
ferme l'immolation réelle de cette victime, immolation
faite autrefois à la croix, immolation passée sans doute
dans l'ordre physique, mais moralement, inséparable
du sacrifice de la messe. Elle renferme également l'obla-
tion sensible, car la force des paroles sacramentelles
qui placent le corps et le sang sous des espèces diffé-
rentes, réalise l'immolation mystique, par laquelle est
1237 MESSE, LE S ACRIFICE-OBL ATION : T HEORIES CONTEMPORAINES 1238
sensiblement représentée et offerte l'effusion réelle du
sang, qui fut autrefois faite sur la croix pour honorer
et apaiser Dieu. Rien ne manque donc pour constituer
un véritable sacrifice. N. 81 i.
Ainsi, le sacrifice de la messe est le même que celui
de la croix, si l'on considère l'identité de la victime et
du piètre principal. .Mais les actions sacrificielles de
l'un et de l'autre sacrifice diffèrent spécifiquement, en
raison de l'offrant immédiat, de la signification mys-
tique et de la fin du sacrifice. Et parce que les choses
sont spécifiées par leur raison formelle, il semble qu'on
doive avec Suarez affirmer que le sacrifice de la messe
et le sacrifice de la croix sont spécifiquement ditïé-
rents. Disp. LXXVI, sect. i, n. 4 sq. Quant aux diffé-
rents sacrifices de la messe, il faut les dire numérique-
ment distincts entre eux, puisque numériquement dis-
tinctes sont les actions sacrificielles. N. 916. C'est,
on le voit, la conciliation entre les deux thèses de
l'immolation mystique et de l'oblation.
11° La thèse du P. Maurice de la Taille, S. J. — La
thèse du sacrifice-oblation a été récemment présentée
avec un grand luxe d'érudition par le P. de la Taille,
professeur à l'Institut catholique d'Angers, puis à
l'Université grégorienne, à Rome : Mysterium fidei,
De auguslissimo corporis et sanguinis Christi sacri-
fïcio atque sacramento, Paris, 1921. h' exposé de la
thèse se fera autour de quatre chefs principaux :
l'idée du sacrifice en général; le sacrifice de la cène
et de la croix; le sacrifice céleste; le sacrifice de la
messe. Quelques remarques sur certains aspects de la
thèse seront ensuite nécessaires.
1. Exposé. — a). L'idée du sacrifice en général. — ■
L'auteur distingue deux aspects du sacrifice : l'aspect
latreutique et l'aspect propitiatoire. Envisagé selon le
premier aspect, le sacrifice rend à Dieu les devoirs
de l'adoration, de l'action de grâces, de la prière;
envisagé selon le second aspect, il vise à satisfaire à la
justice divine par l'expiation du péché. Elucidatio i,
p. 3, 9. Tout sacrifice propitiatoire est latreutique par
certain côté; cependant certains sacrifices ont une
fin prédominante de propitiation, tandis que d'autres
ont principalement en vue l'adoration : d'où la division
des sacrifices en h.treutiques et propitiatoires. Pour le
P. de la Taille comme pour Suarez, le sacrifice latreu-
tique ne requiert pas la destruction de la victime : il
faut donc, sur ce point, rejeter l'opinion de Vasquez,
Bellarmin, De Lugo et de nombre de modernes, d'après
laquelle le sacrifice ne saurait marquer la reconnais-
sane par l'homme de la souveraineté de Dieu, maître
de la vie et de la mort, que par un acte de destruction
sensible : « La destruction des œuvres de Dieu,
l'extinction de la vie ou de l'être, n'a rien en soi qui
puisse honorer le Dieu Créateur, Providence et fin
dernière de toutes choses : témoin la parole du Christ
lui-même : Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des
vivants. Luc, xx, 38. D'où la sentence si pleine de
sagesse de notre Irénée : La gloire de Dieu, c'est l'homme
vivant, Adv. ha'ies., 1. IV, c. xx, n. 7, P. G., t. vu,
col. 1037. » El. i, p. 10.
Le sacrifice latreutique, devant exprimer extérieu-
rement l'offrande intérieure que l'homme doit faire de
lui-même à Dieu, implique un acte extérieur et rituel
qui rend sensible cette offrande. El. i, p. 6, 10. Tout le
sacrifice latreutique est dans cet acte extérieur de
consécration, ou plus exactement de donation symbo-
lique : « aucune destruction n'y est nécessaire : il suffit,
comme dit saint Thomas, d'une certaine action exercée
à l'égard des choses offertes, en signe de leur transfert
du domaine humain en la possession de Dieu. « Ihid.,
p. 10. Ainsi, l'idée la plus générale qu'on puisse se
faire du sacrifice le place à la fois dans la catégorie des
« signes i : exprimer extérieurement notre offrande
intérieure, et dans le genre ■ donation » : donation
d'un bien extérieur exprimant cette offrande. « Tout
sacrifice est un don. » El. xxvn, p. 312.
Mais le sacrifice propitiatoire intervient un élément
spécial : la destruction ou l'immolation ou immutation
de la victime, traduisant i.ot re volonté de satisfaction
et de réparation. El. i, p. 10, 11. Mais encore faut-il
observer que cette immolation ne constitue pas pro-
prement l'essence du sacrifice propitiatoire : on le voit
d'après le Lévitique, où l'occision des animaux des-
tinés au sacrifice était laissée parfois à de simples
laïcs, tandis que l'oblation des victimes était réservée
aux seuls prêtres »; on le voit surtout par l'exemple du
Christ qui ne s'est pas mis à mort lui-même, mais s'est
seulement offert à Dieu en se livrant aux .Juifs déicides.
El. i, p. 11. Donc, tout comme le sacrifice latreutique,
le sacrifice propitiatoire contient essentiellement un
acte de donation ou d'oblation, par lequel la victime est
transférée en la jouissance de Dieu : acte de donation
complété par un acte d'immolation, dont la significa-
tion est proprement propitiatoire.
Ainsi, même là où il y a immolation, l'oblation est
nécessaire pour qu'existe le sacrifice. Sans doute, il
n'est pas indispensable que cette oblation sensible se
distingue réellement de l'immutation de la chose
offerte; il suffît qu'elle apparaisse impliquée dans le
rite même de l'immolation ou de l'immutation. Mais,
si elle est distincte de l'immolation, elle devra « consis-
ter en une certaine action apte à signifier une donation
et une dédicace ou consécration. C'est le cas des sacri-
fices où l'immolation n'est pas le fait du prêtre : un
acte spécial d'oblation à Dieu, accompli par le prêtre,
sera alors nécessaire; et cet acte d'oblation devra être
nécessairement extérieur, sensible, rituel, liturgique :
une parole ne suffira pas pour réaliser l'oblation, il
faudra une action. » El. i, p. 9, 10; cf. el. ix, p. 110.
Enfin l'oblation sacrificielle doit porter, soit sur une
victime qu'on immole, soit sur une victime précédem-
ment immolée, soit sur une victime à immoler posté-
rieurement. Oblation et immolation sont également
requises pour conférer l'état de victime : Sacrificium
ergo integratur proprie ex duobus : nimirum et aclu
(exlerno) ofjerendi et immolatione, quippe quia victima
vel cfjercdur immclanda, vel ofjcrclur immolatione, vel
(fferatur immolata. Neque oblatio, neque immolcdio,
secundum se solam sumpta, su/Jicii ad statum victimœ
conjerendum, sed requiritur utraque. El. i, p. 11.
L'acceptation divine et la communion de l'homme
à la victime ne sont plus que des compléments acces-
soires à ces deux actes essentiels du sacrifice. Cf. un
article du même auteur dans Gregorianum,mavs 1928.
b) Le sacrifice de la cène et de la croix. ■ — C'est à
dessein qu'on unit ici la cène et la croix. La passion
et la mort du Christ furent un sacrifice véritable : c'est
la thèse classique dont l'auteur ne s'écarte pas. Mais
où trouver, dans le sacrifice du Calvaire, l'oblation
rituelle essentielle au sacrifice? Conformément aux
principes généraux, il faut distinguer dans le sacrifice
du Christ au Calvaire deux éléments, l'un visible,
l'autre invisible. En mourant sur la croix, le Christ
voulait se dédier lui-même cl nous coi. sacrer avec lui
au culte et à la louange de Dieu, détruire nos péchés
et faire une juste réparation d'honneur à Dieu. Mais
les sentiments intérieurs demai déni a être traduits à
l'extérieur d'une manière coi i rète e1 sensible dans
un acte extérieur, public qui les exprime. Cet
élément visible comporte : d'abord une victime, qui
es1 ici le Christ lui-même; ensuite l'immolation de
(elle victime, immolation ici réalisée par la passion et
la morl du Sauveur: enfin l'oblation et l'oblation
rituelle de la victime : oblcctio sacrificalis, non... qualis-
cumque, sed... involvens directiohem <i<>ui in Deum, et
guidem, ut trdi*. manifestata externe. Ces deux derniers
mots visent l'opinion de C.ajétan, In ///■"", q, xi.vm,
1239 MESSE, LE SACRIFICE-OBL ATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1240
a. 3, affirmant que l'acte d'oblation purement inté-
rieure du Christ a suffi pour son sacrifice. La plupart
des Pères et des théologiens enseignent que l'oblation
du Christ sur la croix apparaît en ceci : le Christ,
qui pouvait éviter la passion et la mort, les a subies
volontairement, s'offrant de lui-même et librement
à leurs assauts. Mais, remarque le P. de la Taille, cette
acceptation volontaire et libre demeure encore un
acte purement intérieur. Si parfait soit-il, un acte
intérieur d'acceptation ne saurait suffire à déter-
miner un sacrifice : pour qu'il y ait sacrifice, il faut un
acte extérieur qui soit une offrande visible et rituelle
de la victime à Dieu. Cette oblation liturgique, le
Christ l'a nécessairement faite, puisqu'il a offert un
véritable sacrifice. Il faut donc chercher quand et où
le Christ a accompli cet acte. El. n, p. 29. Cette action
sacrificielle et sacerdotale, le Christ ne l'a pas accom-
plie au jardin des Oliviers, lorsqu'il a renversé d'un
mot les soldats; il ne l'a pas accomplie sur la croix,
lorsqu'en mourant, il poussa un grand cri : il montra
par là qu'il souffre et meurt librement, mais il ne fait
pas d'oblation. Il ne l'a pas accomplie non plus, et
pour la même raison, lorsqu'il disait : Non mea
voluntas, sed tua flat, ou lorsqu'il faisait sur la croix
la prière que devait reprendre saint Etienne : In
manns tuas commendo spiritum meum. En appeler à
l'ensemble des péripéties de la passion et delà mort ne
conduit pas davantage à une oblation rituelle, car
tout cela eût pu se trouver sans qu'il existât un vrai
sacrifice : les martyrs qui sont morts dans des condi-
tions analogues n'ont offert qu'un sacrifice impropre-
ment dit; la mort du Christ, au contraire, constitue un
sacrifice véritable. Or, il est de l'essence du sacrifice
d'être par lui-même discernable... Le sacrifice doit,
de lui-même, apparaître tel.
Le sacrifice qui serait totalement indéterminé quant
à son être sacrificiel ne pourrait être connu par lui-
même, et, par conséquent, serait inapte à signifier, et
en fin de compte, ne serait pas un sacrifice. Or, cette
indétermination dans l'être sacrificiel existe, si les
mêmes éléments peuvent exister sans sacrifice. Donc,
tout l'ensemble de la passion du Sauveur ne peut
spécifier cette passion dans le genre sacrifice. El. n,
p. 31. En réalité, l'offrande du sacrifice a été faite à la
■cène. La cène et la croix se compénètrent mutuellement
pour former le sacrifice unique de Jésus-Christ.
L'immolation a lieu sur la croix; mais l'oblation litur-
gique de la victime a eu lieu au cénacle. Il n'y a pas
deux sacrifices successifs, mais deux éléments du
même sacrifice. Faite formellement au cénacle, l'obla-
tion liturgique persiste virtuellement et donne à
toutes les péripéties de la passion et de la mort du
Christ la qualité et la valeur d'un vrai sacrifice. Inver-
sement, les souffrances de la passion et de la mort
librement acceptées par Jésus-Christ sont la matière
de l'oblation rituelle faite à la cent. Ainsi est réalisée
« l'unité numérique du sacrifice du Seigneur, sacrifice
liturgiquement offert à la cène, et se continuant dès
lors pendant toute la passion et jusqu'à la mort inclus. »
El. v, p. 08. « Donc, la cène et la croix se complètent
mutuellement. A la cène, commence le sacrifice qui
doit être consommé à la croix: La réalité de l'immola-
tion se trouve dans la passion de la mort; mais dans
l'immolation symbolique de la cène apparaît princi-
palement la propriété de l'oblation... Cette immolation
toute en image et en représentation, faite par le Christ,
fut l'oblation de l'immolation véritable et proprement
dite, par laquelle Jésus-Christ devait être mis à mort
par les mains de ses ennemis... Ainsi donc, le Christ n'a
consommé qu'un sacrifice, et ne s'est offert qu'une
fois... Dans ce sacrifice unique du Christ, l'unité
•existe entre les parties constitutives, parce que l'obla-
ion commencée à la cène persévère encore pendant
toute la passion. Cette oblation persévère, parce qu'elle
n'est pas rétractée, et parce qu'elle est entretenue par
des actes continuels de volonté et de liberté se tradui-
sant extérieurement jusqu'à la mort par de multiples
actes et paroles du Sauveur. Et il n'y a aucun moment
où le même prêtre, qui sacrifia à la cène, ne nous appa-
raisse toujours continuant son sacrifice, le confirmant
et le sanctionnant, non seulement dans l'intérieur de
son âme, mais encore extérieurement par l'effusion
même de son sang... Il n'y eut pas deux oblations,
l'une à la cène, l'autre à la croix; il n'y eut qu'une
seule oblation : c'est numériquement la même qui,
accomplie rituellement à la cène, persévéra morale-
ment à la croix. » El. ix, p. 101-104.
c) Le sacrifice céleste. ■ — La résurrection, l'ascen-
sion, la glorification du Christ à la droite du Père font
encore partie intégrante de son sacrifice unique. En
effet, pour que le sacrifice soit complet, parfait, pour
qu'il produise tous ses effets, il faut qu'il soit, non seu-
lement offert à Dieu, mais agréé par Dieu. Faute de
quoi, l'offrande de Caïn, les immolations des païens
restaient inutiles. Le sacrifice est une sorte de contrat,
pour lequel est requis le consentement des deux parties.
L'homme offre un don à Dieu : la donation n'est un
fait accompli que lorsque Dieu l'a accepté. Or le
Christ a offert à Dieu le sacrifice de notre salut.
L'Hostie a été agréée par Dieu, et le signe public de
cette acceptation divine a été donné lorsque la vic-
time présentée à Dieu a été prise par lui, revêtue de la
gloire qui lui est propre, mise dans le trésor divin, qui
est le ciel, au premier rang des choses qui appartien-
nent à Dieu. La résurrection, l'ascension, la glorifi-
cation du Christ sont la réponse de Dieu au sacrifice
offert : elles le valident définitivement en y mettant
le sceau de l'acceptation divine. Cf. el. xn, p. 127,
137. « Ainsi se trouve achevé le cycle introdu-A autre-
fois dans le monde par le Christ-prêtre, et retournant
enfin à Dieu avec le Christ-victime. Dans cette conclu-
sion le sacrifice et le sacerdoce du Christ se reposent,
jouissant de la fin qu'ils se proposaient et qu'ils ont
obtenue, pendant que la victime demeure immobile
devant le regard de Dieu et que le prêtre siège éter-
nellement à la droite du Père, revêtu de la gloire sacer-
dotale où devait le conduire la vertu propre de son
sacrifice. » Ibid., p. 139.
Ainsi, la gloire du Christ démontre la valeur sacrifi-
cielle de son oblation sur la croix, la révèle publique-
ment, et la rend éternelle. Le sacrifice céleste du Christ
dont l'Écriture (Épître aux Hébreux et Apocalypse)
et les Pères ont tant parlé, n'est que la prolongation
du sacrifice unique de la croix, la permanence du Christ
dans son état de victime acceptée et agréée par Dieu.
Et, pour mieux préciser sa pensée, l'auteur explique
que le sacrifice céleste ne saurait être entendu dans le
sens actif, pro re sacrificia, mais qu'il le faut entendre
au sens passif, pro re sacrificata. El. xn, p. 142, n. 5.
Et s'il parle du ministère sacerdotal de Jésus s'oflrant
lui-même comme hostie céleste, il explique que cette
offrande consiste simplement en ce que le Christ appa-
raît devant son Père comme ayant été immolé autre-
fois, et comme orné éternellement de cette propriété
victimale, qui est pour Dieu une louange et pour nous
une prière. Ibid., p. 132. Toutefois, alors que d'autres
auteurs semblent réduire la fonction du prêtre céleste
à l'adoration, le P. de la Taille déclare que le sacri-
fice céleste de Jésus-Christ est la continuation vir-
tuelle de l'offrande de la croix; l'offrande temporelle
accomplie une fois au Calvaire demeure valable pour
l'éternité, offrande et acceptation ayant été faites
irrévocablement. Voir sur ces précisions l'art. Jésus-
Christ, t. vin, col. 1341-1342; J. Grimai, Le sacerdoce
et le sacrifice de Jésus-Christ, 3e édit., Paris, 1923,
p. 188 sq.; Ami du Clergé. 1923, p. 68; 1924, p. 694-
1241 MESSE, LE S ACRIFICE-OBLATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1242
695; M. Lepin, L'idée du sacrifice, Paris, 1926, p. 670-
672, 698 sq.
d) Le sacrifice de la messe. - — Deux éléments
essentiels composent le sacrifice unique offert par le
Christ : l'immolation de la victime sur la croix; l'obla-
tion de cette même victime à la cène. Or, ce n'est pas
sur la croix que Jésus a dit : Hoc facile in meam comme-
moralionem, mais à la cène. Ce que la messe renou-
velle, ce n'est donc pas l'immolation sanglante de la
victime sur la croix, mais Voblation rituelle de la vic-
time, telle que le Christ la fit à la cène. Or, la victime,
actuellement, est glorifiée dans le ciel où elle est
constamment en présence du Père, prolongeant vir-
tuellement l'oblation du sacrifice du Calvaire. C'est
donc cette victime-là, telle qu'elle est présentement
dans le ciel, que l'oblation de la messe doit atteindre.
El. xxi. passim, mais surtout p. 271, 273, 280, 285.
Dans une controverse avec le P. d'Alès, Le sacrifice
céleste et l'ange du sacrifice, dans Recherches de science
religieuse, 1923, p. 218-242, le P. de la Taille accentue
ce point de vue particulier : « Quiconque, dit-il, parle
d'offrir dans la messe la mort du Christ (à quoi nous
invite d'ailleurs toute la tradition) fera bien de ne pas
négliger, ni laisser dans l'ombre et, pour ainsi dire,
sans emploi, cet autre élément, cet élément complé-
mentaire, que la tradition nous offre aussi..., le terme
final et glorieux dans lequel seul survit, immortalisée
et sublimisée, la qualité d'offrande et de don sacré,
jadis revêtue par le Christ, et portée par lui au travers
de sa passion jusque sur la pierre du tombeau, pour
y recevoir d'en haut le sceau et le paraphe de la rati-
fication divine. C'est à cette condition seule que nous
intégrons dans notre rite liturgique l'essence d'un véri-
table et actuel sacrifice : c'est à savoir, sous forme
d'immolation mystique, l'oblation d'une victime véri-
tablement telle, l'éternelle victime de l'unique sacri-
fice offert par notre Rédempteur. Nous offrons la
mort du Christ, et nous l'offrons réellement, en ce
sens que ce que nous offrons est le théotype
éternel de cette mort par laquelle Jésus-Christ se
dévoua à Dieu. Si nous offrons sur terre un sacrifice,
c'est parce qu'il y a un sacrifice céleste, le sacrifice
que Jésus-Christ porta au sommet des cieux en res-
suscitant de la croix. Il y est et il y reste : le même qui
pendit pour notre salut après avoir été dédié dans le
rite du pain et de la coupe, qui continue de le dédier
jusqu'au dernier des jours. » Art. cit., p. 235-236.
La conséquence immédiate de cette conception,
c'est que, dans la messe pas plus qu'au ciel, Jésus-
Christ ne réitère son oblation. Le Christ n'a jamais
fait qu'une seule oblation rituelle, celle de la cène; au
ciel, il ne fait pas de nouvelle offrande; il est en état
d'offrande acceptée; à la messe donc, il ne réitère
pas davantage son oblation. Il demeure, à l'autel
comme au ciel, « sacrifice passif ». L'oblation active,
nouvelle, chaque fois réitérée, dont la messe tient sa
qualité de sacrifice propre et véritable, cette oblation
est faite uniquement par l'Église, par le prêtre, son
chargé d'affaires. Le P. de la Taille développe cette
idée, assez nouvelle en théologie, dans Tel. xxm :
De habitudine missœ ad oblationem dominicam. Il se
demande comment expliquer la raison sacrificielle
de chaque messe. Chaque messe suppose une action
sacrificielle qui lui est propre et lui confère la qualité
de sacrifice. Celte action sacrificielle, nouvelle pour
chaque messe, est-elle l'action du Christ intervenant
chaque fois d'une manière particulière? Déjà les Sal-
manticenses, disp. XIII, dub. m, n. 49-50, avaient
agité la question : Ulrum Chrislus in singulis quœ
offerimus sacrifiais sit immédiate offerens peculiari
aclu elicito? Et la réponse la plus probable, de beau-
coup la plus vraie comme la plus commune, paraissait
à ces théologiens devoir être affirmative : Sicut Chris-
tas seciindum humanilatem concurrit instrumentaliter
ml mânes el singulas conversion.es, sive transsubstan-
tiationes, qmv in Ecclesia fiant, ila etiam cogitât de
omnibus et singulis sacrifiais, et ea uult, el Deo offert;
alijae ideo est immediatus offerens in ratione prsecipua
sacerdotis, oblatione formali, aetuali el elicita. Cf.
Suarez, disp. LXXYlll, sect. t, n. 6. ■ ('.die réponse,
déclare le P. de la Taille, s'impose à ceux des théolo-
giens qui considèrent comme nécessaire que le Christ
revête à l'autel une condition nouvelle de victime. .Mais,
si nous concevons qu'un nouveau sacrifice est offert
à la messe, parce qu'à l'égard de l'éternelle victime
nous avons des offrants nouveaux, prenant part à
l'oblation sacerdotale autrefois accomplie par le Christ,
il faudra dire que le Christ ofîre présentement le
sacrifice, dans la mesure où mon oblation à moi prêtre
procède virtuellement de lui. Elle en procède, en vérité,
en tant que son oblation, immuable pour l'éternité,
domine toutes les nôtres en se les incorporant, et leur
communique la force de produire devant Dieu le
corps et le sang du Christ comme notre propre hostie.
Le Christ ne fait qu'un avec l'Église, dont il est la
tête. Or, cette tête communique à son corps la vertu
qu'elle a manifestée, lorsque, dans la cène, le Christ
s'est livré à Dieu jusqu'à la mort pour la vie du monde.
C'est pourquoi nous offrons le corps du Christ mort
et remonté dans la gloire de Dieu. Donc, notre pou-
voir sacerdotal a pour cause le pouvoir sacerdotal
principal du Christ..., et notre action sacerdotale
dépend également de l'exercice du pouvoir sacer-
dotal du Christ, exercice qui s'est produit une fois.
L'oblation du Christ est cause principale et univer-
selle en son ordre; notre oblation est cause subor-
donnée et particulière. Le Christ offre par notre
offrande, sans pour cela faire en sa propre personne
une nouvelle ofïrande. Toute la nouveauté du sacrifice
de la messe est du côté de l'Église, bien que toute la
vertu de l'offrir vienne du Christ ». El. xxm, p. 295-
290; cf. p. 299. Le Christ n'a donc jamais fait
qu'une seule oblation, celle de la cène; au ciel il ne
fait pas de nouvelle offrande, il est en état d'offrande
acceptée. A nos messes, il ne réitère pas son oblation
du cénacle : c'est nous qui réitérons nos" oblations
faites comme des répétitions de la sienne, qui est
unique, mais que nous faisons nôtre par des actes
multipliés, mais accomplis en vertu du pouvoir
ministériel communiqué par le Christ lui-même à ses
prêtres.
Il reste à déterminer la raison formelle du sacrifice
eucharistique en fonction de ces principes. L'auteur
s'en explique au début de Tel. xxiv : « Le sacrifice
de la messe ne consiste donc pas dans le simple mémo-
rial du sacrifice du Christ, et cependant, en dehors
de ce mémorial, la messe n'introduit pas dans le
Christ un changement réel qui de non victime le
rende victime. Mais le mémorial du sacrifice du Christ
devient à la messe un véritable sacrifice pour deux
raisons : d'abord dans le sacrement, qui est l'image
et la commémoraison de la passion, est contenu le
Christ lui-même, demeuré depuis sa passion en état
de victime, état consommé par la gloire; ensuite
l'immolation sacramentelle, par nous renouvelée, ren-
ferme et accomplit une véritable oblation, faite par
nous, de la victime qu'elle symbolise. Or, est véri-
tablement sacrifice l'oblation véritable et sensible
d'une victime vraiment immolée. Donc, notre messe
est un sacrifice véritable, bien qu'aucune immola-
tion réelle, c'est-à-dire sanglante, ne s'y rencontre,
sinon celle dont les Juifs déicides ont été les auteurs,
et dont le Christ, s'oflrant en holocauste, fut le sujet.
Dans la victime de notre sacrifice aucun changement
n'est introduit par nous, si ce n'est un changement
tout extrinsèque, consistant en ce que, grâce au signe
1243 MESSE, LE S ACR1 FICE-OBL ATION : THÉORIES CONTEMPORAINES 1244
sacramentel, ce qui fui la victime offerte par le Christ
devient également la victime offerte par nous. Et
cette victime devient nôtre, parce que, membres du
Christ, nous renouvelons, unis au Christ notre tète,
et par un pouvoir reçu de lui-même, le mystère eucha-
ristique par lequel, sous les espèces du pain et du
vin est présentée à Dieu la victime même de la pas-
sion, le corps et le sang du Christ. » P. 303.
Cette position doctrinale permet au P. de la Taille
de rejeter la plupart des opinions avancées par les
théologiens antérieurs. Tout d'abord, il élimine l'opi-
nion qui place la vérité du sacrifice, non dans l'obla-
tion, mais dans la communion, soit des fidèles, soit
même du prêtre. Ensuite, touchant la propriété de la
victime offerte, il rejette, comme péchant par excès,
les opinions qui, comme celles de De Lugo, Franzelin,
Th. Raynaud, supposent le Christ amené à un état
d'amoindrissement et de diminution dans le sacri-
fice eucharistique; comme péchant par défaut, celles
qui ramènent toute l'immolation de la victime au
sacrifice de la messe à une immolation purement
mystique ; comme péchant des deux manières, l'opi-
nion de l'immolation virtuelle.
Si l'on compare la messe et la cène, dans l'opinion
du P. de la Taille, on est obligé d'y marquer des
ressemblances et des différences : « L'oblation eucha-
ristique est un acte, non du Christ, mais de l'Église.
Elle s'accorde néanmoins avec l'oblation que le Christ
a faite de lui-même une seule fois, à la cène. C'est
lui qui a donné à l'Église le pouvoir et l'ordre de
l'offrir; il demeure la cause principale et universelle
de l'action sacrificale, au fond, l'unique prêtre. Le
prêtre, ministre de l'Église, agit comme cause parti-
culière et subordonnée; il offre en vertu de cette
unique oblation qui a été faite une fois pour toutes
par le Christ. Avec cette différence que le Christ s'est
offert pour subir la mort, et que nous l'offrons comme
mis à mort autrefois. Avec cette différence encore
qu'il s'est offert en préfigurant son immolation future,
tandis que nous l'offrons en commémorant sensible-
ment son immolation passée. De part et d'autre,
l'immolation est purement représentative; l'obla-
tion, au contraire, absolument réelle et présente : à
la cène, oblation par le Christ; à la messe, oblation
par l'Église. En conséquence, si chaque messe forme
un sacrifice propre et distinct, parce qu'il s'y fait
une oblation nouvelle et distincte du Christ, nos sacri-
fices ne s'ajoutent pas au sacrifice du Christ, pour
faire nombre avec lui, comme s'ils étaient du même
genre : ils lui sont simplement analogues, le sacrifice
du Christ étant le principal, et les nôtres subordonnés.
D'où il suit encore que nos sacrifices n'ajoutent
rien à celui du Christ, ni ne l'accroissent en aucune
façon; ils participent seulement de sa plénitude,
mais d'une manière finie, déficiente; si bien que,
même multipliés autant qu'on voudra, ils ne sau-
raient l'égaler jamais ni atteindre sa mesure. » Lepin,
op. cit., p. 674 (résumant le P. de la Taille, el. xvn,
p. 195; el., xxm, p.303.)
On le voit, la synthèse proposée par le P. de la
Taille est extrêmement forte et une, dépassant de loin
tout ce qui a paru depuis longtemps : elle sauvegarde
complètement l'unité du sacrifice du Christ; elle
suppose, comme condition du sacrifice eucharistique,
l'immolation mystique à l'autel, bien qu'il n'y ait,
pour constituer essentiellement le sacrifice que l'im-
molation réelle, c'est-à-dire sanglante du Christ au
Calvaire. C'est une thèse originale, dont nous trou-
vons des traits épars chez Plowden, Lepin, Pesch,
Macdonald, Lépicier et Paquet; mais ces traits sont
réunis en un tout, dont l'idée centrale est la double
nécessité, d'une part de l'immolation réelle, d'autre
part, de l'oblation rituelle.
2. Quelques remarques. — Le système du P. de la
Taille déborde la question précise de l'essence du
sacrifice de la messe, et cependant son unité ne per-
met d'en négliger aucun aspect. Toutefois, afin de
maintenir en sa cohésion notre discussion ultérieure,
nous ouvrirons ici une sorte de parenthèse, où seront
formulées quelques remarques préjudicielles relatives
aux points qui, dans la synthèse du distingue théo-
logien, ne touchent pas immédiatement à l'essence
du sacrifice eucharistique. — a) Sur la nécessité de
l'immolation dans le sacrifice. — Il convient d'attirer
ici l'attention sur une assertion qui ne semble
pas démontrée : la nécessité d'une immolation
réelle, destructive de la victime, dans tout sacrifice,
au moins propitiatoire. Voir col. 1238. Et même,
en prenant à la lettre les assertions de l'auteur, il
ne serait pas difficile de montrer que, nonobstant
les principes .posés tout d'abord par lui au sujet du
sacrifice latreutique, voir col. 1237, on rencontre chez
le P. de la Taille des assertions qui sembleraient bien
indiquer qu'il ne conçoit pas le sacrifice, tout sacrifice
quel qu'il soit, sans immolation destructive ou immu-
tative de la victime : « De tout ce qui précède, déclare-
t-il absolument, il suit que, pour constituer intégra-
lement un sacrifice, il ne suffit pas de l'immutation
ou, s'il y a lieu, de la destruction de la chose : il faut
encore, de toute nécessité, une certaine oblation de
cette chose, changée ou détruite. » El. i, p. 11. Et
encore : « Le sacrifice se compose essentiellement de
deux choses : un acte d'oblation et une immolation. «
Id., ibid. Il semble bien que cette formule « oblation
et immolation » soit trop absolue. Du moins, même
en restreignant la nécessité de l'immolation réelle,
immutative ou destructive, aux seuls sacrifices pro-
pitiatoires, il semble bien encore que ce soit là une
base fragile pour étayer toute la structure d'un sys-
tème sur l'essence du sacrifice eucharistique. On veut
démontrer que l'essence de l'acte sacrificiel est l'obla-
tion, et l'on part du principe que toute oblation sacri-
ficielle suppose essentiellement une immolation.
M. Lepin, op. cit., p. 678 sq., fait justement observer
qu'une telle conception est sujette à critique. Si
l'oblation suppose dans le sacrifice une immolation
réelle, il faudra que toute oblation, même celle du
sacrifice eucharistique, « porte sur une victime qu'on
doit immoler, soit sur une victime qu'on immole,
soit sur une victime déjà immolée. » El. i, p. 11. Cf.
Esquisse du mystère de la Foi, Paris, 1924, p. 4-5.
M. Lepin conteste que ce principe puisse s'appliquer
aux sacrifices de l'Ancienne Loi, où « la donation
sacrificielle... suppose nécessairement la victime préa-
lablement immolée ». Op. cit., p. 680. Nous nous
contenterons de faire observer que ce principe :
victima vel offertur immolanda, vcl offertur immola-
tione, vel offertur immolata, apporte, dans le présent
débat, une solution a priori et non démontrée. S'il
faut, en effet, s'en tenir à cette formule, la messe sera
nécessairement l'oblation de la victime autrefois im-
molée à la croix, puisque le Christ ne peut plus aujour-
d'hui être réellement immolé. Mais ce raisonnement
suppose comme acquis ce qu'il faudrait démontrer.
b) Sur la nécessité d'une oblation rituelle lorsque
l'immolation est distincte de l'oblation. ■ — D'après le
P. de la Taille, lorsque l'immolation est accomplie
par le prêtre, la donation peut être signifiée de toute
autre manière que par un acte liturgique réel; elle
peut même être censée incluse dans l'immolation
ou l'immutation elle-même. Mais, lorsque l'oblation
est distincte de l'immolation (c'est le cas du sacrifice
sanglant du Calvaire), pourquoi requérir absolument
une oblation rituelle, antérieure ou postérieure à l'im-
molation? Pourquoi déclarer qu'une parole ne suffira
pas? On affirme d'une façon absolue un principe a
MESSE, SYNTHESE THÉOLOGIQUE : LA MÉTHODE
1246
priori : Ubi distinguitur (oblatio ab inunolatione),
oporlebit ut in aligna actions consistât ad deditionem
ac dedicationan seu consecrationem signiftcandam apta.
El. i, p. 11. Ut la seule raison qu'on apporte de cette
assertion, est celle-ci : Ciun sit sacrificium in génère
donationis, neeesse est ut sensibiliter peragatur aliqu i
activa doni prsesentatio seu redditio, kl., ibid. Mais
précisément cette raison trouve une application suf-
fisante dans une parole, une attitude, un signe sen-
sible accompli par le prêtre, marquant ainsi soi
intention d'offrande et de donation. Si l'assertion du
P. de la Taille paraît convenir au plus grand nombre
des sacrifices rituels des Juifs et surtout à leurs sacri-
fices sanglants, affirmée du sacrifice ancien en général,
et sans restriction, elle ne laisse pas d'être contes-
table . Lepin, op. cit., p. 0S1. Nous ajouterons :
affirmée du sacrifice du Calvaire, elle oblige l'auteur
à adopter un sentiment où difficilement un théolo-
gien pourra le suivre. En conséquence, une troisième
remarque s'impose.
c) Sur l'oblation rituelle du sacrifice de la croix à la
cène. — Ce point ne touche qu'indirectement la ques-
tion de l'essence du sacrifice de la messe, mais il lui
est cependant intimement uni; car, si la thèse du P. de
la Taille était vraie, il faudrait marquer (on l'a fait
plus haut, voir col. 1243) des différences profondes
entre la cène et la messe, ce que ne saurait admettre
la presque unanimité des théologiens. Voir, sur l'iden-
tité substantielle de la cène et de la messe, Billot,
résumé ici même, col. 1164. Mais, de plus, il est diffi-
cile de concevoir que le sacrifice de la croix ne soit
sacrifice véritable que par l'oblation rituelle qui en
aurait été faite à la cène, dans la consécration du
pain et du vin au corps et au sang du Sauveur. On
lira la solide réfutation de la position adoptée par le
P. de la Taille dans Lepin, op. cit., p. 689-697. Sans
doute, le P. de la Taille concède qu'a priori et de jure,
le Christ pouvait choisir, pour rendre sensible son
oblation, sexcentos alios rilus; toutefois, de facto, il a
choisi le rite de la cène. Néanmoins, cela laisse sup-
poser que, de facto, la passion n'eût pas été un sacri-
fice complet sans la cène. Et, sans reprendre ici la
discussion au point de vue scripturaire et tradition-
nel, il suffira de constater que « ce n'est pas vers
cette conclusion que nous achemine la lecture du
concile de Trente, sess. xxn, c. i. Denzinger-Bann-
wart, n. 938, lequel suppose un sacrifice fait sur la
croix, représenté à la cène et à la messe : Ut Ecclesiœ...
relinqueret sacrificium quo cruentum illud semel in
cruce peragendum reprœscntaretur... obtulit... ac Apos-
tolis... tradidit, et eisdem... ut offerrent prsecepit, lequel
s'exprime comme s'il distinguait deux oblations, l'une
faite sur la croix, l'autre faite à la cène : Etsi semel
seipsum in ara crucis... Deo Patri oblaturus eral...
iamen... in cœna novissima..., corpus et sanguincm
suum sub speciebus panis et vini Deo Pcdri obtulit.
L'auteur ne semble pas avoir assez tenu compte de
ces textes du c. i, quand, en s'appuyant sur le c. n, il
s'elTorce d'en tirer un argument qu'il qualifie lui-
même de simplement probable. Des réflexions ana-
logues doivent être faites à propos des textes de
saint Thomas dont le P. de la Taille invoque l'auto-
rité en sa faveur. Le Docteur angélique pose formel-
lement la question qui nous intéresse, Sum. theol.,
III, q. XLviu, a. '.', : L'trum passio Christi operata sit
per modum sacrificii? Il répond affirmativement, et
donne ses explications et ses preuves, m lis sans
allusion à la cène, ni in corpore articuli, ni dans
lerlium, où l'occasion s'en offrait, 'l'ont comme les
théologiens récents, il en appelle à la liberté du Christ
dans l'acceptation de sa mort, liberté prédite par les
prophètes, et ne semble pas requérir une oblation qui
soit un rite sensible formellement distinct des dou-
leurs de la passion. Cf. IIP, q. xxn, a. 2, ad lun>. Or, le
1'. de la Taille, el. m, p. 45-46; V, p. 71, cite quelques
textes de sui.it Thomas et, sans tenir compte de ceux
que nous venons de rappeler, en lire des conclusions
favorables à sa propre thèse, par des raisonnements
(pii " :t leur valeur, mais qui restent étrangers à la
pensée de sai it Thomas... » Ami du Clergé, 1923 p. 70-
71. Il n'est point difficile d'ailleurs de trouver dans le
récit de la passion, dans les paroles cl dans les gestes
du Sauveur, des signes non équivo [ues de son obla-
tion, même en ne tenant pas compte des paroles
consécratoires prononcées à la cène. Voir Barrais, Le
sacrifice du Christ nu Calvaire, dans la Revue des
sciences philosophiques cl théologiques, 1925, p. 158-
159.
Les autres remarques qui pourraient être faites sur
la thèse du P. de la Taille concernant directement la
question du sacrifice de la messe, doivent être ren-
voyées à la discussion générale.
V. Critique des systèmes et essai de synthèse
THÉOLOGIQUE. — /. LA MÉTHODE A SUIVRE. — On a
pu constater, par l'exposé des systèmes théologiques,
combien peu consistantes, en regard du dogme, se
trouvent les définitions proposées du sacrifice en
général par les théologiens. Poser d'abord une défi-
nition du sacrifice, pour en montrer ensuite la véri-
fication dans le sacrifice de la messe, c'est vouloir
éclairer le certain par l'incertain. C'est précisément
parce que la plupart des théologiens ont voulu trouver
dans la définition du sacrifice la justification de leurs
systèmes qu'ils se sont divisés en opinions contraires.
L'Église, d'ailleurs, ne s'est jamais souciée de nous
donner une définition authentique du sacrifice; et
donc, même si sur ce poiiit on pouvait espérer trouver
par des moyens humains la vérité, cette vérité ne
saurait encore être proposée comme règle de notre
croyance.
A notre avis, il faut donc laisser de côté la défini-
tion du sacrifice en général. Nous savons, par la foi,
que la messe est un sacrifice véritable et proprement
dit. Elle doit donc vérifier la définition du sacrifice en
général, quelle que doive être d'ailleurs cette défi-
nition. Mais, puisque les diverses définitions essayées
ne sont pas satisfaisantes, nous ne nous en occupe-
rons pas ici. L'Église n'a pas d'enseignement sur le
sacrifice, mais elle a un enseignement explicite sur
le sacrifice de Jésus-Christ au Calvaire el à l'autel.
C'est de cet enseignement explicite qu'il faut partir,
pour tirer des conclusions certaines ou très probables.
Nous ajouterons même que les témoignages de l'Écri-
ture et de la Tradition ne peuvent être invoqués ici
que subsidiairement; ni l'Écriture, ni les Pères n'ont
entendu formuler un système théologique sur l'es-
sence du sacrifice sanglant de la croix ou du sacrifice
non sanglant de l'autel. Les interprétations qu'on pour-
rait apporter de la doctrine qu'ils nous proposent
seront toujours et forcément des interprétations, où
un élément préjudiciel entrera pour une part plus
ou moins considérable.
C'est donc à la seule règle de la foi qu'il faut recou-
rir pour trouver les principes sur lesquels nos déduc-
tions ont le droit de s'appuyer. Celle règle de foi a
été formulée au concile de Trente. Sans doute, elle
ne contient aucune assertion qui directement nous
permette de proposer une solution définitive; elle
nous donne cependant des points de repère suffisants
et pour éliminer les opinions irrecevables, et pour dis-
cerner iolutiôn très probable.
Nous n'avo is p is à reproduire i' i I les
texte i (cuv je la ses-
\n, c. i et u ; can: 1.2 et 3. Voir ci-dessus
col. 1128-1137. Mais il faut y joindre le c. m de la ses-
sion xm, lequel, bien que ne se rapportant pas direc-
1247 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES : VALEUR DE LA CONSÉCRATION 124»
tcment au sacrifice, enseigne cependant la doctrine
catholique de la séparation sacramentelle du corps
et du sang de Jésus-Christ.
Ce principe fondamental une fois posé, la marche
à suivre dans notre critique est celle-là même que nous
avons indiquée au début de cet article, et qui est consa-
crée par l'ensemble des théologiens. On établira tout
d'abord que l'essence du sacrifice réside dans la
consécration. On expliquera ensuite comment la con-
sécration constitue l'action sacrificielle de l'eucha-
ristie. Enfin, dans les limites d'une sage liberté en
faveur des systèmes conciliables avec la doctrine catho-
lique, on s'efforcera, dans une brève synthèse théo-
logique, de déterminer les éléments du sacrifice eucha-
ristique et de donner, de ce sacrifice, une définition
acceptable. .
//. L'ESSENCE DU S ACM FI LE EUCHARISTIQUE
RÉSIDE DANS LA SEULE CONSÉCRATION DES DEUX
ESPÈCES. — Cette affirmation comporte trois préci-
sions, dont la première seule se présente à notre
adhésion comme une vérité théologiquement certaine;
les deux autres appartenant au domaine des
opinions. On affirme donc, et d'une façon non exclu-
sive, 1° que l'essence de la messe est dans la consé-
cration; 2° que l'essence de la messe est dans la seule
consécration, à l'exclusion de toute autre partie de la
messe; 3° que l'essence de la messe requiert la consé-
cration des deux espèces : pain et vin.
1° L'essence de la messe est dans la consécration. —
Sous sa forme positive, et non exclusive, cette
assertion doit être notée comme théologiquement
certaine.
Elle possède, en effet, comme garantie l'unanimité
morale des théologiens catholiques; et sa vérité
découle de l'exposé de toute la doctrine traditionnelle
sur le sacrifice de la messe au point que certains auteurs
en jugent inutile la démonstration : M. de la Taille,
op. cit., El. xxxiv, p. 435.
Cette démonstration est cependant possible; les
grands théologiens n'ont pas manqué de l'établir, se
référant à saint Thomas, Sum. theol., IIIa, q. lxxvih,
a. 3, ad 2um; q. lxxx, a. 12, ad lum; q. lxxxii,
a. 10; id., ibid., ad lum, et surtout q. lxxxih, a. 1.
Suarez note que, malgré les efforts de nombreux
auteurs en faveur d'une démonstration rationnelle,
on ne peut avoir, sans le secours de la révélation, une
réponse absolument certaine à ce sujet. Ajoutons que
les divers arguments de raison théologique devront,
pour être mis en valeur, être réunis en une synthèse
que nous proposerons en dernier lieu.
1. Les arguments : leur aspect analytique. —
a) L'Écriture. ■ — Dans les récits de l'institution, deux
faits sont nettements relatés : la consécration par le
Sauveur du pain et du vin; la distribution du corps
et du sang aux apôtres. Et toute la tradition
affirme que le sacrifice de la cène, qui prélude à l'eu-
charistie, fut constituée par ces deux actes du Christ.
Or, la distribution du corps et du sang aux apôtres
ne peut appartenir seule à l'essence du sacrifice. Donc,
au témoignage de l'Écriture, il reste que la consécra-
tion est un élément essentiel. De plus, il serait sur-
prenant que l'Écriture n'ait relaté qu'un rite accessoire
et non essentiel au sacrifice. Suarez, disp. LXXV,
sect. iv, n. 2.
b) La Tradition. ■ — Cet argument est plutôt indiqué
que développé. Suarez, id., n. 3, déclare que les Pères,
parlant du sacrifice eucharistique, emploient indiffé-
remment les termes de consécration, d'immolation,
iVoblation. Cf. De Lugo, disp. XIX, sect. v, n. 67;
Bellarmin, De eucharistia, 1. V, n. xxvm, fine.
c) La raison théologique. — De ce chef, les théolo-
giens postérieurs au concile de Trente apportent trois
arguments principaux.
a. — Il est de l'essence du sacrifice d'être une obla-
tion faite à Dieu. Or, dans l'eucharistie, l'oblation
sacrificielle réside dans la consécration. La consécra-
tion du pain et du vin, en effet, présente à Dieu l'ado-
rable victime de l'autel, et cela d'une manière plus
parfaite que tout autre rite de la messe. Salmanti-
censes, De eucharistia, disp. XIII, dub. n, n. 25.
Les théologiens répètent à l'envi que l'oblation est
contenue dans la consécration, et que l'oblation ver-
bale, postérieure à la consécration (Unde et memores}
n'est pas, en soi, nécessaire, quoi qu'en aient dit de
rares auteurs (v. gr., Scot, Henriquez, Azor, Bonacina,
Bassams, et d'autres, cités par de la Taille, El.
xxxiv, p. 437, note 3). A plus forte raison eussent-
ils rejeté la singulière opinion du P. Grivet :
« la messe commence à l'autel après l'élévation; »
voir col. 1228. Ils trouvent confirmation de cet argu-
ment dans les expressions du concile de Trente, lequel
explique la consécration par l'oblation et l'oblation
par la consécration. Cf. sess. xxn, c. n; sess. xxm,
c. i, can. 1. Salmanticenses, id., n. 26.
b. - — Sous la loi de grâce, le sacerdoce comporte
essentiellement le pouvoir de consacrer. Mais l'acte
principal répondant au sacerdoce est le sacrifice. Si
donc le prêtre est constitué prêtre essentiellement par
le pouvoir de consacrer, il faut de toute nécessité que
le sacrifice comporte essentiellement la consécration.
La même relation qui existe entre le sacerdoce et le
pouvoir de consacrer existe entre le sacrifice et la
consécration. Ici encore, les théologiens s'appuient
sur le concile de Trente, sess. xxm, c. 1 : Sacrificium
et sacerdotium ita Dei ordinatione conjuncta sunt, ut
utrumque in omni lege existant. Cum igitur in Novo
Teslamento sanctum eucharistiœ sacrificium visibile
ex Domini institutione catholica Ecclesia acceperit,
fateri etiam oportet in ea novum esse, visibile et exter-
num sacerdotium. Et canon 1 : Si quis dixerit non esse
in Novo Testamento sacerdotium visibile et exlernum,
vel non esse potestatem aliquam consecrandi et offerendi
verum corpus et sanguinem Domini, a. s. Denz.-Banirw.,
n. 957, 961.
Suarez montre le lien intime qui unit ces deux argu-
ments. Disp. LXXV, sect. iv, n. 2. Il ne suffit pas,
dit-il en substance, de montrer que le pouvoir sacer-
dotal est un pouvoir de consacrer; il faut également
ajouter que. dans le sacrifice eucharistique, la consé-
cration comporte l'oblation essentielle au rite sacrifi-
ciel. Et Suarez démontre que telle est la vérité, non
seulement parce que la Tradition tout entière l'a
ainsi compris, mais encore parce que la nature même
du sacerdoce exige que le pouvoir de consacrer soit
aussi et conjointement le pouvoir d'offrir. Autrement
le sacrifice pourrait être conçu comme divisible en
deux éléments. Un prêtre pourrait consacrer; un
autre pourrait offrir à Dieu la victime consacrée. Dans
quel acte serait le sacrifice? Sans doute, ajoute Suarez,
n. 3, on pourrait théoriquement concevoir une sépa-
ration effective des deux pouvoirs; mais leur union
inséparable dans le sacerdoce chrétien est un signe
très probable que les deux pouvoirs sont en réalité une
seule et même chose.
c. — La messe est une représentation et un mémorial
du sacrifice du Calvaire : dogme défini au concile de
Trente, sess. xxn, c. 1. Donc, la partie de la messe
où le sacrifice de la croix sera le plus parfaitement
représenté et commémoré, ne peut pas ne pas appar-
tenir à l'essence du sacrifice eucharistique. Or, c'est
à la consécration que se trouvent le plus parfaitement
réalisées et la représentation et la commémoration de
la croix, par la séparation sacramentelle 'du corps et
du sang, laquelle n'est pas une séparation purement
métaphorique ou figurative, mais une séparation
mystérieuse qu'explique la force des paroles consé-
1249 MESSE, DONNÉES THEOLOGIQUES: VALEl II DE LA CONSÉCRATION L250
oratoires, vi oerborum. Salmanticenses, loe. cit., n. 26;
Gonet, loe. cit., n. 17.
d. — A ces trois arguments principaux, il faut en
ajouter un quatrième tiré de la notion de sacrifice, et
qui se diversifie selon les teridanc.es des ailleurs. Nous
avons constaté que beaucoup de théologiens consi-
dèrent la notion d'immutatinu effective comme essen-
tielle au concept du sacrifice. De cette notion, ils
déduisent que la consécration du pain et du vin est
i telle au sacrifice eucharistique. Ainsi Gonet,
loe. cit., n. 46, déclare que ■ cette action appartient à
l'essence du sacrifice, qui cause l'immutation de la
chose offerte. Cette majeure, dit-il. est certaine, et
patet ex defmitione saerificii. Or, l'action consécratoire
qui sépare virtuellement le corps du sang à la messe,
vi verborum, est, de soi, destructive du Christ; elle
réalise dans le Christ une véritable immolation mys-
térieuse: donc... De I.ugo, toc. cit., n. 67, reprend le
même argument, mais en l'appliquant à la théorie du
status declioior. La consécration appartient à l'essence
du sacrifice parce que, « sans détruire substantielle-
ment le Christ, elle lui confère un état d'amoindrisse-
ment tel. que le corps et le sang du Sauveur sont pour
ainsi dire dépouillés de toute fonction humaine, et
rendus aptes a d'autres usages, transformés qu'ils
sont en nourriture et breuvage. < .Même raisonnement
chez Rellarmin, 1. Y. c. xxvn, lequel trouve insuffi-
sante l'explication de l'immolation virtuelle.
Ainsi présenté, cet argument mériterait davantage
l'épithète d'argument de tendance plutôt que de raison
théologique; il cadre, en effet, avec certaines opinions
mais non avec la doctrine générale que tous sont obli-
gés de recevoir. 11 serait possible cependant de lui
donner une valeur réelle et universelle, si, au lieu de
parler de destruction, d'immutation, d'amoindrisse-
ment, on se contentait simplement d'établir que, par
la consécration, et par la consécration principalement,
Jésus-Christ est placé sur l'autel en l'état de vietime.
Et par là, nous retrouvons, concrétisé sur la victime
eucharistique, l'argument plus général tiré du carac-
tère représentatif et eommémoratif de la messe par
rapport à l'immolation du Calvaire.
2. Synthèse des arguments : Jésus, victime et prêtre
principal à la messe, s'ofjre lui-même à Dieu dans la
consécration. ■ — Si l'on considère attentivement ces
divers arguments, on verra qu'ils peuvent être fusion-
nés en une considération supérieure qui les domine
tous et les commande : Jésus, prêtre et victime à l'autel
comme sur la croix. Les défenseurs du système sacri-
flce-oblation, mieux que d'autres peut-être, ont mis
en relief cette vérité traditionnelle, que le concile de
Trente a consacrée : «Parce que le même Jésus-Christ,
qui s'est offert une fois lui-même sur l'autel de la croix
avec effusion de sang, est contenu et immolé sans effu-
sion de sang dans le sacrifice divin qui s'accomplit à
la messe, le saint concile dit et déclare que ce sacri-
fice est essentiellement propitiatoire... puique c'est
la même et l'unique hostie, et que c'est le même qui
s'est offert autrefois sur la croix, qui s'offre encore à
présent par le ministère des prêtres, avec différence seu-
lement dans la manière d'offrir. » Ainsi, la messe est
décrite comme étant, avant tout et essentiellement,
l'oblation faite de lui-même par Jésus-Christ lui-
même, comme autrefois au Calvaire, avec cette double
différence que le sacrifice eucharistique se fait d'une
manière non sanglante, et qu'il suppose le ministère
de prêtres députés par le Christ. Nos grands théolo-
giens, partisans de l'immolation et de l'immutation
dans le sacrifice, n'ont pas manqué, eux aussi, de
mettre en relief cette part prépondérante prise par le
Christ dans l'oblation du sacrifice de l'autel.
Suarez, par exemple, commence sa dis]). LXXY,
De essentia saerificii eucharistici, par cette première
DICT. DE THÉOL. CATH.
question : Vtrum totus Christus sit rrs oblata in misse
sacrificio? En affirmant que le Christ es! bien l'objet
premier et principal de l'oblation dans le sacrifice
eucharistique, il déclare cette conclusion certaine et
admise par tous les théologiens catholiques. Mais,
victime à l'autel comme au Calvaire, le Christ y
est aussi et avant tout prêtre et offrant principal.
Disp. LXXYII.sect. i. Cette thèse de l'oblation eucha-
ristique faite par le Christ lui-même à la messe est
une thèse catholique, que nous retrouvons chez tous
les grands auteurs. Ainsi, les Salmanticenses : « Que
Notre-Seigneur Jésus-Christ soit le prêtre principal,
Offrant à Dieu le sacrifice de la messe, c'est là une
doctrine enseignée par l'unanimité des théologiens
et à juste litre, car elle est ouvertement proposée
par les Pères et par les conciles (l'auteur cite Trente,
sess. xxn, c. 1. Denz.-Bannw., n. 938; le IVe con-
cile du Latran, can. Firmiter, id., n. 430), et par saint
Thomas, Sum. theol. IIIa, q. i.xxxm, a. 1. ad 3um.
Même assertion chez Vasquez, disp. CCXXV, c. i; De
Lugo, disp. XIX, sect. vu, n. 91 ; Gonet, disp. XI, a.
3. n. 68; Billuart, dissert, vm, a. 2: et , pour passer aux
auteurs plus récents et contemporains, Franzelin; De
sacrificio, th. xvi, S 3; Billot, De sacramentis, t. i, De
sacrificio missœ, $ 3: de la Taille, Mysterium fidei, el.
xxin, p. 295; Lepin, L'idée du sacrifice de la messe,
p. 714 et 749. Ce principe de l'oblation faite à l'autel
par le Christ prêtre principal une fois posé, extrê-
mement simple devient l'argumentation, qui démontre
que la consécration appartient à l'essence du sacrifice
eucharistique. Voici comment Suarez la formule :
« Le principal offrant en ce sacrifice est le Christ;
donc, cette action appartiendra principalement à
l'essence du sacrifice qui sera accomplie au nom du
Christ. Or, cette action est la consécration. Le premier
antécédent sera longuement prouvé ailleurs. La pre-
mière conséquence paraît par elle-même évidente, car
le Christ ne peut être principal offrant qu'autant que
l'action sacrificielle est accomplie en son nom et par
quelqu'un qui représente sa personne même. Le second
antécédent, outre qu'il représente l'enseignement
commun, est suffisamment démontré paries paroles
mêmes de la consécration, qui sont proférées au nom
même de Jésus-Christ par le prêtre se substituant à
la personne du Sauveur...; tous les autres rites peu-
vent être accomplis par le prêtre agissant en son nom
propre ou au nom de l'Église... » Disp. LXXY, sect. iv,
n. 4. L'argument serait plus complet et plus décisif
encore si l'on y faisait entrer non seulement l'oblation
active du prêtre, mais encore l'oblation passive de la
victime. Il synthétiserait alors les arguments de raison
théologique exposés tout à l'heure et on le pourrait
formuler brièvement ainsi : Le rite par lequel Jésus-
Christ, prêtre principal, exerce son sacerdoce par le
ministère du prêtre visible, son délégué, en s'offrant
comme victime à Dieu, est certainement le rite essentiel
du sacrifice eucharistique, puisqu'il reproduit l'oblation
du Calvaire. Or, ce rite est la consécration du pain el du
vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Donc, l'essence
de la messe est dans la consécration.
L'argument, du moins en ce qui concerne l'oblation
active du Christ prêtre principal, prend une force
toute particulière chez Je plus grand nombre des théo-
logiens scolastiques. Tandis, en effet, que quelques
rares auteurs expliquent que le Christ est prêtre
principal à la messe, uniquement parce qu'il a institué
lui-même le sacrifice eucharistique et donne aux siens
le pouvoir et l'ordre de l'offrir après lui, le plus grand
nombre des théologiens entendent que le Christ, à
l'autel, offre lui-même et personnellement le sacrifice.
Parmi les partisans de la première interprétation, on
doit citer, postérieurement, au concile de Trente, et
marchant sur les traces de Scot, Vasquez, Gaspard
X. — 40
1251 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES: VALEUR DE LA SEULE CONSÉCRATION 1252
Hurlado, Fagundez et, de nos jours, le P. de la Taille,
voir col. 1211. La seconde interprétation, plus stricte,
et qui a les faveurs du grand nombre, s'appuie sur l'au-
torité de saint Thomas, Sum. theol., III», q. lxxviii,
a. 1 et 4; q. lxxxh, a. 1, 5 et 7, ad 3um; q. lxxxiii,
a. 1, ad 3um, et du concile de Trente, voir ci-dessus.
« Le Christ, dit Suarez, est principal offrant dans ce
sacrifice, non seulement d'une façon accidentelle et
éloignée, mais encore parce qu'il offre actuellement,
quoique par le ministère du prêtre, le sacrifice. »
Pour expliquer la part prise par le Christ dans l'obla-
tion de la messe, il ne suffit pas d'invoquer le fait de
l'institution et la volonté du Christ exprimée à ses
apôtres. Il ne suffit même pas d'expliquer que toute
la vertu et l'efficacité de la messe sont fondées sur
les mérites de Jésus-Christ. La vraie raison, expli-
cative de la part prise personnellement par le Christ,
dans l'oblation de -la messe, c'est que l'humanité du
Sauveur concourt physiquement à l'acte de la consé-
cration, c'est-à-dire de la transsubstantiation, en
tant qu'instrument uni à la divinité. » Disp. LXXVII,
sect. i, n. 4-6. Cette explication paraît péremptoire.
L'activité instrumentale de l'humanité du Christ
— que nul ne peut songer à nier — par rapport à la
transsubstantiation, explique merveilleusement com-
ment le Christ peut, à chaque messe, renouveler son
offrande sans qu'il soit cependant nécessaire de mul-
tiplier les actes d'oblation. Le Christ renouvelle son
oblation parce qu'il se rend présent, de cette présence
qui constitue, par la transsusbstantiation du pain et
du vin séparément consacrés, l'immolation mystique.
Voir l'objection à cette thèse, formulée par F. de Lan-
versin, Esquisse d'une synthèse du sacrifice, dans
Recherches de science religieuse, 1927, p. 199.
Toutefois, en ce qui concerne l'oblation du sacrifice,
une difficulté pourrait être faite à cette conception,
conception d'ailleurs conforme à ce que la théologie
traditionnelle enseigne sur la causalité de l'huma-
nité du Christ par rapport aux sacrements, voir
Jésus-Christ, t. vu, col. 1320. Dans cette oblation,
le Christ est prêtre principal. Or, la part prise par son
humanité dans l'œuvre divine de la transsubstantia-
tion, décèle une activité simplement instrumentale,
la cause principale demeurant Dieu et Dieu seul.
Comment donc encore parler de la part principale
prise par Jésus-Christ, comme prêtre, au sacrifice
eucharistique? Le cardinal Billot fournit les éléments
précis de réponse, De sacramenti's, t. i, th. liv, (j 1,
obj. 4 : « L'action sacrificielle, dit-il, doit nécessaire-
ment dépendre du prêtre comme de sa cause princi-
pale, mais, formellement en tant qu'action sacrificielle,
c'est-à-dire en tant qu'elle atteste publiquement nos
sentiments de respect intérieur et qu'elle honore Dieu.
Mais cela n'est plus vrai, si on la considère matérielle-
ment, en tant qu'elle est une destruction ou réelle ou
mystique de la victime. Ainsi s'explique le sacrifice
de la croix; ainsi s'expliquent les sacrifices anciens,
dans lesquels la destruction matérielle de la victime
était le plus souvent le fait d'individus non revêtus
du sacerdoce. Au prêtre seul appartient le rôle de
consacrer la victime au culte divin et de lui imposer
dans ce but la forme de l'oblation latreutique. De
même, à la messe, rien n'empêche que l'action qui
opère la transsubstantiation soit matériellement
accomplie par Dieu seul, comme agent principal. Mais
formellement considérée, comme témoignage public
de l'adoration des hommes, elle est accomplie par le
prêtre, agissant non plus simplement comme cause
instrumentale, mais en son nom propre, pour adorer,
honorer, révérer Dieu. » Cf. Van Noort,De sacramentis,
t. i, n. 475. Solution qui nous permet de montrer, en
harmonisant entre eux les divers aspects de la même
vérité, comment l'oblation permanente du Christ se
concilie avec son oblation actuelle, incluse dans chaque
messe. A chaque messe, en effet, la transsubstantiation
est produite effectivement : par Dieu, comme cause
principale, par l'humanité du Christ, comme cause
instrumentale immédiatement unie à la divinité, par
le ministre, comme cause instrumentale séparée, mais
subordonnée au Christ. Mais à chaque messe aussi,
et parallèlement à cette activité instrumentale, le
prêtre souverain qu'est Jésus-Christ renouvelle, en les
continuant simplement, les sentiments qui l'ont animé
au Calvaire, et le prêtre visible, s'unissant au Christ,
dans une communion de sentiments semblables,
offre, au nom de l'Église qu'il représente, avec le
corps réel et le sang du Christ, le corps mystique tout
entier, confondu avec le Sauveur dans la même immo-
lation mystique. Les Salmanticenses ont bien mis en
relief cette dualité d'action du Christ (et de son prêtre
visible) dans le sacrifice eucharistique : « De même
que le Christ concourt instrumentalement par son
humanité à chacune des conversions ou transsubstan-
tiations qui se font dans l'Église, ainsi il pense à
chacun de nos sacrifices, les veut, les offre à Dieu, par
conséquent, en est, comme prêtre principal, l'offrant
immédiat, d'une oblation formelle, actuelle et élicite. »
Disp. XIII, dub. m, n. 50. De Lugo accepte substan-
tiellement cette doctrine; mais il la présente d'une
manière beaucoup plus vague. Disp. XIX, n. 95.
2° L'essence du sacrifice eucharistique est dans la
seule consécration, à l'exclusion de toute autre partie
de la messe. — Cette assertion constitue, dans sa
teneur générale, une simple opinion plus probable.
Toutefois les opinions exclues ne jouissent pas toutes
de la même probabilité. Tandis, en effet, que le rite
de la communion du prêtre est considéré par d'excel-
lents auteurs comme appartenant à l'essence du
sacrifice sans cependant en être le seul élément, les
autres rites, bénédiction, fraction, oblation verbale,
communion des fidèles, etc.. sont exclus de l'essence
de la messe par l'unanimité morale des théologiens.
Les opinions anciennes et mêmes récentes qui ont
pu être émises à ce sujet doivent donc être considérées
comme improbables.
1 . Il ne saurait être question de faire entrer dans l'es-
sence du sacrifice eucharistique les ornements, les céré-
monies extérieures, les prescriptions liturgiques ajoutées
par l'Église au cours des siècles. Les objections soule-
vées à ce sujet par quelques-uns des premiers Réforma-
teurs, notamment par Chemnitz, manquent totale-
ment de base. Aucun catholique n'a jamais enseigné
cette absurdité, et tous professent que les addi-
tions faites par l'Église à l'institution du Christ sont
des ornements extrinsèques et accidentels du sacrifice.
Conc. de Trente, sess. xxi, c. v, Denz.-Bannw., n. 943;
can. 7, id., n. 954.
2. La distribution de la communion aux fidèles
n'est ni le sacrifice de la messe, ni une des parties
essentielles de ce sacrifice. Le concile de Trente, ibid.,
c. vi et can. 8, Denz.-Bannw., n. 944, 955, se contents
de condamner la doctrine qui taxe d'illicéité la célé-
bration des messe privées, sans communion des fidèles.
Mais, par là même, il laisse très clairement entendre
que la messe privée, même celle où aucune communion
n'est distribuée aux fidèles, est toujours un sacrifice
véritable et complet. La théorie du sacrifice-banquet
est donc à rejeter. L'explication proposée par Mgr
Bellord dans The eccl. Review souleva immédiate-
ment la réprobation de nombreux théologiens qui
la réfutèrent dans le périodique même où elle avait
paru. The ecclesiastical Review, 1905, t. xxxm, p. 378
sq.; 457 sq.; 513 sq.; 612 sq.; 1906, t. xxxiv,
p. 54 sq.
Mais l'opinion voisine, qui placerait l'essence du
sacrifice dans la seule communion du prêtre, mérite
1253 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES : VALEUR DE LA SEULE CONSÉCRATION 1254
une attention plus particulière, bien qu'elle ne puisse
revendiquer comme patrons, parmi les grands théolo-
giens, que Dominique Soto, voir col. 11-45, et peut-être
Ledesma. Et encore, Soto et Ledesma ne représentent
qu'imparfaitement cette opinion, puisque, pour eux,
la consécration et l'oblation sont essentiellement
prérequiscs à l'acte sacrificiel de la communion.
a) Faiblesse des arguments de la thèse du sacrifice-com-
munion. — a. — Les paroles de l'institution semblent
indiquer que prendre, manger et boire le corps et
le sang constituent le sacrifice : Prenez, mangez, ceci
est mon corps; buvez, ceci est mon sang. — Ces paroles,
qui démontrent directement que l'essence de la
messe est dans la consécration, voir ci-dessus col. 1247,
prouvent aussi que l'immolation mystérieuse du Sau-
veur à la consécration a un rapport direct à la commu-
nion. La participation à la victime est la suite natu-
relle du sacrifice.
b. — ■ Saint Augustin, De civitate Dei, 1. XVII,
c.v, n. 5, a écrit : Ideo id dixit, manducare panem;
quod est in nom Testamento sacrifteium christianum.
P. L., t. xli, col. 536. — Ces paroles ne signifient pas
que l'essence du sacrifice chrétien réside dans la man-
ducation du pain devenu le corps du Christ. Elles
signifient que le pain consacré, devenu corps (et le vin,
devenu sang), sont le sacrifice auquel les chrétiens
participent dans la communion. Saint Augustin oppose
les victimes de l'Ancien Testament que Dieu avait
données pour nourriture à la maison d'Aaron, au pain
eucharistique qui est la victime des chrétiens et que
Dieu leur donre pour nourriture spirituelle. S'il fallait
tirer une conclusion de ce texte, elle serait défavorable
à la thèse qu'on prétend y rattacher. Car, si les
anciennes victimes devaient être, en tant que telles,
immolées avant d'être données en nourriture à la mai-
son d'Aaron, le corps et le sang du Christ doivent
pareillement avoir été déjà immolés à la messe avant
de servir d'aliments à l'âme par la communion.
c. — ■ Un texte de saint Grégoire le Grand n'est pas
mieux appliqué. Pro nobis iterum Christus, dit ce
Père, in hoc mysterio sacra: oblationis immolatur; ejus
quippe ibi corpus sumitur, ejus caro in populi salutem
partilur, e jusque sanguis in ora fidelium funditur.
Dial., 1. IV, c. lviii, P. L., t. lxxvii, col. 425. — Le
saint Docteur propose simplement en ce texte l'une
des principales raisons pour lesquelles Jésus-Christ
s'immole sur l'autel : «C'est, dit-il, afin que les fidèles
participent à sa chair sacrée. » Mais il est si éloigné de
croire que c'est dans cette participation à la chair de
Jésus-Christ que consiste son immolation non san-
glante, qu'ilajoute, dans ce même texte, que le moment
où se fait cette immolation est celui de la consécra-
tion : Immolalionis hora ad sacerdolis vocem.
d. — On en appelle encore à saint Thomas, appor-
tant, pour faire comprendre la notion du sacrifice,
l'exemple du pain rompu, béni et mangé. Sum. theol.,
IIIa, q. lxxxv, a. 3. — Mais, d'une part, ces exemples
du pain, rompu, béni, mangé, ne sont que des exemples
apportés pour faire comprendre ce que peut-être
l'acte accompli circa rem oblalam pour transformer la
simple oblation en sacrifice véritable; et, d'autre
part, la doctrine de saint Thomas, proposée ex pro-
fessa, est trop nette pour qu'il puisse y avoir le moindre
doute.
b) Impossibilités de la tMse du sacr> < fice-communion.
— a. . — Si le sacrifice à la messe n'était autre que la
manducation, Jésus-Christ ne serait en état de victime
qu'au moment de la communion du prêtre et des
assistants, et il ne serait non plus en cet état de
victime qu'au moment de la communion du prêtre
et des assistants. Or, la royance catholique sanction-
née par la liturgie suppose que nous adorons Jésus-
Christ sur l'autel après la consécration, non seulement
comme présent, mais encore comme hostie pure, hostie
sainte, hostie sans tache.
b- - — ■ Dans ce système, les prêtres n'immoleraient
Jésus-Christ que pour eux-mêmes, et non pas pour
les fidèles. Et d'autre part, chacun, en communiant
deviendrait consécratcur, soit dans la messe, soit hors
de la messe, s'il communiait sans y assister, et Jésus-
Christ s'offrirait lui-même en sacrifice, par le ministère
des uns et des autres. Ce qui est contraire à l'enseigne-
ment de la tradition tout entière.
c. - — Enfin, la communion pouvant être distribuée
par le diacre, on aurait un sacrifice sans l'intervention
du prêtre.
3. L'oblation verbale qui précède la consécration, à
l'offertoire, ne saurait être considérée comme l'essence
du sacrifice. Les théologiens qui croyaient ces prières
anciennes ont réfuté à l'envi cette thèse. Il nous
suffira de remarquer que ces prières et cérémonies
sont relativement récentes et n'appartiennent pas à
la partie vraiment traditionnelle de la messe. Voir
Suarez, disp. LXXV, sect. in, n. 1; cf. Bellarmin, V,
c. xxvn, quarta proposilio; De Lugo, disp. XIX,
sect. m, n. 38; Salmanticenses, disp. XIII, dub. n,
§ 1, n. 21 ; Gonet, disp. XI, a. 2, n. 30; etc.
4. Il faut encore exclure de l'essence du sacrifice
les rites, les prières et cérémonies qui se font à la messe
entre la consécration et la communion. Et cela pour des
raisons soit communes à tous ces rites, soit particu-
lières à chacun d'eux.
a) Raisons communes. — Trois principes de valeur
assez inégale proposés par Jean de Saint-Thomas,
disp. XXXII, n. 35-37, peuvent diriger la discussion :
Le premier, c'est que le sacrifice de la messe est
offert par le prêtre agissant au nom du Christ. D'où
il suit immédiatement que devront être réputées
non essentielles toutes les actions faites par le prêtre
en son nom personnel ou au nom de l'Église. Le
deuxième, c'est que la messe est célébrée selon le
rite de Melchisédech, qui prit le pain et le vin comme
matière de son sacrifice. Aussi faudra-t-il éliminer de
l'essence de la messe toutes les actions accomplies sur
une seule des deux espèces, par exemple sur le pain.
Le troisième et le principal est que l'essence du sacri-
fice doit se trouver dans le rite qui confère à la célé-
bration eucharistique d'être le mémorial et l'image
de la passion. Aussi ne pourra-t-on pas placer l'essence
du sacrifice eucharistique, même partiellement, en
un rite qui, par l'institution même de Jésus-Christ,
ne présente pas une vive image de l'oblation sanglante
du Calvaire. Cf. Billot, op. cit., th. liv.
En vertu de ces trois principes, on éliminera facile-
ment tous les rites sans exception qui se rencontrent
entre la consécration et la communion, soit parce
qu'ils n'ont pas été institués par le Christ, soit parce
qu'ils ne sont pas accomplis au nom du Christ; soit
parce qu'ils ne concernent qu'une espèce sacramentelle
et non l'autre, telle la fraction de l'hostie; soit enfin
parce qu'ils ne représentent pas la mort sanglante du
Sauveur : tel le mélange des espèces. D'ailleurs, il
faut considérer que tous ces rites, d'après le Missel
romain, peuvent parfois être omis, sans pour cela
qu'il manque rien de substantiel au sacrifice. M issale
romanum. De defectibus in celebratione missarum occu-
renlibus, tit. m et iv.
b) Raisons particulières. — Les raisons générales
nous font éliminer tout rite dont Jésus-Christ ne
serait pas l'auteur. Or, déclare judicieusement Jean
de Saint-Thomas, comment connaître l'institution
du Christ, sinon par le fail de l'emploi qu'en a fait
le Christ à la cène, fait attesté par la narration évan-
gélique? Dans cette exclusion se trouvent comprises
la plupart des actions accomplies par le célébrant après
la consécration : « l'oblation verbale, qui suit immédia-
1255 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES : ROLE DE LA COMMUNION 1256
tement ; l'élévation de l'hostie et du calice pour les
faire adorer au peuple; les bénédictions qui se font
sur le sacrement et autres rites semblables. » Loc.
cit., n. 36. Ne retenant que les rites accomplis par le
Christ lui-même à la cène, Jean de Saint-Thomas
s'arrête à la bénédiction, à la fraction de l'hostie, et
à la communion. La question de la communion faisant
l'oDJet d'un paragraphe spécial, voir ci-dessous, nous
nous contenterons de retenir les deux premiers gestes
du Sauveur, reproduits par le prêtre à l'autel, bene-
dixit, fregit.
a. — La bénédiction du pain et du vin à la consécra-
tion ne constitue pas une partie essentielle du sacri-
fice. S'il s'agit, en effet, de la bénédiction qui se fait
immédiatement avant la consécration du pain et- du
vin, comment ce rite pourrait-il appartenir au sacri-
fice, puisque le corps et le sang du Sauveur ne sont
pas encore présents sur l'autel? Et si l'on entend par
« bénédiction » la consécration elle-même, la difficulté
n'existe plus. C'est dans ce dernier sens, d'ailleurs,
que saint Thomas expose le récit de saint Paul, Com-
ment, in 7am Cor., xi, 24, lect. v.
b. — La fraction du pain (laquelle, à la messe, est
faite après le Pater) ne saurait, quoi qu'en aient pensé
Cano et Grégoire de Valencia, voir col. 1145, 1177,
constituer un élément essentiel du sacrifice eucharis-
tique. Au point de vue théologique et spéculatif, ce
rite s'exerce à l'endroit de la seule espèce du pain ; il
ne peut donc, d'après la raison exprimée en second
lieu, constituer une action vraiment sacrificielle. Litur-
giquement, ce rite peut être omis sans que le sacrifice
en souffre. Rubricee missalis, § 10, n. 10. De plus,
Suarez fait remarquer, et ce peut être juste, que la
fraction, à la cène, fut antérieure à la consécration,
donc, elle ne pouvait appartenir à l'essence du sacri;
fice. Cf. Salmanticenses, loc. cit., n. 24 ; Suarez, loc. cit.-
sect. m, n. 3j Mais l'on ne saurait oublier que l'anti-
quité chrétienne a attaché à ce rite une très grande
importance, comme étant l'image de la passion.
5. Reste la seule controverse intéressante : La
communion du prêtre fait-elle partie de l'essence du
sacrifice? Nous ne disons plus, comme tout à l'heure :
constitue-t-elle, à elle seule, l'essence du sacrifice? Il
s'agit de savoir si le sacrifice requiert essentiellement
non seulement la consécration, mais encore la
communion du célébrant. Et l'on sait que l'opinion
affirmative a rencontré de puissants défenseurs dans
la théologie catholique : Bellarmin, les Salmanticenses,
De Lugo, saint Alphonse de Liguori, etc.
a) De multiples raisons nous font exclure la commu-
nion de l'essence du sacrifice eucharistique (Opinion à
notre avis plus probable). — a. — La communion n'est
pas faite au nom du Christ, et le prêtre n'y tient pas
la place de la personne même du Sauveur. Bellarmin
a senti la difficulté : « Peu importe, dit-il, que la con-
somption de l'eucharistie ne se fasse pas en la personne
du Christ, lequel est cependant le prêtre principal.
Car, si le Christ ne se mange pas lui-même et ne
consomme pas immédiatement le sacrement, il peut
cependant être considéré comme s'il le consommait,
puisqu'il se livre pour être consommé. C'est ainsi que,
dans le sacrifice de la croix, le Christ s'est vraiment
sacrifié, parce qu'il s'est offert à la destruction, bien
qu'il ne se soit pas lui-même mis à mort de ses propres
mains et qu'il ait laissé agir la main de ses bourreaux. »
De missa, 1. I, c. xxvn. Réponse bien peu convain-
cante : livrer à autrui un aliment que cet autre
doit consommer, ce n'est pas du tout suffisant pour
qu'on puisse dire de quelqu'un qu'il consomme, cet
aliment. D'ailleurs il est inexact de dire que le Christ
a offert son sacrifice sur la croix, parce qu'il s'est
offert aux bourreaux. Le Christ a fait plus que s'of-
frir. Il s'est vraiment sacrifié lui-même, faisant acte
de son pouvoir pour permettre qu'on l'immolât.
b. — Mais il faut aller au fondement même de l'opi-
nion contestée : les théologi ns qui s'y rallient pré-
tendent que la communion est indispensable à la
destruction ou immutation requise pour qu'existe le
sacrifice. C'est là, nous l'avons vu, la raison fondamen-
tale apportée par Bellarmin, col. 1176; les Salmanti-
censes, col. 1178; saint Alphonse de Liguori, col. 1 179,
De Lugo, col. 1 185, etc. Or, ce fondement est des plus
fragiles. Il est très vrai que le sacrifice doit exprimer
publiquement notre dépendance vis-à-vis de Dieu;
mais il n'est pas prouvé que cette signification doive
être réalisée au sacrifice de la messe par la destruction
ou l'immutation du corps et du sang du Christ. Et
puis, de quelle destruction, de quelle immutation
pourrait-il être question ici? On verra bientôt que
toute la destruction ou l'immutation concevable porte
uniquement, d'après les théologiens que nous avons
cités, sur l'être sacramentel de Jésus-Christ; et nous
constaterons aussi que ce point de vue est contestable.
De ce chef déjà, le fondement apparaît bien caduc.
Mais il y a plus. Il est très certain que, dans le sacri-
fice, la chose offerte, la victime doit être offerte à
Dieu : sans cette oblation, le sacrifice perd sa signi-
fication symbolique. Mais si l'oblation est essentielle
dans le sacrifice, il la faudrait retrouver dans la commu-
nion. « Or, peut-on affirmer qu'une chose est vraiment
offerte à Dieu dans l'acte même par lequel cette chose
est consommée par l'homme en vue de sa propre uti-
lité? Ce qui est consommé n'est pas, dans l'acte même
de sa consommation, offert ;et réciproquement. «Billot,
op. cit., th. liv. — Bellarmin, De Lugo, les Salmanti-
censes tentent de renforcer leur argument par la com
paraison de l'holocauste. «L'holocauste réclame essen-
tiellement la consomption de la victime ou de la chose
offerte. Donc, le sacrifice eucharistique comporte,
comme partie essentielle, la communion. Salman-
ticenses, n. 30. Mais cette comparaison est plus ingé-
nieuse que solide. La combustion de la victime com-
portait, certes, un rite bien apte à signifier le sacrifice
intérieur de l'homme. Mais où trouver, même initiale-
ment, ce rite expressif dans la manducation sacramen-
telle?De tous temps, en effet, les hommes ont participé
au sacrifice par la communion : Ceux qui mangent des
victimes, ne participent-ils pas à l'autel ? dit saint
Paul, I Cor., x, 18; jamais cependant cette commu-
nion n'a été considérée comme l'essence même de l'o-
blation; mais, au contraire, l'oblation de la victime
une fois faite, on célébrait le banquet sacré en signe de
la paix et de l'union qui doit régner entre Dieu et les
hommes. Ainsi, à la messe, avant comme après la
consécration, les paroles liturgiques expriment l'obla
tion; mais quand arrivent les prières qui précèdent
immédiatement la communion, il n'est plus question
d'oblation; la paix seule est annoncée, demandée,
donnée, précisément parce que l'homme est admis à la
table de Dieu, qu'il est élevé à la participation des
choses divines, qu'il est inscrit dans la société de Dieu.
b) Toutefois, la nature même du sacrifice exige
que la communion du célébrant soit annexée à la
consécration, de telle manière qu'elle ne puisse
jamais, même par dispense de l'Église, en être séparée.
Les théologiens expriment ordinairement cette vérité
en disant que la communion est partie intégrante de
la messe : Etsi non sit pars constilutiva sacrificii qua
lalis, illud tamen extrinsece complet ac perficil : hinc
etiam vocatur pars integralis sacrificii. Van Noort,
De sacramentis, t. i, n. 461. La nature même du sacri-
fice de la messe exige qu'il en soit ainsi; et les théolo-
giens modernes, sur ce point, ne font que reprendre
les multiples affirmations de la tradition et développer
la raison théologique apportée par saint Thomas,
Sum. theol., IIIa, q. lxxxii, a. 4 ; « L'eucharistie est
1257 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES: ROLE DE LA COMMUNION 1258
un sacrifice. Or, quiconque olïre un sacrifice, doit y
participer, parce (pie le sacrifice extérieur est le signe
du sacrifice intérieur par lequel on s'offre soi-même
à Dieu. Ainsi, en participant au sacrifice, le prêtre
montre que le sacrifice intérieur lui appartient. De
même... le prêtre doit lui-même prendre ce sacrement
avant de le dispenser au peuple ». Ici, la nécessité de
la communion en vue de la destruction de la victime
ne se pose plus: il s'agit uniquement de la nécessité
de la communion en vue de réaliser l'effet du sacrifice
qui est d'unir le prêtre, les fidèles à Dieu dans la
participation à la victime. Ht ce complément néces-
saire achève de réaliser parfaitement le svmbole
exprimé par le sacrifice lui-même. Cette pensée fort
juste se retrouve au fond des opinions qui assignent
à la communion du prêtre un rôle essentiel dans le
sacrifice eucharistique : dégagée de l'idée d'une desti-
nation nécessaire au sacrifice, cette conception appa-
raît pleine de vérité et de profondeur : et c'a été le
grand mérite de Viva et de Holtzclau de corriger en
ce sens la théorie de Bellarmin. La meilleure formule
qu'on puisse donner de cette conception est peut-être
celle de Suarez : Ordo ad sumptionem est de essentiel
sacrificii eueharislici. Disp. LXXY, sect. v, n. 16.
Cet ordre de la consécration à la communion est-il
de droit ecclésiastique ou de droit divin"? Certains
auteurs" modernes tranchent sans hésiter la question
en faveur du droit divin. Cf. Lépicier, De ss. sacrifteio
eucharistico, q. n, a. 4, n. 11. Van Noort est peut-être
plus exact en formulant quelques réserves : Ceteroquin,
dit-il, non constat, utrum communio celebrantis neces-
saria sit ex lege divina, an ex lege ecclesiastica cum
fundamenlo juris divini tantum, n. 461, note 4. Ce
dernier auteur s'appuie sur Suarez, toc. cit. Ce théolo-
gien estime que, dans les documents ecclésiastiques,
rien n'autorise à relier la communion à la consécra-
tion par un précepte divin formel. Le concile de Trente
lui-même se borne à déclarer que « la coutume fut
toujours dans l'Église que les laïques reçussent la
communion des prêtres, et que les prêtres célébrants
se communiassent eux-mêmes », et que « cette coutume
doit à bon droit être conservée, comme descendant de
la tradition apostolique ». Sess. xm, c. vm. Denz.-
Bannw., n. 881. Rien, en ce texte, qui déclare de
droit divin l'ordre de la consécration à la communion,
la tradition apostolique elle-même ne comportant pas
nécessairement un droit divin. Le concile entend sim-
plement définir la licéité de la communion du prêtre
par lui-même, can. 10, id., n. 892. Certaines indica-
tions permettent cependant de conjecturer que le droit
divin, contenu dans l'institution positive du Christ,
est peut-être ici en jeu. D'abord, jamais l'Église ne
dispense le prêtre de communier à la messe qu'il
célèbre; bien plus, si le célébrant vient à manquer,
par maladie soudaine ou par mort, immédiatement
après la consécration et avant la communion, un
autre prêtre, même sans être à jeun, doit se substituer
à lui pour achever le sacrifice et communier. Rubricœ
missalis, tit. x, n. 3. Mais, même en admettant le droit
divin, il ne s'ensuit pas que la communion appartienne
à l'essence du sacrifice eucharistique; car elle demeu-
rerait, de droit divin, liée à la consécration unique-
ment comme complément nécessaire, mais extrin-
sèque. Suarez, loc. cit.
c) Les objections sont facilement solubles. ■ — a. —
L'Église, dit-on, applique encore le fruit du sacrifice
après la consécration, puisqu'elle intercale dans la
deuxième partie du canon la mémoire des défunts.
Or, si toute l'essence du sacrifice était dans la consé-
cration, il ne serait plus temps de recommander à
Dieu les défunts à cet endroit de la messe.
On ne saurait dire que l'Église applique après la
consécration le fruit du sacrifice. C'est au prêtre, d'ail-
leurs, qu'il appartient de faire cette application. En
tant que ministre du Christ, le prêtre applique le fruit
produit par le sacrifice ex o'pero operato, et il doit faire
cette application, non seulement à l'intention qu'il
forme lui-même librement, mais encore à toutes les
intentions générales exprimées dans l'ordinaire de la
messe. Or, cette application est incluse dans la volonté
de faire ce que fait l'Église; aussi, cette volonté pré-
supposée, la messe est appliquée, à l'instant même de
la consécration, à toutes les intentions de L'Église,
quel que soit le moment liturgique, avant ou après la
consécration, où ces intentions sont exprimées. Outre
l'application du fruit ex opère operato, il faut aussi
dans la messe considérer I'impétration du prêtre,
priant soit en son nom personnel, soit au nom de
l'Église; et cette impétration se produit dans toutes
les prières publiques et privées qui accompagnent le
rite principal. Aussi la rubrique dit-elle expressément :
« Le (célébrant) prie quelques instants pour les défunts
pour lesquels il entend prier », mais elle ne dit pas :
« Il forme son intention pour" appliquer le fruit ex
opère operato de la messe. » Suarez, loc. cit., n. 15;
Billot, op. cit., p. 623.
b. — Les prières liturgiques elles-mêmes semblent
exclure l'opinion qui tient que l'essence du sacrifice
est réalisée dans la seule consécration. D'une part,
en effet, « immédiatement, après la consécration...
au souvenir de la passion (unde et memores) nous
rappelant la mort..., et aussi la résurrection et la
glorieuse ascension dans le ciel, nous offrons l'hostie,
le pain très saint de la vie éternelle et le calice du
perpétuel salut. » Grivet, op. cit., p. 39. D'autre part,
à la messe des présanctifi'és, où n'existe pas la consé-
cration, nous prions Dieu d'avoir pour agréable notre
sacrifice. Il faut donc que la communion, tout au
moins partiellement, intervienne dans l'essence du
sacrifice.
Objection cent fois réfutée, et à la solution de
laquelle Bossuet a donné un magnifique commentaire.
A la consécration, le sacrifice de Jésus-Christ, l'obla-
tion qu'il fait à Dieu de son corps et de son sang, est
accompli. Mais le sacrifice de l'eucharistie n'est pas
seulement le sacrifice de Jésus-Christ; il est encore
celui de tout son corps mystique s'unissant à lui et
s'immolant avec lui. Le sacrifice extérieur de Jésus-
eucharistie est l'expression parfaite du sacrifice inté-
rieur par lequel les fidèles doivent témoigner, en union
avec la divine victime, leur dépendance et leur amour
à l'égard de Dieu. C'est de ce sacrifice intérieur, de ce
sacrifice du corps mystique qu'il est question dans
les prières liturgiques. Voir le développement de
cette pensée, Explications de quelques difficultés sur
les prières de la messe, n. 36-37. Ainsi, à la messe des
présanctifiés, qui, selon l'avis unanime des auteurs,
ne saurait être considérée comme un sacrifice, nous
demandons à Dieu d'avoir pour agréable notre sacri-
fice, lequel, même en l'absence du sacrifice extérieur
de Jésus eucharistie, ne doit jamais cesser d'exister,
c. — Dans tout sacrifice, la victime doit être d'abord
préparée ou amenée, et ensuite immolée. Or, c'est
par la consécration qu'à la messe la victime est pré-
parée ou amenée; il faut donc une autre action rituelle
pour achever le sacrifice par l'immolation de la victime.
— S'il s'agissait de l'immolation sanglante d'une
victime mise à mort, l'argument pourrait avoir quelque
valeur. L'immolation sanglante, en effet, présuppose
la présence de la victime. Mais le sacrifice eucharis-
tique, quelle que soit d'ailleurs l'opinion qu'on pro-
fesse sur son essence, ne possède, avec ces sacrifices
sanglants, que des rapports lointains et purement
analogiques. Lt, à ce sujet, ii convient de rappeler
que si la transsubstantiation, en tant qu'elle rend
présents le corps et le sang du Sauveur, est une action
1259 MESSE, DONNÉES THÉOLOGIQUES : LA DOUBLE CONSÉCRATION L260
qui a Dieu seul comme cause principale, la même
action, en tant que sacrificielle, c'est-à-dire, en tant que
symbole el attestation de notre hommage, de notre
soumission et de notre amour vis-à-vis de Dieu, a le
prêtre comme cause principale : vérité déjà expliquée
plus haut, voir col. 1251. Voir, pour la discussion
des arguments, les auteurs favorables à l'opinion ici
combattue, notamment les Salman'icenses, disp. XIII,
dub. h, S 3 et 4; De Lugo, disp. XIX, sect. v et vi.
d) Mais on peut se demander si « l'oblation sacri-
ficielle du Christ se borne à ce moment transitoire
de la double consécration. On comprend que les
théologiens pour qui l'essence du sacrifice est un
acte d'immolation, réelle ou mystique, aient enfermé
la durée du sacrifice dans cet instant fugitif... Mais,
pour qui se débarrasse de ce préjugé et voit avant tout
dans le sacrifice une oblation, il semble bien qu'il
puisse et doive être étendu au delà... L'acte d'immo-
lation figurative qu'est la double consécration n'est
pas précisément, en tant que tel, l'acte d'oblation ou
de donation, constitutif du sacrifice : c'en est plutôt
...une sorte de condition. La véritable oblation ou
donation sacrificielle est celle que le Christ fait
directement de lui-même, sous le signe sensible de
cette immolation mystique. Or, il n'y a aucune raison
de lier si rigoureusement cette oblation personnelle
du Christ à l'acte figuratif de l'immolation, qu'elle ne
puisse se continuer, une fois cet acte posé. Sans doute
le moment de la double consécration peut être consi-
déré à bon droit comme le moment principal et central
du sacrifice, parce que le Christ s'y offre sous l'acte
sensible qui représente l'effusion rédemptrice de son
sang, et qu'il lui a plu d'attacher l'effet principal du
sacrifice à ce moment important, comme le fruit
rédempteur a été attaché définitivement à l'instant
de la mort. Mais rien n'empêche d'admettre, tout
engage au contraire à penser, que le Christ continue
de s'offrir en sacrifice après la double consécration
et jusqu'à la communion, parce que jusqu'à la commu-
nion il s'olïre réellement pour nous à son Père, d'une
manière solennelle et officielle, sous le signe sensible
de son sacrifice rédempteur. Pour être un simple
état de victime mystiquement immolée, et non un
acte de mystique immolation, ce signe sensible, savoir
la permanence visible de la séparation du corps et du
sang, n'en suffit pas moins à constituer un vrai sacri-
fice, parce qu'il conditionne un acte de véritable
oblation sacrificielle : Yoblation du Christ, continuée
sous le sacrement. » Lepin, L'idée du sacrifice de la
messe, p. 751-752.
Nous répondrons que cette conception procède
elle-même de l'idée du sacrifice-oblation, dans lequel
l'immolation mystique de la consécration n'intervient
qu'à titre de condition préalable. Or, cette idée, si on
l'isole de toute autre, ne nous paraît pas suffisamment
tenir compte de l'enseignement traditionnel sur Vucte
d' iinmolation mystique par lequel, précisément, Jésus
fait à Dieu l'oblation de son propre corps et de son
propre sang. Sans doute, en un certain sens, la pré-
sence continuée de Jésus sous les espèces séparées
continue l'offrande du sacrifice du corps mystique du
Sauveur, comme on vient de l'expliquer tout à l'heure,
et rien n'empêche, tout engage'même le prêtre et les
fidèles à unir leurs intentions personnelles à celles
de la sainte Victime pendant tout le temps de sa pré-
sence sur l'autel. Mais tout l'essentiel du sacrifice du
Christ est accompli à la consécration. Si l'état de pré-
sence pouvait justifier la permanence du sacrifice,
il ne faudrait pas reculer devant une conséquence
admise, implicitement, par M. Lepin dans sa thèse de
1879, à savoir que « si, à côté d'hosties réservées dans
le ciboire, on gardait, après la communion, du pré-
cieux sang dans le calice..., il y aurait représentation
de l'immolation de la Croix; mais cette représenta-
tion ne serait plus censée publique, officielle », et c'est
là, uniquement, semble-t-il, ce qui empêcherait
la présence réelle continuée des deux espèces eonser-
vées simultanément, d'être un sacrifice. Ajoutons que
la rubrique du Missel prévoit le cas où, la consécra-
tion ayant été invalide, le prêtre arrivé à la commu-
nion, reprend simplement, pour réaliser le sacrifice
inexistant, les formules consécratoires et passe ensuite
immédiatement à la communion. La permanence du
corps et du sang sous les espèces séparées ne fait donc
rien à l'essence du sacrifice : c'est là un élément tout
accidentel et même séparable.
3° Le sacrifice eucharistique requiert la double consé-
cration du pain et du vin. — On ne saurait affirmer
péremptoirement que cette doctrine s'impose à notre
adhésion, mais elle est à coup sûr l'opinion de beau-
coup la plus probable. Avant tout, il convient de
situer la controverse.
Tous les théologiens, sans exception, confessent
que la consécration des deux espèces est au moins de
précepte divin. Car, le précepte formulé par le Christ
après la consécration du pain, cf. Luc, xxn, 19;
I Cor., xi, 24, a été renouvelé après la consécration du
vin. I Cor., xi, 25. Mais il s'agit ici de préciser si le
sacrifice existerait néanmoins, dans le cas où, pour
une raison ou une autre, le célébrant ne consacrerait
pas les deux espèces. Au cours de notre exposé histo-
rique, nous avons rencontré quelques auteurs parti-
sans de la réalité du sacrifice, même avec la consé-
cration d'une seule espèce. Le plus grand nombre
professe que la consécration des deux espèces est
nécessaire à l'existence du sacrifice, non que la consé-
cration d'une seule espèce à l'exclusion de l'autre soit
nécessairement inopérante (la question peut d'ailleurs
se poser), mais parce que la consécration sous les deux
espèces paraît requise pour que se vérifie le sacrifice
tel que Jésus-Christ, l'a institué. En effet :
1. Il est de l'essence du sacrifice eucharistique d'être
représentatif de la passion et de la mort du Sauveur,
cf. Conc. Trid., sess. xxn, c. 1, Denz -Bannw., n. 938;
mais cette représentation requiert la consécration sous
les deux espèces. Autre chose est, en effet, de trouver
dans l'eucharistie un signe, un indice de la mort du
Christ, autre chose d'y trouver une représentation
expresse de la passion. Le signe existe à la rigueur
dans chaque espèce consacrée, prise séparément, bien
que la consécration du pain au corps du Christ n'im-
plique pas encore nécessairement un corps sacra-
mentellcment séparé de l'âme ou du sang. Il faut donc,
pour avoir une réelle et expresse représentation de la
mort et de la passion du Sauveur que la double consé-
cration vienne manifester sacramentellement la sépa-
ration du corps et du sang. Ainsi, et ainsi seulement,
est rappelé d'une manière frappante la passion, par
laquelle le corps a été immolé dans une effusion de sang
qui est allé jusqu'à la mort effective. Il faut donc la
double consécration pour donner au sacrifice eucha-
ristique d'être la vive image du sacrifice sanglant du
' Calvaire.
2. Il faut ensuite considérer que le Christ a institué
le sacrifice eucharistique en se servant lui-même de
la double consécration. Bien plus, les formules qu'il
employa marquent le mystère du sacrifice eucharisti-
que. « Ceci est mon sang, qui est répandu en rémission
des péchés. » Effusion réelle sur la croix; à l'autel,
effusion mystique, représentative de l'effusion réelle.
Et c'est précisément ce sacrifice, avec la double consé-
cration et sa signification mystique, que Jésus a
ordonné à ses apôtres et aux prêtres de renouveler :
« Faites ceci en mémoire de moi. » Et l'Église l'a ainsi
compris, considérant, en fait, la double consécration
comme nécessaire au sacrifice, et n'accordant jamais
1261
MESSE, CRITIQUE DU S ACRI FI CK-I M MUT ATTON
12112
de dispense, quelles que soient les «raves raisons qu'on
puisse apporter, pour consacrer une espèce sans
l'autre. Et la loi de l'Église sur ce point est si grave,
que le droit canon interdit urgente etiam extrema ncces-
sitate, alteram materiam sine altéra, aut etiam ulramquc
extra missse eelebrationem, consecrare. Canon 817.
3. Un troisième argument, de moindre valeur à la
vérité, est emprunté à la figure de l'eucharistie dans
l'Ancien Testament : Melchisédech otïrit son sacrifice
en utilisant à la fois pain et vin; la messe, pour être
semblable au sacrifice qui en a été le type, doit donc
comporter la double consécration du pain et du vin.
Suarez, disp. LXXV, sect. vi, n. 7, 8. Cf. disp. XLIII,
sect. iv : De Lugo, De sacramentel eucharistie, disp.
XIX, sect. vin, n. 105; Vasquez, disp. CCXIII, c. m,
etc.
En exposant la nécessité de la double consécration
dans le sacrifice eucharistique, les auteurs font
observer que l'ordre pourrait être interverti sans expo-
ser le sacrifice à l'invalidité. Mais consacrer le vin
avant le pain serait aller contre la loi de l'Église et
l'institution positive du Christ. Qui agirait ainsi
commettrait un sacrilège. Suarez, ibid., n. 11.
La conclusion de cette doctrine, c'est, en premier
lieu, que la consécration d'une seule espèce n'est qu'un
sacrifice ébauché, nullement complet; que le fruit de
la messe n'est appliqué qu'après la deuxième consé-
cration terminée, et qu'enfin, en cas d'invalidité d'une
consécration, il faut recommencer, pour assurer la
validité du sacrifice, la double consécration. Cf. Missel
romain, De defectibus, tit. n et ni.
///. COMMENT LA CONSÉCRATION CONSTITUE
L'A' TL>X SACRIFICIELLE DE LA ItEïSE.— 1» 77 faut
en premier lieu, rejeter l'hypothèse d'un changement
réel apporté par la consécration à la matière ou à la
victime, changement constituant l'essence du sacrifice
eucharistique. — 1. La première opinion formulée en
ce sens-est celle de Tanner. Cf. col. 1169. La consécra-
tion est un sacrifice parce qu'elle détruit la substance
du pain et du vin, cette destruction proclamant l'excel-
lence et la majesté divine dont la toute-puissance
éclate dans l'une et l'autre consécration. Il est inutile
de s'arrêter longuement à la réfutation de cette
thèse, rejetée des meilleurs théologiens, Bellarmin,
De missa, I, I, c. xxvn; Vasquez, disp. CCXXII,
n. 51 ; De Lugo, De sacramenlo eucharistiœ, disp. XIX,
sect. iv, n. 61. Voici comment ce dernier auteur
apprécie cette singulière opinion : « Il s'en suivrait,
dit-il, que notre sacrifice serait inférieur aux sacri-
fices de l'ancienne Loi : un animal, brebis ou agneau,
est plus noble que le pain et le vin. De plus, ce serait
introduire la dualité dans un sacrifice qui, au témoi-
gnage des Pères, doit être un. Et enfin, à rencontre
encore du témoignage des Pères, le sacrifice de la
messe ne serait pas le même sacrifice que celui de la
croix : il y aurait prêtre différent et sacrifice différent,
etc., etc. »
2. La deuxième opinion, celle de Suarez, apporte
une correction à cette première hypothèse. Suarez
admet que la substance du pain et du vin est détruite
par la consécration, mais en vue de produire le corps
et le sang du Christ. Et c'est le Christ, terme de l'action
sacrificielle, qui est principalement et avant tout la
chose offerte à Dieu. C'est dans cette production,
et dans l'oblation qu'elle implique, qu'est constitué
le sacrifice eucharistique.
Pour concevoir cette explication, il faut admettre,
— et Suarez en convient ■ — que le changement requis
par le sacrifice n'affecte pas nécessairement la chose
offerte. Et c'est là précisément le point faible de cette
opinion. «C'est, dit De Lugo, aller contre le sentiment
commun des auteurs. » C'est la même réalité qui est
offerte et qui simultanément doit être immolée dans
le sacrifice. Sinon, tout acte productif pourrait être
conçu comme un sacrifice : la génération des enfants,
la construction d'un temple à Dieu. Ou bien, pour
réhabiliter l'explication suarézienne. il faut la dégager,
d'après les principes posés par Suarez lui -même, de
l'idée du sacrifice-destruction. C'est en ce sens que
M. Lepin interprète Suarez : après avoir exposé la
doctrine du théologien jésuite, M. Lepin ajoute judi-
cieusement : « Il n'en reste pas moins qu'en rigueur
de termes le Christ est seul véritablement l'hostie
de notre sacrifice et l'immutation ne l'atteint en
aucune manière. Suarez n'en disconvient pas. Aussi
en vient-il à discuter la nécessité de l'immutation
posée en principe. On le voit, au cours de son argu-
mentation, déclarer assez nettement « qu'une immu-
« tation réelle et physique n'est pas nécessaire »; il
peut suffire de « quelque autre action sacrée faite
circa rem oblatam », et il faut bien traduire ici :
autour de la victime; ou que, si l'immutation réelle
doit intervenir dans la materia ex qua, elle n'est pas
requise dans l'hostie principale et proprement dite
qui en résulte. Finalement il observe que la significa-
tion morale jugée essentielle au sacrifice, savoir la
proclamation de la souveraineté de Dieu, peut être
procurée aussi bien par un acte d'efjection ou de pro-
duction, que par un acte d'immutation réelle ou de
destruction, surtout quand il s'agit d'une « efîection
« surnaturelle, qui va à présenter à Dieu l'hostie la
« plus capable de lui plaire et de l'honorer ». C'était
évidemment en vue de se ménager cette dernière
réponse, ajoute M. Lepin, que l'illustre théologien, dans
ses explications de la définition du sacrifice, avait
glissé l'idée d'ef/ection, que rien ne semblait alors
justifier, et qui rappelle le langage de Melchior Cano.
Mais, pourquoi avoir maintenu dans la définition de
principe l'idée complètement différente d'immutation,
sauf à insinuer après coup qu'elle n'est pas absolu-
ment nécessaire? » Op. cit., p. 372-373.
3. Bellarmin accepte l'idée de sacrifice-destruction.
Une destruction réelle a lieu à la messe, la destruction
de l'hostie par la communion. Ainsi la communion
est la consommation du sacrifice.
Cette explication se heurte tout d'abord à la doctrine
qu'on a exposée précédemment et déclarée très pro-
bable : la consécration seule appartient à l'essence du
sacrifice. Mais nous avons vu, d'autre part, que plu-
sieurs disciples de Bellarmin ont corrigé la thèse du
maître et l'ont adaptée à la considération de la seule
consécration, comme élément essentiel du sacrifice
eucharistique. Viva et Holtzclau sont les principaux
représentants de cette adaptation. M. Lamiroy a
donné une dernière perfection à la thèse de Bellar-
min-Viva, voir col. 1181. «Dans la consécration, le
Christ revêt un état d'immolation, qui se manifeste
en ce que le corps du Sauveur peut être mangé, et
son sang peut être bu... La consécration place le
Christ sous la forme de victime équivalemment immo-
lée, car elle le rend présent sur l'autel et l'y place en
un état tel, que son corps devient vraiment nourriture
sous l'apparence du pain, comme le corps d'une victime
animale immolée, et que son sang devient vraiment
breuvage, sous l'espèce du vin, comme s'il était
répandu. » L'idée d'un ordre réel à la manducation
suffit à justifier ici le concept de sacrifice-destruction,
On doit se demander si cette explication est bien
solide. Elle prête à de graves critiques, non seulement
sous la forme que lui a donnée Bellarmin, mais même
avec l'amendement qu'y introduisent Viva, Holtzclau
et Lamiroy. Cette réduction du corps et du sang du
Christ à l'état de nourriture et de breuvage ne pré-
sente en soi aucun caractère sacrificiel. Elle est ordon-
née à l'usage que nous faisons de l'eucharistie pour
nous-mêmes, mais ne se rapporte en aucune manière
1263
MESSE, CRITIQUE DU SACRIFICE-IMMUTATION
1264
au culle public <hï à Dieu. A l'égard de cette destina-
tion du corps et du sang, destination qu'on dit être
renfermée dans l'acte de la consécration, peuvent
être formulées toutes les critiques que nous avons
recueillies plus haut contre la communion elle-même
considérée comme élément essentiel du sacrifice.
D'ailleurs, il est inexact que la communion, consi-
dérée soit en elle-même, soit comme préparée dans la
consécration, réalise la destruction qu'on prétend
nécessaire au sacrifice. La destruction n'atteint ici
que l'être sacramentel du Christ; elle n'est que la
cessation de la présence réelle sous les espèces qui se
corrompent; le changement est tout entier du côté
des espèces, et n'implique pas plus un sacrifice à la
communion, qu'il n'en comporte quand les espèces
sont corrompues par une décomposition chimique
quelconque en dehors de la messe.
4. L'explication de De Lugo et des théologiens qui
l'ont suivi ou même dépassé n'est pas plus acceptable,
quoi qu'en ait pensé Franzelin. On sait que cette
explication nous présente le Christ réduit, non seule-
ment à la condition de substance alimentaire, mais
encore, à cause de cette condition même, à un état
inférieur, dans lequel le Sauveur est privé de l'exercice
naturel de ses facultés sensibles. Les théologiens
imbus des principes cartésiens accentuent encore
l'amoindrissement du Christ sous le rapport de la
quantité : le status declivior, pour eux, se complique
d'une réduction ad punctum.
A cette explication — ■ qui a satisfait tant de théolo-
giens de marque — - on oppose plusieurs raisons qui
semblent convaincantes.
a) Tout d'abord, ce status declivior, cette réduction
ad punctum, cette privation de l'exercice des facultés
sensibles, tout cela est-il bien dans la réalité des
choses? On a le droit d'en douter. « Le Christ, écrit
fort justement M. Lepin, op. cit., p. 724, est incontes-
tablement présent sur l'autel dans l'état glorieux qu'il
possède au ciel. Il est donc impassible et ne peut subir
aucun abaissement ni changement réel. Le fait d'être
mis sous les espèces d'aliments grossiers, inertes et
corruptibles ne lui ajoute ni ne lui ôte rien. L'humilité,
l'immobilité, la corruptibilité sont le propre de ces
espèces d'emprunt; elles n'affectent en aucune façon
son être personnel. Il n'y a donc aucune modification,
à plus forte raison aucune destruction ou diminution
du Christ par le fait de la consécration. » Le corps du
Christ, dans l'eucharistie, reste vivant, organisé,
avec tous ses accidents, notamment sa quantité,
et ses facultés et propriétés. Le concile de Trente nous
fait une loi expresse de croire que « Notre-Seigneur
est tout entier sous l'espèce du pain et sous chaque
partie de cette espèce, tout entier sous l'espèce du
vin et sous toutes les parties de cette espèce », sess.
xrn, c. m et can. 3, Denz.-Bannw., n. 876, 885, et
Benoît XIV insère cet article de foi dans la profession
imposée aux Orientaux : « Sous chaque espèce et sous
chacune des parties de l'une et l'autre espèces, après
la séparation, est contenu le Christ tout entier. »
Denz.-Bannw., n. 1469. Il ne manque donc au corps
de Jésus-Christ rien de ce qui appartient à son inté-
grité.
Ce n'est pas ici le lieu de disserter sur le mode de
présence du Christ dans le sacrement; qu'il suffise de
rappeler la doctrine du concile de Trente : « Il n'y a
pas contradiction entre ces deux faits, que Notre-
Seigneur continue toujours d'être au ciel, assis à la
droite du Père, selon sa manière naturelle, et que
néanmoins il nous soit présent en plusieurs autres lieux
par sa substance et d'une manière sacramentelle.
C'est là un mode d'être que nous pouvons à peine
exprimer par des paroles; mais, que cela soit possible
à Dieu, la raison éclairée par la foi nous le fait com-
prendre, et nous le devons très fermement croire. ■
Sess. xiii, c. i, Denz.-Bannw., n. 874. S'il en est
ainsi, comment peut-on parler d'amoindrissement,
d'état inférieur et surtout de réduction ad punctum'!
Voir Eucharistie, t. v, col. 1432 sq.
De plus, à moins de vouloir établir que le Christ
présent dans l'eucharistie n'est pas le Christ vivant
et immortel qui règne dans le ciel, il faut reconnaître
que le Christ, même voilé sous les espèces eucharisti-
ques, exerce tous les actes de la vie humaine. Il est
d'ailleurs parfaitement inutile d'entrer à ce sujet dans
les subtiles distinctions, formulées par certains théo-
logiens entre les actes vitaux ne dépendant pas. et
les actes vitaux dépendant des puissances organiques.
Voir Hugon, La sainte eucharistie, p. 175, sq.
En bref, l'opinion de De Lugo paraît contradictoire,
en ce qu'elle prétend que la même humanité du Christ
peut être, en un lieu, le ciel, vivante et glorieuse, et
simultanément en un autre lieu, l'autel, morte et
réduite à l'état inférieur d'une substance inanimée
et comestible.
b) Mais ce n'est pas tout. Il manque à cette concep-
tion du sacrifice eucharistique de répondre suffisam-
ment à la description qu'en donne le concile de Trente :
quo cruentum illua semel in cruce peragendum reprse-
sentarctur. Sess. xxn, c. i, Denz.-Bannw., n. 874.
Ici, l'argument que nous avons déjà tourné contre
Bellarmin et son école retrouve toute sa force contre
la conception lugonienne du sacrifice. Cette conception
en effet n'évite pas le grave inconvénient déjà signalé :
la messe alors n'est plus la représentation du sacrifice
de la croix. L'immolation du Calvaire a consisté dans
la séparation du corps et du sang, non pas dans un
anéantissement physique ou moral qui aurait rendu
le Christ impropre aux fonctions de la vie humaine.
Si le sacrifice eucharistique est une descente à cet
état inférieur, il est d'un ordre tout singulier, sans
rapport nécessaire avec la croix.
c) Autre conclusion défectueuse : dans ce système,
la consécration sous les deux espèces ne serait plus
nécessaire. Le sacrifice consistant en un amoindrisse-
ment du Christ, se trouverait tout aussi bien réalisé
sous 'une seule espèce que sous les deux. Or, cette
conclusion ne semble pas acceptable. Enfin, au témoi-
gnage même du concile de Trente, la messe a été préfi-
gurée par les sacrifices anciens, sous la loi mosaïque
et même sous la loi de nature; elle renferme éminem-
ment, comme leur consommation et leur perfection,
tous les biens signifiés par ces anciens sacrifices.
Sess. xxn, c. i, Denz.-Bannw., n. 939. Il faut donc,
entre la messe et ces sacrifices, trouver une certaine
analogie, tout au moins dans la manière d'offrir le
sacrifice. Or, on ne saurait concevoir cette analogie
dans la privation des fonctions naturelles, et des condi-
tions naturelles de l'existence.
D'ailleurs, d'une façon générale, il convient d'affir-
mer l'opposition de la conception du sacrifice-destruc-
tion, et de la conception que les scolastiques avaient
jadis formulée touchant le mystère du sacrifice eucha-
ristique. Ceux-ci admettent une immolation mys-
tique à l'autel, mais le Christ n'y est pas fait vic-
time; il y est offert, victime immolée à la croix. Toute
théorie admettant un changement réel apporté à la
victime eucharistique est donc en dehors de la tradi-
tion théologique antétridentine.
2° Il faut maintenir l'existence d'une immolation mys-
tique, appartenant à l'essence du sacrifice. — De ce
que la destruction ou l'immutation réelle de la victime
ne peut trouver place au sacrifice eucharistique, il
ne faut pas conclure que la conception de ce sacrifice
se trouve essentiellement et adéquatement vérifiée
dans la seule oblation qu'à la messe le Christ et,
au nom du Christ et de l'Église, les prêtres font du
1265
MESSE, OBLATION ET IMMOLATION MYSTIQUE
L266
corps et du sang sacramcntellement séparés sous les
ces du pain et du vin. Sans doute, nous olïrons
à la messe la victime autrefois immolée à la croix et,
on le rappellera bientôt expressément, le sacrifice de
la messe est essentiellement relatif au sacrifice du
Calvaire. Mais il s'agit de savoir si cette oblation de
la victime autrefois immolée n'implique pas, en outre
et actuellement, une immolation nouvelle de la même
victime, immolation non sanglante, mystérieuse et
représentative de l'immolation sanglante de la croix.
La réponse à cette question précise nous obligera non
seulement à la discussion de l'opinion du sacrifice
simple oblation, mais encore à une reconstitution
positive. Une telle reconstitution, avec les arguments
qui l'appuient, ne saurait s'imposer absolument. En
une matière obscure où beaucoup d'opinions demeu-
rent libres, on ne peut proposer qu'une simple dis-
cussion théologique, laquelle, espérons-le, fournira les
éléments d'une synthèse nécessaire entre les deux
aspects de la thèse traditionnelle, oblation et immo-
lation mystique, aspects qu'on ne saurait disjoindre
l'un de l'autre, et dont l'un ne saurait être accentué et
mis en relief au détriment de l'autre. Mais notre réponse
elle-même ne sera suffisante qu'autant qu'elle éta-
blira : 1° que le concept du sacriflce-oblation, pour
être exact et complet, doit impliquer, à l'autel même,
une nouvelle immolation du Christ, immolation non
sanglante et, par conséquent, distincte de l'immola-
tion sanglante de la croix; 2° que cette immolation,
pleine de mystère, possède une réalité objective dont
la séparation des espèces sacramentelles n'est que la
manifestation sensible; 3° que cette immolation mys-
tique n'est pas seulement la condition de l'oblation
faite par le Christ de lui-même à l'autel; mais que,
comme l'oblation, elle appartient à l'essence du
sacrifice.
1. Le concept du sacrifice-oblation pour être exact
et complet, implique, à l'autel même, une immolation du
Christ, immolation non sanglante et par conséquent
distincte de l'immolation sanglante de la croix. — Les
partisans du sacrifice-oblation, excluant (à bon droit
d'ailleurs) une immolation « réelle », c'est-à-dire des-
tructive, de Jésus-Christ à l'autel, admettent que
l'idée d'immolation a été introduite dans le concept
théologique du sacrifice de la messe uniquement par
analogie lointaine avec les sacrifices de l'Ancienne
Loi, dans lesquels « la destruction de la chose offerte,
ou tout au moins son changement, tendait à signifier
le souverain domaine de Dieu sur les êtres créés ou sa
suprême justice à l'égard de l'homme pécheur ».
Que cette destruction ou immutation soit apte à
posséder une telle signification, nous en demeurons
d'accord; et que l'idée d'immolation ait été intro-
duite dans le concept du sacrifice par analogie aux
sacrifices anciens, nous n'en disconvenons pas. Mais
là n'est pas et ne peut être le véritable fondement
dogmatique de l'immolation que l'on affirme être
requise pour la vérité du sacrifice eucharistique. Ce
fondement dogmatique est ici et ne saurait être que
l'enseignement authentique de l'Église. Or, sur l'immo-
lation du Christ, dans le sacrifice eucharistique, le
concile de Trente a fait une déclaration exprts.se, sess.
xxu, c. il : Le même Jésus-Christ qui s'est offert lui-
même sur l'autel de la croix avec effusion de sang, est
contenu et immolé sans effusion de sang dans ce dioin
sacrifice, gui s'accomplit à la messe. Ce texte, à moins
d'en mutiler le sens obvie, est péremptoire, et il
convient d'insister sur la distinction apportée par le
concile entre l'immolation de la croix et l'immolation
de l'autel : La première est sanglante, la seconde est
sans effusion de sang, Iniruente immolatur qui in ara
crucis... seipsum cruente obtulit; l'immolation san-
glante s'est faite une fois pour toutes, semel, l'immo-
lation non sanglante, à l'autel, par le ministère des
prêtres, se renouvelle chaque jour, in olturi per sacer-
dotes quolidic immolatur: l'immolation sanglante est
passée, seipsum cruente obtulit. l'immolation non
sanglante est actuelle, et se reproduit chaque fois qu'est
offert le sacrifice de la messe sous les espèces du pain
et du vin, incruenle immolatur... seipsum ab Ecclesia
per sacerdotes sub signis visibilibus immolandum.
Donc, s'il est exact de dire que la victime de l'autel
n'est pas autre que celle du Calvaire et que Jésus-
Christ continue à l'autel l'état victimal de la croix,
il n'en faut pas moins affirmer que cet état victimal
de la croix, remémoré, représenté, signifié sous la
division des espèces sacramentelles, constitue, pour
le Christ lui-même, une immolation nouvelle et dans
un certain sens réelle. Ainsi s'expliquent les asser-
tions conciliaires distinguant à la fois et unissant en
la même victime la double immolation du Calvaire
et de l'autel : Unit eademque victima, idem nunc offerens,
qui seipsum in crucc obtulit, sola offerendi ratione
diversa.
2. Ce premier point établi à l'aide des textes de
Trente (sess. xxu, c. r, n, et décret De observandis et
evitandis in celsbratione missœ), il nous faut préciser
que cette immolation pleins de mystère possède une
réalité objective dont la séparation des espèces sacra-
mentelles n'est que la manifestation sensible.
Le principe qui domine toute la' discussion est
celui-ci : le sacrifice de la messe est un sacrifice essen-
tiellement ordonné au sacrifice de la croix, dont il
est la représentation, le mémorial, la reproduction :
en conséquence, l'immolation de Jésus à l'autel, en
relation essentielle avec, l'immolation de la croix,
doit être conçue analogiquement à cette immolation
sanglante ; elle possède donc une réalité, dont la nature
mystérieuse ne nous est connue que par voie d'ana-
logie avec l'immolation de la croix.
a) L'antécédent ressort des déclarations mêmes du
concile de Trente : Quoique Jésus-Christ Notre-Sei-
gneur Dieu dût une fois s'offrir lui-même à Dieu son
Père en mourant sur l'autel de la croix pour y opérer la
rédemption étemelle, néanmoins, parce que son sacerdoce
ne devait pas être éteint par la mort, pour laisser à
l'Église sa chère épouse un sacrifice visible (tel que la
nature de l'homme l'exige), par lequel ce sacrifice sang-
lant, qui devait s'accomplir une fois sur la croix fût repré-
senté, la mémoire en fût conservée jusqu'à la fin des
siècles, et la vertu salutaire en fût appliquée pour la rémis-
sion des péchés quotidiens; dans la dernière Cène, etc.
Par ce texte de la session xxu, c. i, la messe nous
apparaît comme la représentation, le mémorial du
sacrifice sanglant, mais une représentation, un mémo-
rial vivant, dont la vertu agissante applique les mérites
du sacrifice de la croix. Bien plus, si l'on considère
le sacrifice eucharistique du côté du prêtre principal
et de la principale victime, Jésus-Christ, nous savons
que le même Jésus-Christ qui s'est offert une fois lui-
même sur l'autel de /" croix avec effusion de sang
contenu et immolé sans effusion de sang dans le divin
sacrifice qui s'accomplit à lu messe...; que c'est le même
qui s'offrit autrefois sur la croix, qui s'offre encore à
présent par le ministère des prêtres, la seuls différence
étant dans la manière d'offrir. Sess. xxu, c. n.
Ainsi donc, la messe n'a de réalité et de valeur que
par la croix, et si Jésus-Christ n'avait été prêtre et
victime au Calvaire, il ne pourrait réitérer son sacri-
fice à l'autel. Mais, nonobstant la diversité des immo-
lations, ou plutôt, à cause même de cette diversité
dans la manière dont elles sont réalisées, le sacrifice
de Jésus, sanglant à la croix, non sanglant a l'autel,
demeure un. Ce dogme de l'unité 'I" sacrifice du Christ
repose, on l'a vu, sur l'identité du principal prêtre et
de la victime principale. C'est là la doctrine de saint
1267
MESSE, OBLATION ET IMMOLATION MYSTIQUE
1268
Thomas : Una est hostia, quam Chrislus obtulit. et J
quam nos offcrimus; ita est unum sacrificium. Sum.
theol., III*1, q. lxxxiii, a. 1. A la messe même prêtre
et même victime qu'au Calvaire; donc, même sacri-
fice. La manière d'offrir le sacrifice est différente
sous un triple aspect : d'abord Jésus seul a offert
le sacrifice du Calvaire, et il offre le sacrifice de la
messe par ses prêtres; ensuite le sacrifice de la
croix n'a été offert qu'une fois, sans pouvoir être
réitéré; la messe se réitère, et surtout enfin le Christ
s'est offert sur la croix d'une manière sanglante; sur
l'autel, il s'offre sans effusion de sang. Loin d'être
préjudiciable à l'unité du sacrifice du Christ, cette
manière différente d'offrir à la messe la même victime
qu'au Calvaire explique seule le rapport essentiel, et
intime unissant la messe à la croix. Car, si le sacrifice
de la messe s'offrait de la même manière que celui de
la croix, Jésus-Christ mourrait une seconde fois, il y
aurait nouveau sacrifice sanglant, anéantissant celui
de notre rédemption, comme insuffisant, inutile. C'est
donc, en raison de la manière différente dont se fait
l'oblation, que le sacrifice eucharistique peut conser-
ver et marquer son rapport intime et essentiel au
sacrifice du Calvaire.
b) Or, cette unité de sacrifice, s'affirmant dans le
rapport intime et essentiel du sacrifice de la messe
au sacrifice de la croix, ne peut exister que si l'immo-
lation eucharistique, dont le concile de Trente affirme
l'existence, est conçue elle-même en relation intime et
essentielle avec l'immolation de la croix. Il ne saurait
être question à l'autel d'une immolation univoque à
celle du Calvaire : le concile de Trente l'exclut expres-
sément : Incruente immolatur, qui seipsum cruente
obtulit. Mais il ne saurait être question non plus d'une
formule, au sens scolastique du mot, purement équi-
voque : le rapport intime et essentiel de la messe
à la croix s'y oppose, non moins que la déclaration
expresse du concile de Trente. Le concile a parlé
d'immolation non sanglante : il a marqué par là la
réelle analogie qui existe entre l'immolation eucha-
ristique et l'immolation de la croix. Pour éviter cette
conclusion, il faudrait donner à un texte formel
une interprétation arbitraire, métaphorique, opposée
au sens naturel des mots, contrairement à ce que les
théologiens ont toujours entendu et exposé.
D'ailleurs toute interprétation excluant l'hypo-
thèse d'une immolation actuelle et présente du Christ
au sacrifice de l'autel est éliminée par le texte même
du concile :
a. - — La présence réelle de la victime autrefois
immolée ne suffit pas, en *ffet, à expliquer les termes
de la déclaration conciliaire. L'Assemblée du clergé
de 1727 l'expose clairement. Voir col. 1216. La pré-
sence réelle, et la présence réelle par la transsubstan-
tiation sous les deux espèces, est le principe d'où suit
nécessairement le sacrifice, ainsi que l'explique Bos-
suet, voir col. 1158. Le concile de Trente distingue
nettement la présence réelle, continetur, de l'immola-
tion sacrificielle, incruente immolatur. Paroles décisives,
affirmant et l'immolation et la présence réelle, et, par
le rapprochement des deux termes dans le même
membre de phrase, donnant à l'immolation le sens
objectif, réaliste en quelque sorte, que tout le monde
reconnaît à la présence.
b. ■ — Pour éviter ce sens obvie, clair et, semble-t-il,
indiscutable de l'affirmation conciliaire, il faudrait
user de subterfuges que n'autorise pas une saine
exégèse du* texte. Aujourd'hui encore on a retrouvé
l'interprétation proposée jadis par Plowden et ses
partisans : d'après eux, la messe serait une simple
offrande de Jésus-Christ autrefois immolé sur la croix.
La messe est cela, sans doute, et nul n'y contredit;
mais elle est cela en tant que sacrifice relatif, en mettant
toutefois l'accent sur relatif. Mais, en tant que sacri-
fice actuel, elle comporte aussi une immolation pré-
sente du Christ, ainsi que le marque l'opposition que
nous avons relevée dans les termes mêmes dont use
Je concile : Idem ille Christus continetur et incruente
immolatur, qui in ara crucis semel seipsum cruente
obtulit. Non seulement le concile distingue l'immola-
tion sanglante de la croix et l'immolation non sang-
lante de la messe, mais il avait déjà dit, quelques
lignes plus haut, que Jésus-Christ se donne pour être
immolé lui-même par les prêtres sous des signes visi-
bles : Seipsum per sacerdotes immolandum sub signis
visibilibus. Paroles décisives, dirons-nous derechef, qui
marquent expressément une immolation présente et
distincte de celle de la croix; une immolation actuelle
qui tous les jours se renouvelle, qui s'opère par le
ministère des prêtres et doit se perpétuer jusqu'à la
fin des siècles.
c. — Du moins prendra-t-on le terme immolation
dans un sens métaphorique, ou tout au plus dans un
sens purement figuratif? « Immolation non sanglante»
est-ce le synonyme de « simple figure, rappelant
l'immolation réelle qui a été restreinte à la croix »?
Telle était déjà, au xvme siècle, une des interpréta-
tions fournies par les partisans de Plowden. Ceux-ci
faisaient remarquer, que dans les textes conciliaires,
le terme immolé ne pouvait avoir partout la même
signification. L'immolation sanglante, certes, est une
immolation réelle; l'immolation non sanglante est une
immolation métaphorique ou simplement figurative.
On leur répondit que c'était aller contre la déclara-
tion même du concile de Trente que d'interpréter
l'immolation mystique de la messe dans le sens d'une
simple figure d'immolation, figure résidant dans la
séparation des espèces sacramentelles. Au fait, le
concile de Trente déclare que Jésus-Christ lui-même
est immolé à la messe par le ministère des prêtres
sous des signes visibles, seipsum per sacerdotes immo-
landum sub signis visibilibus. Il déclare que le même
Jésus-Christ qui s'est offert sur la croix avec effusion
de sang, est contenu et immolé sur l'autel sans effusion
de sang : Idem ille Christus qui in ara crucis seipsum
cruente obtulit, in hoc divino sacriftcio continetur et
incruente immolatur. Enfin, il déclare que cette hostie
vivifiante est tous les jours immolée par les prêtres,
vivifua illa hostia quotidie per sacerdotes immolatur.
Comment concilier ces paroles avec la prétendue
immolation purement figurative? Si c'est sur le corps
et sur le sang même de Jésus-Christ présent dans
l'eucharistie que s'opère cette immolation, la res-
treindre à la seule séparation extérieure des espèces,
n'est-ce pas changer la doctrine du concile? Il dit
expressément que c'est sous les signes visibles que se
fait cette immolation non sanglante du corps et du
sang de Jésus-Christ, sub signis visibilibus et non
point dans ces signes mêmes. Sans doute, ces signes
rendent sensible l'acte d'immolation qu'ils dérobent
à nos yeux, mais ils sont incapables par eux-mêmes
d'immolation quelconque.
d. — Enfin ■ — dernière considération nécessaire
pour montrer l'insuffisance du système du sacrifice-
oblation exclusif de l'immolation — il nous paraît
difficile d'interpréter le terme immoler dans le sens
d'offrir. C'est, tout d'abord, changer sans raison le
sens obvie des mots. Sans doute, il faut reconnaître
que, dans aucun des canons relatifs au sacrifice de la
messe, ne se rencontre le terme immolation, immolé.
Ici, seuls les canons 1 et 2 peuvent nous intéresser. On
y parle d'oblation du sacrifice, d'oblatiou du corps et
du sang du Christ. Mais il est clair qu'en parlant du
sacrifice offert, du corps et du sang offerts, le concile
entend la célébration du sacrifice du corps et du sang
de Jésus-Christ, tel que Jésus-Christ lui-même l'a
L269
MESSE, OBLATION ET IMMOLATION MYSTIQUE
1270
institué. Cette célébration comporte non seulement
Poblation au sens strict du mot, mais encore l'immola-
tion. Le concile considère.Jésus-Christ à l'autel comme
une victime immolée mystiquement, et ce concept,
expressément marqué dans les chapitres doctrinaux,
est sous-entendu dans les canons. D'ailleurs, le caté-
chisme du concile de Trente, qui peut aider à déter-
miner jusqu'à un certain point la pensée du concile,
affirme que les Pères de Trente ont défini que Jésus-
Christ établit prêtres les apôtres, par ces paroles :
Faites ceci en mémoire de moi, et leur ordonna, à eux
et à leurs successeurs dans le ministère eucharistique,
d'iMMOLER et d'OFFRIR SOU COTpS, lit ipsi ((ipostoli)
et qui eis sacerdotali minière successuri erant corpus
ejus immolarent et ofjerrenl. De eucharisties sacra-
menlo. a. 74. Au n. 69, le catéchisme nous exhorte à
concevoir le sacrifice eucharistique comme éminem-
ment agréable à Dieu, surtout si on compare l'adora-
ble victime qu'est le Christ aux victimes des anciens
sacrifices : At vero hsec victima si rite et légitime
immoletur, quam grata et accepta Deo sit, ex hoc
colligitur. Si enim veteris legis sacrificia... ita pla-
cuerunt Domino..., quid nobis sperandum de eo sucri-
ficio, in quo ille ipse immolatur atque offertur, de
quo coslestis vox bis audita est, etc.. Et, plus loin encore
n. 73 : Si puro corde, accensa fide... hanc sanctissimam
hosliam immolemus et offeramus, dubitandum non
est, quin misericordiam Dei consecuturi simus...
Ces textes si clairs montrent que, tout au moins
dans la pensée des théologiens contemporains du
concile de Trente, immoler et offrir ne sont pas
entièrement synonymes.
e. — Toute la difficulté est de concevoir ce que peut
être la réalité objective d'une telle immolation. Et ici
encore, avant toute chose, rappelons le sens précis
du mot « réel » que nous accolons à l'immolation
eucharistique. Réelle ne signifie nullement sanglante,
destructive, comme d'aucuns le pensent par-
fois. Réelle, ici, ne s'oppose pas même à figura-
tive. A la croix, l'immolation réelle, c'est-à-dire
sanglante ne saurait être dite figurative; mais à la
messe, l'immolation mystique, bien que figurative
de celle de la croix, possède sa réalité propre. Et nous
ajouterons, avec Billot, que l'immolation mysti-
que, tout en n'étant pas l'immolation réelle au sens
de sanglante et effectivement destructive, n'en est
pas moins « un véritable et réel sujet de la significa-
tion symbolique qui est la forme propre du sacrifice ».
Op. cit., p. 637.
c) Cette confusion dissipée, il nous reste à déter-
miner la ligne dogmatique, dans laquelle, sans encore
descendre aux précisions des opinions théologiques, il
faut chercher la réalité objective de l'immolation
mystique.
a. L'immolation non sanglante de la messe appartient
à l'ordre du mystère. — Les théologiens l'ont appelé
mystique, précisément parce qu'elle se rapporte au
mystère de la transsubstantiation. Mystique signifie
donc ici caché, obscur, impénétrable. Sans doute, ce
sens n'est pas exclusif de la représentation que l'immo-
lation de l'autel comporte à l'égard de l'immolation
de la croix. Mais, en soi, l'immolation eucharistique
est d'abord mystérieuse :
b. La réalité mystérieuse de l'immolation non sanglante
comporte une représentation de l'immolation sanglante
de la croix. — La foi, nous l'avons vu, enseigne qu'il
y a deux immolations de Jésus-Christ : l'une sanglante
sur la croix, l'autre non sanglante sur l'autel, et
qu'elles ont entre elles un rapport essentiel. Il est
donc nécessaire que l'immolation non sanglante de
la messe représente l'immolation sanglante de la croix
et qu'elle tire de cette immolation sanglante toute son
excellence et sa vertu. Il faut toutefois se faire une
idée plus précise du tenue représentation. Représen-
tation est pris ici comme synonyme de ressemblance,
de répétition, de renouvellement d'une action passée.
Ce terme pourrait donc signifier ou bien une simple
image, qui représente d'une manière morte et ina-
nimée un événement ancien, ou bien une action qui
ressemble à cet événement passé et qui le retrace et
le renouvelle de telle ou telle manière. Or, la représen-
tation qui se fait, à la messe, du sacrifice de la croix,
renferme l'une et l'autre de ces deux significations,
selon qu'on l'applique au mystère même qui s'opère
sur l'autel, ou aux symboles sous lesquels ce mystère
s'accomplit. Si l'on considère l'immolation mystérieuse
de Jésus-Christ sous les espèces du pain et du vin, ce
n'est point une simple image, qui représente l'immo-
lation sanglante de la croix, mais une action très
réelle, par laquelle cette immolation sanglante est
actuellement retracée et renouvelée sans effusion de
sang. Si, au contraire, on ne considère que la sépa-
ration extérieure des espèces, c'est un tableau sans
action et sans vie, mais qui cependant montre ce qui
se passe sous ce voile sacré, qui rappelle la mémoire
du mystère de la croix, et qui rend, par cette peinture
expressive, le sacrifice de la messe extérieur et sen-
sible. Le concile de Trente réunit ces deux sens sous
un seul point de vue. Il établit d'abord que le sacrifice
de la messe représente celui de la croix et il explique
tout de suite ce qu'il entend par cette représentation.
La personne même de Jésus-Christ, dit-il, est immolée
sur l'autel sans effusion de sang, et'cette immolation
s'opère sous des signes visibles, seipsum sub signis
oisibilibus immolandum : paroles qui montrent claire-
ment que la représentation véritable et proprement
dite qui, à la messe, se fait du sacrifice de la croix,
consiste avant tout dans l'immolation non sanglante
de Jésus-Christ même sur l'autel, et que les symboles,
par la séparation extérieure qu'ils offrent aux yeux des
assistants, ne font que manifester cette représenta-
tion, la rendre palpable et sensible autant qu'elle
peut l'être.
c. La réalité de l'immolation non sanglante de l'autel
ne peut exister que dans l'ordre surnaturel. ■ — L'immo-
lation de Jésus-Christ à la messe étant réelle, au sens
où on l'a expliqué, elle doit exister dans un certain
ordre. Or, l'ordre naturel est ici impossible, car une
immolation réelle dans l'ordre naturel serait une immo-
lation sanglante. Il faut donc que cette immolation
existe dans l'odre surnaturel. Ce n'est donc pas seule-
ment une simple figure d'immolation, qui n'a rien
de mystérieux, mais une immolation miraculeuse,
étonnante et incompréhensible. Ainsi, il faut avant
tout éviter de concevoir l'immolation sanglante de
la croix et l'immolation non sanglante de l'autel,
comme deux espèces d'immolation appartenant au
même ordre de choses. Chacune est réelle, mais en son
ordre. Dans l'ordre naturel, l'immolation de la croix
est réelle, c'est-à-dire sanglante; et, dans cet ordre
l'immolation de l'autel n'est pas réelle, puisqu'elle
est non sanglante. Mais dans l'ordre surnaturel, où
elle se produit, l'immolation non sanglante possède
une réalité mystérieuse, qui se concilie avec l'état
glorieux de Jésus-Christ dans le ciel. C'est en s'atta-
chant à ce point de vue surnaturel que les adversaires
du P. Le Courrayer affirmaient que « l'immolation non
sanglante de Jésus-Christ à la messe est en même
temps représentative et réelle ». Voir col. 1215.
d. Celte réalité consiste dans la séparation sacramen-
telle du corps et du sang de Jésus-Christ. — Celte
conclusion n'est pas formulée a priori; mais elle
résulte à la fois des données de l'Écriture et des décla
rations du concile de Trente, sur le sacrifice eucha-
ristique. Jésus-Christ, déclare le concile, la veille de
sa passion, institua prêtres ses apôtres et leurs suc-
1271
MESSE. OBLATION ET IMMOLATION MYSTIQUE
12 72
cesseurs, afin qu'ils célébrassent jusqu'à la fin du
monde le sacrifice même (de son corps et de son sang
sous le> espèces du pain et du vin) qu'il venait d'offrir;
et il leur en donna l'ordre par ces paroles : Faites ceci
en mémoire de moi. Et le concile ajoute immédia-
tement que Jésus, en ordonnant à ses apôtres et à
leurs successeurs d'offrir ce sacrifice, s'est donné lui-
même pour être immolé par leur ministère sous des
signes visibles. Or, c'est là ce que signifient les paroles
de la consécration dans le divin sacrifice. Jésus-Christ
ne dit pas seulement à la cène : « ceci est mon corps,
ceci est mon sang »; mais il ajoute, selon saint Luc,
ceci est mon corps gui est livré pour vous; ceci est
mon sang qui est répandu. Le texte grec de saint Paul
dit de même au présent : ceci est mon corps qui est
rompu pour Vous. Expressions qui, dans leur sens
propre et naturel, ne peuvent s'entendre que d'un
sacrifice actuel, où la victime est immolée, et immolée
par la séparation mystérieuse du corps et du sang,
telle que la signifient les paroles de la double consécra-
tion. Comment l'immolation s'opère-t-elle dans la
consécration? Le concile de Trente apporte ici encore
une lumière nécessaire. Il distingue, sess. xm, c. m.
deux causes de la présence réelle de Jésus-Christ
dans l'eucharistie; l'une qui change le pain en son
corps, et le vin en son sang, par deux actes différents :
c'est la vertu même des paroles de la consécration,
vis verborum; l'autre par laquelle l'âme de Jésus-Christ
et son sang sont unis à son corps, et son âme et son
corps» sont unis à son sang : c'est l'union naturelle et
la concomitance, connexio naturalis et concomitantia,
par laquelle ces parties sont réunies en un tout vivant.
Le corps de Jésus-Christ, dit le concile, est sous l'espèce
du pain en vertu des paroles de la consécration, et son
sang sous l'espèce du vin... Toute la substance du
pain est changée en la substance du corps de Jésus-
Christ, et toute la substance du vin en la substance de
son sang. Et il ajoute : Le corps de Jésus-Christ est
aussi sous l'espèce du vin, et son sang sous l'espèce du
pain, et son âme sous l'une et sous l'autre, non pas à la
vérité en vertu des paroles de la consécration, mais
en vertu de cette liaison naturelle et de cette concomi-
tance, par laquelle ces parties en Notre-Seigneur Jésus-
Christ qui est ressuscité des morts, et qui ne doit plus
mourir, sont unies entre elles. Il en est de même de la
divinité, à cause de son admirable union hypostatique
avec le corps et l'âme de Notre-Seigneur.
Si l'on veut pénétrer le mystère eucharistique, il
faut rapprocher des chapitres concernant le sacrifice
ce chapitre concernant le mode de la présence réelle.
Ce n'e'st pas sans dessein que l'Église a exprimé, dans
les termes qu'on a lus, sa foi en la présence réelle.
C'est parce que, selon le mode de présence réelle insti-
tué par le Christ, la messe est avant tout un sacrifice;
la divine victime y est contenue, mais encore et sur-
tout immolée, continetur et immolatur, dit le concile.
Et ce n'est pas seulement par la séparation des espèces
sensibles qu'il faut expliquer le langage du magistère;
car ce langage suppose quelque chose de plus. C'est
le corps même de Jésus-Christ et son corps seul qui,
en vertu des paroles de la consécration se trouve sous
l'espèce du pain; c'est le sang même de Jésus-Christ
et son sang seul qui, eh vertu des mêmes paroles, se
trouve sous l'espèce du vin; et c'est dans cette sépa-
ration mystérieuse et sacrificielle que consiste pro-
prement l'immolation non sanglante, qui représente
d'une manière si vive et si efficace l'immolation san-
glante de la croix.
Ainsi, par la seule étude attentive de la révélation
interprétée par le concile de Trente, nous aboutissons
à la solution admise aujourd'hui par un grand nombre
de théologiens. Nous avons seulement précisé un
point, c'est que l'immolation mystique — que tous
admettent au moins à litre de condition ■ — concerne
non seulement les espèces sacramentelles (immolation
purement figurative), mais encore le corps même et
le sang du Sauveur, sacramentellement séparés en
vertu des paroles de la consécration, et par là, tout
à fait aptes à signifier, représenter, commémorer d'une
façon non sanglante la séparation sanglante et effec-
tive qui fut produite au sacrifice du Calvaire.
.'S. L' immolation mystique du Christ n'est pas seule-
ment la condition de l'oblation faite à l'autel; comme
l'oblation, elle appartient à l'essence même du sacrifice.
— Les partisans du sacrifice-oblation ne considèrent
l'immolation mystique que comme la condition de
l'oblation faite à l'autel soit par le Christ lui-même,
soit par l'Église au nom du Christ. Que faut-il en
penser?
Avant d'aborder la discussion de ce point, une re-
marque est nécessaire. Les partisans du sacrifice-obla-
tion appellent souvent l'immolation mystique une im-
molation « figurative ». On observera que ce terme
est assez équivoque. S'agit-il d'une simple figure d'im-
molation, figure toute extérieure, consistant dans la
simple séparation des espèces sacramentelles, ainsi
que l'entendaient Le Courrayer, et plus tard, Plowden
et ses amis? Est-ce l'immolation mystique au sens
où, d'après les déclarations mêmes du concile de
Trente, il semble qu'on doive l'entendre? Remarquons
que l'immolation mystique, séparation sacramentelle
vi verborum du corps et du sang, peut très bien s'ac-
commoder à la thèse du sacrifice-oblation. Par consé-
quent il reste à souligner ici l'insuffisance du terme
immolation figurative, employé par les défenseurs
contemporains du sacrifice-oblation.
a) Pour atteindre plus directement le fond même du
débat, observons que le point de départ de M. Lepin
ressemble à celui de Plowden. « C'est sur la croix que
le sacrifice (de Jésus-Christ), au témoignage de l'Écri-
ture, s'est particulièrement réalisé. Or, (Jésus) s'est
offert lui-même personnellement et directement. En
quoi a consisté son sacrifice? Les théologiens qui
identifient simplement sacrifice à immolation trou-
vent tout naturel d'affirmer que le sacrifice de la croix
consiste formellement et uniquement dans la mise à
mort du Christ ou l'effusion violente de son sang.
Mais... le Christ souverain prêtre ne s'est pas mis à
mort lui-même : son immolation est l'œuvre des soldats
et des Juifs, et, de leur part, loin d'être un acte de
religion, c'est un horrible sacrilège. Il est donc impos-
sible que le sacrifice de la croix consiste simplement
et directement dans l'acte qui immole le Sauveur.
Pierre le Vénérable et Robert Pulleyn l'ont placé dans
le don spontané que le Sauveur a fait de sa vie par
obéissance à son Père. Saint Thomas fait pareillement
valoir « l'obéissance inspirée par la charité », avec
laquelle le Sauveur a enduré sa passion et sa mort.
C'est l'idée qui s'est imposée très généralement aux
théologiens. Or, elle semble bien revenir à placer le
sacrifice de la croix dans l'oblation et la donation,
pleine d'amour, du Sauveur souffrant et mpurant. »
L'idée du sacrifice, p. 740-741. De ce point de départ,
M. Lepin conclut que l'oblation et la donation du
Christ sont un acte qui s'étend à toutes les actions de
sa vie terrestre et que, par conséquent, le sacrifice du
Christ a commencé dès le premier instant de son
existence et se continue dans sa vie glorieuse et
immortelle.
Or, de telles assertions ne seraient-elles pas en désac-
cord avec l'enseignement de la tradition et de la
théologie? Jésus-Christ, en effet, n'a pas seulement
permis qu'on l'attachât à la croix; ilts'esl immolé
lui-même, comme une victime sans tache, pour le salut
des hommes, par la séparation volontaire de son corps
et de son âme, lorsque le Verbe, qui dirigeait toutes
12;
MESSE, OHLATION ET IMMOLATION MYSTIQUE
ses actions, l'a voulu, quando Verbum voluit, ainsi que
l'affirme saint Augustin, In Joannem, tract, xlvh,
n. 11: /'. /-.. t. xxxv. eol. 1739. C'est là le commentaire
obvie de .loan.. x. 18 : Je donne rua vie pour mes brebis:
personne ne me la ravit. C'est de moi-même que je la
quitte. J'ai le pouvoir de la quitter, j'ai le pouvoir de la
reprendre : paroles que la tradition a entendues non
seulement de l'offrande, niais encore de l'immola-
tion que Jésus-Christ a faite de lui-même sur la
croix. Cf. S. Thomas, Compcndium theologiœ, c. ccxxx.
Pour qu'existe le sacrifice de la croix, il a donc
fallu que Jésus-Christ devienne, par un acte positif de
sa volonté, cause efficiente indirecte de sa propre
mort.
Quand donc on assure que l'oblation. la donation
du Christ a duré depuis le premier instant de son
existence et que « notre souverain prêtre, tous les
jours de sa vie mortelle, a été, à raison de son expia-
tion continuelle, en acte permanent d'oblation et de
sacrifice », on confond la disposition habituelle de l'âme
sainte de Jésus-Christ par rapport à notre rédemp-
tion, et l'acte libre et volontaire, d'ailleurs conforme
à cette disposition habituelle, que Dieu exigea en
fait de cette âme sainte pour notre rédemption.
En fait, disons-nous. Car une deuxième remarque
s'impose. Tous les théologiens admettent avec saint
Thomas que la passion et la mort de Jésus-Christ
considérées dans leur élément physique, purement
afllictif et pour ainsi dire matériel, ne présentent à
Dieu aucune valeur méritoire : Passio, in quantum
hujusmodi, non est meritoria, quia habet principium
ab exteriori; sed secundum quod eam aliquis volunlarie
sustinet, sic habet principium ab inleriori et hoc modo
est meritoria. Sum. theol., IIP q. xlviii, a. 1, ad lum.
C'est bien dans l'acte de volonté par lequel Jésus a
voulu subir la passion et la mort et les a de fait subies
que réside toute la valeur méritoire du sacrifice rédemp-
teur. Et nous savons que l'acte de volonté du Christ
porta explicitement sur la passion et la mort.- — Mais,
cette vérité une fois accordée, il faut maintenir l'aspect
essentiel que toute la tradition accorde à la passion
et à la mort dans le sacrifice rédempteur.
Il est très vrai que la volonté libre du Christ aurait
suffi pour rendre infiniment méritoire n'importe quelle
action du Sauveur. Mais les affirmations scripturaires
nous obligent à reconnaître qu'en fait Jésus a dû nous
racheter non seulement par une vie d'abnégation
et de vertu, mais spécialement et obligatoirement
dans et par les souffrances de la passion sanglante
et la mort sur la croix : patiendo et moriendo, dit le
schéma du canon 6 du c. iv, De doctrina catholica,
préparé au concile du Vatican. L'expiation pénale
n'a aucune valeur sans la réparation morale : c'est
entendu; mais la réparation morale n'a pu s'exercer
en fait, historiquement, que dans et par l'expiation
pénale et telle expiation pénale qu'il a plu à Dieu de
déterminer.
11 faut donc conclure que la passion et la mort de
Jésus, non en tant qu'oeuvre sacrilège de ses bour-
reaux, mais en tant qu'œuvre expiatoire acceptée,
recherchée et surtout indirectement causée par la
libre volonté de Jésus, a constitué le sacrifice rédemp-
teur : l'oblation et la donation incluses dans cet acte
étant l'élément formel, l'immolation sanglante, incluse
dans les souffrances et la mort en croix, étant l'élé-
ment matériel du sacrifice; les deux éléments réunis
constituant essentiellement le sacrifice lui-même.
b) L'analogie nous fait immédiatement entrevoir
la même dualité d'éléments essentiels, constitutifs du
sacrifice de la messe.
D'une part, l'enseignement catholique tient que
Jésus-Christ, comme prêtre principal, s'olTre lui-même
à l'autel, comme il s'est offert jadis au Calvaire.
Mais, avec le plus grand nombre des théologiens,
nous avons établi, voir Col. 1249 sq., qu'il n'est pas
suffisant d'affirmer que le Christ est prêtre principal a
l'autel « pane qu'il a institué lui-même le sacrifice
eucharistique et donné aux siens le pouvoir et l'ordre
de l'offrir après lui ». La logique veut que le Christ
soit prêtre principal parce qu'au moment de la consé-
cration, quoique par le ministère du prêtre, il offre
encore actuellement le sacrifice de la messe — chaque
sacrifice de la messe - — renouvelant à cet effet les
sentiments de soumission et d'obéissance qui l'ani-
maient jadis au Calvaire.
Les sentiments qui animent ainsi Jésus à l'autel
sont ceux-là même qui l'animaient au Calvaire
et manifestaient à Dieu sa volonté de souffrir et de
mourir pour expier. L'immolation voulue par le Christ
et présentée à Dieu sera donc toujours, en fin de
compte, l'immolation sanglante du Calvaire ; mais,
parce que cette immolation est passée et ne saurait
être réitérée, les sentiments qui animent présentement
l'âme de Jésus à l'autel ne sauraient constituer un
sacrifice, au sens strict du mot, qu'à la condition d'être
derechef manifestés d'une manière sensible par l'im-
molation nouvelle, mystique, mais représentative de
l'immolation passée. Simple condition du sacrifice
eucharistique, cette immolation? Non, certes, puis-
qu'elle seule donne à l'oblation du Christ son caractère
sacrificiel. Qu'on définisse, en effet, le sacrifice par
l'oblation ou par l'immolation, peu importe. L'immo-
lation mystique, manifestée extérieurement par la
double consécration, est l'élément rituel nécessaire
au sacrifice : elle se réfère directement à la chose
offerte, et ainsi, si nous retenons l'analogie du sacri-
fice sanglant de la croix, nous la devons concevoir
comme l'élément matériel, mais essentiel, auquel
s'ajoutent, pour constituer intégralement le sacrifice
eucharistique, du côté du Christ et par le ministère
du prêtre visible, l'oblation réitérée des sentiments
qu'inspiraient au Sauveur ses souffrances et sa mort,
et, du côté de l'Église, l'oblation faite par le même
prêtre visible des sentiments qui animent présente-
ment le corps mystique de Jésus s'unissant au sacri-
fice de son Chef et 'se confoimant, autant qu'il est
possible, à ses dispositions.
L'argument devient plus pressant, si l'on considère
que l'oblation de Jésus à l'autel n'est pas seulement
un état continué, mais un acte spécial, réitéré à chaque
messe. Or, cette ohlation actuelle faite par le Christ
caché et invisible n'aurait pas la signification sacri-
ficielle propre à la messe — sacrifice relatif, repré-
sentatif de l'immolation sanglante de la croix — s'il
ne s'y adjoignait, d'institution divine, un sjmbole
sensible, marquant extérieurement l'identité des senti-
ments actuels du Christ et des sentiments qu'il
manifesta jadis au Calvaire. D'institution divine, cette
réalité symbolique est la consécration, laquelle, par
une admirable disposition, réalise d'une part la pré-
sence réelle de Jésus à l'autel avec les sentiments dont
son âme sainte est animée et, d'autre part, produit,
par la séparation sacramentelle du corps et du sang,
l'immolation mystérieuse qui signifie, d'une façon
non seulement sensible, ainsi que le requiert la nature
dii sacrifice, mais actuelle, ainsi que l'exige l'oblation
présentement renouvelée par le Christ à l'autel, l'objet
même de ces sentiments. Et ici, redisons-le, par suite
de son caractère essentiellement relatif, l'immolation
mystique, fût-elle cent fois, mille fois, des millions
de fois réitérée, ne saurait nuire à l'unité du sacrifice
du Christ que, par sa relativité même à l'immolation
sanglante de la croix, elle affirme et consacre. Nous
avons trouvé cette formule excellente proposée par
des théologiens de valeur tels que Gihr, At /berger.
Pesch, Lépicier, etc.
1275
MUSSE, OULA.TION ET IMMOLATION MYSTIQUE
1276
IV. COMMENT L'IMMOLATION MYSTIQUE SÏMBO.-
LISE LE* SENTI MENTS QDI ANIMENT A L'AUTEL
L'AME SAINTE DE JÉSUS l'Ait RAPPORT AU SACRIFICE
eucharistique. — C'est, sous une forme mieux
adaptée aux conclusions précédentes, la question
de la préférence à accorder à l'une des trois opinions
catholiques qu'il reste encore à examiner, savoir :
celle de Vasquez, celle de Lessius-Gonet-Billuart, celle
de Pasqualigo-Bossuet-Billot. Dans la discussion de
ces opinions, nos traités et manuels font ordinaire-
ment abstraction de l'élément formel du sacrifice,
savoir des sentiments de l'âme sainte de Jésus :
c'est qu'ils sous-entendent toujours ce point de vue,
résolu pour eux lors de la question du prêtre principal,
offrant à l'autel le sacrifice eucharistique. Ils se
contentent d'examiner l'élément matériel du sacrifice,
et de rechercher comment l'immolation mystique
produite par la double consécration donne à l'acte
opéré sur l'autel le caractère de véritable sacrifice.
1° Vasquez, avec sa théorie du sacrifice purement
relatif, pense que l'immolation mystique, c'est-à-dire
la séparation sacramentelle du corps et du sang,
est uniquement une représentation sensible de la
séparation réelle qui s'est produite jadis sur la croix
entre le corps et le sang du Sauveur. En même temps
que sur l'autel est réalisée cette séparation mystique,
représentative de la mort du Christ, Notre-Seigneur,
par cette représentation même, rend hommage au
droit de vie et de mort que Dieu a sur tous les hommes,
et imprime ainsi à la séparation mystérieuse du corps
et du sang le caractère de vrai sacrifice. Disp. CCXX1I,
c. vu, vin, ix. Cf. col. 1149 sq.
La théorie du sacrifice relatif est exacte à condition
de n'être pas exclusive. La messe est plus qu'une re-
présentation ou qu'un sacrifice purement relatif. Sans
doute, elle possède une relatio î essentielle au sacrifice
de la croix, dont elle est inséparable. Mais nous pen-
sons avoir suffisamment démontré que l'immolation
mystique à la messe n'est pas purement représenta-
tive. Elle est tout d'abord, et ensuite elle est repré-
sentative de l'immolation sanglante, précisément parce
qu'elle est en elle-même. De Lugo, De eucharistia,
disp. XIX, n. 51, n'a pas de peine à montrer que Vas-
quez se trompe lorsqu'il invoque en faveur de son
système l'autorité des Pères. Tous les Pères, sans
doute, affirment que le sacrifice de l'autel est commé-
moratif de celui de la croix; mais cela, personne ne
le 'nie. Aucun d'eux cependant n'affirme que la messe
est un sacrifice, précisément et uniquement parce
qu'elle est représentative de l'immolation sanglante
du Calvaire. L'explication vasquézienne pèche donc
par défaut, et, pour corriger ce défaut, il ne suffit
pas d'aîflnnar que la présence réelle du corps et du
sang du Christ suffit à donner à cette représentation
un caractère sacrificiel. Sans discuter la valeur de
cette assertion au nom du concept marne du sacrifice,
il suffi pa d'invoquer ici l'autorité du concile de Trente,
lequel déclare, à deux reprises, que la messe comporte
une immolation nouvelle du Christ : Nouum instituit
Pasch i sa ipsum ab Ecclesia per sacerdotes sub signis
visibilibus immolanium. Sess. xxu, c. i, Denz.-
Bannw., n. 9 5H; et : In hoc divino sacrificio... idem Me
Christus continetur et incruente immolatur. I bid., c. n,
n. 940.
Quelque effort qu'ils aient accompli en faveur de
la thèse vasquézienne, les partisans contemporains
de ce système ne sont pas parvenus à combler la
lacune signalée avec tant de force par De Lugo. Vas-
quez admit l'immolation mystique; mais, en réalité,
son explication ne tient compte que de la représenta-
tion sensible qu'elle comporte.
2° La réalité de l'immolation mystique, affirmée par
le concile de Trente, au sens où nous l'avons exposée,
est à coup sûr sauvegardée par la théorie thomiste de
l'immolation virtuelle (Lessius-Gonet-Billuart-Hugon).
-Mais si la thèse de Vasquez pèche par défaut, ne
peut-on pas dire de la thèse de l'immolation virtuelle
qu'elle "pèche par excès? Le glaive qui devrait séparer
le corps du sang si la chose était possible, semble bien
n'être qu'une belle métaphore.
En effet, on ne saurait admettre que l'action consé-
cratoire tende de sa nature à séparer réellement le
corps du sang. D'abord il faudrait pour cela que,
par elle-même, cette action exclue le sang du corps
sous les espèces du pain, et le corps du sang sous les
espèces du vin. Or, la loi de la concomitance démontre
la fausseté d'une telle assertion. Ensuite, et c'est là un
argument péremptoire, l'action consécratoire n'atteint
pas le Christ lui-même, mais seulement la matière
consacrée. Cela posé, nous nous trouvons en face de
deux hypothèses : ou bien le sang du Christ est
présupposé réellement uni à son corps avant la consé-
cration ; ou bien il est présupposé réellement séparé.
S'il est déjà réellement séparé, il ne sera pas séparé
par la vertu des paroles consécratoires; s'il est réelle-
ment uni, la consécration qui, par son action propre,
n'atteint pas et ne saurait atteindre le Christ lui-même,
ne pourra en aucune façon, par sa même action, opérer,
dans cette humanité, une division des parties unies
entre elles. 11 faut donc,semble-t-il, laisser de côté une
explication qui présente la messe comme un effort
tendant vainement à l'occision du Christ; et les
paroles de la consécration ne doivent pas, en toute
propriété des termes, être comparées à un glaive qui,
par lui-même, porterait la mort en divisant le corps et
le sang. Cf. Ch. Héris, O. P., Le Mystère du Christ,
Pariî, 1928, p. 353. — ■ Les objections résolues par le
P. Hugon, La sainte eucharistie, p. 312-314, n'attei-
gnent pas le fond de la difficulté. Cf. Tractatus dogma-
tici, t. m, p. 477-479.
3° L'explication de Salmeron, précisée par Pasqua-
ligo et reprise par Bossuet, le cardinal Billot et nombre
de théologiens contemporains, s'efforce de tenir un
juste milieu. D'une part, elle affirme la réalité de
l'immolation non sanglante à l'autel, essentiellement
représentative de l'immolation sanglante de la croix,
mais possédant son existence propre dans le corps et
le sang séparés sacramentellement; d'autre part, la
séparation qu'elle proclame entre le corps et le sang
est une séparation mystérieuse et d'ordre surnaturel,
et qui, par conséquent, ne tend nullement de sa nature
propre à la séparation physique et naturelle du corps
et du sang. La métaphore du glaive est ici reçue dans
le seul sens qu'on lui peut accorder, puisqu'il ne s'agit
que d'une séparation mystique. Et c'est là, semble-t-il,
la seule interprétation possible des paroles de l'insti-
tution du sacrifice. Par ces paroles, en effet, le Sauveur
déclare à ses apôtres : Ceci est mon corps, qui est donné
pour vous, Luc, xxn, 19; ceci est mon sang qui est
répandu pour vous. Matth., xxvi, 28. Or, dire que le
corps du Christ est donné pour nous dans l'eucharistie,
que son sang y est répandu pour nous, ne signifie pas
autre chose, en réalité, que l'oblation faite à Dieu pour
nous du corps et du sang sacramentellement séparés.
Il s'agit ici, en effet, d'une chose offerte rendue sensible
uniquement par les paroles prononcées à la consécra-
tion et par les espèces sacramentelles qui la recouvrent.
Par la consécration, le Christ — ■ qui est cette chose
offerte — ■ devient présent sur l'autel, le corps sacra-
mentellement séparé du sang sous l'espèce du pain,
le sang sacramentellement séparé du corps sous l'espèce
du vin; en tant que rendus extérieurement sensibles
par les paroles et par le sacrement, ni le sang n'existe
sous l'espèce du pain, ni le corps n'existe sous l'espèce
du vin. De cette séparation sacramentelle résulte
pour le Christ lui-même un revêtement de mort et de
1277 MESSE, SACRIFICE EUCHARISTIQUE ET SACRIFICE CÉLESTE 1278
souffrance qui, sans l'atteindre dans son humanité
désormais glorieuse et impassible, présente cependant
a Dieu cette humanité sous les marques extérieures
de la passion qu'elle endura au Calvaire. Et c'est
dans cette présentation que consiste l'immolation non
sanglante, représentative de l'immolation sanglante ,
ainsi que l'affirme le concile de Trente.
Cette immolation mystique suffit pour que l'obla-
tion faite à la messe par le Christ de son corps et de
son sang soit un véritable sacrifice. Ce revêtement de
mort, en etïet, non moins que la destruction réelle
d'une victime, est apte à réaliser la signification sym-
bolique propre au sacrilice : « En vertu des paroles du
prêtre, le corps et le sang sont sensiblement représentés
comme séparés : devant son Église, Jésus apparaît
dans on état de mort. Et cela suffit pour rappeler
et représenter à Dieu pour nous la valeur infinie de la
croix, avec les adorations actuelles de Jésus; cela
suffit pour signifier et représenter devant Dieu les
hommages et les expiations de l'Église dont Jésus est
le chef religieux et la victime; cela suffit donc pour
constituer un très réel sacrifice. » J. Grimai, Le sacer-
doce et le sacrifice de N.-S. J.-C, Paris, 1923, p. 238.
V. LE SACRIFICE EUCHARISTIQUE ET LE SACRIFICE
Céleste. — Nous pourrions nous dispenser d'aborder
ici ce problème subsidiaire qui n'intéresse qu'indirecte-
ment la question de l'essence du sacrifice eucharisti-
que. Mais on a tellement insisté en ces derniers temps
sur l'étroite connexion qui existe entre le sacrifice
du ciel et le sacrifice de l'autel, qu'il paraît utile de
rappeler au moins quelques principes.
1° // semble peu conforme à la vérité d'affirmer dans
le ciel un sacrifice proprement dit de Noire-Seigneur
glorifié. — Voir sur ce point Jésus-Christ, t. vin,
col. 1339-1342. Cf. Stentrup.De Verbo incarnato. Soteri-
ologia, t. n, Inspruck, 1889, sect.m,th. Lxxxi-Lxxxni.
Il semble bien d'ailleurs que l'état de compréhenseur
ne comporte pas l'exercice extérieur et sensible du
sacerdoce : Sacrificium dicit vel innuit umbras et
figuras, quse in patria visionis et lucis perfectse non
concipiunlur. Hugon, Tractalus, t. m, p. 484.
2° Quoi qu'il en soit, il ne faut pas considérer comme
essentiellement liés à l'essence du sacrifice eucharistique
les actes par lesquels Jésus consomme son sacrifice dans
le ciel. — La sainte Écriture, en effet, et tout l'ensei-
gnement de la Tradition, résumé dans le concile de
Trente, font dépendre la messe du Calvaire, et rap-
portent essentiellement le sacrifice de l'autel au
sacrifice de la croix. Mais si l'Écriture, notamment
l'Épître aux Hébreux, est explicite sur la consomma-
tion céleste du sacrifice sanglant offert sur la croix,
elle est muette sur les relations du « sacrifice céleste »
et de la messe. "Voir pourtant ci-dessus, col. 847.
Muette pareillement la tradition des Pères; muet,
l'enseignement officiel de l'Église.
3° Toutefois, le rapprochement du sacrifice céleste
et du sacrifice eucharistique est utile au triple point de
vue dogmatique, apologétique, mystique. — 1. Le dogme
de la présence réelle, base de toute explication du sacri-
fice, tire un grand profit de ce rapprochement. Car
le sacrifice céleste nous montre Jésus-Christ glorieux,
sans cesse interpellant pour nous près de Dieu. Hebr.,
vu, 2.5. Or, c'est le même Jésus-Christ qu'appellent
sous les espèces sacramentelles les paroles consécra-
toires. La théologie du sacrifice eucharistique trouve
dans les assertions de l'Épître aux Hébreux — laquelle
nous montre le Christ désormais impassible, incorrup-
tible et glorieux, après l'unique sacrifice sanglant
qu'il lui a été donné d'offrir de lui-même, iv, 14;
vu, 28: ix, 11-12; 24-28: cf. P.om.,.vi, 9 — un point
d'appui solide pour affirmer l'immolation non san-
glante de la messe. La médiation toute-puissante du
Christ-prêtre dans le ciel est une analogie pressante
pour établir le dogme de l'efficacité propitiatoire du
sacrilice terrestre. Cf. I Joan., n, l, 2.
2. Ce dernier point dogmatique prend un aspect
apologétique chez les controversistes des xvi« et xvu«
siècles. U s'agit pour au\ d'expliquer contre les pro-
testants la valeur propitiatoire de la messe. Nous
en avons fait la remarque pour Bossuet, voir col. 1162.
M. Lepin le note expressément pour certains apolo-
gistes de la Contre-Réforme, Ruard Tapper, Lin-
danus, François Sonnius, Jean Gropper, Jacques
Gilbert de Nogueras, Claude de Saiuctes, et, plus tard,
Jean Hessels, Jean de Via, Estius et, parallèlement à
Bossuet, Denys Amelote. L'argument revient à ceci :
« Puisqu'il est certain que le Sauveur est pontife dans
le ciel, et qu'il y exerce son ministère, il faut de foute
nécessité. qu'il y offre un sacrifice... Mais, si le Fils de
Dieu offre la victime de son sang pour nous dans le
ciel, et s'il l'offre en intercédant pour notre salut, il ne
déroge donc pas à son sacrifice de la croix, ens'otïrant
depuis sa mort, mais il en représente le prix à son Père
pour ceux qui s'approchent de lui par son entremise.
Pourquoi donc lui-mesme, demeurant tous les jours
avec son Église jusqu'à la fin des siècles, et rendant
son corps et son sang présens sous les signes du pain
et du vin, ne pourra-t-il pas, par lui-meune comme
pontife et par les prestres comme ses ministres, estre
offert à Dieu pour nous renouveller la mémoire de sa
passion et pour nous en communiquer les mérites'?...»
Amelote, Abrégé de théologie, Paris, 1675, 1. VI,
C XL.
3. Le rapprochement du sacrifice céleste et de la
messe est utile également à la piété et surtout à la
piété sacerdotale : car il nous fait comprendre la néces-
sité, pour le corps mystique du Christ, de demeurer
uni à son chef sur terre, afin d'être participant à sa
gloire dans le ciel; et le prêtre, chargé par devoir d'état
de réaliser, de maintenir, d'accroître cette union des
membres à leur chef, y trouve indiquées les exigences
surnaturelles de sa sublime vocation. A la consomma-
tion céleste du sacrifice de Jésus, les élus, déjà en
possession de la gloire, sont intimement unis. Car
Jésus, dans cette consommation de son sacrifice, in-
troduit son corps mystique déjà racheté et sauvé
par lui, et maintenant glorifié. Solidaires de Jésus, les
membres de ce corps mystique ressusciteront en Lui
et par Lui; ils sont déjà glorifiés en Lui et par Lui.
C'est en Jésus et par Jésus que se fera l'incorporation
totale en Dieu de l'humanité rachetée, sauvée, glori-
fiée, et la victoire complète de Dieu sur le péché.
Or, dans l'offrande du sacrifice eucharistique, le corps
mystique, encore sur la terre, doit être uni à son chef.
La contemplation du sacrifice céleste nous montre dès
lors cette union se poursuivant dans le ciel par l'union
des élus au prêtre souverain, consommant son sacri-
fice dans la vie éternelle. Cette vérité profonde nous
fait comprendre que nos actes, unis à ceux de Jésus,
à l'autel, ont un prolongement nécessaire dans le
sacrifice céleste de notre prêtre souverain. Nos prières,
nos satisfactions, nos mérites sont donc offerts à
Dieu, par le Médiateur suprême, dans ce sacrifice
céleste, et par Lui présentés à la fois comme les effets
du sacrifice sanglant du Calvaire et les parties inté-
grantes de l'hostie offerte à l'autel eucharistique.
Bien plus, l'union du Christ glorifié aux saints vivant
dans la gloire et participant activement à son sacri-
fice céleste exige que nos prières, nos mérites, nos
satisfactions soient présentés a Dieu en union avec les
prières et les adorations des élus. C'est ce qu'exprime
la liturgie par ces paroles du canon, sur lesquelles
les vieilles explications de la messe al tiraient l'atten-
tion : Supplices le rogamus, omnipotens Deus, jubé
heec perferri per marins sancti angeli lui in sublime
altare tuum...
1279 MESSE, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : LE SACRIFICE DELACROIX 1280
VI. SI NTBÈSE ET CONCLUSION. — 1" Le sacrifice .en
général : sacrifice proprement dit et sacrifice impro-
prement dit. — Avant tout, et pour éviter des confu-
tiôns rappelons, que le terme « sacrifice » se prend en
deux acceptions différentes, acception stricteet accep-
tion large. Il faut distinguer le sacrifice proprement dit
et le sacrifice improprement dit.
1. Sacrifice proprement dit. — C'est l'acte principal
du culte public, par lequel la société reconnaît et
proclame le souverain domaine de Dieu. Cet acte
public et solennel est toujours symbolique de l'hom-
mage souverain à rendre à Dieu, hommage d'adora-
tion primordialement et avant toute hypothèse de
péché; mais aussi hommage d'expiation et de répa-
ration, dans l'hypothèse de la chute. Écartons ici
comme superflues les discussions théologiqucs sur la
nécessité ou non nécessité d'une destruction de la
victime en cas de sacrifice propitiatoire et expiatoire.
Nous affirmons simplement que la « chose » offerte à
Dieu doit toujours, sinon en elle-même ou par sa
destruction, tout au moins dans la manière dont elle
est offerte, symboliser la dépendance de l'homme
vis-à-vis de Dieu. Ainsi, le sacrifice de Jésus-Christ à
la croix, qui fut par excellence l'acte solennel du culte
public rendu au nom de l'humanité pécheresse, sym-
bolise, lui aussi, la dépendance et l'hommage rendu
par cette humanité à Dieu. Tout sacrifice, acte du
culte public, est donc un acte symbolique.
L'acte symbolique qui constitue le sacrifice est
ordinairement un acte rituel, parce qu'il est réglé par
la loi liturgique. Néanmoins, il faut, contrairement
à l'affirmation du P. de la Taille, faire une exception
pour le sacrifice par excellence offert par Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ sur le Calvaire. Ici, en effet, l'acte
symbolique est constitué par l'oblation même des
souffrances et de la mort endurées par le Sauveur;
la cause directe de ces souffrances et de cette mort,
l'action déicide des bourreaux, ne saurait à aucun titre
rentrer dans la catégorie des rites sacrés. Sacrifice
d'un genre si particulier qu'il doit rester unique dans
les annales de l'humanité, le sacrifice de la croix est
symbolique, mais non rituel.
Le symbolisme même de l'acte sacrificiel n'a de
valeur morale qu'autant que le sacrifice extérieur
répond aux sentiments intimes de ceux qui l'offrent.
Ces sentiments intimes : adoration, donation de soi-
même, réparation, expiation, etc.. forment le sacrifice
que saint Augustin appelle sacrifice invisible, dont le
sacrifice extérieur est le sacrement, c'est-à-dire le
signe sacré. De civitate Dei, 1. X, c. v, P. L.. t. xli,
col. 282; que saint Thomas appelle le sacrifice inté-
rieur ou spirituel, signifié par l'extérieur, Il-'-If6,
q. lxxxv, a. 2. Aussi bien, le culte extérieur n'a
de valeur religieuse qu'en tant qu'il est la manifes-
tation du culte intérieur. Donc, le sacrifice, pour être
agréable à Dieu, doit exprimer avec sincérité et vérité
les sentiments du sacrifice intérieur. Aussi saint
Augustin afïirme-t-il que dans ces sentiments inté-
rieurs se trouve le vrai sacrifice. Et ce sont ces « vrais »
sacrifices qui nous permettent de nous unir au prêtre
souverain qui s'offrit lui-même en sacrifice sur la
croix. Ibid.,c. v, vi, col. 283-284. Le sacrifice de Gain,
contredisant ses sentiments intérieurs, ne pouvait être
agréable à Dieu. Cf. 1. XV, c. vu, col. 433: Lépicier,
De sacrosancto sacrificio eucharistico, p. 41.
2. Sacrifice improprement dit. — Quelle que soit
l'excellence morale et la nécessité du sacrifice intérieur,
il faut bien se garder de le considérer comme le sacri-
fice .proprement dit. Le sacrifice proprement dit est
l'acte principal du culte public, acte par lequel la
société reconnaît et proclame le souverain domaine de
Dieu. Il ne peut être offert à Dieu que par un délégué
sacré de la société, le prêtre. Or, tous ces éléments man-
quent au sacrifice intérieur qui, par conséquent,
n'est appelé sacrifice que par analogie.
L'analogie qui existe entre les acrifice intérieur —
lequel n'est qu'un sacrifice improprement dit —
et l'acte public du sacrifice proprement dit, ne doit
pas nous faire oublier que la primauté appartient au
sacrifice intérieur, lequel seul par lui-même présente
une valeur morale, et qui, à ce titre, apparaît comme
l'analogum princeps, l'acte extérieur du culte public
ne pouvant être, sous ce rapport, qu'un analogue
secondaire et dépendant.
Il faut, de plus, observer que la notion de sacrifice
improprement dit s'applique non seulement au sacri-
fice intérieur qui marque les sentiments par lesquels
l'âme se soumet et se voue à Dieu, mais aussi aux
actes extérieurs commandés par ces sentiments, lorsque
ces actes n'ont pas le caractère officiel, social et sacré,
qui sont la caractéristique du sacrifice proprement
dit. C'est en ce sens large que nous avons entendu
saint Augustin définir le sacrifice : Omne opus quod
agitiiT ut sancta socielale inlucreamus Deo. Et c'est de
cette définition large que part saint Thomas pour
démontrer que « la passion du Christ a opéré par
mode de sacrifice ». II Ia, q. xlviii, a. 3.
Qu'il soit constitué par une volonté intérieure de
soumission, d'abandon, de dépendance, qu'il com-
porte un acte extérieur manifestant ces sentiments, le
« sacrifice », qui n'est pas l'acte cultuel offert par le
prêtre au nom de la société pour attester le domaine
souverain de Dieu, n'est encore, au sens théologique
du mot, qu'un sacrifice improprement dit, bien qu'en
ces sentiments religieux réside l'élément qui apporte
au sacrifice proprement dit sa valeur morale.
2° Le sacrifice rédempteur offert par Jésus-Christ. —
Ces principes admis par tous rendent extrêmement
facile l'application qu'il convient d'en faire au sacri-
fice rédempteur offert par Jésus-Christ.
1. Il est exact de dire que le Christ s'est offert en
« sacrifice » dès le premier instant de l'incarnation.
Dès cet instant, il dit à Dieu : Me. voici, je viens pour
faire, ô Dieu, votre volonté, Hebr., x, 9. Ce sacrifice,
il l'a offert dans une disposition habituelle de sa volonté
qui ne s'est jamais démentie au cours de toute sa vie
terrestre : toutes ses actions ont été inspirées par
cette volonté. Saint Thomas développe magnifique-
ment cette pensée dans la Somme, IIIa, q. xxxiv,
a. 2, 3; q. xlvi, a. 2, 3, 4; il la résume en trois for-
mules qui se superposent en se complétant, q. xlviii,
a. 1, ad lum, ad 2um, ad 3urn. Aussi n'est-il pas surpre-
nant de rencontrer, au concile de Trente, des Pères
qui la mettent en relief : la vie tout entière du Christ
inaugure le sacrifice rédempteur qui ne trouve cepen-
dant sa consommation qu'au Calvaire, toutes les
actions du Sauveur étant ordonnées vers cette consom-
mation. Voir les textes dans Lepin, op. cit., p. 306-307.
Après le concile de Trente, un des théologiens les
plus affirmatifs sur ce point est Gaspard Casai. Il
déclare que le Sauveur nous a mérité le salut dès le
premier instant de sa conception, qu'il a continué à
le mériter pendant toute sa vie, dans sa prière, ses
enseignements, ses jeûnes, ses autres bonnes œuvres et
toutes les adversités par lui supportées. Et il se
demande si tout cela fut « par mode de sacrifice » :
«Je ne vois, répond-il, aucune raison de le nier; je
vois de multiples raisons de l'affirmer : notre souverain
prêtre principal, tous les jours et tout le temps de sa
vie de chair mortelle, c'est-à-dire passible, a exercé
son office d'oblation et n'a jamais cessé de l'exercer. »
De sacrificio missœ, Venise, 1563, 1. I, c. xix.
On le remarquera toutefois : il n'est pas question
de sacrifice proprement dit. Sous la plume de ces
auteurs, comme sous celle de saint Thomas, la trame
tout entière de la vie du Christ est un sacrifice vrai,
1281 MESSE, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : LE SACRIFICE DE LA CÈNE 1282
au .sens où saint Augustin l'entendait ; mais non pas
encore l'acte cultuel et social qui constitue le sacrifice
au sens strict du mot.
Et c'est encore en ce sens large qu'il faut sans aucun
doute entendre les assertions relevées chez les théolo-
giens de l'École française aux. xvu« et xvni' siècles.
Quelques textes nous en convaincront. En réalité,
toute la vie du Christ fut un sacrifice, selon le cardinal
de Bérulle, Vie de J&us, c. xix, parce que l'oblation
qu'en a faite le Sauveur >< est, à la fois, offrande
continue de l'immolation future et offrande incessante
d'une immolation actuelle, qui prépare et commence à
réaliser déjà celle qui se consommera au Calvaire ».
Lepin, op. cit., p. 465. De même, le P. de Condren :
■ Pour ce qui est du sacrifice de la Nouvelle Loi, qui
est le sacrifice de Jésus-Christ, il faut savoir que toute
sa vie. depuis le premier moment de l'incarnation
jusque dans l'éternité, est le sacrifice véritable figuré
par ceux de la loi ancienne et par tous les autres. »
L'idée du sacerdoce, IIe part., p. 80. Mais l'on sait
que, pour Condren, si la consécration du sacrifice
unique de Jésus-Christ commence à l'incarnation,
{'immolation n'en a été faite qu'à la croix. L'oblation
que le Christ a faite de lui-même dès l'incarnation
est un sacrifice, parce que, dès l'origine, le Christ s'est
offert pour être immolé ». Cette direction imposée à
toute la vie du Sauveur vers sa passion et sa mort en
croix est marquée plus explicitement encore par
M. Ollier : « Notre-Seigneur, venant au monde, s'est
une fois offert à Dieu son Père en qualité d'hostie
dans le sein de la très sainte Vierge, comme sur un
autel, pour cire un jour immolé et consommé à la gloire
de sa divine majesté... « Explication des cérémonies,
1. VI, c. n. Les mêmes assertions se retrouvent chez
Thomassin, Bossuet et nombre d'autres auteurs de
cette époque. Toute la vie de Jésus-Christ fut un
sacrifice, parce qu'elle était la préparation de l'immo-
lation de la croix, et que les dispositions habituelles
que Jésus y fit paraître devaient donner au sacrifice
consommé au Calvaire son mérite et sa valeur rédemp-
trice. Cf. M. de la Taille, dans Gregorianum, mars 1928.
2. .Mais de là à affirmer que seules ces dispositions
intérieures forment l'essence du sacrifice rédempteur,
il y a un abîme. Le sacrifice proprement dit, offert sur
la croix, exige de plus l'immolation sanglante, telle
que l'a prévue et imposée Dieu le Père, et telle que
l'a voulue, librement le Verbe incarné. Sans doute,
les dispositions intérieures du Christ pouvaient
suffire, à cause de la dignité de sa personne, pour expier
nos crimes, si son Père l'eût ainsi réglé; mais, de
plus, Dieu a voulu qu'il offrît ce sacrifice visible. Ce
n'est pas seulement à la volonté de mourir, mais
encore à la mort effective du Sauveur qu'il a attaché
la rédemption des hommes : ainsi la mort de Jésus-
Christ et l'oblation de cette mort précieuse qui en
était inséparable, étaient aussi essentielles dans l'ordre
de la Providence, que les dispositions intérieures qui
les animaient. La mort du Sauveur n'est donc pas
à l'instar d'un simple rite extérieur, et pour ainsi dire
étranger a l'essence du sacrifice de la croix: c'est le
sacrifice même, l'action particulière que Dieu exigeait
pour réparer l'outrage fait à sa gloire, expier nos
crimes, rendre a sa souveraine majesté l'honneur que
le pécheur avait prétendu lui ravir : et c'est là ce
qu'avec la théologie catholique on doit appeler le
sacrifice strictement dit de la rédemption.
3° Le sacrifice de la cène. — f . La cène est le même
sacrifice que la messe, dont elle fut la première célébra-
tion.-— Cette vérité se trouve équivalemment enseignée
par le concile de Trente : Jésus donc... à la dernière
cène... se déclarant ((institué pour l'éternité prêtre selon
l'ordre de Melchisédech, offrit à Dieu son Père son corps
et son sang sous les espèces du pain et du vin. Aux
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
apôtres qu'il constituait alors les prêtres du Xouvcau
Testament, et à tuas leurs successeurs dans le sacer-
doce, il donna l'ordre d'offrir ce corps et ce sang sous
les symboles des mêmes éléments, par ces paroles : « Faites
ceci en mémoire de moi ». Dans ce texte, le concile
distingue ce que lit le Christ à la dernière cène et ce
qu'il commanda à ses apôtres de faire. Ce qu'il lit,
c'est l'offrande à Dieu son Père, de son corps et de
son sang sous les espèces du pain et du vin. Ce qu'il
commanda à ses apôtres, en les constituant prêtres
du nouveau Testament, et à tous leurs successeurs
dans le sacerdoce, c'est de renouveler la même oblation
du corps et du sang sous les mêmes symboles. En
d'autres termes la messe est la même oblation du
corps et du sang de Jésus-Christ et renouvelle la
cène qui fut son prototype.
2. L'oblation de la cène n'est pas une partie du
sacrifice sanglant de la Croix : bien qu'intimement liés,
la cène et le Calvaire sont deux sacrifices distincts. — •
Nous avons déjà rappelé cette vérité à propos de la
thèse du P. de la Taille, voir col. 1245. Les termes du
c«ncile de fiente ne laissent place à aucun doute :
Jésus donc... — quoique devant s'offrir à Dieu le l'ère
une seule fois sur l'autel de la croix... — parce que
cependant son sacerdoce ne devait pas s'éteindre par sa
mort, afin de laisser ù l'Église son épouse un sacrifice
visible, etc.. Si le concile avait reconnu dans l'obla-
tion de la cène une partie constitutive et initiale du
sacrifice de la croix, il aurait parlé ainsi : « Jésus...,
parce que devant s'offrir sur l'autel de la croix, etc. »
Cette terminologie montre combien est fondée l'opi-
nion quasi unanime des théologiens postérieurs au
concile, opinion qui tient l'oblation de la cène comme
distincte de celle du Calvaire, et n'en constituant pas
une partie essentielle ou intégrale. M. Lepin, qui a
exposé longuement le sentiment des théologiens sur
ce point, rappelle, op. cit., p. 692, qu'ils présentent la
cène « comme une oblation proprement sacrificielle,
et s'efforcent d'en déterminer le rapport avec la croix.
Plusieurs ont songé à une oblation actuelle, portant
sur une immolation également actuelle du Sauveur,
c'est-à-dire à un commencement réel de la passion :
et c'est en cela que la cène leur a paru être un vrai
sacrifice. Quelques-uns ont vu cette oblation et cette
immolation réalisées dès avant la cène, au cours de
la vie terrestre du Sauveur, et même depuis son ori-
gine. La plupart se sont arrêtés à l'idée d'une oblation
réelle présente, se rapportant à une simple représen-
tation anticipée de l'immolation future. Or, même
parmi ces derniers, nous n'en avons trouvé aucun pour
qui l'oblation faite à la cène ait été proprement
l'oblation du sacrifice de la croix, c'est-à-dire un acte
si essentiellement constitutif du grand sacrifice
rédempteur, que, sans lui, l'immolation du Calvaire
aurait manqué de ce qui en fait un sacrifice réel et
proprement dit. »
Toutefois, la cène et le Calvaire sont intimement
liés. La mort sur la croix, sans doute, n'avait pas
besoin de la cène pour être un sacrifice complet et
véritable; mais la cène dépend essentiellement de la
croix, comme le symbole et la représentation dépen-
dent de la chose à représenter et à symboliser.
3. Comme la messe, dont elle, est le prototype, la cène
est un sacrifice essentiellement relatif au sacrifice san-
glant du Calvaire. - — Sans doute, le sacrifice de la cène
représente la mort du Christ comme future, encore que
cette mort soit imminente; et à la messe, c'est une .
mort passée que commémore le sacrifice. Mais cette
différence est tout extrinsèque et accidentelle. Ln
soi, en effet, la cène représente, tout comme la
messe, la mort du Christ; que celte mort, par rapport
à la première, soit future, par rapport à la seconde, soit
passée, c'est une différence en dehors de la signifi-
X. — 41
1283 MESSE, SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE : LE SACRIFICE EUCHARISTIQUE 1284
cation du rite sacrificiel, et que suffit à justifier l'épo-
que même de la mort du Sauveur, rêvera solum oritur
ex'conditione seu statu rei significatœ, dit fort exacte-
ment Suarez, disp. LXXVI, sect. i; cf. Stentrup,
op. cit., th. lxxxviii.
Sans doute encore, la cène, étant offerte par le
Christ avant sa mort, était un acte par lequel le Christ
pouvait encore mériter; à la messe, le Christ glorieux
n'est plus en état de mériter, et son sacrifice n'est
qu'un instrument d'application des mérites passés.
Mais cette différence encore est tout accidentelle et
provient de l'état du principal offrant, avant et après
sa mort. Considérée en soi, la cène était, comme la
messe l'est aujourd'hui, un moyen d'application des
mérites du Christ; le mérite de la passion et de la
mort du Sauveur était alors simplement commencé,
tandis qu'aujourd'hui il est consommé. Mais, encore
une fois, ces dilîérences sont extrinsèques à la cène,
comme à la messe. Cf. Stentrup, toc. cit.
11 reste donc qu'en soi, cène et messe sont des sacri-
fices identiques, n'ayantleur signification etleur valeur
que par le rapport nécessaire et intime qu'ils présentent
avec le sacrifice sanglant du Calvaire, que toutes deux
représentent et symbolisent, la cène, comme futur,
la messe, comme passé. La cène eut sa raison parti-
culière et toute spéciale d'exister, parce qu'elle inau-
gurait le sacrifice de l'eucharistie, que le Christ enten-
dait laisser à son Église. Mais, par rapport au Calvaire,
tout comme la messe, la cène est un sacrifice relatif,
parce que, comme la messe, elle a pour effet l'appli-
cation du sacrifice rédempteur. Cf. Lepin, op. cit.,
p. 697.
4° Le sacrifice de la messe. — 1. Ses éléments consti-
tutifs. — Le sacrifice de la messe reproduit celui de la
cène, avec cette différence accidentelle qu'il est repré-
sentatif et commémoratif de l'immolation sanglante
déjà passée. Est-il besoin de le redire? Le sacrifice de la
messe n'est pas purement représentatif : il est, et il
est relatif au sacrifice de la croix. Le corps et le sang
du Sauveur y sont mystiquement séparés, comme ils
le furent réellement au Calvaire. Et Jésus-Christ s'y
offre dans son immolation mystique, comme il s'est
offert dans l'immolation sanglante. L'essence du sacri-
fice eucharistique comporte donc deux éléments, l'un
formel, l'oblation du corps et du sang du Sauveur,
l'autre matériel, l'immolation mystique de ce même
corps et de ce même sang. Jésus est offert par là même
qu'il est immolé, et l'acte d'immolation est aussi
l'acte d'oblation. C'est dans l'acte de la consécration
et dans cet acte seul que se trouve l'immolation et
l'oblation sacrificielles.
2. L'offrant principal. — L'oblation du Christ dans
l'eucharistie est faite tout d'abord par Jésus-Christ
lui-même, prêtre principal. On a déjà indiqué que
l'opinion de Scot, à laquelle s'est rallié de nos jours
le P. de la Taille, ne jouissait pas des faveurs de l'en-
semble des théologiens. On pense l'avoir démontré :
le Christ est le prêtre principal, non seulement parce
qu'il a institué lui-même le sacrifice et donné aux
siens le pouvoir et l'ordre de l'offrir après lui, mais
encore parce qu'il s'offre aujourd'hui, à la messe, d'une
manière personnelle et actuelle : « De même, répéte-
rons-nous après les Salmanticenses, que le Christ
concourt instrumentalement par son humanité à
chacune des conversions ou transsubstantiations qui
se font dans l'Église, ainsi il pense à chacun de nos
sacrifices, il les veut, les offre à Dieu et par conséquent
en est, comme prêtre principal, l'offrant immédiat,
d'une oblatioh formelle, actuelle et élicite. » De eucha-
rislia, disp. XIII, dub. m, n. 50. Cf. Hugon, Traclatus
dogmatiti, t. m, p. 484.
3. Le prêtre visible, ministre du Christ. — Toutefois,
il demeure vrai que le prêtre principal, Jésus-Christ,
en raison de son état glorieux dans le ciel, ne peut, par
lui-même, offrir visiblement le sacrifice eucharistique.
Il lui faut user du ministère des prêtres, fl s'agit
des prêtres vaiidement ordonnés. Le prêtre validement
ordonné et célébrant dans les conditions de la licéité,
est à la fois le ministre de Jésus-Christ et le représen-
tant de l'Église. Comme ministre de Jésus-Christ, il
agit en vertu d'un pouvoir subordonné et instru-
mental, qui, par la consécration du pain et du vin,
atteint la substance même du sacrifice : ce pouvoir,
il le tient de son caractère sacerdotal et aucune
cause humaine ne peut l'empêcher de s'en servir
validement. Même séparé de l'Église, ce prêtre garde
malgré tout le pouvoir d'offrir, in persona Christi, un
sacrifice véritable. Comme représentant de l'Église,
le prêtre n'atteint pas la substance du sacrifice, mais
la part nécessairement accidentelle qu'y prend le
• corps mystique de Jésus-Christ uni à son chef. « Et
tel est le lien qui le rattache au Christ et à tout le
corps mystique que, fût-il seul et privé de toute assis-
tance, fût-il même tellement seul avec sa misère qu'il
manquât de toute dévotion et de toute piété person-
nelle, le sacrifice qu'il offre est bien celui de l'Église
entière. » Gasque, L'eucharistie et le corps mystique,
Paris, 1925, p. 71.
Il va de soi que tout prêtre qui, d'une manière
coupable, s'est séparé du corps mystique de Jésus-
Christ, ne saurait représenter l'Église dans l'oblation
du sacrifice. Cf. Suarez, disp. LXXVII, sect. n, n. 6;
S. Thomas, IIIa, q. lxxxii, a. 6; a. 7, ad 3"™.
4. Participation de l'Église au sacrifice eucharistique.
— On a dit tout à l'heure que le sacrifice eucharistique
était avant tout l'oblation faite par Jésus-Christ;
mais, puisque cette oblation est faite par le Christ
en tant que chef de son corps mystique, il faut de
toute nécessité que le corps mystique, c'est-à-dire
l'Église y participe. Rien de plus fréquemment affirmé
soit par la tradition, soit par les théologiens.
Et cette idée est excellemment résumée par le
cardinal Billot : « Ainsi donc, écrit-il, de même que
l'Église, dans la messe, offre elle-même son sacrifice;
de même, et toujours en union avec son chef, elle y
est offerte elle-même comme victime. Bien plus, l'Église
entend que, par l'offrande du corps et du sang du
Sauveur, la propre offrande qu'elle fait de soi-même
devienne de plus en plus parfaite. Nous vous en prions,
dit-elle (secrète du lundi de Pentecôte), sanctifiez ces
dons et, en agréant l'offrande de cette hostie spirituelle,
achevez de faire de nous des hosties dignes de vous éter-
nellement. Et voilà la raison pour laquelle dans le
sacrement de l'eucharistie, le Christ est immolé sous
les symboles mêmes qui sont la figure du corps
mystique acheté par lui au prix de son sang... Voilà
pourquoi le prêtre prie Dieu d'avoir son offrande pour
agréable, de daigner jeter sur elle un regard propice et
favorable, comme il a daigné jadis considérer les
offrandes d'Abel, d'Abraham, de Melchisédech; de
commander à son ange de le porter jusqu'au sublime
autel du ciel... Toutes ces expressions demeurent inex-
plicables en dehors des principes qu'on vient de rappe-
ler : comment en effet, comprendre que les hommes
puissent demander à Dieu d'avoir pour agréable l'of-
frande de la croix? Au contraire, de telles expressions
paraissent empreintes de la plus vive piété, si l'on
considère que, dans le sacrifice de la messe, le Christ
n'est plus seul à offrir et à s'offrir, mais que, dans
cette offrande du sacrifice, l'Église tout entière, et
comme prêtre offrant et comme victime offerte, est
unie à son divin chef. » De sacramentis, t.-i, p. 598-599.
Ces vérités sont, avons-nous dit, traditionnelles et se
retrouvent sous la plume de tous les théologiens. Il
ne faut toutefois rien exagérer et ne pas, pour autant,
conférer le sacerdoce au sens strict à tous les baptisés.
1285 MESSE, CONCLUSION : DEFINITION DU SAINT SACRIFICE 1286
Le rôle « sacerdotal » des simples fidèles n'a qu'une
analogie assez lointaine avec les fonctions proprement
sacerdotales du ministre du Christ. Les théologiens
n'ont pas manqué d'étudier la portée de ce rôle des
simples fidèles dans l'oblation du sacrifice eucharisti-
que. Suarez convient que l'explication du concours
des fidèles est délicate. Disp. LXXVII, sect. m.
« Les fidèles, disent aussi les Salmanticenses, n'offrent
le sacrifice que par le prêtre, et par conséquent média-
tement ; leur oblation n'est appelée ainsi qu'en fonction
de l'oblation proprement sacerdotale. Et encore, dans
le concours des fidèles au sacrifice eucharistique, il
convient de distinguer trois degrés. Le premier est
très général et appartient à tous les fidèles : sa note
caractéristique est qu'aucun des fidèles qui y participe
n'intervient par un acte particulier : c'est le prêtre
seul qui agit pour tous. Un deuxième degré du concours
des fidèles est plus spécial : il existe lorsque le fidèle
pose un acte quelconque qui incite le prêtre à offrir
le sacrifice, par exemple en le priant de célébrer la
messe ou en lui procurant, à cette intention, un hono-
raire. Le troisième degré est encore plus spécial
et existe quand les fidèles concourent plus immédiate-
ment à la célébration du sacrifice, par exemple, en y
assistant, en répondant à la messe et en assistant le
célébrant. Plus les fidèles participent à la célébration
de la messe, selon les degrés qu'on vient d'indiquer,
et plus aussi ils participent aux fruits du sacrifice. »
Disp. XIII, dub. m, § 2, n. 52. Cf. Casque, op. cit.,
p. 89 sq.; Ch. Grimaud, « Ma » Messe, Paris, 1927,
c. m, p. 42 sq.
Telle est la doctrine par tous admise : sur cette
doctrine fondamentale se greffent deux questions
subsidiaires, que l'on ne peut ici que signaler. D'abord,
pour participer à l'oblation sacrificielle, les fidèles
peuvent-ils se contenter de s'unir intérieurement
au prêtre, ou bien est-il nécessaire qu'ils expriment
extérieurement leur intention? Suarez nie que le senti-
ment intérieur suffise. Disp. LXXVII, sect. ni, n. 2.
Bellarmin, De sacrificio misses, 1. II (De eucharistia,
1. VI), c. iv; Vasquez, disp. CCXXVI, c. n, n. 10,
paraissent concéder qu'une volonté habituelle non
actuellement exprimée suffit : la divergence n'est
qu'une question de mots. Voir Salmanticenses, loc.
cit., n. 54. — Ensuite la valeur accidentelle de la messe
peut-elle être accrue du fait d'une plus grande dévotion
du prêtre célébrant et des fidèles participants? En
ce qui concerne la dévotion du célébrant, la réponse
est affirmative et s'appuie sur l'autorité de saint Tho-
mas, IIIa, q. i.xxxii, a. 6, En ce qui concerne la dévo-
tion des fidèles, la réponse affirmative, proposée par
Suarez, disp. LXXIX, sect. xi, concl. 3, Bellarmin,
loc. cit., c. iv, et appuyée sur l'autorité de saint
Thomas, q. lxxxiii, a. 4, est présentée comme plus
probable contre la solution négative des deux Soto.
Cf. Salmanticenses, loc. cit., n. 55. Nous avons entendu
Bossuet prendre nettement parti pour la solution
affirmative, col. 1163.
5° Conclusions. — 1 . Définition du sacrifice eucharisti-
que. — De tous les éléments de cette analyse, il résulte
que le sacrifice de la messe doit être avant tout et
essentiellement en fonction de l'oblation qu'y fait
le Christ. L'oblation de l'Église, considérée comme
corps mystique du Christ, sera suffisamment indiquée
si l'on affirme que l'oblation eucharistique est l'obla-
tion du chef de l'Église, comme tel. Enfin, l'oblation
appelant nécessairement l'immolation, on doit faire
expressément mention de l'immolation mystique du
Sauveur à l'autel. Un dernier élément de la définition
sera emprunté au dernier point de cette étude, l'effi-
cacité du sacrifice eucharistique, ce sacrifice étant
institué, non pour nous mériter le salut, comme le
sacrifice sanglant du Calvaire, mais pour nous appli-
quer les mérites de ce sacrifice sanglant, lui consé-
quence nous proposerions volontiers la définition sui-
vante : Le sacrifice de la messe est l'acte par lequel Jésus-
Christ, chef de l'Église, prêtre principal, par le ministère
du prêtre visible, s'offre mystiquement sur l'autel dans
la séparation sacramentelle de son corps et de son sang
sous les espèces eucharistiques, renouvelant ainsi d'une
façon non sanglante l'oblation sanglante du Calvaire,
pour nous en appliquer les mérites.
2. L'unité du sacrifice de Jésus-Christ. - — L'unité du
sacrifice de Jésus-Christ est une vérité admise par
tous les théologiens.
Comment faut-il entendre cette unité de sacrifice
de Jésus-Christ? Les théologiens, sont loin d'être
d'accord sur ce point. Et, pour mieux discriminer
leurs opinions, il convient avant tout de marquer
les deux points extrêmes auxquels la vérité catholique
ne saurait se rallier, mais qui indiquent les tendances
opposées des divers systèmes.
Tout d'abord l'orthodoxie catholique ne saurait
concevoir le sacrifice sanglant de la croix et le sacri-
fice non sanglant de la cène ou de la messe comme deux
sacrifices disparates, différents, ou même simplement
distincts entre eux d'une manière adéquate. L'ensei-
gnement du concile de Trente s'y oppose formelle-
ment. Una enim eademque est hostia, idem nunc offe-
rens sacerdolum ministerio, qui seipsum tune in cruce
ôbiulit... Sess. xxn, c. n. A la messe, c'est donc le
même prêtre, la même victime qu'au Calvaire. De
ce seul chef, il est impossible que les sacrifice du Cal-
vaire et celui de l'eucharistie soient des sacrifices tota-
lement et adéquatement distincts.
A l'opposé on pourrait imaginer une identité parfaite
et absolue entre le sacrifice eucharistique et le sacrifice
sanglant de la croix. En ce qui concerne la messe
aucun théologien n'a soutenu l'identité des deux sacri-
fices : une telle assertion serait évidemment contraire
au concile de Trente qui, au texte ci-dessus rapporté,
ajoute cette restriction : Sola offerendi ratione diversa,
restriction dont le sens est précisé par les premières
lignes du chapitre : Quoniam in divino hoc sacrificio,
quod in missa peragitar, idem ille Christus' continetur
et incruenle immolalur, qui in ara crucis semel seipsum
cruente obtulit.
Ces théories extrêmes auxquelles aucun auteur
catholique n'a jamais souscrit indiquent cependant
les tendances vers lesquelles se dirigent les dif érentes
opinions.
a) L'unité du sacrifice d'après l'opinion du sacrifice-
oblation. — Identité du prêtre et de la victime : ces
deux éléments sont hors de controverse. Identité
de l'action sacrificielle exercée par Jésus-Christ, sur la
croix, à l'autel et même au ciel; telle est la caractéris-
tique du système. Cette action sacrificielle consiste
dans l'oblation qu'a faite Jésus, qu'il fait encore de sa
passion et de sa mort. L'unité du sacrifice, nonobstant
les différences accidentelles, consiste donc dans
l'unité de l'oblation.
Nous trouvons cette idée d'oblation continue chez
les principaux représentants de l'École théologique
française, et notamment, la chose va de soi, chez
Pierre Nicole. Voir col. 1209. Mais, personne encore,
dans cette école, ne se prononce nettement en faveur
de l'unité numérique du sacrifice du Chrt.
Mgr de Prcssy, évêque de Boulogne, a, le premier,
proposé ce système : « Quoique l'oblation de cette
obéissance puisse être regardée sous différents
rapports, soit à divers temps, au passé, au présent,
au futur; soit à divers lieux, au ciel, à la terre et à une
multitude d'autels; soit à divers ministres qu'il
s'associe pour la faire avec lui 50115' les espèces du
pain et du vin : cette diversité de ministres, de lieux,
de temps, d'espèces n'empêche pas l'identité physique,
1287 MESSE, CONCLUSION : UNITÉ DU SACRIFICE CHRÉTIEN 1288
l'unité numérique de cet acte d'oblation. Il subsiste
toujours le môme en son fonds, que cette diversité ne
touche pas, lui étant tout à fait extrinsèque... Ni la
multitude, ni la diversité de ses rapports (au passé,
au présent, à l'avenir, à différentes perfections, à
différents bienfaits, à différentes récompenses) n'em-
pêche l'unité, l'identité de son essence, parce qu'ils
ne lui apportent aucun changement intrinsèque. »
Instruction pastorale sur l'eucharistie dans Œuvres,
Paris, 1812, t. i, édit. Migne, col. 1212. Et quelques
pages auparavant cet auteur affirme l'identité sub-
stantielle du sacrifice de la messe et du sacrifice de la
croix, ne leur reconnaissant qu'une pluralité acciden-
telle, col. 1237. Voir col. 1221.
|C'est aussi sur l'unité d'oblation dans le sacrifice
de Jésus-Christ qu'insiste Mgr Mac-Donald, en affir-
mant que « la messe, aux yeux de l'Église qui l'offre,
n'est pas un nouveau sacrifice, un sacrifice autre que
celui du Calvaire, mais c'est l'offrande renouvelée du
même sacrifice une fois offert sur la croix. » The
sacrifice of the Mass, p. 80. Et le P. de la Taille, en
affirmant que, dans la messe, « toute la nouveauté
se tient du côté de l'Église », suppose— et il l'enseigne
explicitement — que l'oblation du Christ demeure
virtuellement la même. Virtuellement, disons-nous,
parce que l'oblation que le prêtre visible fait du sacri-
fice du Christ au nom de l'Église tire toute son effica-
cité de celle du Christ, laquelle du chef passe dans les
membres. S'il fallait admettre, déclare le P. de la
Taille, une nouvelle oblation personnelle du Christ
à chaque messe, on ruinerait l'unité du sacrifice du
Sauveur. El. xxm; cf. el, v.
La thèse de M. Lepin, bien que dirigée dans le
même sens, est beaucoup plus souple et tient compte
davantage des données concrètes du problème. Elle
tient compte surtout de la nécessité d'une oblation dn
Christ pour ainsi dire réitérée à chaque messe, et à
l'unité générale d'oblation, fondement du système,
le distingué théologien ajoute des modalités particu-
lières qui diversifient l'oblation du Christ selon les
circonstances et les conditions du sacrifice. Sans
doute « le sacrifice consiste essentiellement dans l'obla-
tion, et le sacrifice du Christ, dans l'oblation que le
Christ fait directement de lui-même. Mais cette obla-
tion du Christ revêt divers modes, suivant les cir-
constances et les conditions dans lesquelles elle s'opère.
A la croix, le Christ s'offre réellement immolé ;
à la cène, il s'offre sous les signes représentatifs de
l'immolation future; à la messe, il s'offre sous les
signes représentatifs de l'immolation passée... Ainsi
l'unité d'oblation constitue ce fond commun qu'il faut
certainement admettre dans ce qu'on appelle : sacri-
fice de la cène, sacrifice de la croix, sacrifice de la
messe... Sous cette unité foncière d'oblation, se laissent
aisément reconnaître les divers « modes d'oblation »,
dont parle le concile de Trente... » (Communication
personnelle.)
Toutes ces explications sont unanimes à affirmer
l'identité substantielle du sacrifice eucharistique et du
sacrifice de la croix. D'après cette conception, il sem-
blerait donc qu'entre l'un et l'autre, il n'y ait qu'une
différence accidentelle ou extrinsèque. Seul Mgr de
Pressy et, de nos jours G. Pell et Mgr Mac Donald
sont allés jusqu'à cette conclusion explicite. Le P. de
la Taille, avec son opinion de la messe, sacrifice propre
de l'Église, accepte volontiers une certaine dualité,
même substantielle, entre la cène et la croix, d'une
part, et la messe, d'autre part. M. Lepin ne tire aucune
conclusion en ce sens, et met simplement ses lecteurs
en garde contre « l'inconvénient grave qu'il y aurait
à supposer plusieurs sacrifices, et même une multitude
de sacrifices du Christ, se comptant séparément et
pouvant s'additionner. »
b) L'unité du sacrifice d'après la thèse du sacrifice-
immolation. — Le eardinal Billot, par une réaction un
peu vive contre la thèse du P. de la Taille, établit que,
la messe étant substantiellement le même sacrifice que
la cène, il faut tenir que « l'oblation sacramentelle
tant de la cène que de la messe, se distingue adéqua-
tement de l'oblation de la croix », et que « la nature de
l'immolation à la messe et à la cène est proprement
distinctive de ces sacrifices et totalement différente de
l'immolation de la croix. Il faut donc conclure, ajoute
l'auteur, que le sacrifice de la messe n'est pas le même
sacrifice que celui de la croix, mais que ce sont deux
sacrifices différents, et par le nombre el par l'espèce.
Puisque le sacrifice consiste dans l'offrande, les divers
modes d'offrandes diversifient les sacrifices. » De
sacramentis, Rome, 1924, t. i, p. 604. — L'unité du
sacrifice du Christ subsiste néanmoins, malgré cette
dualité. Mais c'est une « unité d'ordre », unité en son
genre très étroite, puisqu'elle est fondée sur la
nature même du sacrifice eucharistique, lequel suppose
essentiellement le sacrifice de la croix; sur l'immola-
tion mystique elle-même qui n'est telle que parce
qu'elle est la représentation sacramentelle de l'immo-
lation sanglante; en un mot, sur la relation étroite qui
unit la messe au Calvaire en l'y reportant tout entière.
Gihr distingue entre « sacrifice » et « acte sacrifica-
teur » : « Pour juger de l'unité spécifique et numérique
ou de la différence du sacrifice, il faut considérer la
victime, le prêtre et l'acte sacrificateur. Le sacrifice
de la croix et celui de la messe sont identiques : c'est
le même sacrifice (idem specie et numéro sacrificium)
parce que des deux côtés, c'est une seule et même
victime, le même sacrificateur. Au contraire, dans le
sacrifice sanglant et non sanglant, l'acte sacrificateur
(effusion du sang, réelle ou mystique) est différent
numériquement et spécifiquement. C'est ainsi que la
plupart des théologiens comprennent, et à juste
titre, ces paroles du concile de Trente, que « la manière
d'offrir est seule différente», sola offerendi ratio divursa.
De même, les sacrifices offerts tous les jours sur l'autel,
à raison de l'acte sacrificateur répété, diffèrent numé-
riquement non seulement de la cène et du sacrifice
de la croix, mais encore les uns des autres. Tous ces
sacrifices sont identiques, seulement à raison de la
victime et du prêtre sacrificateur. » Le saint sacrifice
de la messe, tr. fr., t. i, p. 134, note.
Tout en admettant substantiellement la même
thèse, M. Van Noort combine les terminologies de
Billot et de Gihr : « Il est manifeste, écrit-il, que le
sacrifice de la messe diffère du sacrifice de la croix;
tout comme une messe diffère d'une autre messe.
En outre, il semble bien qu'on doive affirmer une diffé-
rence spécifique entre le sacrifice sanglant et le sacri-
fice non sanglant. La forme confère le caractère spéci-
fique; or, la forme du sacrifice est l'immolation ou la
destruction de la victime. Donc, puisque l'immolation
réelle et l'immolation mystique diffèrent spécifique-
ment, il faut que le sacrifice de la messe — ■ en raison-
nant philosophiquement — ■ soit différent spécifique-
ment du sacrifice de la croix. Je dis : en raisonnant
philosophiquement. En l'espèce, en effet, la dignité
et la valeur du sacrifice dépendent de la victime et de
l'offrant principal beaucoup plus que du mode d'immo-
lation. Rien n'empêche donc d'affirmer que le sacri-
fice de l'autel et le sacrifice de la croix sont substan-
tiellement semblables : et c'est là ce qu'entendent
reconnaître les prédicateurs et catéchistes, lorsqu'ils
déclarent... simplement qu'à la messe et sur la croix
le même sacrifice est offert. » De sacramentis, t. i,
n. 478.
La même réponse se retrouve chez le P. Ch. Pesch,
op. cit., n. 916, s'appuyant sur Suarez, disp. LXXVI,
sect. i, n. 4-6.
1289
MESSE, EFFICACITÉ : FRUITS DU SACRIFICE
1290
Le P. Hugon apporte plus de nuances dans l'exposé
de sa solution. 11 commence par rappeler, Tractatus
dogmatici, t. in, p. -103, que « la messe n'est pas un
sacrifice indépendamment du sacrifice de la croix » :
même prêtre, même victime, même effet, puisque la
messe ne fait qu'appliquer la valeur du sacrifice
accompli à la croix. Fuis, p. 478, il pose le problème
précis de la distinction numérique et spécifique des
sacrifices. «La cène et la messe, déclare-t-il, se distin-
guent d'une façon simplement numérique : c'est non
seulement la même chose offerte, mais encore le même
mode d'oblation, qui est la transsubstantiation. Mais
la messe et le sacrifice de la croix, et dans leur rite,
et dans la façon dont ils sont offerts, diffèrent en
quelque manière d'espèce, bien qu'à proprement
parler, ils ne présentent pas entre eux de différence spé-
cilique. » Et l'auteur fait appel à l'autorité de Gonet,
disp. XI, a. 2, n. 67. « En un autre sens cependant,
ajoute le P. Hugon, la messe, la cène et le sacrifice
de la croix sont dits numériquement distincts, puis-
qu'ils comportent des actions sacrificielles différentes.
Il y a autant de messes numériquement distinctes qu'il
y a de célébrations ou d'actions distinctes. » On le
remarquera, Van Noort avait appelé l'immolation
forme du sacrifice; plus exactement, et d'une manière
plus conforme aux conclusions de cet article, Hugon
trouve dans l'immolation l'aspect matériel du
sacrifice.
Par ces citations que l'on pourrait multiplier, cf.
Pègues, op. cit., p. 417, et qui toutes en des sens diffé-
rents se montrent hésitantes sur la réponse précise à
donner, on saisit quelle difficulté les théologiens
éprouvent à résoudre le problème. C'est qu'en posant
la question de l'unité ou de la dualité spécifique du
sacrifice de la croix et du sacrifice eucharistique, on
pose un problème en des termes qui le rendent inso-
luble. Tous les théologiens sentent bien d'où vient la
difficulté de la solution : c'est que la messe, sans la
croix, ne serait pas un sacrifice; c'est que la messe
est essentiellement relative à la croix; c'est qu'il est
par conséquent impossible de comparer, quant à l'es-
pèce, deux sacrifices dont l'un est essentiellement
dépendant de l'autre, et qui tire toute sa valeur et sa
signification de celui dont il dépend.
Il semble donc impossible de résoudre la question
de l'unité du sacrifice du Christ autrement que par
la formule dogmatique, vague à dessein : In missa...
idem ille Chrislus continclur et incruente immolalur,
qui in ara crucis semel se ipsum cruente obtulit...
Una eademque hostia, idem nunc offerens sacerdotum
minislerio... sola offerendi ratione diversa.
Vf. Efficacité. — Ce dernier sujet, complément
de ce qui précède sur la nature du sacrifice de la
messe, a reçu des théologiens postérieurs au concile
de Trente, de longs développements. Les controverses
portant sur des points assez secondaires, la partie
positive de ce chapitre théologique se trouve fort
réduite, t. 'ordre logique semble exiger qu'on traite
tout d'abord de l'efficacité du sacrifice eucharis-
tique, considérée en soi, puis des bénéficiaires de
cette efficacité.
/. EFFICACITÉ DU SACRIFICE EUCHARISTIQUE CON-
SIDÉRÉE ES soi. — Trois subdivisions sont ici néces-
saires: 1° Efficacité par rapport à Dieu (sacrifice latreu-
tique et eucharistique), et par rapport à l'homme
(sacrifice propitiatoire et impétratoire); 2° Efficacité
limitée ou illimitée; 3° Mode d'action ex opère operato.
1° Efficacité par rapport à Dieu et par rapport
à l'homme. — 1. Par rapport à Dieu. — Encore qu'ils
ne conçoivent pas comme nous la portée du culte
latreutique et eucharistique, les protestants ont sur-
tout méconnu la valeur propitiatoire de la messe.
Néanmoins, les théologiens rappellent en quelques
mots cpie la messe est un sacrifice latreutique et eucha-
ristique. Ils montrent ensuite que la messe conserve
ce double caractère, qui en fait l'acte par excellence
du culte proprement divin, même lorsqu'elle est
offerte en l'honneur des saints.
a) Sacrifice latreutique. la messe rend à Dieu le
culte d'adoration qui lui est exclusivement «lu. « l'ai-
le fait que Notrc-Seigncur est victime à l'autel pour
les hommes devant son l'ère, il affirme de la façon la
plus expressive les droits et le domaine souverain de
Dieu sur toutes choses : voilà le sacrifice de latrie. »
Hugon, op. cit., p. 327. Les théologiens se contentent
généralement d'affirmer ce caractère, comme une
vérité de foi, admise sans discussion. Cf. Conc. de
Trente, sess. xxn, can. 3.
b) Sacrifice eucharistique. — « Dans le sacrifice de
l'autel, Jésus-Christ est animé des mêmes sentiments
de reconnaissance qui l'embrasaient durant sa vie
et sa passion, à la sainte cène, sur le Calvaire. Le
don qu'il présente à son Père en échange de tous les
bienfaits accordés au genre humain est, comme sur
la croix, son corps très noble, son sang très précieux.
La sainte messe est donc un sacrifice d'action de
grâces excellent et infiniment agréable à Dieu; il
contre-balance complètement tous les bienfaits divins
dont le ciel et la terre sont remplis. Jésus-Christ lui-
même offre le sacrifice eucharistique pour remercier
pour nous et suppléer aux imperfections de notre
reconnaissance. Mais nous l'offrons aussi avec lui
dans ce même but : car ce sacrifice est notre propriété. »
Gihr, op. cit., § 19; tr. fr., t. i, p. 161-162. Cette vérité
est également de foi. Cf. Conc. de Trente, loc. cit.
c) Uniquement, comme tel, offert à Dieu. — Cf. Conc.
de Trente, sess. xxn, c. m, can. 5; voir col. 1137.
Précisément parce que la messe est, par rapport à
Dieur sacrifice latreutique et eucharistique, « il suit
que ce sacrifice peut légitimement être offert en
l'honneur des saints, c'est-à-dire pour rendre grâces
à Dieu au sujet de leurs victoires. »
2. Efficacité par rapport aux hommes. — a) Question
préalable de terminologie. — Certains auteurs, notam-
ment le cardinal Billot, font observer que le concile
de Trente, sess. xxn, c'. n et can. 3, a défini l'efficacité
propitiatoire de la messe, sans parler de son efficacité
impétratoire. Non qu'il puisse y avoir difficulté sur la
chose elle-même, tous admettant que la messe possède
par elle-même la valeur de prière; mais, dans l'état
actuel de l'humanité,- l'impétration suppose la pro-
pitiation. Billot, op. cit., p. 637-638, note. — Beau-
coup de théologiens suivent la terminologie plus facile
et plus claire de De Lugo, disp. XIX, sect. ix, n. 140-
143, et acceptent, en parlant de l'efficacité de la messe,
de distinguer la valeur impétratoire et la valeur
propitiatoire. — D'après les uns, la propitiation ainsi
distinguée del'impél ration, concerne plus particulière-
ment l'apaisement à donner à Dieu à cause de nos
péchés, en vue d'en obtenir la rémission quant à la
coulpe et quant à la peine; et l'impétration concerne
plus spécialement les autres bienfaits dans l'ordre
spirituel et temporel, en vue du salut. Bellarmin,
1. VI, c. m; Van Noort, op. cit., n. 487-488. Mais selon
d'autres, qui suivent ici le sentiment de De Lugo, le
pardon des fautes et la rémission des peines peuvent
être obtenus à la messe, et par mode de propitiation, et
par mode d'impétration, la propitiation étanl d'abord
nécessaire pour apaiser la colère divine, l'impétra-
tion inclinant ensuite Dieu à nous accorder les moyens
de faire pénitence et à nous pardonner. De Lugo,
loc. cit., n. 158; Franzelin, De sacrificio, th. xm;
Ch. Pesch., op. cit., n. 927. Voir le développement de
cette position dans Gihr, op. cit., § 20 et 21.
Ce n'est pas tout. Certains théologiens, tout en
rapportant ces nouvelles distinctions à l'efficacité
1291
MESSE, EFFICACITE : FRUITS DU SACRIFICE
1292
propitiatoire, distinguent la valeur proprement pro-
pitiatoire de la valeur expiatoire et de la valeur salis-
factoire. « Le sacrifice est appelé propitiatoire, parce
qu'il apaise la colère divine, incline Dieu à nous redon-
ner son amitié et à nous remettre la peine due à nos
fautes. De là trois aspects : en tant qu'il nous rend
favorable Dieu offensé, le sacrifice est spécialement
propitiatoire; en tant qu'il obtient la grâce pour effacer
la coulpe, laver la souillure de l'âme, il est expiatoire;
en tant qu'il est le paiement de nos dettes à la justice
infinie, il est satisfactoire. La propitiation est consi-
dérée avant la rémission du péché, parce qu'elle rend
propice celui qui aurait le droit de punir; l'expiation
vise surtout l'ablution intérieure de l'âme; la satis-
faction vient après la justification et regarde la solu-
tion de la dette. » Hugon, op. cit., p. 328. D'autres
auteurs distinguent dans un sens légèrement différent,
l'aspect propitiatoire de l'aspect expiatoire : le sacri-
fice est propitiatoire en tant qu'il nous obtient les
grâces nécessaires à la rémission des péchés mortels;
il est expiatoire, en ce qui concerne les péchés véniels.
Cf. Cappello, De sacramentis, t. i, n. 572; Noldin,
De sacramentis, n. 172 c. — ■ Plus communément on
identifie propitiatoire et expiatoire. Cf. Gihr, toc. cil.
En tant que la valeur propitiatoire. ou expiatoire se
distingue de la valeur satisfactoire, il faut retenir que
le(sacrifice de la messe est dit propitiatoire parce qu'il
possède (la vertu d'apaiser Dieu quant au péché lui-
même; il est dit satisfactoire, parce qu'il possède la
vertu de remettre, tant aux vivants qu'aux défunts,
la peine temporelle due aux péchés déjà pardonnes.
Le |Concile de Trente distingue les peines des satis-
factions, sess. xxn, c. ii, précisément parce que les
peines du Purgatoire sont à proprement parler non
des satisfactions, mais des satispassions.
b) Efficacité impétratoire. — a. Doctrine. — L'effi-
cacité impétratoire de la messe (en supposant Dieu
apaisé), est présentée par l'ensemble des théologiens
comme une vérité de foi, résumant l'enseignement de
l'Écriture, 1 Tim., n, 1, 2, des Pères (voir surtout
S. Cyrille de Jérusalem, Cat., xxin, n. 8, P. G., t. xxxm,
col. 1116). Mais le principal argument d'autorité est
l'enseignement de l'Église se manifestant dans les
liturgies, qui toutes, à la messe, prescrivent des
prières pour les diverses nécessités, même d'ordre
temporel.
Parmi les raisons théologiques, celle qu'avait for-
mulée Bellarmin, cf. supra, a été unanimement accueil-
lie : Si eucharisticum sacrificium vim habel Deum
placandi ac illum nobis adhuc inimicis propilium red-
dendi, quidni poterit et illum movere ut nobis amicis
ac sibi perfecte reconciliatis uberrima gratiarum dona,
imo et externa ac temporalia bénéficia, quatenus hsec
animée saluti prodesse possint, tribuat ? Lépicier,
op. cit., q. m, a, 4, n. 4.
Mais, de plus, la messe est comme une prière en
action de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La messe
« est une prière en action, une oeuvre suppliante, et
par là elle possède au suprême degré les qualités
nécessaires pour toucher le cœur de Dieu et le /déter-
miner à nous ouvrir le trésor de ses grâces. Sur l'autel,
Jésus-Christ, le grand-prêtre, s'immole et plaide pour
nous en représentant à son Père sa mort douloureuse
et ses mérites, afin de le gagner en notre faveur. »
Gihr, op. cit., § 21.
Ajoutons, conformément aux principes rappelés
ci-dessus, voir col. 1284, que le Christ n'est pas le seul
offrant à l'autel. Le prêtre, son ministre, offre et prie
au nom de l'Église qu'il représente. Donc, à la prière
du Christ se joint également la prière de toute l'Église.
A cette prière officielle s'adjoint encore la prière per-
sonnelle du prêtre et celle des fidèles unis au prêtre.
A ces titres divers, la messe possède une véritable
valeur impétiatoire. Développements dans S. François
de Sales, Introduction à la vie dévote, IIe partie, c. xiv;
S. Alphonse, La Messa, considerazione Va.
En bref, le sacrifice de la messe vérifie éminemment
la parole expressive de saint Augustin : Christus
oral pro nobis, ut sacerdos nosler; oral in nobis, ut
caput noslrum; oratur a nobis, ut Deus noster. Enarr.,
in ps. LXXXV, n. 1; P. L., t. xxxvn, col. 1081.
b. Difficulté. — Le suffrage des saints sollicité à la
messe ne fait pas difficulté. Il se présente sous un
double aspect. En premier lieu, la liturgie y fait appel,
afin de rendre, par leur intercession, notre offrande
plus agréable à Dieu. La messe, en effet, est le sacrifice
du Christ uni à son corps mystique tout entier. Voir
col. 1284. Nous demandons à la messe le ministère des
anges, nous y implorons le suffrage des saints, afin
que Dieu ait pour agréable non l'oblation faite par
Jésus-Christ principal offrant, mais l'offrande que
nous faisons de nous-mêmes avec lui. Invoquer les
anges et les saints pour nous aider à faire parvenir
jusqu'à Dieu cette offrande, c'est tout d'abord entrer
pleinement dans l'idée du sacrifice offert par tout le
corps mystique du Christ; c'est ensuite, en ce qui
nous concerne personnellement, faire acte d'humilité,
nous reconnaissant indignes d'offrir nous-mêmes à Dieu
une victime aussi sainte et aussi pure, et cherchant
dans l'appui des anges et des saints à suppléer à notre
imperfection et à notre indignité. En second lieu,
l'intercession des saints apparaît dans la liturgie
comme la fin même poursuivie dans la célébration
de la messe, c'est-à-dire comme le bienfait que nous
espérons obtenir par l'offrande du sacrifice. Ainsi
disons-nous à l'offertoire : Recevez, Trinité sainte, celte
oblation que nous vous faisons... en l'honneur des
Saints... afin qu'ils daignent intercéder pour nous dans
les deux, eux dont nous faisons mémoire sur la terre, par
Jésus-Christ, Notre- Seigneur. C'est à ce point de vue
que se place plus spécialement le concile de Trente,
sess. xxn, c. m, can. 5. Les théologiens suivent ici
saint Thomas, Suppl.,q. lxxii, a. 2, ad lum. La média-
tion des saints, demandée au sacrifice de la messe,
n'implique pas que la médiation du Christ soit par
elle-même insuffisante. Mais elle affirme au contraire
la perfection et la suffisance de la médiation du Sau-
veur, assez puissante pour inspirer aux saints eux-
mêmes de joindre leurs prières aux nôtres. Si cele-
bratio missœ valet ad consecutionem quorumlibel fruc-
luum redemplionis, valebit etiam ad hune finem, ut
sanclis inspiretur a Deo affectus intercedendi pro
nobis per supremum Mediatorem et Salvatorem Chris-
lum. Billot, De sacramentis, t. i, th. lv, coroll. 2.
Si l'intercession des saints demandée au sacrifice
eucharistique pouvait faire quelque difficulté, il
faudrait étendre la difficulté à la prière elle-même.
Sous deux autres aspects, la messe peut être célé-
brée en l'honneur des saints sans qu'il en résulte
aucun préjudice pour l'efficacité impétratoire de la
messe : 1° « Pour procurer la gloire et l'honneur des
saints par l'imitation de leurs vertus. C'est ainsi que
le prêtre, à l'offertoire, demande que le sacrifice profite
à l'honneur des saints et tourne à notre utilité. On
aura remarqué que dans ce cas nous prions plutôt
pour nous que pour (les saints; nous avons en vue
notre sanctification, laquelle réjouit et honore les
bienheureux » ; 2° Pour demander la gloire extrinsèque
et le bonheur accidentel des triomphateurs de la
patrie. « Si la gloire intrinsèque des élus ne dépend
point de nos prières, si leur félicité essentielle est
invariable, ils sont capables cependant, de certaines
joies accidentelles nouvelles, lorsqu'ils voient que, à
l'occasion de certains honneurs dont ils sont l'objet,
Dieu est glorifié sur la terre, que les pécheurs se
convertissent, que lesjjustes ,se transfigurent davan-
1293
MESSE, EFFICACITÉ : VALEUR DU SACRIFICE
1294
tage en leur idéal, le Christ-Jésus, et que l'Eglise mili-
tante accomplit avec bonheur sa mission de salut.
En demandant à la messe la réalisation de ces effets
surnaturels, nous pouvons réjouir les bienheureux. »
Hugon, La sainte eucharistie, p. 348. Cf. Gloire, t. vi,
col. 1406.
c) Efficacité propitiatoire. — ■ Les théologiens posté-
rieurs au concile de Trente enseignent, contre les
protestants, la valeur propitiatoire de la messe. On
sait que les luthériens, tout en admettant que la
messe, sacrifice au sens large du mot, fût offerte à
Dieu pour lui rendre hommage et le remercier de ses
bienfaits, se refusaient à en admettre l'efficacité
propitiatoire; et surtout ils n'admettaient pas que la
messe pût être utile à d'autres qu'à ceux qui rece-
vaient l'eucharistie. Voir col. 1085 sq.
Pour démontrer le caractère propitiatoire de la
messe, les théologiens postérieurs au concile de Trente
suivent eu général l'argumentation de Bellarmin, De
eucharistia, 1. VI, c. i. Le point de départ est la décla-
ration et définition du concile de Trente, sess. xxn,
c. n et can. 3.
a. — Le premier chef d'argumentation est tiré de
l'Écriture. Dans l'Ancien Testament, sous la loi de
nature et sous la loi mosaïque, existaient des sacrifices
propitiatoires, offerts à Dieu en vue de l'expiation des
péchés, Lev., i, iv-vn; Job, i, 5; xlii, 8, distincts des
hosties pacifiques, sacrifices purement latreutiques.
Or, l'existence de sacrifices propitiatoires dans l'Ancien
Testament prouve doublement le caractère propitia-
toire de la messe : 1° parce que ces sacrifices étaient
le type du sacrifice de la Loi nouvelle; 2° parce que,
si le sacrifice de la croix, qui fut le sacrifice propi-
tiatoire par excellence, n'a pas empêché les sacrifices
de l'Ancienne Loi, d'être propitiatoires, il ne saurait
à plus forte raison empêcher le sacrifice de l'Église
de l'être. Le sacrifice offert par Judas Machabée,
II Mach., vu, 32, démontre aussi de la même façon
la propitiation de la messe pour les peines dues aux
péchés. Rien ne sert d'objecter avec Calvin, que les
sacrifices anciens étaient appelés propitiatoires, non
parce qu'ils concouraient à l'expiation des péchés,
mais parce qu'ils signifiaient et représentaient le
sacrifice futur de la croix, le seul qui fut parfaite-
ment propitiatoire. Une telle interprétation est
opposée au sens obvie des textes; elle est du reste
indifférente pour la valeur de notre argumentation,
les sacrifices anciens étant également les figures du
sacrifice de la messe.
Le Nouveau Testament fournit un second argument
scripturaire, tiré principalement des paroles de l'insti-
tution, Matth., xxvi, 28; Luc, xxn, 20; I Cor., xi,
24-2C; cf. Hebr., v, 1 ; x, 18. D'où il suit qu'à la messe
nous avons <> une aspersion de sang plus éloquente
que le sang d'Abel ». Hebr., xn, 25. La force de l'argu-
ment croît en ce que l'eucharistie, comme sacrement,
n'est pas ordonnée à la rémission des péchés, puis-
qu'elle suppose la pureté de la conscience chez le
communiant. I Cor., xi, 27-29.
b. — Une deuxième série d'arguments est empruntée
aux Pères et aux Liturgies. On les trouvera à chaque
page des articles consacrés à leurs témoignages.
c. — L'argument de raison théologique est en géné-
ral ou passé sous silence ou exposé très brièvement.
Le P. Hugon le résume ainsi : « 1° La notion fondamen-
tale du sacerdoce requiert que le prêtre offre des dons
et des sacrifices pour les péchés. Hebr., v, 1-3. Si
l'Église du Christ ne se conçoit pas sans un sacerdoce
visible, elle ne peut manquer du sacrifice véritable de
propitiation grâce auquel la coulpe est effacée, la
peine remise ou diminuée; 2° la voix du sang a tou-
jours une éloquence irrésistible, et que dire quand
c'est le sang d'un Dieu ? Il doit être souverainement
propitiatoire, le sacrifice où le prêtre plaide pour l'hu-
manité coupable; il est souverainement satisfactoire,
l'acte liturgique par lequel sont appliqués des mérites
d'une valeur infinie. Cette somme immense de satis-
faction rédemptrice fut versée sur le Calvaire; nous
la touchons maintenant et nous la faisons nôtre,
grâce au mystère de nos autels. » La sainte eucharistie,
p. 330-331. Cf. Lépicier, op. cit., q. m, a. 3, n. 8-9.
2° Efficacité limitée ou illimitée. — Pour résoudre
cette question, il faut considérer le sacrifice à un
double point de vue: comme sacrifice de Jésus-Christ,
com-n3 sacrifice de l'Église et subsidiairement du
prêtre.
1. Efficacité de la metse comm? sacrifice de Jésus-
Christ. — ■ a) Distinctions préliminaires. — Considérée
en soi, la messe possède une valeur infinie, in aclu
primo, puisqu'elle est le même sacrifice que le sacri-
fice de la croix. La question qui se pose présentement
concerne la seule efficacité actuelle, valeur in aclu
secundo, du sacrifice de la messe. Le fruit de la messe
est l'effet réellement opéré par l'efficacité actuelle du
sacrifice. — ■ D'autre part nous n'envisageons pas
l'efficacité de la messe, en tant que sacrifice lalreutique
et eucharistique, qui est certainement infinie in actu
secundo : ce sacrifice, pour Dieu lui-même, sera tou-
jours infiniment agréable. Il s'agit donc de l'effica-
cité de la messe, en tant que sacrifice propitiatoire
et impétratoire.
Mais, ici encore, plusieurs remarques s'imposent.
La question de l'efficacité infinie de la messe peut se
poser soit au point de vue de l'intensité, c'est-à-dire
par rapport aux fruits que percevra tel sujet déterminé
en faveur de qui est offert le sacrifice; soit au point de
vue de l'extension, c'est-à-dire quant au nombre de
sujets en qui les mhnes effets peuvent être produits.
Par ailleurs, les théologiens sont unanimes à distin-
guer relativement aux sujets à qui est faite l'applica-
tion du sacrifice, un triple fruit de la messe : un fruit
général, pour toute l'Église; un fruit spécial ou
moyen (que certains théologiens appellent ministériel),
pour certaines personnes en faveur desquelles le
sacrifice eucharistique est spécialement offert: et
enfin le fruit très spécial, pour le célébrant lui-même.
Ils admettent aussi que le fruit général est pour ainsi
dire infini dans son extension, possédant la même
valeur, quel que soit le nombre de ceux qui partici-
pent au sacrifice : « Bien que nous ne puissions pas
déterminer avec précision dans quelle mesure le fruit
général est appliqué à chacune des personnes consti-
tuant la communauté de l'Église, cependant nous
pouvons tenir pour certain, que ce fruit n'est pas
diminué par le fait que chaque jour accroît le nombre
des vivants et des morts. » Billot, De sacramentis, t. i,
p. 654. D'autre part, le fruit très spécial, personnel
au célébrant, possède forcément, quant à son exten-
sion, une valeur limitée, puisqu'il s'applique à une
seule personne. Le problème soulevé concerne donc
uniquement le fruit spécial. Ce fruit est-il infini,
quant à son extension et quant à son intensité ?
b) Le fruit spécial de la messe est-il infini quant à
son extension ? — Les manuels de théologie dogma-
tique présentent ordinairement cette question comme
controversée. Ce n'est pas tout à fait exact.
Tous les théologiens sans exception admettent que,
si la valeur impétratoire et satisfactoire de la messe,
quant à l'extension, est indéfinie, quoad sufficientiam
au sens où nous l'avons expliqué, l'application ne
peut jamais se faire qu'à un nombre limite de sujets,
et dans une proportion finie. Voir plus loin. La ques-
tion controversée se pose d'une façon différente. Etant
donnée la valeur in finie de la messe quoad sufficientiam,
même dans son extension à tous les fidèles vivants et
défunts, cette valeur infinie proflte-t-elle autant à un
1295
MESSE, EFFICACITÉ : VALEUR DU SACRIFICE
1296
nombre plus ou moins grand de fidèles qu'à un seul ?
En d'autres termes, l'application du fruit spécial à
plusieurs personnes est-elle limitée simplement par
les dispositions de chacune, ainsi qu'on le démontrera
plus loin, ou bien un autre facteur intervient-il,
qui limite, en raison même de l'extension à plusieurs
sujets, l'application du fruit de la messe ?
Deux opinions existent sur cette question précise. — •
a.,- — Un grand nombre de théologiens affirment que
l'extension n'est pour rien dans la limitation de la valeur
de la messe appliquée à plusieurs sujets : « Si le fruit
de la messe était ainsi limitée par la volonté du Christ,
il semble que la part de chacun diminuerait dans la
mesure où grandit le nombre des assistants, et que la
messe la plus fructueuse est celle qui réunit le moins
de fidèles. Qui voudrait prendre à son compte de
pareilles conséquences ? Que l'église soit remplie ou
vide, que la paroisse soit restreinte ou immense, le
sacrifice profite à chacun selon ses dispositions. »
Hugon, La sainte eucharistie, p. 340-341. Cette opi-
nion se réfère expressément à Cajétan, In IIIAm
part. Sum. theol., q. lxxix, a. 5, et Opusc., t. m,
tract, m, q. n. Elle compte comme partisans : Jean
de Saint-Thomas, disp. XXXU, a. 3; Vasquez, disp.
CCXXX, c. n, m, n. 9; CCXXXI,. c. m; Gonet,
Clypeus, disp. XI, a. 5, n. 99, et Manuale, tract, iv,
De eucharistia, c. xn, § 2; Pignatelli, De monte pro-
pitiatorio, 1. IV, q. ix et x; Tournely, Prœlect. de
sacrificio missœ, a. 6, et son continuateur, De eucha-
ristia, part. II, c. 6; Salmanticenses, disp. XIII,
dub. vi ; S. Alphonse de Liguori, Theologia moralis,
1. VI, tract, m, n. 312; et, de nos jours, le P. Hugon,
toc. cit., et Tractalus, t. m, p. 496. En ce qui concerne
saint Alphonse, suivi par ses modernes disciples, Marc
et Aertnys, le P. Gaudé, dans une note de l'édition
romaine, 1909, fait observer qu'après 1769, dans
l'opuscule De cseremoniis missœ, part. III, n. 26-28, le
saint Docteur a abandonné cette opinion, qu'il ne
reconnaissait d'ailleurs que « spéculativement plus
probable ». Nombre d'auteurs contemporains semblent
ignorer ce changement du saint Docteur. Cf. Cap-
pello, De sacramentis, t. i, p. 462.
b. — ■ L'autre opi lion fait à la thèse de Cajétan une
concession qui en réduit singulièrement la portée.
Suarez fait observer avec beaucoup de bon sens qu'il
n'est venu à l'esprit de personne d'affirmer une limi-
tation du fruit de la messe du simple fait que plusieurs
personnes participent activement au sacrifice de la
messe d'une façon simultanée. Disp. LXXIX, sect.
xn, n. 4. En vertu de ce principe, dans la concélé-
bratiou de la messe par plusieurs prêtres à la fois,
chacun des célébrants accomplissant pour sa part
l'acte entier du sacrifice, cet acte produit le même
fruit que si chacun célébrait seul la messe. Cf. Henno,
Theologia dogmatica, moralis ac scholaslica, Douai,
1720, Tract, de eucharistiœ sacramento, disp. II,
q. vu, concl. 1.
L'argument principal des partisans de la thèse de
Cajétan étant ainsi écarté, le problème est restreint
au fruit perçu par celui ou ceux à qui le prêtre fait
spécialement l'application du sacrifice eucharistique.
La question se pose en ces termes : la messe, appliquée
par le prêtre à un grand nombre de personnes, pro-
fite-t-elle autant à chacune d'elles que si elle était
appliquée à une seule personne en particulier? ou
bien, au contraire, ce fruit, par ailleurs limité en
son intensité, est-il partagé entre tous de façon
à devenir d'autant plus petit pour chacun que
le nombre de ceux pour qui il est offert est plus grand ?
Les partisans de cette dernière solution, se référant à
Saint-Bonaventure et à Duns Scot, sont nombreux.
Nous ne citerons que les principaux après le concile
de Trente : Melchior Cano, qui admet cependant
l'efficacité illimitée de la messe quant au fruit impé-
tratoire, De locis, 1. XII, c. xm, arg. 10; D. Soto, In
/yum Sent t dist xill, q. n, a. 1, concl. 2; De Lugo,
disp. XIX, sect. xn, n. 246 sq. ; Suarez, disp. LXXIX,
sect. xu, n. 7; Tanner, disp. V, q. ix, dub. iv,
n. 106; Pasqualigo, De sacrificio Novae Legis, tract, i,
q. cxxni; Benoît XIV, De ss. missœ sacrificio, 1. III,
c. xxi, n. 6; la théologie de Wurtzbourg, De eucha-
ristia, n. 351; Franzelin, De eucharistia, th. xm;
Billot, De sacramentis, i, th. lvi; Gihr, op. cit., c. m,
a. 2, § 17; Ch. Pesch, Prœlect. dogmaticœ, t. vi,
n. 934; Van Noort, De sacramentis, t. i, n. 492, et
presque tous les auteurs contemporains de dogma-
tique, de morale ou de droit canonique, Cappello,
Gasparri, Vermeersch, Génicot-Salsmans, Noldin, etc.
Billuart, au xvni» siècle, De eucharistia, diss. VIII,
a. 5, et, de nos jours, le P. Prûmmer, dans sa théolo-
gie morale, t. m, n. 238, reconnaissent la probabilité
de l'une et de l'autre opinion. Billuart offre une
bonne discussion des deux opinions, et Prûmmer
s'applique surtout à dégager des conclusions pra-
tiques. Le P. de la Taille, Mysterium fidei, mérite
une mention spéciale pour la manière mathématique
qu'il emploie dans l'évaluation du fruit de la messe
considéré dans son application. El. xxvni, a. 1.
Les arguments invoqués en faveur de cette seconde
opinion sont les suivants : 1° La pratique de l'Église :
« L'Église approuve et encourage l'usage d'offrir
la sainte messe même pour un seul individu. Ce serait
là évidemment favoriser une pratique peu sage et
désavantageuse aux fidèles, si le saint sacrifice pou-
vait être aussi utile à des centaines, à des millions de
personnes qu'à une seule. » Gihr, loc. cit. Cf. De
Lugo, n. 246. 2° Les règlements canoniques relatifs
aux honoraires de messe: Alexandre VII a condamné
la proposition suivante : « Il n'est pas contraire à la
justice d'accepter des honoraires pour plusieurs
messes et de n'en célébrer qu'une seule... » Denzinger-
Bannwart, n. 1110. Or, la condamnation n'aurait plus
de sens si le fruit de la messe était égal en chaque indi-
vidu, que la messe soit appliquée à un seul ou à beau-
coup. De même, le droit canon, can. 825, § 2, en inter-
disant au prêtre de recevoir un honoraire pour une
messe qu'il doit célébrer et appliquer à un autre titre,
fournit un nouvel argument. 3° Les règles concernant
l'indulgence de l'autel privilégié : régulièrement, elle
n'est accordée qu'à la condition d'être appliquée à
telle âme déterminée pour laquelle on célèbre la messe.
Or, dans le sentiment de Cajétan, il serait beaucoup
mieux d'appliquer l'indulgence et la messe à tous les
vivants et tous les défunts. 4° La raison théologique :
D'une manière générale, « il faut dire que la mesure
des fruits perçus dépend de deux causes : à parité de
dispositions chez ceux qui le reçoivent, le fruit est
d'autant plus considérable en chaque individu, que
la messe lui est plus spécialement appliquée ; à parité
d'application, le fruit est supérieur chez ceux qui
sont mieux disposés ». Mais il faut envisager d'une
manière plus particulière que « l'application dépend
tout entière de l'intention du prêtre, sa perfection est
donc en conformité avec celle des actes humains. Or,
un acte humain porte avec d'autant moins de déter-
mination sur chacun de ses objets qu'il en embrasse
un plus grand nombre simultanément. Si donc une
seule messe est offerte pour plusieurs, l'intention du
prêtre ne vaut que dans la mesure où elle se porte
vers cette multiplicité par mode d'unité : à un sacri-
fice ne correspond qu'une intention totale. » Billot,
th. lvi. Pie VI semble appuyer de son autorité cette
raison théologique, lorsqu'il enseigne que « l'appli-
cation du sacrifice, faite par le prêtre, profite davan-
tage, toutes choses égales d'ailleurs, à ceux pour qui
est appliquée la messe, qu'aux autres quels qu'ils
1297
MESSE, EFFICACITÉ : VALEUR DU SACRIFICE
1298
soient. » Bull. Auctorem Fidei, Denzinger-B., n. 1530.
Et cette raison trouve un confirmatur dans l'analogie
des sacrements, lesquels ne produisent qu'un effet
limité dans l'âme bien [ disposée et peuvent être
renouvelés. Cappello, n. 593.
On trouvera cependant dans Hugon, op. cil, des
remarques opportunes à rencontre de ces raisons.
Est-il besoin d'ajouter que l'une et l'autre opinion
se réclame de saint Thomas? Les partisans de la pre-
mière déclarent que saint Thomas ne reconnaît de
limitation au fruit de la messe quant à son extension
que dans la dévotion de ceux qui le perçoivent; ce qui
revient à dire que cette extension est illimitée. Sum.
theol., III», q. lxxix, a. 5; cf. In 7Vum ScnL, dist.
XLV, q. n, a. 4, sol. 2. Mais les partisans de la seconde
opinion font voir que ces textes supposent aussi une
application plus considérable du fruit de la messe,
en raison de l'intention plus spéciale du célébrant,
cf. Suppl., q. lxxi, a. 13, surtout ad 2um, et que saint
Thomas admet pleinement la limitation extensive du
fruit de la messe, In I\'am, Sent., dist. XLV, q. n,
a. 4, sol. 3, ad 2um; et sol. 2, arg. sed contra.
Somme toute, la conclusion de Billuart paraît
sage : U traque (sententia) est probabilis, et quamvis
in secundam propendere videar, agnosco tamen neu-
tram esse certam, sed quamlibet pâli suas difficultates.
Loc. cit.
c. Conclusions pratiques. ■ — Puisque l'opinion de
Cajétan est probable, le célébrant qui doit offrir
spécialement la messe à l'intention qu'on lui a fixée,
agira sagement en appliquant aussi la messe, par une
intention secondaire, et sous la condition de ne léser
aucun des droits de ceux pour qui il est obligé de célé-
brer, pour tels ou tels autres, et même pour tous les
vivants et les défunts. Cf. Ami du Clergé, 1912,
p. 235, et Galtier, La messe en seconde intention, dans
Nouvelle revue théologique, 1907.
Puisque, de l'aveu de tous, une plus grande dévo-
tion appelle un fruit plus abondant, prêtres et fidèles
devront s'efforcer de s'approcher de l'autel avec
plus de piété et d'amour, afin de recevoir plus de
grâce.
Il est, en soi, plus profitable de faire célébrer pour
soi-même des messes de son vivant qu'après sa mort.
En effet : l°le vivant est certain, s'il est en disposi-
tion convenable, de participer à tous les fruits de la
messe, et d'obtenir non seulement les grâces spiri-
tuelles, mais encore les secours temporels qui lui
permettront de bien vivre et d'augmenter beaucoup
sa gloire éternelle. D'autre part, il n'est pas absolu-
ment certain que tous les fruits de la messe puissent
être appliqués aux défunts. 2° Il y a un mérite plus
grand pour le vivant qui se prive de l'honoraire de la
messe. 3° Le vivant peut assister à la messe qu'il
fait célébrer pour lui et, de ce chef, participer à son
offrande et recevoir ainsi des fruits plus abondants.
Enfin, 4° « La célébration de la messe est plus cer-
taine : l'expérience ne démontre-t-elle pas que souvent
il devient impossible d'acquitter les messes après
la mort de celui pour qui elles devraient être dites,
soit à cause des dispositions injustes de la loi civile,
soit à cause de la malice ou de l'insouciance des héri-
tiers ou de ceux qui devraient s'en occuper. » Cappello,
De sacramentis, i, n. 007. Cf Benoît XV, Bref Sodali-
talem, 31 mai 1921.
c) Le fruit de la messe est-il infini quant ù son inten-
sité? — Il s'agit, rappelons-le, du fruit considéré dans
son application actuelle. Or, il n'y a pas de doute
que, sous cet aspect, le fruit de la messe ait une inten-
sité limitée.
L'Église ne permet-elle pas qu'on renouvelle, même
fréquemment, l'offrande du saint sacrifice à la même
intention : libération d'une âme du purgatoire;
DICT. DE THÉOL. CATHOL.
conversion d'un pécheur; recouvrement de la santé;
éloignement d'un fléau, peste ou guerre, etc.? Or.
L'Église ne le permettrait pas si le sacrifice offert une
seule fois devait nécessairement nous obtenir les biens
implorés ou écarter de nous les maux redoutés.
D'où vient la limitation du fruit de la messe, consi-
déré quant à son intensité ?
a. — La plupart des auteurs estiment que cette limi-
tation provient d'une volonté expresse de Jésus-
Christ. Le sacrifice eucharistique ne peut nous pro-
curer les bienfaits de la rédemption que dans la mesure
établie par Dieu. Dans la distribution de ses faveurs,
Dieu exige, en règle générale, notre coopération.
L'étendue des fruits de la messe est donc fixée par
Dieu, pour chacun de ceux qui en profitent, eu égard
à ses dispositions. Avant tout, il faut donc faire
entrer en ligne de compte la part du bon plaisir de
Dieu et de la volonté miséricordieuse de Jésus-Christ.
Il faut aussi, en second lieu, considérer la disposition
de celui à qui est appliqué le fruit du sacrifice. Cette
opinion pense s'appuyer sur le concile de Trente qui
parle de l'application par la messe de la vertu de la
croix. Or, qui dit application dit détermination et dès
lors restriction. Pasqualigo, op. cit., tr. i, q. exix.
Cf. Sporer, Theol. sacram., part. II, c. iv, sect. m, 3.
b. — Mais un certain nombre de théologiens estiment
qu'il est impossible de concevoir une taxation divine
préalable aux dispositions du bénéficiaire de la messe.
D'après eux, la limitation du fruit de la messe
provient uniquement de la capacité du sujet, en
raison de ses dispositions. Il faut donc, avant tout,
faire entrer ici en ligne . de compte ces dispositions
mêmes. Les thomistes font remarquer que c'est là le
sens obvie de saint Thomas, Sum. theol., IIIa,
q. lxxix, a. 5. Cf. Gonet, loc. cit., n. 88. « Si la messe
est en elle-même et relativement à sa fin d'une effi-
cacité infinie, quelle raison aurions-nous de supposer
une taxation préalable limitant cette efficacité ?
De plus, puisque l'effet des sacrements se mesure uni-
quement sur les dispositions de ceux qui les reçoivent,
le fruit de la messe ne doit également être limité qu'en
raison de l'état de ce"ux pour qui est offert le sacrifice
et de la manière plus ou moins parfaite de cette
application. » Billot, op. cit., p. 653. Cf. Analccta
ecclesiastica, t. iv, dissertation du P. Maurus Kaiser,
O. P. Entendons ici cette manière plus ou moins
parfaite de l'intention plus précise ou plus confuse du
prêtre, comme il a été expliqué plus haut, nous
souvenant toutefois qu'il n'appartient pas au prêtre
de limiter, par son intention, le fruit de la messe,
comme il appartient au pape ou à l'évêque de limiter
l'indulgence qu'il accorde. Cf. Gonet, loc. cit.
Il est facile de déclarer en général que l'application
finie du fruit de la messe est en raison de l'excellence
des dispositions de ceux pour qui est offert le saint
sacrifice. Il est plus difficile de déterminer en parti-
culier pour chacun des bénéficiaires en quoi consiste
précisément la dévotion requise pour une plus
complète participation au fruit du sacrifice. « S'il
s'agit des défunts, leur plus ou moins grande capa-
cité pourra être conçue soit en raison du plus ou moins
d'intensité de leur charité actuelle, ou encore en raison
du plus ou moins de soin qu'ils auront apporté, au
cours de leur vie terrestre, à se procurer l'offrande du
saint sacrifice. En ce qui concerne les vivants, l'ex-
plication est plus facile : on peut, en effet, considérer
en eux différentes conditions selon les différents fruits
dont ils sont capables : coopération directe au sacrifice,
soit en procurant sa célébration, soit en y assistant,
soit en y participant de toute autre manière; ou
encore foi plus ou moins grande, espérance de se
libérer du péché grâce à la vertu du sacrifice, etc. »
Billot, op. cit., p. 652.
X. — 41*
1299
MESSE, EFFICACITÉ : MODE D'ACTION
1300
2. Efficacité de la messe, comme sacrifice de l'Église. —
Ou sait que la messe est le sacrifice non seulement du
Christ, mais encore de son corps mystique tout entier.
Voir ci-dessus, col. 1284. Sous ce point de vue, la
valeur et l'eincacité de la messe dépendent de la dignité
des mérites et de la sainteté de l'Église. Ce qui fait
dire à Bossuet que « ce sacrifice n'aura jamais sa per-
fection tout entière qu'il ne soit olïert par des saints ».
Explication de quelques difficultés..., n. 36. Considérée
sous cet aspect, la valeur de la messe sera toujours
finie et limitée, parce que l'Église n'est jamais infini-
ment sainte. Cf. Lambreeht, De ss. missœ sacrificio,
Louvain, 1885, part. IV, c. i, § 2, 3. L'impétration
de l'Église sera d'autant plus favorablement accueillie
de Dieu que sa sainteté — qui se compose de la sain-
teté de ses membres — sera plus parfaite. De tdle
sorte qu'il faut demander sans cesse à Dieu de « puri-
fier nos cœurs, ut Ecclesise tuse preces, quse tibi gratœ
sunt, munera déférentes, liant expiatis mentibus gra-
tiores (Secrète de la férié v après le ive dimanche de
Carême).
Mais la sainteté de l'Église n'est pas le seul élément
qui intervienne pour nous permettre de juger de la
puissaace impétratoire du sacrifice. « Outre le sacri-
fice, l'Église olîre à Dieu des prières et des cérémonies
qu'elle y a jointes. Tous ces rites sont accomplis au
nom de l'Église et agissent puissamment sur le cœur
de Dieu... La forme différente de la messe peut donc
augmenter accidentellement la puissance impé-
tratoire du sacrifice offert au nom de l'Église et la
diriger d'une façon toute spéciale vers un but parti-
culier. En dehors du degré de sainteté de l'Église, les
prières particulières et le rite entier du sacrifice influent
donc sur l'étendue et la nature des fruits obtenus par
la médiation de l'Église. » Gihr, op. cit., p. 149. En
principe donc, et par rapport au fruit accidentel, une
messe solennelle aurait une plus grande valeur et une
plus grande efficacité de la part de l'Église qu'une
messe basse; une messe votive, célébrée pour un motif
suffisant et dans une intention conforme à son carac-
tère, et très particulièrement la messe de Requiem
dite pour les défunts, serait plus efficace, pour le but
qu'on se propose, que la simple messe du jour. Cf.
S. Thomas, Suppl., q. lxxii, a. 9, ad. 5ura; Pasqualigo,
De sacrificio nouas Legis, tract, i, q. cxxxi, et
q. cclxxxvii; Gihr, op. cit., p. 150-152.
3. Efficacité de ta messe, comme acte personnel du
prêtre et des fidèles qui participent au sacrifice. — Le
prêtre qui célèbre, les fidèles qui assistent, qui ser-
vent, qui ont fourni l'honoraire ou les objets néces-
saires, accomplissent l'action la plus sainte du
culte : à ce titre, leur acte, comme toute autre bonne
œuvre, possède — d'une façon limitée sans doute,
mais très réelle ■ — force impétratoire, valeur satisfac-
toire et méritoire. D'après la doctrine de l'Église,
« le fruit impétratoire et le fruit satisfactoire seuls
peuvent être recueillis et gagnés pour autrui. Le fruit
méritoire est personnel et ne peut être appliqué à
d'autres. Ces trois fruits, étant ex opère operantis, ne
sont recueillis dans toute leur étendue que par ceux
qui sont en état de grâce, agissent avec une intention
pure, avec foi et respect. Ces remarques fournissent
les éléments nécessaires pour résoudre la question de
la valeur de la messe célébrée par un prêtre indigne.
A considérer le sacrifice en soi, la valeur est la même,
parce que c'est le même prêtre principal et la même
victime dont la sainteté n'est pas ternie par les minis-
tres souillés. Cf. Conc. Trid,, sess. xxii, ci, Denz-B.,
n. 939. « ...Si l'on considère seulement la valeur de la
personne privée et des prières privées qu'elle offre
en même temps que le sacrifice, il est manifeste que
la messe du saint curé d'Ars vaut mieux que la messe
du pauvre prêtre tombé... Mais ce point de vue est
tout secondaire, cette valeur tout accidentelle, vu
que le célébrant ne se dépouille jamais de sa per-
sonnalité officielle, et que sa faute ne peut rejaillir
sur les autres, ni leur nuire moralement tant qu'ils
ne se font pas ses complices. » Hugon, La sainte eucha-
ristie, p. 229.
Toutefois, un point reste controversé. Le prêtre
visible offre le sacrifice non seulement au nom du
Christ, mais encore au nom de l'Église. Son action,
comme ministre de l'Église, est sans doute acciden-
telle par rapport à son ministère principal ; mais
l'effet de cette action ministérielle secondaire se pro-
duit indépendamment de ses bonnes ou mauvaises
dispositions personnelles. On se demande donc si cet
elïet secondaire et accidentel, mais produit cependant
(par rapport aux mérites du prêtre) ex opère operato,
voir plus loin, n'est pas accru ou diminué en raison
de sa sainteté ou de son indignité. La plupart des
auteurs le nient, selon la doctrine qu'expose le
P. Hugon. Cf. Suarez, disp. LXXIX, sect. vm, n. 10.
Mais certains auteurs admettent que le fruit de la
messe produit par l'action ministérielle du prêtre
agissant, au nom de l'Église, dont il fait partie, subit
des accroissements et des diminutions suivant la
valeur morale du célébrant. Le P. de la Taille, qui
fait de la messe l'oblation propre de l'Église, ne peut
que se rallier à cette dernière opinion, invoquant
l'autorité de Galenus, de Henriquez et de Facundez,
S. J., et surtout de Pasqualigo. Myslerium jidei,
El. xxvu, a. 1.
3° Mode d'action. — 1. Action « ex opère operantis »
et « ex opère operato ». — Les effets de la messe sont
produits ex opère operato, s'ils sont causés en raison
même de l'institution et de l'efficacité du sacrifice
eucharistique, indépendamment des mérites de ceux
qui l'offrent visiblement, prêtres et fidèles; ex opère
operantis, s'ils sont concédés eu égard à ces mérites.
Cette distinction nous permet d'éliminer de notre
considération le mode d'action ex opère operantis,
c'est-à-dire provenant des dispositions du célébrant
et des fidèles qui concourent à la célébration du sacri-
fice. Ce mode d'action, en effet, rentre dans la caté-
gorie plus générale de Vopus operantis qui s'attache
à nos prières, bonnes œuvres, mérites, satisfactions.
Ainsi le problème est restreint au mode d'action
ex opère operato. Ce mode d'action existe très certaine-
ment dans la messe, considérée comme l'oblation du
Christ. L'opus operatum découle ici tout entier de la
dignité infinie de Jésus, indépendamment des mérites
soit du célébrant soit des fidèles. Faut-il également
admettre ce mode d'action dans la messe considérée
comme l'oblation de l'Église ? La prière de l'Église,
corps mystique du Christ, est par elle-même, abstrac-
tion faite des dispositions de tel célébrant ou de tels
participants, très efficace; mais d'autant plus efficace
que les mérites et la dignité des membres actuels de
l'Église sont plus grands. En soi, l'effet de la messe,
considérée comme oblation de l'Église, est donc pro-
duit ex opère operantis, et certains auteurs n'admettent
pas qu'on puisse le caractériser autrement. Cf. Cap-
pello, op. cit., n. 571. Cependant cet effet est, dans son
ensemble, indépendant des mérites du célébrant, et
donc, en une certaine façon très exacte, on peut le
dire ex opère operato.
2. Considérée comme sacrifice latreutique et eucha-
ristique, la messe, soit comme oblation du Christ,
soit comme oblation de l'Église, produit toujours,
ex opère operato et d'une manière infaillible, son effet
d'adoration et de remerciement à l'égard de Dieu.
Aucun obstacle, en effet, ne peut provenir de la part
de Dieu, à qui s'adressent ces hommages. Cette vérité
est incluse dans l'affirmation générale du caractère
latreutique et eucharistique de la messe.
1301
MESSE, EFFICACITÉ : MODE D'ACTION
1302
3. La messe, considérée comme sacrifice impélratoire
et propitiatoire, produit-elle ses effets « ex opère operato »
et infailliblement? — C'est la double question, qu'il
reste à résoudre.
a) En quoi consiste l'efjet produit « ex opère operalo »
à la messe? — Telle est la question fondamentale
dont la solution domine tout le problème. On la trouve
clairement exposée par le P. de la Taille. Mystcrium
fidei, El. xxv, § 1 : « L'opus operatum du sacrifice,
écrit-il, n'est pas l'opus operatum du sacrement.
Le sacrifice, en eiïet, ne consiste pas à recevoir de
Dieu, mais à olïrir à Dieu. Dans le sacrement, nous
sommes passifs; dans le sacrifice, nous sommes actifs.
De là nait la diversité dans Vex opère operato des
fruits du sacrifice et des fruits du sacrement. Dans le
sacrement, ce fruit consiste en une sanctification de
notre àme, opérée par Dieu; dans le sacrifice, ce fruit
consiste en un apaisement, une satisfaction qu'on
otlre à Dieu. Le fruit du sacrifice, réalisé ex opère
operato tant qu'on le voudra, ne pose donc en nous,
par soi-même, rien qui ressemble à un don infus,
comme la grâce. Le sacrifice intervient simplement à
titre de cause morale : il rend à Dieu la louange due,
il lui offre une juste compensation pour les fautes
commises, et ainsi l'accès de la divine miséricorde
nous est de nouveau ouvert, soit pour nous justifier,
soit pour nous maintenir dans le bien, soit pour nous
conduire à plus de perfection. En un mot, le fruit
produit ex opère operato par le sacrifice ne peut, en
toute hypothèse, comporter que ceci : que Dieu, en
considération du sacrifice qui lui est offert, et non
pas simplement à cause de notre dévotion, soit
disposé et en quelque sorte obligé à nous donner des
gages de sa miséricorde, et de la façon qui convient à
l'état et à la condition de chacun de nous. Ce fruit
est donc antérieur à l'action des sacrements... 11 ne
faut donc pas exclure de l'opus operatum du sacrifice,
à l'instar de certains théologiens, par exemple Suarez,
disp. LXXIX, sect. n, n. 6 sq., l'impétration sacri-
ficielle, comme si, de la messe, ne pouvait suivre, ex
opero operato, que la propitiation ou la satisfaction.
Tout au contraire, il faut dire que le sacrifice eucha-
ristique opère de la même façon en tant qu'impétra-
toire et en tant que propitiatoire. Le sacrifice tout
entier est, en effet, une sorte de prière en action. Le
sacrifice du Christ fut une prière en action ayant pour
objet d'obtenir, non pour lui, mais pour nous qu'il
représentait, des bienfaits qui ne nous étaient pas
dus. Or, la prière sacrificielle du Christ fut efficace
près de Dieu. Dieu a publiquement manifesté qu'il
l'avait eue pour agréable, en ressuscitant le Christ
d'entre les morts. C'est alors, en eflet, que fut défi-
nitivement sanctionné le pacte en vertu duquel l'hostie
offerte par le Christ était agréée pour la fin que cette
oblation poursuivait. Mais cette impétration efficace
du Christ, nous nous l'approprions en offrant, à l'autel,
l'hostie même qu'est le Christ présent sacramentelle-
ment. Il en résulte qu'en dehors de notre propre prière,
l'impétration de notre souverain prêtre, déjà ratifiée
et exaucée par Dieu « eu égard à sa profonde sou-
mission » (Hebr., v, 7), monte ainsi, jusqu'au ciel par
nos propres mains, et que là, d'une manière perma-
nente, elle nous obtient tous les biens que le Christ
autrefois a demandés pour nous en sacrifiant à cette
intention sa vie. Et l'impétration sacrificielle de la
messe est donc dite agir ei opère operato. en tant qu'elle
renferme et rend pour ainsi dire nôtre la prière du
Christ, qui est comme un titre marqué au sceau éter-
nel de la divine gloire. Il n'y a donc aucune diflérence
à établir entre l'efficacité ex opère operalo de la messe,
sacrifice impétratoire et sacrifice propitiatoire; c'est
de la même façon que la messe nous approprie l'im-
pétration et la propitiation du Christ; et la propi-
tiation n'a pas plus d'efficacité que l'impétration pour
réaliser immédiatement son effet en nous. »
L'effet produit ex opère operato par la messe, effet
infaillible, immédiat et certain, c'est donc de présen-
ter à Dieu le sacrifice même du Christ, et, par ce sacri-
fice, l'impétration de notre Sauveur, laquelle, par
rapport à nos fautes, s'ollre à Dieu comme une propi-
tiation et une satisfaction.
b) L' « ex opère operato » de la messe, par rapport au
fruit que nous en retirons réellement. — La messe a
donc toute efficacité pour obtenir de Dieu les biens
que nous lui demandons. Mais nous les obtient-elle
en fait? Elle présente à Dieu le titre que nous a acquis
le Christ; il reste à se demander si Dieu nous donne
infailliblement les biens représentés par ce titre.
Or, si du côté de la cause de l'impétration, c'est-
à-dire des mérites et du sacrifice de Jésus-Christ,
l'effet de la messe est absolument infaillible, il n'en
est pas de même si on considère l'objet de l'impétra-
tion et le sujet auquel elle doit profiter. Cf. Billot,
op. cit., th. lv, coroll. 1. Aussi devons-nous examiner
le problème quant aux personnes (vivants ou défunts),
et quant aux biens demandés.
a. Les viuanls. — a) Biens, objet de l'impétration
proprement dite. — On peut les ramener à cinq caté-
gories de biens : grâces de conversion; victoires sur
les tentations; occasions opportunes de bonnes
œuvres et par là moyens de progrès spirituel; pro-
tection spéciale de la Providence dans les besoins
spirituels et temporels; biens temporels de tous genres
pouvant servir, selon les desseins de Dieu, à notre
salut.
Il est trop clair que l'effet de l'impétration, quant
à tous les biens qu'on vient d'énumérer, n'est pas
infaillible et dépend en quelque façon du bon plaisir,
divin. En ce qui concerne, en effet, les grâces d'ordre
temporel, il faut toujours sous-entendre deux condi-
tions, savoir : leur utilité, leur accord avec les lois de
la Providence. Dieu n'a pas établi dans l'Église un
moyen ordinaire d'obtenir infailliblement des mira-
cles. En ce qui concerne les autres bienfaits d'ordre
spirituel, la réponse ne saurait être uniforme. La
grâce de la conversion demandée pour tel pécheur
peut être rendue impossible par l'obstination même
de celui-ci. Les justes obtiendront avec plus de facili-
lité les grâces d'ordre spirituel demandées pour eux
au saint sacrifice : mais qui dira si les grâces demandées
sont précisément celles qui importent le plus à leur
salut ? Remarquons d'ailleurs que l'augmentation de
grâce ne sera jamais qu'un effet médiat de la messe,
en tant que la messe obtiendra au juste des grâces
actuelles qui accroîtront son mérite par des œuvres
nouvelles. Cf. De Lugo, disp. XIX, n. 150.
P) Biens, objet de la propitiation. ■ — En tant que
propitiatoire, le sacrifice de la messe tend à effacer
les péchés, à détourner les maux communs et privés
que Dieu voudrait inlliger aux hommes comme châ-
timents; à écarter les peines bien plus terribles encore
de l'ordre spirituel, que Dieu, dans sa justice, a
décrété d'infliger au pécheur, à moins d'être apaisé
à son sujet. Mais ce fruit propitiatoire doit être expli-
qué.
Dieu, justement indigné à cause des péchés commis,
refuse au pécheur les secours plus abondants, qui
l'amèneraient à résipiscence. Mais, par l'oifrande du
sacrifice, Dieu est apaisé et confère des secours par
lesquels l'homme pécheur est amené à la pénitence ;
indirectement, en vertu de la propitiation qui apaise
la colère divine et ôte ainsi l'empêchement aux grâces
plus abondantes; directement, en vertu de l'impé-
tration, qui sollicite immédiatement Dieu de concéder
ces secours. Cf. De Lugo, disp. XIX, sect. ix, n. 141.
Il faut de plus noter que le sacrifice de la messe remet
1303
MESSE, EFFICACITÉ : APPLICATION
1304
les péchés, non immédiatement, mais médiatement,
en tant qu'il obtient an pécheur des grâces qui provo-
quent en sou âme de pieu\ mouvements, la disposant
à obtenir rémission des fautes commises. Suarez, sect.
m, n. 7; De Lugo, loc. cit., n. 137 sq. Et cela ne vaut
pas seulement pour les péchés mortels, mais pour les
fautes vénielles, selon une opinion autrefois considérée
comme plus commune, aujourd'hui admise de tous.
Aucune raison théologique, valable en effet, ne peut
être apportée pour interpréter le canon du concile de
Trente dans un sens différent pour les péchés mortels
et pour les péchés véniels. Cf. Suarez, sect. v, n. 3 sq. ;
De Lugo, loc. cit.. n. 152; S. Alphonse, De eucharistie,
n. 311, et tous les auteurs modernes.
y) Biens, objet de la satisfaction. — En tant que
satisfactoire, lé sacrifice de la messe efface la peine
temporelle qui reste encore après le péché pardonné,
et, en général, remet'les autres peines volontairement
acceptées que le juste pourrait offrir pour racheter
dès ici-bas les peines des pécheurs. Mais il est évident
que ce fruit ne saurait être acquis que par les âmes
en état de grâce. De plus, il semble exact d'affirmer
que cette rémission peut n'être que partielle, propor-
tionnée aut dispositions du sujet et dans la mesure qui
plaît à la libéralité divine. Sur tous ees points, on
consultera avec profit Cappello, op. cit., n. 573-
575.
b. Les défunts. — Les âmes du purgatoire étant
toujours dans une disposition parfaite pour recevoir
les fruits de la messe, il est indubitable que la messe
produit toujours et d'une façon infaillible en elles
ses effets d'impétration et de propitiation. Ce qu'on
demande, en effet, pour les âmes du purgatoire n'est
expressément que ce qui a été déterminé par le Christ
dans l'institution même du sacrifice : la rémission des
péchés. Toutefois, il reste à expliquer comment l'Église
autorise et même recommande l'offrande multipliée
du sacrifice pour un même défunt. On en a dit un mot
plus haut, à l'occasion de l'intensité limitée du fruit
de la messe, voir col. 129 7. Mais ici il semble opportun
de proposer une considération nouvelle, issue de la
distinction apportée par certains théologiens entre
la valeur propitiatoire et la valeur proprement satis-
factoire de la messe, la première se référant à l'apai-
sement offert à la colère divine, la seconde relative à la
rémission de la peine temporelle due au péché déjà
pardonné. Ce point de vue a été mis en relief par le
P. Cappello, De sacramentis, 1. 1, n. 624, 5. Cet auteur
rappelle tout d'abord que la peine temporelle peut
être immédiatement remise en raison de l'efficacité
proprement satisfactoire de la messe. Mai , ajoute-t-il,
« cette peine temporelle n'est remise que s'il n'existe
dans l'âme aucun obstacle à cette condonation. Si
l'obstacle existe, il doit être préalablement enlevé par
le fruit propitiatoire qui apaise Dieu; à cause de cer-
tains péchés ou de certaines négligences dont les
défunts se sont rendus coupables sur terre, la justice
divine a pu décider, qu'en punition de ces fautes,
les suffrages des vivants, les satisfactions personnelles,
les indulgences, les satisfactions des messes célébrées
n'atteindront et ne soulageront tel ou tel défunt, que
si ses exigences sont d'abord satisfaites. Ce qui peut
se faire, soit par les souffrances endurées par l'âme du
défunt, soit par les bonnes œuvres offertes par les
vivants, précisément en vue d'apaiser Dieu. Et parmi
ces bonnes œuvres, le sacrifice de la messe tient la
première place. » « S'il en est ainsi, dit Lehmkuhl,
Theologia moralis, t. u, n. 238, rien d'étonnant si
parfois de nombreuses messes sont nécessaires, si
les indulgences ne suffisent pas pour délivrer telle âme
déterminée du purgatoire. Car cette âme demeure
absoute de ses fautes, mais comme accablée dans les
ténèbres épaisses de la colère et de la justice divines.
Or, il faut d'abord dissiper ces ténèbres par une propi-
tiation intense et continue. »
Conclusion. ■ — ■ En résumé, la messe n'a d'autre
eflicacité ex opère operato que l'impétration et la
propitiation. Si la messe, ex opère operato, présente à
Dieu des satisfactions surabondantes, l'application
effective de ces satisfactions n'est plus ex opère
operato : elle dépend du- bon plaisir de Dieu et de
l'acceptation que Dieu veut bien en faire non seule-
ment dans son in unie miséricorde, mais encore dans
son infinie justice.
//. BÉNÉFICIAIRES DE CETTE EFFICACITÉ. — On
peut envisager 1° le fruit très général; 2° le fruit très
spécial ou personnel; 3° le fruit spécial ou moyen ou
ministériel. C'est surtout à ce dernier point de vue
que se pose la question des bénéficiaires du fruit de la
messe.
1° Relativement au fruit très général. — ■ Ce fruit,
acquis à toute l'Église, se répand sur tous les membres,
vivants ou morts, du corps mystique de Jésus-Christ,
qui ont besoin de la grâce. Et même ce fruit parvient,
par des voies indirectes et dans une mesure moindre,
à ceux qui sont hors de l'Église, mais qui sont encore
appelés à entrer dans son sein ou à y rentrer s'ils en
sont sortis. On considère que les membres du corps
mystique de Jésus-Christ qui contribuent le plus au
bien général de l'Église, ses pasteurs, comme le pape,
les évêques, les prêtres, reçoivent une plus grande
partie de ce fruit. Toutefois, on ne saurait dire si
ce fruit très général s'étend effectivement à tous les
membres de l'Église en particulier. 11 y a aussi, entre
théologiens, diversité d'opinion touchant la nature des
bienfaits renfermés dans ce fruit très général. Tous
concèdent qu'il s'agit au moins des bienfaits objet
de l'impétration. S'agit-il aussi des bienfaits objet
de la propitiation et surtout de la satisfaction ?
Certains le pensent. Cf. Valencia, Commentarii theol.
in Sum. S. Thomee, Venise, 1608, t. iv, disp. VI, q. xi,
punct. i; Vasquez, In IIIam Sum. S. Thomœ, disp.
CCXXXI, c. vi ; Gotti, Theol. scholast. dogmatica,
tract, vin, q. n, dub. i, § 3; Tanner, Theol. scholast.,
De eucharistia, disp. V, q. ix, dub. iv, n. 98; Stentrup,
Soteriologia, th. cxm. Mais d'autres le nient. Cf.
Suarez, disp. LXXVIIf, sect. n, n. 3. La plupart des
auteurs modernes ou contemporains considèrent qu'il
est certain que le fruit très général comporte un effet
impétratoire; qu'il est plus probable qu'il s'y trouve
un certain effet propitiatoire; mais que l'effet satis-
factoire, déjà épuisé dans le fruit spécial, doit en
être éliminé. Voir Cappello, n. 577, et les auteurs
cités par lui. Mais cette dernière assertion ne se justifie
par rien.
Quoi qu'il en soit, on doit dire que «ce fruit général,
de la part de Jésus-Christ et de l'Église, parvient im-
médiatement aux fidèles, sans qu'une détermination
expresse du prêtre soit nécessaire, mais par le fait seul
de son ministère à l'autel. Les excommuniés, exclus
de la communion des saints, n'y ont point part.
Les fidèles en état de péché mortel le reçoivent dans
une proportion beaucoup moins grande que les
justes, plus étroitement unis au corps mystique de
Jésus-Christ ». Gihr, op. cit., p. 189. La coopération
par l'offrande de l'honoraire, par l'assistance au sacri-
Bce, doit être particulièrement mentionnée. Certains
auteurs appellent même « spécial » le fruit attaché à
cette participation plus immédiate et le distinguent du
fruit ministériel. Cf. Noldin, Schmidt, De sacramentis,
n. 173 b; Cappello, n. 578. Suarez regarde comme
pieux et probable le sentiment qui soutient que ceux
qui offrent actuellement le saint sacrifice avec le
prêtre et par le prêtre, perçoivent un fruit impétra-
toire et satisfactoire ex opère operato. Disp. LXXIX,
sect. vin, n. 5.
1305
MESSE, EFFICACITE : APPLICATION
L306
2° Relativemut au fruit personnel ou très spécial. —
Ce fruit va au prêtre qui célèbre. « En vertu de son
ordination, il a qualité et mission pour olïrir le sacri-
fice au nom de Jésus-Christ et de l'Église. Non seule-
ment il est véritable sacrificateur; mais, d'après la
volonté de Jésus-Christ et de l'Église, il immole aussi
d'u;,e manière expresse pour lui-même. Pour ces deux
motifs, la messe doit lui profiter abondamment comme
sacrifice expiatoire et impétratoire. » Gihr, op. cit.,
p. 192. Ce fruit arrive au célébrant par le fait même
de son action sacerdotale, indépendamment de sa
volonté, de telle sorte que même s'il n'y songe point,
il le perçoit. Il est à la fois impétratoire, propitiatoire,
satisfactoire au sens où nous avons expliqué ces termes.
Cf. Suarez, disp. LXXIX, sect. vin, n. 4 sq. ; De Lugo,
loc. cit., n. 232, sq.; Sporer, Theologia moralis, De
eucharistia, c. ir, De sacriftcio in communi et missa in
specie, n. 255; D'Annibale, Summula theologiœ mora-
lis, t. m, § 260, note 18; Gasparri, Tract, canonicus de
sanctissima eucharistia, t. ii, n. 35; Lahousse, De
sacramenlis, De eucharistia, n. 280; etc. Cf. Cappello,
op. cit., n. 579.
Une controverse s'est élevée entre théologiens au
sujet de l'application du fruit très spécial. Ce fruit est-il
tellement personnel au prêtre qu'il ne puisse être,
par celui-ci, appliqué à d'autres personnes? De très
jares théologiens ont affirmé la possibilité de cette
application à autrui, et admettaient même que le
prêtre, pour l'application de ce fruit qui lui appartient
en propre, pût recevoir un honoraire spécial. En
tant qu'elle admet comme licite la perception de
cet honoraire spécial, cette opinion est condamnée par
Alexandre VII, proposition 8, Denz.-B., n. 1108. Au
simple point de vue théorique, elle n'a aucune appa-
rence de probabilité.
3° Relativement au fruit spécial ou moyen ou minis-
tériel. — En identifiant ici spécial et ministériel, nous
nous conformons à la terminologie ordinairement
reçue. Il s'agit du fruit réservé à ceux en faveur
desquels le sacrifice de la messe est spécialement offert.
Le prêtre a la libre disposition de ce fruit; seul, il
peut l'appliquer à lui-même ou à autrui. L'obligation
d'appliquer ce fruit à telles personnes déterminées
peut provenir de différentes causes. En général, elle
naît ou de la loi de l'Église (messes pro populo, messes
du 2 novembre), ou de la volonté du prêtre qui s'oblige
par l'acceptation de l'honoraire. Voir à ce mot, t. vn,
col. 80. Puisqu'il est nécessaire de faire intervenir
ici la volonté libre du célébrant, les théologiens
étudient au préalable les conditions de l'application
valide du fruit spécial de la messe et ensuite la double
catégorie de personnes, vivants et défunts, en faveur
desquelles cette application peut être faite.
1. Conditions de l'application valide du fruit minis-
tériel de la messe. — Les théologiens les réduisent à
trois.
a) - Celle application résulte d'une intention au
moins habituelle et implicite du célébrant. C'est au
célébrant seul qu'a été donnée par le Christ le pou-
voir d'offrir le sacrifice. Cf. prop. 30 du synode de
Pistoie, condamnée par Pie VI. Denz.-B., n. 1530.
Donc, il est nécessaire que le célébrant ait l'intention
d'appliquer la messe à telle ou telle personne. L'inten-
tion habituelle suffît, car l'application de la messe est
faite par mode de donation : or, une donation une
fois faite demeure valable, même si l'on n'y songe plus
actuellement ou virtuellement, jusqu'à révocation.
Cf. Benoît XIV, De ss. missse sacrificio, 1. III, c. xvi,
n. 5; De Lugo, De sacramentis, disp. VIII, sect. vi,
n. 96; Suarez, disp. XIII, sect. m, n. 5, et les autres
auteurs de morale cités par Cappello, n. 599. Par
suite, l'opinion de Vasquez et de quelques autres
requérant une intention virtuelle, est à rejeter comme
trop sévère. Cf. Vasquez, op. cit., disp. CXXXVIII,
c. vi, n. 71. L'intention habituelle dont il est question
ici peut être simplement implicite, c'est-à-dire confuse
et générale en soi, mais contenue en une autre inten-
tion déterminée. C'est, par exemple, le cas du reli-
gieux prêtre, célébrant un certain nombre de messes
aux intentions de son supérieur : ce dernier seul
connaît d'une façon déterminée les personnes en faveur
desquelles est offert le sacrifice. Et plus simplement
encore, c'est le cas du célébrant ad intentionem dantis.
Quoique l'intention seulement habituelle et implicite
soit suffisante, en pratique, autant que faire se peut,
il faut avoir soin d'avoir une intention explicite et
même actuelle ou tout au moins virtuelle.
Ce principe général permet de résoudre plusieurs
questions proposées par les casuisles : a. L'intention
formulée par le diacre avant la réception du sacerdoce
et non rétractée est toujours valable, et de cette
intention 'peut dépendre validement l'application des
messes célébrées par le nouveau prêtre, b. L'applica-
tion peut être faite de cette manière longtemps avant
la célébration des messes, un mois avant, sans scru-
pule, affirme l'unanimité des auteurs. Cf. Lehmkuhl,
n. 188. Et même, s'il est constant que l'intention n'a
pas été modifiée, on ne voit pas pourquoi ne serait
pas valable l'intention formulée un an avant, Cappello,
n. 600, dix ans avant, Lacroix, Theologia moralis,
1. VI, part. II, n. 205; Sporer, loc. et., n. 345.
c. L'application faite à l'intention de Dieu ou de la
Vierge est douteuse. Il faut, en effet, préciser le sens
de cette expression : « à l'intention de Dieu ou de la
Vierge ». Si le prêtre, en formulant une intention de
cette sorte, détermine .lui-même au moins implicite-
ment la personne à qui doit être appliquée la messe,
l'application faite en ces termes est valable. Exemple :
« J'applique cette-messe à celui ou celle pour qui Dieu
ou la Vierge veut que je l'applique. » L'application
serait invalide si le prêtre laissait le soin de l'applica-
tion même de la messe à Dieu ou à la Vierge, car c'est
à lui seul que Jésus-Christ, instituant le sacrifice, a
confié ce soin. En pratique, quand on applique une
messe aux intentions defDieu ou de la Vierge, c'est
la première acception qui est sous-entendue et l'appli-
cation est ainsi valide. Cappello, n. 600, 603, et les
auteurs par lui cités, d. Si le prêtre, oubliant une
intention une fois formulée, en formule une autre, on
considère généralement comme prédominante et par
conséquent devant être retenue, cette seconde inten-
tion, à»moins que, au moment même où il formulait
sa première intention, le prêtre ait voulu expressé-
ment que, même en cas d'oubli, elle continuât à
prévaloir. En ce cas, la première intention doit être
considérée comme prédominante et valable. Lehmkuhl,
n. 188; Génicot-Salsmans, n. 219. Même en ce cas,
affirme en sens contraire Gasparri, n. 468, la deuxième
seule doit être retenue. Quoi qu'il en soit, en cas de
doute, « il suffit que le prêtre dise la messe pour celle
des deux intentions à laquelle il n'a pas encore satis-
fait, et que Dieu connaît. » Cappello, n. 608.
b) L'application de la messe doit être faite au moins
avant lu consécration, puisque l'essence du sacrifice
réside très probablement dans la double consécration.
Tout d'abord, il convient de séparer les choses cer-
taines des incertaines. Si l'application de la messe
était faite, la messe une fois terminée ou même après
la communion, elle serait très certainement nulle.
Cf. Suarez, disp. XIII, sect. m, n. 6. Faite après la
consécration, mais avant la communion elle serait.
d'après Gasparri, n. 470, probablement nulle. Cappello
l'estime, en ce cas, certainement nulle, n. 601, < onfor-
mément aux conclusions dogmatiques sur l'essence
du sacrifice, cette essence ne pouvant, même avec une
simple probabilité, être placée dans la communion
1307
MESSE, EFFICACITÉ : APPLICATION
1308
exclusivement. Voir col. 1255. Si l'application est
faite avant la consécration du pain, fût-ce immédia-
tement avant, elle est très certainement valide, puis-
que toutes les prières et tous les. rites qui précèdent
sont simplement préparatoires au sacrifice. Si l'appli-
cation est faite après la consécration du pain, mais
avant la consécration du calice, le sentiment commun
tient cette application pour valide. Voir la longue
énumération d'auteurs en faveur de ce sentiment, dans
Gappello, n. 601, contre Gasparri qui tient en ce cas
pour une application douteuse. Op. cit., n. 470. La
raison de la validité d'une telle application, si tardive
soit-elle, esL'que le sacrifice, avant la consécration du
calice, n'est pas encore accompli.
Pratiquement, il est expédient que le prêtre formule
son intention avant d'offrir le sacrifice, lors de sa pré-
paration à la messe. Benoit XIV, op. cit., n. 5; Bona,
Ds sacrificio missse, c- r, §, 5.
c) Enfin, l'application de la messe doit être faite
en faveur d'une personne ou en vue d'une fin explici-
tement ou tout au moins implicitement déterminée. Si
cette détermination n'existait pas, l'application serait
nulle, il n'y aurait aucun motif d'appliquer la messe
à une personne ou à une fin plutôt qu'à une autre.
Les cas concrets font mieux saisir la portée de cette
affirmation générale.
a. — Conformément à ce qui a été dit du temps où
doit être faite l'application, il faut que la personne
pour qui, ou la fin en vue de laquelle est offert le
sacrifiée soit certaine et déterminée, au moins au
moment de la consécration.
b. — Si aucune détermination de personne ou de fin
n'a été faite par le célébrant, l'application est nulle.
Ainsi, il ne suffit pas de célébrer la messe pour l'un
ou l'autre de la communauté, ou de la paroisse, sans
déterminer la personne dont il s'agit. Ainsi serait nulle
l'application faite par le prêtre qui, ayant reçu de
dix personnes 'différentes un honoraire de messe,
formulerait simplement l'intention de célébrer pour
l'une ou l'autre de ces dix personnes, sans spécifier
aucune d'entre elles; ici,en effet, la personne en faveur
de qui serait célébrée la messe demeure incertaine.
Au contraire, en célébrant dix messes, aux intentions
des dix demandeurs, l'application est valide et le
prêtre acquitte vis-à-vis de chacun d'eux sa dette de
justice. Il serait mieux cependant de réserver à cha-
cune des dix personnes la messe qu'elle a demandée
séparément des autres.
c. — Le fruit de la messe peutjêtre, dans l'applica-
tion qu'en fait le célébrant, attribué conditionnelle-
ment à tel ou tel, à défaut de celui pour lequel il
célèbre : par exemple, si la messe n'est pas profitable
à celui-ci, que son fruit soit appliqué à celui-là.
d. — ■ La validité de l'application n'exige pas que le
prêtre désigne nommément la personne en faveur de
qui est offert le sacrifice. Toutes les applications sui-
vantes sont valides et licites : selon l'intention du
supérieur; à l'intention de celui qui donne l'honoraire
ou demande la messe; pour celui qui a donné le
premier honoraire; à l'intention marquée dans le
carnet de messes; dans l'ordre où ont été remis les
honoraires; pour le but exigé par le fondateur; pour
celui pour lequel je dois célébrer; pour l'âme du purga-
toire la plus délaissée; pour le plus grand pécheur;
pour l'âme affligée de la plus grave tentation; pour
celui pour lequel Dieu désire que j'applique la messe,
etc., Dans ces cas et dans les cas semblables, la per-
sonne en faveur de qui est offert le sacrifice, est cer-
taine .et objectivement déterminée devant Dieu.
e. — A moins de circonstances exceptionnelles qui
puissent autoriser le prêtre à considérer cette messe
comme déjà équivalemment demandée, cf. Ver-
meersch, Theologia moralis, t. m, n. ^97, il ne semble
pa-i qu'on puisse retenir comme licite l'application
d'une messe qu'on prévoit devoir être demandée. Car
la S. C. du Concile, en une décision approuvée expli-
citement par Paul V, et promulguée par le même
pontife dans l'Église universelle, a réprouvé, en date
du 15 novembre 1608, l'application de la messe faite
pour celui que Dieu sait d'avance devoir se présenter
au prêtre pour lui demander d'offrir le sacrifice à
son intention, et lui remettre l'honoraire de la messe.
Cette coutume est réprouvée en ces termes : Pluribus
nominibus periculosa, fidelium scandalis et offensioni-
bus obnoxia, alque a veluslo Ecclesiœ more nimis
abhorrens. De plus, le Code actuel a établi la législa-
tion suivante, can. 825, § 1 : Nunquam licel.... missam
applicare ad intentionem illius qui applicationem,
oblata eleemosyna, petiturus est, sed nondum petiit,
et eleemosynam postea datam retinere pro missa, antea
applicata. L'application envisagée en ce canon est
certainement illicite, sinon invalide.
/. — Valide très certainement, quoiqu'en pensent
certains auteurs, l'application de la messe pour la
première personne qui doit mourir. Ici, en effet, la
personne est nettement déterminée et connue de
Dieu. Cappello, n. 605.
g. — Si l'on considère maintenant la fin particulière
poursuivie dans l'offrande du sacrifice, l'application de
la messe à cette fin sera valide si la grâce demandée
peut être obtenue au moment de la consécration.
Invalide, donc, l'application de la messe célébrée
pour obtenir à Titius une santé qu'il a déjà récupérée,
pour délivrer Sempronius de la prison dont il est
déjà sorti, pour obtenir du juge une sentence favorable
déjà promulguée. Si la fin poursuivie dans l'oblation
du sacrifice ne peut avoir d'existence que dans l'ave-
nir, l'application peut être valide, car rien n'empêche
de concevoir qu'on demande et qu'on obtienne une
grâce pour l'avenir quand le besoin s'en fera sentir,
nunc pro tune. Ainsi, bien que Titus soit en parfaite
santé, on peut célébrer la messe pour demander à
Dieu de le guérir de la maladie qu'il pourra dans
l'avenir contracter.
h. — Une dernière question concerne les messes dont
les honoraires ont été recueillis près de beaucoup
de personnes ignorées du célébrant, soit qu'il s'agisse
d'honoraires déposés dans un tronc destiné à recueillir
des intentions de messe, soit qu'il s'agisse d'honoraires
composés de petites offrandes réunies. En ce cas,
la détermination de l'intention du célébrant est suffi-
sante, dès lors qu'il applique autant de messes qu'il
y a d'honoraires ad intentionem dantis, ou danlium.
Il ne saurait être question d'établir une priorité dans
l'ordre des messes à acquitter. Les donateurs et leurs
intentions sont connus de Dieu, qui distribuera à
chacun les fruits de la messe, de telle sorte que nul
parmi les donateurs ne sera frustré.
d) A cette question générale de l'application valide
du fruit ministériel de la messe se rattachent quelques
questions subsidiaires relatives à l'application sous
condition ; aux erreurs touchant certaines circons-
tances; à la destination du fruit de la messe dont
l'application a été en soi nulle; à la division du
fruit ministériel.
a. Application sous condition. — Trois cas. —Appli-
cation sous condition de prœterito : je célèbre la
messe pour Titius, s'il est mort. Si la condition est
déjà remplie, la messe est validement appliquée;
elle ne l'est pas au cas où la condition n'est pas encore
remplie. En soi, cette condition peut être licitement
apposée; l'intention du prêtre existe en effet réelle-
ment, bien que le prêtre ignore si la condition est
remplie, car Dieu sait si elle existe et le fruit de la
messe est acquis à celui pour qui la messe est célébrée
conditionnellement. — Application sous condition de
1 :ïi-î»
MESSE, EFFICACITÉ : APPLICATION
L310
prxsenti: je célèbre la messe pour Titius, s'il est encore
vivant. En soi, condition licite: et application valide
au cas où la condition est remplie. — Application
sous condition de /uluro contingenti : j'entends célébrer
la messe pour le juge, si ce juge rend demain une
sentence qui me sera favorable. Application invalide,
puisque l'intention du prêtre est attachée à la véri-
fication de la condition encore inexistante, et que
l'effet de la messe ne peut ici demeurer suspendu.
L'invalidité entraîne en ce cas l'illicéité, tout au
moins pour le prêtre qui se rend compte de l'inva-
lidité d'une telle intention. Quant aux applications
sous condition de futuro necessario et de /uluro
impossibili, nous les abandonnerons aux casuistes.
b. Erreurs touchant certaines circonstances. ■ — On
suppose ici que l'erreur n'implique pas une condition ;
si elle impliquait une condition, il faudrait juger le cas
d'après les principes qu'on vient de rappeler.
En soi, l'erreur provoque l'intention; elle ne s'y
substitue pas et l'intention du prêtre, même provo-
quée par une erreur de fait, commande ,^en réalité
l'application de la messe. Cette application est donc
faite réellement. Cappello envisage quelques cas par-
ticuliers. Le célébrant a dit la messe pour Titius, pen-
sant que Titius est en bonne santé. En réalité Titius
est malade, et si le prêtre avait connu cette maladie,
il n'aurait pas dit la messe à l'intention de Titius :
application de la messe valide. A l'inverse, si la messe
est célébrée pourjTitius que le prêtre croit malade,
alors qu'il est bien portant, application également
valide, à moins que la messe n'ait été célébrée précisé-
ment pour obtenir de Dieu la guérison de Titius. De
même, application valide de la messe à Caius, que le
célébrant croit vivant, alors qu'il est mort, même si
le prêtre n'aurait pas célébré, au cas où il eût connu
la mort. A l'inverse, si le prêtre célèbre pour Titius
défunt, alors qu'en réalité Titius est vivant, il est
encore vraisemblable que l'application de la messe
reste valide. Certains auteurs le nient. Busembaum,
que semble approuver saint Alphonse, n. 337, Gury,
Theologia moralis, t. n, n. 170, et Marc, t. n, n. 1601,
estimant qu'en ce cas l'application est invalide.
Noldin-Schmidt, n. 181, 3, déclare qu'an cas où un
honoraire aurait été accepté pour l'application de la
messe à un défunt, cette erreur empêche que le prêtre
ait satisfait à la justice; il estime néanmoins qu'on
peut supposer que le donateur ferait ici condonation
au célébrait. Cappello opine qu'une semblable applica-
tion de la messe est valide, nonobstant l'erreur. La
justice, en effet, a été substantiellement satisfaite. Un
vivant peut, en effet, recueillir de la messe des fruits
plus abondants qu'un défunt.
c. Destination du fruit ministériel de la messe, dont
l'application a été nulle. — Si la messe n'est appliquée
à personne, bon nombre de théologiens pensent que le
fruit ministériel demeure dans le trésor 'de l'Église,
auquel il appartient de droit puisque le Christ par sa
mort a d'avance mérité et acquis à son Église tous les
fruits possibles du sacrifice eucharistique. Suarez,
disp. XLVI, sect. vi, n. 6; Vasquez, disp. CCXXXI,
c. in, n. 10 sq. D'autres estiment que ce fruit va au
célébrant qui a nécessairement l'intention générale de
trouver en ses actions une source d'aide pour lui-
même. Et ces mêmes auteurs recommandent au prêtre
de formuler toujours cette intention générale de se
procurer à lui-même le fruit ministériel de la messe au
cas où, pour quelque cause que ce soit, l'application
n'en pourrait être faite à autrui. Cappello cite en ce
sens De Lugo, op. cit., n. 225; et, parmi les auteurs
récents, Génicot, Ballerini-Palmieri, Lehmkuhl. Pra-
tiquement, il semble qu'on doive tenir compte de
cette intention générale du célébrant, intention au
moins habituelle. S'il l'a formulée, le fruit minis-
tériel de la messe lui reviendra; s'il ne l'a pas for-
mulée, ce fruit restera dans le trésor de l'Église. Cap-
pello, n. C09.
Si la messe est appliquée à qui ne peut en profiter,
par exemple à un bienheureux ou à un damné, les
mêmes opinions que ci-dessus se produisent entre
théologiens. Il convient toutefois de noter un troi-
sième sentiment. Cette opinion distingue entre messes
gratuites et messes célébrées avec un honoraire. Dans
les messes gratuites, le fruit ministériel reviendrait de
droit au célébrant; dans les autres, le fruit ministériel
reviendrait aux proches de celui qui a fait célébrer la
messe. Ne peut-on pas, en effet, supposer chez lui une
intention générale analogue à celle que nous suppo-
sions tout à l'heure chez le célébrant, en sorte que,
demandant une messe pour un défunt qui est inca-
pable d'en percevoir le fruit, il est censé avoir toujours
cette autre intention de faire profiter, à défaut de ce
défunt, ses proches et ses amis du fruit de la messe
célébrée? Cf. Cappello, n. 610, citant Suarez, De Lugo,
Laymann, S. Alphonse, Lacroix, Sporer, Ballerini-
Palmieri, Noldin, etc. D'autres auteurs, enfin, tel
Pasqualigo, estiment que ce fruit sera destiné par
Dieu aux âmes les plus nécessiteuses, et ces auteurs
s'appuient sur saint Thomas, In IVum Sent.,
dist. XLV, q. n, a. 4, sol. m, ad 2um. Pratiquement,
il faut conseiller au célébrant de foxmuler explicite-
ment l'intention conditionnelle de se réserver ou
d'appliquer à tel autre le fruit ministériel qui se trou-
verait sans bénéficiaire. Dans les messes célébrées
gratuitement, cette condition peut être ainsi formulée :
si celui pour qui je célèbre n'est pas capable de perce-
voir le fruit de la messe. Dans les messes célébrées en
raison d'honoraires, on pourrait ainsi formuler la
condition : si, sans préjudice pour autrui, je puis le
faire, etc. Quelques théologiens, comme Billuart, De
almo sacramento eucharistiœ, disp. VIII, a. 4, et Gury,
n. 166, affirment, mais sans raison, que le prêtre est
tenu de formuler cette intention. Il n'existe, en réalité,
aucune obligation stricte sur ce point, ni de droit divin,
ni de droit ecclésiastique.
d. Division du fruit de la messe. — Le sentiment
commun et certain est que le fruit de la messe peut
être partagé : on peut, par exemple, appliquer le fruit
satisfactoire aux âmes du purgatoire, le fruit impétra-
toire à un malade dont on demande la guérison. Dans
les messes gratuitement célébrées, le prêtre est libre,
sur ce point, de faire ce qu'il veut. Dans les messes
dues par obéissance ou'promesse, il peut appliquer à
des intentions autres que celles qui sont convenues la
part du fruit qui ne tend pas directement à la fin
poursuivie. Par exemple : le prêtre doit célébrer une
messe d'actions de grâces : il peut donc appliquer selon
son bon plaisir le fruit satisfactoire et le fruit impétra-
toire. S'il célèbre pour un défunt, il doit, selon une
opinion plus vraie, réserver à ce défunt le fruit impé-
tratoire qui, non moins que le fruit propitiatoire et
satisfactoire, tend au but poursuivi. Dans les messes
célébrées en justice en raison d'un honoraire reçu, une
telle division du fruit, en soi valide, n'est pas licite
puisque tout le fruit^ministériel est dû en justice à
celui qui a fourni l'honoraire. Cappello, n. 613, et les
auteurs cités par lui en note.
2. Les bénéficiaires du fruit ministériel. — a) les
vivants. — a. — Ce sont tout d'abord les fidèles au sens
strict du mot, c'est-à-dire les baptisés, adultes et
appartenant effectivement au corps de l'Église. Ceux-
là, et ceux-là seuls, sont capables de participer pleine-
ment et par une sorte de raison de justice (de condigno)
au sacrifice de la messe, non seulement quant au fruit
impétratoire, mais encore quant au fruit propitiatoire
et satisfactoire. La participation à ces fruits est
d'autant plus grande, crue l'union avec Jésus Christ et
13 11
MESSE, EFFICACITÉ : APPLICATION
1312
l'Église est plus intime. Les pécheurs ne sauraient
gagner tous les fruits de la messe : ennemis de Dieu
par le péché, ils ne peuvent participer au fruit satis-
factoire. Le plus pressant besoin auquel le sacrifice
propitiatoire doit subvenir, c'est leur état de péché.
Avant tout, la messe leur obtient miséricorde de Dieu,
et leur acquiert des grâces de conversion. Voir plus
haut, col. 1302. La messe peut encore être o fierté pour
les petits enfants encore privés de l'usage de la raison;
mais simplement comme sacrifice impétratoire, et non
comme sacrifice propitiatoire ou satisfactoire. Gihr,
op. cit., p. 195. On peut donc, a pari, offrir le sacrifice
eucharistique pour les fidèles qui ont perdu l'usage de
la raison, soit à titre d'impétration, soit même à titre
de propitiation et de satisfaction. Il n'y a aucune
raison valable de les exclure du nombre de ceux pour
qui prie le prêtre : omnibus orthodoxis, atque catho-
licœ et apostolicœ fidei cultoribus. Salmanticenses,
disp. XIII, dub. iv, n. 57; voir également Suarez,
disp. LXXVIII, sect. n, n. 5.
b. — Les catéchumènes ne sont pas des fidèles au sens
strict du mot, mais ils possèdent déjà la foi, peut-être
même la grâce sanctifiante. Certains auteurs estiment
que le sacrifice de la messe ne saurait être offert pour
eux. Vasquez, disp. CCXXVII. A rencontre, la plu-
part des théologiens admettent que le sacrifice de
la messe, du moins en tant que sacrifice impétratoire,
peut être offert validement et licitement pour les
catéchumènes. Cf. Suarez, disp. LXXVIII, secl. n;
De Lugo, disp. XIX, sect. x, n. 166 sq., et nombre
d'autres cités par les Salmanticenses, disp. XIII,
dub. iv, n. 59. D'autres auteurs, enfin, ne conçoivent
pas qu'on puisse refuser aux catéchumènes en état
de grâce l'application du fruit satisfactoire. C'est
l'avis des Salmanticenses, n. 60. Et si l'on admet leur
participation au fruit satisfactoire, pourquoi leur
refuserait-on le fruit propitiatoire? Ainsi donc, conclut
le P. de la Taille : Omnibus modis propitiationis,
satisfaclionis et impetrationis posse suffragium missœ
prodesse catechumenis. Op. cit., p. 380. Voir, dans cet
auteur, la discussion des opinions. El. xxxi, c. i.
c. — En ce qui concerne les infidèles, les hérétiques,
les schismatiques, les excommuniés même, il n'est plus
possible aujourd'hui de se référer purement et simple-
ment aux théologiens postérieurs au concile de Trente,
mais antérieurs à la promulgation du Code. Le nou-
veau droit, en effet, apporte sur ce point une discipline
paulo mitior, écrit Noldin-Schmidt, n. 178.
Il serait fastidieux de reproduire ici les opinions
diverses qui se sont donné cours depuis trois cents ans
sur ce sujet. Toutes, en somme, reviennent à affirmer
que ces diverses catégories d'hommes ne peuvent ni
pleinement, ni même directement participer au fruit
du sacrifice. Billot semble avoir résumé de façon
exacte la position des théologiens, op. cit., th. lv,
p. 638 : « Par fidèles vivants on entend tous ceux et
ceux-là seuls qui sont membres du corps visible de
l'Église. De même qu'il n'est pas permis d'administrer
les sacrements à ceux qui sont hors de l'Église, ainsi
semble-t-il qu'on ne puisse pas appliquer l'opus ope-
ratum de la messe à ceux qui sont exclus des sacre-
ments. Il faut toutefois noter une différence entre
sacrements et sacrifice : les sacrements, en raison de
leur efficacité par mode de causalité efficiente, peuvent
être validement appliqués, même s'ils sont conférés
indûment; le sacrifice, au contraire, dont toute l'effi-
cacité réside dans l'impétration, n'est validement
appliqué que s'il est appliqué conformément au droit.
Aussi, déclare saint Thomas, IIP, q. lxxix, a. 7,
ad2um,«au canon delà messe, on ne prie pas pour ceux
qui sont hors de l'Église ». Mais il faut observer cepen-
dant que tout cela doit s'entendre d'une application
directe de l'opus operatum. On ne saurait, en effet,
douter que le sacrifice directement offert pour la
paix, la prospérité, la propagation de l'Église elle-
même, ne produise indirectement un effet sur la
conversion des hérétiques et des infidèles, conversion
d'où l'Église tire sa prospérité et sa splendeur; et, en
ce sens, nous offrons le calice salutaire pour notre salut
et pour le salut du monde entier. Il faut aussi remarquer
que la messe, outre l'impétration ex opère operato,
comporte l'impétration ex opère operantis (voir plus
haut, col. 1300), et que rien n'empêche en soi que cette
impétration puisse s'étendre par delà les limites du
corps mystique. Avant le nouveau droit, la plupart
des théologiens acceptaient que la messe puisse être
d'une certaine manière offerte pour les infidèles, les
hérétiques et même les excommuniés : des nuances
d'explications diverses se greffaient sur ce fonds com-
mun. Contre Vasquez, loc. cit.,n. 58, on soutenait que,
tout au moins en son nom personnel, le célébrant
pouvait offrir la messe pour la conversion des infidèles
non excommuniés. Suarez, disp. LXXVIII, sect. n,
concl. 3; Bellarmin, De missa, 1. II, c. vi; De Lugo,
disp. XIX, sect. x ; Salmanticenses, loc. cit.,
n. 62 sq., etc. En ce qui concerne les excommuniés
tolérés (dont font partie la plupart des hérétiques et
schismatiques), on considérait unanimement que le
prêtre, en son nom personnel, pouvait directement
leur appliquer le fruit ex opère operantis. Quant au
fruit ex opère operato, certains niaient qu'il fût licite
que le prêtre le leur appliquât directement, agissant
comme ministre du Christ et de l'Église. Le principal
représentant de cette opinion plus sévère était Suarez,
De censuris, disp. IX, sect. n. D'autres se montraient
moins sévères, et acceptaient le sentiment opposé :
tels, De Lugo, disp. XIX, sect. x, n. 187; les Salman-
ticenses, loc. cit., n. 70, etc.
On a fait justement observer que l'esprit de l'Église,
même avant la promulgation du nouveau droit, tout
au moins au xixe siècle, se montrait plus large. Les
partisans d'une discipline plus rigide invoquaient la
réponse du Saint-Office, en date du 19 avril 1837 :
Proposito dubio : Vtrum possit aut debeat celebrari
missa ac percipi eleemosyna pro grœco-schismatico, qui
enixe or'et atque instet ut missa applicetur pro ipso sive
in Ecclesia adslanle sive extra Ecclesiam manente ?
S. C. S. Officii, die 19 april. 1837, reposuerat : Juxla
exposita, non licere, nisi conslet expresse eleemosynam
a schismatico prœberi ad impelrandam conversionem ad
veram fidem. Collectanea S. C. de Prop. Fide, t. i,
n. 858. Ils concluaient que la messe ne pouvait être
directement offerte pour les hérétiques et schisma-
tiques que dans le but d'obtenir de Dieu leur conver-
sion. Toutefois, déjà à cette époque, d'autres réponses
allaient être données, indiquant que d'autres fins
pouvaient également être assignées à l'offrande du
sacrifice eucharistique pour les infidèles. La Propa-
gande, interrogée sur ce point : «Un missionnaire peut-
il recevoir un honoraire et appliquer la messe à l'inten-
tion du donataire païen qui a pour but d'obtenir la
guérison, la délivrance de prison, la grâce de la peine
capitale? » a répondu affirmativement le 11 mars 1848.
Et dix-sept ans plus tard : Interrogata S.C.S. Officii :
Utrum liceat sacerdotibus missam celebrare pro Tur-
carum aliorumque infidelium inlentione, etab iis eleemo-
synam pro missœ applicatione accipere, die 12 jul. 1865,
respondit : Affirmative, dummodo non adsil scandalum
ac nihil in missa specialiter addatur; et quoad inlen-
iionem, conslet nil mali aut erroris aut superstitionis
in infidelibus eleemosynas offerentibus subesse. Collec-
tanea S.C. de. Prop. Fide, 1. 1, n. 1028; 1274. Ces deux
dernières réponses montraient bien qu'outre la conver-
sion des infidèles (et pourquoi ne pas en dire autant des
hérétiques et schismatiques?) on pouvait licitement
demander pour eux à Dieu par l'oblation du sacrifice
1313
MESSE, EFFICACITÉ : \ I» PL l C ATION
1314
eucharistique, en tant que sacrifice impetratoire, ck's
bienfaits différents, même d'ordre temporel.
Quoi qu'il en soit, le nouveau droit a apporté sur ce
point des précisions. Voici les texteo utiles :
Can. 809 : Integrum est missam applicarc pro
quibusois tum vivis, tum etiam defunctis purgalorio
igné admissa expiantibus, salvo prœscripto, can. 2262,
§ 2. n. 2.
Ce eau. 2262, § 2, n. 2, est ainsi formulé : Xon
prohibentur tamen... 2° Sacerdotes missam prioatim
ac remoto scandalo pro eo (excommunicato ) applicare;
sed, si sit vilandus, pro ejus conversione tantum. On
sait d'ailleurs que, d'après le Gode, can. 2314, § 1 :
Omnes a chrisliana ftde apostatx, et omnes et singuli
hseretici et schismalici incurrunt ipso facto excommuni-
cationem. Les hérétiques, schismatiques, apostats
doivent donc être ici traités comme des excom-
muniés.
Cette discipline une fois rappelée, voici les conclu-
sions qu'il faut en tirer : L'application publique de la
messe est interdite en faveur de tous les excommuniés
vivants : ce n'est là qu'un effet de l'excommunication,
qui prive précisément ceux qui en sont frappés des
suffrages publics de l'Église. Interdite donc, l'applica-
tion publique de la messe en faveur des apostats, des
hérétiques et des schismatiques. Il ne semble pas qu'on
puisse à l'égard des infidèles agir différemment. Cap-
pello ne conçoit qu'une application pr/ye'e'de la messe
en leur faveur, les messes solennelles 'pouvant toute-
fois être célébrées en faveur des princes régnants,
moins pour leur personne que pour leur charge et la
prospérité de la nation qu'ils gouvernent. Op. cit.,
n. 618, 4. On appelle application publique celle qui
est portée, soit par sa sole î lité rhêmî, soit de toute
autre façon, à la coanaissa ice de la communauté
entière ; application privée celle qui se fait secrètement,
et n'est connue qus du prêtre et d'une ou deux autres
personnes, par exemple celles qui lui ont demandé la
messe et remis l'honoraire. Noldin-Schmidt, n. 178,
1 b. En ce qui concerne les excommuniés vitandi, est
interdite en leur faveur l'application même privée de
la messe; il est permis toutefois d'offrir spontanément
le sacrifice de la messe en vue de leur conversion.
Par voie de réciprocité, il est permis d'accepter de
toutes ces catégories de personnes, sauf des excom-
muniés vitandi, un honoraire en vue de la messe à
célébrer à leur intention. Noldin-Schmidt, loc. cit.
On ne saurait donc souscrire d'une façon absolue aux
assertions du P. de la Taille, incriminant comme
simoniaque l'acceptation de l'honoraire de messe
offert par un infidèle, un schismatique ou un hérétique.
El. xxx, a. 1, memb. 1 et 2.
b) Les défunts. — a. Les élus. — - La messe ne peut
être appliquée en faveur de ceux que nous savons
pertinemment, d'une science de for externe, être dans
le bonheur du ciel. On ne peut donc appliquer la messe
pour les enfants baptisés imrts avant l'usage de la
raison, pour la bienheureuse Vierge ou pour d'autres
saints, pour les anges. — Toutefois, en un sens
impropre, la mjsse peut être dite appliquée pour la
Vierge ou les saints. Voir ci-dessus, col. 1292. La célé-
bration de messes ■> pour > un élu peut, de plus, ajouter
à sa gloire accidentelle quelque titre nouveau : il
s'agit d'u îe gloire accidentelle relative à quelque hon-
neur nouveau destiné à glorifier ici-bas les élus de
Dieu. Cappello, n. 616, 1° a. Cf. Ami du Clergé, 1922,
p. 234. Il est clair, d'ailleurs, que le sacrifice, eu tant
que propitiatoire et satisfactoire, ne saurait être
appliqué à une telle intention. Il est considéré ici uni-
quement quant à sa valeur impetratoire et eucharis-
tique.
La messe peut être offert • et appliquée pour ceux
qui sont morts en odeur de sainteté ou même qui ont
reçu la palme du martyre, tant qu'aucun décret du
Saint-Siège n'est venu au for externe affirmer leur
sainteté. Cf. Declaratio S. <:. de Prop. Fide die r> aug.
1840. Collcctanea S. C. de Prop. Fide, t. i, n. 906. On
considère même que la messe peut être appliquée pour
ceux qui sont déjà vénérables, au sens accordé à ce
mot avant la promulgation du Code, can. 2115. Quant
aux bienheureux, des auteurs graves hésitent. Gas-
pard, n. 482. Il semble bien toutefois que l'esprit de
l'Église interdise de leur appliquer la messe. Cappello,
n. 610, 1° c. Enfin, la messe qu'on a coutume de célé-
brer aux funérailles des petits enfants morts avant
l'usage de la raison, mais baptisés et par conséquent
certainement au ciel, ne 'peut être qu'un sacrifice
d'action de grâces et d'adoration, et peut-être
d'impétration pour nous qui implorons par leur inter-
cession les grâces dont nous pouvons avoir besoin.
Id., ibid.,d. Noldin, n. 117 rf.
b. Les damnés. — Il faut exclure totalement du
bénéfice de la messe les damnés, c'est-à-dire ceux qui
sont dans l'enfer proprement dit, et ceux qui, morts
avec le seul péché originel, sont, selon la croyance
commune, dans les limbes. Le sentiment qui admet,
pour les damnés, une certaine mitigation des peines en
raison des suffrages des vivants, est à rejeter : Hœc
sententia est omnino falsa, dit Cappello, n. 617. Voir
Mitigation des peines.
Le cardinal Gasparri, n. 479, établit ce principe : la
messe ne peut être offerte « pour ceux qui, au for
externe, sont connus comme damnés ». Ce principe,
appliqué aux pécheurs publics décédés sans donner de
signe de repentir, est d'une application délicate et doit
n'être accueilli qu'avec- beaucoup de discrétion. Voir
plus loin.
c. Les hérétiques, schismatiques et infidèles. — La.
question revêt ici deux aspects bien différents. L'as-
pect théologique concerne l'efficacité de la messe, ex
opère operalo, relativement aux âmes qui sont dans le
purgatoire : ces âmes, qui, sur terre, avaient adhéré
à l'hérésie, au schisme, à l'infidélité, doivent-elles être
considérées comme faisant partie du groupe des
defuncti in Christo, comme s'exprime Je concile de
Trente, et pour lesquels il est certain que la messe
opère ex opère operalo près de Dieu? Voici, à ce sujet,
le principe irréfutable posé par Billot, op. cit., p. 639 :
« Toutes ces âmes, bien que non revêtues du carac-
tère baptismal, appartiennent très certainement à
l'Église souffrante; et donc, elles sont purement et
simplement du corps mystique du Christ, puisque
dans l'au-delà ne peut plus se vérifier la distinction
entre l'âme et le corps visible de l'Église »; dès lors
l'opinion négative (refusant à leur égard une efficacité
ex opère operato au sacrifice de la messe) ne nous
semble pas probable.
L'aspect canonique concerne la législation de l'Église
relativement à l'application de la messe à toute cette
catégorie de défunts. La règle pratique est celle-ci :
l'application publique de la messe peut être faite pour
tous les défunts auxquels a été concédée la sépulture
ecclésiastique. Elle doit être refusée à tous ceux aux-
quels a été refusée la sépulture ecclésiastique.
Can. 1211 : Excluso ab ecclesiastica sepullnra dene-
ganda quoque sunt, tum quœlibet missa exsequialis,
etiam 'anniversaria, tum alia publica officia funebria.
D'autre part, la sépulture ecclésiastique doit être
refusée à ceux qui sont morts sans baptême. Can. 1239,
§ 1. On doit pareillement la refuser, à moins qu'ils
n'aient donné avant de mourir des signes de péni-
tence, à plusieurs catégories de pécheurs, énumérées
dans le canon 1240, § 1 : apostats notoires, hérétiques
et schismatiques notoires; excommuniés et interdits
frappés d'une sentence déclaratoire ou ondemna-
toire; suicidés volontaires; morts en duel ou des
MESSE, EFFICACITE
APPLICATION
1316
suites de blessures reçues en duel; ceux qui, ayant
ordonné la crémation de leur corps, ont persévéré dans
cette intention jusqu'à la mort, même si la crémation
n'a pas eu lieu; enfin, pécheurs publics et manifestes.
A tous ces pécheurs, morts sans donner de signes de
pénitence, l'application publique de la messe, même
sous la condition que ces pécheurs se soient convertis
au dernier moment ou aient été de bonne foi, est et
demeure interdite par le droit ecclésiastique. Ainsi,
les excommuniés qui n'ont pas été frappés d'une sen-
tence déclaratoire ou condemnatoire, ne sont pas
exclus du bénéfice de l'application publique de la
messe, parce qu'ils sont admis à la sépulture ecclé-
siastique. Ceux qui sont frappés de cette sentence et
n'ont pas donné de signes de repentir avant la mort,
sont exclus de la sépulture ecclésiastique et, par voie
de conséquence, de toute application publique de la
messe pour leur âme.- Toutefois, la messe peut leur
être appliquée d'une façon privée, si tout scandale est
écarté. Cette application privée est autorisée égale-
ment, de l'avis d'auteurs estimés, et pour l'hérétique
ou le schismatique mort sans donner de signes de
pénitence, et même, au moins conditionnellement,
pour l'infidèle mort avec quelque signe de pénitence.
La prohibition expresse de l'Église n'existe qu'à
l'égard de l'infidèle mort dans son infidélité. S. C. de
Prop. Fide, 12 sept. 1645; cf. Cappello, n. 619; Hervé,
n. 178, 4°; Noldin, n. 178, 3. Quant aux autres pé-
cheurs publics, morts dans l'état ou même dans l'acte
du péché, certains auteurs, tel Gasparri, loc. cit., se
montrent d'une sévérité extrême. La plupart des
canonistes sont moins sévères et admettent qu'il faut
avant tout avoir égard aux circonstances. Ce sont elles
qui indiquent qui doit être tenu pour un pécheur
public et manifeste. En tous cas, il est toujours loi-
sible, contrairement à certaines affirmations, d'offrir
secrètement la messe pour l'âme d'un pécheur public
décédé. Il est mieux toutefois, en ces cas exception-
nels et pour ainsi dire anormaux, de ne pas célébrer
la messe de Requiem, et même d'omettre l'oraison
pro tali defuncto.
A. Michel.
Document non prêté
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